Cioran - Syllogisme de L'Amertume

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Syllogismes de

Syllogismes de l'amertume

Cioran

LA CORDE

Je ne sais plus comment il me fut donn de recueillir cette confidence: " Sans tat ni sant, sans projets ni souvenirs, j'ai relgu loin de moi avenir et savoir, ne possdant qu'un grabat sur lequel dsapprendre le soleil et les soupirs. J'y reste allong, et dvide les heures; autour , des ustensiles, des objets qui m'intiment de me perdre. Le clou me chuchote : transperce-toi le coeur , le peu de gouttes qui en sortira ne devrait pas t'effrayer. -Le couteau insinue: ma lame est infaillible: une seconde de dcision, et tu triomphes de la misre et de la honte. -La fentre s'ouvre seule, grinant dans le silence : tu partages avec les pauvres les hauteurs de la cit; lance-toi, mon ouverture est gnreuse: sur le pav, en un clin d'oeil, tu t'craseras avec le sens ou le non-sens de la vie. -Et une corde s'enroule comme sur un cou idal, empruntant le ton d'une force suppliante: je t'attends depuis toujours, j'ai assist tes terreurs, tes abattements et tes hargnes, j'ai vu tes couvertures froisses, l'oreiller o mordait ta rage, comme j'ai entendu les jurons dont tu gratifiais les dieux. Charitable, je te plains et t'offre mes services. Car tu es n pour te pendre comme tous ceux qui ddaignent une rponse leurs doutes ou une fuite leur dsespoir. "

L'ANTI-PROPHTE

Dans tout homme sommeille un prophte, et quand il s'veille il y a un peu plus de mal dans le monde... La folie de prcher est si ancre en nous qu'elle merge de pro- fondeurs inconnues l'instinct de conservation. Chacun attend son moment pour proposer quelque chose: n'importe quoi. Il a une voix: cela suffit. Nous payons cher de n'tre ni sourds ni muets... Des boueux aux snobs, tous dpensent leur gnrosit criminelle, tous distribuent des recettes de bonheur, tous veulent diriger les pas de tous: la vie en commun en devient intolrable, et la vie avec soi-mme plus intolrable encore: lorsqu'on n'intervient point dans les affaires des autres, on est si inquiet des siennes que l'on convertit son "moi" en religion, ou, aptre rebours, on le nie: nous sommes victimes du jeu universel... L'abondance des solutions aux aspects de l'existence n'a d'gale que leur futilit. L'Histoire: manufacture d'idaux..., mythologie lunatique, frnsie des hordes et des solitaires..., refus d'envisager la ralit telle quelle, soif mortelle de fictions... La source de nos actes rside dans une propension inconsciente nous estimer le centre, la raison et l'aboutissement du temps. Nos rflexes et notre orgueil transforment en plante la parcelle de chair et de conscience que nous sommes. Si nous avions le juste sens de notre position dans le monde, si comparer tait insparable du vivre, la rvlation de notre infime prsence nous craserait. Mais vivre, c'est s'aveugler sur ses propres dimensions... Que si tous nos actes -depuis la respiration jusqu' la fondation des empires ou des systmes mtaphysiques -drivent d'une illusion sur notre importance, plus forte raison l'instinct prophtique. Qui, avec la vision exacte de sa nullit, tenterait d'tre efficace et de s'riger en sauveur? Nostalgie d'un monde sans "idal", d'une agonie sans doctrine, d'une ternit sans vie... Le Paradis... Mais nous ne pourrions exister une seconde sans nous leurrer: le prophte en chacun de nous est bien le grain de folie qui nous fait prosprer dans notre vide. L'homme idalement lucide, donc idalement normal, ne devrait avoir aucun recours en dehors du rien qui est en lui... Je me figure l'entendre: "Arrach au but, tous les buts, je ne conserve de mes dsirs et de mes amertumes que leurs formules. Ayant rsist la tentation de conclure, j'ai vaincu l'esprit, comme j'ai vaincu la vie par l'horreur d'y chercher une solution. Le spectacle de l'homme, -quel vomitif ! L'amour, -une rencontre de deux salives... Tous les sentiments puisent leur absolu dans la misre des glandes. Il n'est de noblesse que dans la ngation de l'existence, dans un sourire qui surplombe des paysages anantis. (Autrefois j'avais un "moi"; je ne suis plus qu'un objet... Je me gave de toutes les drogues de la solitude; celles du monde furent trop faibles pour me le faire oublier. Ayant tu le prophte en moi, (Comment aurais-je encore une place parmi les hommes ?)

VARIATIONS SUR LA MORT

I. -C'est parce qu'elle ne repose sur rien, parce que l'ombre mme d'un argument lui fait dfaut que nous persvrons dans la vie. La mort est trop exacte; toutes les raisons se trouvent de son ct. Mystrieuse pour nos instincts, elle se dessine, devant notre rflexion, limpide, sans prestiges, et sans les faux attraits de l'inconnu. force de cumuler des mystres nuls et de monopoliser le non- sens, la vie inspire plus d'effroi que la mort : c'est elle qui est le grand Inconnu. O peut mener tant de vide et d'incomprhensible ? Nous nous agrippons aux jours parce que le dsir de mourir est trop logique, partant inefficace. Que si la vie avait un seul argument pour elle -distinct, d'une vidence indiscutable -elle s'anantirait; les instincts et les prjugs s'vanouissent au contact de la Rigueur. Tout ce qui respire se nourrit d'invrifiable; un supplment de logique serait funeste l'existence, -effort vers l'Insens... Don- nez un but prcis la vie: elle perd instantanment son attrait. L'inexactitude de ses fins la rend suprieure la mort ; -un grain de prcision la ravalerait la trivialit des tombeaux. Car une science positive du sens de la vie dpeuplerait la terre en un jour ; et nul forcen ne parviendrait y ranimer l'improbabilit fconde du Dsir. II. -On peut classer les hommes suivant les critres les plus capricieux : suivant leurs humeurs, leurs penchants, leurs rves ou leurs glandes. On change d'ides comme de cravates; car toute ide, tout critre vient de l'extrieur, des configurations et des accidents du temps. Mais, il y a quelque chose qui vient de nous-mmes, qui est nous-mmes, une ralit invisible, mais intrieurement vrifiable, une prsence insolite et de toujours, que l'on peut concevoir tout instant et qu'on n'ose jamais admettre, et qui n'a d'actualit qu'avant sa consommation: c'est la mort, le vrai critre... Et c'est elle, dimension la plus intime de tous les vivants, qui spare l'humanit en deux ordres si irrductibles, si loigns l'un de l'autre, qu'il y a plus de distance entre eux qu'entre un vautour et une taupe, qu'entre une toile et un crachat. L'abme de deux mondes incommunicables s'ouvre entre l'homme qui a le sentiment de la mort et celui qui ne l'a point; cependant tous les deux meurent; mais l'un ignore sa mort, l'autre la sait; l'un ne meurt qu'un instant, l'autre ne cesse de mourir... Leur condition commune les situe prcisment aux antipodes l'un de l'autre; aux deux extrmits et l'intrieur d'une mme dfinition; inconciliables, ils subissent le mme destin... L'un vit comme s'il tait ternel; l'autre pense continuellement son ternit et la nie dans chaque pense. Rien ne peut changer notre vie si ce n'est l'insinuation progressive en nous des forces qui l'annulent. Aucun principe nouveau ne lui vient ni des surprises de notre croissance ni de l'efflorescence de nos dons; elles ne lui sont que naturelles. Et rien de naturel ne saurait faire de nous autre chose que nous-mmes. Tout ce qui prfigure la mort ajoute une qualit de nouveaut la vie, la modifie et l'amplifie. La sant la conserve comme telle, dans une strile identit; tandis que la maladie est une activit, la plus intense qu'un homme puisse dployer, un mouvement frntique et... stationnaire, la plus riche dpense d'nergie sans geste, l'attente hostile et passionne d'une fulguration irrparable. III. -Contre l'obsession de la mort, les subterfuges de l'espoir comme les arguments de la raison s'avrent inefficaces: leur insignifiance ne fait qu'exacerber l'apptit de mourir. Pour triompher de cet apptit il n'y a qu'une seule " mthode " : c'est de le vivre jusqu'au bout, d'en subir toutes les dlices, toutes les affres, de ne rien faire pour l'luder. Une obsession vcue jusqu' la satit s'annule dans ses propres excs. s'appesantir sur l'infini de la mort, la pense en arrive l'user, nous en inspirer le dgot, trop-plein ngatif qui n'pargne rien et qui, avant de compromettre et de diminuer les prestiges de1a mort, nous dvoile l'inanit de la vie. Celui qui ne s'est pas adonn aux volupts de l'angoisse, qui n'a pas savour en pense les prils de sa propre extinction ni got des anantissements cruels et doux, ne se gurira jamais de l'obsession de la mort : il en sera tourment, puisqu'il y aura rsist ; -tandis que celui qui, rompu une discipline de l'horreur, et mditant sa pourriture, s'est rduit dlibrment en cendres, celui-l regardera vers le pass de la mort -et lui-mme ne sera qu'un ressuscit qui ne peut plus vivre. Sa "mthode" l'aura guri et de la vie et de la mort. Toute exprience capitale est nfaste: les couches de l'existence manquent d'paisseur; celui qui les fouille, archologue du coeur et de l'tre, se trouve, au bout de ses recherches, devant des profondeurs vides. Il regrettera en vain la parure des apparences. C'est ainsi que les Mystres antiques, rvlations prtendues des secrets ultimes, ne nous ont rien lgu en fait de connaissance. Les initis sans doute taient tenus de n'en rien transmettre; il est cependant inconcevable que dans le nombre il ne se soit trouv un seul bavard; quoi de plus contraire la nature humaine qu'une telle obstination dans le secret ? C'est que des secrets, il n'y en avait point; il y avait des rites et des frissons. Les voiles carts, que pouvaient-ils dcouvrir sinon des abmes sans consquence ? Il n'y a d'initiation qu'au nant- et au ridicule d'tre vivant. ...Et je songe un Eleusis des coeurs dtromps, un Mystre net. sans dieux et sans les vhmences de l'illusion.

EN MARGE DES INSTANTS

C'est l'impossibilit de pleurer qui entretient en nous le got des choses, et les fait exister encore: elle nous empche d'en puiser la saveur et de nous en dtourner. Quand, sur tant de routes et de rivages, nos yeux refusaient de se noyer en eux-mmes, ils prservaient parleur scheresse l'objet qui les merveillait. Nos larmes gaspillent la nature, comme nos transes, Dieu... Mais la fin, elles nous gaspillent nous-mmes. Car nous ne sommes que par le refus de donner libre cours nos dsirs suprmes: les choses qui entrent dans la sphre de notre admiration ou de notre tristesse n'y demeurent que parce que nous ne les avons ni sacrifies ni bnies de nos adieux liquides. ...Et c'est ainsi qu'aprs chaque nuit, nous retrouvant en face d'un jour nouveau, l'irralisable ncessit de le combler nous transporte d'effroi; et, dpayss dans la lumire, comme si le monde venait de s'branler, d'inventer son Astre, nous fuyons les larmes -dont une seule suffirait nous vincer du temps. Les dsoeuvrs saisissent plus de choses et sont plus profonds que les affairs: aucune besogne ne limite leur horizon; ns dans un ternel dimanche, ils regardent -et se regardent regarder. La paresse est un scepticisme physiologique, le doute de la chair. Dans un monde perdu d'oisivet, ils seraient les seuls n'tre pas assassins. Mais, ils ne font pas partie de l'humanit, et, la sueur n'tant pas leur fort, ils vivent sans subir les consquences de la Vie et du Pch. Ne faisant ni le bien ni le mal, ils ddaignent -spectateurs de l'pilepsie humaine -les semaines du temps, les efforts qui asphyxient la conscience. Qu'auraient-ils craindre d'une prolongation illimite de certaines aprs-midi, sinon le regret d'avoir soutenu des vidences grossirement lmentaires ? Alors, l'exaspration dans le vrai pourrait les induire imiter les autres et se plaire la tentation avilissante des besognes. C'est le danger qui menace la paresse, -miraculeuse survivance du paradis. (La seule fonction de l'amour est de nous aider endurer les aprs-midi dominicales, cruelles et incommensurables, qui nous blessent pour le reste de la semaine -et pour l'ternit. Sans l'entranement du spasme ancestral, il nous faudrait mille yeux pour des pleurs cachs, ou sinon des ongles ronger, des ongles kilomtriques... Comment tuer autrement ce temps qui ne coule plus ? Dans ces dimanches interminables le mal d'tre se manifeste plein. Parfois on arrive s'oublier dans quelque chose; mais comment s'oublier dans le monde mme ? Cette impossibilit est la dfinition de ce mal. Celui qui en est frapp n'en gurira jamais, alors mme que l'univers changerait compltement. Son coeur seul devrait changer, mais il est inchangeable ; aussi pour lui, exister n'a qu'un sens: plonger dans la souffrance, -jusqu' ce que l'exercice d'une quotidienne nirvnisation l'lve la perception de l'irralit...)

LA CONSCIENCE DU MALHEUR

Tout concourt, les lments et les actes te blesser. Te cuirasser de ddains, t'isoler en une forteresse d'coeurement, rver des indiffrences surhumaines ? Les chos du temps te perscuteraient dans tes dernires absences... Quand rien ne peut t'empcher de saigner, les ides mmes se teintent de rouge ou empitent comme des tumeurs les unes sur les autres. Il n'y a dans les pharmacies aucun spcifique contre l'existence; -rien que de petits remdes pour les fanfarons. Mais o est l'antidote du dsespoir clair, infiniment articul, fier et sr ? Tous les tres sont malheureux ; mais combien le savent ? La conscience du malheur est une maladie trop grave pour figurer dans une arithmtique des agonies ou dans les registres de l'Incurable. Elle rabaisse le prestige de l'enfer, et convertit les abattoirs des temps en idylles. Quel pch as-tu commis pour natre, quel crime pour exister ? Ta douleur comme ton destin est sans motif. Souffrir vritablement c'est accepter l'invasion des maux sans l'excuse de la causalit, comme une faveur de la nature dmente. comme un miracle ngatif... Dans les phrases du Temps les hommes s'insrent comme des virgules, tandis que, pour l'arrter, tu t'es immobiliser en point.

Celui qui n'a jamais conu sa propre annulation, qui n'a pas pressenti le recours la corde, la balle, au poison ou la mer, est un forat avili ou un ver rampant sur la charogne cosmique. Ce monde peut tout nous prendre, peut tout nous interdire, mais il n'est du pouvoir de personne de nous empcher de nous abolir. Tous les outils nous y aident, tous nos abmes nous y invitent ; mais tous nos instincts s'y opposent. Cette contradiction dveloppe dans l'esprit un conflit sans issue. Quand nous commenons rflchir sur la vie, y dcouvrir un infini de vacuit, nos instincts se sont dirigs dj en guides et facteurs de nos actes; ils refrnent l'envol de notre inspiration et la souplesse de notre dgagement. Si, au moment de notre naissance, nous tions aussi conscients que nous le sommes au sortir de l'adolescence, il est plus que probable qu' cinq ans le suicide serait un phnomne habituel ou mme une question d'honorabilit. Mais nous nous veillons trop tard: nous avons contre nous les annes fcondes uniquement par la prsence des instincts, qui ne peuvent tre que stupfaits des conclusions auxquelles conduisent nos mditations et nos dceptions. Et ils ragissent; cependant, ayant acquis la conscience de notre libert, nous sommes matres d'une rsolution d'autant plus allchante que nous ne la mettons pas profit. Elle nous fait endurer les jours et, plus encore, les nuits; nous ne sommes plus pauvres, ni crass par l'adversit: nous disposons de ressources suprmes. Et lors mme que nous ne les exploite- rions jamais, et que nous finirions dans l'expiration traditionnelle, nous aurions eu un trsor dans nos abandons: est-il plus grande richesse que le suicide que chacun porte en soi ? Si les religions nous ont dfendu de mourir par nous-mmes, c'est qu'elles y voyaient un exemple d'insoumission qui humiliait les temples et les dieux. Tel concile d'Orlans considrait le suicide comme un pch plus grave que le crime, parce que le meurtrier peut toujours se repentir, se sauver, tandis que celui qui s'est t la vie a franchi les limites du salut. Mais l'acte de se tuer ne part- il pas d'une formule radicale de salut ? Et le nant ne vaut-il pas l'ternit ? L'tre seul n'a pas besoin de faire la guerre l'univers ; c'est lui-mme qu'il envoie l'ultimatum. Il n'aspire pas davantage tre pour toujours, si dans un acte incomparable il a t absolument lui-mme. Il refuse le ciel et la terre comme il se refuse. Au moins, il aura atteint une plnitude de libert inaccessible celui qui la cherche indfiniment dans le futur.. . Un squelette, se rchauffant au soleil et esprant, serait plus vigoureux qu'un Hercule dsespr et las de la lumire ; un tre, totalement permable l'Esprance, serait plus puissant que Dieu et plus vivant que la vie.On ne peut savoir ce qu'un homme doit perdre pour avoir le courage de braver toutes les conventions, on ne peut savoir ce que Diogne a perdu pour devenir l'homme qui s'est tout permis, qui a traduit en acte ses penses les plus intimes avec une insolence surnaturelle comme le ferait un dieu de la connaissance, la fois libidineux et pur. Personne ne fut plus franc; cas limite de sincrit et de lucidit en mme temps qu'exemple de ce que nous pourrions tre si l'ducation et l'hypocrisie ne refrnaient nos dsirs et nos gestes. " Un jour un homme le fit entrer dans une maison richement meuble, et lui dit: "Surtout ne crache pas par terre." Diogne qui avait envie de cracher lui lana son crachat au visage, en lui criant que c'tait le seul endroit sale qu'il et trouv et o il pt le faire. " (Diogne Larce.) Qui, aprs avoir t reu par un riche, n'a regrett de ne pas dis- poser d'ocans de salive pour les dverser sur tous les possdants de la terre ? Et qui n'a raval son petit crachat de peur de le lancer au visage d'un voleur respect et ventru ? Nous sommes tous ridiculement prudents et timides: le cynisme ne s'apprend pas l'cole. La fiert non plus. "Mnippe, dans son livre intitul La Vertu de Diogne, raconte qu'il fut fait prisonnier et vendu, et qu'on lui demanda ce qu'il savait faire. Il rpondit: "Commander", et cria au hraut: "Demande donc qui veut acheter un matre."" L'homme qui affronta Alexandre et Platon, qui se masturbait sur la place publique "