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Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie et d'histoire]. 1986.
1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].
ÉTVDES
janvier 1986
1+ Nicaragua, la révolution enlisée
f La doctrine du Front National
Galaxie B.D.
L'Eglise et les immigrés
Diplomate près le Saint-Siège
Le visage de la tendresse de Dieudécouvert dans les heurtset les joies de la vie,dans le bonheur de l'amouret l'épreuve de la mort.Le livre d'un hommefasciné par l'Evangile.
cana
Coll.
«L'évangile
lu par..»
dirigée
par Xavier
de
Chalendar
256 p.75 F
400 p.116 F
Pour chaque dimanche et
chaque fête des trois années
liturgiques, un doublecommentaire de l'Evangileet une introductionaux deux premières lectures.
DDB
Collection
Letempsd'une vie
274 p.84 F
Dans les bidonvilles de Nanterre,en Algérie, sur les routesdu monde, François Lefort,prêtre et médecin, a l'audacedes missions impossibles.Une aventure de courageet d'amitié racontée avechumour et passion.
DESCLÉEDEBROUWER
MTVMMa
Viennent de paraître
e Série "L'héritage du Concile"
LE CHOC DES MÉDIAS
par: M. Boullet
TOME 364, N° 1 (3641) JANVIER 1986
porte-parole de l'Episcopat
• "Bibliothèque d'Histoire
du Christianisme"
LES PAUVRES ET LA PAUVRETÉ
I. Des origines au XVe siècle
par: P. Christophe
professeur de l'Institut
CatholiguedeLille Desclee
Len° 33 F
ÉTVDES JANVIER 1986
Perspectives sur le monde
5 Nicaragua, complexité d'une révolution
PHILIPPE BURIN DESRoztERS, journaliste, politologue
Le régime sandiniste se durcit. Les pressions extérieures y sont pour beaucoup,
mais aussi la logique de son inspiration léniniste, à l'oeuvre dès les debuts.
15 Margaret Thatcher, un portrait politique
MICHAEL HEARN, Master of Arts, docteur en Sciences politiques,
chargé de cours à l'Université de Paris-Sorbonne
Longtemps dirigée par des gestionnaires, la Grande-Bretagne risquait d'oublier ce
qu'est un tempérament. Un bilan de six années de gouvernement conservateur.
Situations et positions
27 La doctrine du national-populisme en France
PIERRE-ANDRÉTAGUIEFF,philosopheet politiste,C.N.R.S., Paris
Synthèse de courants divers, voire contradictoires, la doctrine du Front se laisse
repérer dans le discours du leader et de ses amis. National-populisme, cette doc-
trime incohérente est trop souvent voilée par la polémique, et donc ignorée.
Art, formes et signes
47 Dans la galaxie B.D., « Yoko Tsuno »
MAURICETOCHONm.s., professeurde Lettres
La Bande dessinée est devenue un fait culturel, dont la richesse peut rivaliser avec le
roman ou le cinéma. A titre d'illustration, l'analyse d'une B.D. pour enfants qui
connaît un certam succès, Yoko Tsuno, par Leloup.
57 Le testament de Roger Martin du Gard
PIERRE-ROBERTLECLERCQ
Roman inachevé, Le Lieutenant-colonel de Maumort, qui pourrait être une auto-
biographie romancée, nous livre Martin du Gard avec une présence que le temps
n'attenue pas.
Choix de films 65
JEAN COLLET PIERRE GABASTON JEAN MAMBRINO
L'Année du dragon, de Michaël Cimino Tokyo-Ga, de Wim Wenders Cuore, de
Luigi Comencini -Intolérance, de D.W. Griffith.
Essai
Désarrois culturels 73
ABELJEANNIÈRES.j.
Ce que l'on appelle rencontre des cultures n'est souvent aujourd'hui qu'une conver-
gence de désarrois devant des traditions menacées par la modernité. Or, ce n'est
pas d'un repli sur le passé que peut surgir un sens, mais d'un dialogue dans la luci-
dité.
Questions religieuses
L'Eglise catholique devant l'immigration 87
ANDRÉ COSTES s.j., secrétaire de la Commission épiscopale des Migrations
A partir des années soixante-dix surtout, la voix de la hiérarchie catholique est
venue appuyer les chrétiens qui, sur le terrain de l'immigration, n'hésitaient pas à
affronter l'indifférence, voire la résistance, de leur propre communauté.
Synode 1985 103
JOSEPH THOMAS S.j.
Diplomate près le Saint-Siège 111
OLIVIER DE LA BROSSEo.p., attaché ecclésiastiquede l'Ambassade de France près le Saint-Siège
L'Etat du Vatican tiendrait à l'aise dans le Bois de Boulogne, mais cent quatorze
pays jugent bon d'accréditer des diplomates près le Saint-Siège. Si l'on sait que leur
doyen était naguère l'ambassadeur de. Cuba, on soupçonnera que la réalité peutêtre plus complexe que la fiction.
Revue des livres 125
Choix de disques 141
AU SOMMAIRE DU PROCHAIN NUMÉRO
La vietnamisation du Cambodge • L'Initiative de Défense stratégique
Nouveaux judaïsmes israéliens
Amis lecteurs,
Je fais appel à vous d'ordinaire lorsque des difficultés
financières apparaissent. Et votre réponse a toujoursété jusqu'ici au-delà des espérances. Si cette fois nous
vous demandons de nous faire part de noms et d'adres-
ses de personnes susceptibles de s'intéresser à Etudes
(vous avez trouvé une fiche jaune à remplir et à retour-
ner dans le numéro de décembre), c'est parce qu'il s'agit
plutôt d'accélérer et de fortifier un rétablissement heu-
reux.
En effet, à l'érosion qui depuis une dizaine d'années
affectait faiblement les abonnements payants, succède
pour la deuxième année consécutive une très nette aug-mentation de leur nombre. Sur deux ans, un accroisse-
ment de 10% net est un chiffre tout à fait encourageant
pour une revue exigeante comme la nôtre. Nos prix ont
dû être réajustés fortement, et cependant la fidélité des
lecteurs anciens et l'intérêt de nouveaux abonnés ont
permis de progresser.
Je voulais vous faire part de cette bonne santé de la
revue. Grâce à vous, nous pouvons, nous devons fairemieux encore. Les adresses que vous nous donnerez
nous permettront de faire connaître davantage une
publication qui vous est chère.
Merci d'avance, et excellente année 1986 à tous.
PAULVALADIER
rédacteur en chef
Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris janvier 1986 (364/1) 5
Perspectives sur le monde
Le Nicaragua
complexité d'une révolution
EVOQUER
la complexité de la révolution sandiniste n'est pas
faire l'économie d'une prise de position, ni rechercher par
prudence un compromis entre des interprétations différentes, mais
rendre compte d'une spécificité. On ne peut pas enfermer darfc un
schéma simpliste une révolution aux interactions mutiples, où les
niveaux de compréhension sont nombreux.
Le Nicaragua ressemble à la bille qui dans un jeu hésite entre
des pôles différents. Pôle occidental, c'est-à-dire respect du plura-
lisme politique, de l'économie de marché et d'une culture large-
ment influencée par la religion chrétienne. Pôle tiers-mondiste,
c'est-à-dire recherche, en solidarité avec les autres pays du
« sud », d'un véritable non-alignement, permettant l'accès à la
dignité de nation malgré l'hégémonie des grandes puissances. Pôle
socialiste, c'est-à-dire conception critique du système capitaliste et
de la « démocratie bourgeoise ».
Les forces qui poussent vers l'un ou l'autre de ces pôles sont,
elles aussi, diverses. L'idéologie adhésion aux principes de la
démocratie, du nationalisme ou du marxisme-léninisme. La stra-
tégie et la tactique méthode et rythme de mise en application de
tels principes, compte tenu des réalités. Enfin, le déterminisme,
dans la mesure où les sandinistes suivent des événements qu'ils ne
contrôlent pas. Loin d'interdire l'analyse, une telle complexité la
rend nécessaire. Et la situation tragique du Nicaragua ne justifie
en rien la dissimulation de la vérité.
LE NICARAGUA
6
LA RÉFÉRENCE IDÉOLOGIQUE DES SANDINISTES
LE MARXISME-LÉNINISME
Evoquer le marxisme-léninisme comme la référence idéologiquedes sandinistes, n'est-ce pas réveiller les vieux épouvantails de
l'histoire latino-américaine selon lesquels, depuis la révolution
mexicaine jusqu'à la doctrine de la « sécurité nationale tout
mouvement « subversif » de l'ordre établi est inévitablement de
nature « communiste » ?
Arbenz au Guatemala n'était pas marxiste. Allende au Chili
n'était pas léniniste. Fidel Castro, en 1959, n'était probablement
pas marxiste. Mais les sandinistes, en juillet 1979, sont des
marxistes-léninistes. Certes, une telle identité n'a pas été procla-mée officiellement. Mais les indices sont nombreux, plus ou moins
explicites, depuis les textes fondateurs de Carlos Fonseca Amador
jusqu'à certains discours des commandants qui font entorse à la
prudence habituelle. Un discours prononcé par Humberto Ortegaen 1982 est particulièrement significatif. Prononcé par le ministre
de la Défense, identifié pour ce motif comme l'homme fort du
régime, frère du président de la République et appartenant comme
lui à la tendance insurrectionnelle du FSLN (Front sandiniste de
Libération nationale, que l'on s'est plu à définir comme social-
démocrate), ce discours a le mérite de réfuter la croyance solide
selon laquelle il existerait une diversité idéologique au sein du
Front. En réalité, le marxisme-léninisme est bien la référence idéo-
logique commune aux trois tendances représentées au sein de la
direction nationale du Front par les neuf « commandants de la
révolution ».
Peut-on minimiser l'importance de l'idéologie ? Le précédentcubain a montré que celle-ci n'avait pas moins de poids sous les
tropiques qu'en Europe de l'Est. Afin de laver les commandants
du soupçon idéologique, on avance qu'ils n'auraient jamais lu Le
Capital c'est sous-estimer leur curiosité intellectuelle, mais aussi
ignorer que le dogmatisme s'accommode mieux d'une vulgate qued'un recours direct au texte.
Mais l'idéologie sandiniste est avant tout, à la différence des
partis communistes orthodoxes, l'expression d'un mouvement de
libération nationale qui revendique sa filiation par rapport au san-
dinisme de Sandino. Au-delà-du marxisme (Sandino n'était pascommuniste), le trait commun est l'anti-impérialisme, c'est-à-dire
l'irrésistible aspiration à combattre l'hégémonie de l'impérialismeaméricain. Cuba, en satisfaisant ce sentiment viscéral, avait
7
ouvert une brèche en Amérique latine. Mais si le recours au
marxisme-léninisme, conséquence du rapprochement avec le
camp socialiste, est apparu comme le meilleur moyen de garantir
la survie du régime en construisant un Etat fort et militarisé, la
facture était lourde sacrifice de la démocratie interne et dépen-
dance à l'égard du camp socialiste. Le Nicaragua répète l'expé-
rience cubaine, mais, victime d'une position géo-politique beau-
coup plus fragile, paye un prix beaucoup plus élevé.
En fait, le syncrétisme « jacobin-léniniste » se retourne contre le
nationalisme. Qualifiant les Etats-Unis d'« ennemi de l'huma-
nité », les sandinistes ne sauraient prétendre à un véritable non-
alignement. Ils partagent avec le camp socialiste la même concep-
tion de l'impérialisme indissociable du capitalisme et de la
« démocratie bourgeoise ». L'opposition récuse la prétention des
sandinistes d'incarner à eux seuls le principe national et dénonce la
dénaturation de ce dernier, par le recours à une idéologie « étran-
gère à la culture nationale » et par la confusion entre le parti et la
nation c'est là le sens de la critique faite par l'Eglise catholique et
les partis d'opposition au « service militaire patriotique » (SMP).
Le léninisme des sandinistes est avant tout une technique de
conquête et de conservation du pouvoir. En juillet 1979, les sandi-
nistes ont « occupé » et « partagé » le pouvoir après une insurrec-
tion générale qui bénéficiait d'un large soutien dans le pays (peu-
ple, bourgeoisie, Eglise catholique) aussi bien qu'à l'étranger.
Malgré le petit nombre des militants qu'ils comptaient au départ,
mais profitant de la faiblesse de la « bourgeoisie nationale », de la
détention des armes et de leur prestige initial dans la population,
ils ont, en 1980, transformé l'occupation en « conquête » du pou-
voir, notamment en modifiant la composition du Conseil d'Etat.
L'organisation du pouvoir repose sur le principe d'une avant-
garde identifiée à la révolution et au peuple, détentrice de la vérité
et du sens de l'histoire, une fois pour toutes, malgré des erreurs de
parcours. Cette structure verticale étend ses ramifications à tra-
vers les organisations de masse, courroies de transmission qui
investissent l'ensemble du tissu social syndicats UNAG
(Syndicat des petits et moyens agriculteurs), CST (Centrale sandiniste
des travailleurs), ATC (Association des travailleurs ruraux)
associations comme l'AMLAE (association féministe) communau-
tés chrétiennes de base et surtout les fameux « comités de défense
sandinistes » (CDS) qui, avec plus ou moins d'efficacité, quadril-
lent l'ensemble du pays, quartier par quartier. L'intégration au
sein de ces organisations a bénéficié de l'enthousiasme initial.
Aujourd'hui, elle se fonde surtout sur l'opportunisme et la crainte.
Exemple un petit paysan qui pour diverses raisons refuse de
LE NICARAGUA
8
s'affilier à l'UNAG, ne pourra pas, ou difficilement, se procurercertains biens rares et aujourd'hui tout est rare au
Nicaragua et paiera plus cher ce qu'il pourra acquérir semen-
ces, engrais, crédit, etc.
L'idéologie viseà « conscientiser » les résistances qui demeurent
dans la société. A cet égard, la jeunesse, de qui dépend l'avenir de
la révolution, est la cible principale des sandinistes. Le systèmeéducatif ou le service militaire ne visent pas seulement à éduquerou défendre la patrie, mais à inculquer une idéologie.
Le marxisme-léninisme est une forme spécifique de légitimité
qui pose comme dépourvue de sens la question de l'alternance et
perçoit comme une plaie à guérir toute dissonance par rapport à
l'unité harmonieuse d'un pouvoir qui intègre en lui le corps social.
Dans ce contexte, l'espace démocratique n'est qu'un résidu. Les
élections du 4 novembre 1984 doivent être analysées dans cette
perspective. Les sandinistes ne croient pas au principe électoral
comme source de légitimité remarquablement attentifs à soignerleur image, ils recourent à l'élection pour satisfaire les attentes de
l'opinion internationale. Le déroulement de ces élections semble
avoir été effectivement démocratique des partis en compétition,le vote secret, des observateurs étrangers, bref, une organisationminutieuse avec assistance étrangère (suédoise). Et pourtant, quel-
que chose fait défaut. Les sandinistes ont organisé ces élections
parce qu'ils savaient qu'ils les gagneraient, compte tenu d'une
réserve de popularité héritée de l'insurrection, ainsi que d'une
mobilisation intense de la population, grâce notamment au zèle
des CDS et au contrôle de la télévision (les informations à la télévi-
sion ou à la radio sont un moyen privilégié de propagande dont
l'opposition est privée). Au lendemain des élections, la situation
est optimale pour le régime qui bénéficie d'une seconde source de
légitimité, d'une reconnaissance démocratique et de la marginali-sation de la principale force de l'opposition, la CDN (Coordina-tion démocratique nicaraguayenne elle regroupe plusieurs partiset syndicats, ainsi que l'organisation patronale COSEP). Qui plus
est, Arturo Cruz (candidat à la présidence de la République
jusqu'en octobre 1984, date à laquelle la CDN se désista définiti-
vement) devient une cible facile pour les sarcasmes des sandinis-
tes qui tournent en dérision ce « démocrate» en ralliant la FDN
(Force démocratique nicaraguayenne, principale force armée de la
Contre-révolution), il est devenu l'allié des somozistes. Mais la
question est posée s'est-il lui-même exclu du jeu politique ou bien
les sandinistes eurent-ils l'habileté de l'y contraindre ?
9
Enfin, une forte présence chrétienne est à coup sûr une origina-
lité de la révolution sandiniste qui se complaît à recourir à un
vocabulaire mystique, aux mots « pardon », « amour », « géné-.
rosité ». Quelle que soit la référence idéologique de ces chrétiens,
depuis un marxisme ouvert, lucide et modéré, jusqu'à un certain
fanatisme messianique, il semble que leur préoccupation soit sur-
tout de justifier la révolution, afin de mieux la défendre. Ce qui est
certain, c'est que leur présence ne modifie en rien l'optique idéolo-
gique du FSLN.
UNE RÉVOLUTION PRAGMATIQUE
Un bon marxiste-léniniste n'est-il pas nécessairement pragmati-
que ? Le meilleur signe de l'authenticité léniniste des sandinistes
serait donc leur pragmatisme. Celui-ci peut être mesuré au sort
réservé aux trois principes qui font figure de charte officielle du
sandinisme pluralisme politique, économie mixte et non-
alignement.
Une telle évaluation est difficile. Première difficulté la défini-
tion. Où commence et où s'achève le pluralisme politique ou l'éco-
nomie mixte ? A quelle conception du non-alignement est-il fait
référence ? Les sandinistes jouent d'une telle ambiguïté lorsqu'ils
vendent à l'étranger l'image de leur révolution. Seconde difficulté
la révolution est un processus dont les fluctuations sont imprévisi-
bles. Il y a une sorte de va-et-vient on fait, défait, refait. Troi-
sième difficulté le régime n'est pas un état de droit au sens strict.
Ce qui est appliqué est parfois en deçà ou au-delà de ce que prévoit
la loi.
Les décrets pris en octobre 1985, suspendant un certain nombre
de libertés publiques, illustrent assez bien ce flou. La presse inter-
nationale a crié au basculement du régime. Il ne s'agissait pourtant
que d'un retour à la situation d'état d'urgence établie en mars
1982. Avec un peu de recul, la presse s'étonne aujourd'hui que la
vie quotidienne ne se soit pas modifiée depuis les dernières mesu-
res. En fait, la continuité l'emporte. L'état d'urgence n'a pas insti-
tué un état terroriste et l'arbitraire n'avait pas attendu mars 1982
pour exister. Après l'ouverture relative liée à la campagne électo-
rale, la parenthèse s'est refermée d'elle-même au lendemain des
élections.
Pluralisme, certes un éventail de partis politiques disposant de
locaux et de cadres qui se distinguent par le degré d'intensité de
leurs liens avec le FSLN des syndicats et des associations un
quotidien d'opposition, La Prensa, et plusieurs radios privées
une rumeur politique qui s'exprime avec une assez large liberté.
Mais on peut aussitôt préciser que l'opposition est condamnée à la
LE NICARAGUA
10
marginalisation. Le FSLN détient les rênes d'un jeu politique qu'ilmanœuvre à sa façon, recourant à la menace depuis la suspen-sion des passeports jusqu'à l'arrestation pour quelques heures,
quelques jours, quelques mois, en passant par la censure, quoti-dienne pour La Prensa les radios sont interdites d'informations.
Les moyens de l'opposition sont en définitive dérisoires, comptetenu du domaine réservé des sandinistes contenu des program-mes scolaires, contrôle des organisations de masse et principale-ment des organisations de quartier (CDS), contrôle de la télévision
et monopole des informations audio-visuelles.
Liberté ou persécution religieuse ? Les mots nourrissent une
polémique aussi vive que l'imprécision qui les entoure. Où com-
mence, où s'achève la « liberté », la « persécution Nreligieuse ? Il
est clair que la liberté de culte est totale, plus importante que dans
la France de 1905, puisque les processions religieuses sont autori-
sées. Pour les autorités ecclésiastiques, toutes les occasions sont
bonnes pour occuper la rue (fêtes de la Purissima, de Santo
Domingo, de San Sebastian, etc.). Au total, la pratique religieuse,non sans arrière-pensée politique, est aujourd'hui plus importante
qu'elle ne l'était avant 1979. Il est vrai que les chrétiens peuventêtre membres du FSLN. Vrai aussi que la majorité des écoles sont
privées, que l'instruction religieuse est autorisée dans les écoles
publiques. Mais ici s'achève la liberté et là commence la persécu-tion. Il n'y a pas laïcité de l'enseignement, car l'école comme le ser-
vice militaire sont lieux de formation idéologique. Et les sandinis-
tes ne tolèrent pas que l'Eglise prenne position sur les problèmesde société. Lorsque c'est le cas, la persécution devient aussi carica-
turale que dans les démocraties populaires tout moyen est bon
pour tourner en dérision les autorités religieuses.Economie mixte, certes. Le secteur privé demeure important
dans l'industrie, le commerce et l'agriculture. La réforme agrairene fut-elle pas très prudente ? Pas d'expropriation au-dessous de
350 manzanas sur la côte Pacifique (700 manzanas sur la côte
Atlantique 1 manzana fait environ 0,7 ha). Mais il est vrai
aussi que des pressions s'exercent sur le petit paysan, afin qu'il
s'organise en coopérative où le caractère privé de la propriété n'est
que très formellement préservé. Le secteur privé porte en lui le
péché originel de la propriété. L'étatisation du commerce intérieur
est une manière de contrôler les bénéfices. On ne peut en fait par-ler d'économie de marché. Cette situation que l'on pourrait résu-
mer en une formule propriété, oui accumulation, non est
en fait la résultante d'objectifs contradictoires nécessité politique
11
d'éviter la rupture avec la petite bourgeoisie et, simultanément, de
contrôler la population nécessité économique de maximiser les
résultats et d'organiser l'économie de guerre nécessité d'arbitrer
entre le dogme et l'urgence.
Non-alignement, certes. Le Nicaragua s'est attaché à diversifier
ses soutiens internationaux, afin d'échapper à la polarisation Est-
Ouest. Les soutiens européens et latino-américains sont de pre-
mière importance pour le Nicaragua. On peut considérer comme
historique l'attitude de l'OEA (Organisation des Etats américains)
refusant en 1979 de se prêter au projet nord-américain d'une inter-
vention inter-américaine contre le Nicaragua. Le groupe de
Contadora apporte la preuve de la détermination latino-
américaine à ne pas laisser aux « grands » la solution de la crise
centre-américaine. Il est pourtant difficile de négliger l'enjeu mon-
dial du conflit. Lorsque le Nicaragua jette l'anathème sur la
« démocratie bourgeoise » costa-ricienne ou soutient la guérilla
salvadorienne, on ne peut ignorer qu'il existe un enjeu idéologique
qui concerne l'ensemble de l'Amérique latine. La lecture du quoti-
dien officiel Barricada montre à l'évidence que l'analyse sandiniste
des relations internationales ne renvoie pas les deux grandes puis-
sances dos à dos. Avec une certaine prédilection (paradoxale)
pour les thèmes du pacifisme et du désarmement, les sandinistes
dénoncent les Etats-Unis comme la véritable menace pour l'huma-
nité, blanchissant ainsi une Union Soviétique « sur la défensive ».
ée pragmatisme, fondamentalement tactique, s'explique par la
vulnérabilité d'un pays qui, à la différence de Cuba, n'est pas une
île. Cette vulnérabilité est d'abord extérieure. Face aux pressions
américaines, les sandinistes savent qu'ils ne peuvent pas compter
sur un appui inconditionnel de l'Union Soviétique. Celle-ci refu-
sera très vraisemblablement de risquer une confrontation directe
sur un enjeu secondaire pour elle, vital pour les Etats-Unis. Elle
s'en servira tout au plus comme d'une monnaie d'échange au cours
d'une négociation internationale. L'Union Soviétique, de plus,
juge déjà suffisamment lourde son aide économique à Cuba, éva-
luée à 5 milliards de dollars par an.
Mais les sandinistes sont vulnérables également dans leur pro-
pre pays. Si partis politiques et syndicats, qui historiquement
n'ont jamais pu se développer, sont faibles, ils s'abritent derrière
une Eglise catholique forte d'un soutien populaire considérable et
de la personnalité charismatique de Mgr Obando (cardinal depuis
peu). Les partis, depuis l'extrême gauche (Parti communiste)
jusqu'à la droite conservatrice (aile droite de la CDN), se sentent
étrangement solidaires face à l'hégémonie sandiniste. La somme
des syndicats, partis, associations, Eglises, est un poids que les
LE NICARAGUA
12
sandinistes ne peuvent ignorer. Enfin, le régime est confronté à unmécontentement général et profond le peuple supporte beau-
coup, mais il ne supporte pas n'importe quoi.Les multiples interactions entre l'interne et l'externe expliquent
en bonne partie la persistance du jeu politique. L'oppositioninterne s'appuie sur une opposition internationale prête à sonnerl'alarme aux premiers signes de dérapage politique. La préserva-tion d'un espace politique interne est aussi le seul moyen d'éviter lebasculement d'une situation de guerre civile larvée vers une guerrecivileouverte et généralisée qui servirait d'exutoire au mécontente-
ment.
La dynamique d'un tel pragmatisme est incertaine. S'il estconforme à la tactique léniniste « un pas en arrière, deux pasen avant » cela signifie que, le temps jouant pour les sandinis-
tes, l'espace politique devrait se rétrécir peu à peu comme une
peau de chagrin. S'il reflète la victoire d'un camp sur l'autre, des« réalistes » sur les « radicaux », d'une option définitive en faveur
du compromis sur la politique du pire qui consisterait à mettre lefeu aux poudres en Amérique centrale, alors un certain espacepolitique pourrait être préservé.
SCÉNARIO À LA CUBAINE?
Mais le Nicaragua n'est-il pas pris à la gorge, menacé d'étran-
glement ? Ne voit-on pas se répéter le même glissement qu'à Cuba
voici vingt ans pour garantir sa survie, un régime révolutionnaire
aux aspirations essentiellement nationales est amené à s'alignersur le camp socialiste, à se proclamer marxiste-léniniste, à insti-tuer un parti unique et à contrôler étroitement la société ? Jusqu'àquel point les pressions qui s'exercent sur la révolution sandinistedéterminent-elles sa radicalisation ?
Il est vrai que l'acharnement que l'on déploie parfois à dépistertoute infraction aux droits de l'homme aujourd'hui contraste avec
un long silence sur la démence d'un Somoza qui se plaisait à expo-ser ses prisonniers dans son jardin, enfermés dans des cages à fau-
ves. Or, quel pays en guerre n'est pas çontraint d'instaurer l'état
d'urgence, la censure, de limiter les libertés ?
Il est clair que les pressions extérieures ont conduit à un rappro-chement avec le camp socialiste, sensible depuis 1982 et croissant
depuis lors. Les procès d'intention sur ce point relèvent de la mau-
vaise foi. L'histoire (l'exemple du Guatemala d'Arbenz notam-
ment) ne justifie-t-elle pas la méfiance d'un régime révolutionnaire
13
à l'égard d'une politique américaine totalement indifférente aux
aspirations à la souveraineté des pays centre-américains ? Mais s'il
est vrai qu'un tel régime doit se défendre, où trouvera-t-il ses
armes, sinon auprès du camp socialiste ? Les sanctions économi-
ques et l'effort militaire (s'ajoutant à une désastreuse gestion) ont
conduit l'économie à un état de délabrement que l'on pourrait
qualifier de faillite. Un exemple c'est parce que le Nicaragua
était insolvable que le Venezuela puis le Mexique, alliés bien
intentionnés, ont stoppé leur approvisionnement en pétrole
l'Union Soviétique s'est aussitôt montrée disposée à assurer la
relève. Cette aide, d'une générosité très limitée, est devenue vitale
pour le Nicaragua. C'est le minimum de la survie.
L'impact des pressions sur le plan intérieur est non moins consi-
dérable. La mobilisation, impopulaire, s'impose, aussi bien sur le
plan militaire que sur celui de la production (récoltes du café, du
coton, etc.). L'arbitraire s'accroît en situation de pénurie, les
« bons citoyens accèdent plus facilement aux biens. Face à une
impressionnante montée du mécontentement les sandinistes
ont perdu le peuple, dit-on depuis 1983/84 on voit mal quelle
alternative existerait au renforcement des structures de mobilisa-
tion, de propagande, de répression.
Pourtant, deux différences majeures distinguent le Nicaragua de
Cuba. Première différence à Cuba, le projet castriste initial, s'il
existait, n'était pas communiste. Au Nicaragua, malgré la pru-
dence du discours, ce projet est « communiste ». On peut affirmer
qu'il y a antériorité de la radicalisation par rapport aux pressions
extérieures. L'année 1980 sur ce point est décisive. C'est alors que
l'on assiste, comme on l'a vu, à la modification de la composition
du Conseil d'Etat. La censure (décrets 411 et 412) précède la
guerre. C'est aussi l'année des pneus crevés, des cailloux lancés
contre les fenêtres des « bourgeois », de la prise par force de cer-
tains syndicats concurrents. On peut donc en conclure que la
guerre n'explique pas tout. Une question se pose même que se
serait-il passé en l'absence de cette guerre ou en l'absence de pres-
sions extérieures ? Seconde différence à Cuba, en trois ans, le
basculement était un fait, la situation s'était clarifiée. Au Nicara-
gua, après six ans, l'incertitude prévaut. On ne sait rien ou très
peu de chose sur les conflits qui inévitablement éclatent dans ce
« saint des saints » de la direction nationale du FSLN. Il est néan-
moins probable que la lente asphyxie du pays, avec les conséquen-
ces que l'on a vues, renforce la position de la ligne dure, faisant
reculer les chances du compromis. L'encadrement des masses
trouve une justification.
LE NICARAGUA
14
Il n'est pas question d'ignorer ce drame historique du Nicara-
gua il est situé sur un bras de terre où l'on a pu imaginer de creu-
ser un canal qui relierait les deux océans, suscitant ainsi la convoi-
tise américaine. Mais la responsabilité des sandinistes se mesure
au problème suivant autre chose était-il possible au Nicaragua
qui permette d'éviter un tel gaspillage d'énergie, de générosité ?
L'exemple du Costa Rica, voisin du Nicaragua, où tant de sandi-
nistes ont trouvé refuge avant l'insurrection, et qui a appuyé la
chute du dictateur, démontre que la démocratie pluraliste est pos-sible en Amérique centrale. Les sandinistes ne peuvent dire que la
démocratie ne peut naître de la dictature l'exemple du Vene-
zuela, qui dans les années cinquante passa subitement de plusieursdécennies de dictature caudilliste à la démocratie, prouve le
contraire. Les sandinistes, en réalité, ont refusé la démocratie plu-
raliste, la qualifiant peu aimablement de « somozisme sans
Somoza ». Sans doute est-ce leur droit, puisqu'il est vrai que le
Nicaragua est souverain. Mais ils doivent assumer la responsabi-lité de ce choix au nom duquel ils ont brisé l'unanimité nationale
qui entourait l'insurrection. Ils se sont refusés, au départ, à établir
les bases d'un consensus qui sans doute aurait alors été possible.Ils ont créé le germe d'une guerre civile latente qui permet un
retour en force de l'épouvantail impérialiste. Ils se sont proclaméseux-mêmes comme la seule solution possible pour le Nicaragua.Ce faisant, ils ont renouvelé la désillusion de ceux qui espèrent
qu'un jour la liberté sera autre chose qu'une espérance au Nicara-
gua.
PHILIPPE BURIN DES ROZIERS
Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris janvier 1986 (364/1) 1 S
Margaret Thatcher
Un portrait politique
A
POUVOIR en Grande-Bretagne depuis 1979, Margaret
1.JacquesLeruez, La Thatcher a été réélue en 1983 (1). On ne connaît
électionsdejuin1983»,Etu- souvent du Premier Ministre britannique qu'une imagedes,janvier1984,p.5-18. médiatique superficielle. Qui est-elle et quelles sont les idées
qui l'inspirent ? Comment a-t-elle été préparée au pouvoir ?En 1979, Margaret Thatcher n'a, en matière de politique
étrangère, par exemple, aucune expérience. Quant à son
intérêt pour l'environnement global, il est difficile initiale-
ment d'en discerner les contours, même si, paradoxalement,elle se voit attribuer le sobriquet de « dame de fer », suite à
un discours de politique étrangère prononcé à Kensingtonen janvier 1976, discours où sont exprimées sa méfiance vis-
à-vis de la détente et une attaque explicite contre l'Union
Soviétique. Au fil de l'exercice du pouvoir l'intérêt se pro-
nonce, l'expérience s'affine et la définition du rôle de la
Grande-Bretagne au niveau planétaire se précise.
DE GRANTHAM A DOWNING STREET
Par sa personne, par son discours, par son action, le Pre-
mier Ministre caractérise un retour aux vertus victoriennes2.Voirparexemplel'arti- de l'austérité, de la détermination et du travail (2). Souvent
Angleterre», LeMonde,5 accusée de représenter les classes privilégiées, elle est fille
jum1979. d'épicier et ne s'en cache pas. Son enfance est heureuse mais
MARGARET THATCHER
16
simple, passée dans une maison sans eau chaude, aux
meubles achetés d'occasion. Comme Edward Heath et à la
différence de Eden ou MacMillan, elle n'a donc pas pu pro-fiter du milieu très favorisé d'où sortent d'ordinaire les diri-
geants du parti conservateur. De surcroît, rien dans son édu-
cation ne la porte à développer une relation quelconque avec
le monde ni ses études secondaires à l'école des filles de
Grantham qui est plutôt locale, ni celles de chimie qu'elle
poursuit pourtant à Somerville College, Oxford. Elle fré-
quente Lincoln's Inn et devient juriste dans un univers fermé
au monde extérieur.
En côtoyant un milieu différent du sien, elle apprend à
cultiver sa personnalité et se fait très tôt remarquer par la
clarté de ses idéeset la force de sesconvictions. Soncompor-tement est entier, brutal, et ne semble pas laisser de place au
compromis, caractéristique qui pourrait paraître peu britan-
nique. En vérité, Margaret Thatcher incarne un aspectoublié de la Grande-Bretagne la tolérance ne prédominedans ce pays que parce que la violence des idées et des
comportements est canalisée ou contenue, réglementée parle système social et la nature du régime politique. L'Etat et la
nation britannique oscillent, écartelés, entre l'affrontement
et la conciliation.
L'ENVIRONNEMENT NATIONAL
LA RUPTURE AVEC L'ÉTAT-PROVIDENCE
Avant toute considération de politique étrangère, le dis-
cours de Margaret Thatcher est d'abord axé sur l'environne-
ment économique. Elle a vingt-trois ans quand on la choisit
pour représenter le parti conservateur aux élections nationa-
les, dans une circonscription ouvrière du nord du Kent.
C'est la récompense d'un dévouement assidu manifesté dès
l'Université, où elle devient membre de l'association conser-
vatrice. Le thème central de sa campagne reprend l'un des slo-
gans chers aux conservateurs modérés, héritiers de Disraeli
l'unité de la nation, fondée sur l'égalité et les réformes socia-
les. Les élections sont perdues, mais ce premier contact avec
l'électorat est décisif. Ce n'est que plus tard, mais bien avant
de remplacer Edward Heath à la direction du parti, qu'elle
rompt avec ce courant modéré qui domine alors les conser-
vateurs.
17
La philosophie actuelle du Premier Ministre est celle de la
libre entreprise, la liberté économique étant étroitement liée
à la liberté politique. La conséquence en est l'attaque viru-
lente contre l'emprise de l'Etat sur la vie politique ou privée.
Doctrinaire, c'est un discours emprunté on pourrait lui
attribuer les mots que le Premier Ministre William Pitt
adresse à Adam Smith « Monsieur, nous sommes tous vos
élèves » (3). D'Adam Smith, Margaret Thatcher ne peut que
faire l'éloge, et c'est à Chicago, à l'université Roosevelt, en
septembre 1975, qu'elle encense celui qui a « libéré toute
l'énergie innée de l'initiative et de l'entreprise privée pour
permettre la création de richesses à une échelle jusque-là
jamais envisagée » (4).
Coïncidence cette profession de foi est prononcée dans
la ville même où enseigne un des disciples directs d'Adam
Smith, Milton Friedman, dont on peut prétendre qu'il ins-
pire fortement Margaret Thatcher « en réimportant en
Grande-Bretagne, dans une forme adaptée aux problèmes
du moment, des idées qui initialement ont été importées de
Grande-Bretagne » (5). L'emprunt à Friedman s'accompa-
gne d'une référence aux théories de l'économiste libéral Frie-
drich von Hayek, pour lequel la liberté du marché est fonda-
mentale. En insistant sur les vertus du profit et du capita-
lisme, en s'attaquant à l'Etat-providence de l'après-guerre,
Margaret Thatcher rejoint alors la « New Right » améri-
caine et les « nouveaux économistes » (plus que la « nou-
velle droite ») en France.
Les moyens de sa politique sont radicaux diminution des
dépenses du secteur public profond courant de dénationa-
lisations restructuration des industries, avec pour but
essentiel l'augmentation de la productivité création de
nouvelles zones industrielles agrémentées de conditions pri-
vilégiées afin d'ancrer l'industrie britannique dans le monde
moderne. Une modification du droit syndical a été entre-
prise. Les lois sur l'emploi du 1er août 1980 et du 28 octobre
1982 restreignent le « closed shop », monopole syndical sur
l'entreprise elles réglementent les piquets de grève et impo-
sent le vote à bulletin secret pour les élections des centrales
syndicales, ainsi que pour toute décision intervenant dans
un conflit social. Un code de pratique des relations indus-
trielles, publié par le gouvernement le 8 décembre 1982,
renforce ces dispositions. Il faut aussi rappeler l'insistance
de Mrs Thatcher sur la modération des comportements au
niveau individuel ou collectif, afin que les Britanniques
n'augmentent pas, par leur action, le chômage. La formule,
3. Cité in C.E. Carrington,
The British Overseas, exploits
of a Nation of shopkeepers,
Cambndge Umversity Press,
1950, p. 230.
4. M. Thatcher, citée dans
le Financial Ttmes, 29 sep-tembre 1975.
5. M. et R. Friedman, Free
to choose, Penguin, 1980,
p. 13.
MARGARET THATCHER
18
utilisée fréquemment par Margaret Thatcher, est, dans la
langue anglaise, très imagée le Premier Ministre parle de
ceux qui « price themselves out of jobs Nou « strike them-
selves out of jobs » (6). Margaret Thatcher relie ces thèmes
à celui de la compétition internationale. Plus qu'aucun autre
premier ministre de l'époque récente, elle insiste de façon
répétitive sur la nécessité de rivaliser efficacement avec les
principaux concurrents de la Grande-Bretagne.Les résultats de cette politique sont mitigés. Le nombre
des chômeurs dépasse les trois millions par contre, l'infla-
tion est réduite à six pour cent, la balance des paiements est
en équilibre, la productivité s'améliore dans l'industrie.
Après des mesures draconiennes, plusieurs domaines mar-
qués par l'échec, tels l'acier et l'automobile, deviennent com-
pétitifs. Le prix social est souvent lourd. Les émeutes des
banlieues de Liverpool, Londres et Birmingham sont autant
économiques que raciales. Le conflit des mineurs, eux-
mêmes divisés face à la fermeture des puits (division allant
jusqu'à la scission avec le départ des mineurs du Notting-
hamshire), illustre la face négative d'une politique fondée
sur la rigueur et le long terme. Pourtant, l'intention de Mar-
garet Thatcher est de faire passer dans la nation un messagerévolutionnaire qui touche aux fondements mêmes de la
société britannique de l'après-guerre et au climat psychologi-
que qui l'accompagne. Et si on devait retenir une phrase du
discours proposé par le Premier Ministre, ce pourrait être
celle-ci « Ce qui m'a irritée dans la direction prise par la vie
politique durant ces trente dernières années est le penchant
pour une société collectiviste. Les gens ont oublié la société
individuelle. Et ils disent Ai-je une quelconque impor-tance ?" La réponse est oui. Donc, l'important ne se trouve
pas dans les dispositions économiques, l'important se trouve
dans le changement d'attitude. Si vous changez l'attitude,vous trouvez vraiment le cœur et l'âme de la nation. L'éco-
nomie est la méthode l'objet est le changement du cœur et
de l'âme (7).
L'ENVIRONNEMENT RÉGIONAL
EUROPE ET STABILITÉ DÉMOCRATIQUE
Le Premier Ministre n'a pas la conviction européenne de
son prédécesseur conservateur Edward Heath, ni même
celle, tardive, de Harold MacMillan. Mais on ne sent pas
6. « Ceux qui sont au chô-
mage pour prétentions sala-
nalesexcesstves ou pour exces
de grève
4
7. M. Thatcher, Sunday
Times, 3 mai 1981.
19
8. Voir par exemple son
entretien à la revue Ttme, 14
mai 1979.
9. Cf. sondage Euro-
barometer, décembre 1979.
chez elle le même dédain vis-à-vis de la C.E.E. que pou-
vaient éprouver Harold Wilson ou James Callaghan.
Margaret Thatcher a regretté que le soutien de son pays à la
Communauté économique européenne ait été jusqu'en mai
1979 « très timide u (8). Néanmoins, dès le jour de sa vic-
toire aux élections, la position du gouvernement britan-
nique ne semble pas prendre une direction fondamentale-
ment divergente de ce qui paraît être désormais une réti-
cence permanente et une contestation continue, commencée
par la « renégociation » des termes de l'adhésion et poursui-
vie par la remise en question de la contribution budgétaire à
la Communauté. Cette revendication marque les rencontres
des chefs d'Etat et de gouvernement européens, de Dublin,
en novembre 1979, à Fontainebleau, en juin 1984, où est
signé un accord fondé sur une compensation forfaitaire d'un
milliard d'E.C.U. valable pour un an. Par un processus de
vases communicants (le montant que la Grande-Bretagne
verse à la Communauté économique européenne s'équili-
brant avec la taxe à la valeur ajoutée que ce pays reçoit), la
compensation atteindra soixante-six pour cent le Premier
Ministre y voit « un bon accord pour la Grande-Bretagne ».
Le vote de l'Assemblée européenne remet initialement en
cause cet accord la majorité des députés sont d'avis que la
Grande-Bretagne doit au préalable accepter une augmenta-
tion du budget de la Communauté, augmentation inaccep-
table pour le gouvernement britannique. En vérité,
Margaret Thatcher applique au niveau communautaire les
principes qu'elle soutient au niveau national, à savoir une
rationalisation draconienne de toute dépense budgétaire.
Son attitude alimente le propos selon lequel son pays est
l'enfant terrible de la C.E.E. Il est vrai que tout concourt à
cette image négative attitude en apparence réservée et
volontairement réformiste des gouvernements qui se suc-
cèdent, opinion publique qui se déclare opposée à l'apparte-
nance à la Communauté, au moment même où Margaret
Thatcher décide de négocier le budget (9). Rien, depuis, ne
permet de cerner une évolution contraire. Le Premier Minis-
tre a toujours tenté de combattre cette image. Déjà elle avait
répondu aux propos de Valéry Giscard d'Estaing qui avait
déclaré, aux Dernières Nouvelles d'Alsace, que l'entrée de la
Grande-Bretagne avait été une erreur. La réponse de
Margaret Thatcher à ce qui n'était, semble-t-il, que des pro-
pos électoraux, illustre l'irritation vis-à-vis d'un tel senti-
ment « Les gens dans d'autres pays membres de la Com-
MARGARET THATCHER
20
munauté n'ont pas plus le droit de s'interroger sur nos enga-
gements que nous ne devons nous interroger sur les leurs.
Les mêmes règles et principes s'appliquent à eux comme à
nous. Notre engagement est aussi ferme que le leur.
Nous ne sommes pas moins déterminés qu'ils ne le sont à
faire en sorte que, dans les négociations, nos intérêts soient
défendus » (10). Thèse maintes fois soutenue.
L'administration de Margaret Thatcher fera de l'Europel'axe essentiel sur lequel se fonde la politique étrangère de la
Grande-Bretagne. La diplomatie britannique envisage même
d'étendre les attributions de la C.E.E. et d'y ajouter une partmilitaire. C'est le propos que le Secrétaire au Foreign Officetient à l'« Association diplomatique de Londres » le 6 mars
1984. Sir Geoffrey Howe déclare « Dans la mesure où il
n'y a pas d'entrave aux liens transatlantiques sur lesquelsnotre sécurité repose en dernier ressort, toute initiative qui
peut promouvoir efficacement une plus grande colla-boration sur des problèmes de sécurité parmi les nations
européennes recevra certainement notre soutien » (11);
propos confirmés à Paris le 21 mai 1985, quand le Secrétaire
au Foreign Office exprime l'intérêt de son pays pour le pro-
jet Eurêka, sans rejeter pour autant l'éventualité d'une coo-
pération avec les Etats-Unis et l'Initiative de Défense straté-
gique qu'ils proposent. Cependant, dépassant toute contin-
gence fonctionnelle, la vision européenne du Premier
Ministre britannique se résume par ces mots, prononcés aux
Communes « Un des buts de la C.E.E. n'est pas seulement
économique, mais d'être une région de stabilité démocra-
tique en Europe (12).
Sur le plan global, le premier dossier de politique étran-
gère que Margaret Thatcher doit régler est africain. Para-
doxalement, sur le devant de la scène se trouve Lord Car-
rington, secrétaire au Foreign Office, qui sait transformer
une situation conflictuelle en succès de la diplomatie britan-
nique. A l'époque, il est vrai, Margaret Thatcher arrive au
pouvoir sans expérience et sans opinion personnelle sur la
Rhodésie, même si, avant d'être élue, il est certain qu'elle
croit à un compromis possible entre la majorité noire dirigée
par l'évêque Muzorewa et la minorité blanche de Ian Smith.
L'ENVIRONNEMENT GLOBAL
LA DÉFENSE DU MONDE LIBRE
10. Les propos du prési-dent Giscard d'Estaing et ceux
du Premier Ministre britanni-
que sont cités dans Le Monde,
10 avril 1981.
11. G. Howe, cité dans le
Times, 7 mars 1984.
12. M. Thatcher, débat à
la Chambre des communes du
23 juin 1983, cité dans le
Times, 24 juin 1983.
21
13. Margaret Thatcher,entretien au Times, 5 mai
1980. Sur le règlement de la
question rhodésienne, on
pourra lire le Livre Blanc,
H.M.S.O., Cmnd, 7758.
14. Voir compte rendu dans
l'Observer, 13 février 1983.
15. M. Thatcher, citée dans
le Times, 30 septembre 1983.
16. Margaret Thatcher,
citée dans le Times, 12 mai
1983.
Il faut attendre la vingt-deuxième conférence des chefs de
gouvernement du Commonwealth, qui se tient à Lusaka en
août 1979, pour que Margaret Thatcher, démontrant une
réceptivité à l'environnement international qu'on ne lui
connaissait pas jusque-là, précise sa position en affirmant, le
1er août, son attachement au principe de la majorité noire et
au retour à l'indépendance de la Rhodésie, dans la légalité,
sur une base acceptable pour le Commonwealth et la
communauté internationale. Le Premier Ministre analyse
l'indépendance consacrée formellement, en avril 1980, en
ces termes « A un moment où l'influence communiste
s'étend en Afrique, la Grande-Bretagne a pris ses responsa-
bilités et déclare "Nous allons remplacer l'état de guerre
par des élections libres, nous l'avons fait avec le soutien de
l'Europe et du monde libre et d'une grande partie de l'Afri-
que" » (13).
La « défense du monde libre » restera le principal axiome
qui gouvernera la politique étrangère de la Grande-Bretagne
dans ses relations avec l'Est, avec les Etats-Unis, l'Alliance
atlantique et pendant la guerre des Falklands. Le discours à
l'égard de l'Union Soviétique et de l'Europe de l'Est a tou-
jours été sévère. Ainsi, le 12 février 1983, Margaret
Thatcher, s'adressant à la Conférence des Jeunes Conserva-
teurs à Bournemouth, compare la menace soviétique à celle
de l'Allemagne hitlérienne des années trente (14), accuse
Moscou de présider à « une version moderne des premières
tyrannies de l'Histoire ». A l'ambassade de Grande-Bretagne
à Washington, le 29 septembre 1984, le Premier Ministre
insiste sur les valeurs qui unissent les démocraties occiden-
tales, en disant des dirigeants du Kremlin « Ils ne par-
tagent pas nos aspirations, ils ne sont pas forcés de suivre les
canons de notre morale, ils se sont toujours considérés
exempts des règles qui lient les autres Etats » (15). Et à la
B.B.C., le 11 mai 1983 « Le Pacte de Varsovie constitue la
plus grande menace pour la paix de l'Occident (16).
L'invasion de l'Afghanistan par les troupes soviétiques et
l'installation du nouveau régime présidé par B. Karmal, fin
décembre 1979, avaient donné l'occasion à la diplomatie
britannique de prendre des initiatives s'accordant avec ce
discours protestations et mesures de rétorsion, proposition
d'un plan de neutralisation approuvé par les Neuf, refusé
par A. Gromyko. Le débat majeur des relations Est-Ouest
est toutefois axé essentiellement sur l'équilibre de l'arme-
ment nucléaire, avec l'implantation des missiles de croisière
MARGARET THATCHER
22
et Pershing II en Europe. Margaret Thatcher voit dans l'ins-tallation de ces derniers une condition première de la sécu-rité de son pays. Sans accord des Soviétiques sur l'optionzéro, le Premier Ministre n'envisage pas la possibilité de ne
pas accepter ces missilessur le territoire britannique. Devantaffronter sur ce sujet une opposition interne croissante,Margaret Thatcher essaie constamment de défendre cette
décision. Elle déclare « La Paix ne vient pas simplement enscandant le mot comme une incantation mystique. Elle vientavec la vigilance permanente que les alliés occidentaux ontmanifestée depuis près de deux générations. La paix est unetâche difficile et nous ne devons pas laisser les gensl'oublier. » (17). D'autre part, adoptant une position sem-blable à celle de la France, la Grande-Bretagne refuse la pro-position soviétique d'inclure la force de dissuasion britan-
nique dans les négociations de Genève sur les forces nuclé-aires à moyenne portée (qui ne concernent que l'Union
Soviétique et les Etats-Unis d'Amérique).
Ces positions établies, Margaret Thatcher finit par accep-ter un dialogue avec l'Est, suivant l'attitude plus concilia-
trice adoptée par le président Reagan. Elle insiste sur la
nécessité d'améliorer les relations de l'Occident avec l'Union
Soviétique et proclame son souci de réduire le nombre des
armes nucléaires existantes (18). La collaboration dans le
domaine nucléaire aussi bien que la réflexion sur l'environ-
nement global confirment une entente entre Grande-
Bretagne et Etats-Unis renforcée par une collusion person-nelle entre Margaret Thatcher et Ronald Reagan, ressem-
blant à celle qui exista entre James Callaghan et JimmyCarter. Le Premier Ministre britannique engagera son paysà « travailler avec les Etats-Unis afin de promouvoir la sta-
bilité, prévenir l'agression et s'opposer à la tyrannie » (19).Cette prise de position, manifestement destinée à l'Union
Soviétique, renforce le discours prononcé à New York le 1"
mars 1981, intitulé « La défense de la liberté ».
C'est également au nom de ce principe que le PremierMinistre britannique va justifier l'intervention militaire en
réponse à l'invasion par les troupes argentines des îles Falk-
lands (Malouines). L'histoire de ces îlots perdus dans
l'Atlantique sud au large des côtes de l'Argentine remonte au14 août 1592, date à laquelle un vaisseau anglais du nom de
17. Margaret Thatcher,
discours à la Conférence du
pam Conservateur, Times, 15
octobre 1983.
18. Voir, par exemple,dans le Times du 15 novem-
bre 1983 les propos du Pre-
mier Ministre avant son
voyage en Hongrie.
19. Voir les propos de
Margaret Thatcher, citée
dans le Times, 2 mars 1981.
23
20. Voir, par exemple, les
opinions de R. Higgins,
« Falklands and the Law
Observer, 12 mai 1982
G.L.A.D. Draper, « Interna-
tional law would favour the
British argument », New
York Tmies. reproduit dans le
Times, 20 mai 1982.
21. C. Phipps, South
Georgia, the big prize », Sun-
dav Telegraph, 9 mai 1982.
22. Parmi les nombreux
ouvrages sur le conflit des
Falklands, on peut consulter
notamment M. Hastings et S.
Jenkms, The Battle for the
Falklands, Michael Joseph,
1983 Sunday Times insight
team, The Falklands War,
Sphere, 1982 P. Bishop et J.
Witherow, The Wtnter War,
Quartet, 1982.
23. H. Kissinger, The
Guardian, 11 mai 1982.
Desire s'en approche, suite à une tempête. Le premier débar-
quement a lieu le 27 janvier 1690 le capitaine John Strong
y accoste avec le Welfare et donne au détroit qui sépare les
deux îles principales le nom de Falkland (le vicomte Falk-
land est à l'époque trésorier de la Royal Navy). Suivent des
marins bretons originaires de Saint-Malo, qui appellent ces
îles « îles Malouines ». Depuis, Français, Britanniques et
Espagnols s'y succèdent. Ce n'est qu'en 1946 que l'Argen-
tine réclame la souveraineté des « islas Malvinas ».
L'invasion accomplie, la Grande-Bretagne invoque l'ar-
ticle 51 de la Charte des Nations Unies, puis la résolution
502 demandant le retrait des troupes. Sur ces points précis de
droit international, l'opinion des juristes est très
variable (20). Toutefois, l'intérêt de l'analyse de l'événement
diverge selon le point de vue où l'on se place. Humain et juri-
dique la volonté des habitants des îles, quant à leur attache-
ment à la Couronne britannique, peut-elle être considérée
comme primordiale ? Economique y a-t-il, tel que le pré-
tend l'ancien député travailliste et géologue Colin Phipps, un
pactole pétrolier dans les eaux couvrant cette partie nord de
l'Antarctique (21) ? Social et politique quelle est l'attitude
de l'opinion publique, des partis et des médias ? Stratégique
et militaire quel est le rôle des grandes puissances et en par-
ticulier des Etats-Unis, alliés des deux parties ? Comment se
déroulent les combats sur mer, air et terre ? Comment la
Grande-Bretagne peut-elle réussir une telle opération, compte
tenu des difficultés logistiques ? Ces questions trouvent en
partie des réponses parmi les participants, militaires et jour-
nalistes. Le Rapport Franks et le rapport du ministère de la
Défense tentent également de pourvoir à ces interrogation (22).
Pour le théoricien des relations internationales, l'un des
premiers points qui suscitent l'intérêt est celui de la percep-
tion mutuelle faussée des deux belligérants la Grande-
Bretagne ne prévoit ni ne perçoit l'attaque argentine
l'Argentine ne croit pas à une réaction armée de la Grande-
Bretagne. Le deuxième point est celui de l'analogie histo-
rique les Falklands sont comparées à Suez quant à l'origine
du conflit, de son déroulement et de sa conclusion. Surtout,
le conflit est caractéristique d'une politique qui repose sur
des principes. H. Kissinger écrit ainsi « Dans la crise des
Falklands, la Grande-Bretagne nous rappelle à tous que cer-
tains principes, tels l'honneur, la justice et le patriotisme,
restent valables et que, au-delà des mots, ils doivent être
mis en œuvre» » (23). Ces mots, on les retrouve pendant la
guerre, lors des débats tenus à la Chambre des communes,
MARGARET THATCHER
24
ou à l'occasion d'entretiens ou articles accordés aux médias.Francis Pym dit au Parlement, le 7 avril 1982 « La
Grande-Bretagne ne se soumet pas aux dictateurs » (la
phrase anglaise est plus percutante « Britain does not
appease dictâtes ») (24). Le Premier Ministre, à chaquedébat, répète ce thème « Dans le monde occidental et au-
delà, on réalise que si ce dictateur réussit dans cette agres-sion non provoquée, d'autres dictateurs réussiraient ailleurs,et nous sommes en train de mener une bataille contre cettesorte d'agression » (25) ou encore « Il y a certains prin-cipes fondamentaux que nous ne pouvons transgresser enaucune façon » (26) « Les principes que nous défendons se
fondent sur tout ce que ce parlement et ce pays croient. Cesont les principes de la démocratie et du droit. » (27).
Ces thèmes ne sont pas les seuls évoqués par la diplomatie
britannique sous le mandat de Margaret Thatcher. Ainsin'est pas pris en considération le rôle important du PremierMinistre britannique dans le soutien au plan de paix pour le
Moyen-Orient proposé par le roi Hussein de Jordanie, mal-
gré l'échec de la réunion prévue à Londresentre Sir GeoffreyHowe, secrétaire au Foreign Office, et une délégation
jordano-palestinienne. En outre, il n'a pas été fait mention
de la réticence britannique face à des sanctions économiquescontre l'Afrique du Sud, réticence confirmée lors du sommetdu Commonwealth à Nassau. Il faudrait également analyserl'accord anglo-irlandais sur l'Ulster. Pourtant, l'accent surles principes met en exergue un aspect fondamental de la
politique du Premier Ministre, tant au niveau national qu'auniveau régional ou au niveau global. L'essentiel pour une
nation, pour un Etat, n'est pas tant ce qui est fait, mais ce
qui est dit. Pour ce qui est dit, le discours patent prévautsouvent sur ce que sous-entend le discours (le discours vrai)ou sur l'action diplomatique. S'il y a une logique à retrouveren politique étrangère, c'est celle-là elle réside non seule-
ment dans l'expression d'une politique, mais avant tout dansl'entrecroisement d'une idéologie ou d'une histoire natio-
nale, et d'images ou d'attentes sociales propres à la Grande-
Bretagne.
24. F. Pym, debat à la
Chambre des communes du 7
avril 19R2. Times, R avril
1982.
25. M. Thatcher, débat au
Parlement du 9 avril 19R2,
Times, 10 avril 1982.
26. M. Thatcher, débat
aux Communes, 11 mai
1982, Times, 12 mai 1982.
27. M. Thatcher, debat au
Parlement, 20 mai 1982,
Times, 21 mai 19R2.
25
Dans son rapport confidentiel (publié dans The Econo-
mist), l'ambassadeur de Grande-Bretagne en France, Hen-
derson, établit en quittant Paris en 1979 un bilan du
« Déclin britannique ses causes et ses conséquences (28).
Son analyse est fondée sur plusieurs points dressant un état
des lieux économiques et sociaux et leur relation avec
l'action diplomatique. Il écrit pour conclure « Il semble
qu'il y ait en ce moment un besoin de faire quelque chose
pour stimuler le sentiment national, quelque chose de sem-
blable à ce qui a inspiré les Français et les Allemands dans
les vingt-cinq dernières années. Les Français. ont trouvé
leur renouveau national dans. un appel traditionnel au
patriotisme. Ils ont commencé au plus bas et de Gaulle n'est
pas le seul à avoir senti la nécessité de surmonter le senti-
ment de défaite du pays et de l'humiliation nationale. » En
effet, pour susciter l'exacerbation du sentiment national, il
faut un acteur unique, un point de référence pour la nation,
qui canalise héritage et vision personnelle. Margaret
Thatcher succède, par son charisme, à des gestionnaires.
Elle développe ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'a tenté
la recherche de l'intérêt national.
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28. N. Henderson, « Rap-
purt de fin de camere»,
publié dans 7he Economist, 2
juin 1979.
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Etudes14,rued'Assas75006Pansjanvier1986(364/1) 27
Situations et positions
La doctrine du national-populisme
en France*
Le Front National appelle de ses vœux
« une vraie révolution française » qui
rende la parole au peuple.
Jean-Marie Le Pen
La présente étude ne vise qu'à exposer la doctrine
explicite du parti national-populiste, qui se confond
largement avec celle de son président, J.-M. Le Pen* Cette
exposition systématique et critique nous a paru aussi néces-
saire qu'urgente dans l'actuel contexte idéologico-politique.
Les attaques journalistiques et militantes dirigées contre J.-
M. Le Pen se sont en effet réduites à deux séries de griefs.
D'une part, la critique journalistico-militante s'est attachée à
révéler des scandales, en dévoilant tel ou tel fait passé de la
biographie du leader nationaliste (tortures et assassinats
durant la guerre d'Algérie, conditions douteuses de l'héri-
tage du milliardaire Lambert) (1), ce qui a eu pour effet
secondaire de contraindre Le Pen à nier l'évidence, à varier
dans ses propos, bref, à mentir et à se contredire. D'autre
part, la critique a porté sur l'étiquetage polémique du parti
nationaliste Le Pen et/ou le Front National ont ainsi été
taxés de « fascisme », de « nazisme » et d'« anti-
sémitisme », après avoir été installés dans les lieux indésira-
Extraitd'uneétudea paraîtredansunouvragecollectifsur« l'extrêmedroite courant1986.
Nous n'avonseuconnaissancedudernierprogrammeduFrontNational,Pourlafranm(Alha-nos. 1985,quelorsdelacorrectiondesepreuvesdenotrearticle. a lecturedel'ouvragenousaconfirmedansnoshvpothesesinterpretatives.
1. Les tortures en Algérie
(Le Canard enchaîné et Le
Monde, octobre 1984 Libe-
ration, fevrier 1985) l'hen-
tage Lambert, selon le témoi-
gnage de Maurice Demarquet
(Le Monde, octobre 1985).
DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE
28
bles de l'« extrême-droite » (2). Déconsidérer le personnageLe Pen, en le présentant comme un individu dangereux (tor-
tionnaire, voire assassin, escroc patenté, menteur invétéré),et discréditer maximalement le Front National par recours à
la démonologie de propagande de tradition antifasciste la
critique dominante ne s'est guère aventurée au-delà de ces
deux genres de discours polémique, oscillant indéfiniment
entre accusation et dénonciation, suspicion et délégitima-tion.
Or, il nous paraît que la dénonciation démonisante et
l'incantation sur le mode de la magie défensive ne nous font
nullement avancer sur la voie de la connaissance du phéno-mène socio-politique frontiste, qu'elles s'érigent même en
obstacle devant toute entreprise d'analyse froide.
ASSUMER LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Un article signé Jean-Marie Le Pen vaut à la fois pour un
manifeste et un programme d'action il s'intitule « Pour
une vraie révolution française » (3), et présente l'avantagede situer le Front National par rapport aux valeurs républi-caines d'une part, au modèle démocratique d'autre part.
D'entrée de jeu, la position national-populiste est esquis-sée « Chacun, dans la classe politique, s'apprête à fêter le
bicentenaire de la révolution de 1789. Pourquoi pas ? La
France, c'est 4 000 ans de culture européenne, vingt siècles
de christianisme, quarante rois et deux siècles de Républi-
que. Le Front National assume tout le passé de laFrance » (4). L'argument central est de tradition nationa-
liste si rien de ce qui est national n'est étranger par défini-
tion au Front National, la révolution de 1789 et les deux siè-
cles de République qui la suivirent doivent être assumés
comme éléments de l'héritage collectif. Ce n'est donc pas la
République en tant que telle qui est reconnue comme aspectde l'héritage national, encore moins identifiée en tant
qu'événement fondateur, a fortiori revendiquée à titre d'avè-
nement symbolique. La République, précise le texte, ne tient
que fort peu de place dans l'édifice français « deux siècles
de République face à 4 000 ans de culture européenne »,« 20 siècles de christianisme » et « 40 rois », c'est bien peude chose. Le sous-entendu s'entend aisément 1789 et la
République, idéaux et type de régime, ne sont assumés qu'en
2. Il faut reconnaître au
tourna) Le Monde un rôle de
leader dans l'approche« extrême-droitière » du
Front National, depuis la pre-
miere percée de celui-ci, lors
des élections municipales de
1983. Les dossiers réalisés par
Alain Rollat ont donné le ton
de llnterprétauon dominante.
Cf. notamment L'extrême
droite en France », Le Monde
(Dossiers et Documents),
n° 111, mai 1984, 4 p.A. Rollat (en collaboration
avec E. Plenel), LéJJet Le
Pen, Le Monde-La Décou-
verte, 1984, 246 p. A. Rol-
lat, Les hommes de l'extrême
droite (Le Pen, Mane, Ortiz
et les autres), Calmann-Lévy,
1985, 236 p.
3. J.-M. Le Pen, pour une
vraie révolution française If.
National Hebdo, n° 62, jeudi26 septembre 1985, p. 3.
29
ce qu'ils font partie d'un « tout », où il y a certes du bon et
du mauvais, mais dans lequel il faut bien se reconnaître. La
ligne de partage entre national-populisme et tradition
contre-révolutionnaire est ainsi clairement définie si, par
son porte-parole le plus légitime, le Front National recon-
naît comme siens les deux siècles de République, il se démar-
que sans équivoque de la famille contre-révolutionnaire
dont l'acte premier est de dénier toute légitimité à 1789 et
ses suites. Mais la question rhétorique, le « pourquoi pas »
de Le Pen, souligne la première restriction l'assomption de
la Révolution et de la République ne s'opère pas sans réti-
cences ni sans certaines résistances, voire quelques répul-
sions demeurant ici non dites (5).
Le « pourquoi pas » aussi la République, puisqu'elle a eu
lieu en France, est immédiatement commenté par le chef
nationaliste « Pour lui [le Front National], le 14 juillet est
une date importante, moins d'ailleurs par la prise de la Bas-
tille que par la fête de la Fédération, fête des provinces fran-
çaises, fête de la nation gardons cela en mémoire. Le Front
National y veillera. » (6). Telle est la seconde clause res-
trictive, qui engage le Français français à décomposer l'évé-
nement révolutionnaire, à y distinguer des aspects pour les
évaluer différentiellement. L'événement symbolique du 14
juillet doit être relu à la lumière des valeurs de la préférence
nationale ce n'est pas tant l'abolition de l'Ancien Régime
qui doit être saluée et assumée, que le surgissement de la
passion nationale. En bref, le « pourquoi pas » est suivi
d'un « oui, mais ». Le couple 1789/République ne fait bloc
que réintégré à l'histoire occidentale, définie d'abord et
essentiellement par la culture européenne, la religion chré-
tienne catholique et le régime monarchique, dont il n'appa-
raît guère que comme un avatar tardif. Et à bien des égards
aberrant rien n'y vaut que ce qui y fonde le nationalisme
français.
RENDRE LA PAROLE AU PEUPLE
Afin d'introduire l'idée et l'impératif d'« une vraie révolu-
tion française », le Président du Front aborde ensuite trois
points fondamentaux de l'héritage révolutionnaire dont il
énonce les éventuelles manipulations politico-idéologiques,
et qu'il n'assume qu'à travers un jeu de clauses restrictives.
En premier lieu, la dénonciation de l'ennemi extérieur
« Dénoncer les menaces étrangères d'il y a deux siècles, fort
bien. à condition de ne pas oublier les dangers qui pèsent
5. Le non-dit peut être
considéré comme éclairé parles discours de dénonciation
dont a fait l'objet, dans les
milieux d'Acdon française,
l'apparente acceptation lepé-menne des règles du jeu démo-
cratique. Conflit qui traverse
la clientèle du Front National,où les traditionalistes intransi-
geants récusent l'allégeance
libérale-républicaine du lea-
der, la considérant comme
une trahison.
6. Ib,d.
DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE
30
aujourd'hui sur la citoyenneté et sur la nation
française Thème central de l'idéologienationalel'ennemidu peupleesttoujoursbifacial,à la foisextérieuret
intérieur. La menace est polymorphique et polytopel'immigrationnon européenneest ainsi fictionnéecommeune arméeétrangèrede l'intérieur.En secondlieu, l'aboli-tion des privilèges,idéal devenu mot d'ordre et drapeau.« Condamnerles privilègesd'il y a deux siècles,pourquoi
pas ? Mais combattonsaussiles féodalitésbureaucratiqueset syndicales du xxe siècle, sans oublier l'arbitrairefiscal» (8). En troisièmelieu, la souverainetédu peuple,cettenouvelledéessedu polythéismedémocratiquemoderne.C'est par l'assomption radicale du thème rousseauiste-révolutionnairede souverainetépopulairequeleFrontNatio-
nal, à la suite,indirectement,du G.R.E.C.E.(9) et, directe-
ment,du Clubdel'Horloge(10),préparesacélébrationdela« démocratiedirecte». Lemodèlesuisse,en effet,illustrant
l'usagepopulistedu référendum,est en parfaitecongruenceaveclesformesmentalesde la tradition anti-parlementaire,et les dispositionsde la tentationbonapartiste méfianceà
l'égarddesinstitutionsreprésentativesetmédiatrices,imagi-naire du contact direct et de l'accord sans intermédiairesentre le Peupleet lui-même,qui accompagnedans le dis-coursfrontistele retourdesidéauxautoritaires,requérantlerecoursau Chef. Il a en outre l'avantagede légitimer,parune présomptionde modération,lesvaleurset normesd'unnationalismexénophobe,fondésur la prescriptionincondi-tionnelled'une défensede l'identiténationale,menacéeparl'étranger, intérieur/extérieur.
Lemaximalismenationalistetourneautourdu désird'ins-taurer uneFrance« propre », débarrasséeenfindecequi l'asaliejusqu'ici lescorpsétrangersqui la rongenten la défi-
gurant, qui la minent en la parasitant. Voilà pourquoi larévolutionfrançaisedoit retrouverson authenticitéperduede révolutionvraimentfrançaise.Mais cette révolutionesttout entièretendueversla récupérationde qualitéséternellesde la France.Puretédu propre, propretédu corps voilàce
qu'il fautretrouver,contre lesforcesobscuresdesparasites,desprédateurset de leursagents.Qu'unetelleentreprisede
nettoyagedu corpssocials'attribueleslettresde noblessedu
projetde révolutionfrançaise,et ne puisseéviterde recourir
7. Ibld.
8. Ibid.
9. Cf. Alain de Benoist,Démocratie le problème, Le
Labyrinthe, 1985, p. 32.
10. Cf. Jean-Yves Le Gallou
et le Club de l'Horloge, La
préjérence nationale, Albin
Michel, 1985 J.-Y. Le Gal-
lou (éd.), «Réponses à
l'immigration », Lettre
d'information du Club de
l'Horloge, n° 20, 1°' trimes-
tre 198S Yvan Blot, Les
racines de la liberté, Albin
Michel, 1985, Ch. VII Le
modèle suisse (p. 167-187),ch. IX Le recours la
démocratie authentique »
(p. 217-232).
31
à l'argument auto-légitimatoire par excellence dans l'espace
démocratique/républicain de la France, cela indique une
fois de plus que le discours national-populiste doit se fonder
sur l'événement-matrice de 1789, lequel peut seul lui confé-
rer une légitimité et un auditoire de masse.
De la prise de la Bastille à la prise de la Parole telle était
l'une des interprétations dominantes de la « révolution » de
mai 1968. Le national-populisme du Front s'est approprié le
motif de la prise de parole et, en l'intégrant dans le corps des
valeurs nationalistes, l'a métamorphosé en prescription
d'une reprise de sa parole par le peuple souverain. Le peuple
était désarmé, sa parole étant confisquée, méconnue,
détournée ou dévoyée. Reprendre la parole, c'est pour le
peuple comme retrouver ses armes, en même temps que se
retrouver lui-même, par-delà les féodalités qui enchaînaient
sa spontanéité, et les corps parasites qui le bâillonnaient en
exploitant son immémoriale patience. La reprise de parole,
à travers l'usage généralisé du référendum, apparaît ainsi à
la fois comme un réveil, une désaliénation et une révolte.
Pourquoi ne pas désigner cet ensemble d'actes du nom de
« révolution » ? Et de « révolution française », dès lors
qu'elle doit être faite par les vrais Français et se faire au pro-
fit des seuls Français ? Mais ce serait alors une « vraie révo-
lution française
LIBERTÉS, PROPRIÉTÉ, SÉCURITÉ, IDENTITÉ
Jean-Marie Le Pen, après avoir appelé de ses vœux « une
vraie révolution française qui rende la parole au peuple »,
passe en revue les quatre valeurs dont la défense et l'illustra-
tion conditionnent selon lui le redressement de la France.
L'ensemble des mesures économiques, sociales et politiques
déduites de l'analyse de ces quatre valeurs dessine le pro-
gramme néo-révolutionnaire du Front National.
Les libertés contre le socialisme
En premier lieu la liberté, ou plutôt les libertés. Pour le
Front National, qui se présente comme le parti du concret
contre les bavards abstracteurs de quintessence, « la liberté
n'a pas de sens si c'est une abstraction et non une somme de
libertés concrètes la liberté de choisir son syndicat ou de ne
pas en choisir la liberté de passer sans contrainte le contrat
de travail que l'on veut avec son employeur ou son
employé la liberté de jouir de sa propriété sans entraves
11. J.-M. Le Pen, art. cit.
(je souligne). Le discours du
leader Le Pen interdit d'ins-
cnre le Front National, consi-
deré selon sa doctrine expli-cite, dans la tradition contre-
révolutionnaire. Mais si le dis-
cours frontiste public,contraint de suraffirmer sa
legitimité démocranque par le
recours ostentatoire à la
Revolution française, est
depourvu des marques de
filiation contre-revolu-
tionnaire, le fait est qu'il n'a
nullement empêché le rallie-
ment au Front, et à la per-sonne du republicain declaréLe Pen, d'une partie non
negligeable des milieux anti-
democrates, anti-républicamset anti-liberaux —legiti-mistes, traditionalistes catho-
liques (« intégristes »), maur-rassiens.
DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE
32
inutiles la liberté, surtout, de choisir l'école de sesenfants » (12). Quellesmesurespeuventêtre déduitesd'untel inventairede normes? D'unepart l'abrogationde la loi
Quillot, d'autre part l'abolitiondes « privilègessyndicauxissusdes loisAurouxet du monopolede 1945, si chersà laC.G.T. et à la C.F.D.T. » (13). Entre autrespropositions,la défensefrontistedes libertésengageà « libérerl'Educa-tion de la dominationdes quelque5 000 permanentsde laF.E.N. payéspar les contribuablespour imposer,contre levoeudesFrançais,uneécolesocialiste Etcettelibéra-tion passepar « la remiseà chaquepèreou mèrede familled'un chèque-éducation,à chargepour lui de l'apporter àl'écolequ'il aura sélectionnée» (15).
Cette intégration des propositions ultra-libérales surl'éducation(16) s'accompagne d'une réactivation de la
démagogieantifiscale,maisdont l'expressions'est considé-rablementmodéréedepuis 1983 « La liberté, c'est aussi
pouvoirdisposerde son revenusansprélèvementconfisca-
toire oui à l'égalité devant l'impôt, non à l'égalité parl'impôt » (17).Et cederniersloganintroduitla reprise,dansle discoursfrontistede propagande,des analysesfaitesparla NouvelleDroite(d'abord par le G.R.E.C.E., puis par leClub de l'Horloge) de l'électionprésidentielledu 10 mai
1981, dont l'argumentcentralest l'identitéde nature entre
giscardisme (« socialisme rampant») et mitterrandisme
(«socialismegalopant») « Une fiscalitéaberrantea con-tribué à la chute de l'ancien régime aujourd'hui, l'excès
d'impôt condamne le socialismegalopant d'après 1981commeil a condamnéle socialismerampantd'avant1981 »
(ibid.).Décidéà rompreradicalementavecle socialisme,leFront
National prétenddéfendreles orientationsd'une économie« libérale» dans le cadre d'une « démocratie écono-
mique » « On tientpour libéraleuneéconomieoù chacun
possèdela libertéd'offrir commeil l'entend son tribut au
peupleen laissantà celui-citoute libertépour en apprécierl'intérêt» (18).
Il s'agitdoncde « relancerl'économie» et, pour ce faire,« il faut remotiverceux qui créent les richesses» (19). Lechefd'entreprise,qui« estaux ordresdupeuple » (20),doitdonc être à nouveaumotivé.Or les « moteursde l'écono-mie » sont au nombre de quatre « le désir de profit le
12. « Pour une vraie. », art. at
13. Ibid. Sur les syndicats,
et en particulier la C.G.T., cf.
Droite et démocratie écono-
mique, F.N., octobre 1984,
p. 23-24. La reconnaissance
du « caractère indispensabledes syndicats » (p. 24) est
assortie de deux « réserves
importantes » tout d'abord,
« la C.G.T., courroie de
transmission du parti commu-
niste, n'a d'autre objectif que
de desorgamser l'économie
française pour créer les condi-
tions de la révolution proléta-rienne et améliorer, par com-
paraison (sm l'image lamen-
table de l'économie soviéti-
que » (p. 24) « en outre, la
plupart des autres syndicats
manquent à peu près complè-
tement de connaissances éco-
nomiques » (ibid.).
14. « Pour une vraie.
art. cit.
15. Ibid.
16. Cf., par exemple, Alain
Madelin, Pour lrberer l'école.
L'enseignement à la carte,
R. Laffont, 1984, 179 p. (sur
le « chèque-éducation », cf.
ch. 4, p. 47-64) François-
Georges Dreyfus,« Educa-
tion, université, recherche
liberté et hiérarchie des com-
pétences », in La liberte à
refaire (sous la dm. de Michel
Pngent), Hachette, coll. Plu-
riel, 1984, p. 94-108 Club
de l'Horloge, L'Ecole en
accusation, Albin Michel,
1984.
17. J.-M. Le Pen, Pour
une vraie révolution fran-
çaise art. cit.
18. Droite et democraire
économique, p. 1.
19. J.-M. Le Pen, Pour
une vraie révolution fran-
çaise », art. at.
20. Droite et démocratie
economique, p. 14.
33
21. Op. cit., p. 27-61.
22. Op. cit., p. 17-18.
23.. Pour une vraie. »,art. cit.
24. Sous-titre du livre
Droite et démocratie écono-
mique, 1984.
25. Op. cit., p. 3. Pour un
commentaire, cf. J.-M. Le
Pen, Les Français d'abord,
Carrère/Lafon, p. 67-68.
26. pour une vraie. »,
art. cit. cf. J.-M. Le Pen,
Les Français d'abord, p. 131
sq., 137 sq.
27. Droite et démocratre
économique, p. 2.
28. Tous capitalistes ou la
réponse au socialisme, Ed. de
Chiré, Chiré-en-Montreuil,
1983, 164 p. L'ouvrage
reprend et développe les thè-
ses défendues dans un livre
précédent, Manifeste du Parti
capitaliste populaire (1982),
publié sous le pseudonyme de
Pierre Salnt-Cyr. M. de Pon-
cins, chef d'entreprise, a été le
responsable du forum « Eco-
nomie et finances » lors du
VIIe Congrès du Front Natio-
nal (Versailles, 1-3 nov.
1985), durant lequel le projetde programme du Front a été
examiné. Cf. Pour la France
(Programme du F.N.), Alba-
tros, novembre 1985 (201
pages), p. 200.
29. M. de Poncins, op. cit.,
p. 160.
30. Ibid., p. 7.
31. Ibid., p. 67.. Je dis
bien le capital est la donnée
essentielle de l'économie etnon le travail » (ibid.).
32. Ibid., p. 69.
33. Ibid,
désir de propriété l'inégalité économique l'honneur »
(21). Les élites de la liberté d'entreprendre (22), libérées des
obstacles « socialistes », représentent la garantie de la pros-
périté du peuple ultra-libéralisme intégré dans le popu-
lisme. Le Front National, déclare J.-M. Le Pen, « préfère
faire des nouveaux riches que (sic) des nouveaux
pauvres » (23). Mais ce n'est là qu'un aspect de la « doctrine
économique et sociale du Front National » (24). Car « la
Droite, nationale, populaire et sociale, se distingue de toutes
les autres tendances en ce qu'elle veut enrichir les pauvres au
lieu d'appauvrir les riches » (25). Quelles mesures sont sus-
ceptibles de réaliser un tel programme d'enrichissement
simultané de tous ? Le Président répond « une réforme
audacieuse de la fiscalité, fondée sur l'abandon des procédu-
res inquisitoires, l'amnistie fiscale et la suppression progres-
sive de l'impôt sur le revenu » (26). L'orientation générale
du projet frontiste lui est en fait conférée par le postulat fon-
damental du libéralisme, dans sa formulation classique « Il
ne peut exister de libertés politigues ou autres sans liberté
économique » (27). Par un tel énoncé de la surdétermina-
tion de toutes les libertés « concrètes » par la liberté écono-
mique, la doctrine du Front National s'inscrit sans réserves
dans l'idéologie spontanée du capitalisme.
Elle y loge néanmoins sa différence spécifique, qu'on peut
désigner par l'expression consacrée de « capitalisme popu-
laire », récemment illustrée par le succès, dans les milieux
frontistes et traditionalistes catholiques (« intégristes » et
contre-révolutionnaires), du livre de Michel de Poncins,
Tous capitalistes (28). L'ouvrage présente le « capitalisme
populaire » comme le seul projet politico-économique qui
soit à la fois « alternatif au socialisme » et susceptible de ral-
lier une majorité de Français « Le choix est entre le socia-
lisme annonciateur du marxisme et le capitalisme popu-
laire » (29). Il stigmatise ceux qu'il dénomme « les précé-
dents », à savoir « les hommes et les partis qui ont gouverné
la France depuis vingt ans au moins et qui sciemment l'ont
fait basculer au fil des jours du côté du socialisme et peut-
être, hélas du côté du communisme » (30). La thèse théori-
que de base est que « le capital, fruit du travail, de l'épargne
et du temps, est la donnée essentielle de l'économie » (31).
Le capital est aussi « un gage de liberté la possession d'un
capital est probablement le meilleur signe et la meilleure
assise de la liberté individuelle » (32) il procure enfin la
sécurité à son détenteur (33). Dès lors, le problème politique
se simplifie et se clarifie « La fin du socialisme en France
DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE
34
implique la restauration de la liberté du capital, gage de
richesse et de liberté pour tous » (34). Si l'attaque contre
l'entreprise, notamment par l'arme de la fiscalité, a été « l'un
des traits permanents des vingt dernières années » (35), atta-
que lancée par les « précédents » et radicalisée par les socia-
listes, c'est que « l'entreprise est en elle-mêmel'un des carre-
fours des libertés liberté de créer, liberté d'acheter et de
vendre, liberté de travailler, liberté d'inventer, et il en estbien d'autres. » (36). Identification parfaite de la liberté
avec la liberté d'entreprendre « Exercer la liberté, en soi,c'est déjà entreprendre. » C'est pourquoi, précise le théori-
cien contre-révolutionnaire du pop-capitalisme, « les totali-
taires de tous ordres se sont acharnés contre l'entreprise »,celle-ci étant « un des pôles qui peut résister à l'envahisse-
ment de l'étatisme ». Or, de l'étatisme au totalitarisme,comme selon la vulgate néo-libérale, le chemin ne dessine
qu'une différence de degré, cellequi articule les « totalitaires
à temps partiel » (dirigistes) et les « totalitaires à temps
complet » (communistes) (37).
La révolution vraiment française implique de rendre les
citoyens simultanément libres et responsables (38), car,déclare J.-M. Le Pen, « la liberté ne vaut pas sans responsa-bilité » (39). Mais la responsabilité ne trouve l'occasion de
s'exercer et de se développer que par la propriété « Qui
peut mieux rendre responsable que la propriété ? » (40). La
doctrine du national-populisme se présente comme fondée
sur le parti du « réel et du « concret ». Or le désir de pro-
priété est l'une des composantes les plus « naturelles » de la
nature humaine (41), condamnée par tous les utopistes « de
Platon à Marx » (42). Un argument plutôt comique est
avancé par le programme de J.-M. Le Pen « Si la propriétéétait intrinsèquement mauvaise, la majorité des humains
accepterait comme une gâterie la mise en commun des bros-
ses à dent. Or, c'est un fait qu'il n'en est rien » (43). Mais en
quel sens peut-on soutenir que « la propriété précise les res-
ponsabilités » (44) ? Tout d'abord, selon la doctrine fron-
tiste, la propriété privée est un correcteur puissant du désir
de profit « Ce moteur puissant [le profit] appelle un frein
la propriété. Ce qu'elle a d'éminemment conservateur au
La responsabilitépar II
34. Ibid., p. 71.
35. Ibid., p. 111.
36. lb,d., p. 112.
37. Ib,d.
propriété
38. On notera sur ce point
l'identité des thèmes-slogans
du Front National et du RPR.
Cf. le « projet pour la
France » du RPR Libres et
responsables, Flammarion,
1984, 150 p. L'impératif de
différenciation entre positionsà la fois concurrentes et pro-ches (le voisinage pouvant
aller jusqu'à l'mdiscernabilté
sur le fond est parfaitement
illustré par la désignation réa-
proque, dans le champ des
droites depuis 1984, du Front
National et du RPR comme
adversaires principaux.
39. Pour une vraie. »,
art. cit.
40. Ibid.
41. Droite et démocratie
économique, p. 33-34.
42. Op. cit., p. 33. Marx,
selon les doctrinaires frontis-
tes, n'était qu'un utopiste
parmi d'autres.
43. Droite et démocratie
économique, p. 33.
44. Op. cit., p. 34.
35
meilleur sens du terme tempère les excès que pourrait engen-
drer le goût du lucre » (45). Mais l'effet le plus positif de la
propriété est qu'elle fixe, enracine, stabilise, responsabilise.
Le type positif du propriétaire s'oppose ainsi directement au
type négatif du nomade responsabilité contre irresponsabi-
lité, respect du sol contre dévastation, entretien des biens
contre ruine et pillage, travail contre vol, loyauté contre
ruse. Le type idéalisé du propriétaire semble avoir deux
faces le cultivateur et le commerçant. Deux figures de
l'héritier, face à l'individu sans racines. On peut compter sur
eux parce qu'ils sont à leur compte. Ils réalisent dans le réel
social la nature humaine ils sont la nature humaine en per-
sonne.
Les « nomades », quant à eux, ne peuvent prétendre à
une telle dignité leur participation de l'essence humaine est
moindre, sinon nulle. Il y a pour ainsi dire des humains plus
humains que d'autres les propriétaires.
Outre le fait que « la propriété privée valorise » (46), elle
« permet les décisions » (47), et elle seule. Le type du pro-
priétaire s'oppose ici directement au type du fonctionnaire
face au « meilleur chef de service » qui ne peut agir
qu'enfermé dans les limites d'un règlement et les données
d'un budget, et ne peut donc relever de lui-même les défis de
l'imprévu, « le propriétaire, au contraire, est à même de
prendre sur-le-champ toutes les décisions utiles le concer-
nant ». Du mauvais côté, l'appareil de l'Etat, qui est « si
lourd, si lent, si inhumain parfois » du bon côté, « une
souplesse et une rapidité dans l'action qui rendent si effica-
ces les entreprises privées » (i6id. ).
Enfin, la propriété privée apparaît à la fois comme le fon-
dement des libertés concrètes et la condition du sentiment de
sécurité. Car la propriété procure des moyens d'expression
qui permettent l'exercice de la liberté d'expression « En
régime de propriété privée, n'importe qui peut acheter des
moyens d'expression, depuis un modeste multiplicateur
jusqu'à un journal » (48). Ce qu'il s'agit de généraliser, pour
atteindre le stade suprême du capitalisme populaire, c'est la
« propriété dynamique », au-delà de la simple « propriété
statique » (49) celle-ci coûte à son possesseur (elle s'use,
demande de l'entretien ou des remplacements), celle-là
« rapporte de l'argent et constitue la vraie sécurité de la
famille » (50). La propriété dynamique est celle « des biens
de production et d'échanges (usines et commerces) qui, sous
45. Ibid.
46. Droite et démocratie
économique, p. 35.
47. Op. cit., p. 37.
48. Ib,d. Il serait facile de
montrer que cette vision
radieuse de la société de mar-
ché libre » relève de la péti-tion de principe.
49. Op. cit, p.47-48.
50. Ibid., p. 48.
DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE
36
la formecommodeet accessibledesactions,devraitetpour-rait appartenir à toutes les catégoriessocialessansexcep-tion ».La mesuredécisivequiengendreral'« enrichissementréel et concretde tous lesFrançais», c'est la désétatisationdes « sociétésditesnationaliséesqui appartiennentà l'Etat,c'est-à-direà personne» (51). Faceà l'Etat impersonnelselèvel'arméedespropriétaires,cespersonnesà part entière.Tel estle singulier« personnalisme» censéconférerun sup-plémentd'âmeau peupledecapitalistes-propriétaires.Para-doxe la sociétéharmonieuseoù chacun est à sa place etdans laquelletout est en ordre laissela placeà la sociétédela lutte de tous contre tous, chacun s'efforçantde devenir
propriétaire,et pluspropriétairequel'autre.Lemodèledelacommunautéorganiqueentre dès lors en conflitavecceluid'une société atomisée en individus égoïstes et rivaux.L'antinomieinterdittoute cohérencedoctrinaleau national-
populismeet l'obligeà une perpétuelleoscillationentre lesvaleurs « holistes» (ou communautaristes)et les valeurs
individualistes antinomieredoubléepar cellede l'individu
enraciné/héritieret de l'individuen lutte permanente.Il arriveà J.-M. LePen de reconnaîtrela duretéde l'uni-
vers concurrentielqu'instaure le capitalisme« libéré» de
l'Etat-providence.Maisla dénonciationdeseffetsperversdecelui-cilui semblejustifiersuffisammentsonélogedu capi-talisme « Aussidures que soientles règlesdu marché, jecrois qu'ellesrestent plus justeset plus efficaceséconomi-
quementet socialementque les procédésqui consistentà
généraliserle soutien,l'aide,l'assistancequiont une finalitécharitableet généreuse,certes,maisdont l'exerciceprouvequ'ellestournent en fait au détrimentdes travailleurseux-mêmes» (52).
Etre Français,c'est être propriétaire.Mais l'anthropolo-gie frontistepourrait poser cette définitionde base être
homme, c'est être propriétaire. L'auteur collectifdu pro-gramme économiquedu Front, après avoir montré que« toutes les libertés s'éteignent avec la propriété
privée» (53), ajouteque « le désirprofondde sécuritécherà tout hommen'est jamais mieuxexaucé que par la pro-
priété ». Lapropriétéreprésentela seulevéritableassurance
parcequ'elleseuleconfèreau citoyenuneauthentiqueassu-rance. Je possède,donc je suis cogitodu propriétaire.Il
faut mettre en lumièrela centralitéde l'idéal propriétaire
51. Ib,d.
52. Les français d'abord,
p. 140.
53. Droite et démocratie
économique, p. 39.
37
dans la doctrine du national-populisme. Moins souvent
mise en slogans, et par là moins évidente que les thémati-
ques démagogiques de l'identité française menacée, des
libertés suspendues par l'Etat et de l'insécurité, celle de la
propriété n'est pas moins importante et constitutive. Elle
représente même comme un échangeur idéologique de la
plupart des thèmes de propagande du Front National c'est
indiquer à la fois que la vie économique n'est nullement
négligée par le programme frontiste, que l'unité profonde de
celui-ci doit se repérer à l'intersection de deux systèmes de
valeurs, celles du capitalisme populaire et celles du nationa-
lisme autoritaire, qu'enfin l'idéal suprême du national-
populisme peut s'illustrer par l'image d'une France d'héri-
tiers et de propriétaires.
« Ce qui garantit la liberté et la propriété, c'est la sécurité
des biens et des personnes » (54), continue J.-M. Le Pen,
esquissant les voies de la « vraie révolution française ». Car
« la première des libertés, c'est le droit à la sécurité et le pre-
mier devoir d'un Etat qui se respecte c'est d'assurer la sécu-
rité publique des citoyens contre les délinquants, contre les
criminels » (55). Cette conception du pouvoir politique,
dont on notera qu'elle ne pèche pas par excès d'originalité,
implique que « les missions essentielles de l'Etat » sont
« défendre la Nation et son peuple, maintenir l'ordre, ren-
dre la justice » (56). Or, tout se passe comme si l'Etat n'était
plus lui-même en ne remplissant plus ses fonctions fonda-
mentales. Le diagnostic de J.-M. Le Pen est sans appel« C'est peu de dire qu'elle [la sécurité des biens et des per-
sonnes] n'est plus aujourd'hui assurée 3,5 millions de cri-
mes et délits sont commis chaque année, mais bien peu sont
poursuivis et réprimés » (57). Mais l'insécurité fait partie
d'un tableau de la décadence générale elle est, dans la
vision lepénienne, l'un des aspects les plus révélateurs de la
fin d'un monde. La dénonciation de la décadence polymor-
phe des sociétés occidentales enveloppe une critique du
« libéralisme », au demeurant de stricte tradition nationa-
liste, qui interprète tout mouvement de libération ou de libé-
ralisation comme un processus de relâchement et d'aban-
don, comme un indice de démission.
La loi générale postulée pourrait être ainsi énoncée toute
conception abstraite de l'homme, impliquant une utopie
politique, provoque, du fait qu'elle est contre-nature, un
Sécurité
54.. « Pour une vraie révolu-
tion française », art. cit.
55. Les Français d'abord,
p. 126 (cf. aussi p. 119).
56. Op. cit., p. 115.
57. Pour une vraie révolu-
tion française », art. cit.
DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE
38
châtimentnaturel, revanchede la nature bafouée.Et l'abs-traction suprêmeconsisteà supposerque l'hommeest dotéd'une nature bonne. Mais « l'hommene naît pas bon et s'ilest vrai que la Sociétépeut le corrompre,il n'est pas inéluc-table qu'elle le fasse» (58). Dès lors, partir de la vraienature de l'homme,c'est comptersur la sociétépour le ren-dre bon, et elle ne le peut qu'en réalisantcertainescondi-
tions, qui serésumentpar la fameusetriade « ordre, auto-
rité, nation ».
SidoncleFrontNationala pu intégrerdanssa « doctrine
économiqueet sociale» lesconceptionsde la vulgateultra-
libérale,l'anti-étatismeéconomisteétant reformulédans lecadredu « capitalismepopulaire», il ne pouvaits'accorderà l'espritdu temps,jusqu'às'alignérsur lesidéauxdu libéra-lismepolitique,sansrisquerdeperdresonidentité.LeFrontNational tient donc un doublediscourssur le libéralismed'une part, il fait un éloge du libéralismeéconomiquecomme légitimationdu capitalismedes classesmoyennesdans les stricteslimitesde la nation d'autrepart, il conti-nue de blâmerle libéralismepolitique,assimiléaux tendan-cesà la décompositionsocialeet au relâchementdesautori-tés. Danscesecondsens,fortementpéjoratif,le mot libéra-lismerenvoieà lagrandevisiondela décadenceoccidentale,dont ilne seraitqu'unsymptômeet un modede légitimationidéologico-politique.Le problème politique principat duFront n'est en aucunemanière celui du libéralismeclassi-
que commentlimiterlepouvoird'Etat, qui tendà l'absoludu pouvoir? Le Front veut à la fois « dégraisser» l'Etat,l'émonderde ses interventionsdans la vie économique,etrenforcerson autorité. Nous sommesloin de l'idéallibéraldes contre-pouvoirs,et des valeurs libertariennesréhabili-téespar la critiquede l'omnipotenceétatique.
Retournonsaux vuescatastrophiquesdu bon sens fron-tiste « La justiceest bafouée non par la fautedes juges,mais par des lois successivesqui ont vidé le codepénal deson contenu» (59). Le redressementest néanmoinspossi-ble, à condition de suivre certaines idées simples « Lasociétédoit assurerà la victimela réparationdu préjudicequ'ellea subi en châtiant ceuxqui outragentla loi le cou-
pable doit, quant à lui, être protégé de l'arbitraire enconnaissant à l'avance ce qu'il encourt c'est le rôle del'échelledespeines» (60).Mais la clefde voûtedelaJustice
58. Les Français d'abord,
p. 118.
59.. pour une vraie révolu-
tion française », art. ctt.
60. Ib,d. Sur la hiérarchie
des sanctions, cf. Les Français
d'abord, p. 117.
39
Identité nationale
61. Les Français d'abord,
p. 126.
62. Ibid.
63. La vraie oppositiott le
Front National, F.N., s.d.
(automne 1984, 29 p.) p. 11.
64. Ibid.
65. L'idéologie communau-
tariste a été diffusée par la
médiation philosophique et
politique du positivisme. Cf.
Auguste Comte, Système de
politique positive, t. Il,ch. III « La décompositionde l'humanité en individus
proprement dits ne constitue
qu'une analyse anarchique,autant irrationnelle qu'immo-
rale, qui tend à dissoudre
l'existence sociale au lieu de
l'expliquer. » A travers
Taine et Bourget, notam-
ment, l'anti-individualisme
doctrinal s'instituera en posi-tion de base commune aux
courants traditionalistes et
aux diverses branches de
l'école positiviste, tandis quele sociologisme durkheimien
l'intégrait parallèlement dans
ses présuppositions.
66. Droite et démocratie
économique, p. 43-44.
66 bis. C'est sur le modèle
de la lignée qu'est élaborée
l'idée de nation, et suggéréecelle d'une éternité réelle
« C'est de la famille qu'il
[l'individu] vient, et c'est elle
[.] qui le prolonge vers une
vie éternelle très concrète. La
vérité suprême, la réalité bio-
logique, demande par consé-
quent de ne pas détacher arbi-
trairement, comme la gauchele fait, l'individu de sa lignée,
parce qu'il en est insépara-ble » (ibid., p. 44 — nous
soulignons). La vraie trans-
cendance surgirait de la conti-
nuité biologique.
67. La vraie opposition.
p. 11.
68. Ibid.
est la peine de mort, la sanction suprême. La hiérarchie des
sanctions ne saurait être décapitée sans se défaire « La
peine de mort, c'est l'assurance de la liberté de tous les
citoyens » (61). Abolir la peine de mort revient donc à
renoncer à cette « armature de principes sans lesquels
aucune collectivité ne peut sauvegarder sa liberté, ni même
son existence » (62).
« Le Front National considère la nation comme l'un des
seuls cadres au même titre que la famille susceptibles
de garantir l'existence et d'assurer l'épanouissement des
Français » (63). Cette définition se situe dans la filiation du
nationalisme conservateur « La nation est la communauté
de langue, d'intérêt, de race, de souvenirs, de culture où
l'homme s'épanouit. Il y est attaché par ses racines, ses
morts, le passé, l'hérédité et l'héritage. Tout ce que la nation
lui transmet à la naissance a déjà une valeur inestimable »
(64). Cet ensemble articulé d'appartenances, de liens mémo-
riels et de fidélités historiques représente comme un trésor
qu'il s'agit de transmettre, si possible en le faisant fructifier.
Reprenant la perspective traditionaliste selon laquelle l'indi-
vidu n'est qu'une abstraction non viable (65), la doctrine du
Front centre son argumentation sur l'idée d'héritage et la
valeur de la filiation « En tant qu'individu, l'homme n'est
qu'un phénomène fugace. Il apparaît, un peu comme le
champignon sur le thalle, sur le feutre d'un immémorial
tissu dont la famille assure seule la continuité. Isolé, l'indi-
vidu disparaît en quelques décennies pour devenir au mieux
un vestige paléontologique » (66). Voilà pourquoi la doc-
trine politique doit partir des faits incontournables que sont
la famille et la nation, dont la nature commune enveloppe
hérédité et héritage (66 bis). A la centralité de l'« héritage »
répond le principe suprême de l'intérêt national dans la doc-
trine politique « L'intérêt de la nation est celui de chaque
citoyen. Toute notre pensée et notre action politique doi-
vent être à son service. Sa sécurité, son développement, son
harmonie, sont les critères de nos décisions » (67). D'où la
devise de facture très classique « Pour tout ce qui est béné-
fique à la nation, contre tout ce qui lui est nuisible, telle est
la première exigence du Front National » (68). L'identité
française doit être défendue à la fois contre l'immigration
extra-européenne, formant la masse des « passagers clan-
destins » qu'il s'agit de jeter élégamment par-dessus bord, et
DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE
40
contre la menace communiste. Car « les périls fondamen-
taux [.] sont, pour notre Pays et notre Peuple, l'impéria-lisme soviétique et le déferlement du tiers-monde » (69).Celui-ci prend la figure horrifique de l'« immigration mas-
sive consécutive à l'explosion démographique sans précé-dent des pays réputés "en voie de développement" et à l'inca-
pacité de leurs dirigeants, impuissants et souvent corrom-
pus, à nourrir des populations de plus en plusnombreuses » (70). Or, si une telle immigration menace,selon le Front National, l'indépendance politico-militaire et
économique de la France qui entretient, sur son sol, « une
véritable armée qui vit dans l'attente de mots d'ordre desti-
nés à imposer à la France la volonté, les caprices et les
humeurs d'Alger » (71), elle menace surtout l'existence pro-fonde du peuple français, son identité à deux faces, cultu-
relle et ethnique. La vision frontiste de la situation démogra-
phique de la France ne fait qu'orienter et radicaliser dans un
sens xénophobe la hantise diffuse d'un déclin irréversible de
la natalité des nations occidentales.
Le Front National « se bat pour permettre aux Françaisde conserver leur identité et de rester maîtres de leur
destin » (72). Pour réaliser un tel objectif, le Front propose
quatre ensembles de mesures. En premier lieu, il convient de
définir les conditions d'une défense nationale efficace. Dans
cette perspective, il faut « reconstruire l'Armée française, en
lui donnant un honneur, une foi, un prestige » (73), ce qui
suppose qu'elle les a perdus, au moins partiellement. Il faut
ensuite définir clairement « les dangers qui nous
menacent », et qui prennent deux visages susceptibles de se
fondre en un seul « Les forces militaires de l'impérialismecommuniste soviétique constituent le principal péril mili-
taire auquel l'Europe peut être amenée à faire face, tant en
matière d'agression extérieure qu'en matière de subversion
intérieure, même si, sur ce dernier point, l'immigration
étrangère lui dispute la palme et le cumul des deux mena-
ces n'étant pas écarté. » Deplus, si « la fidélité à nos allian-
ces européennes et atlantiques est notre plus sûre garantiecontre l'impérialisme communiste », « nos armées doivent
réintégrer le cadre militaire de l'OTAN », ce qui implique de
corriger l'« erreur » commise en 1967 par le général de
Gaulle. En outre, il faut réaffirmer que « notre défense ne
peut pas être basée sérieusementsur la dissuasion nucléaire »,
69. Ibid. Sur le jumelage de
ces thèmes, cf. P.-A Tagmeff,« La rhétorique du national-
populisme », Mots, 9, octo-
bre 1984, p. 113-138
J.-P. Honoré, Jean-ManeLe Pen et le Front National
(Description et interprétation
d'une idéologie identitaire) »,
Les Temps Modernes, 465,
avril 1985, p. 1 843 sq.
70. Ibid.
71. Op. cit., p. 12. De tels
énoncés, récurrents dans le
discours lepémen, témoignentde la source la plus prégnantede sa xénophobie anti-
maghrébine la guerre d'Algé-rie. Xénophobie sélective,visant l'Algérie en personne,
et commémorative, du fait
même que le retrait (voire la
retraite) de la France n'a pasété « digéré ». Ressentiment.
72. La vraie opposition,
p. 18.
73. Ibid., p. 14.
41
ce qui implique de « rattraper d'urgence notre retard en
matière de défense civile en lançant un grand programme
public de constructions d'abris » (74).
En second lieu, il convient de définir une politigue étran-
gère « au service de la France » (75). Le Front prône « une
large entente » avec les Etats-Unis, qui sont actuellement
« la seule force anti-communiste vraiment crédible » (76).
Mais le partage du monde issu des accords de Yalta ne doit
pas être considéré comme un fait acquis. Quant à l'union
européenne, il faut la construire non pas comme une Europe
fédérale supranationale, mais comme « une Europe confé-
dérale qui permettra aux intérêts, aux traditions et aux per-
sonnalités des Etats européens forgés par les siècles, de
s'épanouir » (77).
En troisième lieu, il convient de définir une politigue de la
famille française. Car « la France ne peut être en mesure de
garantir son indépendance que si elle dispose d'un peuple
jeune, vigoureux et nombreux » (78). C'est là une nécessité
pour la France « L'explosion démographique des pays du
tiers-monde menace chaque jour davantage de submerger
les nations occidentales. » Les mesures qu'il faut prendre
sans tarder sont les suivantes « la révision du Code de la
Nationalité et notamment la suppression de son art. 23
selon lequel tout enfant né en France de parents étrangers
nés dans nos anciennes colonies (Algérie, Maroc, Afrique
noire) est automatiquement français la suppression des
allocations familiales aux immigrés le réajustement et
l'indexation des allocations existantes (familiales, loge-
ment) l'instauration d'un véritable salaire maternel [.]
une retraite pour la mère de famille française [.] aide aux
mères françaises célibataires logement, priorité à
l'emploi la réforme du droit de l'adoption avec priorité [.]
pour les enfants français une justice fiscale pour les famil-
les françaises par des mesures concrètes immédiates [.] Le
Front National demande l'abrogation de la loi Veil autori-
sant l'avortement » (ibid. ).
En quatrième lieu, le Front National se prononce pour
une remise en cause de l'immigration » (79). J.-M. Le Pen
définit cette remise en cause comme un impératif incondi-
tionnel « La défense de l'identité nationale, et donc la maî-
trise de l'immigration sont, pour le Front National, une
priorité absolue » (80). Car l'immigration est « une inva-
sion provisoirement pacifique du territoire national »
(81), Les Français sont dès lors en situation de légitime
défense, et doivent se mobiliser comme ils l'ont fait contre
74. lbid.
75. La maie opposition.
p. 16.
76. Ibid.
77. Ibtd., p. 16-17.
78. Ibid., p. 17.
79. Ibid., p. 18.
80. Pour une vraie révolu-
tion française », art. cit.
81. La vraie opposition.
p. 18.
DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE
42
l'Allemagne en 1914 et 1940. Mais il s'agit de bien repérer« la racine du mal », afin de ne pas se tromper d'adversaire« Les responsables de l'immigration et de ses méfaits drama-
tiques sont moins les immigrés que les gouvernements des
pays d'où ils proviennent, et surtout la politique suicidaire
menée par les dirigeants français successifs depuis des
années. » Le fondement des exigences frontistes en matière
d'immigration est que « les Français continuent à disposerchez eux de droits supérieurs à ceux dont jouissent les étran-
gers, conformément à la Constitution et à l'ensemble du
Droit français dont les fondements reposent sur une discri-
mination légitime et naturelle entre Nationaux et étran-
gers » (82). Tel est le principe de la « préférencenationale », mis en doctrine par J.-Y. Le Gallou et le Club
de l'Horloge.
LA VRAIE DÉMOCRATIE DIRECTE
La condition de possibilité de la « vraie révolution fran-
çaise » est l'« élargissement de la démocratie N(83), déclare
J.-M. Le Pen. Comment entendre une telle démocratie élar-
gie ? Il convient de rappeler tout d'abord la manière quasirituelle selon laquelle le Président du Front s'affirme démo-
crate « Je suis un démocrate de type churchillien au sens
où je me réfère à cette boutade de Churchill "La démocra-
tie, c'est sans doute un très mauvais système, mais je n'en
connais pas d'autre" » (84). La preuve le plus souvent avan-
cée par J.-M. Le Pen en est sa participation, factuelle ou
souhaitée, au système parlementaire.La démocratie étant le gouvernement selon la volonté du
peuple, l'homme politique démocrate doit remplir plusieursfonctions exprimer et interpréter ce que veut le peuple,l'informer de ce qu'il ne sait pas, lui expliquer ce qu'il ne
comprend pas, l'avertir enfin et surtout des menaces qui
pèsent sur son avenir.
L'« élargissement de la démocratie implique la restaura-
tion de l'autorité de l'Etat national contre les féodalités nou-
vellesqui en limitent l'exercice, et l'établissement d'une com-
munication directe et transparente entre le peuple et sesdiri-
geants. La réalisation de ces deux exigences suppose l'appa-rition d'hommes politiques qui, tout en interprétant la
volonté profonde du peuple, le guident en lui disant la
82. Ibid.
83. Pour une vraie révolu-
tion française », art. cit.
84. J.-M. Le Pen, Les Fran-
çais d'abord, p. 177.
43
vérité. Mais il s'agit de tirer toutes les conséquences de
l'idéal populiste de l'appel direct au peuple, et au peuple tout
entier, contre et par-delà les intermédiaires censés faire obs-
tacle. J.-M. Le Pen propose ainsi de substituer la démocratie
directe à la démocratie représentative, laquelle aurait désor-
mais fait son temps. Il faut nettoyer la démocratie de ses
parasites. La société de communication rapide rendrait ainsi
possible la réalisation de la démocratie directe, fondée sur
l'expression directe des citoyens, sur leur propre initiative.
Et ce n'est pas par hasard si intervient le modèle suisse du
fonctionnement démocratique « C'est grâce à la démocra-
tie directe que la Suisse a pu se protéger de l'abus fiscal et de
l'immigration massive » (85). Le consensus populiste réalisé
en Suisse sur le double thème du rejet de l'immigration et de
la limitation de l'impôt est non seulement donné en exem-
ple, mais il est érigé en vision d'un avenir souhaitable pour
la France.
INCERTITUDES ET CONTRADICTIONS INTERNES
La « droite nationale, populaire et sociale assume sa
position à droite, jusqu'à revendiquer l'authenticité exclu-
sive de la qualification. Elle n'en tend pas moins pour autant
à se définir par-delà les oppositions classiques, incorporées à
titre de traits secondaires ou d'implications. Droite/gauche,
capitalisme/socialisme, libéralisme/collectivisme, répu-
blicains/marxistes, pro-atlantisme/pro-communisme, etc.,
tous ces couples dualistiques sont refondus dans une rela-
tion à la fois plus globale et plus profonde, et qui apparaît
comme synthétique citoyens enracinés/individus cosmo-
polites.
Les défenseurs des identités de base (famille, propriété
privée, nation) s'opposent frontalement aux destructeurs
des identités collectives déracinés, internationalistes (révo-
lutionnaires), pluriculturalistes (antiracistes), partisans du
« libéralisme utopique » (celui qui veut abolir les frontières
pour réaliser la société marchande planétaire). Mais le Front
National s'arrête en chemin, et ne conclut pas expressément
de la façon la plus rigoureuse, au contraire du G.R.E.C.E.
qui s'applique à définir une opposition absolue entre le parti
identitaire (gauches et droites ethnistes, nationalistes, etc.)
et le parti cosmopolite (gauches et droites « américaines »,« occidentalistes », etc.) (86). Le Front National tient donc
un discours ambigu, et défend une position mixte, envelop-
pant une contradiction latente son allégeance atlantiste et
85. « Pour une vraie révolu-
tion française », art. cit.
86. Cf. Guillaume Faye,Les nouveaux enjeux idéolo-
gtques, Le Labyrinthe, 1985,
p. Jean-Yves Le Gallou,« Le beur ou l'argent du
beur ? », National Hebdo,
n° 71, 28 nov.-4 déc. 1985,
dossier « Défense des Fran-
çais », p. I «Front antira-
ciste contre Front National
(éditorial), Rivarol, n° 1798,
22 novembre 1985, p. 2.
DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE
44
son ralliement aux thèses ultralibérales des « nouveaux éco-
nomistes » l'empêchent de dérouler toutes les implicationsde son nationalisme. Le « capitalisme populaire » est un
capitalisme national qui hésite entre l'anticommunisme
nationaliste et l'anticollectivisme libéral, entre les valeurs
héroïques et les valeurs marchandes.
Par ailleurs, la coexistence de multiples filiations idéologi-
ques, non moins que d'une grande diversité de familles poli-
tiques ralliées sans s'être pour autant fondues dans le creuset
du Front, permet de comprendre la demande consensuelle
d'une instance super-unificatrice. Le Pen apparaît précisé-ment comme l'instrument de la cohésion idéologique du
Front, qu'il instaure au-dessus des tendances et sensibilités
hétérogènes, voire conflictuelles, par identification com-
mune à son personnage. L'hyper-personnalisation du Front,sa « lepénisation », est l'avers de profondes déchirures inter-
nes à la population militante et aux traditions idéologiques
qui s'y rencontrent.
La doctrine du national-populisme peut dès lors se définir
comme une synthèse de synthèses, une sommation de « troi-
sièmes voies » se présentant comme autant de solutions à
des antinomies
1. Individualisme/communautarisme. L'antinomiese pro-jette dans diverschamps. Les idéauxcommunautairesde la doc-trine s'opposenttermeà termeaux idéaux individualistes précel-lencede la propriétéhéritée,primatde la filiationet de la descen-
dance rejetde l'éclatementdu corpssocialen individualitéségoïs-teset nvales affirmationdesvaleursde la communautéorganiqueet de l'idéal d'un ordre naturel (87) tendance à concevoir la
nationcommeunecommunautéferméeet surladéfensive défensedesvaleurstraditionnelleset miseau secondplandesvaleursde lasociétémarchande(économisme,hédonisme,« laxisme», rivalité
inter-individuelle).La contradictionentre les deux modèlesestclaire du côté individualiste,l'idéalest la montéedesatomesindi-viduels sur l'échellesociale, alors que du côté communautairel'idéalest la fusiondes individusdans le corpsnational (à traverssesrelais famille,entreprise)et l'installationdeceux-cià uneplacefixesur l'échellehiérarchique(le modèleétant celuide l'insertionfonctionnellede la celluleou celuide l'organedans l'organisme).Lasolutionidéologiquede l'antinomieest représentéepar la figuredel'individuenraciné.
87. Cf. J.-M. Le Pen, Les
Français d'abord, p. 78.
45
2. Libéralisme économique/traditionalisme populiste.
L'antinomie précédente se reproduit dans le champ des conceptions
de la vie sociale et économique. Le récent éloge du capitalisme et de
l'ultralibéralisme économique implique la mise au premier plan des
valeurs de l'échange, la réhabilitation de l'Argent, ce à quoi résiste
l'imaginaire traditionaliste comportant à la fois un mépris de prin-
cipe pour les idéaux marchands, un parti pris pour le peuple contre
les « gros » qui l'exploitent, et une condamnation absolue du capi-
talisme et du libéralisme dits « sauvages » ou « affairistes ». La
solution idéologique de l'antinomie est le « capitalisme populaire »,
qu'il est difficile de distinguer du « libéralisme national » du Club
de l'Horloge (88).
3. Démocratie/contre-révolution. Le national-populisme
apparaît comme un syncrétisme instable, formé d'éléments d'ori-
gine jacobine (l'Etat fort et la souveraineté du peuple) (89) et d'élé-
ments de tradition anti-démocratique, permettant par exemple le
ralliement de certains milieux d'Action française (Jean Madiran, le
journal Présent, etc.). Il s'agit dès lors de surmonter la contradic-
tion instaurée par ces deux types de références d'une part à la
Révolution française, d'autre part à la contre-révolution (de l'ultra-
cisme à l'Action française). La solution de l'antinomie est représen-
tée par l'appel à la « vraie révolution française ». Solution para-
doxale, puisqu'elle s'identifie à l'impossible synthèse d'une « révo-
lution contre-révolutionnaire » (90).
4. Universalisme/nationalisme. -L'exigence d'universalité peut
être celle à laquelle engage le christianisme, ou celle qu'implique
l'idéal néo-libéral de la société de marché. Les normes du nationa-
lisme clos et xénophobe s'opposent à toutes les figures de la société
ouverte. La solution idéologique de l'antinomie se résume par
l'argument préférentialiste la « hiérarchie des dilections » distin-
gue, parmi les prochains, ceux qui sont plus ou moins proches le
principe de la « préférence nationale » hiérarchise les étrangersselon une échelle des proximités.
RÉVOLTE POPULISTE ET IDÉAL AUTORITAIRE
Le national-populisme de Le Pen, pris dans ses exposés
programmatiques, peut être caractérisé par quatre traits
essentiels (91)•
L'appel politique personnel au peuple le parti popu-
liste doit être hyperboliquement personnalisé.·
L'appel au peuple tout entier, sans distinction de clas-
ses, de tendances idéologiques ou de catégories quelcon-
ques le rassemblement interclassiste visé par Le Pen, et pré-
figuré par la composition de son électorat (92), distingue
radicalement le national-populisme frontiste du pouja-
disme.
88. Cf. Jean-Yves Le Gal-
lou, « La Révolution républi-caine », préface pour la nou-
velle édition de l'ouvrage Les
racrnes du futur. Demain la
France, Albatros, 1984 (1ere
éd. 1977) et J.-L. Schlegel,« Le Pen dans sa presse »,
Projet, n° 191, janvier-février 1985, p. 43-45.
89. Cf. J.-L. Schlegel, art.
cit., p. 44-45 le nation a-
lisme frontiste vise principale-ment yn électorat anti-
immigré et sécuntariste.
90. Mais le style oxymori-
que définit asçe2, bien les révo-
lutions réalisées par le fas-
cisme italien d'une part (ingré-d8ent révolutionnaire domi-
nant), par le national-
socialisme d'autre part (ingré-
dient contre-révolutionnaire
dominant).
91. Cf. le modèle du popu-lisme présenté par Monica
Chariot, dans sa pénétrante
étude, « Doctrine et image le
thatchérisme est-il un popu-lisme ? », dans Le thatché-
risme. Doctnne et action
(sous la dir. de Jacques
Leruez, La Documentation
Française, 1984, p. 19).
92. Cf. Jérôme Jaffré,« L'extrême droite in
Sofres. Opinion publique
1985, Gallimard, 1985,
p. 186-192.
DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE
46
• L'appel direct au peuple sain, impliquant une dénon-
ciation double des élites illégitimes (« féodalités », « oligar-chies M,« bande des quatre », etc.) et des étrangers « inassi-
milables » (immigrés maghrébins, par excellence).• L'appel au changement de l'état des choses, à la rup-
ture radicale avec le « système », dans le sens des sentiments
populaires et des valeurs bourgeoises traditionnelles affir-
mation de la « préférence nationale (non sans flatter les
tendances chauvines) arrêt de l'immigration et expulsiondes « indésirables » rejet de l'« étatisme socialisme
rampant ») et démantèlement de l'Etat-providence restau-
ration de l'autorité et des valeurs traditionnelles (la peine de
mort en est le plus clair symbole). L'analogie n'est guèrecontestable entre lepénisme, thatcherisme et reaganisme, en
tant que courants et mouvements relevant du « populismeautoritaire (93), défini comme tentative de détruire les
structures hégémoniques de type social-démocrate au
moyen d'un Etat fort, de rompre donc avec le consensus de
l'après-guerre et de lui substituer un nouveau consensus
autour de deux pôles libéralisme économique et réactiva-
tion du sentiment national. La constitution d'un nouveau
bloc des possédants s'est réalisée en Grande-Bretagnel'échec économique n'a pas empêché la réussite politique
(94). Mais peut-il s'instituer en France un lepénisme hégé-
monique, préfigurant un national-populisme de régime, au-
delà du mouvement alimenté par la démagogie électorale ?
Là est la question.
PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF
93. La catégorisation a été
avancée par Stuart Hall dans
Marxum today et New
Sociahst, sur la base des tra-
vaux du Centre for Contem-
porary Cultural Studies (Bir-
mingham) qu'il a longtempsanimé.
94. Cf. David Hanley, Le
thatcherisme. De la révolu-
tion économique à la défense
des siens », Projet, n° 194,
juillet-août 1985, p. 7-18.
Etudes14,rued'Assas75006Parisjanvier1986(364/1) 47
Art,formesetsignes
Dans la galaxie B.D.
Yoko Tsuno
E PHÉNOMÈNE de communication qu'est la Bande dessi-
L née existe, massivement, depuis plus de cinquante
ans. On dit « la Bédé » comme on dit « la Hifi » ou « la
Cibi ». Phénomène de masse, d'abord par les publics
atteints enfants et adultes, toutes couches de la société con-
fondues ensuite par la quantité de produits exposés, même
si le volume total des albums et des revues de BD n'occupe
qu'un secteur assez faible de la librairie. Ce qui est accessible
aux lecteurs français et belges, toutes éditions regroupées,
serait de l'ordre de 5 000 albums et d'une dizaine de milliers
de brochures en « format carré » (1). Mais les tirages et
l'intensité de la consommation sont considérables. Ce phé-
nomène de communication a ses règles propres, mais il
emprunte aussi au cinéma, à la littérature romanesque ou
policière et même au théâtre.
Mais alors que le cinéma possédé depuis des lustres ses
quartiers de noblesse, la BD fait encore figure de « parent
pauvre », de littérature peu sérieuse, bonne pour l'évasion
ou pour tenir les enfants tranquilles.
Or le « phénomène BD » est plus riche qu'il n'y paraît.
Dans certains cas (moins rares qu'on feint de le croire), la
BD peut s'élever au rang d'un art et d'une véritable littéra-
ture elle peut permettre d'accéder à une réelle culture par
1. Types courants dans les
kiosques (Waprti, Rodéo,
Comancbe, Titi, etc.).
DANS LA GALAXIE B.D., YOKO TSUNO
48
des voies tout autres que « classiques ». Comme le théâtre,le roman et le cinéma, la BD a ses tâcherons, ses « nègres »,ses fabricants, mais aussi de véritables créateurs.
Ce n'est sans doute pas un hasard si, depuis quelques
années, se multiplient les ouvrages consacrés à des auteursde BD. Hergé y a eu droit de son vivant. Actuellement, c'est
au tour de Jacques Martin (Alix le Gaulois), Edgar
P: Jacobs (2) (Blakeet Mortimer), Hugo Pratt (Corto Mal-
tese), Derib et Godard (diversesœuvres). Sait-on que Tintin
a fréquenté Normale-Sup bien avant 1960 ? Que, vers
1958, il a eu les honneurs du Times et de la B.B.C. (3) ?
Que Michel Serres a minutieusement décortiqué Les Bijouxde la Castafiore (4) ? Mais, comme il arrive dans la plupartdes opérations où le malade sort vivant du billard, le plaisirde lire n'est pas tué pour autant. Il peut même s'en trouver
multiplié à l'infini.
Qu'est-ce qu'un album de Bandes dessinées ?
Il suffit de voir, dans les chambres d'enfants, des albums
Tintin écornés et maculés pour deviner qu'un album, c'est
d'abord un compagnon et un support d'évasion et de
détente. Mais ce peut être plus encore. De très jeunesenfants sont capables de comprendre l'essentiel d'une aven-
ture de Tintin sans lire le texte certains ont pu apprendreen partie à lire parce qu'ils désiraient en savoir autant que la
sœur ou le frère aîné. Ce succès s'explique par le dosage plusou moins subtil entre ce qu'exprime le graphisme (formes,
mouvements, expressions, codes des bruitages et des cou-
leurs) et ce que dit le texte, quand il y en a. Certains auteurs
jouent beaucoup plus sur la richesse visuelle que sur le texte
(c'est le cas de Druillet, dans son interprétation fantasmago-
rique de Salammbô). D'autres, l'opposé, insistent sur les
aspects documentaires, en raison des genres littéraires culti-
vés (ainsi J. Martin, dans Alix). D'autres encore font de
leurs albums de véritables encyclopédies, au risque de ralen-
tir excessivement l'action ainsi, chez Edgar P. Jacobs,
l'usage quasi systématique du pléonasme (5) donne-t-il à la
fois lourdeur et solennité au récit jamais un brin d'humour
n'égaie les longues explications techniques (6). Signalonsceux qui cultivent la fantaisie débridée (F'Murr avec ses
BELLESIMAGES
2. Anciens collaborateurs
de Hergé.
3. D'après Pol Vandromme,Le Monde de Tintin, Galli-
mard, coll. L'Air du Temps,1959 (épuisé), p. 106-107.
4. Cf. Benoît Peeters, Le
Monde d'Hergé, Casterman,
1983, p. 168.
5. Il y a pléonasme quand le
bandeau explicatif dit la
même chose que l'image. On
ne peut l'éviter complètement.
6. Dans les œuvres de
Jacobs, on peut excepter le
premier album, La Marque
Jaune il est moins chargé, et
c'est un véritable thrtller.
49
moutons), le gag permanent et le délire technologique (Fran-
quin avec Gaston Lagaffe), la dérision et la parodie (Gotlib
et ses Rubriques à Brac et Dingodossiers ), l'enflure, voire la
boursouflure (Greg avec Achille Talon), la science-fiction
fantaisiste (ils sont légion). On ne peut, hélas, tous les pré-
senter.
Dans le domaine du « beau dessin », on trouve à peu près
autant de styles que d'auteurs. Il y a ceux qui pratiquent
l'hyperréalisme, et ceux qui stylisent tout paysages et per-
sonnages. La simplification ne nuit pas nécessairement à la
beauté des formes, ni à l'efficacité de la communication. On
peut y détecter un des éléments du « message » de l'auteur,
de sa vision du monde. Il faudrait distinguer encore entre les
personnages et leur cadre. Le cas le plus connu est bien celui
de Tintin, personnage quasi immuable en lui-même alors
que le cadre de ses aventures devient d'une exactitude de
plus en plus rigoureuse, à partir notamment de la rencontre
de Hergé avec la Chine, dans Le Lotus Bleu. Tintin est un
être exact, mais dans un autre ordre. Chez les auteurs issus
des Studios Hergé, en particulier, le réalisme de reconstitu-
tion, le souci de documentation, n'aboutissent pas à des
séries de photos, mais à une sorte d'oeuvre d'art par le des-
sin (7).
Précision du cadre, réalisme humain et véracité des per-
sonnages, qualité de l'ambiance il faut, pour s'en rendre
compte, feuilleter la série Blueberry (de Giraud et Charlier)
ou les premiers Jonathan Cartland. Ce sont de splendides
livres d'images, où scénaristes et coloristes s'appliquent, à
longueur de pages, à faire « de la belle ouvrage ».
Les auteurs de BD peuvent utiliser presque toutes les res-
sources de la « grammaire élémentaire du cinéma » plans,
positions de la caméra, mouvements fictifs, effets
spéciaux (8). Bien sûr, la juxtaposition des images, dans les
œuvres « sages » (9), empêche de saisir le mouvement dans
son instantanéité ou sa lenteur. Mais la BD pallie cette infir-
mité par tout un jeu de codes graphiques, et par le mouve-
ment même des formes (position des corps, des objets) il y
a ici connivence entre l'intention de l'auteur et l'imagination
du lecteur, ainsi que sa capacité à saisir l'ensemble et les
détails des signes. Parfois, l'espérance de cette connivence
peut produire, d'une vignette à l'autre, des anacoluthes qui
obligent le lecteur à suppléer ce qui pourrait faire l'objet
d'un dessin et/ou d'un texte. Non, la BD ne cultive pas
nécessairement la paresse intellectuelle.
7. La taille-douce, en phila-
telie, donne la même impres-sion les timbres français
reproduisant des tableaux
selon ce procédé sont par eux-
mêmes des merveilles. Les
exemples ne manquent pasdans la série Alix. Cf. aussi
deux histoires de Yoko
Tsuno La Frontiere de la
vie, où R. Leloup a restitué
une superbe maquette de
Rottenburg-ob-der Tauber,
petite ville médiévale de
Souabe, et Message pour
l'eternité, où l'on peut voir
comme si on y était la fameuse
« oreille » de Pleumeur-
Bodou.
8. Un travail réalisé avec
des élèves de 4' en 1983 nous
a permis de découvrir queAstertx en Corse est, de ce
point de vue, une véritable
initiation à cette grammaireélémentaire.
9. C'est-à-dire où les dessms
se suivent de manière conti-
nue, mais en vignettes de tail-
les variables. Certains auteurs
cherchent à briser les
contraintes des cadres. A cet
égard, Greg, Bretécher, Fran-
qum, F'Murr sont « sages ».
DANS LA GALAXIE B.D., YOKO TSUNO
50
Le genre littéraire le plus pratiqué est, de très loin, l'aven-
ture. Aventures policières, imitant, plagiant même des
romans policiers ou les créant science-fiction (10), parfois
combinée au policier; aventures magiques (Mandrake, Spi-
derman, Astérix en partie.) ou fantastiques aventures se
déroulant à des périodes de l'Histoire la dernière guerre
mondiale, la guerre du Pacifique, le Moyen Age, l'ère des
corsaires, la guerre de Sécession et la conquête de l'Ouest
(thèmes inépuisables), la préhistoire et même la « post-
Histoire », l'Antiquité gréco-romaine. On peut se deman-
der, à l'aube de la guerre (ou la paix) des étoiles, où se situe
la frontière entre le possible et la science-fiction (11). On
rencontre aussi des genres moins définissables tournant
autour de la vie familiale, avec Mafalda (de Quino), Peanuts
et Snoopy (de Charles M. Schulz), Boule et Bill (de Roba)
scènes de la vie quotidienne dans le genre délirant (Gaston
Lagaffe), ou vues avec un humour tristounet par Sempé
salées, vinaigrées ou vitriolées chez Bretécher et Lauzier. Il
faudrait aussi classer les « héros » aventuriers tradition-
nels, du Far-West ou d'ailleurs justiciers en tous genres,
sur terre et dans les galaxies héros plus familiers (adoles-
cents, enfants), animaux (seuls ou associés aux hommes).
Mandryka n'a-t-il pas produit Les Aventures potagères du
Concombre masgué (12) ?
Scénarios et personnages relèvent plus ou moins du roma-
nesque mais un romanesque assez particulier. Bien sûr,
nombre de BD recourent sans scrupules aux vieilles ficelles
happy-end obligatoire, soupçon ou sauce d'érotisme,
archétypes poussés jusqu'à la caricature, violence plus ou
moins gratuite, plus ou moins étalée, sentiments très som-
maires peu de différence en somme avec des romans de
« série noire ». Beaucoup plus astucieuse est la parodie du
romanesque, chez des auteurs aussi différents que Hergé
(Les Bijoux de la Castafiore), Greg (cf. le décousu volontaire
de certains scénarios d'Achille Talon) et Franquin (les rela-
tions entre Gaston Lagaffe et M'oiselle Jeanne). Il n'empê-
che chez un certain nombre d'auteurs, le romanesque a ses
règles propres. Le roman écrit exploite, selon certaines
règles, la complexité des sentiments humains, les jeux du
destin et de la liberté, la victoire, plus ou moins chèrement
ROMAN-PHOTO ?
10. Il est curieux de voir
comme le thème du « cerveau
extra-terrestre venu coloniser
un coin de terre » se retrouve
à la fois dans le roman et la
BD. On peut ainsi en compa-
rer le traitement dans L'Archt-
pel de la Terreur, roman de la
série Bob Morane dans
Yoko Tsuno, l'album La Spt-
rale du Temps dans Valérian
et Laureline, l'album Les
Oiseaux du Maître.
11. Comparer l'entrefilet
paru dans La Crorx du 5 mai
1985, p. 5 « Super-TGVavec les magnétoporteurs sou-
terrains des Vméens dans « Le
Tno de l'Etrange (YokoTsuno ).
12. « II faut, pour les com-
prendre, avoir fait des étu-
des » (Victor Hugo, dans Les
Pauvres Gens).
51
acquise, de l'amour sur l'adversité. Il exploite certaines for-
mes de l'amour-passion, de l'amour-sacrifice. Il véhicule cer-
taines images du bonheur, de l'idéal de la vie.
La BD doit jouer sur des registres différents. De préfé-
rence, le héros doit être tout d'une pièce et, plus encore que
dans le roman, l'aventure est taillée à sa mesure. S'il a des
traits saillants de caractère, c'est pour marquer son origina-
lité, mais il ne saurait avoir des défauts ou des faiblesses que
dans d'étroites limites (à moins qu'il ne soit destiné au rôle
d'anti-héros) (13). Dans le « roman romanesque il arrive
assez souvent que les situations et les personnages soient
plus ou moins interchangeables. C'est à peu près impossible
dans la BD. La personnalité des auteurs marque trop les per-
sonnages, même quand ils exploitent des territoires identi-
ques (14).
La BD se trouve parfois aux confins du roman et du théâ-
tre. Il arrive que, dans Yoko Tsuno, spécialement dans l'his-
toire « La Fille du Vent », le travail des visages, l'utilisation
des cadrages et le contenu même des propos échangés, ren-
voient, comme par le biais du théâtre télévisé, à des scènes
de Corneille ou de Racine et aux Tragiques grecs (15).
IL ÉTAIT QUINZE FOIS. YOKO, VIC ET POL
Parmi les astres de la galaxie BD, Yoko Tsuno, héroïne de
Roger Leloup, mérite qu'on s'attarde auprès d'elle (16). Le
Trio de l'Etrange, titre du premier album, présente, dès son
départ, une triple particularité.
Alors que la BD est puissamment marquée par la prédo-
minance masculine (les femmes, quand il y en a, jouent les
seconds rôles ou sont confinées dans des rôles stéréotypés)
(17), ici le premier rôle est confié à une jeune fille (entre 18 et
ans selon les albums).
Alors que la BD occidentale confie presque exclusivement
les premiers rôles (les « bons ») à des blancs (Américains,
Français, Belges), R. Leloup introduit une Japonaise, ingé-
nieur électronicienne venue « faire de la recherche en
Europe ». Il faut souligner ce qu'avait d'audacieux cette
rupture des habitudes, au début des années soixante-dix, et
plus encore après, quand le Japon a réincarné, de manière
diffuse, le « péril jaune » commercial et technologique.
Alors que les héros vont par duos (surtout masculins) plus
ou moins égaux, ou qu'ils sont des solitaires sans racines et
sans famille (18), Leloup donne à Yoko deux partenaires
masculins. Ils ont le même âge qu'elle. Ils sont techniciens de
13. L'anu-héros est le pre-mier rôle à à qui n'arnvent
que des « tuiles If, mais aussi
le personnage qui ne sait plus
qui il est, comme le lieutenant
Blueberry.
14. On peut ainsi compareravec intérêt la « série
vinéenne » de R. Leloup et
certaines histoires de Valertan
et Laurelrne (Mémères et
Chnstin).
15. On pourra par exemples'intéresser au traitement, parR. Leloup, du thème tragiquede l'hybris, la demesure quidéfie les dieux, dans La Fille
du Vent et La Lumière d'Ixo.
16. On peut distinguer,dans cette oeuvre (15 albums
parus) de l'ancien collabora-
teur de Hergé 1) La « série
vinéenne » Le Trio de
l'Etrange, La Forge de Vul-
cain, Les Trois Soleils de
Vinéa, Les Trtans, La
Lumière d'lxo, Les Archangesde Vinea. 2) La série IngndHallberg L'Orgue du Diable,La Frontière de la Vte, 1e Feu
de Wotan. 3) Hors série »
(provisoirement ?) Aventu-
res électroniques, Message
pour l'etemite, La Fille du
Vent, La Spirale du Temps,La Prote et l'Ombre, Le
Canon de Kra.
17. Certains auteurs igno-rent les femmes (Jacobs),d'autres ont du mal à lesintroduire (Hergé) voir spé-cialement Lefranc, Tanguy etLaverdure.
18. C'est la définition de
Lucky Luke
YOKOTSUNOLesArchangesdeVinéa,p.18
Danslasociété-fiction,lerobotsurpassel'homme.Maisqu'est-cequifaitque«l'hommepassel'homme»?
53
19. Par contre, Pol n'a quedeux vagues oncle% pour
Vic, aucune trace de famille.
20. Là encore, voir La Fille
du Vent. Je tiens cette histoire
pour un des chefs-d'muvre de
la bande dessinée.
télévision.Audébut de la premièrehistoire,VicembaucheYokopour sesémissions.Celle-cidevient,progressivement,le « moteur du trio. Deplus,R. Leloupsemblebienavoirtenu à donner à Yoko de profondes racines japonaises,notammentunefamilledont on peut,endeuxalbums,cons-tituer facilementle tissu (parentset cousin)(19).
R. Leloupassurela filiationdeHergéenplusieursdomai-nes soucidela documentation,respectde la « nipponité»de Yoko quand elle retourne dans son pays (malgré les
apparences,on est très loindu traitementfolkloriqueet des
clichés),commeHergé avait respectéTchanget la famille
Wang-Jen-Ghié goût du beau travail, du beaudessin(cer-taines parties d'histoires sont un enchantement) com-
plexitédes scénarios. Mais il va bienau-delàde son maî-tre, sousplusieursaspectsqui ne peuventêtre qu'évoqués.
D'abord, R. Leloupest probablementle seulcréateurdeBD qui donne, en des histoirescomplèteset suivies,une
imagede la femmepositiveet nuancée,pour autant que lesconventionsde la BDpuissentle supporter.Certes,on peutobjecterqueYokon'estqu'unejeunefilleet quela véritable
imagede la femmeest cellede la mère. Mais, dans la BD
guèreplus qu'ailleurs,on ne peut vouloirtout être et toutfaire à la fois. Le personnagede Yoko est un compromisassezsubtilet dynamiqueentreplusieursexigences la con-ventionquiveutquelespremiersrôlessoientjeunes,beauxet sympathiques(de même, si possible, leurs partenairesimmédiats) lepublicauquels'adressel'auteur lemessageque l'auteur veut transmettre, l'idéal qu'il porte en lui et,peut-être,une certainerelationà la pédagogie.La véritédeYokodépassele fait qu'ellea unevraiecompétenceprofes-sionnelle,qu'elle accomplit les mêmes prouessesque leshommessur leurs terrains préférés(connaissancestechni-
ques, arts martiaux, nerfs d'acier.). Sous les apparencesd'un personnageimpeccable,Yokoest un êtredechairet de
sang(20), associéeà deuxgarçonsqui, peu à peu, appren.nent à la vivre,et avecqui elleapprendà vivre.
A travers toute la série,R. Leloupexploreà sa manièreun universqui est celuide l'adolescence la découvertedel'amitiéavecla conquêtede sa proprepersonnalité.Yokoale don de susciterdes amitiésfortes, non exemptesde ten-
dresse,dont R. Leloup,au fildeshistoires,sait fairedécou-vrir la variété.Le cas échéant,Yokoest capablede mettre
DANS LA GALAXIE B.D., YOKO TSUNO.
54
son amitié en balance pour un plus haut service, qui peutêtre politique au sens noble du mot (par exemple, dans Les
Archanges de Vinéa).
Par ailleurs, le traitement que R. Leloup apporte à la
science-fiction le rapproche de plusieurs auteurs contempo-rains de BD (en particulier Mézières-Christin, ou Comes,
père deErgün l'Errant). La différence, importante, vient de
ce que les « Vinéens » n'ont d'autres particularités que leur
peau bleue et leurs visages allongés un peu osseux hormis
cela, ils sont traités en hommes et femmes « de plein droit ».
Quand R. Leloup introduit des êtres fantastiques (Les
Titans), ce n'est pas seulement pour le folklore de la
biologie-fiction.
Car R. Leloup ne cache pas que ses histoires portent des
messages. Le contenu en est, à bien des égards, commun à
beaucoup d'autres auteurs pacifisme, amitié entre les peu-
ples, vanité des systèmes idéologiques, liens possibles avec
des êtres différents pour construire un univers vivable (cf.Les Titans). Quelques particularités cependant toutes les
tentatives de rapprochement n'aboutissent pas la réconci-
liation entre les Vinéens restés et les Vinéens partis est une
aventure à haut risque (cf. La Lumière d'Ixo et LesArchan-
ges de Vinéa) où il faut payer de sa personne sans être assuré
du résultat. L'amitié est un trésor fragile en même temps que
relatif mais un trésor qui se mérite dans un partage, de plusen plus intériorisé, de l'idéal qui « fait courir » Yoko(21).R. Leloup a le mérite de poser quelques questions importan-tes pour notre époque (il n'est certes pas le seul dans la BD),et d'apporter ses réponses. En voici quelques-unes la com-
munication entre les banques de données et l'utilisation des
renseignements sur la vie privée des personnes (Le Feu de
Wotan) (22) l'utilisation du corps humain comme cobayedans le cas d'un conflit de devoirs (La Frontière de la vie)les rapports entre droits et devoirs dans les relations humai-
nes, spécialement vis-à-vis d'ennemis (notamment dans Les
Titans) la légitime défense (ibidem) la moralité de
J'argent (La Fille du Vent) la valeur de l'inutile (Message
pour l'éternité). Il faut parfois étudier de très près le jeu des
dialogues et les expressions des visages pour deviner la por-tée de certains propos (23). A la différence de nombreux
auteurs, R. Leloup répugne manifestement aux discours
éthiques, et procède plutôt par allusions. Au lecteur de les
21. Ce partage intériorisé
ne suit cependant pas une pro-
gression linéaire au fil des his-
toires. R. Leloup est asse7
astucieux aussi pour ne pas se
laisser piéger par le trio. Il sait
varier les situations. Par
exemple, dans Les Archangesde Vméa, seule Yoko est en
lice Vic et Pol n'intervien-
nent jamais directement dans
l'action. Par contre, dans Le
Feu de Wotan, on assiste à
une sorte de crise dans le trio.
22. Voir, à ce sujet, dans
Etudes, avril 1985
(p. 471-482), l'article de
H. Maisl « Les libertés
enjeu d'une société informati-
sée ». Il est évident queR. Leloup ne prétend pas trai-
ter la totalité de ce problème
23. R. Leloup travaille les
expressions des visages avec
une précision en même temps
qu'avec une discrétion remar-
quables. On est très loin des
masques ravagés de Druillet,
des caricatures de théâtre de
1 auner et de la simplification,efficace à son niveau, de
Hergé. Les « méchants » de
R. Leloup ne sont pas vrai-
ment laids. Mais des éléments
précis permettent de les iden-
tifier très vite.
55
repérer et d'en faire son miel. N'est-ce pas ce à quoi nous
entraînaient nos maîtres sur des vers de Corneille, de
Racine, d'Eschyle et autres bons auteurs ?
L'univers religieux n'est pas absent de Yoko Tsuno. Cette
fille est bouddhiste et une lecture attentive de La Fille du
Vent laisse à penser qu'elle a reçu une éducation religieuse.
Cette histoire contient d'ailleurs une scène à peu près unique
dans la BD non confessionnelle (24) au moment où Yoko
va affronter, sur sa terre natale, une mission quasi impossi-
ble, R. Leloup prend le temps de la montrer en prière devant
Bouddha. Mais sa prière reçoit une réponse pratique le
moine de veille offre son aide à Yoko et prend de gros ris-
ques pour la tirer d'un piège. De même, dans La Frontière de
la vie, le docteur Schulz dit à sa nièce « La volonté du
Tout-Puissant passe par vos mains, docteur Eva Werner »
Quelques éléments, de brèves séquences disséminées dans
quinze albums. Mais jamais le ciel n'est complètement
fermé; ni sourd aux prières, quand les humains y mettent du
leur.
L'expression de l'amitié et des sentiments y est d'une déli-
catesse exceptionnelle, dans l'univers de la BD où l'on
n'hésite pas à embrasser, voire à coucher ensemble, pour
« coller au réel ». Croira-t-on que, sauf une fois (crise
d'enthousiasme chez Pol), jamais on ne s'embrasse dans
Yoko Tsuno ? Croira-t-on que Yoko et ses amies Khâny et
Ingrid ne se tutoient jamais ? Tout passe dans les regards,
dans les paroles. On assiste à l'éclosion progressive de ce
qui pourrait bien devenir un amour entre Yoko et Vic, au
risque de briser le trio. Mais, qu'il s'agisse de suggérer cet
amour naissant ou qu'il s'agisse du portrait de Yoko elle-
même, on retrouve partout le même sens classique de la
litote, cet « art de pudeur » la mesure de l'humain, ni esca-
moté ni exagéré. Tout est fait pour que, dans ce spectacle
permanent où l'auteur expose ses personnages, jamais le
lecteur-spectateur ne devienne voyeur (25).
Le message antiraciste serait presque banal. Sans doute,
en choisissant le Japon, R. Leloup a misé sur une culture
trop éloignée de la nôtre pour que les lecteurs soient affron-
tés aux tentations quotidiennes du racisme, celles de chez
nous (26). Mais il était déjà audacieux d'aller jusque-là pour
s'adresser au grand public. Combien de BD « innocentes »
perpétuent des modèles (prééminence absolue de la virilité,
images de la femme) et militent obstinément, massivement,
24. C'est-à-dire en dehors
surtout des publications spé-cialement liées à la presse
chrétienne (BD de Bayard-
Presse, de Fleurus.). Noter
toutefois que les hebdomadai-
res Tintin et Spirou restent, à
divers degrés, liés à l'univers
chrétien.
25. On peut se demander si
ces « formes idéales de l'ami-
tié » ne visent pas trop haut.
Je note en passant que Vic et
Pol représentent, auprès de
Yoko, deux expressions du
sentiment masculin, complé-mentaires et très différentes
l'une de l'autre inquiète et
volontiers protectrice chez
Vic, mi-figue mi-raisin et tou-
jours un peu pointue envers
Yoko chez Pol. Je ne suis pastout à fait sûr que les relations
entre Pol et Yoko se limitent à
la simple camaraderie. On
m'a fait remarquer que Pol et
Vic montrent, dans la BD,d'autres manières de « vivre le
masculin ».
26. On ne voit pas bien
comment, en France par
exemple, une BD à succès
pourrait être lancée avec
comme héroïne une jeune fille
« beur ou maghrébine,associée à deux partenaires
français.
DANS LA GALAXIE B.D., YOKO TSUNO
56
pour des rapportshumainsbaséssur la domination,la vio-
lence,le système-D? Commercialoblige?. Ce qui frappedans YokoTsuno, c'est la volontééducatricedu créateur.DuJapon, par exemple,il n'évoquepas certainsaspectsde
violence,de contrainte sociale, du statut des épouses etmèresde famille.Cependant,à travers ce qu'il montredeviolenceet ce qq'il évoquedela viefamiliale,il donneenviede poser des questions,de savoirplus et au-delà(27).
Mais, plusle pari éducatifest audacieux,plus il est diffi-ciled'éviterla moralisation,le prêchi-prêcha(quigâte sou-ventBibiFricotinetRahan), lavolontédefairepasserà tout
prix le message.Ce sont des écueilsredoutables,auxquelsn'échappent pas toujours les auteurs, surtout quand ils
s'attaquent aux faux dieux, aux usurpateursde pouvoirsdivins,aux ambitieuxqui utilisentla religion(thèmecom-mun dans Rahan, Valérianet Laureline,Ergün l'Errant,YannleMigrateur, etc., fortementprésentaussidansYoko
Tsuno).Et sansdouteR. Leloupne peut-ily échappertota-lement en ce domaine de la communicationcomme en
d'autres,pourquois'étonnerd'imperfectionset demaladres-ses? Il restequecedisciplede Hergémet toute sasciencedescénaristeet de dessinateur oserais-jedire toute safoi ? au servicedes jeunesde notre temps, férusd'infor-
matique et de technologie-fiction,mais aussi incertains
d'eux-mêmes, assoiffés d'amitié et même de tendresse,affrontés à des questions qui les dépassent. Certes, on
pourra objecter que les solutionsapportéesou proposéesrestentindividuelles,duesà la forced'âmedeYokoet deses
amis, et que le « collectifde réflexionet d'action» n'y aaucune place. Est-ce vraiment sûr (28)? Et quand ce leserait? Le « collectif» doit-ilremplacerlesinsuffisancesdecaractèreet de cœur de sescomposants? Certes,il peut les
prendreen chargedans uneéducation.Encorefaut-ilqu'unvisagede femmeou d'hommefasse le lien entre le réel et
l'idéal Yokoest un de cesvisages.Non pas leplus sédui-sant peut-être(29), mais la beauté physiquedevientchezelle le refletde l'âme. Et la lecturede ses aventures desaventuresde Yoko,Vic et Pol donne souventl'enviededevenirplus humain.
MAURICE TOCHON m.S.
27. On peut se demander si
l'image que R. Leloup donne
du Japon à travers La Fille du
Vent est acceptable pour des
Japonais résidant en Europesi cette image, incomplète for-
cément, permet à de jeuneslecteurs de chez nous de se
faire une image acceptable du
Japon et des Japonais. La lec-
ture de cet album peut se faire
à plusieurs degrés de profon-deur.
28. J'en suis si peu sûr quece me semble être justement lecas dans Le Feu de Wotan.Yoko se rebiffe contre l'informaticien Hertzel « Voussavez tout sur moi De queldroit ? — Du droit que je
prends en mettant ma vie etma fortune au service de la
paix. Satisfaite? — Hmmm.en partie » Les nobles obJec-tifs de Hertzel ne suffisent
pas ils dépendent trop de saseule conscience. Il y faut bien
un droit objectif, et donc une
réflexion à plusieurs.
29. J'entends par là quel'aspect de la séduction fémi-
nine, si fortement exploitédans la quasi-totalité de la BD,et refusé par Hergé, est dansYoko Tsuno ramené à sa vraiemesure. Certes, Yoko est unbeau brin de fille, mais elle nese sert pas de sa féminité pourobtenir quelque chose des gar-çons ou pour susciter les réac-tions masculines usuelles dansla BD. Les relations se passentà un tout autre mveau.
Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris janvier 1986 (364/1) 57
Art, formes et signes
Le Testament
de Roger Martin du Gard
NEUILLY,
23 mars 1881 (Bertrand de Maumort a onze
ans) Nice, 23 août 1959 (le lieutenant-colonel de
Maumort est décédé depuis neuf ans). Entre ces deux dates,la vie de Roger Martin du Gard et, avec quelque décalage,celle de son « double » littéraire. Roger Martin du Gard
un homme dont tous ceux qui l'ont connu ont souligné la
modestie, un écrivain qui connut gloire et honneurs, un
homme angoissé à l'idée de la mort, un écrivain soucieux de
la survie de son œuvre jusqu'à classer méticuleusement ses
moindres notes ou lettres qu'il légua à la BibliothèqueNationale. Archiviste-paléographe, mais depuis l'enfance
décidé à écrire des romans, il s'y essaie à vingt-cinq ans avec
une vie de saint qu'il n'achèvera pas, puis avec Marise,roman également abandonné, enfin avec Jean Barois queGrasset refuse, que Gide recommande à Gaston Gallimard
et qui connaîtra très vite l'intérêt de la critique, l'accueil du
public. Nous sommes en 1913. Au Maroc, Maumort est
attaché au cabinet de Lyautey.La rencontre de Martin du Gard et des jeunes de la
N.R.F. sera déterminante pour la viede l'homme et de l'écri-
vain, comme celle, peu après, des jeunes gens du Vieux
ROGER MARTIN DU GARD
58
Colombier Copeau, Jouvet. Bellesréunions qu'interrom-
pra la guerre au retour de laquelle le romancier entreprendLes Thibault. Le premier volume paraît en 1922 (quinqua-génaire, Maumort mène une vie de gentleman-farmer), ledernier en 1940 (Maumort pense déjà à la résistance).
Entre-temps, le Prix Nobel, consécration que Martin du
Gard accueille d'abord en se cachant, puis en effectuant
quelques voyages que sa santé et son peu de goût pour l'éloi-
gnement de la table de travail ne multiplieront pas.Nouvelle guerre. L'exode, l'installation à Nice et, dès
1941, les premières notes pour un ouvrage aussi ambitieux
que Les Thibault et sur lequel il travaillera jusqu'à sa mortavec plus ou moins de régularité. Inachevé, Le Lieutenant-
colonel de Maumort (1) se voulait l'aboutissement d'un
grand œuvre, un témoignage que l'auteur savait posthume.Souvent, en en parlant, il emploie le mot testament. Lesmille pages qui nous sont désormais accessiblesdonnent à la
fois une idée de l'ampleur du projet et une connaissanceassez exacte du personnage éponyme si complexe, en même
temps qu'elles confirment la place de Roger Martin du Gard
dans notre littérature.
Peu d'écrivains se sont protégés de la renommée et ont fui
la publicité comme Martin du Gard. Paradoxalement, peuauront eu une telle crainte d'être oubliés par les siècles à
venir. Dix ans après avoir commencé Maumort (2), cons-
cient qu'il a peu de chances de mener à terme la vaste entre-
prise, il rédige quelques conseils pour l'édition de l'œuvre
inachevée, Dans son introduction à la Correspondance avec
Gide, Jean Delay souligne son étonnement « de voir ce vieil
homme, détaché de toute croyance métaphysique, apporterà l'aménagement de son existence posthume les soins d'un
pharaon » (3). Certes, on pourrait voir là orgueil et pré-
somptueux pari sur la postérité, mais cette inquiétude quantau devenir de son œuvre répond chez Martin du Gard à une
angoisse qui a ses sources en un domaine autrement plushaut que la vanité littéraire. Si la hantise de la mort croît
avec l'âge, si le vieillissement lui impose la tentation de l'à-
quoi-bon ? et si les années de rédaction de Maumort n'ont
pas toutes l'enthousiasme du début, l'acharnement au
métier, le soin apporté à laisser quelque chose qui puisse être
SURVIVRE À L'ANÉANTISSEMENT
1. Roger Martin du Gard,Le Lieutenant-colonel de
Maumort. Edition établie parAndré Daspre, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade,1 316 pages, 1983. (L'abré-viation L.C.M. y reporte.)
2. L'étymologie n'a pasbesoin de commentaire.
3. La CorrespondanceGide-Martin du Gard, Galli-
mard, 1968, p. 11.
59
édité doivent au refus de l'anéantissement bien plus qu'à
l'éphémère satisfaction de penser qu'on sera lu après sa
mort. S'il veille à ce que rien ne se perde de ses moindres
écrits, c'est pour exorciser sa terreur de « la destruction
totale », pour se donner des armes contre l'ennemie invinci-
ble et pour que, malgré elle, reste une trace de ce qui fut.
Pour Martin du Gard, « l'oeuvre d'art n'est pas seulement un
moment qui prolonge le temps et affronte la durée, mais le
témoignage qu'existait un homme qui l'a conçue, exécutée
de ses mains et qui survit en elle » (4). La métaphysique
l'emporte sur la vanité ce n'est pas le désir de l'aléatoire
gloire posthume qui l'habite, mais la volonté d'un mortel de
vaincre l'invincible après son inévitable victoire. Ce n'est pas
par hasard qu'avant même de rédiger les premières lignes de
Maumort, il présente son personnage en ces termes « Une
figure exemplaire qui serait comme mon testament » et
qu'après une année de travail il parle d'un « livre-somme »
le total d'une vie et d'une expérience [.] le testament d'une
génération à la veille d'une scission complète entre deux âges
de l'humanité » (5).
Martin du Gard n'est pas l'auteur de romans courts, il
n'est à l'aise que pour autant qu'il se lance dans un ouvrage
qui se présente comme « une vaste besogne dont je ne vois
pas la fin » (6) Les Thibault, c'est vingt ans de travail.
Mais si le propos de Maumort répond à cette règle, le
romancier va beaucoup plus loin. Maumort n'est pas un
roman inachevé pour les seules raisons de l'âge, de la fati-
gue, des doutes qui viennent au cours de l'élaboration, de la
mort Maumort est inachevé parce que, de toute façon, il
ne pouvait connaître un terme. Le temps lui aurait-il été
donné, il ne semble pas que Martin du Gard eût posé le
point final à son « testament ». Indéfiniment se serait dérou-
lée l'histoire du lieutenant-colonel (par l'ajout de lettres, de
notes retrouvées, ou tout autre stratagème littéraire) parce
que ce destin imaginé, plus qu'un roman après d'autres, est
cet ultime défi lancé à l'anéantissement, seul moyen pour le
créateur de prolonger la vie. Maumort, ce n'est pas le refus
de mourir, c'est la volonté de ne point disparaître.
« Je ne crois guère possible qu'un projet littéraire neuf
s'empare de moi et me relance en avant », écrit Martin du
Gard le 23 mars 1941, et, le 2 mai, après une nuit d'insom-
nie au « résultat merveilleux et inespéré », il se déclare
« désensorcelé, lancé à nouveau dans une œuvre vaste » (7).
4. Louis Martin-Chauffier,
Livres de France, n° 1, jan-
mer 1960, p. 6.
5. Souvenirs, dans RogerMartin du Gard, Œuvres
completes 1, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade,
1955, p. Cil et CVII.
6. L.C.M., p. XI.
7. Souvenirs, p. C et CI.
ROGER MARTIN DU GARD
60
Une crise d'entérite, une nuit blanche. et Bertrand de Mau-
mort est né qui, dans la solitude de son château, va « médi-
ter sur la seule chose qui l'intéresse encore sa propre vie.
Sujet d'innombrables méditations » (8).
Ainsi, pour Maumort, à la fois Narcisse devant son
miroir fixant ses traits que la vie a modelés et Montaignedans sa bibliothèque méditant sur les faits et gestes par quoil'homme tente de réaliser ses pensées, l'exercice solitaire de
l'écriture a deux finalités, une catharsis (9) et une
contribution à l'histoire spirituelle et morale de l'humanité
considérée avec la sagesse de l'âge qui n'empêche pas le pes-simisme. Maumort, c'est aussi « un vieil Erasme libéral
revenu de tout » (10). Dans la tradition des Essais et des
Confessions, il s'agit donc d'une méditation la plus exhaus-
tive possible et d'un portrait que rien ne viendra voiler.
D'ailleurs, il le proclame. Arrivé à l'instant de sa vie où il
peut prendre « les tristes audaces de l'avant-tombe » dont
parle Montherlant, qu'il cite, Maumort écrit « Je veuxtout dire, franchement, crûment » (11).
C'est par la sexualité que s'affirme d'abord cette profes-sion de foi. Dans le roman tel qu'il nous est parvenu, le sexe
tient une place importante qu'il convient de relativiser pourdeux raisons. D'abord, parce que le roman proprement dit
la partie rédigée, indépendamment des notes et plans quel'auteur n'a pas développés s'arrêtant à la vingt-
cinquième année du personnage, la disproportion n'est
qu'apparente si l'on songe à ce qu'aurait été l'œuvre en son
entier ensuite, parce que ce qui se rapporte au sexe ne doit
pas être considéré différemment de ce qui fait la vie de Mau-
mort, que ce soit les rapports avec la famille, la découverte
des poètes latins ou la carrière militaire. Toutefois, dans ce
projet de « tout dire », le sexe reste le sujet privilégié, ne
serait-ce qu'en raison des tabous qui l'entourent, et si Mar-
tin du Gard, avant Maumort, n'a pas hésité à évoquer des
interdits comme l'inceste ou l'homosexualité, jamais comme
dans ce dernier roman il n'avait offert à un personnage telle
liberté d'expression des pages comme celles sur la mastur-
bation, le dépucelage ou le voyeurisme (12) auraient obligéCamus à revenir sur son jugement.
Sans doute le lecteur d'aujourd'hui risque-t-il moins d'être
choqué que celui d'hier, mais, de toute façon, porter le scan-
dale n'est pas le propre de Martin du Gard. Nulle provoca-
8. Ainsi dit Martin du Gard
dès cette « naissance » qu'on
appelle aussi inspiration.
L.C.M., p. XXXIII.
9. Au sens que lui donne la
psychanalyse de prise de cons-
cience des souvenirs, plus quedans le sens de purificationd'Anstote.
10. L.C.M., p. XXXIV.
11. L.C.M., p. 193. Cette
profession de foi n'est pas,
jusque dans les termes, for-
tuite. Martin du Gard la
reprend de Camus qui, dans
sa préface au tome 1 des Œu-
vres complètes (p. XII), écri-
vait « La sexualité, et la part
d'ombre qu'elle lette sur toute
vie, a été abordée franche-
ment par Martin du Gard.
Franchement, mais non crû-
ment. »
12. Encore qu'il ne faille pasoublier que cette liberté
d'expression s'accompagned'un propos qui va plus loin
que le fait lui-même. Ainsi du
voyeurisme qui n'est pas seu-
lement l'attention portée à un
spectacle libidineux, mais,
comme l'analyse André Das-
pre, une forme de connais-
sance des autres et de soi par-ticulièrement utile »et quin'est pas réduite aux seules
scènes érotiques pour Mau-
mort, voir l'autre c'est
« découvrir que l'on n'est pasun monstre exceptionnel ».
L.C.M., p. 1174.
61
MAUMORT DU GARD
13. L.C.M., p. 99.
14. André Daspre note
l'importance de la documen-
tation (témoignages de
confrères, étude d'oeuvres de
sexologie ) rassemblée parMartin du Gard.
15. Un ami de Maumort
auquel il écrit au lendemain
de la Libération.
16. 11 s agit d'une boîte noire
se trouvant dans la cantine
confiée à la Bibliothèque
Nationale et contenant toutes
les notes prises par Martin du
Gard sur divers sujets, et pnn-
cipalement pour ce roman.
17. Certaines pages sur les
Noirs lui vaudraient
aujourd'hui un procès.
18. Le ton de ces opinions
sur la femme, « animal disgra-
cié et incomplet qui ne peut
vivre qu'en tutelle et dont le
malheur vient de son besoin
d'émancipation, car « le serin
aussi réclame le vol libre, mais
si on lui ouvre sa cage, il est
condamné », est, pour le
moins, « réac ». L.C.M.,
p. 951.
19. Ainsi des réflexions à
propos du grand bouleverse-
ment des moteurs, ou de la
France et de l'antisémitisme, ou,
préparées dès 1941, des notes
sur l'Europe d'aujourd'hui.« Ça existe, l'Europe [.] Ce
n'est pas un assemblage factice,
fortuit. » L.C.M., p. 207.
tion ici, seulement le tout-dit à tout risque « aucune ver-
gogne à m'étendre sur ces détails [.] j'entends même m'y
attarder tout à loisir avec [.] une précision appliquée [.].
Il ne faut pas être avare de confidences personnelles », dit
Maumort (13) mais jamais sans une analyse des situa-
tions où la morale aussi bien que la science ont leur
part (14).
Ce, pour le sexe. Mais il en va de même pour les autres
sujets. S'il condamne l'hypocrisie habituelle pour les ques-
tions de la sexualité la franchise est aussi une réaction
Maumort ne s'y limite pas. Que ce soit dans le texte achevé,
les Lettres h Gévresin (15) ou Les Dossiers de la boîte
noire (16), Maumort c'est aussi l'adolescent, à qui un prêtre
enseigne ses idées révolutionnaires en lui expliquant ration-
nellement les miracles, les problèmes du colonialisme et du
racisme (17), la condition féminine (18), l'armée de métier,
les dangers de l'Etatisation, la séduction puis la crainte du
communisme. et tant d'autres sujets à propos desquels
Martin du Gard ignore l'autocensure. Il y a vraiment, dans
Maumort, la résonance testamentaire de derniers cris, à la
fois inspirés par ce que fut le Moi du narrateur (et souvent,
de ce particulier s'atteint le général) et par l'angoisse de ce
que demain peut réserver à ceux qui lui survivront. Le pessi-
misme ne proclame pas « Après moi, le déluge » (19).
Partageant ou non les opinions du lieutenant-colonel, le
lecteur ne peut être que captivé parce que capturé par
ces pages, et parfois davantage par celles qui sont restées à
l'état de notes que par celles qui sont achevées. La publica-
tion de ce roman qui n'aurait pu être qu'un pieux hommage
ou, comme cela arrive pour certains, une erreur (l'incomplet
n'ajoutant pas toujours à la renommée du disparu) est non
seulement un précieux supplément à la connaissance de
l'auteur, mais une contribution à l'histoire et à la pensée de
notre temps. Si Maumort nous séduit, irrite et provoque
encore, c'est bien parce qu'il a pris le parti de tout dire, que
ce soit sur sa sexualité, ses goûts littéraires, sa conception de
la société, du Bien, du Mal. sur tous les événements, petits
ou grands, qui l'interrogent sur la nécessité, ou non, de la
vie.
« Vieux hibou logé sous les combles du château [.] cons-
cient du ridicule de commencer un journal à soixante-seize
ans [et souvent] se donner le luxe d'écrire tout sans crainte
ROGER MARTIN DU GARD
d'être jamais lu » (20), Maumort se lance dans la rédaction
de pages que son domestique brûlera quand son maître aura
cessé de vivre. Mais, « après certaines rencontres de jeunes,
il sentira l'abîme qui s'est creusé en 1940 entre les généra-
tions » et, revenant sur son idée, il lègue son manuscrit à
Martin du Gard qui se chargera de l'édition.
Cette technique du manuscrit confié, trouvé au fond
d'une malle ou parvenu mystérieusement à un individu qui
la publie, n'est pas un « truc » romanesque nouveau, et l'on
peut se demander pourquoi Martin du Gard use de cette
vieille ficelle. Sans doute pour des raisons de création. Il
envisage d'ailleurs d'autres formes, par exemple que le Je
soit un narrateur qui vit avec Maumort et note chaque soir
leurs conversations aussi parce que le Journal s'offre aux
digressions. Le roman traditionnellement narratif à la troi-
sième personne ne supporte pas le chaos de l'actualité, du
souvenir, des aphorismes mêlés que l'écrit intime justifie,
permet, exige peut-être surtout parce que Maumort est
Martin du Gard.
Que l'on retrouve l'auteur dans le personnage est une évi-
dence dont il faut se méfier. Si l'on ne peut écrire que ce que
l'on a, on n'écrit pas forcément ce que l'on est. Le Je peut
être une simple convention romanesque qui n'engage pas
l'écrivain. Tous ne sont pas comme celui de Rousseau, mais
quand ils le sont, c'est chargés d'un pouvoir, sur l'auteur
autant que sur le lecteur, qui dépasse de beaucoup toute
astuce d'écriture. Lorsque Guy Scarpetta note qu'« il n'est
pas indifférent que le premier écrivain à avoir osé écrire un
livre entier à la première personne, en se prenant lui-même
comme matière de l'écrit, soit saint Augustin » (21), et que
cette apparition littéraire du Je est liée à l'idée du péché et de
sa rémission, il soulève un voile sous lequel, littérature et
confession confondues, apparaît la complexité de la créa-
tion dans des cas comme celui de l'identité de Maumort par
rapport à son créateur. Qu'en est-il de Maumort et de Mar-
tin du Gard ?
La juxtaposition parfaite ne se défend évidemment
pas (22). L'auteur de Jean Barois ne renouvelle pas, avec
son lieutenant-colonel, saint Augustin ou Rousseau. Toute-
fois, la question se pose d'une espèce de second Journal
(avec tout ce que cela comporte de confidences personnelles)
additionné de romanesque.
20. Ainsi Martin du Gard,
après la nuit d'insomnie au
résultat merveilleux et ines-
péré », se représente Mau-
mort. L.C.M., p. XXXIII et
XXXIV.
21. Guy Scarpetta, L'Impu-
reté, Figures/Grasset, 1985,
p. 284.
22. Encore qu'il faille souh-
gner avec André Daspre que si
le romancier est attache à
créer un personnage, de tous« c'est de Maumort que RogerMartin du Gard est le plus
proche le romancier s'aper-
çoit même, au début de sa
rédaction, qu'il a tendance à
se confondre avec son person-
nage ». L.C.M., p. XXII.
62
63
23. Œuvres complètes 1,
p. CXI.
24. Idem, p. CXII.
25. Idem., p. CXXXV.
26. Otto Rank, Don Juan et
le Double, Petite Bibliothèque
Payot, 1973, p. 15 et 25. Une
remarquable étude sur le
dédoublement du createur.
27. Œuvres complètes I,
p. XXXIX.
Quand il parle de son Maumort, dans son propre Journal
ou à Gide, Martin du Gard s'exprime comme un romancier
tour à tour exalté par l'œuvre entreprise et inquiet de ne
pouvoir la réaliser ainsi qu'il l'espère de même, quand il en
esquisse construction et déroulement, il y a la distance entre
lui et le personnage à mettre debout. Mais ce n'est pas aussi
simple. L'idée de testament ne semble pas intéresser le seul
Maumort de plus, si Martin du Gard souligne l'indépen-
dance de son héros « qui n'est pas du tout moi », « une
mémoire imaginaire » il s'y intègre souvent et dans une
osmose qui n'est pas habituelle entre auteur et personnages.
Ainsi, quand il évoque la puberté de Maumort, écrit-il « A
mon avis et au sien », « nous avions tant à faire tous
deux avec notre sexualité » (23) et quand il confie à son
correspondant « Il y a aussi que j'ai, à tort ou à raison, la
conviction de faire du posthume, et cela me donne une exal-
tante liberté celle qu'on a quand on pense dans l'intimité de
soi seul » (24), c'est tout à la fois Martin du Gard s'adres-
sant à Gide et Maumort à ses pages. Egalement, quand rail-
lant ses confrères qui ont besoin « de faire parler d'eux.
d'entretenir leur notoriété Le mal du socle. », c'est le
créateur ou le créé qui ajoute « Quel incomparable apaise-
ment écrire un posthume » (25). Les deux ont connu cet
« apaisement ».
La parenté (fils-père ou frères) entre le lieutenant-colonel
et l'écrivain nous paraît donc être plus profonde que les affi-
nités qui se rencontrent généralement et que Flaubert a
posées en définitive référence avec son ambigu « Bovary,
c'est moi ». Et l'on y voit, dans un retour inattendu au
romantisme, la résurrection du thème du Double, mais
débarrassé du contexte qui met en jeu l'Au-delà, les fantô-
mes et autres ingrédients ramenant à l'univers de Faust. Cer-
tes, Martin du Gard n'est pas Hoffmann, « le poète classi-
que du Double », ni le Maupassant du Horla où l'Autre est
« la création d'une imagination maladive » (26), mais il y a
tout de même un dédoublement dont on trouve l'image dans
un récit d'Henri Heine que rapporte Otto Rank et où le
poète, s'installant à sa table, y aperçoit un étranger qui, à la
question « Qui es-tu ? », répond « Je suis le fruit de tes
pensées. » Sans tomber dans l'imagination maladive, on
imagine très bien le « face-à-face » Maumort-Martin du
Gard, lequel, s'il n'a « plus aucun goût à tenir [son] Jour-
nal » (27), doit vraisemblablement cette lassitude à son
application à tenir celui du lieutenant-colonel l'un et
l'autre ne faisant qu'un. Martin du Gard lui-même, à un
ROGER MARTIN DU GARD
64
moment où son roman « avance mal », écrit « Je n'ai pastenu mon journal pendant ces mois-là. Si je viens à mourir,
je crois que ces pages de Maumort combleraient ce vide et
pourraient paraître un jour, peut-être, comme mon témoi-
gnage posthume » (28). Mon Le Journal de Maumort
devient « mon témoignage », non pas le supplément ou la
prolongation du Journal que Martin du Gard tiendra de
1919 à 1949, mais ce Journal lui-même. On ne peut être
plus clair. Non plus quand, toujours à Gide, il confie «
Les espaces illimités de Souvenirs de Maumort me donnent
le vertige. Pratiquement aussi, un tel travail exige beau-
coup de mémoire [.] Or, vous savez combien ma mémoire
est défectueuse » (29). Si le « romancier qui crée son per-
sonnage pour s'y [re-]connaître sait aussi que, pour qu'il
joue vraiment ce rôle, son double doit être différent de lui »,il n'ignore pas que « Je est amené à se chercher dans
l'autre » (30) et ce va-et-vient du créateur au créé est bien la
caractéristique de ce roman.Avec Maumort, ce n'est pas sa biographie qu'a écrite
Martin du Gard, mais, s'il n'a jamais été lieutenant-colonel,si telles anecdotes scolaires, amoureuses ou guerrières ne
sont pas extraites de sa vie c'est aussi un inépuisableromancier les pensées de Maumort (religion, femme,
politique.), ses jugements (Renan, Lyautey, de Gaulle.),ses craintes, bonheurs, désespoirs (l'amour, l'écriture, l'ave-
nir de la France.) forment un tout qui nous livre, sans tropde déformations, l'homme Martin du Gard, l'écrivain Mar-
tin du Gard, avec une présence que le temps n'atténue pas.Un homme qui, à l'instar de Maumort, a voulu fixer sa vie
et ses expériences pour que ceux qui viendraient après lui
sachent son passage (31) un écrivain qui voulait qu'on pûtdire d'un livre, « comme d'un beau fleuve il a ducourant » (32).
Celui-ci n'en manque pas dans son cours qui nous
entraîne vers des eaux calmes, troubles, tumultueuses etroulant vers la tendresse, la révolte, l'obscénité, la peur, la
haine, l'amour. Une vie.
PIFRRE-ROBERT LECLERCQ
28. L.C.M., p. XXXVII.
29. Œuvres complètes
I,p. CXL.
30. L.C.M., p. XXIII.
31. « En écrivant pour moi
je ne suis pas certain de
n'écrire que pour moi.
L.C.M., p. 207.
32. L.C.M., p. 1058.
Etudes 14, rue d'Assas 7SO06 Paris janvier 1986 (364/1) 65
3
Choix de films
L'Année du Dragon
de Michaël Cimino
Au commencement, il y a une foule, et une fête. C'est le Nouvel An au
quartier chinois de New York. Bannières et fanfares. Chinatown est en
liesse. Très vite, la joyeuse kermesse dégénère en bagarre. Dans un bar, un
vénérable Chinois est assassiné d'un coup de couteau.
A la fin, un jeune Chinois vient d'être tué par un policier. On l'enterre à
Chinatown. Bannières et fanfares. Des jeunes sont prêts à se battre
encore.
De telles scènes pourraient être seulement pittoresques, spectaculaires.Bien sûr, c'est ce qui frappe d'abord une façon d'ouvrir le récit et de le
mener, tambour battant si je puis dire, avec force et éclat. L'Année du
dragon est un grand film d'action, somptueux et haletant. Il renoue avec
la tradition d'un cinéma américain que l'on croyait disparu. Cimino
admire John Ford et Kurosawa. Comme eux, il fonce vers tout ce qui
menace, brûle, avec une belle innocence. D'où le succès de son film, et les
reproches qu'on lui fait (apologie de la violence, de l'individualisme et du
racisme, que sais-je encore). Pour un peu, on le mettrait dans le même sac
que Rambo produit sulfureux d'une Amérique si souvent détestée,
redoutée, incomprise et admirée à la fois par l'intelligentsia française.
Je voudrais montrer que L'Année du dragon échappe à ces critiques
injustes, pourquoi il m'apparaît comme un grand film, et un film d'auteur.
Enfin, une oeuvre subtile et fine à travers sa violence.
Donc, au début, une scène de foule. Climat de confusion et de chaos.
Trois personnages vont surgir de ce premier chaos. Trois individus dans la
foule l'homme assassiné, le policier Stanley White qui va mettre de
CHOIX DE FILMS
66
l'ordre à Chinatownen poursuivantle chefdes trafiquantsde drogue,leChinoisJoe Tai. Et surtout, la jeune journalistede la télévision,Tracy,qui deviendral'amiede Stanley.
Dansun scénarioclassique,Stanleyseraitlehéros.Cet anciendu Viet-namvajouerle rôledu justicier.Contresessupérieurslâcheset timorés,ilva tout risquerpour anéantirlechefde lamafiachinoise.Ça, c'estlecôté« Rambo» l'aventurierqui continue, enverset contre tous, sa guerred'un hommeseul.
Or, StanleyWhite est traité commeJoe Tai, le trafiquant qu'il va
abattre lascènedudénouementoù ilss'affrontentsurun pontdecheminde fer rendévidentecette symétrie,qued'autresscènesont suggéréetoutau long du récit le policier,commele trafiquant, sont en conflit avecleurs institutionsrespectives.L'un et l'autre en font trop, ils se brûlent.
Sil'on regardebien lespremièresimages le grouillement,le mélangedes êtreset des racesdans la ville il me sembleque le ressortdu filmn'est plus « Commentun policier intrépidevient à bout d'un chef de
gang »,mais« Commentêtreun personnagedans la foule». Réponsespar lamort quiconsacreun destin(levieuxchefdestrafiquantsau début,son jeune successeurà la fin) par la lutte implacable(Stanley) maisaussi par le visageet la voix d'une journalistequi suit les événementsdevantune camérade télévision(Tracy).
Regardons-la,cette journaliste.Ellea des traits lisses,dursmême.Ondiraitqueriennepeut l'affecter.Aucoeurde la violence,ellesembleimpa-vide, jusqu'à la scènede l'attaquedu restaurantoù ellefond en sanglotsquandellese retrouvevivanteau milieudescadavreset des ruines.Anti-
pathique et attachante commetous les personnagesdu film, ce quin'estpasun mincemérite ellen'estpasplusl'héroïnequeStanleyn'estle héros, ou Joe Tai le salaud. Impossibleau spectateurde s'identifieràaucunpersonnage Stanleyest fou, commeledira Tracyà la findu film.Elle-mêmefait un métiercontestable(pour la premièrefois, le cinémamontre le journalismetélévisésanscomplaisanceni caricature).
Un seulêtreappelletoute la compassiondu spectateur.C'estjustementun personnagequi sera « sacrifié» au milieudu film dans une scèneatroce la femmede Stanley,abandonnéepar celui-ci,est abattuepar leshommesdeJoe Tai. Lesquelquesmomentsdu filmconsacrésà cecouplesuffiraientà montrerque Ciminoest un grand cinéaste,aussijustedansl'intimité que dans la violence,scrupuleuxdans le choix du moindreaccessoire(voir le mobilierde l'appartement)toujours à cent lieuesducliché.
Peut-êtrelemalaiseindiciblequiparcourtce filmtient-iljustementà ce
qu'on ne peut y concevoiraucunlieu qui seraitunfoyer un espacede
repos et d'amour. Voir l'étrange appartement de verre de Tracy quidominela ville.Transparent,exposéenpleinciel,à l'imagedecettejeunefemmequi s'exposesur le petit écran, et queStanleyva exposerà la vio-lence.LamaisondeStanleyvaêtresaccagée,safemmeseratuée.L'appar-tement de Tracy va être le théâtre d'un guet-apenset d'un viol. Images
67
épouvantables où je serais tenté de voir le cœur du film. Habiter un pays,
c'est y trouver un refuge. Plus que la couleur de la peau, la naissance ou la
race, c'est l'enracinement qui donne l'identité américaine. Stanley est
polonais, Tracy a des ancêtres chinois. Ils sont Américains parce qu'ils ont
fait leur nid à New York. Le nid de Tracy est même planté comme une
tour.
Au contraire, les trafiquants de Chinatown semblent vivre « sans toit ni
loi ». Passant d'un continent à l'autre, pour leurs « affaires », mais aussi
se cachant dans de paisibles commerces pour organiser leurs réseaux.
Ce qui fait peur et ce qui fascine dans ce film, ce n'est pas l'autre race,
mais le nomade, celui qui passe, sans racines, insaisissable. On retrouve
ici John Ford et le western (La Prisonnière du désert).
L'Année du dragon est un film terrible parce qu'il. montre que personne
n'échappe à cette puissance nomade Stanley lui-même est un nomade,
écartelé par ce qu'il a connu au Vietnam, déraciné (voir la scène où il
débarque avec ses affaires chez Tracy. Il envahit son appartement comme
un barbare). Tracy elle-même, avec sa caméra et son micro, participe à
cette violence qui accapare tout l'espace. La télévision, c'est cette petite
boîte noire qui fait éclater le « foyer » il n'y a plus de murs, plus de
dehors et de dedans, plus de « chez soi ». C'est la télévision, par la bouche
de Tracy, qui a, si je puis dire, le dernier mot du film. Nous sommes tous
des trafiquants. Hermès est le dieu du monde moderne.
L'Année du dragon a la beauté d'un mythe moderne. C'est pour cela
sans doute qu'il a un immense succès. Il dit simplement la peur de n'avoir
pas de racines, pas de territoire, et la violence jaillie de cette peur quand
règne « l'homme de la rue ».
JEAN COLLET
Note L'Année du dragon est évidemment aux antipodes du film d'Agnès Varda
(Sans toit ni loi). J'y reviendrai dans la chronique régulière que nous inaugurerons
au printemps. Nous essaierons de mettre à jour, chaque trimestre, les grands cou-
rants qui animent le cinéma. Ce qui nous permettra d'évoquer nombre de films non
retenus dans notre « Choix de films », et par lesquels passe aussi l'air du temps,
sinon l'esprit du temps. Nous en reparlerons.
J. C.
Tokyo-Ga (1)
de Wim Wenders
Le cinéaste nippon Ozu Yasujiro est mort le 12 décembre 1963. Il aura
fallu, pour le public français, attendre plus de quinze ans pour découvrir
son œuvre (rétrospective à la Cinémathèque française au début de l'année
1980, qui prend le relais de celle du festival de Locarno de 1979) ou une
1. Ga ne signifierienen lui-même c'est un signegrammaticalqui introduit un verbe. Ietitre chercheraitdavantageà rendrele rythmede la languejaponaise.
CHOIX DE FILMS
68
partiede sonœuvre(distributioncommercialeau compte-gouttesde qua-tre ou cinq de ses films).Cette œuvre (2) fait de Ozu Yasujiroun descinéasteslesplus importantset lesplus indispensablesde toute l'histoiredu cinémadepuisl'époque,disonshéroïque(et géniale),de L'Entréedutrain engare à LaCiotat jusqu'ànos jours.
Le train, justement,blocbruyant, en déplacement,de rêveet de mortde ce rêvequi traverserégulièrementl'écrandans les filmsd'Ozu, WimWendersle filmeà sontour, orangeou blanc, rapideou lent. Pendantle
printemps1983, le cinéasteallemandva tenter l'impossible retrouver,au coursd'un voyageà Tokyo, par un journalfilmé,des tracesde l'uni-verscinématographiqued'Ozu. Et c'est cela Tokyo-Ga.Mais, et c'est làaussiune véritédu film,l'œuvred'un maîtreaussiconsidérableque putl'être Ozu ne semblepas devoirlaisserde traces. Wendersne s'enétonne
pas. Il placeOzu dans un sanctuairedu cinéma.Un cinéastequi occupeune telleplacenepeutexisterquedans l'imaginaire.Envoixoff, Wendersavouemêmeavoirperdu la mémoire.Il a regardé,il a filmé.Et Tokyodevientun rêveet sesimagesdeviennentfictives.Il lesregardecommelerêved'un autre.
Les imagesde Wim Wenderss'enchâssententre le début et la fin du
Voyaged Tokyo(3) (comprenantd'unepart legénériquesur toilede jute,d'autre part lekangi-idéogramme-finquimarquele termede Tokyo-Ga).Une telle miseen abymene reste pas imagemorte. Une nuit, dans un
train, unedoublerêveriepétrit Wenders sur le videet sur lecinéma.Lecaractère« mu», quiveutdire levide,gravésur la tombed'Ozu (4),pro-voqueen voix off la premièrerêverie.La deuxièmese dégagepeu à peuvisuellementde laprésenced'un autre train longeantlenôtreetqui, au grédu rythmeferroviaireet desmotsparlantdu rienet de la réalité,seméta-
morphoseen une pelliculefilmiqueoù chaquephotogrammeéclairé(lesvitres latéralesdu train) brûled'une nostalgiede ce qui fut et de ce quipourrait êtreencorefilmé.Aucœurdu proposde Tokyo-Ga,lesimages.Et le regard.
La nuit encore, en déplacementencore, dans un taxi cette fois un
mini-postede télévision,accrochéà l'avantà côtédu chauffeur,lâcheses
images(pub, base-bail.) sans retenueaucune. Le commentaireamerl'inflationd'imagesa tout détruit. Ladétresse(?) un regard(decinéaste)peut-il encoremettre de l'ordre dans ce désordre,être transparentpourexpliquerle monde? Maisavantmêmel'atterrissageà Tokyo devantles
*2. 53films,dont34muets,de1927à1935(Ozurésistaauparlant),et19parlantsde1936à1962,dontlessixderniers,àpartirde1958,encouleur,carOzuacceptelacouleuravecdis-cernement.
3. Film de 1953.
4. Wenders revient du cimetière du temple d'Engaku à Kiti-Kamakura où reposent les
cendres d'Ozu. H a filmé, là, le recueillement de Chishu Ryu, l'acteur de toujours.
69
images désolantes de la platitude d'un film projeté dans l'avion, Wenders
préfère détourner son regard pour appréhender, à travers le hublot, au
plus près du réel, d'autres images. Il faut évoquer cette hallucinante
séquence de fabrication de plats artificiels que l'on exhibe, sous vitrine, à
l'entrée des restaurants le cinéma à l'épreuve du simulacre (Nicholas Ray
n'est pas loin). Le double, copie conforme de la réalité (ou plus réel
qu'elle).
Il faut évoquer, alors et enfin, l'émouvante rencontre avec Atsuta,
l'assistant puis caméraman de toujours il vient de nous montrer le souve-
nir le plus cher de son maître son chronomètre puis, évoquant ses pré-
cieux souvenirs d'Ozu, il s'effondre en larmes devant nous (stupéfiant
pour un Japonais). Le chronomètre et les larmes entretiennent une étroite
correspondance avec la fin du Voyage à Tokyo la réalité, copie
conforme de la fiction.
« C'était un roi » pleure Atsuta. De ce-roi, glissées çà et là, quelques
photographies. Ma préférée celle où, un coude sur une table, la paume
de la main s'appuie sur le goulot d'une bouteille de cognac Hennessy. Du
coup, son visage s'occidentalise. Avec ses fines moustaches, Ozu res-
semble à un homme du Levant. Espagnol.
PIERRE GABASTON
Cuore
de Luigi Comencini
Cuore est, au départ, un film de six épisodes, d'une heure chacun, des-
tiné à la télévision italienne, à partir d'un célèbre roman moralisateur de
Edmondo De Amicis. L'auteur en a fait une version cinématographique de
1 h 55. Mais laissons-le présenter lui-même son œuvre
L'univers choisi par De Amicis, celui des élèves d'une classe primaire à
Turin à la fin du XIXE siècle, décrit leurs rapports, leurs amitiés, les jalou-
sies, les différences de classe sociale, la compétitivité, le succès, la faim.
Cuore est censé être le journal d'une année d'école primaire tenu par un
enfant de dix ans, Enrico Bottini, pour obéir à son père, un moraliste
insupportable, autoritaire et errnuyeux [.J. Mon film est vu depuis
l'observatoire de la grande guerre, où trois militaires se rencontrent, un
Sous-lieutenant et deux soldats, qui se souviennent avoir été ensemble à
l'école primaire et se mettent à évoquer tous trois cette année où Enrico
tenait son journal.
Je veux tout de suite marquer ce que cette dernière idée donne de force
au film et lui permet de se démarquer du moralisme sentimental du
roman. L'univers de l'enfance, évoqué avec une nostalgie où se mêlent
l'ironie et la tendresse, s'ombre d'une gravité poignante, presque désespé-
rée, d'être revu sous la mitraille, par des yeux définitivement mortels.
CHOIX DE FILMS
70
Maisencore, ce sont tous les discoursfaitsaux enfantssur le devoir, la
vertu, le labeurhonnête,l'amourdu prochainet de la patrie,lecultede la
grandeuret du sacrifice,qui sechargentd'une ambiguïtéterriblequandon les remémoredevantlesmassacresinutilesde la guerre.
La beauté de Cuore est dans l'extrêmejustessede chaque moment,geste, regard, dans l'invisibilitéde la caméra, une sorte d'éclat retenu,d'émotionrieuseet tragiqueautourde la densitéfragilede l'enfance.Tousces gossessont criantsde vérité, lesyeux ne trichentpas. Ecoliersd'unautreâgeque le nôtre, d'une « sagesse» déconcertante(et qu'onpourraitdire dérisoire, si ce n'était celle que célébrait Péguy dans sa propreenfance,avecdesmaîtresd'une égalenoblesse),on lessentpourtant tra-verséspar toutes lescruautésde leurâge,et lepoidsdesclassessociales,etle feu despassionsencoreà venirqui lesdéfigurerontà jamais.
LeregardqueComenciniporte sureuxest sérieux,pleinde respect,ce
qui luidonneuneacuitésansamertumenisentimentalisme.Mais,grâceàla tendresse(qui est chose toute différente),l'émerveillementdemeuresousles larmes.Et tous cespetitsvisagesbrillentobstinémentau fonddenous Coretti, le filsdu bûcheron,toujours joyeux,qui étudiaittout en
déchargeantle bois Garrone, l'enfant géant adoré par la classe,parcequ'il défendaitles plus faibles Rabucco,surnomméMuseaude lièvre,qui s'efforçaitd'apprendreà lire et à écrire, le soir, à son père maçonanalphabète et le seul méchant » du roman, Franti, qui offensesa
mère, rit du drapeau, et jette des pétards en classepour fairepunir lesautres.Comencinienfaitunepeinturemerveilleuse,trouvant lasourcedesa révolte,l'enversmisérablede sa « méchanceté». Sansoublierla jeuneet jolieinstitutrice,à la plumerouge, qui inventeun enseignementstyleMontessori,et dont tous lesgarçonssontamoureuxen secret(maisl'insti-tuteur aussibien).
Ces souvenirs,doux-amers,confrontésà la viedes tranchées,devien-nent parfoisétrangementprémonitoires(commele signaleComencini).AinsiCoretti meurt à côté d'Enrico, alors qu'il évoquait avec lui unebatailled'enfantsorganiséecommeun jeupar sonpère, admirateurfana-
tiquedu roi, et au coursde laquelleCorettienfantdevaittoujoursjouerlerôle du mort ou encore Museaude lièvre, toujours maladeà l'école,finissantla guerredans un hôpitalde campagne,sansavoir jamaisparti-cipéà un assaut.Qu'est-cequelepassé? l'avenir?Letempsglissesur lui-
même, effaceet ressuscite,et détruit, et transfigure,et dissipe.Où estnotre enfance? Est-elleà jamaisperdue, ou attend-ellechacunde nous,au derniertournant, à l'instantde mourir?
Un monderevitici, à jamaisdisparu,où le meilleurguettesouslepire.Nullevolontéde sacrilègeou de saccagechezComencini,maisunemédi-tationun peuangoissée,derrièrel'hymneélevéà uneenfancemystérieuse,dont la lumièresemblecontenirà la foisunequestionetunepromessequeseul le cœur peut déchiffrer.
71
Intolérance
de D. W.Griffith (1916)*
Impossible de ne pas signaler cet extraordinaire événement une copie
neuve d'Intolérance reconstituée à partir des meilleurs positifs de l'épo-
que, et reproduisant en technicolor le tirage sur pellicules teintées tel
qu'on le pratiquait dès les années dix. Intolérance, l'immense
chef-d'oeuvre de Griffith qui correspond dans l'histoire du cinéma à ce que
fut L7liade dans l'histoire de la poésie. Cette nouvelle copie, aux superbes
teintes sépias, a été présentée, dans la grande salle des Amandiers, sur un
écran géant, à la cadence de vingt images/seconde. Les deux auteurs de la
Suite symphonique ont déjà travaillé au cinéma pour Truffaut et Chabrol,
et leur composition accompagne avec beaucoup de force la majestueuse
épopée en images qui mélange les temps et les mondes.
C'est une illustration de l'intolérance à travers quatre moments de l'His-
toire à Babylone, juste avant la destruction de la ville par l'armée de
Cyrus en Judée à l'époque du Christ à Paris au moment de la Saint-
Barthélemy enfin, dans l'Amérique du début du siècle, où nous voyons le
déroulement d'une tragique erreur judiciaire commise au détriment d'un
ouvrier au chômage condamné à mort. C'est l'épisode le plus développé (il
ouvre et conclut le film) avec celui de Babylone alors que le Christ n'est
entrevu qu'en deux scènes, et la Saint-Barthélemy évoquée avec une bru-
tale et singulière efficacité, avant et pendant son horrible accomplisse-
ment, comme un reportage saisi sur le vif
Les quatre récits s'entrelacent sans cesse, de façon de plus en plus sub-
tile et serrée, dans un montage haletant qui à la fin nous emporte en un
véritable tourbillon d'émotions et d'images. La souplesse et l'intelliggnce
de ce montage nous font passer sans effort brusquement d'une époque à
une autre, revenir en arrière, rebondir en avant, chaque histoire (bourrée
de détails, de trouvailles visuelles) semblant se prolonger dans une autre,
sans que l'avenir se distingue du passé. Il nous semble voir simultanément
bouger dans notre cœur la totalité de l'intolérance et de la démesure
humaine.
Le prodigieux décor de Babylone, avec ses dizaines de milliers de figu-
rants, paraît sorti de l'imagination d'un Piranèse en délire, soudain fasciné
par un détail minuscule, d'une beauté surréaliste et flamboyante. Tous les
mouvements de caméra possibles, les cadrages, les distorsions, les symbo-
lismes, les montages parallèles sont ici figurés avec une maîtrise, et pres-
que une facilité, qui coupe le souffle. Il y a des instants de grâce exquise,
de drôlerie, de tendresse d'autres d'horreur ou de cruelle satire, avant
que le torrent des passions précipite à nouveau les personnages (unis et
séparés) à travers les murailles transparentes des siècles, jusqu'à l'abîme de
la mort. Au milieu des massacres brille la pure lumière de quelques visages
féminins qui portent dans leur douceur le seul espoir du monde.
Première mondiale à Nanterre, accompagnée d'une suite symphonique originale d'Antoine
Duhamel et Pierre Jansen.
CHOIX DE FILMS
72
Il s'agit d'une œuvre proprement sublime qu'il serait scandaleux de ne
pas projeter dans des salles ordinaires avec la musique enregistrée, car sa
technique comme son sujet offrent la même inépuisable richesse. Ainsi,dès l'origine, le 7' Art naît accompli, pareil à Gargantua enfant
JEAN MAMBRINO
LESDIX MEILLEURSFILMSDE L'ANNÉE
JEANCOLLETAprèsla répétition,La Maisonet le monde,Police,StsangerthanParadise, Papa est en voyaged'affaires, L'Annéedu dragon, Tokyo-Ga, Unefemmeen Afrique,Pouletau vinaigre,Voyagea Cythère.
PIERREGABASTONJe voussalueMarie,Aprèsla répétition,Ran, Shoah,Elleapassé tant d'heuressous les sunlights, Tokyo-Ga,Strangerthan Paradise,Body-Double,Empty Quarter, Mémoiresde prison.
JEAN-PAULCLERGEOTJe voussalueMarie, Pouletau vinaigre,Aprèsla répéti-tion, L'Annéedu dragon, Détective,Bayan-Kô,L'Amourpar terre, Papa est envoyaged'affaires,Tokyo-Ga,LeSoulierde satin.
JEANMAMBRINOPapa est en voyaged'affaires, Après la répétition, PartirRevenir,La RoutedesIndes,Cuore,L 'Annéedu dragon,Ran, Pouletau vinaigre,TanRos l'exilde Gardel, Voyageà Cythère.
Centre Sèvres 35, rue de Sèvres, Paris 6e
Le mardi 21 janvier 1986, à 18 heures,
présentation de deux ouvrages importants
W le texte espagnol des Exercices Spirituels de saint Ignace de Loyola, dit
«autographe», avec des documents contemporains (1521-1615),
W la nouvelle traduction française du texte autographe.
Editions Desclée de Brouwer, collection «Christus»
Etudes 14, rue d'Assas 7SO06 Paris janvier 1986 (364/1) 73
Essai
Désarrois culturels
L'OPPOSITION
entre les sociétés humaines est-elle
culturelle avant d'être économique ou politique ? La
question reste ouverte. En tout cas, l'organisation trinitaire
des rapports à la nature, des rapports sociaux et des rap-
ports au divin est fortement différenciée. La systématisation
complexe de ces trois dimensions est intériorisée avant d'être
réfléchie; chaque homme y découvre et y construit sa propre
'identité. Façons d'être, de connaître et de contracter, struc-
turations de l'espace et du temps, unité donnée au monde et
perçue comme naturelle, tellement elle est enracinée dans les
traditions, tel est le réseau cohérent auquel on donne le nom
de culture.
Démêler lesarticulations
des divers réseaux et éléments
qui forment une culture est une tâche ardue, mais, pour
aborder le problème actuel de la rencontre et du conflit des
cultures, une approche empirique est suffisante et plus
suggestive.
Dans les vieilles cultures, les croyances religieuses et les
rites véhiculent les valeurs fondatrices. La religion est,
d'ordinaire, au cœur d'une culture; c'est elle qui est l'obstacle
principal aussi bien au changement qu'à la reconnaissance
de l'autre. Elle constitue l'essentiel de ce qui doit être repro-
duit dans la suite des générations. Une culture ne commence
DÉSARROIS CULTURELS
74
à évoluer que si ce noyau dur est, sinon fissuré, à tout le
moins ébranlé dans l'effritement des références aux valeurs
fondamentales.
La langue a toujours une importance capitale, étant à la
fois partie de la culture et condition de son émergence. Son
rôle est parfois plus décisif que celui de la religion. C'est clai-
rement le cas pour deux cultures majeures la Grèce
ancienne et la Chine. En Grèce, il n'y a eu aucune intégrité
religieuse à sauver, aucun dogme, aucune foi à protéger, ni
même à partager. Le peuple grec est très religieux, ouvert à
tous les cultes, y compris celui du « dieu inconnu », mais la
référence aux mythes n'évoque qu'un grand recueil d'images
explicatives où chacun peut puiser à sa guise. C'est le secret
du « miracle grec ». En Chine, plutôt que la langue, c'est
l'écriture qui joue le rôle fondamental et unificateur. La
Chine ancienne nous présente « le phénomène d'une "écri-
ture", sans liaison essentielle avec la nomination, qui a tenu
l'administration du plus vaste empire de la terre dans sa
période pré-industrielle » (1). Une culture qui s'articule sur
la langue est plus souple, plus variée, plus mobile. Ce n'est
pas par hasard que la culture grecque est à l'origine du
monde moderne; dans le heurt des traditions religieuses qui
s'y accumulaient en se contredisant, l'homme a pu commen-
cer à réfléchir hors des systématisations mythiques.Les autres domaines de la culture dans lesquels chaque
homme doit puiser pour élaborer son expérience ne sont pas
indépendants du noyau central et se recoupent entre eux.
Comment isoler le champ de l'imaginaire, si important, avec
son émergence esthétique et son expression artistique, quiest tel que les rêvesdes individusdiffèrent suivant lescultures ?
Les pratiques morales sont liées au religieux et débordent
sur le politique et les structures familiales. Les savoir-faire et
les techniques structurent les métiers et la vie quotidienne;ils sont toujours en rapport avec des connaissances de type« scientifique », c'est-à-dire avec des façons de lier les effets
aux causes particulièrement lisibles dans une « science »
universelle la médecine.
D'aucuns voient dans le champ économique le fondement
ultime et caché de toute culture. Pour l'affirmer, il faut un
acte de foi inversé, à la manière de Feuerbach c'est
l'homme qui produit ses dieux. Ce qui est sûr, pour tous les
ethnologues, c'est que les dieux structurent la société, tant
1. Kyril Ryjik, L7diot Chinois,
Payot, 1980, p.133.
75
que le pouvoir n'est pas personnalisé pour devenir politique.
Ce qui est sûr encore, c'est que la culture surgit en même
temps que le champ symbolique, le langage; la culture
commence quand s'opère la rupture entre la communication
animale par signaux et la communication humaine par
symboles.
« Les peuples qu'étudient les ethnologues n'accordent la
dignité d'une condition véritablement humaine qu'à leurs
seuls membres » (2). Chaque culture a pour ambition de
définir l'homme véritable. Aussi chaque peuple, à sa
manière, raconte son histoire, et c'est toujours l'histoire d'un
peuple élu. Car il ne s'agit pas seulement de garder la
mémoire des ancêtres, mais de fonder l'appartenance à un
groupe ethnique.
On voit bien que chaque système culturel fait exister les
individus sur un mode bien difficile à partager. Les cultures
ne communiquent facilement que par ce qu'elles ont d'ines-
sentiel la cuisine, le folklore. Goûter de nouveaux plats,
accueillir musique et instruments de musique, danses et
chansons, ne pose aucun problème, rien de tout cela ne bou-
leverse notre vision du monde et nos manières de vivre.
L'art peut sembler une exception. Chacun de nous peut se
constituer son « musée imaginaire u avec des œuvres choisies
dans le monde entier. Mais les œuvres d'art ainsi choisies
cessent pour une large part d'être l'expression d'une culture;
il ne s'agit pas seulement de se laisser pénétrer par elles, elles
exigent une sorte de re-création qui les inscrit dans l'imagi-
naire personnel. L'oeuvre d'art est néanmoins une fenêtre
ouverte sur l'imaginaire de l'autre.
QUAND L AUTRE DEVIENT GÊNANT
L'autre devient gênant quand il veut imposer ses valeurs
fondatrices. Et l'accusation en est largement faite à l'Occi-
dent. Elle est faite aussi à l'immigré qui affiche sa différence.
Imposer ses valeurs fondatrices, c'est presque inéluctablement
susciter un rejet brutal. L'acceptation des différences est par
contre très facile quand elle nous laisse indifférents. La
curiosité peut conduire à une connaissance extérieure,
cordiale ou neutre, en tout cas sans l'ombre d'assimilation.
Aucune de nos convictions culturelles n'aura été touchée.
Le désir d'assimilation est plus rare, sauf dans le sens
d'une culture dominée vers une culture dominante. De la
part d'un Occidental, la démarche est exceptionnelle. Tâche
2. Claude Lévi-Strauss, "Cuhure
et Nature", Commentaire,
n°15,1981.
DÉSARROIS CULTURELS
76
difficile, il ne s'agit pas de mimer les comportements, mais
d'intégrer, sous le même crâne, deux visions du monde quine se recouvrent que partiellement.
En définitive, l'autre est facilement accepté tant qu'il-ne
met en question aucune de nos certitudes, tant qu'il n'est pasle prochain. La difficulté n'est pas de comprendre les problè-mes des autres, voire de les aider, elle est que l'autre
devienne assez proche pour que ses problèmes soient aussi
un peu les nôtres.
Ah si l'on pouvait en rester aux attraits de l'exotisme et à
un échange qui n'aille pas au-delà d'un troc folklorique Le
tourisme permet une consommation très superficielle des
autres cultures; on peut plaindre ou admirer suivant le trajetchoisi. Au retour, rien n'est modifié, ni dans nos façons de
penser, ni dans nos manières de vivre.
Tout va changer quand l'autre est là, tout proche, dans
mon espace, et me met en question. Les modes de vie, les
cadres de pensée, les comportements intellectuels, moraux,
esthétiques, religieux d'une population vont de soi pour les
individus qui la composent. Ils vont tellement de soi que les
règles culturelles sont facilement érigées en lois naturelles et
universelles, car il s'agit de règles fondatrices de la vie
sociale. Si l'autre culture n'est qu'une variante de la mienne,comme celledes Portugais, voire des Polonais, lesproblèmessont surmontables, car ils ne mettent en cause aucune des
valeurs fondatrices. Dans la mesure, au contraire, où les
valeurs d'une autre culture contredisent les miennes sur des
points que je juge fondamentaux, rien ne va plus. Il n'est pasfacile d'accepter une mise en question radicale de tout ce
qu'on pense et vit. Sans doute une telle question se posed'abord aux immigrants, mais elle se pose aussi aux habi-
tants des pays d'accueil et, plus particulièrement, à ceux des
cités et des immeubles où ils viennent s'installer. Plus les
modes de vie et les valeurs les plus apparentes diffèrent, plusle rejet est violent. Du coup, l'accueil de l'immigrant va se
transformer en un échange inégal par lequel sera fortement
limitée la contamination culturelle.
La différence va apparaître avec évidence et le rejet sera
encore plus fort si l'immigré n'a aucune intention d'adopterla culture française et affirme sa volonté de rester lui-même.
77
LA MODERNITÉ CORRODE TOUTES LES CULTURES
Abstraitement, nous trouvons de bon ton de mettre toutes
les cultures sur le même plan et de leur accorder à toutes une
égale valeur. Aucune n'est supérieure à une autre. Nous
trouverions scandaleux de ne pas transférer aux cultures le
principe démocratique d'égalité. Si je devais rester dans cette
perspective, je dirais que les cultures sont égales comme les
hommes sont égaux en principe. En fait, l'opposition
dominant-dominé se retrouve entre les cultures comme entre
les hommes d'une même culture.
Reste que, fondamentalement, aucun critère ne nous per-
met d'évaluer les valeurs constitutives des diverses cultures.
Chacune produit des hommes différents et des hommes
merveilleux. Avant d'insister sur les différences et les oppo-
sitions, il faut reconnaître que les cultures sont assez per-
méables pour que je puisse admirer l'autre, et découvrir que
le dominé peut manifester plus de qualités humaines que le
dominant. Cette reconnaissance essentielle de ce qui n'est
pas mesurable, cette intuition fondamentale de l'humain est
la source profonde de tout désir vrai de connaissance
mutuelle.
Ce préalable établi, il faut bien constater qu'à un autre
niveau les cultures ne sont pas comparables, en ce sens
qu'aujourd'hui une culture s'oppose à toutes les autres, la
culture dite occidentale.
Il est de fait que la culture des sociétés occidentales n'a pas
le même statut que les autres. Ces sociétés que l'on peut
appeler industrielles, si l'on met l'accent sur les forces
qu'elles mettent en œuvre, techniciennes, si l'on considère
l'importance qu'y jouent la technique et sa logique, scientifi-
ques si l'on s'en tient à leur langage et à leur méthode, voire
sociétés de consommation si l'on vise ce qui apparaît massi-
vement comme leur idéal, ces sociétés que j'appellerai sim-
plement modernes tendent à répandre la culture qui est la
leur dans le monde entier, et ce depuis plus d'un siècle.
Et il ne s'agit pas d'un choix proposé aux autres cultures,
mais d'une sorte de mouvement historique dans lequel l'éco-
nomie impose sa dérive et tel que le mode de connaissance
scientifique apparaît comme le seul universalisable.
Il ne s'agit nullement d'une avancée inéluctable du
« Progrès » telle qu'on l'imaginait au XIXE siècle; nul
aujourd'hui n'ose plus prétendre que les sociétés industriel-
les indiquent la voie du meilleur pour l'humanité. La civili-
sation occidentale corrige ses illusions d'hier et ne prétend
DÉSARROIS CULTURELS
78
plus offrir le meilleurlabeldans la qualité de la vie. Cette
vie, elleprétendsimplementla rendreplus longue,pour un
plus grand nombre, dans un cadre mieux équipépour lemieux-être.Et la dérives'imposeà tous de façonchaotiqueet parfoistragique.
Une illusiontenace accentuesouvent les heurts qu'ellevoudrait estomper l'illusionde croireque la techniqueestneutreet qu'ellepeut être adoptéepar n'importequellecivi-lisationou culturesansla modifierprofondément.Lavéritéest que le mode scientifiqueet techniquede rapport à lanaturediffèredu tout au tout de celuidesautrescultures,et
qu'on ne peut modifier le mode humain du rapport à lanature sans bouleverserles structuressocialeset vider lestraditionsde leur substance.
La rencontredes cultures se modifieet leur conflit estaccentuédans une oppositionnouvelleentre modernité(au
singulier)et traditions (au pluriel).
Dans les vieillesculturestraditionnelles,les rapports de
l'hommeà la nature, lesmanièresde sesituerdans l'espace,les découpagesdu temps de la vie humaine étaient sans
doute différents, mais restaient comparables. Dansl'immenseéventaildesmythesfondateurs,l'hommedemeu-rait partout le médiateurentre le ciel et la terre, entre le
manifesteet le caché. Partout encore, et c'est peut-être le
plus important, la vie dans ce monde-cin'était que provi-soire et en préparait une autre. L'œuvre essentiellequel'hommedevaitaccomplirsur cetteterreétait de s'enlibérer
pour aboutir, soit à une sortede fusionavecl'espritcosmi-
que, soità unerésurrectiondansun autremonde,soità unesurviede l'âmedégagéede la matière. Lesvieillescultures
étaient isomorpheset pouvaient largementcommuniquerentre elles,mêmesi ce n'était pas facile.
Lacivilisationoccidentalea totalementassimiléla révolu-tion newtonienne.Et si nous remettonsen question l'uni-
vers, rnéçaniqueet automate, indépendant de l'homme,qu'imaginaitLaplace,il restedésacralisé.La symbioseavecune nature matricielleest pour nous terminée. La naturen'est plus un recueilde symboles.Lescieux ne racontent
plus lagloirede Dieu,commeleproclamaientlesPsaumes;ilsne parlentplusnidesdieuxnideshommes,ilsne parlent
79
que d'eux-mêmes, et dans un langage mathématique. De
plus, à la différence du contemporain de Pascal, le silence
éternel de ces espaces infinis ne nous effraie plus.
La physique est à l'origine de la rupture qui s'est largement
répercutée dans la philosophie et la religion chrétienne. Les
conséquences n'en sont pas encore mesurées ni acceptées,
mais la rupture est faite. Du même coup, la culture occiden-
tale se trouve en opposition non seulement avec les autres
cultures, mais avec les traditions de sa propre culture. Les
traditions de notre vieille culture relèvent d'une étude histo-
rique elles font partie de l'humus où sont apparus Galilée,
puis Newton, puis Einstein, puis Niels Bohr.
Faire du monde un projet technique à réaliser sur le fond
d'un réseau mathématique, considérer la nature comme un
réservoir de matériaux et d'énergies à gérer économique-
ment, dans cette voie, en être arrivé au point où il faut décla-
rer les hommes responsables de la conservation des écosystè-
mes (problème des climats, multiplication du CO2, conser-
vation de la couche d'ozone, recyclage de l'eau, pollutions
diverses.); faire tout Vêla, c'est entrer dans un rapport à la
nature incompatible avec le jeu des correspondances symbo-
liques qui s'impose dans les vieilles cultures.
Trop souvent on accepte le projet scientifique sans en voir
les conséquences. On affirme que le mode de connaissance
scientifique est le seul universalisable et on refuse de voir
que ce mode de connaissance bouleverse le rapport, à la fois
symbolique et harmonieux, de l'homme à la nature, et, du
même coup, des hommes entre eux.
RENCONTRE DE DÉSARROIS CULTURELS
Passer d'une harmonie rêvée à un monde à construire a
pour première conséquence le désarroi culturel. Et ce qu'on
appelle aujourd'hui rencontre des cultures n'est souvent
qu'une convergence de désarrois devant des traditions
menacées. Le désarroi des Français qui supportent mal le
déclin des traditions rejoint celui d'hommes d'autres vieilles
cultures qui se raidissent devant la récession qui les menace.
Le désarroi est analogue, mais l'analogie fonctionne mal
dans le négatif; l'important pour chacun est la menace de
mort qui pèse sur sa culture ou ses traditions, le naufrage de
ses propres valeurs, l'agonie de ses dieux.
Il n'y a pas que le rapport à la nature qui soit changé; la
science moderne applique à l'étude de l'homme et des sociétés
les mêmes méthodes positives. Du coup, l'étude des cultures
DÉSARROIS CULTURELS
80
et des traditions devient une spécialité universitaire.
L'approche de l'autre culture obéit aux méthodes de l'anthro-
pologie sociale. Mais, dans cette approche, aussi bienveil-
lants que se veuillent les individus, la modernité ne peut
apparaître aux vieilles cultures que sur un mode agressif et
destructeur.
Désormais, une façon de voir le monde et de se situer dans
le monde s'oppose à toutes les autres. Un autre mode
d'appréhension du réel a surgi qui, saisissant en quelquesorte de l'extérieur toutes les visions du monde, les étale et
les dissèque sur sa table d'examen. Il arrive à l'ethnologued'oublier que la culture qu'il étudie ne peut savoir ce qu'estun ethnologue. Ethnologues et sociologues appartiennent à
la seule culture qui peut donner à toutes les cultures une
égale valeur, dans la mesure où ce qui importe dans leur
démarche n'est rien d'autre que la rigueur dans l'emploid'une méthode scientifique. Comprendre, classer, admirer
les autres cultures est devenu une spécialité universitaire.
Sans doute ne faut-il pas exagérer l'extériorité; découvrir
et exposer leséquilibres variésdes éléments qui composent les
cultures suppose la pénétration de l'observateur à l'intérieur
du champ culturel différent; mais il y pénètre pour disséqueret recomposer. On ne peut entrer au cœur d'une culture sans
s'y intégrer.Certains vont plus loin. L'ethnologue peut être pris à son
propre piège, tant la méthode expérimentale elle-même
exige une saisie intériorisée, encore que purement intellec-
tuelle, de la culture des autres. Poussée plus loin encore,
l'expérience exige un dédoublement; il faut vivre dans deux
visions du monde, dans deux systèmes de valeurs, le sien et
celui de l'autre. Peu d'individus sont capables de vivre en
deux mondes culturels, de saisir les oppositions de l'inté-
rieur. Et cette expérience privilégiée ne conduit pas à une
communication sociale. Elle relève d'un récit qui est celui
d'une métamorphose psychologique.Pour les immigrés vivant en France, le problème est autre;
ils sont condamnés à rencontrer notre civilisation occiden-
tale. Refuser d'y entrer, c'est demeurer dans la position de
dominé, c'est vivre à côté d'une culture dominante.
L'agression de la culture dominée est redoublée par
l'opposition entre nations développées et pays du tiers
monde. Dans cette optique, la modernité paraît liée à la
81
culture occidentale et, toutes deux, à la réussite et au bien-
être. Le conflit est alors transféré au plan politique et la
culture moderne prendra les couleurs d'une idéologie simpli-
ficatrice et sans scrupules, avec parfois une tonalité paterna-
liste. Identifier sa propre culture avec une idéologie est une
illusion à laquelle cède aussi plus d'un intellectuel en Occi-
dent et la mauvaise conscience devant le tiers monde y
trouve la plupart de ses arguments.
Parler d'opposition entre les traditions et la modernité
peut conduire à prêter trop de relief aux traditions souvent
corrodées par le contact avec la modernité. On ne joue pas
impunément avec les techniques, même si l'on n'adopte pas
l'esprit qui les sous-tend. Se réclamer d'une tradition ou
d'une vieille culture, c'est souvent la recréer, parfois même
l'inventer. Il va falloir rassembler les lambeaux de tradi-
tions, leur donner une unité qui ne sera jamais celle du
passé. Pour les Français, le repli se fait sur le seul noyau dur
existant la langue, basque, bretonne, occitane. Pour les
immigrés du Maghreb, le recours est à l'islam plus encore
qu'à la langue arabe.
Rassembler des traditions quelque peu effilochées autour
d'untnoyau dur de type religieux n'est ni facile ni inoffensif.
Il s'agit d'affirmer une identité menacée. Nous nous trou-
vons alors en face de deux stratégies. L'une se veut révolu-
tionnaire et prétend faire accéder la vieille culture à la
modernité. L'autre se veut carrément conservatrice et rêve
de sauver les vieilles valeurs traditionnelles menacées.
L'attitude révolutionnaire consiste à « idéologiser » la
tradition. Faire de la tradition une idéologie, c'est, pense-t-
on, la hisser au même niveau que la modernité, elle-même
assimilée, pour les besoins de la dàuse, à une idéologie. Le
passage à l'idéologie s'opère par une assimilation au conflit
Nord-Sud et l'identification à la lutte des pays sous-
développés contre l'impérialisme. Dès lors, un vocabulaire
emprunté à quelque avatar du marxisme peut créer l'illusion
d'une marche en avant des pays prolétaires au cœur même
du bastion industriel. Les slogans pourront être partagés
avec les « révolutionnaires » occidentaux. Mais ce partage
camoufle l'exploitation réelle autant qu'il révèle un malaise.
Les mondes sont trop différents, les espoirs aussi. Et ces
espoirs n'ont plus rien à voir avec ceux que ces mêmes slo-
gans suscitaient au XIXE siècle. Aujourd'hui, ils couvrent
autant d'ambitions feutrées qu'ils dénoncent d'injustices.
L'amalgame entre des luttes aux enjeux fort divers permet
d'imaginer un conflit analogue sur toute la planète. Le pire
DÉSARROIS CULTURELS
82
étant que, dans la mouvance des super-grands, la manipula-tion est facile de la part d'un camp ou d'un autre qui peut
jouer sur les équivoques d'un tel langage.
L'espoir qui se manifeste dans cette stratégie est celui de
garder son identité culturelle en accédant à une modernité
plus égalitaire. C'est un peu l'espoir de sauver à la fois le
passé et l'avenir.
Le conservatisme délibéré, ou le fondamentalisme reli-
gieux, se présente d'emblée comme un repli sur les valeurs
du passé, sur le noyau dur religieux, le plus souvent l'islam.
Pour donner au retrait une allure révolutionnaire, il suffit
d'affirmer que la dimension spirituelle de l'islam est l'avenir
de l'homme. Ainsi peut-on préparer l'avenir en sauvant les
traditions. Les alliés ne manqueront pas; les vieilles visions
du monde et les comportements traditionnels restent portés
par une mémoire collective encore largement partagée. Les
traditions les plus diverses peuvent donc s'appuyer sur des
valeurs et des convictions communes et susciter des compor-tements semblables en des domaines fondamentaux. Le
Breton peut se sentir proche de la lutte canaque.
Un double amalgame est donc possible. Chaque traditio-naliste se sent en communion avec certaines valeurs partagéesentre vieillescultures, chaque révolutionnaire se sent solidaire
d'une identité ethnique menacée par une culture domina-
trice. Chacun peut prendre les habits et le langage de l'autre
sans que personne s'y reconnaisse. Plutôt que de conflits
culturels, on a envie de parler d'un « bouillon de cultures ».
PASSER À LA MODERNITÉ
Pour toutes les vieilles cultures, le problème est de passer
à la modernité. Pour ce faire, l'usage des objets techniques
ne suffit pas. Tout le monde peut jouer avec un ordinateur,
l'enfant de dix ans aussi. Le problème est de changer de
mentalité et de logique.
Le mot rupture peut être trompeur, mieux vaudrait peut-
être parler de métamorphose. En effet, il ne s'agit pas de faire
table rase du passé pour déboucher dans la monochromie
d'une culture occidentale universalisée. Il s'agit simplement,
pour chacun, d'assumer son passé de telle sorte que les tradi-
tions ne soient ni un blocage, ni un idéal, mais un point de
83
départ pour un avenir aussi différent de celui des autres qu'il
le sera de chaque passé culturel. Le Japon est un bon exemple
de cette marche en avant.
Changer le rapport à la nature, adopter le seul langage
universalisable, le langage scientifique, n'oblige personne à
construire un univers semblable au nôtre, mais il oblige tout
le monde à un changement radical. Dans le dialogue, seule
est exigée la volonté de changement; aucun dialogue n'est
possible avec ceux qui s'accrochent aux valeurs du passé et
les déclarent immuables.
LA DIMENSION PERDUE ET LA NOSTALGIE DU « SAGE
Pour tous ceux qui ne sont ni chercheurs ni savants, la
civilisation occidentale ne présente rien d'attractif en dehors
d'une abondance d'ailleurs mal partagée. L'homme n'y est ni
meilleur ni pire qu'ailleurs et souvent aussi désemparé. Nous
vivons dans un monde désenchanté; une dimension semble
perdue, celle qui donnait à l'univers son unité symbolique et
mettait l'homme à sa place parmi les êtres. Certains en vien-
nent à inverser la position du problème la culture occiden-
tale n'est-elle pas incapable de communiquer avec les vieilles
cultures parce qu'elle a perdu une dimension essentielle, la
dimension spirituelle ?
Sans doute, nul n'est condamné à la vision unidimension-
nelle que donne du monde le positivisme, ni à l'abstraction
du sujet qui est la tentation des sciences de l'homme. Mais le
paradoxe demeure d'une nature extérieure à nous, d'une
nature désacralisée, donnée à l'homme pour un monde à
construire et à gérer. La séparation conduit parfois à un pla-
tonisme inversé le sens n'est-il pas dans la nature plutôt
que chez nous ? La séparation est trop radicale pour qu'on
puisse simplement évoquer un retour du bouddhisme. Dans
une perspective inverse, c'est l'homme qui est expulsé de la
nature et qui devient, suivant la belle formule de J. Monod,
un «tzigane en marge de l'univers » (3).
L'unité symbolique du monde et de l'homme est perdue;
avec elle une dimension symbolique a disparu. Et le désarroi
étreint aussi l'homme moderne dans la mesure où il ne peut
se résigner à ce que la seule unité du monde soit d'ordre
mathématique.
Il arrive alors que « l'intellectuel » soit saisi par la nostalgie
du « sage ».
3. JacquesMonod,LeHasardet la Nécessité,Seuil,p.187.
DÉSARROIS CULTURELS
84
Le sage des vieilles civilisations est un initié; il connaît le
secret de l'unité vivante d'un tout englobant la nature,
l'homme et le divin. La connaissance lui a été donnée une
fois pour toutes.
L'intellectuel cherche cette unité, et la méthode expéri-mentale restreint le champ de sa recherche ce qu'il connaît,c'est le monde et ses interventions dans le monde. Enchaî-
nement de connaissances où rien n'a de valeur définitive quela méthode.
Le sage est sûr de sa sagesse; il ne peut pas échouer, il
triomphera toujours d'un démenti apparent, tout simplement
parce qu'il raisonne par analogie; et l'analogie, beaucoup
plus souple que le syllogisme, lui permet toutes sortes de
variations sur l'échelle des êtres. La sagesse ne se réfute pas;on ne peut pas contredire une tradition, elle se vide, tout
simplement.
L'intellectuel est soumis au contrôle expérimental, aucune
de ses affirmations qui ne puisse être réfutée, falsifiée, dirait
K. Popper.
Le sage connaît l'unité et s'installe dans un monde symbo-
lique, l'intellectuel cherche les lois qui permettent peut-êtrede mieux connaître la nature; d'autres diront simplementde mieux serrer les liens que nous nouons avec elle.
Ce qui donne deux modes différents de transmission du
savoir. Le sage ne change rien aux traditions qu'il transmet,il n'enseigne pas, il initie. Pour le disciple, il s'agit d'acquérirle savoir du maître, de l'intérioriser, de le faire sien. C'est unsavoir immuable, de type religieux, qui dit à l'homme ce
qu'il est, d'où il vient, où il va, et définitivement. Appren-dre, c'est répéter, le progrès ne peut consister que dans un
accroissement d'intériorisation.
L'intellectuel veut d'abord enseigner sa méthode, sa
logique. Il n'a aucun secret à révéler, mais un chemin de
connaissance à ouvrir. Et tous les professeurs connaissent la
difficulté qu'éprouvent les étudiants qui débarquent des civi-
lisations de vieille sagesse ils attendent la révélation de
quelque secret du monde technique pour eux, l'essentiel est
de répéter l'enseignement du maître répéter d'abord, on
comprendra après. Comment pourraient-ils deviner que
comprendre c'est accepter la rupture, perdre l'unité symboli-
que, devenir « tzigane en marge de l'univers » ?
85
Mais le tzigane intellectuel peut aussi rêver de l'unité per-
due. Les vieilles sagesses ne révélaient-elles pas, peut-être, le
secret essentiel ? La tentation est d'autant plus grande que la
recherche scientifique est molle et de seconde main. Et l'on
voit des « intellectuels en quête de sagesse se faire initier à
une vieille religion, voire à une secte. Certains partent en
Inde chercher l'illumination près d'un gourou. D'autres la
trouvent dans ce que l'islam porte de force mystique, dans
un islam élitiste et parfois hétérodoxe, qui n'est celui ni des
politiques, ni des immigrés. N'empêche que plus d'un immi-
gré trouvera dans ces exemples un argument nouveau pour
redorer la dignité menacée de son passé culturel.
C'est la perception du même vide spirituel qui entraîne
parfois aux facilités d'un œcuménisme trop pressé et propice
aux amalgames. Et l'on entend des appels à l'union des
grandes religions: monothéistes de toutes couleurs, unissez-
vous Pour quoi faire, sinon pour se rassurer dans le noyau
solide de ses propres traditions ? Un tel dialogue qui
confronte les vieilles conceptions du salut sans tenir compte
des ébranlements de la modernité risque fort de n'être qu'un« dialogue des ombres ».
L'agonie des dieux est-elle un symptôme plus qu'une réalité
historique ? La modernité laisse-t-elle échapper l'essentiel ?
La recherche du sens est une tâche urgente, mais elle oblige à
un renouvellement radical des traditions qui suppose
l'acceptation de la logique moderne du rapport à la nature.
L'unité symbolique ne peut plus nous venir, toute armée et
sereine, du passé, elle est à recréer. Une crise de plus qui
nous vaut de nombreux discours, sur la perte ou l'étiolement
des valeurs en Occident, sur la perte ou le retour du sens, sur
le déclin ou la renaissance de la métaphysique, sur la dégé-
nérescence ou le renouveau de la quête religieuse.
On peut encore penser (pour combien de temps ?) se conten-
ter d'un prêt-à-penser idéologique. Le poids des incertitudes
s'estompe dans le recours à des idéologies, d'autant plus
massives et mécaniques qu'elles soulèvent moins d'enthou-
siasme. Du moins fournissent-elles des slogans et surtout des
compagnons contre le doute de soi-même.
L'agonie des dieux crée encore un climat propice à la
prolifération des sectes, aux recherches ésotériques ou, en
sens inverse, à un matérialisme brutal et primaire de pure
consommation.
DÉSARROIS CULTURELS
86
Il ne s'agit ni de faire table rase du passé, ni de s'y
cramponner, mais de dialoguer en effet avec d'autres cultu-
res. La rencontre est possible si chacun accepte que le dialo-
gue entraîne des changements radicaux. Dialogue possibledans la mesure où la même crise menace les traditions des
autres et les nôtres. Dialoguer dans la lucidité, hors de tout
amalgame, sans hâte, sans replis sur le passé.
Dialoguer entre hommes conscients des désarrois cultu-
rels, qui acceptent, ensemble, de retrouver lentement une
sagesse nouvelle. La tâche urgente est de situer les hommesdans des relations culturelles moins conflictuelles dans la
mesure où chacun est ouvert au changement.
ABEL JFANNIÈRE s.j.
revue bimestrielle N° 196, novembre-décembre1985
• L'ONU a quarante ans
• Brésil-Afrique, un modèle de relations Sud-Sud
La fin du miracle brésilien
Les relations sociales depuis les lois Auroux
Des radios libres aux radios locales privées
LE MONDE ASSOCIATIF DOIT BOUGER
Quels enjeux pour quelles libertés ? Des associations
pour l'après-crise Les jeunes inventent leurs associations.
• De l'individualisme selon Tocqueville
La fuite des capitaux et la dette des pays en développementFuîte des capitaux réflexions en marge
En vente dans les kiosques, drugstores et librairies
PROJET, 14 rue d'Assas, 75006 PARIS
Etudes14,rued'Assas75006Parisjanvier1986(364/1) 87
1. Alain Griotteray, Les
Immigrés, le choc, Plon,
1984.
Questions religieuses
L'Eglise catholique
devant l'immigration
«L' IMMIGRATION n'est pas un sujet de réflexion
« "convenable". A ceux qui veulent faire carrière,
il a été longtemps conseillé de n'en point parler. »
Ainsi commence le livre choc d'Alain Griotteray (1). On
ne saurait lui donner tort, sur ce point du moins. Il exprime
bien par là un des écueils du débat actuel sur l'immigration
la précipitation et la confusion, après des décennies d'un
désintérêt massif en dehors des cercles très étroits des spécia-
listes et des militants. Des populations ont été maintenues
longtemps aux frontières de notre société sans que leur ave-
nir soit pris en compte. Nous prenons brutalement cons-
cience de la modification qu'apporte le maintien de leur pré-
sence. Au moment où le débat envahit la scène politique et
où, peut-être, une trêve sur ce point serait bien nécessaire, il
convient de prendre un peu de recul et de se demander quel-
les ont été, depuis l'après-guerre, l'attitude et les réactions
des chrétiens, notamment des catholiques, dans ce domaine.
Les prises de position, en France comme en Europe, ont
été nombreuses de la part des différentes hiérarchies. Or,
quand l'Eglise catholique parle des migrants, elle reconnaît
la diversité des situations auxquelles renvoie ce vocable
aujourd'hui. Les migrations de l'après-guerre, de caractère
L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION
88
économique ou politique, ont atteint une telle ampleur, et
pour des motifs si divers, qu'il n'est pas possible de leur
trouver un dénominateur commun. C'est pourquoi, dans les
documents officiels, l'Eglise n'entend pas donner une défini-
tion technique du migrant, ni énumérer les différentes for-
mes de migration, mais elle réunit dans un aspect pastoralcommun la diversité des éléments qui composent les migra-tions modernes. Son but est de souligner les exigencesobjec-tives de la personne qui émigre, en mettant l'accent sur le
fait que l'Eglise veut offrir le type de service particulier queles hommes attendent d'elle dans la réalité (2). Il revient
alors à chaque Eglise particulière d'adapter son attitude et
ses pratiques aux vraies nécessités des migrants, selon les
circonstances (3).On a vu ainsi se développer en France, parmi les chré-
tiens, des actions, des engagements, des interventions, à
partir de situations très concrètes. Ces hommes et ces fem-
mes côtoyaient ces nouvelles populations, isolées dans leurs
bidonvilles ou mêlées à la vie de leurs quartiers. Des solida-
rités se sont établies par le voisinage, dans des associations
• desoutien, d'alphabétisation, et lors de rencontres culturel-
les. Il ne leur a pas été facile de faire reconnaître ce qu'ilsdécouvraient de richesses et de misères humaines parl'ensemble des communautés chrétiennes auxquelles ils
appartenaient.
Regardant l'histoire de ces quarante dernières années, on
est frappé certes par la générosité, mais surtout par la cons-
tance d'un certain nombre de 'chrétiens qui ont eu quelque-fois et ont encore à affronter l'indifférence et même la résis-
tance de leur propre communauté.
L'IMMIGRATION SOUTERRAINE
PREMIÈRES DÉCOUVERTES (1945-1966)
Vingt ans d'immigration en France une histoire qui com-
mence dès le lendemain de la guerre La France manque de
bras. La faiblesseéconomique est accentuée par le déséquili-bre démographique aussi le recours à l'immigration étran-
gère s'impose-t-il comme une nécessité dont personne ne
doute. La politique de l'immigration est conçue pour un
peuplement et c'est aux Italiens, proches culturellement,
que l'on fait appel. On sait moins que ce fut un échec par
2. Les principaux docu-
ments de l'Eglise catholiquesont: La Constitution apos-
tolique Exsul Familia du 1er
août 1952, le Motu ProprioPastoralrs Migralorum Cura,
et l'Instruction qui l'accompa-
gne, du 15 août 1969 Egliseet Mobilité humaine, lettre de
la Commission pontificale
pour les Migrations et le Tou-
risme, du 4 mai 1978, ainsi
que les nombreux discours de
Jean-Paul II au cours de ses
voyages et aux Congrès mon-
diaux de la Pastorale des
Migrations (mars 1979 et
octobre 1985).
3. Le terme « immigrés »
recouvre l'ensemble des per-sonnes ayant quitté leur pays
d'origine pour venir en
France, quel que soit leur sta-
tut juridique (nationalité fran-
çaise ou étrangère). Par oppo-sition aux Français de souche,
les immigrés et leurs enfants
(deuxième génération) sont
parfois appelés « allogènes
89
manque de préparation et d'accueil. Les hésitations vinrent
vite, en partie en raison de l'hostilité des Français, par peur
de la concurrence sur le marché du travail, mais aussi par
xénophobie. On ne considérait pas alors les « Ritals »
comme facilement assimilables. Tout un passé restait vivant
dans les mémoires. En même temps, une immigration algé-
rienne se développait, plus importante que celle des travail-
leurs contrôlés par l'ONI (4).
Un accueil inexistant. Appel aux Eglises d'origine
L'arrivée des Italiens (75% des entrées officielles) et celle
des Algériens, dont la circulation fut libre jusqu'en 1963 sur
le territoire, correspondent à une période noire de l'histoire
de l'immigration. L'embauche se fait sans contrôle, le loge-
ment, misérable, est assuré par les entreprises, par dès asso-
ciations qui agissent en leur nom, par des « marchands de
sommeil ». Malgré des conditions précaires de logement,
beaucoup de femmes et d'enfants italiens suivirent. L'accueil
des services officiels des entreprises, des Eglises ou des orga-
nismes privés était inexistant (5). Des organisations charita-
bles Secours catholique, Conférences Saint-Vincent-de-
Paul, quelques Secrétariats sociaux, ont aidé de nombreux
migrants. Mais, devant cet exode, ce fut une goutte d'eau.
L'accueil a été en fait organisé par l'Eglise non pas
l'Eglise en France, mais l'Eglise italienne, qui a multiplié,
dans toutes les zones d'immigration, paroisses et aumône-
ries qui ont dû faire face, sans moyens ni ressources appro-
priées, aux besoins élémentaires de leurs compatriotes.
A partir de 1956, ce furent les Espagnols. Leur seul avan-
tage a été d'arriver dans une période de moindre pauvreté.
Mais les conditions d'accueil, aux dires des témoins, ne
furent pas très différentes. L'Espagne sort de son isolement,
le flux migratoire prend des proportions nouvelles et, en
quelques années, les Espagnols seront 700 000 en France.
Un peu partout, des centres religieux surgissent, animés par
des prêtres espagnols. Là aussi, les Eglises d'origine furent
lourdement mises à contribution.
Les Algériens
un peuple immigré rejoint par des chrétiens
Mais il faut, dans cette période qui nous mène à la veille
des événements de 1968, revenir aux Algériens. 115 000
vers les années cinquante, ils étaient 600 000 en 1960. On
4. L'Office national d'Immi-
gration, créé par l'Ordon-
nance du 2 novembre 1945,
aura le monopole du,recrute-
ment des travailleurs étran-
gers.
5. Alors qu'il avait le mono-
pole du recrutement, l'Etat a
largement laissé aux associa-
tions privées, en particulier au
Service social d'Aide aux
Emigrants », créé en 1921, les
initiatives en matière d'action
sociale pour les immigrés.
L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION
90
parle d'eux comme des « Nord-Africains » image du pau-vre que l'on aperçoit derrière les palissades des chantiers,
réparant les routes, creusant des égouts, ou manœuvres au
fond des ateliers. Ils sont certainement encore plus isolésqueleurs compagnons latins. Un groupe de prêtres à Lyon, sou-
tenu par des chrétiens, des religieuses, s'attela à un travail de
contacts, d'alphabétisation, d'information de l'opinion
publique. Ce petit groupe, qui essaimera à Lille et à Paris un
peu plus tard, est animé par la spiritualité du Père de Fou-
cauld. Ces prêtres et ces laïcs veulent donner un témoignagesilencieux par le partage, rejoindre les Maghrébins là où ils
se trouvent, assurer une présence humaine et une présence
priante au milieu de ces pauvres.La montée des luttes algériennes va poser à ce groupe la
question de la solidarité politique avec les Maghrébins. Il a
fallu sensibiliser l'opinion française à la question algérienne,soutenir les familles des détenus, demander à l'Eglise de
prendre position, notamment sur la torture. Les chrétiens
ont, souvent dans l'isolement, pris leurs responsabilités à
l'égard de ce nouveau peuple en immigration, qui connais-
sait une véritable dépersonnalisation religieuse, culturelle et
humaine. Ces chrétiens confrontaient régulièrement leurs
choix et leurs analyses. Ils ont pu se trouver en tension avec
le reste de leur Eglise, traversée sur le sujet de l'Algérie pardes courants très contradictoires.
L'indépendance a donné une patrie aux Algériens, mais
l'émigration va souffrir de ses divisions internes et les asso-
ciations franco-algériennes en furent marquées. Entre la
France et l'Algérie s'ouvre une période difficile souffrances
des harkis, des pieds-noirs, souffrances dues à l'OAS qui a
durci les positions de manière dramatique, souffrances aussi
du côté de l'Eglise d'Algérie qui se retrouve isolée.
C'est à ce moment que des évêques en France s'adressent à
ces prêtres et à ces chrétiens, dont le cheminement a été
jusque-là souterrain, pour leur confier une tâche, une mis-
sion. Le cardinal Gerlier, en 1963, voit une chance dans
cette situation qui apparaît à d'autres comme une impassebientôt 800 000 Algériens en France. « II est nécessaire,écrit-il dans une lettre à Mgr Huyghes (6), d'éveiller davan-
tage la communauté chrétienne sur sa responsabilité mis-
sionnaire à un moment où l'on semble, la guerre étant termi-
née, se désintéresser presque de l'Algérie. Il faut aussi coor-
6. Mgr Huyghes, prêtre du
diocèse de Lille, devenu Ev2-
que d'Arras en 1962, avait été
en lien avec ce qui devait
devenir le « Comité Magh-reb ».
91
donner le travail qui doit être fait partout dans le même
esprit. » Et pour l'Algérie elle-même, le Cardinal demande
que des prêtres et des laïcs y partent « L'avenir de l'Eglise
d'Algérie repose sur nous, chrétiens de France et du reste de
l'Europe. »
Le « Comité Maghreb » en France va rester présent aux
migrants et maintenir des liens explicites avec l'Eglise
d'Algérie. Après une période plus sociale et politique, une
autre étape s'ouvre, au cours de laquelle la dimension reli-
gieuse des musulmans, la connaissance de la personnalité
algérienne seront davantage reconnues et analysées. Ainsi se
manifeste le lien avec le tiers monde pour un groupe qui,
malgré sa modestie, commençait à s'adjoindre des chrétiens
d'horizons divers.
Telles sont les origines d'une initiative qui n'a pas fini de
montrer sa fécondité (7).
1966-1974
TEMPS DES ASSOCIATIONS ET TEMPS DES VIOLENCES
Cette période d'immigration « sauvage » a corresponduau début de la forte période de croissance économique en
France. Un premier ministre, on s'en souvient, a pu faire
l'éloge d'une main-d'œuvre qui contribuait « à la détente sur
le marché du travail (8). Les étapes que nous allons abor-
der vont montrer les effets de cet optimisme à court terme.
Unesituationcontradictoire
C'estvers 1966quel'on peut situerlespremierssignesdela criseéconomique.Une situationsérieuses'est crééeparcet appel dans tous les azimutsà une main-d'œuvreimmi-
gréequidevaitêtre régulariséesurplaceà 80% et échappaitainsià tout contrôlepréalable.Lesvertusde la croissanceoccultaient les effets de ce manque de maîtrise des flux
migratoires.N'oublionspasquecesannéesvirentarriverenmasseles Portugais.Legrand exodeavaitcommencéaprès1962. Leflot desarrivéesdépasseen nombreet en rapidité(plusd'un demi-millionen deux ans, si l'on retient l'immi-
gration « spontanée», c'est-à-direclandestine)tout ce qu'aconnu notre paysen matièred'immigratidn.L'immigrationdesMarocainsprendelleausside l'ampleuret lesarrivéesderessortissantsd'Afriquenoire semultiplient.
7. Mgr Teissier, évêque
coadpteur d'Alger, a souvent
rappelé la solidarité des deux
Eglises de part et d'autre de la
Méditerranée Pour beau-
coup d'entre nous, notre plus
grande joie est la possibilté de
vivre des relations d'amitié
avec des familles algériennes,
malgré les différences d'ori-
gine raciale, culturelle ou reli-
gieuse. Beaucoup de ces famil-
les ont des parents émigrés. Il
nous deviendrait impossible
de les rencontrer si nos pro-ches en Europe manquaientau respect de l'homme à
l'égard des émigrés, sans que
personne se lève pour s'y
opposer » (Mgr Henri Teis-
sier, Enlise en Islam, Le Cen-
turion, 1984, p. 143).
8. Déclaration de Georges
Pompidou, 3 septembre1963.
L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION
92
L'installation en France des uns et des autres n'échappe
pas aux misèreset aux échecs que tous les immigrés connais-
sent dans leurs premières années. Les Portugais, que nous
considérons aujourd'hui comme « sans histoires », n'avaient
au départ aucune tradition sur notre territoire, aucune com-
munauté d'accueil comme c'était le cas pour les Italiens, les
Espagnols et même les Maghrébins. Malgré leur savoir-faire
migratoire, les débuts ne furent pas aisés. Certains, parmiles jeunes, venaient pour échapper aux guerres coloniales.
Les familles ne tardaient pas à suivre. L'Eglise catholiquemettra en place un réseau d'aumôniers d'un style tout à fait
nouveau, appuyé en grande partie sur des prêtres français
qui, par centaines, ont appris la langue et ont fait des efforts
d'acculturation, soutenus par quelques prêtres portugaisseulement.
Les Pouvoirs publics commencent à prendre conscience
des effets d'une politique anarchique. Des efforts sont entre-
pris sur le plan social pour améliorer la situation des immi-
grés et remédier aux difficultés d'assimilation qui commen-
cent à se manifester dans certaines communautés. Cepen-dant, la perspective du pouvoir reste strictement économi-
que. Les circulaires « Marcellin-Fontanet » vont lier l'auto-
risation de séjour à la détention d'un emploi (9). Ces mesu-
res furent contestées par une fraction de l'opinion publiqueet par des militants immigrés soutenus par des chrétiens.
Des prises de conscience
Au cours de cette période, une prise de conscience de
l'énormité de la ségrégation hiérarchique subie par les immi-
grés dans tous les domaines (travail, logement, quartier,etc.) gagne les milieux de la jeunesse urbaine de plus en plus
préoccupée par les problèmes sociaux nés de la ville et du
consumérisme. Cela correspond à une floraison de mouve-
ments avant et après 1968 de caractère « sponta-néiste », peu enclins à respecter les lenteurs des actions col-
lectives. Dans toutes les associations qui se créent (10), les
mouvements qui se dessinent, de nombreux chrétiens se
retrouvent au coude à coude avec des militants de tout
bord (11).La CIMADE, pour sa part, dont on connaît les actions
très concrètes pour les personnes déplacées, les réfugiés, et
dans le tiers monde, crée un département « immigrés en
9. Circulaires du 23 février
et 5 septembre 1972.
10. Les Associations de
Sounen aux travailleurs immi-
grés notamment.
11. En 1961, s'était créé un
collectif de 46 associations, le
CLAP, dont le travail de for-
mation et de sensibilisation du
public immigré sera considé-
rable.
93
1969. Il est vrai que l'immigration « sauvage » fait des rava-
ges et entraîne une surexploitation de toute une
main-d'œuvre. Malgré les efforts sociaux sous le septennat
écourté de Georges Pompidou (poursuite de trafiquants de
main-d'œuvre, logements sociaux attribués aux familles,
extension des foyers pour les isolés, résorption des bidonvil-
les, formation professionnelle), la situation des immigrés
demeure soumise aux exigences de l'expansion économique.
La défense des droits des étrangers va devenir une néces-
sité pour beaucoup de ceux qui, jusque-là, n'avaient peut-
être envisagé leur action que sur le plan social et humani-
taire. Le GISTI, rappelons-le, a été créé en 1972 (12).
L'Eglise ne peut se taire
La lutte pour les droits est commencée. Mais aussi les
réactions contre les violences racistes qui ont assombri
depuis quelques années la vie des quartiers et des villes. En
1971, le président Boumédienne réagit devant les attentats
qui touchent plus spécialement les Algériens et, en 1973,
l'Algérie décide l'arrêt de toute émigration à la suite des
attentats racistes dans le sud de la France qui firent
cinquante-deux victimes, toutes algériennes.
C'est précisément au cours de ces années qu'une voix
s'élève dans l'épiscopat «,L'Eglise ne peut se taire », dit
Mgr Ancel, dans un document qui fera date et qui est le seul
à considérer la situation des migrants dans tous ses aspects,
juridiques, culturels, religieux. « En face du racisme et de
l'exploitation systématique dont les migrants sont victimes,
l'Eglise ne peut se taire. » Et, comme Paul VI dans Octoge-sima Adveniens (§ 4), il fait appel aux communautés chré-
tiennes pour que se réalisent « les transformations sociales,
politiques et économiques qui s'avèrent nécessaires avec
urgence en bien des cas » (id. ). Une « parole unique » ne
suffit pas au moment où les violences éclatent et où le res-
pect d'un minimum de droits est en question. Le Père Ancel,
à la suite de Paul VI, en appelle au droit international pour
l'égalité absolue des droits entre les migrants et les autochto-
nes (exception faite pour certains droits politiques), pourune réglementation de l'accès des migrants dans un pays
déterminé, car le droit à l'immigration ne peut être sauve-
gardé sans reconnaître les exigences du bien commun. Mais
il met deux conditions à cette réglementation la première,c'est que l'autorisation d'entrée et de séjour pour raison de
travail s'accompagne de la permission de faire venir sa
12. Groupe d'Information
et de Soutien aux travailleurs
immigrés, composé de juristes
et de praticiens de l'action
sociale.
L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION
94
familleavecledroit à un logementconvenable la secondeestquecetteautorisationne puisseêtreretiréeau nomd'une
politiquede l'emploi(13). Ce texte synthétisesans ambi-
guïtél'expériencedel'Eglisedansle contextedel'émigrationeuropéenne. Il s'appuie sur les déclarations récentesdes
papes et de Vatican II. Aujourd'hui, il reste d'une grandeactualitépour un débat qui ne manquepas de remettreen
question les progrès durement acquis de la législationen
vigueurconcernantlesétrangers.
1974-1985. LE DÉBAT NATIONAL
Plus de dix années nous séparent de la décision du gouver-
nement français d'arrêter provisoirement l'immigration. Ces
dix années ont vu l'apparition sur la scène publique de tous
les problèmes liés à la permanence d'une population étran-
gère immigrée, maintenant nombreuse en France.
C'est au cours de cette période que les divisions et les ten-
sions vont davantage se faire sentir dans l'opinion publique
comme dans les Eglises. Certaines exaspérations apparais-
sent, qui ne manqueront pas d'être utilisées. Mais il faut
tout autant rappeler les initiatives et les réalisations qui,
chaque jour, opèrent un rapprochement entre communau-
tés, forgent une volonté de vivre un pluralisme dans notre
société et dans l'Eglise, et refusent les effets de la violence et
de la xénophobie.
De nouvelles responsabilités pour les Eglises locales
Quelquesrepèressont nécessairesavant d'en venir auxnombreusesinterventionsdeschrétienset aussides respon-sablesdesEglisesdanscettepériodequi fut richeendébats.Nous nous limiteronsaux orientationsprisespar la Com-missionépiscopaledesMigrationscesdernièresannées,quia été crééeà la suited'une prisede positiondu Saint-Siègedansunelettred'orientationpour la PastoraledesMigrants(1969)(14).Cetexteprenaitencomptelesnouvellesformesdesmigrationséconomiqueset politiques(réfugiés)et tiraitlesconséquencesde VaticanII danscedomaine.Il affirmaitnettementlesresponsabilitésdesEgliseslocales.C'estpour-quoi, en France,la Commissionépiscopales'estdonnéunedoubletâche. D'abord, elledoit coordonnerlestravauxdes
équipesde responsablesdesmigrantsdans chaquediocèse,
13. « Théologie de l'Eglise
particulière par rapport au
fait migratoire » Rapport de
Mgr Ancel à la Rencontre
européenne sur la Pastorale
des Migrants (octobre 1973).Texte intégral dans La Docu-
mentation Catholique, 1973,
p. 962-972.
14. Pastoralis MegratorumCura.
95
stimulant les communautés et les mouvements apostoliques
pour que la présence des immigrés soit prise en compte dans
toutes ses dimensions, religieuse, sociale, culturelle et juridi-
que. Ensuite, à son niveau, elle doit permettre à l'Eglise
d'exercer « un rôle éducatif auprès des populations, des res-
ponsables et des instances de la société pour éclairer l'opi-
nion publique et stimuler les consciences » (15). Cela, cer-
tes, ne peut se faire sans de nombreux liens avec les autres
Eglises, avec les autres religions et toutes les forces spirituel-
les et humanitaires de notre pays. Dans cet esprit, il faut
souligner le rôle du Secrétariat pour les Relations avec
l'Islam (depuis 1972), qui va prendre dans les relations entre
les communautés musulmanes et les chrétiens une place de
plus en plus nécessaire.
La période que nous évoquons a connu, malgré l'arrêt de
l'immigration, l'arrivée de nouvelles populations ou l'aug-
mentation de certaines d'entre elles (réfugiés du Sud-Est
asiatique depuis 1975 (16), Turcs, Africains noirs, Mauri-
ciens, Philippins, Sri-Lankais.). Les pressions exercées par
ces nouvelles arrivées sont maîtrisées avec plus ou moins
d'efficacité. Cette décision d'arrêt de l'immigration a, par
ailleurs, accéléré le mouvement de réunification familiale et
provoqué une volonté d'installation permanente des popula-
tions étrangères. Toutes ces modifications conduisent à un
changement profond de l'image des immigrés dans l'opinion
publique une population plus diverse par les origines, plus
jeune aussi et plus féminine par le jeu du regroupement
familial, plus mêlée à la vie nationale (école, logement
social, travail, expression culturelle.) et à ses conflits.
Telle est la brève analyse que l'on peut faire. Nous devons
y adjoindre les progrès non négligeables réalisés dans l'accès
des immigrés aux droits des nationaux, tant en matière de
travail, de protection sociale, de protection des personnes,
que des libertés collectives (17).
Nouvelles précarités, nouvelles analyses
Sous le septennat du président Giscard d'Estaing, les Pou-
voirs publics vont tenter de renverser le courant migratoire
devant les premiers effets de la crise économique. La France,
touchée par la récession et le chômage, confrontée aussi aux
mutations technologiques auxquelles la main-d'œuvre
immigrée n'a pas été préparée, peut-elle conserver 3,6 mil-
lions d'étrangers qui résident de façon permanente et réussir
leur désenclavement social, économique, voire politique ?
15. Jean-Paul Il au Congrèsmondial de la Pastorale des
Migrations, octobre 1985, La
Documentation Catholique,
1985, p. 1 054.
16. Les soubresauts politi-
ques de divers pays ont jeté
sur les routes de l'exil des
vagues successives de réfugiés.
Ces dernières années, la
France a accueilli, après les
réfugiés des pays d'Europe de
l'Est, des Latino-Américains
et des Sud-Est-Asiatiques.Entre 1975 et 1982, une cen-
taine de mille de ces derniers
ont été admis en France. De
nombreux comités d'accueil,
souvent à l'initiative de
paroisses, se sont constitués
pour prendre la charge maté-
rielle et amicale des nouveaux
arrivants. La dynamique de
cet élan s'est trop vite épuisée
faute d'avoir été soutenue au
niveau culturel. De vrais pro-
blèmes continuent à se poser
pour les familles, les plusdémunies notamment. Et
puis, d'autres réfugiés et
migrants arrivent, les Sri-
Lankais par exemple, dont on
perçoit encore difficilement
l'avenir en France.
17. Sur ces aspects, nous
renvoyons à l'article très com-
plet de J. Costa-Lascoux,« Droits des immigrés, droits
de l'homme et politique de
l'immigration Documenta-
tion Française, Regards sur
l'actualité », p. 20-23.
L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION
96
Le dilemme était réel. Le programme voulait combiner les
nécessités de l'insertion (on se souvient des propositionsambitieuses élaborées à l'époque par le Secrétaire d'Etat
chargé des travailleurs immigrés, M. Dijoud) et une stricte
politique de contrôle et de retour.
Le bilan que l'on peut faire reste très incertain (18). La
condition des immigrés ne s'est pas améliorée, loin de là.
Leur nombre s'est maintenu et celui des clandestins a aug-menté dans des proportions inquiétantes. Les mesures poli-cières ont été trop souvent marquées par des atteintes au
droit des personnes. Devant les expulsions qui augmentent,devant la précarité ressentie très vivement par les familles,devant les mesures mises en route pour le retour, les chré-
tiens présents dans les associations de soutien, dans le tra-
vail social, dans les activités d'alphabétisation, présentsaussi dans les foyers, dans les quartiers, auprès des jeunes
générations, ont voulu de plus en plus élargir leur action.
Des manifestations leur ont permis d'atteindre l'opinion
publique et de s'adresser aux instances responsables (élus
locaux, parlementaires). Ce fut une période d'intense acti-
vité face aux expulsions et aux lois qui allaient restreindre
les conditions de séjour et de travail et qui atteignaient des
familles entières. Rappelons l'intervention du président de la
Commission épiscopale des Migrations, Mgr Saint-Gaudens,du 30 septembre 1977, après les mesures prises le 27 sep-tembre par le Secrétaire d'Etat, M. Stoléru, suspendant à
nouveau, pour trois ans, l'immigration familiale.
Vers 1979, des catholiques et des protestants, avec la par-
ticipation d'amis algériens, prennent l'initiative de brochu-
res d'information et d'analyses sur la situation de l'immigra-tion « Les immigrés parmi nous (avril 1979) (19) et« Les raisons de notre refus, plaidoyer pour l'homme »
(novembre 1979) (20). Ces deux brochures eurent un réel
retentissement, non seulement dans les réseaux spécialisés,mais dans des cercles plus larges, y compris dans le monde
politique. Le groupe œcuménique « Immigration », respon-sable de ces brochures, s'était constitué après l'appelcontenu dans la lettre du cardinal Duval et du pasteur Jac-
ques Blanc, d'Algérie, qui faisait part au cardinal Etchega-
ray, alors président de la Conférence épiscopale française, et
au pasteur Jacques Maury, de leur inquiétude devant la
situation de la communauté algérienne en France.
18. Stanislas Mangin, Tra-
vailleurs immigrés le bilan,Ed. CIEM, 1981.
19. Cette publication pré-cede le débat parlementairesur le projet de loi Bonnet
(entrée et séjour des étrangersen France).
20. Cette étude analysait le
projet de loi non débattuau Parlement sur l'emploides immigrés et les titres detravail.
97
Quelques mois plus tard, après la visite en France du pape
Jean-Paul II (mai 1980), la Commission épiscopale des
Migrations, dans une déclaration portant sur-les conditions
et les chances d'un dialogue (21), attire l'attention, entre
autres, sur la situation faite aux jeunes de la seconde généra-
tion ségrégation scolaire, difficultés pour l'entrée au tra-
vail, échec social menant à la délinquance, et surtout certai-
nes expulsions d'adolescents, algériens notamment, souvent
mineurs. On ne pouvait admettre de telles pratiques, quelles
que soient les exigences d'une politique de restriction de
l'immigration en France. Cet appel n'allait pas tarder à trou-
ver un écho puissant lors de la grève de la faim d'un prêtre,
Christian Delorme, et d'un pasteur, Jean Costil, ainsi que
d'un jeune Algérien, contre les expulsions des jeunes, à
Lyon, en avril 1981. C'est alors que les plus hautes instances
religieuses catholiques et protestantes durent intervenir pour
obtenir, à la veille des élections présidentielles, l'arrêt des
expulsions des jeunes Algériens nés sur le territoire français.
Le mouvement de soutien a été considérable dans tout le
pays et dans les milieux jusque-là silencieux ou même réti-
cents à participer à ce type d'actions. L'expression encore
balbutiante des jeunes immigrés commençait à être ainsi
entendue.
Lesproblèmesse déplacent
Le changement politique opéré en France après le 10 mai
1981 a immédiatement été marqué par un tournant sensiblede la politique migratoire. Sans remettre en cause le principede l'arrêt de l'immigration (qui date de 1974), le nouveau
gouvernement s'est engagé à stopper le processus
largement développé durant la décennie précédente de
précarisation de la population étrangère en France.
Les contraintes économiques et la pesanteur de certaines
réalités sociales au niveau de l'emploi, du logement, de
l'école, de la participation sociale et culturelle, ont montré ladifficulté de la tâche. Des mesures ont été prises en octobre1984 pour limiter les effets de l'immigration familiale, sup-primant la procédure de régularisation, sur place, des famil-les.
De nouveaux points d'inquiétude n'ont pas tardé à appa-raître. Tout d'abord, l'avenir des jeunes, surtout maghré-bins, issus de l'immigration (22). On se souvient de la« Marche pour l'Egalité en novembre-décembre 1983, à
laquelle de nombreuses communautés chrétiennes et un
21. Déclaration du 10 juin
1980, Doc. Cath., 1980,
p. 717-719.
22. Nous renvoyons à l'arti-
cle d'Adil Jazouli, encore très
actuel, paru dans Etudes, mai
1984 « jeunes Maghrébinsen France ».
L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION
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nombre important d'évêques se sont associés au milieu debien d'autres mouvements et personnalités. Ce fut l'occasiond'un rapprochement entre les principaux responsables des
grandes religions (juive, musulmane) et les confessions chré-
tiennes qui ont signé une déclaration « pour saluer la mar-
che fraternelle des jeunes pour l'égalité ». Ce fut aussi un
point de départ pour d'autres rapprochements. Quelquesmois plus tard, au moment où le MRAP (23) organisait lesAssises nationales contre le racisme, une nouvelle déclara-tion était rendue publique par les représentants des commu-
nautés chrétiennes, juives et musulmanes, sur le « racisme etle pluralisme dans la société (mars 1984).
C'est au moment où la population d'origine immigrée se
stabilise, manifestant parfois, et c'est bien compréhensible,un attachement à sa différence chez les jeunes surtout
qu'un certain langage politique se radicalise, demandant
l'exclusion de tous ceux qui paraissent inassimilables. C'estsur ce point précis que va se concentrer le débat. C'est sur ceterrain-là que les chrétiens ont eu et auront à se prononcer.
Échange et réciprocité message des Evêques
En 1983, pour Noël, la Commission épiscopale des
Migrations, dont Mgr J. Delaporte est président, a adressé
pour la première fois un « Message aux Immigrés qui sonten France (24). Message de fraternité et de paix insistantsur l'échange qui peu à peu s'opère entre les diverses popula-tions vivant en France « Notre société doit être ouverte àtoutes les richesses humaines, culturelles et religieuses quisont les vôtres. En échange, nous devons vous proposer etvous demander d'accueillir le meilleur de nous-mêmes et dela tradition de notre pays. C'est pour mieux assurer cet
échange que nous espérons et que nous demandons avecvous que votre participation à la vie de la cité soit pleine-ment reconnue grâce à l'attribution de tous les droits néces-saires. »
Cette lettre a suscité des réactions très vives de la part descourants extrémistes (« un véritable attentat contre notreidentité nationale », s'exclame Roland Gaucher, du Front
National), mais aussi de la part de catholiques de « bonnevolonté ». L'enjeu n'était pas de définir des privilèges pourles immigrés en France, encore moins d'encourager l'immo-
bilisme des attitudes et des comportements culturels, mais
23. Mouvement contre le
Racisme et pour l'Amitié entre
les Peuples.
24. Doc. Cath., 1984,
p. 53-54.
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de soutenir toutes les démarches de « réciprocité » entre les
immigrés et la société française. Car il revient à l'Eglise
d'avoir une parole qui rappelle les exigences de la fraternité,
dans le domaine des relations interpersonnelles comme dans
les réalités collectives et communautaires. Les destinataires
de cette lettre furent atteints souvent personnellement et
dans leur langue par ce message, et ils le comprirent. Ils
étaient des « correspondants » reconnus d'une des forces
spirituelles de notre pays.
Enfin, lors des dernières élections municipales (mars
1985), plusieurs évêques, ainsi que des groupes, mouve-
ments, chrétiens ou non, se sont élevés contre le racisme et
les idéologies qui le favorisent. Des pans entiers des classes
populaires vivent aujourd'hui la chute sociale entraînée par
la crise économique, comme une dépossession de leurs iden-
tités collectives et individuelles. Il est dangereux, dans cette
situation, estiment-ils, d'agiter le spectre de l'invasion et de
l'agression maghrébine.
Les chances d'un avenir commun
Nombre de chrétiens vivent cette situation douloureuse,
eux-mêmes écartelés entre différentes solidarités (dans leurs
mouvements d'Action catholique, dans les Organisations
ouvrières et au cœur même des paroisses). Aussi, plusieurs
Commissions épiscopales, représentant des sensibilités et
des expériences diverses dans l'Eglise, ont voulu exprimer
clairement les exigences de notre situation. « Au-delà des
différences, les chances d'un avenir commun » (25), signé
par les présidents de cinq Commissions épiscopales, est un
de ces textes qui marquent une étape et ouvrent une
réflexion plus large. Les obstacles que constituent pour la
vie commune et la vie politique les différences culturelles et
religieuses y sont pris en compte. Mais, s'appuyant sur le
rapprochement qui se manifeste dans la vie quotidienne,
parmi les jeunes notamment, soulignant les bénéfices du dia-
logue religieux entre les chrétiens et les musulmans, le docu-
ment en appelle aux évolutions que connaissent et connaî-
tront encore les populations musulmanes elles-mêmes
« Les différences fondées sur l'origine, la religion, ne peu-
vent constituer un obstacle majeur à l'intégration dans un
même ensemble national. »
Il est fait appel à la responsabilité des institutions culturel-
les et religieuses musulmanes en France, pour qu'elles aident
à trouver des modes d'insertion de leurs coreligionnaires,
Doc. Cath., mai 1985.
L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION
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compatibles avec les lois et les coutumes de notre société. Ilfaut être en mouvement de part et d'autre pour se rejoindresur un terrain commun.
Nombreux sont ceux qui souhaitent que ces propositionde l'Eglise en France puissent être reconnues dans les pays
d'origine des immigrés musulmans, pour que les chrétiens
qui y vivent soient aussi respectés dans « leur intégrité etleur différence », selon la formule d'un journalistetunisien (26). Ce rappel nous aide à prendre l'exacte mesuredes effets de nos attitudes et de nos propres paroles au-delà
de l'hexagone, au Maghreb, en Afrique noire, au Moyen-Orient.
Tout récemment, le 15 novembre 1985, les médias ontfait un large écho à l'appel des grandes organisations huma-
nitaires, des Loges maçonniques, de la Ligue des droits de
l'homme, du MRAP et de la LICRA (27). Cet appel a étéaussi signé par l'ensemble des représentants des religions. Iln'est pas habituel, il a même paru étrange, que l'Egliseappose sa signature sur un document avec les francs-
maçons. Au-delà de cette question, significativede la gravitéde la situation, il est important de souligner la position com-mune des autorités religieuses, catholiques, protestantes,orthodoxes, juives et musulmanes, qui renouvellent ainsiune démarche qui avait abouti à la déclaration de mars
1984, « Contre le racisme et pour le pluralisme dans la
société ».
Notre bilan sur les chrétiens, l'Eglise et les populations
étrangères en France est loin d'être épuisé (28). Nousn'avons pas rendu compte de la vitalité des communautéschrétiennes immigrées ou réfugiées, de leur insertion dans
l'Eglise, dans une Eglise aux racines historiques et culturel-les parfois bien éloignées des leurs. C'est ainsi que les Mou-vements d'Action catholique, notamment ACO, JOC/JOCF, ACE, d'autres mouvements spécialisés, des Servicescomme le Catéchuménat, la Catéchèse, ont acquis une expé-rience qui, peu à peu, les a conduits à reconnaître la valeurdes itinéraires d'adultes, de jeunes, dont la foi a été forméedans un tout autre contexte religieux (29).
26. Ezzedine Mestiri; La
Croix, 26.5.1985.
27. Ligue internationale
contre le Racisme et l'Antisé-
mitisme. L'appel a été lancé à
l'initiative de.la LICRA. Il
constate que des mœurs,des cultures, des croyances de
diverses origines souhaitent
s'affirmer et coexister dans le
concert national sans perdrede leur spécificité », Devant
l'attitude d'une partie du
corps social national qui réa-
git par des réflexes de peur et
d'intolérance », les signataires« lancent un appel à toute la
population ».
28. Nous n'avons pasabordé pour elle-même la ren-
contre des chrétiens et des
musulmans en France dans sa
dimension proprement reli-
gieuse. Nous renvoyons à
l'important dossier « Chré-
tiens et Musulmans », dans
L'Actualité Religieuse dans le
Monde, n° 23, 15 mai 1985.
29. Nous voulons signaleraussi les activités d'accueil et
d'assistance du Secours catho-
lique pour les immigres et les
réfugiés. Les responsables de
SOS ont fait preuve, ces der-
nières années, sans éclat,
d'une compétence remarqua-ble dans ce domaine. Pour sa
part, le CCFD joue un rôle
essentiel dans le soutien des
associations et des activités
des immigrés eux-mêmes,conformement à ses orienta-
tions propres.
101
En 1983, les évêques, lors de l'Assemblée plénière de
Lourdes, dans leur document sur « La Mission en monde
ouvrier demandaient « que les travailleurs immigrés
catholiques aient réellement "droit de cité" dans nos com-
munautés ». Ce langage révèle une évolution considérable
dans les mentalités, dans le projet de partage des responsabi-
lités dans l'Eglise elle-même. Il serait intéressant d'en retra-
cer un jour les étapes. La place des communautés portugai-
ses, par exemple, commence à être reconnue. Elle demeure,
cependant, dans bien des cas, encore trop marginale. La
question que Jean-Paul II formulait, en octobre dernier, au
Congrès mondial des Migrations, mériterait, à elle seule,
une réponse « Quel témoignage l'Eglise donne-t-elle de la
qualité de l'intégration (des migrants) en son sein ? »
D'autres étapes nous attendent. Dans le contexte de chan-
gement social et culturel que nous connaissons, les occa-
sions de repli agressif sont nombreuses pour ceux qui se sen-
tent marginalisés. Les populations immigrées ou issues de
l'immigration sont, sous cet aspect, très vulnérables. Aussi,
à court terme, aucune communauté en France ne devrait,
pour assurer sa survie, penser qu'elle doit d'abord s'opposer
à une autre communauté, cette dernière fût-elle française.
Le débat public engagé, auquel les chrétiens et l'Eglise
catholique en France contribuent depuis de longues années,
suppose que l'on se donne, avec clarté, tous les moyens
nécessaires pour faire front contre l'intolérance.
Les communautés chrétiennes en France pourraient-elles
être utilisées comme facteur d'une identité nationale qui jus-
tifierait des discriminations basées sur la culture ou la reli-
gion ? La tentation existe. Certains leaders ne se privent pas
d'invoquer la chrétienté comme facteur de défense, en un
temps où les identités sont fragiles et menacées. Mais l'iden-
tité chrétienne peut-elle être invoquée en dehors de sa voca-
tion fondamentale annoncer un message de salut qui soit
aussi un message d'accueil, de fraternité et de justice ?
ANDRÉ COSTES S.J.
CAHERS 51"6numéro hors série
L'IMMIGRATION, CHANCE OU MENACE ?
64 pages, 30 F (étrangler 35 F) C.C.P. CARS 18 092 87 X Pans
14, rue d'Aseas 75006 Parle Tél. 45.48.52.51 1
CONCILI UMINTERNATIONALE
cahier 202 décembre 1985
LES FEMMES
INVISIBLES DANS LA THÉOLOGIE ET DANS L'ÉGLISE
Editorial par Elisabeth SCHÜSSLER FIORENZA
I. FONDEMENTS
Elisabeth ScmisSLER FIORENZA, Briser le silence. Devenir visibles.
Mary COLLINS, Filles de l'Eglise les quatre Thérèse.
II. STRUCTURES RENDANT LES FEMMES D'ÉGLISE INVISIBLES
Marie ZIMMERMANN,Ni clerc ni laïque. La femme dans l'Eglise.
Margaret BRENNAN,La clôture. Institutionnalisation de l'invisibilité des femmes dans les
communautés ecclésiastiques.
111.DISCOURS ECCLÉSIAL ET INVISIBILITÉ DES FEMMES
Marjorie PROCTFR-SMITH, Images des femmes dans le lectionnaire.
Adriana VALERIO, La femme dans l'histoire de l'Eglise.
Kari Voc'r, "Devenir mâle" Aspect d'une anthropologie chrétienne primitive.
Mary HuNT, Transformes la théologie morale. Un défi éthique féministe.
Marga BÜHRIG, Le rôle des femmes dans le dialogue œcuménique.
IV. ÉTUDE DE CAS. L'ENSEIGNEMENT THÉOLOGIQUE ET LES FEMMES
Iris MÜLLER, Perspectives professionnelles des théologiennes cathofigues et leur situation
dans les facultés de théologie catholique allemandes (cas exemplaire l'université de Münster
en Westphalie).
Mary Boys, Les femmes comme levain. La formation théologique aux Etats-Unis et au Canada.
Réflexion éditoriale par Mary COLLINS
rappel: cahier 201 octobre 1985
UNE JEUNESSE SANS AVENIR
Editorial L'année internationale de la jeunesse, par John COLEMANet Gregory BAUM
I. UNE JEUNESSE SANS AVENIR? II. LA DIMENSION ÉCONOMIQUE
111.LA DIMENSION SIGNIFICATIVE IV. LA DIMENSION APOCALYPTIQUE
V. RÉPONSES D'ESPOIR POUR L'AVENIR
Abonnement 1986 (six cahters) France 200 F (ttc), Etranger 260 F
Le cahier 60 F (France et Etranger) CCP Paris 39-29 B
BEAUCHESNE 72 rue des Saints-Pères, 75007 Paris
Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris janvier 1986 (364/1) 103
Synode 1985
L PROGRAMME du synode avait été tracé, de façon précise, par
Jean-Paul II dès le 25 janvier 1985 en ce vingtième anniver-
saire de la clôture du concile Vatican II, il s'agissait de célébrer le
concile, d'évaluer ce qui en était passé dans la vie des Eglises, de
promouvoir une meilleure réception de son œuvre. Programme
ambitieux. Etait-il vraiment réalisable en un temps si court, deux
semaines ? Peut-on dire que ces objectifs ont été atteints ?
CÉLÉBRER
Jean-Paul Il disait aussi « revivre » « Revivre de quelque
manière cet extraordinaire climat de communion ecclésiale qui a
caractérisé le concile telles sont ses paroles. Les Pères synodaux
ont bien vécu une atmosphère de communion. Peut-être au prix
d'un certain effacement des différences évidentes qui se sont fait
jour entre eux. Le concile avait bien été un événement de commu-
nion et, de ce fait, un événement spirituel capital pour la vie de
l'Eglise. Mais cette communion s'était réalisée au terme d'un long
chemin, au prix d'un dur travail. Car le concile, événement spiri-
tuel, fut aussi un événement théologique. Il a représenté le plus
vaste et le plus long congrès de théologie de tous les temps. Au
synode, les théologiens étaient rares.
Le synode s'est orienté pourtant vers une relecture théologique,
théologale même, du concile, où le chapitre premier de Lumen
gentium, sur le mystère de l'Eglise, a été présenté. comme la clé de
SYNODE 1985
104
voûte de tout l'édifice conciliaire. Il a souvent été question des
théologiens, des relations des évêques avec eux. Les travaux du
synode ouvrent bien des voies à une recherche théologique qui n'a
pu, de toute évidence, être menée à bien en un temps si court.
Le synode de 1985 n'a donc pas été une suite du concile. Il s'est
effacé devant cet événement dont il s'est voulu, avant tout, le
mémorial. Car la célébration ne fut ni une simple cérémonie
d'anniversaire, ni un glorieux enterrement. Sur ce point, l'unani-
mité fut sans faille. Le concile de Vatican II a été célébré comme le
grand don que Dieu a fait à l'Eglise de notre temps. Il a suscité un
dynamisme qui est à développer dans la fidélité à sa lettre et à son
esprit.
Tous les évêques, spécialement les présidents des conférences,ont voulu dire haut et clair leur référence à un mouvement conci-liaire désormais irréversible. A ce niveau, ils ont vécu une expé-rience analogue à celle des artisans de la première heure. Mais ilest toujours difficile de communiquer une expérience spirituelle.Cent soixante participants pourront-ils faire ce que deux milletrois cents évêques, entourés d'experts, d'invités, de représentantsdes confessions chrétiennes non catholiques ont eu du mal à réali-ser au cours de ces vingt dernières années ?
ÉVALUER
Le concile a-t-il été réellement reçu ? L'a-t-il été en fidélité à sa
lettre et à son esprit ? La réponse est difficileà donner globalement.
Car le synode a manifesté l'extraordinaire diversité des Eglises.Cette « pluriformité », du reste, est le fruit le plus évident de Vati-
can II. Diversité tenant d'abord à la situation propre aux diverses
régions du monde. Ici se manifeste la fidélité à l'attitude préconi-sée par Gaudium et spes. L'Eglise est dans le monde et pour le
monde. Ce monde est pluriel situations de misère, de guerre
civile, d'oppression, de violence. Chaque Eglise représente la
chair et le sang d'un peuple. Elle se fait aussi l'écho de sa culture
propre. Beaucoup d'évêques ont témoigné des progrès, des diffi-
cultés aussi de l'inculturation. Question capitale pour les jeunes
Eglises, abondamment représentées, qui sont engagées dans une
démarche patiente pour que leur liturgie et leur catéchèse expri-ment la pénétration en profondeur de l'Evangile dans leur propreculture. Jeunes Eglisescontemporaines du concile qui n'ont pas eu
105
à connaître les mutations parfois difficiles qu'ont dû faire les Eglises
anciennes. Une autre cause de diversité entre les Eglises est celle du
degré de liberté qui leur est permis par les divers régimes politiques.
Même à Rome, la voix des Eglises du silence présentes au synode a
dû se faire très discrète. Quand il s'agit d'évaluer la réception du
concile en ces divers lieux, beaucoup ont concédé d'abord qu'il fal-
lait reconnaître certains retards et certaines bavures.
Des retards surtout. Ils sont dus parfois à la pauvreté des
moyens textes à traduire, à éditer, formateurs à former insuffi-
sance aussi d'une intelligence en profondeur là où s'est imposée
une lecture superficielle réduite à des slogans application pure-
ment formelle et littérale des réformes sans un souci pédagogique
suffisant. En bien des régions, les intuitions fondamentales du
concile ne sont pas encore passées dans les esprits et n'ont pas
modifié les comportements.
Des bavures ? Mention en a été faite, mais, le plus souvent, avec
le souci de ne pas leur donner une importance démesurée. On n'a
pas entendu de condamnation. Telle voix, exprimant divers soup-
çons, est restée isolée. Personne, en tout cas, n'attribue au concile
les difficultés que l'Eglise a rencontrées depuis lors. Post hoc, non
propter hoc (après, pas à cause de). La cause principale a été attri-
buée à la crise de civilisation qui a pris naissance, dans les pays
industrialisés, au moment même où se déroulait le concile. Un
autre facteur repéré a été une lecture superficielle, voire partisane
et partielle, des documents conciliaires. On peut se demander, du
reste, si tel ou tel documerft, avait été suffisamment élaboré, y
compris au niveau du vocabulaire, par exemple dans Lumen
gentium à propos des deux « sacerdoces », celui des baptisés et
celui des ministres ordonnés. On a dénoncé dans le domaine des
relations entre prêtres et laïcs certaines confusions qui prennent
appui sur ce manque de clarté.
Ces concessions faites, une large convergence s'est manifestée
pour dresser un bilan très largement positif des années qui ont
suivi le concile. Grâce à lui, les Eglises ont été capables de faire
face aux nouveaux défis et aux nouvelles épreuves qu'elles ont dû
affronter alors. Vatican II les a renvoyées à la source, il les a
ouvertes aux autres et armées pour être présentes aux aléas de
l'histoire.
Le retour à la source, c'est d'abord le retour aux sources. Grâce
à la constitution sur la Révélation et à la réforme liturgique, le
peuple chrétien a redécouvert, pratiquement partout, la Parole de
Dieu. L'Ecriture sainte a été traduite en toutes les langues, lue, tra-
vaillée et méditée en d'innombrables groupes, malgré la pénurie en
bien des lieux de guides compétents et formés. Un regret pourtant
a été exprimé à cette occasion l'insuffisance de la dimension
SYNODE 1985
106
théologique en certains travaux d'exégèse scientifique. La réforme
liturgique, de son côté, a amené un bénéfice certain. Un mouve-
ment irrésistible a été créé vers une participation active de tous.
Un progrès notoire est constaté dans la vie de prière individuelle et
collective. Les évêques souhaitent toutefois que la liturgie soit
davantage encore orientée vers l'adoration, qu'elle soit le lieu de
rencontre pour évangéliser ce sens du sacré, inentamé en certaines
cultures, résurgent dans des mondes qu'on dit sécularisés.
Retour aux sources donc. Réenracinement. « N'ayons pas l'illu-
sion de croire que c'est nous qui faisons l'Eglise », mais bien la
Parole et les sacrements. Ce retour serait infidèle à Vatican II, s'il
se traduisait par un repli des Eglises sur elles-mêmes. Le concile a
voulu une Eglise extravertie. Les Eglises locales, en conséquence,se sont ouvertes au dialogue. L'œcuménisme, les relations avec les
autres religions ont été des thèmes présents dans la plupart des
interventions, dialogues supposant une identité chrétienne pleine-ment consciente d'elle-même. On a noté peu de références explici-tes à la seconde partie de Gaudiumet spes. Mais les grands problè-mes du monde actuel ont été souvent évoqués menace sur la
paix, situations d'injustice, de misère, endettement du tiers monde.La perspective de Gaudium et spes est passée dans les esprits. Les
rapports témoignent du lien perçu par les Eglises entre le mystèredu Christ, le mystère de la condition humaine, les conditions
concrètes faites aux hommes par l'histoire et la société. Il ne
faudrait pas que certains aspects des théologies de la libération
voilent le bien-fondé d'une théologie de la libération intégrale de
l'homme.
Dans la ligne du concile, mention a été faite également de la lec-
ture des signes des temps. A vrai dire, ce fut un thème évoqué plus
que développé de manière originale. Et ces signes ont surtout été
repérés dans un registre proprement religieux le « retour dusacré », la faim et la soif spirituelles des jeunes en réaction contre
l'univers sans âme de la civilisation industrielle, la séduction des
sectes, le rêve aussi de concilier l'autonomie personnelle et la
communion.
Parmi les bénéfices tirés de Vatican II, tous reconnaissent les
progrès accomplis dans la voie de la communion, soit à l'intérieur
des Eglises où s'affirme de plus en plus la participation respon-sable des laïcs soit entre les Eglises locales. Aucune voix dis-
cordante ne s'est élevéepour critiquer, du point de vue pratique, la
nécessité des conférences épiscopales. Certains ont même souhaité
leur extension à tout ou à une partie d'un continent.
107
En somme, l'évaluation a été faite avec lucidité et reconnais-
sance. Les évêques présents n'avaient pas à avoir honte de leurs
Eglises et ne manifestaient guère la peur du monde.
PROMOUVOIR
Comment assurer une meilleure réception de Vatican II ? Meil-
leure voulant dire d'une part, une action plus large et plus pro-
fonde dans la vie des Eglises d'autre part, une plus grande fidélité
aux orientations centrales de Vatican II.
Le message essentiel de Vatican II tous se sont montrés una-
nimes sur ce point c'est sa vision de l'Eglise comme « commu-
nion ». Mais, au départ du synode, cette « communion était
envisagée par les uns et les autres selon une double approche ou,
du moins, selon une double dominante.
Les uns mettaient l'accent sur la source divine de cette commu-
nion. Ils laissaient volontiers de côté les aspects concrets plus
sociologiques et les moyens, les médiations, que l'Eglise doit se
donner pour vivre effectivement cette communion le fonctionne-
ment des institutions, le jeu des pouvoirs. Pour eux, l'Eglise est
avant tout mystère. Ils redoutent de la voir réduite à son aspect
institutionnel. N'est-ce pas une telle réduction qui rend compte de
la désaffection de tant d'hommes et de femmes sensibles à l'Evan-
gile mais rebutés par l'Eglise ?
Les autres étaient plus sensibles aux procédures concrètes par
où passe l'Esprit. Comment mieux assurer la visibilité de cette
union paradoxale entre primauté et collégialité ? Ils voulaient
donner plus de consistance aux instances où s'exprime la collégia-
lité synodes, conférences des évêques. Ils souhaitaient revoir les
relations des Eglises locales avec le siège de Rome, soucieux, assu-
rément, du rôle central de ce dernier, mais conscients aussi, selon
l'enseignement du concile, que l'unique Eglise du Christ se réalise
en chaque Eglise locale.
Deux sensibilités s'affirment ici. La première, plus attentive aux
exigences spirituelles, aux appels de nos contemporains en quête
d'une vie spirituelle véritable, et peut-être de sainteté, sans le
savoir. Il a beaucoup été question dans ce synode de l'appel à la
sainteté. Mais ces mêmes hommes sont moins attentifs au visage
concret que l'Eglise présente au monde. Pour eux, la lumière du
Christ doit se refléter sur le visage de l'Eglise pour illuminer le
monde.
Les seconds sont plus conscients que l'aspiration des hommes
d'aujourd'hui à prendre en main leurs propres affaires est aussi un
signe des temps, une marque du travail de l'Esprit. Il ne convient
SYNODE 1985
108
pas d'y dénoncer trop vite une contamination par l'esprit démo-
cratique.
La synthèse, au terme des travaux, présentée dans le rapportfinal, privilégie nettement la première tendance. On a parlé de
mystère plus que des ministères, davantage d'approfondissementthéologique et spirituel que d'organisation. La conversion ducœur est le préalable nécessaire à toute réforme de structures.
renvoyée à plus tard.
Certes, on ne saurait réduire l'Eglise à son aspect institutionnel.
On ne saurait non plus en faire abstraction. Comme son maître,
l'Eglise est humano-divine. Dans Lumen gentium (n° 8), on avait
rappelé l'analogie qui existe entre le mystère du Verbe incarné et le
mystère de l'Eglise. Dans les deux cas,, du reste, le mot« mystère », si ambigu, trouve son sens véritable il désigne une
réalité divine, pas seulement cachée derrière des apparences, mais
se manifestant comme telle dans des réalités humaines visibles le
corps physique du Christ, le corps social de l'Eglise. Le Christ est,dans son humanité, le mystère ou, équivalemment, le sacrement
primordial. Par lui l'Eglise devient, dans sa réalité sociale, le sacre-
ment du salut pour le monde.
Sa rénovation permanente associe donc un double effort, un
double décentrement. Décentrement d'abord vers le Christ quifonde sa communion dans la communion trinitaire elle-même.
Décentrement aussi vers le monde auquel elle est envoyée. Cette
dimension était bien présente au départ dans les témoignages des
évêques exprimant l'insertion concrète de leur Eglise dans l'envi-
ronnement de leur peuple. Elle n'a pas été mise au premier plandes travaux du synode.
Parlant peu de la mission, on a insisté surtout sur le fait quel'ouverture de l'Eglise au monde ne pouvait être vécue que sous le
signe de la croix. Oubli commis par Vatican II, a dit quelqu'un.Gaudium et spes n'avait pourtant pas passé sous silence le mystère
pascal (n° 22). Vingt ans d'expériences diverses ont peut-êtremieux appris aux Eglises que, plus on veut vivre l'Evangile, pluson risque de devenir signe de contradiction, de susciter persécu-tion ou dérision. Rien de commun pourtant, dans ce réalisme,avec un pessimisme systématique. Recueillir et sauver les valeurs
humaines présentes dans les différentes cultures reste la mission de
l'Eglise (Gaudium et spes, n°44), la condition même de toute
évangélisation. Mais l'histoire est bien le lieu où les hommes, et
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particulièrement les plus pauvres d'entre eux, vivent déjà sans le
savoir quelque chose du mystère pascal. D'où l'affirmation répétée
de l'option préférentielle de l'Eglise pour les pauvres.
Cette dimension missionnaire, au sens large du mot, fut bien
présente au synode. Elle fut moins accentuée que l'appel au
mystère. C'est pourtant dans la continuité même du mystère et de
la mission qu'aurait pu se situer en vérité la question des réformes
institutionnelles nécessaires. Les structures que l'Eglise se donne
sont fondées et doivent être jugées selon un double principe la
communion que l'Eglise reçoit de son Seigneur, la mission qu'il lui
a confiée. Si elle doit rénover sans cesse l'authenticité de son enra-
cinement spirituel et le dynamisme de son service du monde au
nom de l'Evangile, elle se doit de réformer aussi les formes concrè-
tes des institutions qu'elle s'est données. Ces formes d'organisa-
tion, le fonctionnement plus ou moins évangélique des relations
entre ses membres sont aussi un langage. Il doit porter promesse
au monde qu'il est possible de concilier, à tous les niveaux, l'unité
et la communion avec le respect des différences, jusqu'au respect
absolu de la singularité irremplaçable de chaque être.
Mystère, communion, telle est la relecture théologique faite par
le synode du message central de Vatican Il. Cette relecture même
pose bien des questions et offre un vaste champ au travail des
théologiens.
Mais l'ensemble du peuple de Dieu ? Comment assurer une
réception du concile plus large et plus profonde ? Comment le
faire mieux connaître et réaliser, soit au plan universel, soit à celui
des Eglises locales ? La difficulté majeure, nous l'avons dit, est de
communiquer l'expérience vécue d'un ralliement unanime et sans
réserve au concile.
Restent les textes. Les journalistes présents en grand nombre
(650) ont informé l'opinion publique des différents pays. Le mes-
sage du synode au monde a dit t'esprit de ses travaux. La décision
a été prise de rendre public le rapport de synthèse du cardinal
Danneels discuté et voté à la fin du synode. Un projet à plus long
terme semble mûrir. Dans plusieurs groupes linguistiques, l'idée a
été émise d'un document exceptionnel émanant du Saint-Siège.
Catéchisme mondial pour les uns, comportant l'exposé organique
intégral des vérités de la foi et de la morale, condensé pour les
autres des enseignements majeurs de Vatican Il. L'entreprise n'est
SYNODE 1985
110
pas aisée. D'autres ont suggéré que ce synode sur le concile soitsuivi dans cinq ans par un synode du même type. On verrait mieux
alors, après le coup d'accélérateur de 1985, où en est la réceptiondu concile.
L'essentiel se jouera dans les Eglises locales. Les présidents desconférences d'évêques auront à voir sur place ce qui est souhaita-ble et possible pour que l'unanimité constatée à Rome autour duconcile s'étende à tous. De cette unité réaffirmée naîtra peut-êtreun dynamisme plus grand dans la voie de l'approfondissement spi-rituel des chrétiens, mais aussi de leur servicedu monde au nom de
l'Evangile.
JOSEPH THOMAS S.j.
CAHIERS del'actualitéreligieuseetsociale
L'ÉGLISE COMMUNION
rapport final du Synode
avec des commentaires rédigés sous la responsabilité des Cahiers.
Texte disponible au 14, rue d'Assas, 75006 Paris Tél. 45.48.52.51
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Etudes14,rued'Assas75006Parisjanvier1986(364/1) 111
Diplomate près le Saint-Siège
L CORPS diplomatique accrédité près le Saint-Siègeconnaît une diversité qui contraste curieusement avec
la simplicité et l'unité de la représentation pontificale auprèsdes Etats. D'ailleurs, ce Corps diplomatiques n'a pas les
mêmes fonctions que le réseau des nonciatures. Un nonce,en effet, est en même temps délégué apostolique s'il repré-sente politiquement le Saint-Siègeauprès d'une autorité tem-
porelle, il est également le représentant religieux du pape
auprès d'un épiscopat et d'une Eglise locale vis-à-vis de
laquelle il a aussi certaines responsabilités. Le diplomate
près le Saint-Siège, accrédité sur le seul plan politique, n'est
nullement autorisé à dire son mot sur le fonctionnement
intérieur de l'Eglise romaine.
L INSTITUTION
Mais pourquoi un tel Corps diplomatique existe-t-il ?
Les motifs historiques doivent être rappelés en premier.
Depuis le vin' siècle et la « donation de Pépin le Bref »
jusqu'à ce 20 septembre 1870 où les troupes piémontaisesentrèrent dans Rome pour en faire la capitale de l'Italie,
l'Eglise avait été une puissance temporelle. Ses Etats for-
maient une principauté non négligeable, dans la poussièredes royaumes et duchés italiens (1). Souverain temporel, le
1. Elle couvrait en 1859
une surface de 18000 km'
avec une population de
3124688 habitants (chiffres
donnés par P. Poupard,Connaissance du Vatican,
Beauchesne, 1967, p. 32).
DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE
112
pape menait une politique étrangère, s'engageait dans des
alliances (2), participait à des guerres (3), négociait des trai-
tés, menait une vie internationale à parité avec d'autres
Etats, ce qui comportait notamment le droit de légationactif et passif et la présence à Rome de plusieurs ambassades
permanentes. Etre ambassadeur à Rome —comme le furent
Bernis et Chateaubriand, c'était donc représenter son pays
auprès du pape et non auprès d'une Italie qui n'existait pasencore.
Le Corps diplomatique actuel est pour une large partl'héritier du précédent, mais présente une différence spéci-
fique avec l'effondrement du pouvoir temporel, la notion
de Saint-Siége prend une place de plus en plus importantedans le vocabulaire diplomatique. Le Saint-Siège, en effet,est l'expression juridique, au niveau du droit public interna-
tional, de cette entité tout ensemble spirituelle et temporelle
qu'est l'Eglise catholique. Après 1870, lorsque Rompeet ses
Etats lui échappent, le pape continue d'entretenir des non-
ciatures, et par réciprocité de recevoir des ambassadeurs.
Le rétablissement d'un pouvoir temporel symbolique et
limité, lors des pactes du Latran de 1929, n'a réintroduit
aucune ambiguïté. Personne n'est dupe l'Etat de la Cité du
Vatican n'est, comme le disait alors Pie XI, que « le mini-
mum de corps » nécessairepour soutenir l'action spirituellede l'Eglise. Les puissances politiques n'envisagèrent nulle-
ment, comme on le dit trop souvent par erreur, de conserver
ou d'accroître leurs liens avec ce minuscule Etat pas du tout
comme les autres. Car « ce minuscule Etat », en tant quetel, n'intéresse réellement que les numismates et les philaté-
listes, ainsi que ceux qui peuvent accéder à sa banque et ses
marchés hors-taxes (4). C'est auprès du Saint-Siège que les
Etats veulent se voir accrédités.
Le jeu politique
Car des motifs politiques jouent aussi. Il existe à Rome,
étroitement enclavé dans la capitale et l'Italie entière, un lieu
privilégié qui représente « une petite O.N.U. des valeurs
spirituelles ». L'idéal chrétien n'est pas seulement un espoir
pour l'au-delà, mais aussi un idéal de vie, un projet de
société, un appel à la justice. Si les membres de l'O.N.U.
sont les représentants des forces politiques et des diverses
2. Qu'on songe à la
« Sainte Ligue d'Alexandre
VI (31 mars 1495) contre les
Turcs et la France, à l'entrée
de Jules II dans la Ligue de
Cambrai en mars 1509, à celle
de Clément VII dans la Sainte
Ligue de Cognac (22 mai
1526), et tant d'autres exem-
ples.
3. Nombreux exemples
sous Jules II prise de Pérouse
(13 sept. 1506) et de Bologne
(11 nov. 1506), reconquête
de la Romagne (14 mai
1509), prise de La Mirandole
(20 janvier 1511).
4. Toutefois, pour souli-
gner sa souveraineté, l'Etat du
Vatican possède un drapeau,de couleur jaune et blanc, ou,comme dit l'héraldique,« coupé d'or et d'argent ». Ce
drapeau et les fanions diplo-
matiques sont en outre frap-
pés de la tiare et des clés de
Saint-Pierre.
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cultures, des experts en économie et en droit international,
« nous sommes, pour notre part, disait Paul VI à New
York, expert en humanité » (5).
Accréditer une ambassade près le Saint-Siège les dis-
cours de présentation au pape de leurs lettres de créances
par les nouveaux ambassadeurs l'illustrent très remarqua-
blement c'est affirmer qu'il existe entre un pays déter-
miné et le Siège apostolique des points de convergence
importants à propos de la vie humaine, de la société, du tra-
vail, du respect de l'homme. Les Etats savent que le Vatican
constitue un centre de réflexion sur de nombreux problèmes
concernant le monde contemporain, avec des incidences
politiques importantes. La liste est aisée à citer le service de
la paix internationale la reconnaissance, le respect et la
protection des droits humains fondamentaux le jeu des
libertés politiques, syndicales, éducatives le sous-
développement, la faim dans le monde, l'injustice des rap-
ports économiques internationaux les problèmes tech-
niques de défense équilibre nucléaire, tentatives de désar-
mement ou de non-prolifération de l'arme atomique
guerres conventionnelles limitées et locales, mais suscep-
tibles de dégénérer en conflits continentaux, mondiaux.
Devant ces problèmes, tout Etat a un intérêt politique à
connaître le point de vue de Rome, et même à échanger ses
propres manières de voir avec les organes centraux de
l'Eglise.
Par ailleurs, le Saint-Siège est lui-même membre, soit à
part entière, soit comme observateur ou membre associé, de
nombreux organismes ou instances de dialogue internatio-
nal (6), et en cette qualité participe à des conférences telles
que celle de Helsinki (1975) sur les droits de l'homme, ou de
Madrid (1983) sur le désarmement. La préparation de ces
conférences suscite toujours une intense activité diploma-
tique avoir une ambassade près le Saint-Siège permet de s'y
associer plus facilement.
Enfin, dans une optique très différente, de très jeunes
Etats, nouvellement nés à la vie internationale, peuvent esti-
mer que l'ouverture d'une ambassade près le Saint-Siège
contribuera à mieux manifester leur existence et leur statut.
Le prestige dont jouit le Saint-Siège, le fait qu'il soit reconnu
par de multiples pays à travers tous les continents, leur
semble susceptible de rejaillir sur leur personnalité juridique
trop récente. Ayant eux-mêmes besoin de se voir mieux
connus et « reconnus » par l'opinion publique internatio-
nale, la reconnaissance diplomatique par Rome leur paraît
5. Le discours de Paul VI
devant l'Assemblée généraledes Nations Unies à New
York, prononcé le 4 octobre
1965 (texte dans La Docu-
mentation Cathohque, 47·
année, t. LXII, n° 1457 [17
octobre 651 col. 1729-1738),
constitue d'ailleurs non seule-
ment un hymne à la paix,mais aussi une véritable charte
des rapports diplomatiquesmondiaux.
6. La représentation du
Saint-Siège auprès des organi-
sations internationales gou-vernementales comporte des
observateurs permanents
auprès de l'O.N.U. (New
York), de l'O.M.S. et de
l'O.l.T. (Genève), de
l'O.N.U.D.I. (Vienne), de la
F.A.O. (Rome), de
l'U.N.E.S.C.O. (Paris), du
Conseil de l'Europe (Stras-
bourg), de l'O.A.S. (Washing-
ton) et de l'O.M.1. Le Saint-
Siège participe, à des titres
divers, à nombre d'autres
organisations internationales.
DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE
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précieuse, y compris et même surtout dans l'hypothèse où
leur constitution politique et l'exercice concret de leur gou-vernement ne pèchent pas par excès de libéralisme. Pour
de tels partenaires, ouvrir une représentation auprès du
Saint-Siège peut équivaloir à obtenir un brevet de bonne
bourgeoisie internationale, un sauf-conduit, une reconnais-
sance officielle d'honorabilité et de respectabilité.
Lesloisde l'empirisme
Certains raisonnements empiriques, dans lesquels l'his-
toire ou la politique ont moins de part, peuvent enfin germerdans le cerveau des chefs d'Etat. Le catholicisme, en effet,constitue en lui-même un fait original et fondamental dans
le monde. Le pape est le chef spirituel de 760 millions de
fidèles, dont plus de la moitié résident sur le continent amé-
ricain. L'Eglise est une des forces vives de la civilisation
contemporaine il est donc du plus haut intérêt de se tenirclairement informé sur ce qui se dit, se fait ou se pense à
Rome. Dans cette ville, en effet, se constitue et se renouvelle
chaque jour un « capital d'informations » quasi illimité. Par
le réseau des épiscopats locaux, des ordres religieux (et plus
spécialement missionnaires) dont les implantations couvrent
le monde entier, par ses propres nonciatures et délégations
apostoliques, le Saint-Siège dispose de sources d'informa-
tion de première main, abondantes et précises. Il est témoin
de toutes les crises, il sait ce qui se passe dans toutes les
régions troublées du monde. Et pour une part il répercutecette information par ses organes de communication
sociale (7). On peut être tenté d'avoir une part dans ce« capital » et même d'y puiser très directement au moyen de
cette structure privilégiée de dialogue que constitue une
ambassade.
La vie internationale est observée par le Saint-Siègeavec
autant d'attention que le font les Etats il est précieux de
connaître sa position et les directives qu'il donne à propos de
telle catégorie de pays, de telle crise sociale ou syndicale, de
tel conflit limité, de tel mouvement d'aspiration à la séces-
sion ou à l'indépendance, etc.
On peut même imaginer qu'un gouvernement soit tenté de
disposer d'un moyen de pression sur l'Eglise locale de son
pays, surtout si ce dernier est pluriconfessionnel. Une
7. En 1985, Radio-
Vatican diffuse en 37 langues,dont 7 300 heures en fran-
çais. L'Osservatore Romano,
quotidien du Vatican en lan-
gue italienne, tire à 150 000
exemplaires. Il possède six
éditions hebdomadaires en
italien, français, allemand,
anglais, portugais, espagnol,et une édition mensuelle en
polonais. Le Vatican disposed'une salle de presse.
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ambassade est bien commode pour faire savoir en haut lieu
que tel évêque « ne pense pas bien », que tel mouvement
catholique se montre trop contestataire, que tel groupe, club
ou courant d'idées est décidément gênant dans le développe-
ment du projet politique du pays. Le Saint-Siège ne pourrait-
il, alors, rappeler ces chrétiens à plus de réserve, d'obéis-
sance civique et de respect des pouvoirs établis ?
On peut aussi souhaiter traiter directement avec Rome
plutôt qu'avec l'épiscopat national, pour des problèmes
d'équilibre confessionnel dans un pays, notamment au sujet
du régime juridique, concordataire ou non, des Eglises qui
s'y côtoient et parfois s'y opposent (8). Ou encore exercer de
discrètes pressions sur un autre pays, de façon indirecte,
après avoir au préalable catéchisé Rome sur sa propre
manière de voir, la persuadant de dire elle-même au parte-
naire ce qu'on ne souhaiterait pas devoir lui communiquer
trop directement. Et l'on peut imaginer de nombreuses
variations sur ces thèmes.
Est-il enfin totalement exclu que certains pays, professant
une religion ou une idéologie très lointaine et parfois rivale
du catholicisme, voient des avantages à disposer, dans une
grande ville d'Europe du Sud, d'une base discrète de diffu-
sion idéologique ou confessionnelle, d'un foyer d'action
politique internationale ? Le partenaire romain en demeure
alors conscient, mais y trouve aussi son avantage le statut
diplomatique de son nonce en un tel pays, le mettant à l'abri
de pressions et parfois de dangers qui peuvent menacer
l'épiscopat local, va permettre de mieux assurer la protec-
tion des minorités chrétiennes qui y résident et d'assurer leur
liberté civile et religieuse.
De quoi s'agit-il ?
Ces ambassades, quelles que puissent être les ambiguïtés
des motifs de leur fondation, ont en commun de représenter
les Etats non pas auprès de « l'Etat du Vatican », mais bien
auprès du Saint-Siège, la Cité du Vatican n'en constituant
que le support territorial (9) et administratif, la base d'inten-
dance qui lui permet de développer sa personnalité juridique
internationale (10).
Elles sont ouvertes à la demande des Etats eux-mêmes. Le
Saint-Siège peut souhaiter de telles créations. Il ne se met
cependant jamais en position de demandeur. Différent en
cela des puissances temporelles dont la politique ne cesse
8. Un concordat est une
convention conclue entre le
Samt-Siège et un Etat pour
régler les questions religieusesen vue de l'intérêt commun.
On sait que la France a été
deux fois dans son histoire
liée au Saint-Siège par les
Concordats de 1516 et de
1801 (ce dernier rompu par la
Loi de Séparation des Egliseset de l'Etat du 9 décembre
1905, qui avait été elle-même
précédée par la rupture des
relations diplomatiques le 30
juillet 1904). L'Italie a signé le
concordat de 1929 (annexéau Traité international du
Latran) et celui du 18 févner
1984 que certains ont dejà
baptisé une séparationconcordataire ». L'Ambas-
sadeur Wladimir d'Ormesson
aimait à qualifier la Villa
Bonaparte, siège de son
ambassade, de « lieu du
concordat permanent ».
9. Certains spécialistes de
droit international public esti-
ment qu'à l'exemple de
l'O.N.U. et des nombreuses
institutions internationales
qui se sont créées depuis la fin
de la guerre, il ne serait pas
impensable que la souverai-
neté du Saint-Siège puisse sub-
sister sans référence territo-
riale.
10. Lors des négociations
préparatoires aux Pactes du
Latran de 1929 entre la
papauté et le régime fasciste,on hésita sur le nom à donner
au nouvel Etat pontifical. Le
premier projet était « Etat du
Saint-Siège ». Puis on hésita
encore entre « Cité libre
papale » et « Cité libre du
pape ». Prévalut enfin la for-
mule « Etat de la Cité du
Vatican ». Il est permis de
regretter le choix final, encore
trop lié à une notion territo-
riale la première proposition
prouvait, en tout cas, que les
négociateurs savaient que la
personnalité juridique à défi-
nir était bien le Saint-Siège lui-
même, et non la zone géogra-
phique portant historique-ment le nom de Vatican.
DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE
116
d'opérer des choix dans les intérêts, les relations, les amitiés
ou les alliances, le Saint-Siègeconsidère qu'il doit être ouvert
à tous. S'il ne demande pas, il ne refuse pas non plus (11), et
il se donne pour principe de ne jamais rompre le premier une
relation, dès lors qu'elle est validement établie. Les ambas-
sades sont en nombre croissant (12). La plus grande diver-
sité apparaît immédiatement aux yeux de celui qui parcourtla « liste diplomatique » en ce qui concerne le lieu de leur
implantation, qui n'est pas toujours tant s'en faut la
ville de Rome, et les critères de choix des autres villes. En
1985, sur 114 pays qui accréditent des diplomates près le
Saint-Siège, 56 possèdent une implantation romaine, 58 n'ysont pas présents de façon habituelle. Dans ces derniers cas,c'est l'ambassade dans une autre capitale généralementsituée en Europe, mais jamais la capitale de l'Italie qui se
voit chargée, en outre, des relations avec la Rome pontifi-cale (13).
La lecture de la liste diplomatique fait aussi apparaîtrel'absence de très grands pays (U.R.S.S., Chine communiste)et la présence de toutes petites et très jeunes nations. Le
monde communiste, généralement absent, comporte toute-
fois la Yougoslavie, et; pendant de nombreuses années, le
Doyen du Corps diplomatique était l'ambassadeur d'un payscommuniste Cuba.
Les Etats qui n'ont pas d'ambassade permanente peuvent
envoyer de temps à autre une mission diplomatique ponc-tuelle pour traiter d'un problème précis leurs chefs d'Etat,
lorsqu'ils viennent en Italie, sollicitent et obtiennent facile-
ment une audience particulière du Saint-Père et peuventdonc aborder en tête-à-tête avec lui des questions délicates.
Ces mêmes pays, et notamment tous ceux de l'Est, ont parailleurs coutume de confier à l'un des membres de leurs
ambassades auprès du Quirinal le soin de suivre les affaires
religieuseset d'entretenir si nécessaire des contacts officieux.
Enfin, il est toujours possible d'engager un dialogue, sur
n'importe quel sujet, même en l'absence de relations diplo-
matiques officielles nul n'ignore que Jean XXIII avait jadis
reçu le gendre d'un très haut personnage soviétique et Jean-Paul II le leader d'un mouvement nationaliste insurrection-
nel l'Eglise romaine ne se sent jamais liée par lescontraintes
du formalisme dès lors qu'elle désire le contact.
11. Sauf si le statut Inter-
national du demandeur est
encore trop contesté, voire
menacé.
12. En 1914, 14 représen-
tations. (La France en est
absente depuis 1904, à la
suite de la visite du présidentLoubet au roi d'Italie, sans
avoir été aussi saluer le pape.)En 1939, 37 représentations,En 1949, 41 représentations,dont 16 ambassades et 25
légations ou missions extraor-
dinaires. En 1985, 114 repré-sentations.
13. L'Ambassadeur d'un
pays auprès du Quirinal n'est
jamais choisi pour représenter
également ce pays auprès du
Saint-Siège, afin d'éviter toute
ambiguïté dans les rapports
avec les « Deux Romes ».
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LES HOMMES
Tout comme le Corps diplomatique du Saint-Siège auprès
des Etats, le Corps diplomatique représentant les Etats près
le Saint-Siège est formé de diplomates. Mais le parallélisme
s'achève avec cette vérité que n'aurait pas désavouée Mon-
sieur de La Palice. Car s'il peut germer chez un jeune ecclé-
siastique une vocation à servir l'Eglise par et dans la diplo-
matie pontificale, s'il peut à la rigueur exister une « vocation
de nonce apostolique », on ne rencontre pas, sauf très rares
exceptions, de véritable « vocation d'ambassadeur près le
Saint-Siège ».
Ce sont les hasards de carrière qui décident. Les Etats
nomment à ce poste des agents de métier, généralement très
expérimentés, beaucoup d'entre eux considérant même cette
affectation comme le couronnement d'une vie de diplomate.Mais on trouve aussi dans ce poste des juristes, des profes-
seurs de droit international public ou privé, des avocats, des
journalistes, des hommes de lettres, des hommes d'affaires,
et, plus récemment, des ayatollahs.
Autant dire qu'à la différence du diplomate pontifical, le
nonce apostolique, qui a reçu pendant quelques années une
formation spécialisée pour servir l'Eglise de cette façon, le
diplomate laïc ne vient servir son pays à Rome que parce
que son gouvernement l'y juge apte, au vu de ses intérêts
pour les problèmes qu'on y traite ou les enjeux qui s'y voient
posés.
Les paradoxes du Vatican
Voici donc notre nouveau diplomate débarquant au Vati-
can. Il s'y trouve souvent déconcerté, percevant avec sur-
prise, et parfois de façon brutale, l'originalité d'une institu-
tion dont il va découvrir les paradoxes.
Le Vatican est le plus petit Etat du monde avec ses 44
hectares, il tiendrait, très au large, dans le seul Bois de Bou-
logne, à Paris. Mais il constitue un point deréférence pour
plus de 760 millions de croyants. L'Eglise prêche la paix,
mais le Vatican est l'Etat le plus militarisé du monde, avec
30 de sa population sous l'uniforme. En plein cœur d'une
Europe libérale, et sans adhérer au Marché commun, le
système économique réalise assez bien le modèle des pays
socialistes magasins de semi-gros à prix fixes sous complet
monopole d'Etat, absence de concurrence et de commerce
privé. La liberté de la presse est inconnue et la pluralité des
journaux inexistante.
DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE
118
C'est un Etat peuplé de chrétiens pratiquants mais quin'a pas de religion d'Etat. On s'y intéresse de très près aux
problèmes de la famille, mais on y enregistre le plus faible
taux de natalité. L'Eglise locale est surprenante à observer
la vie sacramentelle y est des plus réduites. On s'y marie très
peu, on baptise encore moins, on y enterre avec parcimonie.Les ordinations sacerdotales y sont pratiquement nulles,
compensées il est vrai par d'abondantes consécrations d'é-
vêques. Et comme ce partenaire ne propose pas non plus de
problèmes économiques, financiers, militaires ou commer-
ciaux à traiter, le nouvel arrivé risque très vite de se sentir en
porte-à-faux tant pour ce qui est de sa conception de l'Eglise
catholique que pour l'exercice de son métier. Rentré dans
son bureau, le courageux diplomate, plein de bonne
volonté, ouvre l'Annuaire pontifical. Il y découvre le
mystère et la complexité des organigrammes, soigneusementélaborés pour qu'en les consultant il soit tout à fait impos-sible de savoir qui fait quoi. (14).
Les conseils d'un substitut
Un homme d'Eglise, et non des moindres, avait naguère
assez bien compris cet éventuel désarroi, et avait tenté d'y
remédier en 1972, lors d'une rencontre amicale entre diplo-
mates étrangers. Il s'agissait du Substitut de la Secrétairerie
d'Etat, Mgr Giovanni Benelli, par la suite cardinal-
archevêque de Florence.
A ces chefs de missions, auxquels il se défendait de vou-
loir « imposer un sermon, à la fin d'un bon repas, à la
Casina Valadier, un lundi de Carnaval », il proposait trois
axes d'analyse et de réflexion bien propres à les éclairer
Dans la diplomatie civile, la base de toute action et le but à
atteind4, c'est une réciprocité. Ici, par contre, près le Saint-Siège,
votre action part d'un point différent. et veut aboutir à un résultat
différent. la Mission d'un Ambassadeur près le Saint-Siège ne vise
pas à une simple réciprocité entre le Pouvoir spirituel et le Pouvoir
temporel, mais à une véritable conjonction.
Alors gue, dans les rapports entre Etats, les deux parties.
cherchent, légitimement et normalement, chacune, l'intérêt de leur
pays, et qu'il peut exister conflit entre les intérêts respectifs, l'Eglise
et l'Etat cherchent, tous les deux, le bien des mêmes hommes, du
même pays, de la même communauté.
14. A la différence desannuaires administratifs cou-
rants, qui s'efforcent de met-
tre en évidence les responsabi-lites de chacun, l'Annuaire
pontifical classe soigneuse-ment tous les fonctionnairesdes dicastères romains en
fonction de leurs grades ecclé-
siastiques ou administratifs. Ilest donc de la plus haute diffi-
culté, si l'on désire rencontrer
un interlocuteur compétent
pour traiter un problème, de
l'identifier. Les ambassades se
rendent volontiers entre ellesle précieux service de se révé-
ler les compétences de tel ou
tel monsignor qu'elles ont
réussi à identifier, parfois auterme de plusieurs mois derecherches.
119
A cette idée de conjonction, qu'on pourrait peut-être
mieux traduire par celle de convergence, le Substitut ajou-
tait celle d'universalité, venant prendre la place de la notion
classique de «relations bilatérales »
Au Saint-Siège, chaque problème est étudié et réglé selon une
approche non bilatérale, mais proprement universelle. Lorsqu'un
ambassadeurs'adresse au ministère des Affaires étrangères de l'Etat
auprès duquel il est accrédité, il sait que sa démarche finit là, à cet
Etat quand il s'adresse au Saint-Siège, il sait gue sa démarche ne
s'arrête pas là, mais qu'elle est comme répercutée'à travers le
monde, dans l'Eglise tout entière, parce que son interlocuteur est
substantiellement différent.
Enfin, le Substitut attirait l'attention de ses partenaires
sur le sens et le service de la vérité que souhaite réaliser
l'Eglise
Le désir du Saint-Siège de servir les individus ou les cas parti-
culiers est constamment posé à la lumière du bien de tous à pro-
curer et c'est cet objectif qui l'emporte. Son optique est, non pasd'assurer une sorte d'équilibre statigue, mais de favoriser, à un
niveau supérieur, le dynamisme de l'union où tous les peuples
seraient rassemblés fraternellement. Style, métbodes et buts sont
donc totalement différents.
Si vous comprenez cela, vous n'aurez pas de mal à rejeter certains
jugements portés contre l'action du Saint-Siège et qui parlent de
compromissions, d'hypocrisie, de soi-disant « finesses de la poli-
tique vaticane », alors que la recherche prioritaire du maintien de
l'unité et le terrain des consciences sur lequel il opère commandent
d'agir toujours avec délicatesse.
Par contre, là où des normes élémentaires de la -diplomatie tout
court exigeraient un langage plus nuancé, vous rencontrerez par-
fois une parole forte. Pourguoi ? Parce qu'à ce moment-là, en vertu
de ce contexte précis, la pastorale prime sur la diplomatie et
réclame une parole claire et explicite que la diplomatie récuserait.
Qu'en est-il au juste, concrètement, au rythme des tra-
vaux et des jours ?
LE TRAVAIL DIPLOMATIQUE
Pour se faire une idée du travail qui s'accomplit à Rome, il
convient d'envisager successivement les buts et les
méthodes, les interlocuteurs et finalement le résultat des
contacts établis.
Le représentant d'un Etat peut se rendre au Vatican avec
un certain nombre d'intentions éventuelles, qui risquent de
rencontrer chez ses interlocuteurs un accueil très divers.
DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE
120
La liste-type des problèmes est facile à imaginer, tant sont
nombreuses les préoccupations d'aujourd'hui problèmesde la famille, de la natalité, protection des libertés indivi-
duelles et collectives, systèmes scolaires et enseignement,droits syndicaux, course aux armements et tentatives de la
limiter, servicede la paix à travers le monde, serviceshuma-
nitaires au profit des réfugiés, personnes déplacées, minori-
tés ethniques ou religieuses, développement du tiers monde,famines et assistance alimentaire, développement de la cul-
ture et de la formation scientifique et technique, etc.
Dans leur mutuel échange d'informations et de points de
vue, les partenaires affinent leur connaissance des pro-blèmes et inventorient les voies de solutions. Les agents
diplomatiques apportent alors au Saint-Siège des éléments
d'analyse d'autant plus appréciés qu'ils proviennent d'une
région de la planète d'où les renseignements parviennent peu
jusqu'à Rome, alors qu'il en est d'autres dont les apportssont pléthoriques.
Le diplomate peut, dans un second type de démarche,venir clarifier une situation, résoudre des divergences de
jugement ou d'interprétation entre son partenaire et son
gouvernement. En ces cas, il vient expliquer que les posi-tions de son pays sur le problème considéré ont été mal
comprises parce que mal présentées, et il est chargé de les
expliquer à nouveau sous une forme ou dans un langage
plus acceptable.
Qui dira la vertu diplomatique des verbes au conditionnel
et des tournures de phrases interrogatives ?
Quel grammairien ne mériterait une statue dans la cour
d'honneur des ministères des Relations extérieures comme
aussi dans la cour Saint-Damase? « Le Saint-Siègeaccepterait-il de reconsidérer tel ou tel élément du problème, qui semble-
rait lui avoir échappé ? Consentirait-il à écouter une version
des faits quelque peu différente? Dans cette hypothèse, mon
propre gouvernement serait bien certainement disposéà revoir
une position qui est sans doute moins absolue qu'on ne semble
le croire à Rome. »
Il s'agit souvent moins d'ailleurs de questions purementbilatérales que de suggérer au Saint-Siège des démarches
concernant une tierce partie. On lui demande ou on lui
offre une médiation, de bons offices, des interventions
discrètes qu'on ne peut entamer ou dont on ne souhaite pas
121
s'acquitter soi-même. Le Saint-Siège s'y prête volontiers,
surtout en présence d'enjeux humanitaires tels qu'une libéra-
tion d'otages, ou des démarches en faveur des blessés ou des
prisonniers dans un conflit armé. Plus rarement la média-
tion ou l'arbitrage porte sur un différend politique. Plusieurs
affaires cependant, à l'époque contemporaine, sont demeu-
rées célèbres. Le contentieux germano-espagnol de 1885 au
sujet des îles Carolines fut résolu avant même la fin de
l'année par une médiation de Léon XIII sollicitée par
Bismarck sur la suggestion d'un ministre espagnol à
l'Ambassadeur d'Espagne. Plus lent fut, en 1909, l'arbitrage
mettant fin aux revendications contraires du Brésil, de la
Bolivie et du Pérou sur les terres arrosées par l'Acre, un
sous-affluent de l'Amazone, terres vivement convoitées en
raison de leurs richesses arboricoles (hévéas). En 1938 eut
lieu une médiation entre le Honduras et Haïti, et tout récem-
ment vient de trouver une heureuse solution le différend
chilo-argentin sur le canal de Beagle, confié depuis plusieurs
années aux bons offices du Vatican.
Faire changer Rome ?
Est-il illusoire qu'un pays veuille parfois tenter d'infléchir
les choix ou les jugements de Rome sur tel ou tel sujet qui lui
tient particulièrement à coeur ?
A la veille d'un consistoire, un ambassadeur peut être
chargé par son gouvernement de rappeler en haut lieu que
telle grande métropole régionale est traditionnellement
considérée comme un « siège cardinalice », et, au lendemain
d'un consistoire, d'exprimer ses regrets, en espérant qu'ils
seront soigneusement notés pour une prochaine occasion.
Un Etat peut encore souhaiter, à la veille d'une grande
manifestation religieuse sur son territoire, que le pape soit
représenté par telle personnalité plutôt que par telle autre,
en qualité de légat. Le même souhait peut se manifester à la
veille de la désignation d'un nonce apostolique. Bref, le
diplomate se voit parfois chargé de tenter d'exercer une
influence au niveau des décisions.
Il apprend en général assez vite que si l'Eglise rappelle
volontiers son rôle « maternel » et sa mission éducatrice vis-
à-vis du monde entier, si elle ne déteste pas donner des
recommandations et des conseils, elle n'a pas coutume, en
revanche, de lancer des appels d'offre pour recevoir des
idées nouvelles. Une initiative trop pressante risque donc
de ne mener à rien, si même elle ne devient pas, selon le joli
DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE
122
mot italien, controproducente (15). Nul ne l'a mieux
exprimé qu'un ministre français, dont la grande dévotion
n'empêchait pas la clairvoyance « Dans ses rapports avec
César, l'Eglise, pour être bien sûre de lui donner son
compte, ne lésine jamais. Elle lui attribue toujours un peud'excédent, de rabiot. Mais au-delà de la tolérance qu'elles'est fixée, elle demeure intraitable » (16).
On me permettra donc de passer assez vite sur le qua-trième cas de figure possible, l'hypothèse, qu'on veut croire
illusoire, de tirer un profit matériel d'une relation diploma-
tique avec l'Eglise.
Certes, il y a des profits légitimes. Nul n'ignore l'intérêt
que porte l'Eglise aux problèmes des pays en voie de déve-
loppement. Son aide matérielle et financière transite par des
œuvres d'assistance, des organismes caritatifs et toute une
infrastructure missionnaire, implantée sur le terrain, canaux
reconnus et respectés pour leur efficacité et leur honnêteté
scrupuleuse. Que l'on s'adresse à l'Eglise pour demander à
recevoir des médecins, des infirmières, des religieuseséduca-
trices ou soignantes, une aide sociale, alimentaire ou médi-
cale, n'a donc rien de choquant en soi. Est-il totalement
irréaliste de penser que certains peuvent succomber à la ten-
tation d'orienter ou même de détourner cette action humani-
taire de l'Eglise vers des bénéficiaires qui ne seraient pas tou-
jours les plus nécessiteux ?
Certains raidissements de langage ou certains silences
lourds, ce qui revient au même de la part du Vatican ne
signifient pas autre chose que le refus de se laisser ainsi
exploiter ou récupérer.
Les partenaires du dialogue
Un Corps diplomatique s'efforce d'entretenir le dialogue à
tous les niveaux. Le temps n'est plus où un ambassadeur
pouvait rencontrer personnellement le souverain pontife, à
de nombreuses occasions et pour des entretiens prolongés.Encore à la veille de la guerre, un Charles-Roux pouvaitavoir avec Pie XI plusieurs longues audiences chaque année,aller le saluer lors de ses départs et de ses retours de congés,ou prendre prétexte du goût pour les livres de l'ancien préfetde la Bibliothèque vaticane pour le rencontrer fréquemment.
15. Charles-Roux se tar-
gue cependant d'avoir pu faire
changer d'avis le Saint-Siège,des son arrivée à Rome, avant
même la présentation de ses
lettres de créances, en obte-
nant du cardinal Pacellr
l'annulation de la création de
deux nouveaux diocèses au
Maroc (Meknès et Marra-
kech), décision déjà promul-
guee et imprimée dans les
Acta Apostolrcae Sedis. C'est
un cas assez rare pour être
remarqué. (Cf. Huit Ans au
Vatican, p. 71-72.)
16. Edmond Michelet,Rue de la Liberté, p. 188.
123
Mais actuellement, ces rencontres n'ont plus guère lieu que
lors de la présentation des lettres de créance, de l'audience
de congé, en accompagnant un chef d'Etat ou un ministre,
et, très brièvement, lors de canonisations ou béatifications
d'un ressortissant du pays représenté.
Le diplomate a donc normalement pour partenaires le
Conseil pour les Affaires publiques de l'Eglise, que préside le
cardinal secrétaire d'Etat, ses principaux collaborateurs, et
la Secrétairerie d'Etat, animée par le Substitut, avec ses
divers responsables de sections linguistiques, internationales
et spécialisées.
N'oublions d'ailleurs pas qu'une diplomatie, fondée sur le
dialogue et l'échange d'informations, peut et doit aussi
s'exercer auprès de bien d'autres organismes romains les
cardinaux chefs de congrégations ou de dicastères plus
spécialement évangélisation, évêques, clergé, religieux, édu-
cation catholique, sans oublier les secrétariats, commissions
et conseils pontificaux ainsi que les Curies généralices
d'Ordres religieux masculins et féminins, particulièrement
les Congrégations missionnaires.
Enfin, le Corps diplomatique dialogue avec lui-même il
est le lieu permanent d'échange des dernières informations,
d'analyse des situations, de confrontation des jugements,
d'offres et de demandes de services.
Dans tous les échanges à ces divers niveaux, une loi non
écrite, mais fondamentale, s'applique le respect du parte-
naire. Car c'est la qualité humaine des rapports qui fait le
succès d'un dialogue. Il existe une déontologie de la discré-
tion, qui n'oublie jamais de considérer le poste et les respon-
sabilités du partenaire, le point de vue qu'il est chargé de
représenter, les buts qu'il est professionnellement tenu de
poursuivre. Du coup, il y a des questions que l'on ne doit
pas poser, et des réponses qu'on ne peut mener jusqu'au
terme. C'est le prix du respect mutuel, mais cela n'empêche
pas de se dire bien des choses.
Les résultats
Est-il possible de juger les résultats d'une action diploma-
tique près le Saint-Siège sur une base quantitative, de tra-
duire en chiffres le nombre des cas de succès ou d'échec ?
Une telle question, souvent adressée aux diplomates, est
en fait mal posée. Car beaucoup plus que d'obtenir des
résultats concrets sur un problème ponctuel, ils sont chargés
DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE
124
d'entretenir une atmosphère qui évite les crises et les affron-
tements, parce qu'elle aura permis de les prévoir et de les
contourner. L'abondance, la variété, la diversité des
contacts finit par entraîner de façon presque automatique la
nuance et l'affinement des positions de départ, et fait avan-
cer la perception des problèmes, donc des solutions par le
seul fait d'en avoir loyalement et longuement parlé. Dans ce
métier, c'est à peine une boutade que de dire qu'à force de
parler des choses, elles finissent par se réaliser d'elles-
mêmes.
Un Corps diplomatique ne se comporte pas comme un
Corps d'Armée, qui doit conquérir des positions et en ver-
rouiller les accès. Le diplomate près le Saint-Siègetente plu-tôt de dégager des convergences sur les problèmes essentiels
et d'éviter que les problèmes mineurs viennent à se poser en
des termes tels qu'ils deviendraient difficiles à résoudre, et
donc se transformeraient en problèmes essentiels.
C'est à force d'avoir largement apporté à son partenaireles éléments d'information et de jugement qui lui sont néces-
saires, mais aussi en ayant récolté ses points de vue, projetset intentions, que le diplomate, mis en mesure d'éviter les
oppositions trop dures et trop cassantes, peut collaborer
avec le Saint-Siège à un bien commun aux Etats et à
l'Eglise le bonheur et le bien-être de l'homme, service dont
ils sont tous les deux chargés à des titres divers et selon leurs
compétences respectives.Et c'est peut-être ce qui fait tout ensemble la dignité, le
charme, mais aussi une certaine frustration du métier d'un
diplomate quand le jour vient de quitter Rome, c'est
lorsqu'il ne s'est rien passé qu'il peut estimer avoir le mieux
réussi sa mission
OLIVIER DE LA BROSSE O.p.
125
Michel BRAUDEAU
Naissance d'une passion
Roman. Seuil, 1985, 474 pages,
99 F.
roman initiatique moderne l'appren-
tissage des sentiments, du sexe, de la
mort, par quelques adolescents de
l'après-guerre, à Royan. La force et
l'originalité du livre tiennent autant
aux points de vue adoptés, aux lieux
choisis, qu'à l'élégance d'une écriture
qui maîtrise une grande cruauté.
L'amour y est dévastateur une pul-
sion fatale foetale puisque le
mécanisme s'enclenche alors que le
narrateur, lové.au centre de sa mère,
fait connaissance de sa famille et de
Mariane, déjà. Le livre entier gardera
l'empreinte de ce lieu clos initial le
sort de cette passion se verra indisso-
lublement lié au destin des maisons,
grottes, blockhaus. qui l'abritent
tour à tour. Lieux magiques, néan-
moins érodés, fissurés, à l'image de
cette singulière famille où, depuis des
générations, les sentiments se
moquent des interdits. Mariane ins-
pire à son cousin Axel et à son frère
Bayard une passion coupable. Le trio
s'inventera des jeux initiatiques
cruels, passant d'une enfance tour-
mentée à une adolescence brûlante.
REVUE
DES
LIVRES
ROMANS
LITTÉRATURE
Michel Braudeau signe ici un beau
Ce goût du secret, éprouvé jusqu'à la
mort, et savouré dans un espace-
temps défini par le jeu, se prolongera
dans l'âge adulte, comme si la pas-
sion, écoulée dans un présent immo-
bile, avait transformé ces enfants
étrangement précoces en éternels
adolescents. Mais, comme eux, le
livre, démarré magnifiquement, sem-
ble peu à peu perdre sa force dans les
incertitudes d'une construction et
d'une histoire qui hésitent à conclure.
(Prix Médicis 1985.)
•Françoise Dufournet
Patrick BESSON
Dara
Roman. Seuil, 1985, 222 pages,
79 F.
Voici la femme, mère et maîtresse,
douce et violente, mystérieuse et
franche, et la séduction qu'elle opère
sur les êtres qui l'ont connue,
côtoyée, aimée, adulée. Patrick
Besson ne cherche pas l'histoire, mais
l'éternelle histoire des amours que
peut enfanter une créature vivant de
toutes ses fibres. Ce portrait à mul-
tiples facettes, regardé par autant
d'yeux romantiques, réalistes ou
impressionnistes ne laisse pas de
fasciner. Hypnose ? Certes non
Dara fait vivre mais se laisse mourir,
anéantie par un certain Laurens, pro-
totype du mari balourd et infidèle
puisqu'il passera son voyage de noces
en Yougoslavie avec l'« amie » de sa
femme. L'intérêt primordial de ce
petit chef-d'œuvre est l'étude sociolo-
gique du milieu émigré yougoslave,
de ses terreurs et de ses meurtres. Il y
a mort d'un peuple vivant, mais dont
le cœur s'est quelque part arrêté de
battre. Hymne à la liberté. (Prix du
roman de l'Académie française.)
• Anne Beauvois-Cailliau
Pierre MINET
Un héros des abîmes
Roman. Belfond, 1985, 152 pages,
79 F.
Un roman déroutant. Après le
début, très classique (l'attrait
qu'exerce Laure sur son compagnon,
REVUE DES LIVRES
126
le poète maudit Cauve), l'intrigue se
développe de façon inattendue nous
éloignant de ce triangle classique,
nous voici plongés dans une médita-
tion sur le mal. Nous assistons à la
tentative de destruction morale de
Laure par Cauve. Mystérieusement,
Laure reste aux côtés de Cauve
comme le signe d'une entreprise plus
haute, sans compromis, les meubles
ayant déjà brûlé. La mort du poète ne
clôt pas l'aventure puisque son souve-
nir réunit Paul et Laure, « les yeux
fermés », fascinés par le passé qui
n'est pas aboli en même temps, « la
lumière qui révèle tout, qui rétablit
toute déformation, qui énumère sans
jamais se tromper », les habite.
Dominique L.APIERRE
La Cité de la Joie
Robert Laffont, 1985, 492 pages, 95 F.
Le titre de cet ouvrage peut sembler
un défi. D. Lapierre situe son récit
dans un lieu misérable à la puissance
trois en Inde, où l'étranger découvre
si souvent, à côté de splendeurs artis-
tiques et d'impressionnantes réalisa-
tions industrielles, tant de pauvretés
particulièrement à Calcutta, où la
désorganisation laisse apparaître plus
crûment le dénuement et la faim
enfin, dans le décor hallucinant et
particulièrement déshénté d'un quar-
tier de cette ville où s'entassent
70 000 habitants. Et pourtant,
devant cette situation effroyable,
trois hommes, à l'exemple de Mère
Teresa, n'ont pas baissé les bras un
prêtre français, un jeune médecin
américain, un tireur de pousse-
pousse se sont rencontrés là et se sont
implantés. Ils ont connu la réalité de
la promiscuité et de la pénurie vécues
en commun et ont constaté des soli-
darités émouvantes. Ils ont décidé de
participer à la lutte pour vivre quand
même et si possible mieux. Ils ont cru
au pouvoir de l'amour, plus fort que
celui de la mort, et ont découvert
qu'une certaine joie peut jaillir des
âmes dans les pires détresses. La lec-
ture de ce livre donne l'impression
·François Denoël
d'une enquête prolongée, faite sur le
terrain. Il se peut que les noms aient
été changés et les dialogues imaginés,
mais les faits rapportés sont vrais et
incitent à bien autre chose qu'à une
vaine commisération.
• Pierre Frison
Marie NIMIER
Sirène
Roman. Gallimard, 1985, 196 pages,
72 F.
Marine, jeune fille déchirée, pour
se prouver qu'elle existe, veut mourir
en se noyant dans la Seine. Dans la
préparation appliquée de son suicide,
elle laisse tout en ordre derrière elle,
bien qu'à l'intérieur d'elle-même ce
soit le chaos. Des images se suc-
cèdent Bruno, l'amant infidèle,
Jean, le père « disparu », auquel elle
est liée par un secret, la mère, posses-
sive et irréprochable. Le tout est
inconciliable, trop lourd à porter
pour des épaules faites pour le vrai,-le
beau, le définitif. Peut-être cet
absolu existe-t-il dans un autre
monde, celui des Sirènes par exem-
ple, car « si reine » il y a, c'est bien
là-bas, dans ces châteaux sous-
marins et imaginaires, où les mots
peuvent s'écrire autrement, se Pl -1-
noncer autrement, troublés qu'ils
sont par l'opacité plus ou moins
grande de l'eau, où « père » s'écrit
« paix-re », « heureux » « eux-reux »
un langage plein de promesses que le
quotidien des hommes ne sait jamais
tenir.
•Brigitte Boudin
Ismaïl KADARÉ
La Ville du sud
et douze autres nouvelles. Traduites
de l'albanais par Chnstian Gut.
Publications Orientalistes de France,
1985, 190 pages, 70 F.
Le genre de la nouvelle tolère
moins encore qu'un autre la médio-
crité. Il exige un subtil mélange de
vigueur et de poésie, de réalité et de
127
V.S. NAIPAUL
Mr. Stone
dans ce roman, on s'étonne que
l'auteur en soit celui qui, avec Dis-
moi qui tuer (cf. Etudes, février
1984), mêlait le romanesque et le
reportage à propos des anciennes
colonies qui ont tant de mal à assu-
mer leur indépendance. N'oubliant
pas qu'il fut journaliste à la B.B.C.,
ce petit-fils de brahmane nous avait
surtout habitués à des œuvres sur le
tiers monde, L'Inde sans espoir ou
Crépuscule sur l'Islam. Et voici, écrit
il y a vingt-trois ans, la traduction
d'un roman très britannique où Mr.
Stone, londonien, sexagénaire,
bibliothécaire d'entreprise et céliba-
taire de vocation, se marie. Révolu-
tion dans la vie d'un vieillard avant
l'âge, et qui trouve une autre source
de renouveau en concevant les Com-
pagnons Chevaliers, une idée d'inspi-ration sociale qui sera acceptée par
rêve, sans bavardage ni temps perdu.
Ismaïl Kadaré (dont nous avons déjà
salué le talent de romancier) sait là
encore se montrer efficace. Le sujet
de ces nouvelles, c'est naturellement
l'Albanie, surprise par instantanés,
dans sa nature, dans ses villes, dans
ses hommes. Kadaré aime son pays
et, un peu comme l'aurait fait
Gheorghiu (mais un Gheorghiu alba-
nais), il sait nous le faire sentir avec
une rare intensité. Dans la première,
la plus longue et la plus émouvante
de ses histoires, « La Ville du sud »,
l'on perçoit une première ébauche du
beau roman Chronique de la ville de
Pierre, traduit en France en 1973. En
quelques pages, le poète nous pro-
pose une suite de tableaux vivants et
pittoresques sur sa ville natale, Gjiro-
kastër, au moment de son occupation
par les nazis, après la défaite ita-
lienne « C'était une ville étonnante.
Bien des'choses y étaient incroyables et
bien des choses y semblaient des
rêves ». Une ville un peu magique, une
atmosphère fascinante.
• Ariane Vuillard
Roman traduit de l'anglais par Annie
Saumont. Albin Michel, 1985,
208 pages, 69 F.
Au fur et à mesure que l'on entre
son entreprise. Alors, Mr. Stone se
sent « un homme » dans tous les sens
du terme. Mais joies familiales et
fierté de la réussite ne sont pas sans
contrepartie. Il y a aussi, pour faire
une vie, le bonheur d'être, d'être soi.
Et alors. Alors, suivez Mr. Stone.
Sous la cocasserie des situations,
l'originalité du personnage, il y a la
tendresse de Naipaul pour les petits
et son humour toujours en nuances,
son don de la critique de nos sociétés,
son regard si humain sur l'humanité
qui se cherche. Naipaul ou la quête.
Par le roman, il nous fait avancer
d'un pas, encore. Vers l'utopie diront
les uns, l'espérance diront les autres.
· Pierre-Robert Leclercq
SAND MUSSET
Lettres d'amour
Présentées par Françoise Sagan.
Hermann, 1985, 176 pages, 69 F.
Il a 22 ans, elle 30. Il lui écrit, lec-
teur qui a aimé un roman d'elle il y
joint des vers. Elle lui répond. Il lui
répond. Ils se voient. Ils s'aiment.
Nous sommes en 1833. En 1835, fin.
Alfred et George entrent dans la
cohorte des amants célèbres qui se
reconnaissent à ce signe le malheur.
Aussi, avant cette fin obligée, des
joies, des enthousiasmes et des volup-
tés, mais surtout ce malheur qui fait
les belles histoires et les recueils de
correspondance pour la postérité.
Depuis 1904, voici la quatrième édi-
tion des lettres de Musset et de Sand
qui, devenue trente ans plus tard la
Bonne Dame de Nohant, tenait à ce
que nul n'en ignorât, et ce « dans
l'intérêt de la vérité ». Nous l'avons
donc cette vérité, ou du moins celle
que les correspondants nous ont
transmise après se l'être confiée avec
les précautions propres au genre il
n'est pas toujours simple d'apaiser
avec la franchise un amant soupçon-
neux, une maîtresse qui se dit votre
« maman », votre « amie » et, plus
curieusement, votre frère ». Et
puis, il faut leur part aux hyperboles,au style ampoulé, aux exaltations
romantiques. Toutefois, pour les
amateurs, ce n'est pas une lecture las-
sante pour ceux qui aiment le poète
et la romancière, c'est un ajout à leur
connaissance. Au moins aussi pas-
REVUE DES LIVRES
128
sionnante que les lettres, il y a une
préface de Françoise Sagan, un petit
chef-d'œuvre d'humour et de
compréhension des deux amants
avec une nette préférence pour la
dame qui écrivait au jeune homme
furieux « Tout ce papier Tout ce
papier Allons-nous vivre sur du
papier toute notre vie Toi oui,
Alfred, tu es fait pour ça, moi pas, jesuis une femme. »
André SunRès
L'Art et la Vie
Lettres inédites de Suarès, Rolland,
J.ames, Unamuno, Bergson,
Montherlant, Paulhan, Stefan
Zweig. Textes établis et préfacés
par Yves-Alain Favre. Rougerie,
1984, 252 panes. 81 F.
André Suarès
1.'univers mythique de Suarès. Texte,
reunis par Yves-Alain Favre. l.a
revue des Lettres Modernes, Minard,
198 l, 220 pages.
Au moment où reparaît le Condot-
tiere de Suarès, deux ouvrages atti-
rent notre attention. Les lettres inedi-
tes, d'abord, entre la confidence et la
reflexion, tracent la biographie intel-
lectuelle de Suares. Avec quel soin
sont traitées "les plus hautes ques-
tions qui font le destin de l'homme"
Faut-il sacrifier l'art à la vie ou la vie
à l'art ? "L'art et la vie s'identifient",
c'est le message de sa nuit mystique.
L'homme apparaît superbe parce que
noble mépris des entremetteurs des-
tructeurs de la société, dégoût de
l'action seule fléau de l'âme contem-
poraine. "Il faut écrire avec son sang
[.] On ne vit en vérité que d'amour
[.] Notre dignité est faite de nos pei-
nes." Pour quelle récompense ?
Retentir dans le coeur des hommes.
l'art, c'est l'amour sans laideur ni
péché, le besoin divin de plenitude
la trouver et la donner. L'amour est
vraiment la conscience de la vie. Il a
su "dire cette suprême vérité qu'on ne
connaît que par le regard intérieur".
· Pierre-Robert Leclercq
Prince de psychologie, homme sans
peur et sans vile pudeur, confident
des grands penseurs de l'époque, il a
répondu a la hame de la N.R.F. avec
grandeur "Ils m'ont reduit a vivre
posthume à moi-même et à un plan
ou, grâce au ciel, je les oublie." "I e
destin de Suares devrait être le
remords de nos contemporains"
(Montherlant). Quant au second
ouvrage sur l'univers mythique de
Suares, il lui donne un éclairage
direct sur la modernisation des
mythes qui éclairent sa vision de
l'univers, très révélatrice de son
caractère (crépuscule du mal, forclu-
sion, Minos et Pasiphae, Orphee en
lambeaux, figures du géometre.).
Un très bel instrument de travail. "Il
n'y a pas de grands écrivains, il n'y a
que de grands hommes." Hommage
rendu par Yves-Alain Favre.
· Anne Beauvois Cailliau
Pierre SANSOI'
La France sensible
Champ Vallon, coll. Milieux, Seys-
sel, 1985, 256 pages, 100 F.
C'est d'une France de lui seul
connue que parle P. Sansot dans ce
livre subtil. La France de ses émo-
tions, de ses sensations, de ses rémi-
niscences. Ce livre vagabond, livre de
songes et de souvenirs amoureux,
donne accès à l'imaginaire d'un
homme né en 1929. « Sa France, il
la parcourt en tous sens, dans
l'espace et dans le temps les siens
propres. Rêveries « bachelar-
diennes », nées des odeurs, des lieux,
des couleurs. P. Sansot crée une
véritable géographie sentimentale à
partir d'une mémoire émotionnelle,
façonnée d'abord par les livres
d'école, les cartes postales, les affi-
ches de chemins de fer, ses percep-
tions spontanées d'enfant ses rêves
de France. L'âge et les connaissances
venant, la rêverie persiste, dans ce
perpétuel va-et-vient entre le savoir et
l'émotion. Toujours la France
esquive les définitions. Pages inspi-
rées où l'auteur rêve devant l'océan
ou le vent, les nuages, la lumière, ou
129
l'idée de frontière, et raconte un pays
qui n'appartient qu'à lui. QuelleFrance ? Pas celle d'un drapeau, ni
une puissance, pas l'ombre d'un quel-
conque nationalisme mais un
sentiment d'appartenance si fort qu'ilen résulte des pages parmi les plusfines et les plus aimantes écrites sur la
France.
Annie COHEN-SOLAL
Sartre
Gallimard, 1985, 730 pages, ISO F.
(beaucoup ?) oublié Sartre. Si vous
souhaitez donc renouer avec
d'anciennes lectures ou retrouver des
souvenirs de la vie intellectuelle de
ces 40 dernières années, vous pouvez
vous plonger dans cette copieuse bio-
graphie. Vous ne vous ennuierez pas
au long d'un parcours sans danger où
vous ne rencontrerez ni les abîmes de
l'être et du néant, ni les embuscades
de la raison dialectique. Ce livre,
qu'on pourra emporter sur les plages
l'été prochain, est écrit dans toutes les
règles de la bonne recette biogra-
phique toutes les aspérités du héros
sont estompées, la trajectoire qu'il
suit est heureusement parsemée
d'embûches, mais le triomphe est
assuré ceux qui le contestent sont
des «bien-pensants plus ou moins
hypocrites qui disparaissent devant le
succès. Rien n'est caché, certes, mais
tout est rapporté si gentiment et avec
une telle sympathie pour« Poulou »,
qu'on se surprend à avaler sans sour-
ciller quelques énormités par exem-
ple, les jugements de Sartre sur
l'URSS, Cuba, la Chine, de Gaulle,
ou les déclarations de sa période
maoïste des années 70. Le parcours
intellectuel est si bien enveloppé
qu'on se demande vraiment comment
et pourquoi Camus ou Merleau-
Ponty ont pu se séparer de Sartre
des bien-pensants », eux aussi sans
doute, peut-être même un peu« salauds » ? Nous n'ignorons rien
non plus du « harem ouvert et sans
limites » de Sartre, où Mme de Beau-
voir, quoique souvent «échangée »,
reste la mère vigilante et la conseillère
efficace. Et nous sentons aussi com-
·Françoise Dufournet
Vous avez sans doute un peu
bien les intérêts de Sartre étaientdivers en littérature étrangère, enmusique,en cinéma, sans oublier laboxedes jeunesannées.Tout cela selit bien,MmeCohen-Solalsegardantd'introduire quelque interprétationdéplaisanteque ce soit (œdipienne,marxisante,ou autre). Commedansla bibliothèquerose, la fin est bientriste, les disciples se déchirantautour d'un héros fatigué. Mais onvous assure que «perpétuellementfuyant, mobile, mouvant jusqu'auvertige», Sartrepar sa mort est par-venu « à se défiler». Jusque dansl'adversitéla plus extrême, le hérostriomphe.C'est bien l'essentiel.
• Paul Valadier
NATURE
Christine DE COLOMBEL
L'Alpinisme, randonnée et trekking
Photographies de David Belden.Larousse,1985, 160pages, 115 F.
Annick et SergeMOURARET
Le Massif Central
Les100plus bellescourseset randon-nées. Denoël,1985,240 pages.
Difficilede trouver contraste plusnet entredeux livresapparemmentsisemblables. Le premier se recom-mandepar des photos superbesd'undesmeilleursphotographesactuelsdela montagne, David Belden. Mais,contrairementà ce queprétend l'édi-teur, il rebuteravite les « passionnésde la montagne» et n'intéresseraguèreque les« grimpeursde pointe »
qui auront vite fait de relever tellelacuneou telleerreur. Pourma part,j'auraispréféré,par exemple,que, aulieude répéterla remarqueéculéesurle Salève« annexépar les Suisses»,on rappelleque le mot varappe tireson origine d'un lieu-dit du mêmeSalève. Au contraire, le secondouvrage, fruit d'années d'explora-tionssur leterrain,entoute saison,serecommandepar unesériedequalitéshors du commun. Moins spécialisé
REVUE DES LIVRES
130
que les autres ouvrages de la collec-
tion créee par Gaston Rebuffat, il
interesse un vaste public susceptible
d'y trouver un guide des plus sûrs,
presque un breviaire les escalades
réservées aux grimpeurs de pointe
sont moins de trente et les descentes
de rivière en canoë-kayak plus specia-
lisées sont moins de dix. Les randon-
nées pedestres sont nettement majori-
taires (quarante). Les auteurs ont une
predilection pour les parcours hors
des sentiers battus, voire des G.R.
Enfin, viennent les passages aquati-
ques plus plaisants que risqués, et
surtout les randonnées à ski nordique
et les parcours d'alpinisme hivernal.
Les lecteurs d'Etudes doivent égale-
ment savoir que le livre des Mouraret
deborde largement le champ de la lit-
terature sportive et possede un
arrière-fond culturel extrêmement
proche de la vie quotidienne de ces
habitants de plus en plus esseules, le
quinzième de la population française.
De quoi nous rendre encore plus atta-
chant ce Massif Central, septieme
partie du territoire national. Lieu de
hautes terres, mais de terres humai-
nes, et qui veulent le rester.
Patrice DE BELLEFON
Pyrénées
Arthaud, 1985, 172 pages, 295 F.
ce livre d'un amateur au sens clas-
sique le plus fort, d'un connaisseur
des ombres et des lumières, des
hommes et des pierres, des plantes et
des bêtes. Un texte un peu lyrique
parfois, mais qui reste toujours en
prise sur le réel des photos dont la
valeur documentaire ou humaine
n'empêche pas force de la composi-
tion et subtilité de la palette, aussi
sûre dans le camaïeu que dans le
clair-obscur (il fallait reussir les pho-
tos, mais aussi l'impression.).
Guide de haute montagne, l'auteur
avait dejà donné Les cent plus belles
courses des Pyrénées.
· Henri Perroy
C'est une vraie joie de tomber sur
• René Rech
SCIENCES
Jean ITARD
Essais d'histoire des mathématiques
Réunis et introduits par R. Rashed.
Blanchard, 1984, 386 pages, 180 F.
Jean Itard (1902-1979) a poursuivi
une double carrière professeur de
mathématiques spéciales, historien
des mathématiques. La plus grande
partie de son œuvre d'historien était
dispersée en de nombreux articles. Il
est heureux qu'ils aient été réunis
dans ce volume. J. Itard compte
parmi les meilleurs historiens des
mathématiques par la pénétration et
la rigueur de sa pensée. Ces études,
qui s'étendent des Grecs à notre épo-
que, concernent des sujets d'un grand
intérêt en large part, elles sont
accessibles aux non-spécialistes des
mathématiques et de leur histoire,
principalement les philosophes et,
plus largement, les historiens de la
pensée.
e François Russo
Bruno BELHOSTE
Cauchy, 1789-1857
Un mathématicien légitimiste au
XIX, siecle. Belin, coll. Un savant,
une époque, 1985, 224 pages, 82 F.
Nous ne disposions jusqu'ici sur
Cauchy que de travaux peu sûrs et
tres incomplets hors le domaine
mathématique, notamment avec un
travail très technique de B. Belhoste.
Or, sans se situer au tout premier
rang des mathematiciens du xrx·
siecle il n'égale ni Gauss, ni
Riemann, ni Cantor Cauchy a
joué un rôle majeur dans le progres
de la mathématique. Par ailleurs,
catholique fervent, membre de la
« Congregation grand ami des
jésuites, intransigeant et de caractère
131
difficile, précepteur (mais bien mau-
vais pédagogue) du duc de Bordeaux,
fils de Charles X, élève insuppor-
table, de 1833 à 1838, Cauchy inté-
resse de façon significative l'histoire
religieuse du xix, siècle. Ce livre
excellemment documenté, très péné-
tram, fort bien écrit, associe de façon
alternative la biographie de Cauchy
et la présentation des principaux
aspects de son œuvre mathématique.
Sous ce second aspect, il ne sera
accessible qu'à ceux qui ont une cul-
ture mathématique de niveau supé-
rieur au baccalauréat scientifique.
On soulignera la très heureuse
conception de cette nouvelle collec-
tion qui comble une lacune et qui
compte déjà plusieurs autres mono-
graphies, également de grande qua-
lité, consacrées à Darwin, Yukawa,
Wegener, Hardy.
P.J. DAVIS, R. HERSCH
L'Univers mathématiques
Traduit et adapté de l'américain par
L. Chambadal. Gauthier-Villars,
1985, 406 pages, 185 F.
ont traité des mathématiques dans
leur ensemble, de leur nature, de
leurs démarches, des problèmes
majeurs qu'elles ont affrontés, celui-
ci nous paraît le plus remarquable.
Dû à des mathématiciens profession-
nels, il est marqué d'une « réflexion »
qui dépasse le strict horizon des spé-
cialistes et il est accessible pour la
plus grande part à ceux qui ont une
formation mathématique du premier
niveau universitaire. On appréciera
la clarté, l'aisance, le sens pédago-
gique de l'exposé. Il prend en compte
la portée culturelle des mathémati-
ques et de ses aspects si variés défi-
nitions, axiomes, formalisme et ses
limites, démonstrations, intuitions,
rapports avec la logique, fonde-
ments, statut et nature de la recher-
che mathématique dans le monde
actuel, applications des mathéma-
tiques, leur enseignement et les rai-
sons de l'incompréhension auxquelles
elles se heurtent. De plus, de nom-
breuses vues historiques, outre leur
·François Russo
Parmi les nombreux ouvrages qui
intérêt propre, éclairent heureuse-
ment les mathématiques d'aujourd'hui.
François Russo
Michel FESTOu, Philippe VERON,
Jean-Claude RIBES
Les Comètes, mythes et réalités
Flammarion, 1985, 320 pages, 125 F.
Anne-Chantal LEVASSEUR-REGOURD
Philippe de la COTARDIÈRE
Halley, le roman des comètes
Denoël, 1985, 290 pages, 128 F.
Ces deux ouvrages, dont la lecture
est facilitée et agrémentée par de
nombreux schémas et photographies,
traitent à peu de chose près du même
sujet l'interprétation préscientifique
de l'observation des comètes, leur
place qui fut si grande dans l'imagi-
naire de l'humanité (présages funestes
notamment), l'histoire et l'état actuel
de leur observation et de leur explica-
tion scientifique (origine, trajectoire,
nature du noyau, de la chevelure, de
la queue, de l'antiqueue, des essaims
de météorites qui en émanent), les
missions spatiales en cours vers la
comète de Halley comète idéale
pour la science et la plus célèbre en
raison de ses nombreux passages
aisément visibles au cours des temps
principalement la sonde Giotto,
lancée par Ariane le 2 juillet 1985 et
dont le rôle culminera et s'achèvera
en mars 1986. Ces deux ouvrages,
dus à des scientifiques professionnels,
se complètent. Le premier, mise à
jour d'un ouvrage paru en 1979 (cf.
Etudes, juin 1979, p. 862), est le plus
développé quant à l'histoire de
l'impact « culturel » des comètes et
de leur observation avant le XXe siè-
cle il est aussi le plus« alerte ». Le
second, plus dominé, mieux écrit, est
plus scientifique (mais très compré-
hensible en'raison de sa clarté et de
son sens pédagogique), surtout en ce
qui concerne les orbites des comètes,
les théories récentes sur leur origine
et les missions spatiales. De la plus
haute Antiquité à nos jours, des
superstitions les plus folles dont la
science nous a libérés et qui ont long-
REVUE DES LIVRES
132
temps encombré et gâté les religions,
et des premiers travaux scientifiquessur les comètes de Kepler Newton
aux entreprises scientifiques des mis-
sions spatiales en cours qui mobili-
sent par centaines des savants et des
ingénieurs de très nombreux pays,
dansune stricte et complexe organi-
sation, en raison de l'enjeu majeur
pour l'astronomie d'une meilleure
connaissance des comètes, ces deux
ouvrages nous offrent un périple qui
mérite que nous nous y engagions.
Hubert REEVES et al.
La Synchronicité, l'âme et la science
Existe-t-il un ordre a-causal ? Poïesis,
diff. Payot, 1984, 180 pages, 92 F.
Le titre, déconcertant, ne doit pasdétourner de cet ouvrage collectif,
bien unifié autour de son sujet, bien
écrit et très largement documenté. Il
traite d'une question qui, certes,
inquiétera les « classiques », philo-
sophes ou scientifiques, mais quimérite considération, qu'on en
accepte ou non les données. L'histoire
des idées ne saurait ignorer celles-ci
en dépit de leur étrangeté, elles ont
souvent été adoptées par des espritsd'une qualité non négligeable. Ces
vues portent essentiellement sur deux
thèmes étroitement liés les arché-
types, structures de l'inconscient col-
lectif dont a traité surtout Jung (M.
Cazenave en donne un excellent
exposé) et l'Unus Mundus, c'est-à-dire
le monde considéré comme une réalité
où le tout retentit sur chaque élément,
et où le psychique et le réel sont en
intime relation, notamment dans des
connexions synchroniques a-causales,
telles que le déplacement d'un objet
par une action psychique sans inter-
médiaire matériel. Certes, ces thèmes,
qui se rencontrent dès 'l'Antiquité,
notamment dans l'alchimie et l'astro-
logie, et aussi chez. Leibniz, peu-
vent inquiéter, souvent à juste titre,les scientifiques d'aujourd'hui. Mais
on les rencontre, sous un mode certes
différent, dans la réflexion cosmolo-
gique de nombre d'astronomes. Rap-
·François Russo
pelons aussi que Jung a été en rap-
ports étroits avec W. Pauli, l'un des
fondateurs de la mécanique quanti-
que. Quant au rôle de ces thèmes
dans l'explication de l'évolution,
l'exposé scientifiquement intéressant
de H.-F. Etter, catégoriquement anti-
darwinien, nous paraît un peu facile.
·François Russo
HISTOIRE
Colette BEAUNE
Naissance de la nation France
Gallimard, Bibliothèque des Histoi-
res, 1985, 436 pages, 145 F.
Inventer la « France » a été un long
processus depuis l'apparition du
concept juridico-politique (au x' siè-
cle, selon les travaux de l'historien
allemand Bernd Schneidmüller, non
signalés dans le présent ouvrage). A
l'autre bout, l'historien américain
Eugen Weber ne voit se généraliser le
sentiment d'appartenance à l'unité
nationale qu'à la fin du XIXe siècle.
Cette dernière vue est critiquée parC. Beaune celle-ci détecte bien,
pour les xiv et xv* siècles qui sont
l'objet de son étude, le goût de vivre
ensemble, au nord ou au sud de la
Loire, sous une royauté que Dieu a
bénie. L'étude porte sur les représen-tations de cette unité mythes histo-
riques, cultes, symboles. C'est une
série de monographies précises et
neuves, dont la consultation est faci-
litée par des index .détaillés. Loin
d'être une création homogène, l'ima-
ginaire français se révèle être le résul-
tat d'un bricolage. Les propagandesfont flèche de tout bois, selon les cir-
constances. Les éléments utilisés par
elles sont de sources ethniques très
diverses. On se croit les descendants
des Troyens d'Homère, mais ce peutêtre soit par les Francs, soit désor-
mais plus souvent par les Gaulois. Un
saint national, Denis (aux fortunes
diverses d'ailleurs), est un athénien
il est parfois supplanté par Michel,
133
l'archange venu du Ciel à travers la
Bible. Les images de communauté
par le sang transposent sans doute le
langage latin de la parenté, de la
patrie. Enfin, la force des composan-
tes religieuses relativise ce sentitwent
national-là au profit de la solidarité
plus large des chrétiens. Au total, si
sentiment national il y a, il est bien
éloigné des idéaux unitaires de type
républicain. Voici donc un beau livre
(mais fort technique dans le détail),
qui peut nous aider à entrer sans
complexe dans les nouvelles aventu-
res de notre « sentiment national »,
au niveau de syncrétismes plus com-
plexes encore.
Jean LESSAY
George Washington
ou la grâce républicaine. J.-C. Lattès,
1985, 366 pages, 140 F.
Il s'agit moins d'une biographie
savante de Washington que de faire
connaître un « être de vertu ».
L'auteur est au courant des
recherches récentes sur la période de
la « cause glorieuse » qui, en effet,
nous donnent accès à un personnage
autre que celui qui a été victime de la
boutade d'Adams « Cet homme n'a
jamais été nu. Il est né avec les vête-
ments et les cheveux poudrés. » Le
livre se lit facilement, mais, malgré
les promesses de la couverture, la lec-
ture est loin d'être aussi passionnante
que celle d'un roman d'aventure.
D'une part, la vertu de Washington
serait celle de l'aurea mediocrrtas
elle aurait consisté à ne vouloir
déranger personne, sauf le roi
d'Angleterre. Il s'en dégage une
impression de tristesse constamment
surmontée par un esprit de soumis-
sion aux désastres personnels ou
nationaux. D'autre part, nous avons
droit à de multiples descriptions des
chasses au renard qui passionnaientnotre héros et à ses nombreux soucis
de propriétaire terrien. Mais le bouil-
lonnement politique qui imprègne
l'époque reste plutôt dans l'ombre.
Au texte de Jefferson (La Déclaration
d'indépendance) l'auteur réserve des
éloges bien justifiés, alors qu'il
éprouve peu de sympathie pour ce
• Pierre Vallin
francophile clairvoyant, qu'il traite
substantiellement de roquet. Mais il
semble avoir de l'estime pour la
Constitution des Etats-Unis, plus
washingtonienne elle n'est pas
analysée dans ses aspects qui réintro-
duisent le racisme et la primauté du
capital, trahissent la « Déclaration »
et préparent la terrible guerre de
sécession, comme Jefferson l'avait
bien prévu. L'auteur ne nous dit
même pas pourquoi le document fut
immédiatement assorti de dix amen-
dements (« The Bill of Rights »). La
vertu de Washington ne comportait
pas la lucidité de Jefferson sur l'ave-
nir. Pourtant, son influence comme
président de la Convention consti-
tuante et son prestige personnel
auraient pu arracher à l'assemblée un
texte moins boiteux.
· Dana Farnham
Diana COOPER-RICHET
Jacqueline PLUET-DESPATIN
L'Exercice du bonheur
ou Comment Victor Coissac cultiva
l'utopie entre les deux guerres dans sa
communauté de l'Intégrale. Champ
Vallon, Seyssel, coll. Milieux, 1985,
272 pages, 94 F.
Un instituteur en retraite, origi-
naire de Tours, caresse depuis long-
temps le rêve d'une communauté,
«L'Intégrale », où serait enfin
accomplie l'harmonie sur terre. Pas
moins. C'est du côté du Gers, dans
un domaine agricole appelé « La
Grange », qu'il va tenter de vivre les
prémices de cette félicité future. Fou-
rier fournit le modèle. Victor quitte
femme et enfants et, la cinquantaine
passée, se lance dans l'entreprise la
plus insensée qu'on puisse imaginer.
Passionnées par leur sujet, les deux
auteurs ressuscitent avec bonheur et
talent la figure de cet homme hors du
commun, et son oeuvre aussi incon-
nue qu'ambitieuse. Son programme ?
Non seulement l'égalité économique
entre tous, mais aussi l'égalité entre
hommes et femmes, selon les princi-
pes de la « camaraderie amoureuse »
une véritable profession de foi « fémi-
niste », révolutionnaire pour l'époque.
Emouvante entreprise tout entière
vouée au bonheur, et dont l'histoire
REVUE DES LIVRES
134
ne sera qu'une suite désolante de
deboires économiques et sentimen-
taux. Comme si, dans sa naïveté, ou
son immense foi en l'homme, V.
Coissac s'entêtait à ne vouloir jamais
tirer leçon de ses malheurs. Cet
ouvrage de grande qualité, fort bien
documenté sur l'époque (1905-1935),
rend compte des errements d'une com-
munauté lancée dans un projet qui la
dépasse. Petri de contradictions, comcé
entre ses idéaux communistes et son
tempérament patriarcal, V. Coissac vit
douloureusement l'écart entre le rêve et
la réalité. Tenace, optimiste, crédule, il
est grugé par ceux qu'il pge, trop tard,
peu aptes à œuvrer pour le bonheur
commun. Au bout du compte, voici
matière à nourrir une riche méditation
sur le genre humain.
Alfred GROSSER
L'Allemagne en Occident
La République fédérale 40 ans après.
Fayard, 1985, 330 pages, 89 F.
rétrospective historique depuis 1945.
Selon son habitude, A. Grosser mêle
à la présentation des faits la significa-
tion qu'il leur donne et un question-
nement, tout aussi fécond, destiné au
lecteur. La force des exigences mora-
les auxquelles ont été soumises les
institutions de la RFA, au lendemain
du nazisme, est difficile à maintenir.
Mais l'élan initial est toujours percep-
tible à travers bien des réactions indi-
viduelles. A. Grosser souligne le
poids des symboles et l'évolution,
parfois très rapide, de leur significa-
tion. Ainsi, à la suite de la crise de
1947, « du jour au lendemain, Berlin
s'est transformé de symbole du prus-
sianisme et de l'hitlérisme en symbole
de liberté ». La « fidélité doctrinale »
des gouvernements successifs, la
manière dont le passé est assumé
aujourd'hui sont aussi analysées. Les
comparaisons entre Français et Alle-
mands sont d'autant plus stimulantes
que l'ouvrage a été publié simultané-
ment en RFA et en France. Chacun
est invité à percevoir le point de vue
·Françoise Dufournet
L'ouvrage commence par une
de l'autre. Par exemple, à propos des
élections de mars 1933 qui furent les
dernières élections sinon libres (la ter-
reur s'était déjà installée), du moins
pluralistes, et où le parti national-
socialiste obtint 44% des suffrages,A. Grosser commente « 44% pour
Hitler, on ne dira jamais assez aux
Allemands que c'est une proportion
énorme on ne dira jamais assez aux
Français que, même déjà installé au
pouvoir, Hitler n'a même pas
recueilli, tant qu'un choix a été
encore possible, la majorité des suf-
frages »
·Jean-Louis Bohn
SCIENCES
SOCIALES
Jacques JULLIARD
La Faute à Rousseau
Essai sur les conséquences histo-
riques de l'idée de souveraineté popu-
laire. Seuil, 1985, 256 pages, 85 F.
Pourquoi la gauche arrivée au pou-
voir doit-elle pour le conserver inver-
ser ses principes et courtiser ses
adversaires ? Cette interrogation
conduit l'enquête historique de cet
essai qui, selon un tic bien caractéris-
tique, recherche un bouc émissaire
Rousseau et les contradictions de son
Contrat social concernant la volonté
générale et la souveraineté du peuple.
Si les pages consacrées au démontage
de Rousseau et aux réactions de rejet
qu'il a provoquées au xtx siècle inté-
ressent malgré leur manque d'origi-
nalité et la longueur des citations, on
reste rêveur au cours de la dernière
partie en quoi le recours au bon
Rousseau éclaire-t-il les erreurs et les
tergiversations du gouvernement
depuis 1981, que Julliard se plaît à
énumérer ? Faut-il toujours à gauche
surplomber d'une telle hauteur théo-
rique le prosaïsme du réel ? Mais,
après bien d'autres, ce livre est un
symptôme supplémentaire du vide
idéologique des socialistes plutôt
135
que d'accuser Rousseau (après
Marx), mieux vaudrait développer
une pensée neuve. Mais cela, c'est
une autre affaire.
Jean MITOYEN
C'est dur d'être de gauche,
surtout quand on n'est pas de droite
Syros, 1985, 238 pages, 79 F.
cheur, pastiché de Guy Bedos, un
bilan implacable et une réflexion
sérieuse. Le bilan, c'est celui de la
gauche au pouvoir, établi par un
groupe de militants de gauche qui
écrivent sous un pseudonyme com-
mun, et auquel des « gens de droite »
trouveraient sans doute peu à ajouter
sur le plan de la critique. La réflexion
cherche à ouvrir des voies pour une
autre politique de gauche, qui soit
vraiment de gauche sans tomber dans
les travers idéologiques ou le pragma-
tisme à courte vue, et qui soit vrai-
ment une politique, c'est-à-dire capa-
ble de tenir compte des exigences de
la gestion d'un Etat moderne. Selon
les perspectives de la deuxième gau-
che, expression que le livre évite avec
soin, on recherche ici la transparence
des structures gouvernementaleset
administratives, la vivification de
toute la société civile, la négociation
permanente, avec un souci majeur
le chômage. Des silences surprenants
sur la politique extérieure, et (sauf
inadvertance) rien sur la défense ou
l'armementnucléaire (les ventes
d'armes !). Enfin, tout repose sur
un dogme inébranlable il y a la gau-
che, il y a la droite, un abîme les
sépare. On ne peut ébranler tous les
mythes à la fois. Mais quand celui-ci
aura sauté, on y verra peut-être plus
clair. Encore un effort, camarades
Christian MELLON et al.
La Dissuasion civile
Fondation pour les études de Défense
nationale, 1985, 210 pages, 65 F.
Défense, les auteurs de cet ouvrage
• Paul Valadier
Sous un titre faussement accro-
· Paul Valadier
A la demande du ministère de la
ont été chargés d'étudier la prise en
compte des principes et des méthodes
de la résistance non violente dans la
stratégie globale de la France. On
appréciera, à les lire, le chemin par-
couru dans leur réflexion. Il ne s'agit
plus pour eux de proposer une alter-
native à la dissuasion nucléaire. Ils
écrivent qu'il s'agit de la compléter
car, à elle seule, elle ne saurait con-
duire à la paix. Mieux vaudrait dire
qu'au sein d'un monde tendu par
l'antagonisme Est-Ouest, il s'agit
d'amorcer et de pousser aussi loin
que possible une dynamique de paix
fondée non pas sur la démission
devant le plus fort ou la crainte de
l'apocalypse nucléaire, mais, positi-
vement, sur le sens de la responsabi-
lité des citoyens et sur la conscience
des valeurs à promouvoir dans leur
pays. Sans doute s'agit-il d'un sou-
hait, car les chemins qu'ils proposent
de suivre sont ceux d'un idéal fort
loin d'être actuellement réalisable.
Les adversaires potentiels n'agissent
en rien rationnellement. Les hommes
de notre époque sont peu disposés à
mourir plutôt que de perdre leur
liberté. Les auteurs ne sont pas naïfs
au point de n'en avoir pas conscience.
C'est pourquoi ils entrent dans le
détail de propositions moins abstrai-
tes. Des exemples tirés de l'histoire
montrent que leur espérance n'est pas
entièrement chimérique. Même s'il y
a encore très loin de la coupe aux
lèvres, ils indiquent la bonne direc-
tion et ils précisent quelques moyens
de la suivre.
jean Moussé
Japon
Le consensus mythe et réalités. Cer-
cle d'Etudes sur la société et l'écono-
mie du Japon (CESEJ). Avec une
étude-préface d'Alain Touraine. Eco-
nomica, 1984, 454 pages, 148 F.
On croit généralement que le secret
de la réussite japonaise est le fruit
d'un large consensus de ce peuple
aussi travailleur qu'unanime. Ce
mythe ne résiste pas à l'analyse des
séalités que proposent les onze japo-
nologues (historiens, sociologues,
économistes) français résidant ou
ayant résidé au Japon. Douze chapi-
tres, bardés de chiffres et de statisti-
REVUE DES LIVRES
136
ques puisés à des sources japonaises.
Avec l'étude-préface d'Alain Touraine
qui situe le Japon parmi les autres
democraties avancées, ce livre est, à
notre connaissance, l'étude la plus
fouillée parue à ce jour en langue
française sur les principaux rouages
de la si efficace machme Japon ».
Dans la fougue à pourfendre le
« mythe », il y a par-ci par-là des for-
mules excessives, voire des dérapages
idéologiques qui provoqueront l'aga-
cement des lecteurs au fait des réalités
nippones. Tant il est vrai que le
Japon oblige son observateur à pren-
dre position sur des choses aussi fon-
damentales que le sens du travail, de
la liberté, du bonheur, etc. Un livre
polémique donc, mais qu'il faut avoir
lu avant de risquer quelque jugement
que ce soit sur le « modèle » nippon.
Muriel JOLIVET
L'Université
au service de l'économie japonaise
Economica, 1985, 176 pages, 95 F.
tés, beaucoup même mais ce qu'on
y fait, les raisons pour lesquelles on y
entre, la manière d'en sortir, leur rôle
dans la société japonaise, sur tous ces
pomts et bien d'autres encore, les dif-
férences sont souvent criantes avec ce
que nous connaissons de ce côté-ci de
la planète. Et si le détail de ces diffé-
rences vous intéresse, le livre à lire est
bien celui de Muriel Jolivet. Forte-
ment documenté de données de pre-
mière main, il passe au crible non
seulement les mécanismes (l'escaher
roulant ?) qui emportent les jeunes
Japonais de la porte de l'université à
la porte de l'entreprise, mais aussi les
états d'âme, rêves, convictions, rési-
gnations des principaux acteurs, étu-
diants, parents, employeurs. Voilà
donc un pays où 43,5% des jeunes
qui arrivent sur le marché du travail
ont en poche un diplôme d'études
supérieures. Quelle est la portée de ce
chiffre ? Quels coûts sociaux et indi-
viduels masque-t-il ? Comment
· Gabriel Mehrenberger
Au Japon aussi il y a des universi-
trouve-t-on du travail au Japon ?
Quel travail ? Etc. Les réponses à ces
questions sont évidemment d'un inté-
rêt capital pour qui ne veut pas rêver
le « modèle japonais », mais connaî-
tre une société qui fonctionne bien
dans l'ensemble, mais où les
coûts/coups sont répartis et « encais-
sés » selon des critères et des valeurs
que nos sociétés occidentales sont
très loin de partager.
• Gabriel Mehrenberger
PHILOSOPHIE
Vladimir SOLOVIEV
Trois Entretiens
sur la guerre, la morale et la religion
Introduction de F. Rouleau. Traduc-
tion et notes de B. Marchadier et
F. Rouleau. O.E.I.L, 1984,
226 pages, 100 F.
Rédigés par Soloviev à la fin de sa
vie, les Trois Entretiens nous offrent
bien le testament du célèbre philoso-
phe russe ils furent publiés l'année
même de sa mort (1900). Le sujet de
cet ouvrage n'est autre que le pro-
blème du mal, considéré non point
d'une façon abstraite, mais à l'occa-
sion de la guerre, de la morale et de la
religion. Le mal n'est pas seulement
«privation du bien », il est surtout et
avant tout « perversion du bien
Telle est la thèse. Quant aux person-
nages de ce dialogue, ce sont un
représentant de l'armée, un représen-
tant de la politique et, comme porte-
parole de la religion, un tolstoïen qui
incarne la fausse religion et un mysté-
rieux Monsieur Z qui exprime les
idées de Soloviev. Ce triple dialogue
est suivi d'un « Court Récit sur
l'Antéchrist » qui n'est autre chose
qu'une transposition moderne de
l'Apocalypse une mise en scène de
l'ultime combat entre le faux bien et
le bien réel. Ce récit (au même titre
que La Légende du Grand Inquisuteur
de Dostoïevski) est l'un des textes les
plus célebres et les plus riches de
137
toute la littérature religieuse russe. A
la différence de la traduction de
Tavernier (1916), celle-ci comporte
la longue introduction de Soloviev.
Ajoutons qu'elle est fort heureuse-
ment précédée d'une sobre préface de
F. Rouleau, qui replace cette œuvre
dans l'ensemble de la pensée de Solo-
viev. Ce livre nous renvoie aux ulti-
mes sources de l'esprit totalitaire, qui
menace toujours. Soloviev, à l'aube
du xx' siècle, a pressenti le drame de
notre temps.
Martin HEIDEGGER
Etre et temps
Traduction nouvelle et intégrale du
texte de la dixième édition parEmmanuel Martineau. Edité par
J. Lechaux et E. Ledru (161, rue des
Pyrénées, 75020 Paris), 1985, 328
pages, hors commerce.
Publiée pour la première fois en
1927, cette œuvre majeure de Hei-
degger n'arrive au lecteur français
dans une traduction complète qu'en
1985. On ne s'habitue pas à la len-
teur (à l'obstruction ?) de certains
éditeurs apparemment peu soucieux
de faire connaître à un public large
un ouvrage qui compte certainement
parmi les plus caractéristiques de la
première moitié du xx' siècle. C'est
pourquoi il faut saluer le courage, la
ténacité et l'ardeur d'Emmanuel Mar-
tineau qui a tenté par cette publica-
tion hors commerce d'ébranler les
colonnes du temple. Il a ainsi doublé
les éditions Gallimard, détentrices
des droits de traduction et qui annon-
cent une traduction très (trop) atten-
due pour l'année 1986. Ce texte est
évidemment d'une lecture difficile,
mais il faut le signaler aux lecteurs
d'Etudes. Il est l'une des clés de la
philosophie contemporaine. On y
trouve le tout premier Heidegger
dans la force d'une méditation préa-
lable à son ontologie (laquelle ne
viendra jamais au jour). On admire la
rigueur et (malgré le jargon) la préci-
sion de cette analyse du Dasein tous
les thèmes tellement vulgarisés par un
existentialisme banalisé sont ici abor-
dés avec une sorte d'allégresse de la
pensée l'être-au-monde, l'outil, la
mort, la temporalité, le souci.
•Roger Tandonnet
La Procure
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REVUE DES LIVRES
138
Après un temps de surprise indispen-
sable pour s'habituer à une traduc-
tion qui tente vraiment de dire en
français la langue heideggerienne, on
admire la cohérence et la constance
des partis pris. Un glossaire final
français-allemand et allemand-
français permet de saisir les subtilités
de la traduction. Du bel ouvrage
pour une œuvre qui le mérite incon-
testablement.
Luc FERRY, Alain RENAUT
La Pensée 68
Essai sur lanti-bumanisme contem-
porain. Gallimard, coll. Le Monde
actuel, 1985, 294 pages, 98 F.
Que n'avons-nous entendu sur la
mort de l'homme ou du sujet, sur la
nécessité de sortir des pieges de
l'humanisme ? Or, voici que le vent
tourne la mise à mort (toute théori-
que) des meurtriers fait penser à la
mésaventure de l'arroseur arrosé.
Analysant ce qu'ils appellent ironi-
quement la pensée des « sixties », nos
deux mousquetaires ne font pas de
quartier. Les sieurs Derrida et Lacan,
Foucault et Bourdieu (ces deux-là
impitoyablement« deconstruits »)
sont mis à la question, maintenant
que le terrorisme intellectuel entre-
tenu autour de leur œuvre impres-
sionne un peu moins (avec un silence
étrange autour de Lévi-Strauss dont
l'anti-humanisme proclamé n'a pas
été moins virulent). On se tromperait
pourtant à assimiler ce livre à un
pamphlet. Le débat est sérieux et il
est conduit avec la ngueur de philo-
sophes qui argumentent, citent des
textes, contestent les incohérences ou
les faux-fuyants, ironisent sur des
penseurs qui, selon eux, ne font que
radicaliser et deformer Marx (Bour-
dieu), Nietzsche (Foucault), Freud
(Lacan) ou Heidegger (Derrida), tout
en prétendant à la nouveauté radi-
cale. Nullement inventive, la pensée
des « sixfies » est considérée ici
comme une impasse. D'ou le retour à
Kant (par-delà Heidegger même)
pour retrouver un humanisme sans
· Paul Valadier
métaphysique. On aimerait pourtant
être sûr que cet humanisme privé
d'enracinement métaphysique ou
théologique n'a pas (par son évanes-
cence même) contribué un peu aux
débordements dont ce livre analyse
les traces.
· Paul Valadier
QUESTIONS
RELIGIEUSES
Dominique BOURG
Transcendance et discours
Essai sur la nomination paradoxale
de Dieu. Cerf, 1985, 170 pages,
85 F.
Le problème de la transcendance
du Dieu biblique est posé en termes
philosophiques sommes-nous accu-
lés à accepter soit la visée hégélienne
(si Dieu est la figure par excellence de
l'être, alors l'opposition entre foi et
raison ne peut subsister), soit le
Schritt zurück de Heidegger (rejoi-
gnant au fond le dessem même de
Hegel) qui soumettrait la question de
Dieu à celle de l'Etre ? L'interdiscipli-
narité annoncée se joue entre philoso-
phie, linguistique, un peu d'exégeseet quelques allusions à la théologie.
La linguistique, représentée ici essen-
tiellement par Saussure, est soumise à
une critique impitoyable, inspirée par
des options philosophiques que
l'auteur ne cache d'ailleurs aucune-
ment. Selon lui, le linguiste aurait
hérité, contrairement aux appa-
rences, de présupposés charriés par la
philosophie dans ses analyses clas-
siques du signe. Pour donner un
exemple des allusions théologiques
l'analogie est invoquée et rejetee sans
aucun examen technique du sens de
ce terme. Dans le chapitre décisif du
livre, l'auteur semble affirmer que
l'effort pour penser Dieu dans l'être
ne saurait aboutir sans la figure
même du Médiateur, le Christ.
L'auteur invite à la discussion, décla-
139
rant ne viser qu'à jeter les bases d'une
approche chrétienne du langage. Cet
essai a le mérite de fournir une preuve
de l'extrême difficulté d'un tel projet
et des pièges de l'interdisciplinarité.
Hans Urs von BALTHASAR
La Dramatique divine
1. Prolégomènes. Trad. par
A. Monchaux avec la collaboration
de R. Givord et J. Servais.
Lethielleux, coll. Le Sycomore,
1984, 576 pages, 290 F.
La Vérité est symphonique
Aspects du pluralisme chrétien. Trad.
par R. Givord et M. Beauvallet.
S.O.S., 1984, 168 pages, 69 F.
Joseph GODENIR
Jésus l'Unique
Introduction à la théologie de H. U.
von Balthasar. Lethielleux, coll. Le
Sycomore, 1984, 184 pages, 90 F.
von Balthasar représente le deuxième
monument théologique édifié par
l'auteur, le premier étant constitué
par cette sorte d'Esthétique théolo-
gique que représentent les sept volu-
mes de La Gloire et la Croix, et le
troisième devant être une Théo-
logique ou Logique divine. La Dra-
matrgue divine (Theodramatik dans
l'original allemand) comportera cinq
volumes, à paraître en français d'ici
1990. Le premier, avec ses 576
pages, se propose comme des « Prolé-
gomènes ». Il définit le dessein
d'ensemble une étude des relations
dramatiques de Dieu et de l'homme
sur « la scène du monde », à partir de
l'analogie constituée par la drama-
tique intra-mondaine telle qu'elle est
portée sur la scène des théâtres.
Retraçant les principales lignes de la
recherche théologique actuelle,
Balthasar déclare vouloir les voir
converger sur la « dramatique
divine » par lui projetée. Ce projetl'amène à reprendre le dossier des
rapports conflictuels de l'Eglise et du
théâtre. Puis, en faisant valoir son
immense culture, il étudie ce qu'il
• Dana Farnham
La Dramatique divine de H. Urs
appelle « l'outillage dramatique » et
développe une réflexion sur le
« moi », l'irréductible sujet, et sur le
« rôle » dans lequel celui-ci prend
figure dans le monde. Cette réflexion
conduit, à travers la lecture de pen-
seurs juifs notamment, comme Buber
ou Rosenzweig, au seuil de la théolo-
gie, à l'évocation du Dieu unique, qui
fonde l'identité de chaque sujet, en
donnant à chacun son nom propre,avant que le « rôle » devienne « mis-
sion » avec la révélation et l'oeuvre du
Christ. Le trajet est, selon l'expres-sion de l'auteur, « enchevêtré ». On
ne le parcourt pas sans effort, un
effort payant. L'ouvrage publié aux
éditions S.O.S., La Vérité est
symphonigue, est plus accessible. Il
correspond davantage au point de
vue de l'Esthétique théologique, pré-cédemment évoquée, et peut déjà en
donner une bonne idée. Dire que la
vérité est symphonique revient à dire
qu'elle est «catholique », au sens ori-
ginel du mot elle est une dans sa
large diversité, et cette unité se rejoint
d'abord dans le mouvement qui ne
cesse de conduire de l'Ancienne à la
Nouvelle Alliance. Le petit livre de
J. Godenir se présente, quant à lui,
comme une mosaïque de textes de
Balthasar rapprochés de textes litté-
raires, philosophiques, patristiques.
avec lesquels on peut les voir entrer
en harmonie.
· René Marié
Gaston PIETRt
Une vérité désarmée
Fayard, 1985, 186 pages, 79 F.
Comme dans ses précédentes
publications, G. Pietri propose ici
une suite de réflexions-méditations,
aussi simples que profondes, sur des
sujets essentiels. La vérité, qui consti-
tue le thème central du livre, n'est pas
une question abstraite. C'est la ques-tion autour de laquelle, qu'elle soit
ou non nommée, s'organise toute vie.
C'est, pour Pietri, celle de Dieu, mais
d'un Dieu qui a partie liée avec
l'homme. Aussi rencontre-t-on la
vérité dans cette histoire singulière
qui se noue sur la croix de Jésus, mais
qui reste marquée par une ineffaçable
rupture. Un très beau chapitre est
REVUE DES LIVRES
140
consacré à cette « vérité en partage»
à laquelle renvoie, après la différence
des deux Testaments, la coexistence
des juifs et des chrétiens, ordonnés
eux-mêmes à la rencontre des
«païens ». Dans ce même sens, un
autre chapitre porte sur la question
contemporaine de la mission. De
longs développements concernent les
rapports de la vérité et de la liberté, le
« droit naturel », le légitime procès
fait par l'Eglise au libéralisme.
L'Eglise ne peut pas ne pas se soucier
du bien des sociétés, mais ne doit pas
oublier non plus que la vérité dont
elle témoigne est une vérité « désar-
mée ». Le style est limpide, la pensée,
généralement imagée, est émaillée de
citations littéraires, philosophiques,
théologiques bien choisies. Un grand
équilibre préside à l'ensemble, sans
fadeur.
Marcello de Carvalho AZEVEDO
Les Religieux, vocation et mission
Une perspective actuelle et exigeante.
Trad. fr. de A. Bombieri. Centurion,
1985, 192 pages, 88 F.
Depuis vmgt ans, bien des tentatives
ont été faites pour « mettre à jour»
la vie religieuse. Même si elles ont
déçu quelques esprits chagrins, elles
ont pourtant permis une appréciation
plus lucide de la crise actuelle c'est
en revenant à ce qui est sa raison fon-
damentale d'être pour l'Eglise que la
vie religieuse retrouvera sa vitalité.
Comment ? Le P. Azevedo nous
invite à une réinterprétation théolo-
gique, à la fois fidèle aux origines et
cohérente avec les aspirations du
monde moderne, des grands axes
définissant depuis toujours la vie reli-
gieuse. Ce faisant, c'est vraiment
dans « une perspective actuelle et exi-
geante » qu'il engage les religieux.
On trouvera dans ce livre des
réflexions très pertinentes sur la pau-
vreté et l'option pour les pauvres, sur
e René Marlé
Ce livre arrive au bon moment.
la chasteté et l'obéissance, ainsi que
sur les dimensions communautaire et
apostolique de la vie religieuse. Ecri-
tes dans le contexte de l'Amérique
latine (le P. Azevedo fut pendant neuf
ans président de la Conférence des
Religieux au Brésil), ces pages n'en
sont pas moins étonnamment inci-
sives dans le contexte de notre
Europe occidentale. C'est là un livre
qui mérite d'être pris très au sérieux.
·Jean-Claude Guy
Jean GUITTON
Portrait de Marthe Robin
Grasset, 1985, 240 pages, 75 F.
Pour faire pressentir cet être
d'exception, récemment disparu, qui
vécut l'inédie (absence d'alimenta-
tion) et les stigmates pendant un
demi-siècle, celle qui est à l'origine de
plus de cinquante Foyers de Charité
de par le monde, Jean Guitton pro-
cède par touches, témoignages et
réflexions. Centre de perspective de
ce portrait, l'offrande quotidienne de
Marthe Robin pour vivre incessam-
ment unie à la passion du Christ, en
solidarité avec notre monde déchiré,
l'Eglise dans les douleurs, et tant
d'êtres dont elle partageait les far-
deaux à la table des pécheurs Que
de questions posées à travers cette
existence de feu et de sang sur
l'actualisation de la rédemption dans
un être qui ne subsiste que par
l'Eucharistie pourquoi ? com-
ment ? « Livrée à l'amour et à la jus-
tice du Père » qu'est-ce à dire en
vérité ? Et qu'est donc ce mystère
d'iniquité qu'elle traversait à chaque
fin de semaine ? Ici, Guitton nous fait
rencontrer Marthe Robin en philoso-
phe du temps et de l'éternité, de la
présence et de l'amour en philoso-
phe et en spirituel, pour décrire, à
travers mille et un détours « familiers
et sublimes », cette confidence essen-
tielle « Je ne sais que cela m'offrir
à Dieu »
·Guy Lepoutre
141
CHARPENTIER
Neuf Leçons de Ténèbres
H 120/5 & 135/7
Musica Polyphonia, dir. Louis
Devos. Erato NUM 75215.
de Ténèbres ou Leçons pour les
jours saints de M.-A. Charpentier
il y a sept ans, avec deux enregistre-
ments mémorables celui de Jean-
Claude Malgoire, plus sobre, et celui
du Concerto Vocale, plus expressif.
Ce fut une révélation. Et c'est, me
semble-t-il, à une révélation identi-
que que nous assistons avec ce coffret
de deux disques offert en promotion
de Noël. Il ne contient pas les mêmes
Leçons que précédemment, mais neuf
autres qui appartiennent au volume
XXIII des « autographes » de la
Nationale et qui ne constituent pas
un cycle complet. Autre surprise dans
cette «première » aux voix de fem-
mes ou de haute-contre, Louis Devos
a préféré des voix d'hommes Kurt
Widmer, Michel Verschaeve,
Howard Crook, Jan Caals, Luc de
Meulenaere et Harry Ruyl. A ce
changement s'en ajoute un autre, en
pleine correspondance avec les précé-
dents enregistrements du' même
ensemble (Te Deum, Mors Sau/is et
Jonatbae) une certaine accélération
du tempo. Le risque était grand, car
la différence entre cette musique des-
tinée à la liturgie et les œuvres de
théâtre pouvait s'estomper, mais il a
été déjoué, et une vie, jusqu'alors
inconnue, jaillit de ces pages pléni-
tude sonore (surtout dans les Leçons
à trois voix), souplesse du phrasé et
CHOIX
DE
DISQUES
Nous avons découvert les Leçons
beauté des lignes mélodiques, moins
coupées qu'auparavant par les orne-
ments. Pour le moment, dans
l'attente de nouveaux progrès dans la
connaissance de l'univers intérieur du
compositeur, je tiens cette version
pour la plus belle et la plus « inspi-
rée » des trois que contient le catalo-
gue.
· Michel Corbin
Fête de la Transfiguration du Seigneur
Chœurs des moines de Chèvetogne,
dir. P. Maxime Gimenez. Zéphyr Z
25 (distr. Schotts):
« Dans le mystère de la Transfigu-
ration du Seigneur, la foi discerne les
conséquences ultimes de l'incarna-
tion ce sont déjà les prémices de la
glorification de l'humanité et de la
transfiguration de toutes choses
qu'elle contemple dans la personne
irradiante du Christ. » Ces mots du
P. Gimenez, moine de Chèvetogne
(dont la vocation est de faire connaî-
tre en Occident la tradition ortho-
doxe), sont en parfaite consonance
avec les antiennes, versets, hymnes et
tropaires que contient ce disque.
L'interprétation m'en paraît exem-
plaire, parce qu'elle est le fait d'hom-
mes qui prient et ne cherchent, en
chantant, qu'à partager une paix et
une lumière. Les voix sont aussi fon-
dues que distinctes, et l'auditeur ne se
lasse pas de se faire porter dans une
sorte de silence plein et toujours neuf.
Un seul regret que la pochette,
pourtant fort complète par ailleurs,
ne donne aucune indication musico-
logique sur l'origine et la structure de
l'office.
· Michel Corbin
CAVALLI
Xerse
Le Concerto vocale, dir. René
Jacobs. Harmonia Mundi HM
1175/78.
C'est une découverte qui démontre
bien qu'après la mort de Claudio
Monteverdi, Francesco Cavalli peut
être considéré comme le plus grand
compositeur du xvn° siècle italien.
René Jacobs, haute-contre et chef du
CHOIX DE DISQUES
142
« Concerto vocale », a su recréer
cette œuvre maîtresse qui allie le style
bouffon à l'italienne et le drame clas-
sique de l'opera. Airs et scènes
s'enchaînent durant une longue
écoute (près de quatre heures !) sans
jamais lasser, tant l'expression musi-
cale est vivante et intelligente. Instru-
ments anciens (fort justes, enfin !) et
chanteurs (quatre hautes-contre et
quatre sopranos, deux ténors et deux
basses) rivalisent de virtuosité pour
faire briller de tous ses feux cet opéra
de Cavalli mis à l'ombre par Lully et
recreé par la grâce de cet enregistre-
ment exceptionnel.
BACH
Les Six Partitas BWV 825-830
Clavierübung 1. Kenneth Gilbert, cla-
vecin Couchet-Taskin (1671-1778).
Harmonia Mundi HMC 1144/6.
et par le celebre interprete canadien,
un des monuments les plus imposants
de l'œuvre du Cantor, son « Art de la
Suite » en quelque sorte. Publiees en
1731, les six Partitas, en effet, s'orga-
nisent autour de la séquence tradi-
tionnelle Allemande-Courante-
Sarabande, qu'elles font preceder
d'une piece au nom et à l'esprit cha-
que fors différent (Prelude, Ouver-
ture, Toccata.), et suivre de plu-
sieurs morceaux aussi variés que la
Gigue, l'Aria, le Menuet. En cette
architecture grandiose, pourtant, le
génie du compositeur s'efforce de
«rejouir l'esprit » de son auditeur
par la grande liberte de ses procedes
et le renouvellement constant de son
inspiration. Equilibre difficile que
Kenneth Gilbert, me semble-t-il, a
legèrement rompu en faveur du côté
monumental. Comme pour les Inven-
tions et Symphonies, il se refuse à
tout effet romantique et opte pour la
rigueur des tempi. En de nombreuses
pièces, je pense surtout à l'Allemande
du n° IV ou à la Gigue du n° VI, ce
choix aboutit à un extraordinaire
sentiment de force et d'énergie. En
d'autres lieux, particulierement les
• Claude Ollivier
Voici, en offre spéciale d'automne
Sarabandes, j'aurais préféré plus
d'abandon et un brin de fantaisie, ce
qui aurait mis davantage en valeur le
mouvement d'ensemble de la Suite.
De toute manière, il s'agit ici d'une
des grandes versions de l'œuvre.
· Michel Corbin
BACH
Sonates en trio BWV 525/530
Marie-Claire Alain aux grandes
orgues de l'église Saint-Hilaire de
Nâfels, Glaris, Suisse. Érato NUM
75219.
Cette troisième version des sonates
en trio que nous propose ici la célèbre
organiste me laisse sur ma faim.
Comme beaucoup, j'avais admiré sa
première interprétation vivante,
juvénile, haute en couleur, et dont le
jeu, assez staccato, s'accordait heu-
reusement avec le caractère italiani-
sant de ces pages inoubliables. Avec
l'âge, me semble-t-il, Marie-Claire
Alain a perdu cette consonance mira-
culeuse la sécheresse de son tou-
cher, la rapidité de ses tempi ont
perdu leur correctif. Je le regrette
d'autant plus qu'il y a peu, j'ai loué,
dans ces colonnes, son interprétation
des chorals Schübler et de quelques
autres. Il y a sans doute, dans la car-
rière d'un artiste, un temps pour cha-
que œuvre.
· Michel Corbin
MOZART
Les Concertos pour flûte en sol
mineur, K 313 en ré majeur, K 314.
Andante en ut majeur, K 315. Rondo en
ré majeur, K 184
Peter-Lukas Graf, flûte, et l'English
Chamber Orchestra, dir. Raymond
Leppard. Claves D 8505.
Œuvres de circonstance, fruits de
commande ou produits de transcrip-
tion, ces pièces concertantes, agen-
cees par Mozart pour un instrument
qu'il avoue ne pouvoir « supporter »,
datent pour l'essentiel de la période
143
de Mannheim (1778). La plus popu-
laire le Concerto en ré majeur. La
plus originale le Concerto en sol
mineur, avec en prime un andante
supplémentaire, et ut majeur page
admirable pour apaiser le com-
manditaire insatisfait. Peter-Lukas
Graf avait déjà gravé le tout avec
l'Orchestre de Chambre de Lau-
sanne. L'English Chamber Orches-
tra, qui l'entoure cette fois, se montre
très largement au niveau de sa répu-
tation, laquelle est grande. Quant au
soliste, sauf dans le très bon allegro
final de K 314, il m'a semblé surpris
par la vivacité, pourtant heureuse, de
ses accompagnateurs. Le souffle
comprenne qui voudra se cher-
che des appuis lents, trop lents. Mais
il n'est pas illégitime d'acquérir un
bijou pour la monture plus que pourla pierre.
SCHUBERT
Quatuors à cordes
n° 10 en mi bémol majeur (D 87)
n° 9 en sol mineur (D 173)
Brandis-Quartct. Orfeo S 113 851 A
DMM.
(l'auteur à l'alto, son père au violon-
celle, deux de ses frères aux violons),
le Quatuor en mi bémol majeur
témoigne de ce qu'à seize ans Franz
Schubert avait déjà gagné la maîtrise
de ses potentialités mélodiques et
harmoniques. Le minuscule scherzo
moins de deux minutes est
impressionnant de force et l'allegro
final, plein d'ondoiements et de pour-
suites rieuses. Deux ans encore, et le
Quatuor en sol mineur, de formes
plus équilibrées, se paiera le luxe,
dans un phrasé coulant dont je sais
peu d'exemples, d'emplir avec
majesté un espace sonore que l'on
dirait taillé pour de plus vastes
ensembles. Honneur au Brandis-
Quartet de Berlin il conjugue à mer-
veille les quasi-monodies d'instru-
ments concertants et ce qu'il ne faut
pas craindre d'appeler la plénitude
symphonique de cette formation
pourtant la plus réduite qui soit.
Adorable Schubert Sérieux sans
ennui, distingué sans emphase, léger
sans jamais être banal. Mozart aurait
•Pierre-Jean Labarrière
Ecrit pour une exécution familiale
goûté son menuetto allegro vivace.
Mais l'allegro final de ce n° 9 n'a pasbesoin de référence, si prestigieuse
soit-elle à l'ampleur vous l'avez
reconnu c'est Schubert seul qui vous
parle.
•Pierre-Jean Labarrière
ROUSSEL
Le Festin de l'Araignée
CHAUSSON
Symphonie en B Moll, op. 20
Orchestre Philharmonique Tchèque,
dir. Zdenek Kosler. Supraphon 1110
3404.
Le rapprochement de la Sympho-nie en Si b de Chausson et du Festin
de l'Araignée de Roussel vaut à lui
seul bien des commentaires sur la
controverse qui a tellement agité la
vie musicale française au seuil de
notre siècle, entre les courants franc-
kiste et debussyste et dont Wagner
fut la véritable pomme de discorde.
Zdenek Kosler, à la tête de l'Orches-
tre Philharmonique Tchèque, donne
une belle leçon de style et rend
compte de la sensibilité étrangement
lointaine de ces univers opposés. La
justesse de ton évite les excès, aussi
bien d'un lyrisme boursouflé que d'un
chatoiement sonore où la forme
.s'estomperait. Une manière bien
«française » en définitive de jouer la
musique de deux musiciens témoins
de leur temps.
·Philippe Charru
POULENC
Concertos pour 2 pianos et orchestre
Concerto pour piano. Aubade
François-René Duchâble et Jean-
Philippe Collard. Rotterdams Phil-
harmonisch Orkest, dir. JamesConlon. Erato NUM/75203.
Je poserai d'emblée l'équation sans
nuance qui n'aime pas Poulenc
n'aime pas la musique. Moine et
voyou, comme on a joliment écrit de
lui, plus Mozart que Mozart (lar-
ghetto du Concerto pour deux pia-
CHOIX DE DISQUES
144
nos), aéré et pesant, passant de l'exo-
tisme à la pochade finalement, plus
lui-même que lui-même. Il ne faut
rien moins que sa maîtrise ahuris-
sante de toutes les ressources de
rythme et de volume pour imposer un
tel tourbillon de sentiments à fleur de
notes réminiscences, imitations,
flatteries moqueuses le tout semé
d'écarts et du plus comique des
sérieux composés. Mais attention
pudeur n'est pas légèreté Duchâble
nous le fait bien comprendre, lui qui
excelle dans la plénitude intérieure
des grandes pièces romantiques, et
qui sait retrouver ici ce même monde,
hors de toute contention. Musique de
charme ? Je ne fais pas mien ce juge-
ment commun. Il y a trop de rêve,
trop de rire, trop de rage. Entendez
Aubade, « concerto chorégraphique
pour une danseuse et un pianiste »
quand le mouvement de la mélodie,
pour une fois solennel, s'adjoint la
grâce du geste.
MARTIN U
Concertos n° 1 & 2
Sonata da Camera
Angelica May. Orchestre Philharmo-
nique Tcheque, dir. Vaclav Neu-
mann. Supraphon 1110 3901.
Deux Concertos pour violoncelle
de Martinu. Le lyrisme soutenu et
intense de l'écriture mélodique est
rendu chaleureux par les délicates
nuances modales de l'harmonie.
Angelica May, très bien accompa-
gnee par l'Orchestre Philharmonique
Le directeur de la publication Y. de Kergaradec
Dépôt légal dec. 1985 N° 12-85-768
C.P.P.A.P. n° 65513 ISSN0014-1941
·Pierre-Jean Labarrière
Tchèque, opte pour un style très inté-
riorisé. Cela vaut des moments d'une
grande beauté. Cependant, on atten-
drait parfois des accents rythmiques
plus vigoureux, des attaques plus
incisives et des couleurs instrumenta-
les un peu moins ternes. Une vision
intimiste où les grandes plages de
Martinu sont souvent à l'étroit et res-
pirent difficilement.
•Philippe Charru
STRAVINSKY
Symphonie en Ut
& Symphonie en trois mouvements
Orchestre Philharmonique d'Israël,
dir. Leonard Bernstein. DG 415 128-
1. En compact DG 415 128-2.
Leonard Bernstein poursuit son
cycle Stravinsky à la tête de l'Orches-
tre d'Israël dans le fameux audito-
rium Mann de Tel Aviv. Après Le
Sacre, Petrouchka, voici deux
symphonies dont celle en Ut compo-
sée par Stravinsky entre 1938 et
1940, années noires de la vie du com-
positeur. La symphonie en trois mou-
vements, quant à elle, est un
chef-d'aeuvre vibrant et d'une archi-
tecture rigoureuse. Bernstein nous les
livre avec une souveraine aisance en
sachant leur insuffler un dynamisme
juvénile qui emporte l'adhésion.
L'Orchestre d'Israël, admirablement
conduit, donne une grande leçon en
rejoignant l'inspiration la plus
authentique de ces œuvres magistra-
les.
· Claude Ollivier
Imprimerie Saint-Paul
55000 Bar-le-Duc
Photocomposition ASSAS-EDITIONS
z
SOURCESCHRÉTIENNES
LES CONSTITUTIONS
APOSTOLIQUEST. 1, livre 1 et Il.
Intr., texte crit., trad., et notes parM. Metzger, professeur à la Faculté
Catholique de Strasbourg (Juin 85).
Enfin, une traduction fran-
çaise de ce livre qui est
l'ancêtre du Code de Droit
canonique actuel. On y
saisit pour la communauté
religieuse des premiers
siècles la réglementation à
l'état naissant. L'auteur de
ce texte était jusqu'ici
une énigme. L'introduc-
tion, avec d'excellents argu-
ments, nous invite au-
jourd'hui à la percer.
N° 320 362 pages 260 F.
OrigèneHOMÉLIES
SUR L'EXODETexte latin, intr., trad. et notes parM. Borret, sj.Ouvrage publié avec le concours
du CNL
Un des livres de la Bible qui
a toujours suscité le plus
grand intérêt liturgique et
catéchétique.
Origène donne dans ses
13 homélies toute la mesure
de son talent et de sa foi à la
découverte du salut dont
témoigne l'Église de siècle
en siècle.
n. 321 484 pages 267 F.
Cyrille d'Alexandrie
CONTRE JULIENLivres 1 et Il.
Intr., texte crit., trad. et notes parP. Burgière et P. Évieux.
Une attaque Contre lesGaliléens écrite en 363
par l'empereur Julien, dit
l'Apostat. Sa réfutation70 ans plus tard par Cyrilled'Alexandrie. Un ouvragepolémique où s'affrontent
sagesse chrétienne et sa-
gesse païenne.N°322 320pages 139F.
Saint-JérômeSUR JONASNouvelle édition, entièrementrevueduSC43,parY.M.Duval.
Les dernières études sursaint Jérôme permettent de
mieux situer le meilleurcommentaire de Jérômedans sa vie, et de mieux ensaisir la démarche.
N' 323 450pages 336F.
Claire d'Assise
ÉCRITSIntr., texte crit., trad. et notes parM.F. Becker, J.F. Godet, et Th.
Matura.
Sa règle, la première établie
par une femme, adapte au
caractère féminin celle rédi-
gée par François pour ses
frères.Une personnalité tout orien-
tée vers Dieu, dont les let-tres à ses correspondantesrévèlent une tendresse exi-
geante.N°325 pages J08F.
Viennent de paraître
a Série "L'héritage du Concile"
LE CHOC DES MÉDIAS
par: M. Boullet
porte-paroledel'Episcopat
"Bibliothèque d'Histoiredu Christianisme"
LES PAUVRES ET LA PAUVRETÉ
1. Des originesau XVesiècle
par P. Christopheprofesseurde/'Institut
CatholiquedeLille esc ee
Perspectives sur le monde Nicaragua, complexité d'une révolution PHILIPPE BURIN DES ROZIERS, journaliste, politologue Le régime sandiniste se durcit. Les pressions extérieures y sont pour beaucoup, mais aussi la logique de son inspiration léniniste, à l'oeuvre dès les debuts. Margaret Thatcher, un portrait politique MICHAEL HEARN, Master of Arts, docteur en Sciences politiques, chargé de cours à l'Université de Paris-Sorbonne Longtemps dirigée par des gestionnaires, la Grande-Bretagne risquait d'oublier ce qu'est un tempérament. Un bilan de six années de gouvernement conservateur.
Situations et positions La doctrine du national-populisme en France PIERRE-ANDRE TAGUIEFF, philosophe et politiste, C.N.R.S., Paris Synthèse de courants divers, voire contradictoires, la doctrine du Front se laisse repérer dans le discours du leader et de ses amis. National-populisme, cette doctrineincohérente est trop souvent voilée par la polémique, et donc ignorée.
Art, formes et signes Dans la galaxie B.D., "Yoko Tsuno" MAURICE TOCHON m.s., professeur de Lettres La Bande dessinée est devenue un fait culturel, dont la richesse peut rivaliser avec le roman ou le cinéma. A titre d'illustration, l'analyse d'une B.D. pour enfants qui connaîtun certain succès, Yoko Tsuno, par Leloup. Le testament de Roger Martin du Gard PIERRE-ROBERT LECLERCQ Roman inachevé, Le Lieutenant-colonel de Maumort, qui pourrait être une autobiographie romancee, nous livre Martin du Gard avec une présence que le temps n'attenuepas. Choix de films JEAN COLLET - PIERRE GABASTON - JEAN MAMBRINO L'Année du dragon, de Michaël Cimino - Tokyo-Ga, de Wim Wenders-Cuore, de Luigi Comencini - Intolérance, de D.W. Griffith.
Essai Désarrois culturels ABEL JEANNIERE s.j. Ce que l'on appelle rencontre des cultures n'est souvent aujourd'hui qu'une convergence de désarrois devant des traditions menacées par la modernité. Or, ce n'est pasd'un repli sur le passé que peut surgir un sens, mais d'un dialogue dans la lucidité.
Questions religieuses L'Eglise catholique devant l'immigration ANDRE COSTES s.j., secrétaire de la Commission épiscopale des Migrations A partir des années soixante-dix surtout, la voix de la hiérarchie catholique est venue appuyer les chrétiens qui, sur le terrain de l'immigration, n'hésitaient pas à affronterl'indifférence, voire la résistance, de leur propre communauté. Synode 1985 JOSEPH THOMAS s.j. Diplomate près le Saint-Siège OLIVIER DE LA BROSSE o.p., attaché ecclésiastique de l'Ambassade de France près le Saint-Siège L'Etat du Vatican tiendrait à l'aise dans le Bois de Boulogne, mais cent quatorze pays jugent bon d'accréditer des diplomates près le Saint-Siège. Si l'on sait que leur doyenétait naguère l'ambassadeur de... Cuba, on soupçonnera que la réalité peut être plus complexe que la fiction. Revue des livres Choix de disques