6
POSITIONS ET PERSPECTIVES © Claude DUCHET & Éditions Fernand Nathan Sociocritique et non la sociocritique : il serait présomptueux de vouloir présenter ici un ensemble doctrinal. Il s'agit plutôt d'un exposé des problèmes posés par le progrès même des recherches relatives à l'analyse sociale et idéologique des textes. Exposé à plusieurs voix : les rencontres franco-américaines qui sont à l'origine de ce livre étaient nées du désir de confronter des expériences différentes, à partir de divers domaines ; du souci de tenir compte aussi bien des ouvertures théoriques et méthodologiques de ces dernières années que des difficultés, des limites, des malentendus ; de la volonté enfin de ne pas se satisfaire de l'acquit et de profiler, s'il se pouvait, quelques nouvelles perspectives d'étude. Commençons par les malentendus. La fortune du mot est fallacieuse. Le terme de sociocritique (ou de sociocriticism) recouvre aujourd'hui bien des approches, parfois complémentaires mais distinctes. A trop être étendu, il perd toute pertinence et mieux vaudrait sans doute y renoncer, bien qu'il ait pu jouer, à un certain moment, un rôle efficace de clarification. Au sens restreint, rappelons-le, la sociocritique vise d’abord le texte. Elle est même lecture immanente en ce sens qu'elle reprend à son compte cette notion de texte élaborée par la critique formelle et l'avalise comme objet d'étude prioritaire. Mais la finalité est différente, puisque l'intention et la stratégie de la sociocritique sont de restituer au texte des form alistes sa teneur sociale. L’enjeu, c’est ce qui est en œuvre dans le texte, soit un rapport au monde. La visée, de montrer que toute création artistique est aussi pratique sociale, et partant, production idéologique, en cela précisément qu’elle est processus esthétique, et non d’abord parce qu'elle véhicule tel ou tel énoncé pré formé, parlé ailleurs par d'autres pratiques ; parce qu'elle représente ou reflète telle ou telle « réalité ». C'est dans la spécificité, esthétique même, la dimension valeur des textes, que la sociocritique s'efforce de lire cette présence des œuvres au monde, qu'elle appelle leur socialité.

Claude Duchet Sociocritique

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Duchet

Citation preview

POSITIONSETPERSPECTIVES Claude DUCHET & ditions Fernand Nathan Sociocritique et nonla sociocritique : il serait prsomptueux de vouloir prsenter ici unensembledoctrinal.Ils'agitpluttd'unexposdesproblmespossparle progrs mme des recherches relatives l'analyse sociale et idologique des textes. Expos plusieurs voix : les rencontres franco-amricaines qui sont l'origine de ce livretaientnesdudsirdeconfronterdesexpriencesdiffrentes,partirde divers domaines ; du souci de tenir compte aussi bien des ouvertures thoriques et mthodologiquesdecesderniresannesquedesdifficults,deslimites,des malentendus ; de la volont enfin de ne pas se satisfaire de l'acquit et de profiler, s'il se pouvait, quelques nouvelles perspectives d'tude. Commenons par les malentendus. La fortune du mot est fallacieuse. Le terme de sociocritique (ou de sociocriticism) recouvre aujourd'hui bien des approches, parfois complmentairesmaisdistinctes.Atroptretendu,ilperdtoutepertinenceet mieux vaudrait sans doute y renoncer, bien qu'il ait pu jouer, un certain moment, un rle efficace de clarification. Au sens restreint, rappelons-le, la sociocritique vise dabord le texte. Elle est mme lecture immanente en ce sens qu'elle reprend son comptecettenotiondetextelaboreparlacritiqueformelleetl'avalisecomme objetd'tudeprioritaire.Maislafinalitestdiffrente,puisquel'intentionetla stratgiedelasociocritiquesontderestituerautextedesformalistessateneur sociale. Lenjeu, cest ce qui est en uvre dans le texte, soit un rapport au monde. Lavise,demontrerquetoutecrationartistiqueestaussipratiquesociale,et partant,productionidologique,encelaprcismentquelleestprocessus esthtique, et nondabord parce qu'elle vhicule tel ou tel nonc prform, parl ailleurspard'autrespratiques;parcequ'ellereprsenteourefltetelleoutelle ralit.C'estdanslaspcificit,esthtiquemme,ladimensionvaleur des textes, que la sociocritique s'efforce de lire cette prsence des uvres au monde, qu'elle appelle leur socialit. Cela suppose la prise en considration du concept de littrarit, par exemple, mais commepartieintgranted'uneanalysesocio-textuelle.Celasupposegalement la rorientation de l'investigation socio-historique du dehors vers le dedans, c'est--dire l'organisation interne des textes, leurs systmes de fonctionnement, leurs rseaux de sens, leurs tensions, la rencontre en eux de discours etde savoirs htrognes. En bref, et par boutade, la sociocritique voudrait s'carter a la fois d'une potique des restes,quidcantelesocial,etd'unepolitiquedescontenus,quingligela textualit.Ellesintresse,bienentendu,auxconditionsdelaproductionlittraire comme aux conditions de lecture ou de lisibilit, qui relvent dautres enqutes, mais pour reprer dans les uvres mmes l'inscription de ces conditions, indissociable de lamiseentexte.Effectuerunelecturesociocritiquerevient,enquelquesorte, ouvrirl'uvredudedans,reconnatreouproduireunespaceconflictuelole projetcrateurseheurtedesrsistances,l'paisseurd'undjl,aux contraintes d'un dj fait, aux codes, et modles socio-culturels, aux exigences de la demande sociale, aux dispositifs institutionnels. Dedans de l'uvre et dedans du langage:lasociocritiqueinterrogel'implicite,les prsupposes,lenonditoul'impens,lessilences,etformulel'hypothsede l'inconscient social du texte, introduire dans une problmatique de l'imaginaire. A partir de quoi pourraient, devraient se poser nouveau, sous un autre clairage, les questions de la signification, c'est--dire de la place et de la fonction de la pratique signifiantenommelittraturedanstelleoutelleformationsocio-historique, qu'ellecontribueconstitueretcaractriser.S'iln'estriendansletextequine rsulted'unecertaineactiondelasocit(endernireinstance , des rapports sociaux de production, qui dterminent aussi la position du sujet), il n'y est rien, en revanche, qui soit directement dductible de cette action. D'o l'importance dcisive des mdiations entre la base socio-conomique, la production de biens symboliques etl'imaginaireduscripteur,maisaussil'affirmationducaractreconcretdu symbolique (du travail de symbolisation), et de la ralit de l'idologie, ce qui carte a priori l'ide d'une hirarchie des causalits. Lechampainsiouvertestceluid'unesociologiedel'criture,collectiveet individuelle, et d'une potique de la socialit. La sociocritique ne saurait ignorer les apportsparalllesdesdmarchessociologiquessituesenamontouenavaldes uvres:sociologiedescrivainsetdesfaitslittraires,sociologieculturelleou sociologie de la connaissance, sociologie de la lecture ou de la rception, mais aussi cettesociologiedesmdiationsquidfinitpeupeusesobjetsenanalysantles appareils et les procdures de lgitimation. Elle ne peut d'autre part que souligner sa dettel'garddestravauxdeLucienGoldmannsanslesquelsellen'auraitpuse dfinir. La sociologie dialectique de la littrature , terme prfrable mon sens celuidestructuralismegntique,s'efforaiteneffetdepenserensemblela relationdel'uvreavecdestotalitsenglobants(explication)etlesstructures internes,lescohrencessignificativesd'unmicrocosmetextuel(comprhension).A la sociocritique Goldmann a, le premier, donn son principe directeu qui pourrait se formulerainsi:letexte,rienqueletextemaistoutletexte: Auniveau interprtatif et formel, il importe que le chercheur sen tient rigoureusement au texte crit;qu'ilneluiajouterien;qu'ilentiennecomptedanssonintgralit... (Structures mentales et cration culturelle, d. Anthropos,1970, p. 468). L'ambitiond'unetotalisationsociologique,surcesbases,duprocessusesthtique tait excessive ; il fallait sans doute l'effort collectif - que Lucien Goldmann souhaitait -d'unequipeinterdisciplinaire.Ilconvientcependantderappelerd'unepart l'norme retard, en France tout au moins, de la critique sociologique et des thories dutextel'poqueduDieucach,etd'autrepartlesvivesrsistances institutionnellesetpolitiquesauxquellesseheurtrent,enFrancegalement,les thses goldmaniennes, juges selon les cas trop ou trop peu marxistes.Pourlarfrenceaumarxisme,faut-ilrappeleravecRogerFayollequel'approche marxiste de la littrature n'est pas un point de vue parmi d'autres, mais un autre pointdevue sur les questions littraires et esthtiques ? Et avec Pierre Barbris qu'ilestabsolumentinconcevable(ouillusoireoumystificateur)deparler aujourd'huid'unecritiquemarxisteconstitue.Lasociocritiqueneprtend nullement tenir ce rle, mais s'efforce de contribuer la mise en place d'une critique matrialiste et au dveloppement de la recherche marxiste. Elle ne pourra avancer danscettedirectionqueparledialogueaveclesenseignantsetchercheursqui intgrentleurrflexionetleurpratiqueuneproccupationdusocial,etparla confrontationincessanteaveclesautrespointsdevue,sansexclusive.Ilestbien certain qu'elle-mme est' tributaire de ses conditions d'apparition et dnonciation : vaguedustructuralisme,rejetd'uncertainhistoricisme,essordelapsychanalyse, branlement des certitudes dogmatiques, sur fond de crises et de rvisions plus ou moins dchirantes. Elle participe donc elle aussi des idologies modernistes , et ce n'est quinsre dans un processus historique global qu'elle prend sa signification, relative, et non comme vrit a priori, ou comme science du littraire. Cesquelquesremarquesexpliquentsansdoutelecaractredecerecueilpluriel, polmique,(auto)critiqueetparfoisdistancedesonobjet,enraisondel'ingal dveloppement de la sociologie littraire selon les points de dpart, les vises et le degr de thorisation de la recherche, en raison aussi d'urgences diverses selonles situationsdediscours.Lesdiffrencesd'accentsontprcismentlapreuvede l'historicitdenotredmarcheetdenosinterrogations.Maseuleinquitudeserait que le terme desociocritique soit accept trs facilement, nglige la spcificit que j'ai tent d'voquer, dispense des concepts laborer et prenne seulement, par effet demode,lerelaisd'unsociologismeprim.Ilestrassurantcetgardque plusieursvitentlemotounel'utilisentqu'avecrticence.Arelireetordonner l'ensembledecescontributions,jeconstatecependantuneavancecertainevers unepertinenced'emploi.Plusd'exigenceaussivis--visdesnotionsreueset l'insistance sur trois points : le sujet, l'idologie, les institutions. Du point de vue sociocritique, l'accent n'est pas mis sur l'auteur, mais sur le sujet de l'criture,qu'onnepeutvacuerenparlantdesujetdeclasse.Engagdansun procsdeproduction,dansleconcretd'unepratique,lesujettextuelest reconnatredanslesclivagessociauxetidologiques,travaillsdansetpar l'imaginaire, qui le font exister aussi comme tel. Au cours des dbats ont t mis en cause l'individu interpell d'Althusser, tout comme le sujet lacanien, pris aux rts du symbolique,oulelocuteuruniverselidal de Chomsky. Un collgue amricain pose crment la question : On se demande pourquoi les tres humains sont devenus desombresd'entitsthoriques.Lasociocritiquenepeutignoreruntel avertissement. Elle a pour le moment plutt une perspective qu'une thorie du sujet, etdevradciderd'unproblmed'identit,quidemeureunezoneencoreaveugle, que le sujet vis soit, en dernier recours, la socit, ou le texte mme. Pourl'analyseinstitutionnelle,laproccupationenestasseznouvelle,quoique manifestedepuisquelquesanneschezlessociologuesetleshistoriensdela culture, et plus ou moins prsente dans toute thorie des mdiations. La question est complexe, puisqu'il s'agit aussi bien de ce quiinstituele texte en tant que texte littraire en fonction de normes gnriques, de codes d'acceptabilit, de contraintes formelles,quedecequileconditionneapriori (le comment, pourquoi, par quoi devient-on crivain, envisags en termes d'autonomisation et de lgitimation, donc d'intgration un groupe), et enfin de ce qui, historiquement, l'institutionnalise, le refoule,l'annuleoulemarginaliseselondesmodalits,d'inclusionetd'exclusion (voirsurcepointlacontributiondeRogerFayolle).Danslastrictelogiquedeson propos,lasociocritiquedevraitessentiellements'attacherauxtracesquelaissent dans les textes les pressions et les pratiques institutionnelles, y compris les modles oucontre-modlesculturelsetscolaires.Maisnefaut-ilpasposerenmme temps la question inverse, de la marque du texte dans les institutions, autrement dit delafonctionsocialedelaproductiontextuelle?PierreKuentzrappelaitdansla discussionl'intrtdecetavertissementdeWalterBenjamin:Avantdenous proccuper de la situation de l'uvre d'art l'gard des institutions, nous devrions nous proccuper de la place des uvres d'art dans les institutions . Quant l'idologie aux idologies, l'idologique il tait invitable enfin que la chose ou le mot fussent aucentredenosrencontres.Etdefaitpresquetousles participants ont abord ce pont-aux-nes, mais avec plus ou moins de rticence ou d'esquive.Lesrfrencescanoniquesonttrappeles,maisledplacement nettementsuggr,d'unepartd'unsimplesystmedereprsentationsversdes processusconflictuels,concrets,actifs,instables,olelecteurestengag,d'autre partdel'IdologieallemandeverslelivreIII duCapital.Ladiscussionamisen vidence que le mot d'idologie ne pouvait se concevoir, dans le travail de Marx, que relativement la lutte des classes, et que Marx n'emploie le terme que pour dcrire leseffetsspcifiquesdel'idologiebourgeoise.Alalimite,l'analysedu fonctionnementdesformesetdesrapportsdeproductionpeutdispenserd'y recourir. Il importe, en tout cas, de savoir de quoi on parle. Telle rcenteHistoire desidologiesestenfaitunehistoiredescultures.L'idologien'estpasnonplus Weltanschauungnimmevisiondumonde,elleneserduitpasun phnomned'optique(imageinverse,brise,distance).Etdequellieudevrit dciderait-ondelireenclairl'idologie,dequelrell'illusion ? Maladies du sujet ou condition du discours , cette formule abrupte, entendue lors d'un autre colloque, rsume,monsens,ledbat.J ediraipourmoncomptequenoussommestous malades , que l'idologie est une dimension de la socialit, ne de la division du travail, lie aux structures de pouvoir, qu'elle est condition mais aussi produit de tout discours. Leproblmepourlasociocritiqueseraitalorsceluid'unespcificitdutravail fictionnel (potique) par rapport aux noncs qui traversent le texte. Ce qui ne veut pas dire que ce travail fictionnel chappe aux luttes idologiques relles et qu'il n'en soitpaslui-mmeunemanifestation,maisqu'ilpeutcontredireteloutelcontenu qu'il met en forme, rendre problmatique un projet idologique, notion dfinie par Pierre Macherey comme la prise de position sous la forme d'un discours l'intrieur d'un champ conflictuel. Mme dans le roman thse (tudi par Susan Suleiman) o le projet prend la forme d'une dclaration massive, un certain dialogisme s'instaure quicontestelathse.Lesmisesengardeportentdoncsurtoutcontreunemploi vague du mot. Il importe, pour ceux qui ne craignent pas d'y avoir recours, de lui rendre sa charge d'agressivit et, plus prcisment, sa valeur topique, d'en faire un point de dpart et non une fin. A cet gard la sociocritique ne saurait se restreindre unelecturedel'idologie.Leraccourcidangereuxseraitdecouvrirdeceterme tout le social simplement retrouv dans le texte, ou de n'y voir que le dpt de la doxa. L'argumentation minutieuse et provocante de Bernard Valette, dnonant, la suitedeJ eanMolinol'chappatoiredesconnotationsoudestautologiesde l'idologie dominante , doit tre prise au srieux. Mme ceux des littraires qui entendent par idologie, avec Louis Althusser, un systme (possdant sa logique et sa rigueur propres) de reprsentations (images, mythes, ides ou concepts selon les cas) dou d'une existence et d'un rle historique au sein d'une socit donne , sont loin, me semble-t-il, d'en tirer toutes les consquences et toutes les exigences programmatiques. Il suffira ici d'voquer les tches que, sur la base de cette mme dfinition,GeorgesDubyproposaitnagureauxhistorienspourl'tudedes corrlationsentrelesidologiesetlapratiquesociale,entrelesstructures matrielles et les mentalits (Histoire sociale et idologies des socits , dans Faire de l'histoire, t. 1, Gallimard, 1974, p. 249 et suiv.). Toutpenserhistoriquement,voillemarxisme,cerappel,souligndePierre Vilar, dans une discussion serre des positions althussriennes ( Histoire marxiste, histoireenconstruction,ibid.,p.208),n'estpasinutile,puisquel'Histoireest demeurelagrandeabsentedecesrencontresencesensque,mmequandelle tait nomme, elle manquait sa place. J 'entends par l une histoire construire, o la littrature tiendrait sa place, aussi tendue que celle des phnomnes sociaux auxquels elle participe. Observs dans l'espace du texte, ces phnomnes n'y sont pasdshistoriss.Letextehistoriseetsocialisecedontilparle,cequ'ilparle diffremment ; sa cohrence esthtique (sa diffrence) est tributaire de conditions contingentesduscriptiblecommedulisible.D'autrepart,ilnevitqueparcequ'il produit,delectures,d'effets,dercritures.Iln'estpascetgardd'une autre naturequecesobjetsdivers,ponctuelsetsriels,matrielsetsymboliques,dont l'Histoire fait et refait incessamment son propre texte.