11
Le complot ideologique du “Cosmisme Russe” : A. Douguine 1 La conception du “complot idéologique” A notre avis, on peut parler non seulement du complot politique, économique etc. -- ce qui est un lieu commun -- mais aussi du “complot idéologique”. Ca veut dire l’accord de certains personnages ou groupes -- partageant une idéologie particulière et différente par rapport au mode de penser général d’une société donnée -- l’accord pour bouleverser les valeurs idéologiques établies et pour instaurer les valeurs nouvelles d’une manière brusque et traumatique. On peut considérer comme les suites du “complot idéologique” presque toutes les révolutions historiques. Grâce aux études récentes des sociologues et des politologues, on peut considérer comme établie l’importance opérative des “utopies” idéologiques en tant que des “idées directrices”, des “idées-forces” (pour employer le terme de Sorel). De l’autre coté, les oeuvres des traditionnalistes -- et surtout ceux de René Guénon et de Julius Evola -- ont prouvé le fait que derrière les formes extérieures de la plupart des idéologies modernes il y a les cotés occultes et obscures qu’on doit analyser et étudier à l’aide des doctrines initiatiques, mystiques et ésotériques. C’est pourquoi nous pouvons découvrir derrière le “complot idéologique” les traits du “complot idéologique occulte”. Il s’agit d’une certaine doctrine (ou de certaines doctrines) qui occupent dans l’ensemble de l’idéologie révolutionnaire une place extérieurement marginale, mais dont l’importance reste dans beaucoup de cas fondamentale, quoique très souvent voilée. A titre d’exemple, on peut citer l’influence des doctrines initiatiques maçonniques sur la Révolution Française (étudiée par “Politica Hermetica” dans un de ses colloques). Dans le même genre d’influences rentrent les doctrines aryosophistes par rapport au national-socialisme allemand, étudiées d’une manière sérieuse par Goodrick-Clarke. (Je dois avouer que je suis arrivé aux mêmes conclusions dans mes propres recherches à travers des archives des nationaux-socialistes allemands conservées dans les fonds de la Bibliothèque de Lénine à Moscou, en ignorant complètement à l’époque les idées de Goodrick-Clarke). Ici je voudrais analyser l’autre “idéologie occulte” non moins importante et forte que le laïcisme ou le nazisme, mais beaucoup moins connue et étudiée en Occident. Je vais parler du “cosmisme russe”. 2 Les origines du Cosmisme Russe -- Nicolai Fedorov La première apparition des doctrines du « cosmisme russe » date de la deuxième moitié du XIXème siècle. Cette époque était fortement marquée par

Cosmisme Russe - Le Complot Ideologique Du

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Cosmisme Russe - Le Complot Ideologique Du

Le complot ideologique du “Cosmisme Russe” :

A. Douguine

1 La conception du “complot idéologique”

A notre avis, on peut parler non seulement du complot politique, économique etc. -- ce qui est un lieu commun -- mais aussi du “complot idéologique”. Ca veut dire l’accord de certains personnages ou groupes -- partageant une idéologie particulière et différente par rapport au mode de penser général d’une société donnée -- l’accord pour bouleverser les valeurs idéologiques établies et pour instaurer les valeurs nouvelles d’une manière brusque et traumatique. On peut considérer comme les suites du “complot idéologique” presque toutes les révolutions historiques. Grâce aux études récentes des sociologues et des politologues, on peut considérer comme établie l’importance opérative des “utopies” idéologiques en tant que des “idées directrices”, des “idées-forces” (pour employer le terme de Sorel). De l’autre coté, les oeuvres des traditionnalistes -- et surtout ceux de René Guénon et de Julius Evola -- ont prouvé le fait que derrière les formes extérieures de la plupart des idéologies modernes il y a les cotés occultes et obscures qu’on doit analyser et étudier à l’aide des doctrines initiatiques, mystiques et ésotériques. C’est pourquoi nous pouvons découvrir derrière le “complot idéologique” les traits du “complot idéologique occulte”. Il s’agit d’une certaine doctrine (ou de certaines doctrines) qui occupent dans l’ensemble de l’idéologie révolutionnaire une place extérieurement marginale, mais dont l’importance reste dans beaucoup de cas fondamentale, quoique très souvent voilée.

A titre d’exemple, on peut citer l’influence des doctrines initiatiques maçonniques sur la Révolution Française (étudiée par “Politica Hermetica” dans un de ses colloques). Dans le même genre d’influences rentrent les doctrines aryosophistes par rapport au national-socialisme allemand, étudiées d’une manière sérieuse par Goodrick-Clarke. (Je dois avouer que je suis arrivé aux mêmes conclusions dans mes propres recherches à travers des archives des nationaux-socialistes allemands conservées dans les fonds de la Bibliothèque de Lénine à Moscou, en ignorant complètement à l’époque les idées de Goodrick-Clarke).

Ici je voudrais analyser l’autre “idéologie occulte” non moins importante et forte que le laïcisme ou le nazisme, mais beaucoup moins connue et étudiée en Occident. Je vais parler du “cosmisme russe”.

2 Les origines du Cosmisme Russe -- Nicolai Fedorov

La première apparition des doctrines du « cosmisme russe » date de la deuxième moitié du XIXème siècle. Cette époque était fortement marquée par l’expansion en Russie des doctrines néo-spiritualistes venues surtout des pays anglo-saxons. Le spiritisme était extrêmement populaire dans les milieux de l’intelligentsia et surtout des savants positivistes.

Le véritable père du « cosmisme russe » était Nikolai Fedorovitch Fedorov (1828-1903). Cet auteur a influencé beaucoup la pensée de F. Dostoïevski, V. Soloviev, L. Tolstoï, l’écrivain “prolétaire” M.Gorky etc. Mais son rôle fondamental dans la genèse de la mentalité russe et soviétique du XXème siècle reste encore à découvrir. On peut résumer sa doctrine en quelques traits généraux à partir de son oeuvre capitale “La philosophie de la Cause Commune”.

1) La Mort est le Mal Absolu. Elle doit être vaincue par l’évolution générale de l’humanité.

2) La résurrection devra être fait non par Dieu, mais par l’Homme, par l’Homme Nouveau “théurgique”.

3) La résurrection doit s’accomplir à l’aide des procédés scientifiques et psychiques. Toute l’Humanité doit nécessairement participer dans cet Acte Suprême.

4) L’Homme Nouveau doit acquérir le pouvoir absolu sur la Nature, il doit contrôler les phénomènes atmosphériques.

Page 2: Cosmisme Russe - Le Complot Ideologique Du

5) Le Temple comme la place du Sacre par excellence devrait se transformer en Musée (ou le Sacre s’alliera avec la Science).

6) L’évolution de l’Humanité est arrivée à sa fin. Les hommes doivent commencer l’oeuvre de la Résurrection de leur ancêtres ici et maintenant.

7) La Chrétienté doit s’allier avec l’Aryannite des ancêtres (sic!) pour créer une Humanité Nouvelle, unifiée, théurgique, commune.

8) La Cause Commune c’est la lutte scientifique, sociale, économique, culturelle, psychologique, spirituelle, industrielle, cosmique contre la Mort et pour la Vie Absolue et Infinie. La stratégie de cette lutte, Fedorov la nommait “Le Projet”, tout court.

Fedorov se considérait lui-même comme le prophète, comme l’illuminé, comme l’envoyé. Il vivait comme l’ascète et il a travaillé en bibliothèque pendant toute sa vie. Ses écrits étaient peu connus à son époque -- il publiait les articles épars et souvent sous pseudonyme. Une fois il a été arrêté pour ses relations personnelles avec Peterson le communiste-extrémiste et son fidèle disciple. Toute l’intelligentsia russe le connaissait personnellement parce qu’ il était la personne centrale de la Bibliothèque de Roumyantsev à Moscou (aujourd’hui la Bibliothèque de Lénine), la plus grande de toute la Russie. Fedorov se trouvait en lien épistolaire permanent avec Dostoïevski, Tolstoï, Soloviev etc. De l’autre coté, il était très considéré dans les milieux révolutionnaires -- bolchéviques et sociaux-démocrates, qui voyaient dans son “Projet” le synonyme de la “Révolution Mondiale”.

Fedorov n’a fondé aucune secte, aucun mouvement particulier important. Son influence était plus subtile et plus discrète. Plus que cela, lui-même était non le créateur de la doctrine originelle, mais plutôt le cristallisateur de certaines idées sociales, historiques, mystiques et occultistes qui circulaient dans la société russe à partir de la deuxième moitie du siècle précèdent. (Lui-même, il a affirmé avoir eu l’Illumination concernant son “Projet” pendant l’automne de l’année 1851.) Beaucoup des représentants de l’intelligentsia russe de l’époque avait le sentiment que Fedorov disait clairement ce qu’ils pensaient secrètement ou confusément. Dernier détail important: Fedorov était le fils illégitime et non reconnu d’un noble russe -- Prince Gagarine. Ce qui le fait rentrer dans le rang des batards dont le rôle dans l’histoire secrète et occulte est extrêmement importante.

Les idées de Fedorov ont reçu le nom “la doctrine du cosmisme russe”, grâce a son panthéisme et évolutionnisme extrêmes. Il faut préciser que tout ca était fortement imprégné par une certaine Chrétienté moralisante et quelque peu “protestante” assez proche de celle de Tolstoy.

Je dois signaler ici une correspondance assez inattendue entre le “cosmisme russe” et le “cosmisme occidental”. Les spécialistes en matière d’occultisme du XIXème siècle et les connaisseurs des oeuvres de Guénon savent sans doute que le nom “cosmisme” est apparu en Occident dans les écrits des représentants de H.B. of L. -- “Doctrine Cosmique” de Barlet etc. Si nous comparons les aspects les plus importants des deux “cosmismes”, nous verrons une ressemblance frappante entre eux dans les traits essentiels. Chez les initiés (ou plutôt chez les “contre-initiés” selon Guénon) de la H. B. of L. nous découvrons la même absolutisation de la Vie, la même théurgie, le même esprit expérimentaliste et scientiste. La H.B. of L. diffère des mouvements néo-spiritualistes proprement dits en ce qu’il s’agit de la concentration et du réalisme “magique” de ses conceptions qui correspondent aux nivaux “psychiques” et “atmosphériques” du monde subtil. Le vitalisme magique est aussi commun à ces deux cosmismes, et dans les deux cas, il s’agit également de l’influence sur la société, le côté social et parfois même socialiste. La doctrine de Fedorov n’est pas réductible à tel ou tel forme du néo-spiritualisme, elle en est comme une synthèse qui pourrait être développée dans tel ou tel sens selon la nécessité. C’est presque la même situation avec la H.B. of L. -- Nous trouvons ses membres aux origines des tous le mouvements spiritualistes modernes -- du théosophisme jusque Auroville -- mais on ne peut jamais l’identifier avec quelque chose de concret.

Il faut aussi souligner que la manière d’influencer en Russie diffère beaucoup par rapport au monde occidental. On peut dire qu’elle est beaucoup moins formelle et formalisée qu’en Occident. (Cela explique entre autres l’absence de popularité des sociétés secrètes solidement organisées et formalisées en Russie.) Quoiqu’il en soit, Fedorov, et son “cosmisme russe” est le phénomène idéologique extrêmement important d’un point de vue “conspirologique” et son caractère “occultiste”, “théurgique” et “magique” est indéniable.

Page 3: Cosmisme Russe - Le Complot Ideologique Du

3 Le Cosmisme Russe et le Bolchévisme Russe

L’influence de Fedorov a touche non seulement le cercle de ses amis bolchéviques comme N.Peterson ou V.Kojevnikov, mais aussi des idéologues aussi important qu’ A.Bogdanov (1873-1927) et Lounatcharsky. Bogdanov était “le cerveau numéro 1” du parti bolchevique selon Lénine, mais en même temps son opposant principal dans les arguments idéologiques. La pensée de Bogdanov -- qui était le membre du mouvement intellectuel bolchevique des “constructeurs de dieu”, “bogostroitely” -- est extrêmement révélatrice pour les investigateurs de l’arrière-plan occultiste et occulte du communisme russe. La particularité des doctrines cosmistes de A.Bogdanov (Malinovsky de son vrai nom) est digne d’un examen rapide.

La thèse centrale de Bogdanov était la nécessite de la victoire sociale de la Mort, exaltation de la Vie Absolue Cosmique qui doit évoluer jusqu’à la forme la plus parfaite -- celle de la société communiste. Le communisme de Bogdanov était nettement utopique, théurgique et magique. Bogdanov parlait de “la substance vitale”(Lénine l’a critiqué précisément pour cette thèse qu’il jugeait “le rudiment de l’approche bourgeois et idéaliste”). Il était convaincu qu’on pourrait vaincre la mort par la nouvelle science prolétaire juste après la réalisation de la Révolution Bolchevique. Dans certains de ses écrits il glorifiait le Satan en tant que “dieu du prolétariat”, mais ces passages étaient compris par la plupart des lecteurs de jadis comme les figures rhétoriques. Si nous rappelons ici l’idée de la contre-initiation, liée au cosmisme de la H.B. of L. selon Guénon, tout ça apparaitra comme quelque chose d’assez troublant.

Bogdanov, hors de ses oeuvres purement politiques, a écrit quelques romans fantastiques et futuristes. Un d’eux s’appelle “L’Etoile Rouge”. Il s’agit de la réalisation du communisme sur la planète Mars. (L’identification de “l’étoile rouge” des communistes avec Mars est très significatif parce que l’ange de cette planète chez les kabbalistes et les gnostiques, Samaël, était souvent associé à Satan lui-même). Parmi les visions assez banales et communes de l’imagination de tous les utopistes communistes, on remarque dans l’ “Etoile Rouge” de Bogdanov certains points intéressants. Premièrement: la description des “martiens” est faite dans l’esthétique de l’Enfer -- ils sont rebutants, terrifiants, difformes, pareils aux démons, mais “évolués” et “socialement conscients”, donc “bons”. Deuxièmement: Bogdanov décrit très souvent l’apparition des revenants, des spectres avec les détails précis qui donne à penser qu’il était lui-même la proie d’hallucinations. Le thème des revenants est pour lui du ressort de l’obsession -- il propose même l’hypothèse “matérialiste” et “scientifique” pour expliquer l’existence des fantômes. Troisièmement, et c’est le plus important: Bogdanov est possédé par l’idée de sang, comme la substance de la vie, comme l’essence matérielle de l’Etre. Il développe l’idée selon laquelle le sang de toute l’humanité est le bien commun, qu’on doit le répartir entre tous d’une manière rigoureusement égale. En versant continuellement le sang des uns aux veines des autres “les martiens” vivent infiniment, ils vainquent ainsi la mort, “le pire ennemi du communisme”. Certaines scènes des romans “Etoile Rouge” et “Docteur Menny” où l’auteur décrit les laboratoires de la transfusion sanguine rappellent vivement les histoires des vampires ou les contes de Lovecraft. Mais plus étonnant est le fait que Bogdanov lui-même a créée après la Révolution d’Octobre à Moscou “L’Institut de la transfusion sanguine” dont il était le directeur. Il est mort à la suite d’expérimentations de transfusion sanguine -- il a versé dans ses veines le sang de quelqu’un de malade. L’idée de la “communion par le sang humain” était chez lui non pas seulement de l’ordre de la construction cérébrale. Bogdanov mentionnait quelques fois l’hypothèse de la possibilité de la résurrection des morts grâce au sang, ce qui rentre parfaitement dans les cadres du “cosmisme satanique”. (Cf. Alexandre de Danann “Mémoire du sang” Arche, Milano, 1990).

L’autre bolchévique “cosmiste” saillant, c’était l’écrivain fameux Andrei Platonov (1899-1951). Ses écrits “Tchivengur”, “Fouille” etc. étaient par erreur considérés comme des critiques du soviétisme, mais en vérité, les personnages les plus négatifs de ses romans et de ses contes disaient des choses que l’auteur disait de lui-même juste après la Révolution dans les revues communistes d’une manière sérieuse. En développant les idées de Fédorov du contrôle absolu sur la Nature, A.Platonov proposait de faire sauter les montagnes de Pamir pour ouvrir la voie aux vents du Sud qui, à leur tour, devaient faire fondre la congélation éternelle de la toundra du Nord et transformer cette immense territoire dans la terre fertile. Dans ses articles on peut même trouver les calculs précis des tonnes de dynamite dont on a besoin pour faire ça. Il chantait la descente aux entrailles de la terre des prolétaires, à l’instar des mineurs, et organisait là-bas les nouvelles villes communistes. Il proposait aussi l’idée cosmiste que les mécanismes, les machines possèdent une vie particulière dont le secret n’est connu que des seuls prolétaires. Il a élaboré la doctrine de sens mystique du “vide de l’âme prolétarienne” qu’on peut considérer comme la parodie de la doctrine de Faqr de l’ésotérisme musulman ou de “chunyata” bouddhique. Les mêmes idées remplissent ses oeuvres littéraires qui sont les plus belles et les plus profondes dans toute la littérature soviétique, mais quand ils restent dans le cadre de la littérature. On peut trouver là les thèmes de “cargo-cultes”, de la résurrection artificielle des morts, de “chevalerie prolétarienne” ayant pour la Dame Rose

Page 4: Cosmisme Russe - Le Complot Ideologique Du

Luxembourg, en un mot, tous les thèmes du Cosmisme Russe, liés définitivement au pathos communiste et prolétarien. On trouve chez lui l’idée que dans la société communiste les hommes ne travailleront plus, le Soleil le fera pour eux! Il faut ajouter que l’autre cosmiste russe, le disciple de Fedorov savant Tchijevsky a élaboré la doctrine de la dépendance totale de l’histoire humaine des influences radiantes du soleil compris comme le corps physique rayonnant. (L’explication de la Révolution d’Octobre uniquement par la croissance de l’activité du soleil en octobre 1917 a couté l’emprisonnement au Goulag sous Staline.)

L’influence des idées du « cosmisme russe » sur l’idéologie bolchéviste ne se limitait pas aux cas des cosmistes conscients comme Bogdanov, Lounatcharsky, Platonov etc. Le cosmisme a défini le style bolchéviste russe lui-même, son eschatologie, son messianisme, son extase cosmique, sanguine, inhumaine. Ce n’était pas la Chrétienté orthodoxe, comme pensait Berdiaev, qu’il faut chercher derrière le communisme russe, c`est le « cosmisme russe » comme l’idéologie mystique, indépendante et complète, même si parfois elle pouvait se vêtir de robes chrétiennes ou plutôt pseudo-chrétiennes. A vrai dire, ce panthéisme eschatologique est beaucoup plus proche des cultes archaïques, chamanistes et extatiques comme les cargo-cultes océaniens que de la tradition complète et authentique qu’est la Chrétienté orthodoxe russe. Les rapports entre le « cosmisme russe » et l’Eglise Orthodoxe sont typologiquement les mêmes que les rapports entre l’Eglise Protestante et les organisations contre-initiatiques comme la H.B. of L., où on ne peut pas nier certains points communs, sans avoir aucune possibilité de les identifier ou même prouver la filiation générique.

4 Le Cosmisme et la science soviétique

Parmi les scientistes les plus marqués par le cosmisme et plus directement encore par les idées de Fedorov, on doit distinguer K.Ziolkovsky, père de l’aéronautique et de la cosmonautique russes, et V.Vernadsky, le célèbre académicien, géochimiste et évolutionniste. Le fondateur de l’aéronautique russe était le disciple direct de Fedorov, il partageait ses espoirs concernant “le Projet” et voulait faire évoluer l’humanité par l’élaboration des appareils qui devraient servir aux hommes comme le moyen de communication avec les autres entités intelligentes qui peuplent, selon Ziolkovsky, le Cosmos. Il pensait que la matière est douée d’intelligence innée, qu’il faut la réveiller et qu’elle doit être utile à l’homme. Il utilisait le terme “hylosoisme”. Il participait activement au mouvement spirite et vers la fin de sa vie il avait des visions incessantes des “entités des mondes parallèles”. Certains passages des écrits de Ziolkovsky rappellent étrangement les thèmes des UFO-logistes actuels. Parmi les quelques appareils qu’il a dessiné schématiquement, on pourrait les prendre pour des dessins d’OVNIs. Mes recherches m’ont convaincu que les théories purement cosmistes de Ziolkovsky étaient demi-secrètement développées et conservées dans les milieux des explorateurs soviétiques de l’espace cosmique. L’idée que toute la matière est vivante (de Ziolkovsky), rejetée par la science soviétique officielle et stalinienne des années 30, était entièrement partagée par les savants qui s’occupaient des appareils aéronautiques et par les cosmonautes eux-mêmes.

Un fait significatif: Youri Gagarine, premier homme sorti dans le cosmos (dont le nom est le même que le père de Fedorov -- du Prince Gagarine!), au cours de son vol autour de la terre, a transmis le salut symbolique à Nicolas Roerich, l’occultiste russe résidant dans l’Himalaya, le membre de l’A.M.O.R.C., le théosophiste, mais aussi le cosmiste convaincu. Pour comprendre toute l’importance de ce fait, il faut rappeler que Roerich et ses oeuvres étaient strictement prohibées au public soviétique et le salut de Youri Gagarine a fait scandale. Mais il serait absurde de penser en connaissant le système totalitaire soviétique, que ça pouvait être une coïncidence ou le seul cas personnel de Gagarine. D’autre part, je possède les multiples témoignages qui confirment ce que les savants soviétiques qui travaillaient dans le domaine de la cosmonautique étaient toujours conscients de sa mission “cosmiste”, eschatologique et mystique. On doit aussi remarquer que même aujourd’hui dans la ville natale de Youri Gagarine circulent ces rumeurs qui affirment sa “survie” et prédisent son “Retour” (de la prison secrète, de l’asile des fous etc. “où il a été place par les “ennemis”). Donc sa figure est devenu mythique et est entrée dans la logique du “mythe cosmiste”.

L’autre savant cosmiste de la première importance c’était l’académicien V.Vernadsky. Il était le disciple de Fedorov et évolutionniste de premier rang. C’était lui qui a élaboré la base de la conception de la “noosphère” qui est devenue ensuite la conception-clé de Theillard de Chardin.

On peut mentionner ici certains faits intéressants: Vernadsky donnait cours à la Sorbonne à Paris pendant les années 1922-1923. Son cours était écouté par Edouard Le Roy, qui était l’évolutionniste saillant, le disciple direct de H.Bergson et l’ami de Theillard de Chardin. Edouard Le Roy était le premier qui a utilisé le terme “noosphère” pour qualifier les idées de Vernadsky. Mais si on se rappelle le jugement de René Guénon sur le rôle très suspect et anti-traditionnel que jouaient les conceptions de H.Bergson dans le processus de la

Page 5: Cosmisme Russe - Le Complot Ideologique Du

dissolution finale ainsi que ses remarques sur son lien possible avec les organisations contre-initiatiques (surtout grâce à sa soeur) - - par exemple avec la “Golden Dawn” qui était assez proche d’elles sous certains aspects, ou même la H.B. of L. -- et si on considère le rôle de la doctrine de Theillard de Chardin -- extrêmement anti -traditionnelle et presque ouvertement “contre-initiatique”, - - les relations entre le « cosmisme russe » et les mouvements contre-initiatiques européens apparaitront non seulement comme celles de l’affinité typologique, mais seront fixées comme directes, personnelles et historiquement vérifiées.

Vernadsky est considéré comme le plus grand savant soviétique, dont les idées ont formé plusieurs écoles de physiciens, de chimistes, d’ingénieurs et de philosophes soviétiques. Malgré le fait que, lui, comme les autres cosmistes radicaux, a subi certaines pressions à l’époque de Staline, cela ne diminue aucunement l’influence de ses idées sur le monde scientifique soviétique, parce que Staline aimait se débarrasser de toutes les personnalités et de tous les idéologues forts pour utiliser leur conceptions et leur oeuvres sans peur de rentrer en compétition avec eux. (C’était d’ailleurs bien dans l’esprit russe -- le tsar Ivan le Terrible a aveuglé le constructeur de la plus belle Eglise de Russie -- celle de Saint-Basile -- pour qu’il ne puisse jamais faire quelque chose de semblable pour les autres souverains.) Chez Vernadsky, on retrouve encore une fois tous les thèmes préférés de Fedorov -- le dépassement de la mort par les procédés scientifiques dans le stade “noosphérique” de l’évolution de l’humanité, la domination absolue sur la nature par la science, la nécessité de la planification de la culture mondiale pour la réalisation du “Projet”, de la Cause Commune etc. Les disciples de Vernadsky étaient les inventeurs de la physique atomique soviétique. Parmi les créateurs de la bombe nucléaire, presque tous étaient les continuateurs de Vernadsky. Aujourd’hui on a commencé à éditer certaines parties de son héritage scientifique qui n’avaient jamais été publié auparavant. On trouve plusieurs passages purement “UFO-logiques” traitant les entités cosmiques d’extra-terrestres qui devraient se joindre à l’humanité dans l’époque “noosphérique” qui advient. On découvre quelque chose qui préfigure étrangement le mouvement néo-spiritualiste américain “Nouvel Age”. Détail important: comme beaucoup des autres cosmistes, V.Vernadsky, avant sa mort, est devenu complètement fou.

Quoiqu’il en soit, le cosmisme russe était l’idéologie semi-secrète de la science soviétique dans ses branches les plus importantes et les plus respectées par le système matérialiste et athée qu`était le soviétisme russe.

5 Les étapes du développement du Cosmisme Russe sous les bolchéviques

L’histoire de cette pseudo-religion qui est au fond le « cosmisme russe » a eu des phases différentes. A partir de la deuxième moitié du XIXème siècle, on voit la formation de tendances “cosmistes” qui consistaient précisément dans le mélange des sciences naturelles, positives et matérialistes avec les tendances néo-spiritualistes et socialistes. On peut retrouver pareil phénomène à la même époque en Europe, mais avec cette différence considérable que, en Russie, cette alliance était moins formelle, moins cristallisée et beaucoup plus largement répandue. En Russie, les phantasmes spiritistes, positivistes et socialistes de l’intelligentsia ont eu une contrepartie populaire très considérable, concentrée dans les mouvements hérétiques populaires et surtout dans certaines attitudes archaïques propres au peuple russe en tant comme tel. Le relâchement de la rigueur dogmatique de l’Eglise Orthodoxe et la laïcisation lente de l’Etat qui a commencé avec les réformes de Pierre le Grand ont provoqué la réaction confuse et désordonnée dans les masses du peuple russe, ce qui a aboutit à l’apparition d’une certaine religiosité panthéiste et d’un certain mysticisme vague, eschatologique et collectiviste.

Si nous comprenons l’essence de ces deux pôles du “cosmisme russe” -- l’intelligentsia et les masses -- nous pouvons expliquer pourquoi l’idéologie des bolchéviques qui a gagné l’appui de la minorité infinitésimale du peuple a pu vaincre dans la bataille politique contre les autres partis beaucoup plus solides et beaucoup plus appuyés par la population de la Russie. J’ose même affirmer que la Révolution d’Octobre était la « Révolution cosmiste » avant tout. C’était le commencement de la réalisation de la phase finale du “Projet” de Fedorov, de la “Cause Commune”.

Il faut d’ailleurs noter qu’on doit toujours se souvenir du caractère non-formel, “non-formalisable” de l’âme russe, et c’est pourquoi, pour apprécier dûment l’importance du cosmisme pendant la Révolution, il n’est pas nécessaire d’avoir des organisations ou des sociétés de cosmistes. Au contraire, on doit trouver ou plutôt découvrir l’esprit cosmiste, la logique cosmiste, les actions et les gestes (politiques, philosophiques, scientifiques, économiques etc.) cosmistes. C’était justement le cosmisme qui était le noyau le plus secret et le plus essentiel des évènements post-révolutionnaires qui donnait la logique intérieure et la cohérence secrète aux actes les plus contradictoires des communistes, à ses outrances les plus brutales et les plus absurdes extérieurement.

Page 6: Cosmisme Russe - Le Complot Ideologique Du

Jusque dans les années 30, le cosmisme régnait en Russie bolchévique presque légalement. L’époque qui va de 1917 jusqu’à 1928 est passé en Russie sous le signe de l’eschatologie et de l’attente de la Révolution Mondiale, entendue au sens mystique. Cette époque était marquée par la polygamie presque obligatoire pour les “prolétaires conscients et libres des préjudices bourgeois” -- ce signe est caractéristique pour toutes les formes des cargo-cultes (Cf. M.Eliade “Méphistophélès et Androgyne”). A cette période, “la science soviétique” la plus grotesque a pris son essor.

Les années 30 sont marquées par la disparition graduelle de “l’ivresse cosmiste”: les thèses modernistes, étatistes, impérialistes et industrialistes un peu plus sobres ont poussé le cosmisme ouvert (avec les cosmistes eux-mêmes) en marge de la vie culturelle et politique. La morale stalinienne est dorénavant monogame et plutôt ascétique. Les hypothèses scientifiques sont plus positiviste et mécaniciste. Vers la fin des années 30 on a même vu un certain relâchement de la propagande antireligieuse et antichrétienne. Staline donne à penser que le “Projet” est déjà réalisé. Ceux qui persistent dans son “ivresse cosmiste” vont au Goulag. La période des années 30 jusque 1953 (la mort de Staline) est celui du “cosmisme sobre”, “laïque”, “ordonné”. Cette époque était la moins cosmiste de toutes les autres périodes de l’histoire soviétique.

L’ère du vol dans l’espace des cosmonautes russes marque le commencement de la renaissance cosmiste. Chrouchtchov évoque l’avènement du communisme dans 20 ans. Les années 60 ont vu le renouvellement des espoirs eschatologiques. Mais sous Brejnev on revient encore une fois a la période de “la sobriété” relative. Cependant le « cosmisme russe » des années 60 est entré dans les cadres de la culture non-conformistes. Les mouvements néo-spiritualistes se forment surtout dans les années 70. Les expériences parapsychologiques deviennent de plus en plus fréquentes dans les instituts médicaux et les laboratoires militaires. Brejnev s’entoure de voyants et de guérisseurs (tel Djuna Davitachvilli etc.) Au début des années 80 le pouvoir communiste reconnait la personne de Nicolai Roerich et l’importance de sa mission (identique a celle du Nouvel Age, les thèmes de l’ère du Verseau etc.) Les revues officielles -- par exemple l’organe du Comité Central de PCUS “Ogonek” 1981 -- publient les textes pseudo-yogique et théosophiques d’inspiration “roerichienne” d’un certain Sidorov, où il est question de la reconnaissance de la légitimité de la Révolution d’Octobre et de la sacralité de la mission de Lénine par les Mahatmas envoyés de la cité mystique Chambhala et venus à Moscou dans les années 20 pour transmettre aux bolchéviques des signes magiques. Curieusement, le K.G.B. se trouve à l’avant-garde des recherches parapsychologiques, radiesthésistes et hypnotiques. Le K.G.B. propose un appui à tous les néo-spiritualistes pratiquants. Papus, Carlos Castaneda et Gourdjiev deviennent la lecture habituelle de l’intelligentsia soviétique. On redécouvre les oeuvres de Fedorov et les textes des autres cosmistes russes.

La Perestroïka a commencé dans l’esprit cosmiste, de la manière la plus évidente. Gorbatchev s’est montré à la TV en compagnie du fils de Nikolai Roerich -- Svyatoslav -- qui se présente comme l’héritier missionné et élu de son père Nikolai Roerich. L’expression de Gorbatchev “la mentalité nouvelle” vient de la conception purement cosmiste tirée du vocabulaire de Fedorov et de Vernadski (Roerich l’a utilisée aussi). En 1988, on a organisé un grand colloque sous le nom “Le cosmisme russe et la noosphere” à Moscou à l’Institut de Philosophie de l’Etat où les académiciens et les philosophes, les politiciens et les occultistes, les radiesthésistes et les guérisseurs, les journalistes et les écrivains -- les représentants les plus saillants de l’intelligentsia soviétique des années 80 -- ont fait plus de 100 interventions qui analysaient la Pérestroïka et les changements politiques correspondants du point de vue du « cosmisme russe ». Les oeuvres de Fedorov étaient rééditées dans la même année. L’association la “Cause Commune” était créée, laquelle est devenue très vite fort populaire. Ses membres pratiquent les séances “de la résurrection des morts à l’aide de la concentration de l’énergie psychique”. Mais le cosmisme réanimé pendant la pérestroïka n’était pas limité par tel ou tel mouvement ou groupe néo-spiritualiste ou par une quelconque secte. Les transformations sociales ont réveillés les souches profondes et archaïques du psychisme du peuple russe.

Aujourd’hui -- et surtout après le putsch échoué -- le gouvernement démocratique s’éloigne de l’état “cosmiste” et extatique des premières années de la perestroïka. A présent le cosmisme se trouve dans l’opposition par rapport au pouvoir de Yeltsine qui veut être sobre (ou ivre mais au sens uniquement physique) et laïque. Mais celui qui connait la force intérieure de l’idéologie cosmiste peut bien prévoir qu’on ne peut pas s’en libérer par la voie du consensus rationnel ou du décret juridique. Il y a des millions de soviétiques qui ne pensent aucunement (ou plutôt ne le sentent pas) que le “Projet” est déjà achevé ou que c’était de l’ordre de l’hallucination chimérique et inconsistante. Cette idéologie est trop profonde et trop intériorisée pour qu’elle puisse disparaitre sans une lutte violente et mortelle. La fin du communisme politique et idéologique ne signifie pas la fin du « cosmisme russe ».

6 La convergence cosmiste

Page 7: Cosmisme Russe - Le Complot Ideologique Du

On peut aussi proposer à titre d’hypothèse “conspirologique” qu’hors de la possible convergence économique et politique entre les systèmes capitaliste et socialiste (dont l’idée était développée par certains auteurs américains, membres de la Trilatéral, mais plus tôt la même possibilité était dénoncée par l’auteur traditionnel Julius Evola), on peut considérer l’alliance nouvelle de deux “cosmismes” -- du « cosmisme russe » et du « cosmisme américain » (Nouvel Age), comme convergents. Le fait que la H.B. of L. avait pour siège principal les E.E.U.U. et aussi la remarque de Guénon sur le rôle de l’Amérique dans la genèse des mouvements néo-spiritualistes modernes complète le parallélisme que nous voulons établir entre « cosmisme russe » et « cosmisme occidental ». Certains projets “mondialistes” élaborés au sein d’organisations comme UNESCO, le Club de Rome, la « Trilateral Comission » etc. coïncident sur beaucoup de points avec le “Projet” cosmiste de Fedorov et de ses disciples. Mais affirmer quelque chose de plus certain à propos de ce “complot idéologique international” , on ne le pourra seulement qu’après avoir étudié d’une manière sérieuse les deux cosmismes séparément. Cela implique entre autre l’étude sérieuse de l’influence politique et culturelle des organisations pseudo-rosicruciennes modernes en Occident (A.M.O.R.C. etc), dont les doctrines ont dans de nombreux cas le caractère nettement cosmiste. Tout ça reste à faire. Mais moi personnellement, je suis convaincu que ce grand travail sera récompensé par l’acquisition de la nouvelle vision “conspirologique” extrêmement riche des implications théologiques, cyclologiques, idéologiques, historiques et traditionnelles.