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HAL Id: tel-01443079https://hal-univ-paris3.archives-ouvertes.fr/tel-01443079
Submitted on 30 Jan 2017
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Contribution lhistoire du franais langue trangre auprisme des idologies linguistiques (1945-1962)
Isabelle Cros
To cite this version:Isabelle Cros. Contribution lhistoire du franais langue trangre au prisme des idologies linguis-tiques (1945-1962) . Linguistique. Universit Sorbonne Nouvelle - Paris 3, 2016. Franais.
https://hal-univ-paris3.archives-ouvertes.fr/tel-01443079https://hal.archives-ouvertes.fr
UNIVERSIT SORBONNE NOUVELLE PARIS 3
ED 268 Langage et langues : description, thorisation, transmission
EA 2288 - DILTEC
(Didactique des langues, des textes et des cultures)
Thse de doctorat en didactique des langues et des cultures
Isabelle CROS
CONTRIBUTION LHISTOIRE DU
FRANAIS LANGUE TRANGRE
AU PRISME DES IDOLOGIES
LINGUISTIQUES
(1945-1962)
Thse dirige par
Valrie SPATH
Soutenue le 5 dcembre 2016
Jury :
M. Jean-Louis Chiss, Professeur des universits (Universit Sorbonne nouvelle Paris 3)
M. Daniel Coste, Professeur des universits mrite (ENS Lyon)
M. Jean-Pierre Cuq, Professeur des universits (Universit de Nice Sophia Antipolis)
Mme Emmanuelle Huver, Professeure des universits (Universit Franois Rabelais)
Mme Valrie Spath, Professeure des universits (Universit Sorbonne nouvelle Paris 3)
2
mes chers parents,
hag evit ma charante, Gal.
3
Remerciements
Cette thse naurait assurment pas pris la mme tournure si nous navions bnfici du
soutien de lAgence universitaire de la francophonie (AUF), qui nous a gnreusement octroy
une bourse doctorale nous permettant de raliser une partie de nos recherches en Argentine.
Nous tenons manifester toute notre reconnaissance cette institution, ainsi quau professeur
Estela Klett qui a rendu possibles ces sjours et leur a, par son accueil Buenos Aires, donn
un tour encore plus cordial. De mme, nous savons aussi tout particulirement gr lUniversit
de la Sorbonne nouvelle Paris 3 de nous avoir offert la chance de terminer notre thse dans
les meilleures conditions qui soient, en nous recrutant comme ATER entre ses murs.
Bon gr, mal gr, laventure doctorale ne se vit pas seule et lentourage proche ne manque
pas dtre sollicit pour la mener bien. Nous sommes ainsi trs touche de la confiance, de la
patience et de laffection dont nous ont entour ceux qui nous sont chers, famille et amis, mme
dans les moments de doute. Daucuns ont pouss le dvouement jusqu relire et corriger ce
travail. Merci Yves Loiseau, Gilbert Cros, et Gal Prigent pour leur aide inestimable.
Enfin, nous tenons surtout exprimer toute notre gratitude Valrie Spath, notre
directrice de thse, pour sa tutelle exigeante mais toujours bienveillante, depuis notre premier
travail de recherche effectu sous sa direction en Master 1 lUniversit de Poitiers ses
ultimes et prcieux conseils et encouragements au terme de ce long parcours doctoral. Elle nous
a t un modle, dont nous esprons ne pas nous montrer trop indigne en fournissant aujourdhui
ce travail.
4
Sommaire
ABRVIATIONS 5
INTRODUCTION 8
CHAPITRE 1 Cadre conceptuel et mthodologique : une approche pluridisciplinaire de lhistoire du franais
langue trangre 18 1. Lhistoire du FLE de 1945 1962 : une priode charnire peu explore 19 2. Pour une histoire en didactique du franais langue trangre et seconde 28 3. La politique linguistique : le champ du FLE au niveau macroscopique 34 4. Lanalyse de discours comme rvlateur des idologies linguistiques 39
CHAPITRE 2 Institutionnalisation de la diffusion du franais dans le monde 58 1. Les acteurs privs traditionnels de la diffusion du franais : entre dfection et tatisation 59 2. Renforcement du dispositif tatique sous la tutelle du ministre des Affaires trangres 100 3. Lexpertise pdagogique au ministre de lducation nationale, partenaire privilgi de la DGACT 131
CHAPITRE 3 La crise du franais, langue de culture, en voie de rsolution 156 1. Une crise la confluence du fait historique et de lidologie 157 2. Le franais, langue dune civilisation sur le dclin 166 3. Recul du franais, langue nootrophe des fins formatives 220
CHAPITRE 4 Lavnement dun franais, langue pratique et vivante 258 1. Une nouvelle philosophie du langage lge de lutilitarisme 259 2. La coopration technique franaise : de la science lducation 276 3. Llaboration de la didactique du franais langue trangre, langue utile 300
CHAPITRE 5 La gestion paradoxale du contact des langues, entre isolinguisme et prtentions universalistes
354 1. Une diffusion dterritorialise plus ouverte laltrit linguistique 356 2. Le franais, langue supracommunautaire en francophonie : un humanisme conomique 408
CONCLUSION 447
BIBLIOGRAPHIE 455
ANNEXES 510
TABLE DES MATIRES 524
5
Abrviations
ACCT : Agence de coopration culturelle et technique
AD : analyse de discours
AEF : Afrique quatoriale franaise
AF : Alliance franaise
AIU : Alliance isralite universelle
AOF : Afrique occidentale franaise
AUPELF : Association des universits partiellement ou entirement de langue franaise
BEL : Bureau dtude et de liaison pour lenseignement du franais dans le monde
BIAF : Bulletin dinformation de lAlliance franaise
BOFE : Bureau des coles et des uvres franaises ltranger
CCF : centre culturel franais
CEFE : Centre dtude du franais lmentaire
CECRL : Cadre europen commun de rfrence pour les langues
CIEP : Centre international dtudes pdagogiques
CNDP : Centre national de documentation pdagogique
CLCF : Cours de langue et de civilisation franaises
CPEFA : Cahiers pdagogiques pour lenseignement du franais en Argentine
CPEFAL : Cahiers pdagogiques pour lenseignement du franais en Amrique latine
COE : Conseil de lEurope
Confmen : Confrence des ministres de lducation des pays africains et malgache
dexpression franaise
CREC : Centre de recherche pour lenseignement de la civilisation
CREDIF : Centre de recherche et dtude pour la diffusion du franais
DCCE : Direction de la coopration avec la communaut et ltranger
DGACT : Direction gnrale des affaires culturelles et techniques
DGRC : Direction gnrale des relations culturelles
DGRCST : Direction gnrale des relations culturelles, scientifiques et techniques
EFE : LEnseignement du franais aux trangers
ENS : cole normale suprieure
6
EP : cole pratique (de lAlliance franaise de Paris)
EPPFE : cole de prparation des professeurs de franais ltranger
ESPPPFE : cole suprieure de prparation et de perfectionnement des professeurs de
franais ltranger
FF : franais fondamental
FLE : franais langue trangre
FLM : franais langue maternelle
FLS : franais langue seconde
IF : Institut franais
Le FDLM : Le Franais dans le monde
LCF : La Classe de franais
MAE : ministre des Affaires trangres
MAV : mthodologie audio-visuelle
MD : mthodologie directe
MEN : ministre de lducation nationale
MLF : Mission laque franaise
PERACT : Programme quinquennal dexpansion et de reconversion de laction culturelle
ltranger 1958-1962
RAF : Revue de lAlliance franaise
RTF : Radiodiffusion-tlvision franaise
SIHFLES : Socit internationale pour lHistoire du franais langue trangre ou seconde
SOFE : Service des uvres franaises ltranger
SURE : Service universitaire des relations avec ltranger
SUREOM : Service universitaire des relations avec ltranger et lOutre-mer
TLFi : Trsor de la langue franaise informatis
Unesco : Organisation des Nations unies pour lducation, la science et la culture (en anglais :
United Nations Educational Scientific and Cultural Organisation)
VIF : Voix et images de France
7
Le corps agrandi attend un supplment dme [] La mcanique [] ne retrouvera sa
direction vraie, elle ne rendra des services proportionns sa puissance, que si
lhumanit quelle a courbe encore davantage vers la terre arrive par elle se
redresser, et regarder le ciel.
Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion
Introduction
8
Introduction
Cest dans la rcitation, aussi litanique puisse-t-elle paratre, des dclinaisons latines
quest n sur les bancs du collge notre got pour les langues trangres. Tout la fois par effet
de contraste et de rflexivit, il na fait que renforcer celui port la langue franaise, que nous
nimaginions pas alors pouvoir tre autre chose que maternelle. Cest au terme dun parcours
universitaire oscillant entre lettres anciennes et modernes que nous avons dcouvert, lors dune
anne comme tudiante Erasmus en Grce, quil tait possible de renouer avec profit ces deux
fils culturels en poursuivant notre formation dans une discipline la dnomination de prime
abord mystrieuse : le franais langue trangre. Dcouvrant ainsi lenseignement de notre
langue sous un angle rsolument nouveau, dautant plus pour qui a t form suivant la mthode
traditionnelle de grammaire-traduction, nous nous sommes engage dans cette voie avec la
certitude enthousiaste quil sagissait de la ntre. Une double spcialisation la fois en
didactique des langues et en politique linguistique et ducative nous a confirm que
lenseignement du franais aux trangers rpondait des enjeux actuels et pluriels, linguistiques
certes, mais aussi culturels, politiques, pragmatiques et sociaux. Notre projet de thse tait ainsi
daborder conjointement ces diffrents pans interdpendants correspondant nos propres
intrts personnels. Notre sujet initial se limitait la seule institution de lAlliance franaise,
dont nous avions pu apprcier lheureuse action dans la vie sociale et culturelle lle Maurice
et Malte. Pourtant, sest rapidement impose la ncessit dadapter notre focale un niveau
plus macroscopique, mieux mme de rendre compte de la ralit polymorphe du franais
langue trangre, de telle sorte que notre recherche a rapidement pris de nouvelles proportions.
Ce travail doctoral se donne pour objet ltude en diachronie, entre 1945 et 1962, du
champ protiforme du franais langue trangre (ci-aprs FLE) suivant une perspective
pistmologique. Bien que la notion de champ, issue de la sociologie bourdieusienne, conserve
des contours flous1, il est nanmoins possible den tablir une dfinition gnrale. Mtaphore
du champ lectromagntique, en sciences humaines, il dfinit un espace social soumis une
logique interne propre possdant des enjeux spcifiques.
Le champ peut tre dfini comme un rseau ou une configuration de relations objectives entre des positions.
Ces positions sont dfinies objectivement dans leur existence et dans les dterminations quelles imposent
leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation (situs) actuelle et potentielle dans la structure de
1 Cest notamment lavis du sociologue Lahire qui peine le dfinir, affirmant que si la tche est facilite par Pierre Bourdieu
lui-mme qui est revenu dj plusieurs reprises sur un concept occupant dsormais une place centrale dans sa sociologie, elle
est aussi rendue difficile par les minuscules et quasi imperceptibles inflexions quil subit loccasion de chaque utilisation
particulire (Lahire, 1999 : 24).
Introduction
9
la distribution des diffrentes espces de pouvoir (ou de capital) dont la possession commande laccs aux
profits spcifiques qui sont en jeu dans le champ, et, du mme coup, par leurs relations objectives aux autres
positions (domination, subordination, homologie, etc.) (Bourdieu, 1992 : 73).
Comme dans le monde physique, le champ en sociologie est donc caractris non seulement
par sa dynamique perptuelle, susceptible de variations en fonction des forces dattraction et de
rpulsion exerces par les autres champs affrents, mais aussi par sa constante recherche
dquilibre. Or, la priode 1945-1962 correspond au moment o, suite une perturbation du
champ due une crise ido-linguistique, une certaine stabilit est atteinte, permettant ainsi
llaboration de la discipline FLE.
Le sociologue et didacticien Porcher est, avec la publication de Champ de signes (1987),
lorigine du transfert de cette notion dans le domaine du FLE. Dans la filiation de Bourdieu,
il dfinit le champ comme :
un systme de relations (hirarchises et structures) fonctionnant selon une logique propre et qui
permettent de rendre raison de ce qui se passe effectivement dans une apparente diversit de pratiques
sociales. Un champ est donc un tre conceptuel, abstrait, un concept organisateur et non pas un domaine
concret, empirique, qui existerait tout fait davance (Porcher, 1987 : 7).
Le champ est lui-mme compos de sous-champs structurs par des principes organisateurs
propres et leur appartenance au champ global fait quils se font cho entre eux, chacun deux
tant ainsi comme la mtaphore de chacun des autres, et du champ global (Porcher, ibid. : 9).
Ainsi, bien que le champ du FLE soit dissocier de celui de la culture, de la politique, de la
sociologie, de lconomie mais aussi de la pdagogie des langues comme de la pdagogie
gnrale, il en subit invitablement linfluence.
Le champ du FLE sinscrit lui-mme dans des champs qui lentourent ou qui le recoupent : champs dordre
linguistique, champs dordre culturel, champs dordre politique, etc. [] Comme concept, le champ est
linstrument majeur danalyse des conditions gnrales dappropriation de la langue franaise, conue
comme un objet denseignement et dapprentissage par des non natifs et en situation artificielle. Les
concepts de champ et de langue franaise ainsi dfinis dlimitent une discipline nomme franais langue
trangre et sinscrivent en premire instance au sein de la didactique des langues, dont elle constitue un
sous-ensemble particulier (Cuq et Gruca, 2005 : 8).
Le champ du FLE, dfini stricto sensu comme celui de la didactique du franais aux allophones
recoupe ncessairement la diffusion du franais ltranger, champ de la politique linguistique.
Non miscibles lun dans lautre, ces champs sinterpntrent en plusieurs points, non seulement
car la diffusion du franais repose largement sur lenseignement de la langue mais aussi parce
que cet enseignement est tributaire de la politique linguistique et culturelle tout comme de la
politique gnrale.
lintrieur du champ du FLE sexercent des rapports de domination entre ses diffrents
acteurs, cest--dire les agents (individus, groupes ou institutions occupant un rle dans la
Introduction
10
diffusion et lenseignement du franais), les biens matriels (les bnfices financiers retirs de
lusage ou de la diffusion du franais) et symboliques (le prestige ou la puissance issus de cet
apprentissage). Si les agents peuvent uvrer de faon indpendante pour la captation du capital
spcifique ou sa redfinition, la collaboration de ces derniers participe la stabilisation du
champ, dynamique en uvre pendant la priode tudie. travers des luttes internes, les agents
du champ sinterdfinissent, parfois jusqu lannexion, sans cependant parvenir une parfaite
homognisation. Cette pluralit des agents au service de la diffusion du franais et de son
enseignement ltranger explique les paradoxes et les tensions qui affleurent dans les discours
en termes didologies comme dans les modalits pdagogiques et politiques. Cest la raison
pour laquelle il ne peut y avoir de reprsentation unanimement partage par lensemble du
champ, mme lintrieur dune communaut discursive restreinte et partiellement contrainte
comme celle de la revue institutionnelle. Les dissonances idologiques ou mthodologiques
ninvalident cependant pas lexistence dun champ propre au FLE tout en rendant visibles les
acteurs dominants.
La structure du champ est un tat du rapport de force entre les agents ou les institutions engags dans la
lutte ou, si lon prfre, de la distribution du capital spcifique qui, accumul au cours des luttes antrieures,
oriente les stratgies ultrieures (Bourdieu, [1984] 2002 : 114).
Comme les nouveaux dominants, une fois prescripteurs, deviennent mme dimposer de leurs
normes idologiques et les moyens daction consquents, le champ est toujours susceptible de
modification.
[C] est une construction scientifique qui rclame llaboration doutils mthodologiques et dinstruments
techniques afin de le dlimiter, danalyser son fonctionnement (par des moyens statistiques, des
classements, des rfrences lhistoire), cette construction ntant jamais rsolue et dfinitive (Argaud,
2001 : 18).
Porcher, filant la mtaphore ludique initie par Bourdieu pour qualifier le champ (Bourdieu,
ibid. : 15), insiste donc sur lentreprise minutieuse de description et danalyse que ltude dun
objet si mouvant exige.
Le champ du FLE est un jeu dont il faut reprer les joueurs, les rgles, et les enjeux, en sachant qu
chaque instant se jouent simultanment de multiples parties qui sont singulires (chacune jouant sa propre
partie selon ses propres rgles et ses propres enjeux) mais qui en mme temps obissent des principes
communs (Porcher, 1987 : 11).
Comprendre les rgles de ce jeu collectif est dautant plus ncessaire lpoque de grande
mulation que reprsente llaboration de la discipline. Les stratgies pdagogiques, culturelles
et politiques tendent en effet entre 1945 et 1962 sunifier car les divergences, vives lorigine
de la constitution du champ, sestompent en faveur dune idologie et de moyens dactions
relativement harmoniss. Dans cette querelle didactique entre les Anciens, partisans dune
Introduction
11
diffusion plurisculaire dun franais langue de culture universelle qui tend se sclroser, et les
Modernes, favorables sa rnovation comme langue vivante pratique, cest donc ltat de ce
rapport de domination quil sagit de mettre au jour et, avec lui, les principes structurants de ce
champ en pleine dification dont la didactique actuelle a hrit.
Franais langue de culture, clef dune grande civilisation ; langue pratique de
communication ; langue morte ou vivante, quand elle nest pas la plus vivante des langues
mortes ; langue universelle, internationale, europenne et aujourdhui en partage, selon le mot
de lacadmicien Druon Autant de lieux communs qui maillent les discours dans le champ
du FLE, tantt pour en lgitimer lexpansion tantt pour en justifier lventuel dclin. chacun
de ces poncifs correspond une nature de la langue (Reboullet, 1957 : 20) franaise, dont la
ralit est avant tout idologique. Or :
notre ide quotidienne, conventionnelle, de la ralit est une illusion [] De toutes les illusions, la plus
prilleuse consiste penser quil nexiste quune seule ralit. En fait, ce qui existe, ce ne sont que
diffrentes versions de celles-ci dont certaines peuvent tre contradictoires, et qui sont toutes des effets de
la communication, non le reflet de vrits objectives et ternelles (Watszlawick, 1978 : 7).
linstar de tout autre objet du discours, et peut-tre plus encore car elle est elle-mme
discours, la langue franaise ny chappe pas. Par essence, le franais se dploie dans un
ventail didologies dont aucune ne peut plus quune autre prtendre au statut de vrit
absolue. Le but de ce travail nest donc nullement de retrouver de prsums traits ternels dun
franais fantasm mais den exposer au contraire le caractre protiforme afin de ne pas se
laisser aveugler par des prsupposs nfastes pour une diffusion et un enseignement de la langue
la fois efficient et respectueux de lAutre, incarn par lapprenant de franais. Dmonter les
ressorts idologiques lorigine des pratiques pdagogiques et des actions de politique
linguistique dhier permettrait ainsi de mieux valuer la posture adopter au prsent et
damliorer in fine grce ce recul critique lenseignement du FLE, au niveau individuel2
comme institutionnel. En effet, chaque idologie linguistique conditionne des approches
pdagogiques distinctes, pour rpondre aux objectifs spcifiques non seulement des apprenants
mais aussi des enseignants.
Mthode signifie chemin. Pour raisonner sur les mthodes, la premire chose est de savoir o lon veut
aller. Le fondement des mthodes, ici, cest la nature de la langue franaise, ce sont les services que ceux
qui lapprennent attendent delle : lire avec fruit les grands auteurs, classiques ou contemporains, exposer
avec ordre ses penses, ou tout simplement tre capable de comprendre quelquun qui parle (Reboullet,
1957 : 20).
2 notre modeste niveau, ces recherches, bien quhistoriques, ont en effet particip modifier le regard de lenseignante que
nous sommes sur sa propre pratique, nous apportant une plus grande distance critique sur les reprsentations vhicules par
notre approche didactique et celles induisant les stratgies dapprentissage des apprenants.
Introduction
12
De sorte que le prliminaire toute pdagogie doit tre la dfinition de ces objectifs.
Le but atteindre doit dterminer le choix des moyens. Si le but nest pas prcis, comment les moyens le
seraient-ils ? Quentend-on par savoir une langue et, de ce fait, que signifie apprendre une langue ?
[] Nous gagnerions tous fixer exactement notre but, pour prciser nos moyens (Bouton, EFE, no 114,
juin 1961 : 4).
Chaque objectif est indissociable dune reprsentation mentale de lobjet enseign : lire les
auteurs classiques ncessite daborder le franais comme langue de culture crite, tandis
quexposer ses ides exige une langue propre la rflexion et labstraction et comprendre
autrui une langue courante de communication principalement orale. Tout comme la langue nest
pas enseigne de la mme faon en fonction de sa nature imagine, la diffusion linguistique au
niveau politique va tre adapte lobjet idologique. Or, dans les deux dcennies suivant la
Seconde Guerre mondiale, le franais simpose en tant quobjet polymorphe dominante
pratique, bien que toujours tiraill entre des tendances en apparence antagonistes. Les nouveaux
enjeux internationaux entranent une refonte de ces idologies dans un moule consensuel,
favorable la structuration dune didactique homogne, et ce malgr la reconnaissance de la
ncessaire contextualisation des approches, propre de toute pdagogie.
Dans la seconde partie du XXe sicle, lmergence dune nouvelle pistm3 met mal
lidologie traditionnelle dominante du franais langue de culture, phnomne qui alimente le
fantasme dcliniste de la civilisation franaise. De ce fait, ltat franais investit
progressivement, ds 1945 mais surtout partir de 1958 grce la cration doutils et
dinstitutions performantes, un domaine jusqualors largement laiss aux mains des organismes
privs et des bonnes volonts individuelles : la diffusion de sa langue lextrieur. Est ainsi
pos le cadre institutionnel politique du franais langue trangre, les pouvoirs publics imposant
une modernisation pdagogique dans lensemble du champ, jouant un rle dcisif dans
llaboration de la discipline. Paralllement, dans le contexte de globalisation galopante de
lpoque, dautres acteurs non hexagonaux commencent interfrer dans cette politique
ducative : les pays francophones dcoloniss dune part, lEurope et lUnesco dautre part. La
mondialisation multipliant les contacts des langues, le franais doit de plus composer avec les
langues concurrentes, au niveau international et local, ce qui demande llaboration de
nouvelles stratgies. Alors que nous avions originellement envisag de choisir le FLE comme
seul objet dtude, il nous est rapidement apparu quil tait inconcevable de traiter les
reprsentations du franais ltranger en omettant celles du franais langue maternelle mais
aussi des autres langues auxquelles il tait confront, tant il est vrai que lidentit ne se dfinit
3 Sur lpistm, voir infra chapitre 1 - 4.2.5. Prise en compte de la noosphre et lpistm.
Introduction
13
avec justesse que dans sa relation laltrit. Dans une perspective pistmologique, nous nous
sommes ainsi demand dans quelle mesure lvolution des idologies linguistiques lies au
franais langue trangre, seconde et maternelle mais aussi aux langues avec lesquelles il est
en contact (langues internationales de grande diffusion et autres langues vivantes, en particulier
europennes et vernaculaires en Afrique francophone) ont favoris la rnovation et partant
linstitutionnalisation de la diffusion du franais, dans son versant didactique, culturel et
politique, jusqu simposer comme le ciment dune nouvelle communaut, la francophonie.
Un lien troit rgit en effet les rapports entre les idologies linguistiques (dominantes comme
domines), les moyens daction politiques et les pratiques pdagogiques. Alors que les
idologies linguistiques se fondaient antrieurement sur des reprsentations de type binaire
fortement marques axiologiquement (langue morte et vivante ; traditionnelle et moderne ;
crite et parle ; vernaculaire et internationale), elles-mmes combines des couples
antithtiques catgorisant les pays (en voie de dveloppement / dvelopp) et les profils
dapprenants (primitif / civilis), le dpassement de ces oppositions aboutit une pense
pdagogique et idologique relativement harmonise, au fondement de la discipline.
*
Notre travail cherche montrer comment le champ du FLE a rsolu la crise idologique
et ducative de la langue franaise perceptible au sortir de la guerre, en faisant preuve non pas
seulement dune belle crativit pdagogique mais aussi en sachant mettre profit les
innovations didactiques du demi-sicle prcdent et les progrs techniques de lpoque. Dans
un premier chapitre, nous prsentons le cadre conceptuel et thorique de notre travail,
rsolument transversal.
*
Notre deuxime chapitre sur linstitutionnalisation de la diffusion du franais dans le
monde entend mettre en vidence les rapports de force liant les diffrents agents privs et
publics participant la promotion du franais et son enseignement dans le monde. Les revues
pdagogiques de ces agents4, en tant que lieux dinterrogation mais surtout outils de diffusion
des reprsentations et des mthodes, ont jou un rle essentiel pour unifier un champ
historiquement clat. Dans un premier temps, nous allons montrer que la dfection de certains
acteurs privs traditionnels de la diffusion du franais, telles les institutions religieuses et
4 savoir Les Dialogues, revue publie par la Mission laque franaise de 1951 1954 ; LEnseignement du franais aux
trangers, revue publie par lAlliance franaise de Paris de 1948 1979 ; et Les Cahiers pdagogiques pour lenseignement
du franais en Amrique latine, de lInstitut de Buenos Aires, publis de 1957 1962. Ces revues constituent une partie
essentielle de notre corpus.
Introduction
14
lAlliance isralite universelle, saccompagne dune tatisation des autres agents, la Mission
laque franaise ditrice de la revue Les Dialogues (1951-1954), et surtout lAlliance franaise,
au rseau dense et actif, notamment grce sa revue pdagogique, LEnseignement du franais
aux trangers (1948-1979). Nous dmontrerons ensuite que cette annexion du champ par les
pouvoirs publics sest faite au prix dun renforcement du dispositif tatique, sous la tutelle du
ministre des Affaires trangres, avec la cration en 1945 de la Direction gnrale des relations
culturelles (ci-aprs DGRC), rponse concrte la crise du franais dans le monde. Aprs une
premire dcennie domine par une politique de coordination, ce dpartement devient moteur
dans le champ, comme en tmoigne son Programme dexpansion et de reconversion des
activits culturelles et techniques franaises ltranger (1958-1962), qui fait davantage figure
dtat des lieux et de manifeste idologique que de rel plan daction5. Le rseau scolaire et
culturel lextrieur du ministre des Affaires trangres sert defficace auxiliaire de la
politique linguistique et ducative franaise, grce laccueil des apprenants mais surtout la
formation denseignants de franais sur le terrain, relaye largement par leurs revues
spcialises : La Classe de franais, publie lInstitut franais de Mayence (1950-1959) et les
Cahiers pdagogiques pour lenseignement du franais en Amrique latine lInstitut de
Buenos Aires (1957-1962). Le ministre des Affaires trangres, habile administrateur, reste
toutefois peu comptent sur la partie pdagogique. Nous nous attacherons donc montrer au
terme de ce chapitre que la prise en charge tatique de la question didactique est le fait du
ministre de lducation nationale, partag entre tradition de lcole franaise et innovation.
Alors que le ministre de lOutre-mer, charg de la gestion ducative dans les colonies, tait
partisan dune assimilation pdagogique peu probante6, le ministre de lducation nationale
simpose progressivement comme le vritable expert pdagogique, avec son centre de recherche
en franais lmentaire (CEFE) devenu Centre de recherche et dtude pour la diffusion du
franais langue trangre (CREDIF), action utilement complte partir de 1958 par deux
autres centres de recherche sous la tutelle du ministre des Affaires trangres : le Bureau
dtude et de liaison pour lenseignement du franais dans le monde (BEL) et le Centre de
recherche pour lenseignement de la civilisation (CREC). La peinture en diachronie de ces
diffrents agents travaillant de plus en plus de concert a pour objectif de mettre en lumire
5 moins que, suivant une perspective historique plus large, on ne voie dans ce programme une dfinition de la politique
culturelle franaise non pas seulement circonscrite aux cinq annes couvertes par le plan mais dterminant lensemble de la
politique linguistique moderne, jusqu aujourdhui. 6 Qui aboutissait des incohrences, comme denseigner aux petits Africains des colonies que leurs anctres taient Gaulois, lment fondateur du mythe national sous la IIIe Rpublique, export en Afrique en mme temps que les manuels dhistoire.
Introduction
15
lhomognisation du champ, consacre par la cration de la revue officielle Le Franais dans
le monde (1961).
*
Une fois ce cadre institutionnel et historique pos, nous aborderons dans notre troisime
chapitre lanalyse des discours de notre corpus, constitu la fois des revues pdagogiques et
des rapports, lois et textes officiels des institutions politiques charges de la diffusion du
franais. Ceux-ci donnent voir dans les premires annes suivant la guerre une crise du
franais ltranger do, selon nos hypothses, rsulte linstitutionnalisation de la diffusion
du franais et de son enseignement. Or, cette crise parat spcifiquement lie lidologie du
franais comme langue de culture, dcoulant du sentiment de dclin de la France exacerb par
lattrait croissant exerc dans le monde par la puissance anglo-amricaine. Le caractre
universel de la langue franaise sen trouve remis en question et exige un premier effort de
reconversion de sa diffusion et de son enseignement. Une fois rappel que la crise du franais
se situe aux confluences du fait historique et de lidologie, il nous a sembl ncessaire de
prciser quel sens prenait cette poque lexpression franais langue de culture . Ce
syntagme aux larges contours englobe des ralits diverses mais troitement apparentes : le
franais langue de la grande 7 civilisation franaise, le franais langue-culture, sorte de
lunette linguistico-cognitive pour apprhender le monde, et le franais langue formative
privilgie que nous avons dsign sous le terme de langue nootrophe8, cest--dire qui nourrit
lesprit et lve moralement et intellectuellement lindividu. chaque reprsentation, nous
avons tch de montrer que correspondent des mesures politiques ou pdagogiques distinctes
aboutissant soit un renoncement de lidologie traditionnelle, soit son maintien, mais le plus
souvent au terme dune redfinition en profondeur. La crise du franais rvle en creux la crise
de la civilisation franaise elle-mme, qui incombe au caractre franco-centr du monde
francophone dans les annes daprs-guerre. En cherchant rsoudre la crise du franais langue
de culture universelle, symptme dun dclin de la civilisation franaise, cest limage de la
France elle-mme que les agents du champ entendent rnover par la modernisation de la
diffusion culturelle et de limage de sa civilisation dans lenseignement. Pousse son
paroxysme, lidologie du franais langue de la civilisation franaise lrige en langue-culture :
la matrise du franais est conue comme la clef dor de la civilisation franaise en vertu du lien
indissociable qui existerait entre la langue et les schmes de pense du locuteur. De lloge de
7 Adjectif mlioratif que nous reprenons aux agents du FLE de lpoque et qui traduit le sentiment dominant dans lidologie
du franais langue de civilisation. 8 Sur la langue nootrophe, voir infra chapitre 3 - 3.1. La langue nootrophe instrument de lducation individuelle.
Introduction
16
la civilisation celui de la langue-culture, cest naturellement que cette langue se trouve alors
loue pour ses vertus formatives juges suprieures. Le franais langue nootrophe dcoule de
cette conception de langue-culture, elle-mme tributaire du franais langue dune grande
civilisation humanisme, faisant du modle occidental la rfrence universelle. Linfluence du
modle de lcole franaise, qui prne une ducation dsintresse, est prgnante dans
lenseignement du FLE, qui entretient une certaine ide de lhomme, devant beaucoup celle
de lHonnte homme. Mais cette conception de lhomme trouve de moins en moins dchos
dans lpistm contemporaine et remet en cause des pratiques pdagogiques juges archaques
et inefficaces pour rpondre aux attentes de lhomme moderne. Rnoves ou rprimes, ces
idologies du franais langue de culture voluent au cours de la priode tudie afin de mieux
correspondre aux objectifs des apprenants et plus largement lair du temps.
Progressivement, sans renoncer au caractre culturel traditionnel du franais, les agents du
champ adoptent une autre idologie plus mme de garantir son extension et corollairement le
rayonnement franais : le franais langue pratique.
*
Confront une nouvelle conjoncture internationale, le champ du FLE modifie sa
structure jusqu lavnement de lidologie gnralise du franais langue vivante pour un
monde multilingue plus pragmatique, objet de notre quatrime chapitre. Dabord, nous mettrons
en lumire le mouvement gnralis qui sopre en faveur dune diffusion linguistique et
culturelle vocation pratique pour (inter)agir efficacement. Tributaire de lpistm de
lpoque, qui fait du progrs, de lutile et du pragmatisme des valeurs suprmes, la diffusion du
franais va subir une reconversion fondamentale. Pour lutter contre la crise du franais dans le
monde, la politique culturelle mais aussi les pdagogues misent ainsi sur la promotion de la
science et de la technique. Au niveau politique, cette posture aboutit au dveloppement de la
coopration technique tandis quau niveau didactique, elle donne lieu la cration de nouveaux
outils le franais fondamental et la mthodologie audio-visuelle visant rpondre aux
exigences contemporaines, telles quapprendre vite un franais courant. Porte par la nouvelle
mthodologie audio-visuelle, cette langue pratique jadis cantonne la pdagogie coloniale va
sexporter partout dans le monde avec un succs tel quelle peut tre considre comme tant
lorigine de la discipline du FLE. Pourtant, malgr une part indniable dinnovation due aux
avances en matire technique et en linguistique applique, la didactique du FLE est davantage
affaire de conciliation idologique comme pdagogique que de franche rupture.
Introduction
17
*
Le cinquime chapitre aborde la question du franais langue vivante sous langle
sociopolitique, de sorte mettre en vidence la gestion paradoxale et dterritorialise du contact
des langues afin de concilier l isolinguisme 9, reposant sur un prsuppos dgalit entre les
langues, et les prtentions toujours universalistes de ce franais vivant. Avec la mondialisation,
une dterritorialisation des questions de la langue sopre : des institutions supranationales
comme lEurope et lUnesco investissent le champ du FLE, influenant considrablement les
agents franais dun champ de plus en plus ouvert linternational et multipolaire. Alors que la
diffusion du franais reposait en creux sur la dvalorisation des langues et cultures avec
lesquelles il tait en contact, les agents du FLE prennent conscience de la ncessit de composer
avec les autres langues et cultures, et plus spcifiquement avec celles des langues vernaculaires
en Afrique. La redfinition du rapport de force permet de passer dune situation de domination
et dassimilation une coopration fonde sur la revalorisation de laltrit. Celle-ci provoque
la mise en place de stratgies politiques et ducatives rnoves, en Europe o le plurilinguisme
merge lentement, dans le systme ducatif franais o les langues trangres vivantes sont de
plus en plus promues, et surtout dans les pays africains qui offrent un second souffle la
diffusion du franais. Le franais comme langue supracommunautaire de la francophonie,
idologie rsolument neuve qui fait le lien entre une politique no-colonialiste et la coopration
multilatrale, reprsente sans doute le meilleur effort de conciliation des diffrentes idologies
prsentent dans le champ. Malgr la monte des revendications nationales et la dcolonisation,
le franais va en effet devenir langue de scolarisation dans des pays africains soucieux de
sapproprier et de mettre leur service ce parfois douloureux mais utile hritage. Paralllement
la littrature francophone10, la coopration ducative franco-africaine pose ainsi les premiers
jalons de la francophonie institutionnelle, matrialisant lexistence dune communaut
imagine11 supranationale qui ractualise lidologie du franais messianique12 suivant une
perspective plus pragmatique fonde sur des exigences la fois morales, politiques et
conomiques.
9 Sur lisolinguisme, nologisme dsignant lidologie du relativisme linguistique rendant possible le plurilinguisme, voir infra
chapitre 5 - 1.2.2.1. Lisolinguisme, prmices du plurilinguisme. 10 Littrature francophone que nous avons sciemment choisie de ne pas traiter dans cette tude, non pas en raison de son manque
dintrt loin de l mais plutt de son htrognit par rapport aux discours retenus dans notre corpus. Les idologies
linguistiques vhicules par les idiolectes que reprsente la littrature mriteraient en effet un traitement spcifique. 11 Sur la communaut imagine, voir infra chapitre 5 - 2.1. Linvention dune communaut imagine francophone. 12 Sur le messianisme, voir infra chapitre 2 - 1.1.1. Un principe idologique commun et prenne : le messianisme franais.
CHAPITRE 1 Cadre conceptuel et mthodologique : une approche pluridisciplinaire de lhistoire du franais langue trangre
18
CHAPITRE 1 Cadre conceptuel et
mthodologique : une approche
pluridisciplinaire de lhistoire du
franais langue trangre
Comme lindique le titre de notre thse, Contribution lhistoire du franais langue
trangre au prisme des idologies linguistiques (1945-1962), lapproche privilgie est celle
de lpistmologie du FLE, approche encore assez rcente pour aborder cet objet protiforme
et donc difficile apprhender. Sest alors rapidement pose la question des mthodes danalyse
privilgier.
Face limmense et confuse ralit, lhistorien est ncessairement amen y dcouper le point
dapplication particulier de ses outils ; par suite, faire en elle un choix qui, de toute vidence, ne sera pas
le mme que celui du biologiste par exemple ; qui sera proprement un choix dhistorien. Ceci est un
authentique problme daction (Bloch, [1949] 1952 : 2).
Il est ainsi ncessaire de clarifier les choix mthodologiques effectus afin de traiter notre sujet,
choix complexes exigeant la fois, en guise de prambule, prcisions conceptuelles et
justifications thoriques. Il est apparu au fil de notre travail que lapprhension de lhistoire du
FLE ne pouvait se faire quau prix dun dcloisonnement des disciplines, empruntant certes
lhistoire, mais aussi la linguistique, la sociologie, la didactique des langues et la politique
culturelle dans son extension la plus large. Dans sa prface louvrage de Zarate ([1993] 2006)
Reprsentations de ltranger et didactiques des langues, Porcher note que l entre de la
gopolitique ducative dans la rflexion pdagogique (Porcher, 2006 : 5) est une entre neuve
car jusquici, les deux terrains restaient trangement spars dans les pratiques comme dans
la formation (Porcher, ibid. : 5). Il encourage de ce fait le chercheur articuler le conceptuel
et le pragmatique, le rflexif et le passage lacte, le travail du chercheur et celui de
lenseignant (Porcher, ibid. : 6). Cest cette exigence de transversalit disciplinaire, qui
passe par une variation des chelles que nous avons tch de nous astreindre.
CHAPITRE 1 Cadre conceptuel et mthodologique : une approche pluridisciplinaire de lhistoire du franais langue trangre
19
1. Lhistoire du FLE de 1945 1962 : une priode charnire peu explore
1.1. Prcisions terminologiques : franais langue trangre, franais langue seconde, francophonie
Jadis dsign sous les expressions franais hors de France ou franais au-dehors
(Brunot, 1969), le franais langue trangre (ci-aprs FLE) na t dnomm ainsi quen 1957
(Reboullet, 1957) et cest prs de quinze ans plus tard13 qua t employe pour la premire fois
lexpression de franais langue seconde (ci-aprs FLS) dfini comme langue trangre
privilgie ou langue trangre statut social (Cuq, 1991 : 133). Le franais est langue
seconde partout o, langue trangre, son usage est socialement indniable (Cuq, ibid.).
Compte tenu de la thorisation tardive de ces concepts, ils peuvent faire figure
danachronismes. Pourtant, les situations de FLE et de FLS et plus largement de langue
seconde prexistent la conceptualisation14 et cest justement la prise de conscience dans le
champ du FLE des spcificits de chaque aire golinguistique, et leur gestion distincte, qui en
a permis la structuration. Cest pourquoi nous avons pris la libert de recourir ces expressions
dans ce travail en employant lexpression FLE comme hyperonyme15, englobant toutes les
situations denseignement-apprentissage o le franais est employ dans un contexte
strictement ou partiellement allophone16. Cette relecture de lhistoire a posteriori avec une
grille de lecture moderne a en effet des vertus pragmatiques puisquelle permet de mettre en
13 Lexpression franais langue seconde serait apparue en 1972, dans la bouche de ministres africains au cours dune
confrence internationale afin de caractriser le statut du franais en Afrique postcoloniale (Verdelhan-Bourgade, 2002 : 7).
Longtemps synonyme du syntagme franais langue trangre , ce nest donc que depuis les annes 1970 que lexpression
franais langue seconde sinscrit en dichotomie avec celui-ci et simpose, progressivement, comme un domaine spcifique
pourvu dune mthodologie propre. Lentre FLS nest intgre quen 1976 au Dictionnaire de didactique des langues (Coste
et Galisson, 1976) et encore pour tre qualifie d expression pdagogiquement non justifie , mais introduisant cependant
une nuance utile par rapport la langue trangre dans certains pays. Lemploi de lexpression se rpand aprs 1981 et
sofficialise grce des travaux de recherche qui donnent toute sa lgitimit au concept : Second Language Acquisition (Klein,
1986) ; Le Franais langue seconde, origines dune notion et implications didactiques (Cuq, 1991), premier ouvrage de
synthse sur le franais langue seconde qui popularise lappellation ; le numro spcial de la revue tudes de linguistique
applique, no 88 (Besse, Ngalasso et Vigner, 1992) 14 Langue officielle impose, le latin dans lEmpire romain y occupait de fait un rle de langue seconde aprs les langues locales. De mme, aprs la victoire de Guillaume le Conqurant en 1066, le franais devient pour partie la langue premire
et plus largement la langue seconde de la Grande Bretagne pendant plusieurs sicles (Cuq, 1991 : 21). Dans notre corpus, si
lexpression nest pas employe, de telles situations denseignement et dapprentissage existent et sont bien reconnues comme
distinctes des situations de FLE, dans les pays des anciennes colonies devenues indpendantes, linstar du Cambodge, o le
franais [] sert de langue vhiculaire dans tout le cycle denseignement secondaire et suprieur (DGACT, 1960 : 30). De
mme, le stage pdagogique de 1961 de lAF rendant compte dune enqute ralise auprs de 25 professeurs sur la place du
franais comme matire denseignement (Bouton, dans EFE, no 12, avril 1962 : 2-6) montre que les diffrences de situation
denseignement-apprentissage sont bien prises en compte. Lenqute distingue en effet diffrents statuts du franais selon les
pays : langue vhiculaire (comme au Maroc et au Congo) / deuxime langue nationale (comme au Canada et en Suisse) / langue
seconde de culture (obligatoire ou facultative). 15 Voir infra lannexe 1 lien entre les didactiques du franais qui illustre sous forme schmatique le rapport de dpendance
entre les diffrentes situations denseignement-apprentissage. 16 Voir infra lannexe 2 tableau synthtique des caractristiques du FLE / FLS / FLM qui prsente les principales diffrences
existant entre le franais langue trangre, le franais langue seconde et le franais langue maternelle.
CHAPITRE 1 Cadre conceptuel et mthodologique : une approche pluridisciplinaire de lhistoire du franais langue trangre
20
lumire les diffrences de traitement dans ces deux contextes de diffusion et denseignement et
apprentissage du franais.
Quant au terme de francophonie , il parat moins anachronique mais demeure ambigu
en raison de ces trois acceptions possibles. Mourra (1999) distingue le sens linguistique,
institutionnel et culturel (ou littraire). Lemploi avec une minuscule drive de la forgerie
lexicale francophone du gographe Onsime Reclus dsignant sous ce terme tous ceux
qui sont ou semblent tre destins rester ou devenir participants de notre langue (Reclus,
1886 : 422-423), traant ainsi les contours dune communaut linguistique trs htrogne non
gographique. Pour notre part, nous nous donnons comme objet dtude la francophonie dans
son sens culturel, savoir comme construction historique rpondant un systme de valeurs
et de normes assez largement indpendant de lusage linguistique (Mourra, 1999 : 34). Cette
francophonie culturelle, tributaire des idologies linguistiques postcoloniales17, se prolonge
toutefois sous une forme institutionnelle. Lacception institutionnelle du mot simpose au terme
de lpoque tudie, durant laquelle sont poses, avec la Confrence des ministres de
lducation des pays africains et malgache dexpression franaise (1960) et la cration de
lAgence des universits partiellement ou entirement de langue franaise (1961), les bases de
la Francophonie institutionnelle (avec un F majuscule), vaste rseau gouvernemental et
associatif vocation conomique et politique au service de la diffusion du franais.
1.2. Justification des bornes chronologiques
1.2.1. Les prmices de la discipline FLE
Plusieurs priodes constituent des moments cls (Puren, 1988 : 14) dans lhistoire de
lenseignement des langues trangres et du FLE en particulier. Outre les dbuts de la
colonisation franaise, les chercheurs saccordent reconnatre en la dcennie 1960 une autre
priode charnire dans lhistoire de la discipline18, moment de grande extension et
dinstitutionnalisation du champ du franais langue trangre (Argaud, 2001 : 123). Mais il
nous semble quil faut remonter en amont pour en comprendre parfaitement les soubassements,
notamment idologiques, sinon largement invisibles. En 1961, Rivenc, directeur-adjoint du
17 Le terme postcolonial est entendre non pas au sens uniquement chronologique mais au sens conceptuel tel quil a t
donn par ses thoriciens issus du Commonwealth, savoir Edward Sad ([1978] 2005), Gayatri Spivak (1985) et K. Homi
Bhabha (1990 et 1994). Est postcoloniale toute culture affecte par le processus imprial depuis le moment de la colonisation
jusqu nos jours (Ashcroft, Griffith et Tiffin, 2012 : 14). Sur les tudes postcoloniales, voir infra chapitre 5 - 1.3.1. Le
paradigme postcolonial comme cadre de rfrence. 18 Mais lhistoire du FLE a aussi t soumise aux volutions ayant eu lieu dans lenseignement secondaire en France, soit dune
part la rvolution directe datant de la fin du XIXe sicle mais qui ne simpose en France qu partir de la rforme de 1902
et dautre part lclatement de la mthode officielle dans lEnseignement secondaire franais au cours des annes 60
(Puren, 1988 : 14).
CHAPITRE 1 Cadre conceptuel et mthodologique : une approche pluridisciplinaire de lhistoire du franais langue trangre
21
CREDIF, rappelait que les premires recherches autour de la didactique du FLE dataient du
dbut des annes 1950, avec la cration du CELE lorigine du franais fondamental.
Nous sommes dans une priode dvolution de lenseignement de notre langue dans le monde [...] Il est
certain que les organismes qui, au cours des trois ou quatre annes coules (peut-tre davantage pour
certains, mettons les dix dernires annes) ont tent de regrouper ltude de ces problmes dapplication
des recherches linguistiques cet objet spcifique : enseignement du franais ltranger, ces organismes
doivent se dvelopper et donner pleine efficacit leur action (Hessel, 1963 : 8)19.
Coste considre lui aussi que, ds 1955 samorce une priode dvolution acclre et de
renouvellement mthodologique dans lenseignement du franais langue trangre (Coste,
1970 : 7). Celui-ci est tributaire des vnements historiques.
De la mme manire que le mouvement de colonisation franaise en Afrique avait vu lmergence dune
spcialisation de lenseignement du franais aux coloniss, et les prmices dun nouveau type de rapport
la langue et la culture franaises, le mouvement qui mne lindpendance, dans les annes 1950-1960,
permet sur cette mme lance, la dfinition institutionnelle de ce qui va devenir le franais langue trangre
(Spath, 1999 : 67).
Les annes 1945-1962 donnent donc bien voir les dbuts du franais langue trangre en tant
que discipline.
1.2.2. Des dates historiques et symboliques
Les jalons proposs (1945-1962) sont loin de dlimiter une priode aux contours
parfaitement stricts, susceptibles de circonscrire les idologies dans le temps. En effet,
exception faite du franais langue communautaire de la francophonie, les autres reprsentations
prgnantes durant la priode tudie trouvent leur fondement avant mme 1945, quil sagisse
du franais langue de culture ou du franais langue pratique. Borner lhistoire des idologies ou
des mthodologies est donc un exercice dlicat, qui garde une part de subjectivit et darbitraire.
Dterminer notamment le terme de la priode tudier a suscit nombre de tergiversations et
constitue sans nul doute une des trois difficults majeures auxquelles nous avons t
confronte20. Nanmoins, nous avons retenu ces dates en raison de critres structurels :
lhistoire et le symbole.
La premire dnomination officielle du franais langue trangre date de mai 1957
(Reboullet, 1957). Pourtant, cet acte de naissance achve un long processus gestationnel dbut
certes lors de la colonisation mais acclr avec la Seconde Guerre mondiale et le mouvement
des indpendances. Lanne 1945 marque le retour de la France sur la scne internationale ainsi
19 Publication tardive de lintervention dHessel lors des Journes dtudes sur la Recherche universitaire et [l]enseignement
du franais langue trangre organises du 21 au 23 dcembre 1961 au CIEP. 20 Les deux autres difficults sont lies au choix ou non de procder une priodisation (voir infra chapitre 1 - 1.3. Lhistoire
par stratification : de lintrt et des limites de la priodisation) et la dlimitation du corpus (voir infra chapitre 1 - 4.3.1. La
difficile dlimitation du corpus).
CHAPITRE 1 Cadre conceptuel et mthodologique : une approche pluridisciplinaire de lhistoire du franais langue trangre
22
que la reprise dactivits de plusieurs institutions de diffusion du franais qui avaient ralenti
voire suspendu leur action pendant la guerre. Les retombes gopolitiques et conomiques de
la guerre jouent un rle de catalyseur en exacerbant des tendances dj latentes, tout en
stimulant la rnovation des mentalits et des pratiques. Cette rgnration entrane plusieurs
refontes ministrielles. Ainsi, en 1945 est cre au sein du ministre des Affaires trangres une
institution destine jouer un rle majeur dans la diffusion du franais : la Direction gnrale
des relations culturelles (DGRC), charge de rationnaliser et de redynamiser la politique
culturelle et linguistique lextrieur.
Lanne 1962, quant elle, marque la fin du dmantlement de lEmpire colonial franais
avec la signature des Accords dvian mettant un terme la guerre dAlgrie. Malgr leur
indpendance, la majorit des anciennes colonies dAfrique revendiquent lhritage
francophone. Cest dailleurs en novembre de cette anne-l que lidologie du franais comme
langue communautaire de la francophonie est objective par la publication du numro spcial
Le Franais langue vivante de la revue Esprit, no 311, qui fait figure de manifeste pour une
francophonie multipolaire. Mais nous avons aussi retenu cette anne en raison de la fin de
publication des Cahiers pdagogiques de lenseignement du franais en Amrique latine, qui
se retire devant le succs fdrateur du Franais dans le monde, cr en mai 1961 (Gagnaire,
dans CPEFAL, no 16, 1962 : 2), qui en simposant comme revue spcialise de rfrence,
matrialise la stabilisation du champ. Enfin, cette mme anne sachve la premire
planification quinquennale du ministre des Affaires trangres dans le domaine culturel et
linguistique (DGACT, 1959 a).
1.2.3. Combler un point sombre de lhistoire du FLE : tat des lieux de la recherche
Aussi pratiques soient-ils, ces critres structurels ne suffisent cependant pas justifier ce
bornage, que nous avons in fine dtermin en fonction des recherches pralablement effectues
dans le champ. Nous souhaitions en effet clairer un moment de lhistoire du FLE encore peu
explor. Bien avant le numro spcial du Franais dans le monde de 1998, portant
spcifiquement sur l Histoire de la diffusion du franais dans le monde (dirig par Frijhoff
et Reboullet), plusieurs linguistes et chercheurs ont entrepris de retracer lhistoire du franais
au dehors , comme lappelait alors le prcurseur Brunot21. Aujourdhui, lhistoire fait partie
21 Ferdinand Brunot, dont la colossale Histoire de la langue franaise des origines nos jours (onze tomes parus de 1905
1938 chez Armand Colin) peut tre considre comme une uvre structurant ce domaine et son auteur comme le pionnier, le
Matre, dans notre domaine particulier de lHistoire (Frijhoff et Reboullet, 1998 : 4).
CHAPITRE 1 Cadre conceptuel et mthodologique : une approche pluridisciplinaire de lhistoire du franais langue trangre
23
intgrante de la discipline FLE22. Nanmoins, un tat des lieux des principales tudes portant
sur lhistoire du FLE et la diffusion du franais met au jour un intrt moindre pour la priode
1945-1962, que ce soit du point de vue didactique ou institutionnel et politique.
Ds 1988, la revue Documents pour lHistoire du Franais langue trangre ou seconde,
publie par la Socit internationale pour lhistoire du franais langue trangre ou seconde
(SIHFLES) sous la tutelle de Reboullet et Coste, stait donne pour mission de faire
connatre et de promouvoir les travaux portant sur lhistoire de lenseignement et de la diffusion
du franais travers le monde (y compris donc en France et dans les territoires nagure partie
de lEmpire colonial) (Coste, 1988 : 4)23. Depuis, encourags et soutenus par ces pionniers,
les chercheurs se sont engouffrs dans cette brche.
Nombreuses sont les tudes de cas, lapproche et lapprofondissement de certains thmes et domaines qui
participent la construction de lhistoire du franais langue trangre. Les apports sont ponctuels ou
diachroniques, touchent lenseignement, la prsence, la fonction de la langue franaise hors de France
(Kok-Escalle, 1998 : 62).
Toutefois, les thses portant sur lhistoire du FLE adoptant une perspective internationale et
non monographique traitent soit de la priode antrieure la Seconde Guerre mondiale, soit de
la priode postrieure aux annes 1960. Les deux dernires dcennies du XIXe sicle sont en
effet celles durant lesquelles furent poses les bases de la politique linguistique et culturelle
franaise. Cet intervalle rassemble les fondements historiques de la discipline, cest--dire la
mise en uvre du cadre politico-idologique et des habitus de transmission fondamentaux
(Spath, 1996 : 7). Durant cette premire phase de la diffusion du franais ltranger,
linstitution de lAlliance franaise, qui en tait lacteur le plus actif, est choisie comme axe
privilgi danalyse24. Ainsi, la thse de Cortier (1997) porte sur lInstitution de lAlliance
franaise et [l]mergence de la francophonie de 1880 1914. Ces dbuts de la constitution du
franais langue trangre, dans le contexte colonial et postcolonial intressent aussi Spath
(1997) qui analyse La Formation du franais langue trangre [ travers] le paradigme
africain et [ses] enjeux, de la colonisation (1880-1900) aux indpendances (depuis 1960).
22 De trs nombreuses thses de doctorat en FLE, mme sur la priode contemporaine, dbutent ainsi par une partie historique
qui est vue comme une tape ncessaire pour contextualiser ltude. 23 La revue poursuit encore aujourdhui cet objectif : elle traite des aspects historiques, des questions de politique linguistique
et ducative, des thories et des mthodes denseignement et dapprentissage du franais langue trangre (FLE) et du franais
langue seconde (FLS), de linventaire et lanalyse des manuels ou des ouvrages (grammaires, dictionnaires, textes bilingues,
etc.), des institutions o le franais a t enseign, des auteurs qui ont marqu ce domaine de recherche, pendant la priode qui
stend de la Renaissance aux annes 1970, et cela dans les diffrents pays o le franais a t enseign (Extrait du site
Documents pour lhistoire du franais langue trangre et seconde http://dhfles.revues.org/, consult le 17/02/2014). 24 Cet intrt est d non seulement au fait que ce soit le premier grand acteur priv non-religieux, vou la diffusion de la
langue et de la civilisation de la France dans ses colonies et ltranger (Salon, 1983 : 85) mais aussi parce que toute la
diplomatie culturelle moderne, entre 1895 et 1910, allait sengouffrer [] dans cette brche mnage par lAlliance (Chaubet,
2006 : 13).
http://www.sudoc.abes.fr/DB=2.1/SET=9/TTL=2/CLK?IKT=1016&TRM=La+formation+du+franc%CC%A7ais+langue+e%CC%81trange%CC%80rehttp://dhfles.revues.org/
CHAPITRE 1 Cadre conceptuel et mthodologique : une approche pluridisciplinaire de lhistoire du franais langue trangre
24
Quant aux recherches portant sur la deuxime partie du XIXe sicle, elles prennent le plus
souvent comme point de dpart, ou de nouveau dpart, le dbut des annes 1960, comme dans
le cas de la thse de Spath (1997). En effet, 1961 tant lanne de publication de la revue du
Franais dans le monde, la revue a donn lieu plusieurs tudes approfondies, parmi
lesquelles Une Histoire de discours Une analyse des discours de la revue Le Franais dans
le monde. 1961-1981 par Moirand (1998), et LEnseignement de la civilisation : volution et
reprsentations dans le champ de la revue Le Franais dans le monde par Argaud (2001) qui
porte sur la priode 1961-1976. Seul le doctorat dtat de Coste (1987), Institution du franais
langue trangre et implication de la linguistique applique : contribution ltude des
relations entre linguistique et didactique des langues de 1945 1975 porte spcifiquement sur
cette priode.
Ce point sombre de la recherche lest encore davantage dans le domaine de la politique
de diffusion du franais. Les premires annes de la politique linguistique de la DGRC sont
peu, voire pas du tout tudies, bien que la premire planification linguistique et ducative date
de 195825, les tudes privilgiant soit les prmices comme la thse de Chaubet (2003) sur
LAlliance franaise et la diplomatie de la langue (de 1883 la fin des annes trente), soit lge
dor (Kienlen, 2008) de la politique extrieure, comme le colloque, portant sur LAction
culturelle extrieure franaise et francophone et les dfis de la mondialisation. De la remise en
cause ladaptation (1980-2006)26. Pour autant, il serait erron de dire quaucune tude ne
traite spcifiquement de la priode 1945-1962 de lhistoire de la diffusion du franais. Cest le
cas du doctorat dtat de Salon (1983), qui dresse un vaste panorama de LAction culturelle de
la France dans le monde de ses origines 1983. Mais, compte tenu de lampleur de la tche,
cette ambitieuse thse pionnire est contrainte souvent la gnralit (Chaubet, 2006 : 16).
Quant lutile ouvrage dirig par Coste (1984), Aspects dune politique de diffusion du
franais langue trangre depuis 1945, il a pour objectif avou, comme lindique le sous-titre,
de fournir des Matriaux pour une histoire travers le tmoignage des acteurs de lpoque
(directeurs de la DGRC et des laboratoires de recherche ; rdacteurs en chef de revues ; etc.). Il
conserve donc une vise limite parce que [] les contributions [] se prsentent plus
comme des tmoignages, des points de vue, des clairages locaux, des rflexions sur le
mouvement dune poque que comme les lments ajusts dune somme ou dune synthse
(Coste, 1984 : 5). En revanche, il nous a fourni, comme lesprait Coste, de fort utiles
25 Il existe bien quelques thses qui labordent mais sous langle uniquement culturel ou alors ponctuellement dans le cadre de
monographie par pays. 26 Colloque organis en 2008 par le Centre dhistoire de Sciences politiques sous la direction de Chaubet.
CHAPITRE 1 Cadre conceptuel et mthodologique : une approche pluridisciplinaire de lhistoire du franais langue trangre
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informations dans le cadre de nos recherches. En revanche, de nombreuses monographies par
pays, voire par rgion, ou suivant un angle spcifique de la diffusion ou de lenseignement du
franais, portent un regard synoptique sur une partie du champ, linstar de la thse de Varela
(2006) qui traite de la politique linguistique en Argentine. Mais, aucune ne traite exclusivement
sur la priode des prmices suivant une perspective globale, spcifiquement entre 1945 et 1962.
Cest donc ce maillon manquant de lhistoire de lenseignement et de la diffusion du franais
lextrieur que nous nous proposons de forger.
Bien que rcent, le champ du FLE est lobjet de multiples tudes, lesquelles portent
principalement sur la priode allant du dbut des annes 1960 nos jours. Elles analysent avec
minutie les unes la linguistique applique, les autres la mthodologie audio-visuelle ou encore
la politique linguistique et ducative, quelle soit franaise, europenne, internationale ou
locale, ou francophone. Nous avons choisi de laisser ces experts dans chacun de leurs
domaines respectifs le soin dapprofondir ces sujets. En effet, au risque de cder parfois la
gnralisation, notre volont a t daborder lensemble de ces sujets dun point de vue global.
Si les prtentions de connaissance systmatique apparaissent de plus en plus vellitaires, ce
nest pas une raison pour abandonner lide de totalit (Ginzburg, [1986] 1989 : 290). Les
prmices de la discipline FLE montre en effet avec vidence combien ils sont inextricablement
lis, alors que les recherches modernes tendent les dissocier et traiter politique, linguistique,
didactique et idologie comme des champs autonomes. Notre souhait, modeste, est que notre
travail participe lutter contre cette spcialisation qui borne la recherche et qui est finalement
dommageable pour tous (apprenants, enseignants, dcideurs politiques et locuteurs
francophones).
1.3. Lhistoire par stratification : de lintrt et des limites de la priodisation
De nombreuses recherches pistmologiques en FLE empruntent lhistoire la mthode
de la priodisation, qui trouve aussi la faveur des penseurs, de leschatologie chrtienne au
marxisme.
La priodisation est une construction de lhistorien, une faon de souligner les facteurs dunit et les
diffrences qui font passer de la continuit au changement. Priodiser, cest dpasser la description linaire
des faits pour proposer une interprtation de lhistoire (Coquery-Vidrovitch, 2004 : 33).
Argaud (2001 : 15) avait ainsi fait ce choix mthodologique pour traiter entre 1961 et 1976 de
lvolution de lenseignement de la civilisation dans la revue Le Franais dans le monde. Elle
citait lhistorien Prost pour se justifier, avanant que laction de priodiser est unanimement
lgitime [] La ngation absolue de la priode comme unit dynamique dun moment serait
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une dmission de lintelligence qui renoncerait la synthse (Prost, 1996 : 116). Il tait donc
tentant de prime abord de dfinir le moment de bascule entre les deux idologies majeures
structurant le champ : le franais langue de culture et le franais langue pratique. Reboullet,
sinterrogeant sur le bien-fond dune telle priodisation dans lhistoire du FLE, considrait
dailleurs que la fin des annes 1950 marquait une certaine rupture.
Dans le quart de sicle choisi [1950-1970], est-il lgitime dobserver des moments ? Ou un continuum ?
Il semble quon puisse distinguer un tournant dans les annes 1958-1960, marqu, entre autres, par le dpart
du premier plan quinquennal dexpansion et de reconversion des activits culturelles, la cration de la
DCCE, du CREDIF, du BEL, tournant qui sparerait deux priodes diffrentes par des modalits et le style
de laction, par lidologie dominante, par les acteurs principaux. La premire, en gros les annes cinquante,
a d remettre ou mettre en place des structures (cration de la DGRC), a d rinstaller et dvelopper les
tablissements franais ltranger, a d faire face aux consquences des crises ou guerres internationales
(dans les pays de lEst, dans lancienne Indochine, au Maroc, en Tunisie). Elle tmoigne surtout dune
extraordinaire activit gestionnaire. La deuxime priode, les annes soixante, si elle a eu affronter des
problmes de redploiement : en Algrie, en Afrique noire, semble avoir dispos de plus de recul pour
mener une rflexion sur le sens de laction culturelle et linguistique et sur les problmes pdagogiques qui
en dcoulent. Do des crations plus techniques : le CREDIF et le BEL dj cits, Le Franais dans
le monde [] ; une orientation francophone et internationale plus affirme : cration de lAUPELF [en
1961] [] ; une attention plus soutenue aux problmes des trangers professeurs de franais, la ncessit
de concevoir, pour eux, une formation continue et donc renouvele (Reboullet, 1984 : 116).
Notre ambition initiale tait donc et est longtemps reste, ce qui explique quon puisse encore
en trouver une trace dtablir de mme une telle priodisation. Notre hypothse originelle
prsupposait en effet une linarit, fonde sur la rsolution de la crise du franais langue de
culture (de 1945, et avant, jusquau milieu des annes cinquante) suivie de lavnement dun
franais pratique (du milieu des annes 1959 1962, et au-del). Pourtant, la priodisation a
rvl durant lanalyse ses limites, surtout pour une priode aussi courte que la ntre. Aussi
pratique soit-elle, elle nen conserve pas moins un caractre ncessairement grossier et
rducteur , de laveu mme dArgaud (2001 : 15). Reboullet, qui prconisait de distinguer un
avant et un aprs 1958, en tait lui aussi bien conscient et appelait manier ce bornage avec
vigilance. Si lon admet comme possible un tel dcoupage, encore faut-il tre attentif ne pas
en donner une interprtation trop contraste, voire manichenne (Reboullet, 1984 : 7). Et de
rappeler avec raison que le franais lmentaire27, qui rompait totalement avec la mthode et
lidologie traditionnelles et rvolutionna la pdagogie du FLE, avait t labor partir de
1951. Cet cueil menaait dautant plus notre travail en raison du choix de la priode tudie,
de sa brivet pour lhistoire des ides et de langle dapproche privilgi. En effet, une
priodisation est possible et mme tout fait souhaitable au sein dun champ restreint, comme
une revue ou un dpartement ministriel, mais elle ne rsiste pas une tude plus large qui
implique non seulement une multiplicit dagents mais aussi dangle dapproche, idologique,
27 Sur le franais fondamental, voir infra chapitre 4 - 3.3.2. Approche lexicologique : laboration du franais fondamental.
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didactique et politique. Bien que chaque sous-champ suive une dynamique gnrale analogue
qui tend homogniser les idologies et les pratiques jusqu une relative stabilisation en
1962, ils rpondent un rythme qui leur est propre. Cest pourquoi la priode de transition que
sont les annes 1945-1962 se caractrise par la superposition et lentrelacs de reprsentations,
de mthodes et de moyens daction dus lexistence dune pluralit dagents et de contextes
denseignement et dapprentissage. Lvi-Strauss (1962 : 230) considrait que les dates, qui
correspondent au codage de lhistoire, ne peuvent pas tre distribues sur un axe simple et
linaire : elles dterminent plusieurs strates et donc plusieurs niveaux de temporalit. Cest ce
qui est apparu au fil de notre analyse. Il aurait t artificiel de vouloir forcer lhistoire et de la
plier une quelconque volution chronologique. Ltude historique du champ du FLE met au
contraire en vidence une histoire quon pourrait dire tiroirs, complexe, qui nous semble bien
plus adapte notre objet que lapproche chronologique28. Dun point de vue global, lhistoire
du FLE se prsente plutt sous la forme de succession dpoques pistmiques discontinues,
qui sinterpntrent aux moments de bascule, avant de passer un nouveau systme stable.
1945-1962 est tout entier un moment de bascule, do la difficult de circonscrire lintrieur
de ces bornes des priodes homognes. Cest pourquoi nous avons renonc la priodisation
comme principe structurant de ce travail. Nous avons ainsi fait le choix dinsister certes sur la
continuit qui fonde toute pistmologie mais surtout sur la stratification propre au champ du
FLE durant cette priode charnire. Une idologie linguistique ne se substitue jamais
entirement la prcdente, tout comme les mthodologies du franais grammaire-traduction,
directe, structuro-globale audio-visuelle, communicative ne se succdent pas avec la prcision
que suggrerait une fresque linaire. LHistoire des ides comme celle de lenseignement est
tisse de rsurgences et dinterdpendances que la priodisation ne pourrait pas assez mettre en
vidence, laissant entendre tort quil y a rupture l o il y a simplement changement
dquilibre.
28 Voir infra lannexe 3 frise chronologique de lhistoire tiroirs du FLE entre 1944 et 1962 .
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2. Pour une histoire en didactique du franais langue trangre et seconde 29
2.1. Le dcloisonnement des disciplines
Quelle que soit lautonomisation qui sest opre par la suite avec linstitutionnalisation
du champ du FLE, celui-ci conserve un caractre ontologiquement pluriel et ne se rduit
nullement un ensemble de techniques pdagogiques. Seule la mconnaissance de la
dimension historique, caractristique des annes soixante permet de rduire le FLE son
dispositif mthodologique et thorique (Spath, 1996 : 7). Comme nous lavons soulign30,
ce champ entretient en effet des liens troits avec de nombreuses disciplines voisines qui se
donnent pour objet la langue, mais aussi la culture et le savoir ainsi que leur appropriation.
Lhistoire des pratiques et des thories qui ont prvalu dans lenseignement, lhistoire des mouvements de
population et dides et, bien sr, des fluctuations politiques et conomiques qui contribuent la
dissmination dune langue intressent directement une discipline dintervention comme la didactique et,
au-del, tous ceux que concernent les questions damnagement et de politique linguistique (Coste,
1988 : 4).
Mais lapprhension dune ralit si vaste, qui sapparente la dynamique de lesprit telle que
la concevait lhistorien Dumzil, peut sembler une aporie31. De fait, ltude du champ du FLE
nest pas sans soulever certaines difficults, non seulement en raison de lapproche globalisante
que nous avons choisie mais aussi en raison des difficults internes au domaine.
La saisie dun objet de recherche dans [le domaine de la didactique des langues et des cultures] est complexe
et tend facilement engendrer des questionnements foisonnants largis, la fois ncessaires pour situer les
problmes, mais galement porteurs de risques mthodologiques (Martinez, 2011 : 2).
Malgr cette mise en garde, le Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures
(Blanchet et Chardenet, 2011) invite ne pas abandonner pour autant toute ambition
scientifique.
Cette volatilit ninterdit pas la recherche, elle incite en mesurer la difficult, la richesse, la complexit.
Elle invite sen donner les moyens et en voir les limites. Elle nous rappelle une thique o les
dclarations dintention ne suffisent pas et o le dogmatisme na pas sa place. Eurka jai trouv ne
se dit gure en langue didactique (Martinez, 2011 : 443).
29 Nous empruntons ce titre larticle de Spath (2014 b) qui propose des bases mthodologiques rnoves pour faire
lpistmologie du FLE. 30 Sur le champ du FLE, voir supra introduction. 31 Lors de la rception de Dumzil lAcadmie franaise, Lvi-Strauss dplorait cette spcialisation : ceux qui font
profession dtudier lhomme pensent souvent avec nostalgie des sicles passs o les crateurs taient dun format qui nous
semble hors datteinte aujourdhui : auteurs duvres immenses dj par le volume, qui rompent avec les ides reues,
bousculent les disciplines, inventent entre celles-ci dautres rapports, et transforment mme les rgles du fonctionnement de la
pense. Nous doutons que de tels exploits soient encore ralisables une poque o, pourrait-on croire, tout a t dit et redit,
toutes les voies explores [...] Faisant de ces constatations dsabuses notre excuse, nous nous rsignons donc au cloisonnement
et la spcialisation , Rponse de Lvi-Strauss au discours de rception de Georges Dumzil, le 14 juin 1979, disponible sur
le site de lAcadmie franaise http://www.academie-francaise.fr/reponse-au-discours-de-reception-de-georges-dumezil,
consult le 22/10/2012.
http://www.academie-francaise.fr/reponse-au-discours-de-reception-de-georges-dumezil
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La seule faon dtudier un tel objet est donc de privilgier le dcloisonnement des disciplines.
Puren affirmait dj en 1988 quune histoire de lenseignement :
devrait inclure une tude systmatique de tous ses aspects, administratifs bien sr (flux des lves,
organisation des cursus et des examens, rpartition gographique de cet enseignement...), mais aussi
conomiques, sociologiques, politiques, idologiques, etc. (Puren, 1988 : 20).
Cette exigence de transdisciplinarit a t maintes fois renouvele depuis, notamment au nom
de ce que :
le FLE, en tant que discipline constitue, ne peut faire lconomie dune rflexion politique sur ses
conditions historiques dmergence et dexistence, ce qui revient poser en clair la question de lautonomie
politique de la didactique et de ses applications pdagogiques (Spath, 1996 : 4).
Ainsi, dans le domaine du FLE, il faut articuler constamment les quatre plans politique,
thorique, mthodologique et pdagogique, comme le propose Spath (1998 b : 53-61). En
effet, non seulement les paramtres historiques, politiques, conomiques et idologiques sont
trs importants pour la dfinition des politiques linguistiques (Cuq et Gruca, 2005 : 24) mais
encore ils sont fondamentaux pour llaboration des didactiques des langues. Pour ce faire, il
est ncessaire de varier les chelles, du niveau le plus microscopique (lindividu, lapprenant et
lenseignant) au plus macroscopique (les institutions dans le temps).
Lide force attache celle de variation dchelle est que ce ne sont pas les mmes enchanements qui sont
visibles quand on change dchelle, mais des connexions restes inaperues lchelle macrohistorique [...]
Lhistoire, elle aussi, fonctionne tour tour comme une loupe, voire un microscope, ou un tlescope
(Ricur, 2000 : 268).
Pour apprhender le champ du FLE dans sa totalit et sa diversit intrinsque, il est ncessaire
de procder cette variation dchelle32 prconise par Ricur, des pratiques de classe telles
quelles sont reprsentes travers les revues pdagogiques aux politiques linguistiques. Le
changement dchelle appelle privilgier une analyse des collaborations multidisciplinaires
qui constituent [...] la seule approche pertinente dun phnomne ducatif quel quil soit
(Porcher, 1984 : 252). La transversalit est incontournable et il faut prendre en considration,
outre la linguistique et la didactique, les diffrentes dimensions du champ que sont les
disciplines connexes de lconomie, de lhistoire et de la sociologie (Porcher, 1984 : 253)33.
32 Lexistence de plusieurs chelles offre lalternative mthodologique suivante : ou bien sacrifier la connaissance de
llment individuel la gnralisation (plus ou moins rigoureuse, plus ou moins formulable en langage mathmatique), ou
chercher laborer, ft-ce ttons, un paradigme diffrent, bas sur la connaissance scientifique (mais dune scientificit qui
rest[e] dfinir) de lindividuel (Ginzburg, [1986] 1989 : 265). Les sciences naturelles, et plus tard humaines, ont opt pour
la premire voie. Mais, comme en mdecine o les incertitudes demeurent, les sciences humaines nchappent pas aux
contradictions pistmologiques (Ginzburg, ibid. : 271). 33 En revanche, nous nabordons pas ici la biologie, la psychologie, lethnologie ni la logique qui comptent pourtant aussi, selon
Porcher (1984 : 253), parmi ces disciplines connexes.
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2.2. Une approche phnomnologique de lhistoire
Toute tude de la didactique du franais ltranger ne peut faire limpasse sur le
contexte historique qui en dpend autant quelle dpend de ce dernier car tout champ sinscrit
dans une histoire quil dtermine autant quil est dtermin par elle (Argaud, 2001 : 123). La
diffusion du franais ltranger, et corollairement les reprsentations qui lui sont associes,
sont directement tributaires des vnements historiques et politiques. Les recherches de plus en
plus nombreuses sur lhistoire de la diffusion et de lenseignement du franais dans le monde
tmoignent de ce que :
lhistoire du franais langue trangre et seconde ne constitu[e] pas un isolat ; quelle [est] dtermine par
les faits majeurs de lhistoire mondiale, surtout europenne (rvolutions, grandes guerres, crises
conomiques, etc.) ; et que cette conjoncture mouvante contribu[e], en aval, crer des fluctuations
dans la demande et loffre (Frijhoff et Reboullet, 1998 : 5).
Ainsi, poser ce cadre historique permet de rendre compte dun primat travers lequel, en
partie, se comprend le rapport la culture et la langue franaises (Spath, 1996 : 32). Dans
le champ du FLE, cet impratif est encore renforc par le caractre international de la discipline.
Mme si la classification dtrangre est potentiellement disponible pour toutes les langues naturelles, [...]
cest la diffusion dune langue particulire, quelle soit culturelle ou politique, qui actualise cette
potentialit [] Ces causes premires sont a priori extra-didactiques. Mais, parce quelles conditionnent
la gographie linguistique actuelle, qui est le macrocadre de son champ, la recherche en FLE ne peut les
ignorer. ce titre, lHistoire, quelle soit vnementielle ou culturelle, est une discipline de rfrence
fondamentale pour le FLE, qui, son tour, est lun de ses agents [...] Plusieurs grandes avances
mthodologiques dans son enseignement aux trangers se sont en partie faites sous la pression
dvnements non didactiques (la guerre de 1870 ou la dcolonisation par exemple) (Cuq et Gruca,
2005 : 17-18).
Ainsi, entre 1945 et 1962, des vnements tels que la prise dindpendance des colonies,
lmergence du tiers-monde, la construction de lEurope, la monte en puissance des tats-
Unis, la mondialisation font partie intgrante de lhistoire de la diffusion et de lenseignement
du franais langue trangre. Loin de recourir lhistoire comme un simple dcor
historique (Spath, 2014 b : 229) qui prendrait place dans un cadre pr-format (Spath,
ibid. : 230), nous avons au contraire cherch articuler histoire sociale et histoire de la
discipline34 afin de lapprhender dans son processus dynamique et sa ralit plurielle. Ainsi,
du point de vue mthodologique, notre approche sinscrit dans la filiation de celle de Spath
(1996, 1998, 2010) qui plaide pour la refondation, devenue ncessaire, de l histoire en
didactique du franais langue trangre . Elle conseille pour ce faire :
34 Deux dangers menacent en effet le chercheur en FLE, tent malgr lui de faire de lhistoire un instrument au service dun
historicisme avr (Spath, 2014 b : 230) : lhyper-constructivisme, cest--dire la mise en place et la transmission de
rcits historiques trs construits qui donnent sens au prsent et le prsentisme [] o lomnipotence/prsence du prsent
favorise le brouillage histoire/mmoire (Spath, ibid. : 230).
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[d]affermir [] une rflexion historique large et sur du temps long pour viter lcueil du technicisme
une discipline qui, pour des raisons qui tiennent au mythe de son histoire rcente (laprs Seconde Guerre
mondiale) ou lidologie de lharmonisation des pratiques dans une ingnierie de la formation, ou bien
encore la rupture pistmologique quelle a instaure dans lenseignement des langues, sen tient le plus
souvent au prsentisme (Hartog, 2003) ou une histoire oriente vers la sociologie des institutions ou
encore une histoire des mthodologies (Puren, 1988), parfois trop vulgarise (Spath, 2014 b : 228).
En effet, dans le cadre dune discipline rcente comme le FLE, cest un lieu commun des thses
contemporaines que de consacrer une partie du travail dresser un tableau historique du
contexte, parfois artificiellement rattach ltude elle