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Français 1re – Livre du professeur
CHAPITRE 4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours
Repères littérairesp. 306 (ES/S et Techno) p. 308 (L/ES/S)
Les pages « Repères littéraires » présentent, dans une perspective diachronique, les genres de l’argu-mentation mais aussi les auteurs qui ont apporté un regard nouveau sur la question de l’homme. La lec-ture de ces pages peut être effectuée avant l’étude des textes des séquences qui suivent, mais on peut également l’envisager au fur et à mesure de la découverte des textes, afin de les situer dans leur époque et mieux comprendre leur originalité. Les spécificités de chaque siècle, en relation avec l’his-toire littéraire, sont ainsi mises en évidence.
PISTES D’EXPLOITATION
Le tableau d’Anicet Gabriel Lemonnier, Le Salon de madame Geoffrin, peut être mis en relation avec la séquence intitulée « La question de la femme au XVIIIe siècle » (p. 349 ES/S et Techno / p. 351 L/ES/S). Une recherche sur les salons aux XVIIe et XVIIIe siècles peut être proposée aux élèves.Les genres évoqués dans ces pages trouvent leur écho dans les fiches « Outils d’analyse » consa-crées aux « Formes de l’argumentation » (p. 446 ES/S et Techno / p. 566 L/ES/S), et aux « Genres de l’argumentation » (p. 448 ES/S et Techno / p. 568 L/ES/S). L’université Stendhal-Grenoble 3 et l’équipe de recherche RARE (Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution) présentent sur leur site des « Glossaires de rhétorique », intéressants à consulter.
Paragraphes des Repères littéraires
Textes et entrées dans le chapitre «La question de l’Homme dans l’argumentation, du
XVIe siècle à nos jours»
Les différents genres représentés
Aux origines de l’argumentation : la rhétorique
SÉQUENCE 3 – La question de la femme au xviiie siècle• Aristophane, L’Assemblée des femmes (p. 363 ES/S et Techno / p. 365 L/ES/S)SÉQUENCE 4 – Les passions et l’aspiration au bonheur• Lucrèce, De rerum natura (p. 386 ES/S et Techno / p. 388 L/ES/S)• Sénèque, La Vie heureuse (p. 388 ES/S et Techno / p. 390 L/ES/S)
Théâtre
Poème didactique
Traité
Le XVIe siècle : le siècle des doutes
SÉQUENCE 1 – Le projet de Michel de Montaigne : les Essais (p. 309 ES/S et Techno / p. 311 L/ES/S) (étude d’une œuvre intégrale)
Essai
Le XVIIe siècle : le siècle des mora-listes
SÉQUENCE 2 – La justice sociale dans les Fables de La Fontaine (étude d’une œuvre intégrale) (p. 329 ES/S et Techno / p. 331 L/ES/S)SÉQUENCE 4 – Les passions et l’aspiration au bonheur• Blaise Pascal, Pensées (p. 368 ES/S et Techno / p. 370 L/ES/S)• Jean de La Bruyère, Les Caractères (p. 370 ES/S et Techno / p. 372 L/ES/S)• Charles de Saint-Évremond, Sur les plaisirs (p. 378 ES/S et Techno / p. 380 L/ES/S)Pistes de lecture – Jean de La Bruyère, Les Caractères (p. 393 ES/S et Techno / p. 395 L/ES/S)Corpus bac (Séries générales) – Jean de La Bruyère, Les Caractères (p. 394 ES/S / p. 396 L/ES/S)
Fable
Essai
Maxime – Portrait
Lettre
Maxime – Portrait
Maxime – Portrait
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours –
Le XVIIIe siècle : le siècle des Lumières
SÉQUENCE 1 – Le projet de Michel de Montaigne : les Essais• Voltaire, Dictionnaire philosophique, « Torture » (p. 318 ES/S et Techno / p. 320 L/ES/S)SÉQUENCE 3 – La question de la femme au XVIIIe siècle (p. 349 ES/S et Techno / p. 351 L/ES/S)SÉQUENCE 4 – Les passions et l’aspiration au bonheur• Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (p. 373 ES/S et Techno / p. 375 L/ES/S)• Voltaire, Candide (p. 374 ES/S et Techno / p. 376 L/ES/S)• Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (p. 376 ES/S et Techno / p. 378 L/ES/S)• Germaine de Staël, De l’influence des passions sur le bonheur de l’individu et des nations (p. 380 ES/S et Techno / p. 382 L/ES/S)Pistes de lecture – Montesquieu, Lettres persanes (p. 393 ES/S et Techno / p. 395 L/ES/S)Corpus bac (Séries générales) – Voltaire, Micromégas (p. 395 ES/S / p. 397 L/ES/S)
Dictionnaire
Discours – Essai – Roman
Discours
Conte philosophique
Roman épistolaire
Traité
Roman épistolaire
Conte philosophique
Le xixe siècle : le siècle des engage-ments
SÉQUENCE 2 – La justice sociale dans les Fables de La Fontaine• Victor Hugo, Discours sur la misère (p. 342 ES/S et Techno / p. 344 L/ES/S)SÉQUENCE 3 – La question de la femme au xviiie siècle• Victor Hugo, Les Misérables (p. 364 ES/S et Techno / p. 366 L/ES/S)Corpus bac (Séries technologiques)– Victor Hugo, Les Contemplations (p. 394 Techno)– Victor Hugo, Les Misérables (p. 395 et 396 Techno)
Discours
Roman
PoésieRoman
Le XXe siècle : le siècle des remises en cause
SÉQUENCE 1 – Le projet de Michel de Montaigne : les Essais• Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (p. 326 ES/S et Techno / p. 328 L/ES/S)SÉQUENCE 2 – La justice sociale dans les Fables de La Fontaine• Jacques Prévert, « La grasse matinée » (p. 344 ES/S et Techno / p. 346 L/ES/S)Séquence 3 – La question de la femme au XVIIIe siècle• Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe (p. 365 ES/S et Techno / p. 367 L/ES/S)SÉQUENCE 4 – Les passions et l’aspiration au bonheur• Alain, Propos sur le bonheur (p. 382 ES/S et Techno / p. 384 L/ES/S)• Jean-Paul Sartre, Les Mouches (p. 384 ES/S et Techno / p. 386 L/ES/S)Pistes de lecture – Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince (p. 393 ES/S et Techno / p. 395 L/ES/S)Corpus bac (Séries générales) – Jacques Sternberg, 188 Contes à régler (p. 396 ES/S / p. 398 L/ES/S)
Récit de voyage
Poésie
Essai
Essai
Théâtre
Apologue
Apologue
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Français 1re – Livre du professeur
QUESTIONS
1. Cherchez qui est Philippe, dont le farouche oppo-sant fut Démosthène. Quelle fut la raison de leur opposition ? 2. Quelle est la signification des mots inventio, dis-positio, elocutio, actio et memoria ? Quel sens leur attribue-t-on en rhétorique ?3. Quelles sont les différentes parties du discours ? Comment s’appelle le début ? La fin ?4. Dans les textes des séquences qui ont pour titre « Discours », lesquels ont été réellement pronon-cés ? Comment le voit-on ?5. Définissez, à grands traits, les principes de la phi-losophie stoïcienne, en vous aidant de votre livre.6. Qu’est-ce que l’ethnocentrisme ?7. Cherchez quels sont les autres auteurs de fables. En vous référant à l’histoire littéraire, expliquez pour-quoi La Fontaine a pris appui sur des œuvres antiques.8. Retrouvez les titres des chapitres qui composent Les Caractères de La Bruyère. Quels aspects de la condition humaine sont envisagés ?9. Effectuez une recherche sur le courant jansé-niste : que représente la grâce pour lui ?10. Observez le tableau d’Anicet Charles Gabriel Lemonnier : où se trouve Madame Geoffrin ? Com-ment ce personnage est-il mis en valeur ? Que nous révèle ce tableau sur les Salons ?11. Effectuez une recherche sur l’Affaire Dreyfus. Pourquoi le texte de Zola est-il désigné sous le titre « J’Accuse » ?12. Classez les œuvres de Jean-Paul Sartre selon les genres auxquels elles appartiennent (philoso-phie, roman, théâtre). Quel genre vous paraît le plus efficace pour défendre un point de vue ?13. Citez les différentes formes d’argumentation que permettent aujourd’hui les nouvelles technologies.
EXPOSÉS
La guerre et la littérature engagéeL’élève peut prendre appui sur les textes qui figurent dans le manuel (Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, (p. 235 ES/S et Techno / p. 237 L/ES/S) ; Robert Des-nos, « Ce Cœur qui haïssait la guerre », (p. 241 ES/S et Techno / p. 243 L/ES/S) ; Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, (p. 430 L/ES/S) ; Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif, (p. 464/476 ES/S et Techno / p. 584/596 L/ES/S); Voltaire, Candide, (p. 470 séries technologiques), en particulier sur le corpus bac, (p. 396 L/ES/S). Parmi tous ces textes, il est possible de distinguer des argumentations directes et d’autres indirectes. D’autres passages connus peuvent être proposés : Victor Hugo « Dis-cours d’ouverture du Congrès de la paix » ; Arthur Rimbaud, « Le Mal » ; Maupassant « Sur l’eau » ; Jacques Prévert, « Chanson dans le sang » : Boris Vian, « Le Déserteur », …Les auteurs, et plus particulièrement les poètes, peuvent avoir recours à des images frappantes (comme Agrippa d’Aubigné) ou à l’ironie (dans le cas de Voltaire). Si certains textes montrent la souffrance des populations, d’autres, comme celui de Victor Hugo, insistent sur le coût de la guerre. Tous dénon-cent l’absurdité de celle-ci.
L’utopieLes textes suivants peuvent être employés pour répondre aux questions sur l’utopie. Diderot, Sup-plément au Voyage de Bougainville, (p. 354 ES/S et Techno / p. 356 L/ES/S) ; Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, (p. 373 ES/S et Techno / p. 375 L/ES/S) ; Thomas More, L’Utopie, (p. 414 L/ES/S) ; François Rabelais, Gargantua, (p. 436 L/ES/S) ; Pla-ton, La République, (p. 451 ES/S et Techno / p. 571 L/ES/S) ; Fénelon, Les Aventures de Télémaque, (p. 495 ES/S et Techno / p. 615 L/ES/S). L’exposition virtuelle de la BNF sur l’utopie peut également être consultée avec profit. L’utopie est un mot composé de deux éléments grecs : ou, particule négative, et topos, qui désigne le lieu. Ce nom désigne, à l’origine, une île imagi-naire inventée par Thomas More. L’utopie est le lieu de nulle part. En imaginant le fonctionnement d’une société où règnent le bonheur, l’abondance, la concorde entre les habitants, l’auteur délivre le modèle de société qu’il juge idéal. Ce lieu peut être situé géographiquement, dans un lieu inaccessible, ou correspondre à un état ancien de la société (mythe de l’âge d’or, paradis perdu). Les utopies peuvent être littéraires ou picturales.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 1
Séquence 1
Le projet de Michel de Montaigne : les Essais (1595) p. 309 (ES/S et Techno)p. 311 (L/ES/S)
Problématique : Quel est le projet des Essais ? Comment cette œuvre s’inscrit-elle dans le courant humaniste ? Quelles interrogations Montaigne partage-t-il avec ses lecteurs ?
Éclairages : En faisant de son œuvre l’essai de son entendement dans son œuvre, en examinant, le monde dans lequel il vit et les hommes qui l’entourent, en doutant du savoir d’hier et d’aujourd’hui, Mon-taigne s’interroge sur la condition de l’homme, à travers la sienne. Penseur humaniste, il réfléchit à la possibilité pour l’homme de se développer dans l’autonomie de la pensée et du jugement moral et fait de l’éducation la voie à une existence singulière, assumée et lucide.
Texte 1 – « Des Coches »
p. 310 (ES/S et Techno) p. 312 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser et évaluer l’argumentaire de chacune
des parties.
– Comprendre le point de vue de Montaigne sur la
question.
LECTURE ANALYTIQUE
La composition de l’extraitMontaigne en quelques lignes présente cette ren-
contre dont on ne saura pas quand ni où elle pour-
rait avoir eu lieu : elle représente davantage le proto-
type de ces nombreuses rencontres qui ont eu lieu
au fil des pérégrinations, du cabotage des conqué-
rants, « en naviguant le long des côtes » (l. 1). Les
indéfinis « quelques Espagnols » (l. 1-2) « une contrée
fertile » (l. 2) ainsi que l’adjectif « habituelles » (l. 3)
marquent le caractère général d’une rencontre
« type » entre les colons et les Indiens. On peut lire ici
deux mouvements correspondant aux deux temps
de ce dialogue « mis en scène » par Montaigne : le
discours des Espagnols pour commencer, « leurs
déclarations habituelles » (l. 3) qui s’étend sur une
dizaine de lignes (l. 3 à 11) ; puis la réponse des
Indiens est développée plus longuement (l. 11-31).
Ce sont les Indiens qui ont le dernier mot dans cet
échange qui privilégie de ce fait leur discours.
Le dialogueLes « déclarations » des Espagnols adressées aux
Indiens sont avant tous des exigences et des
demandes qu’ils justifient en référence à des droits
affichés comme légitimes. Envoyés par le roi le plus
puissant du monde, ils se présentent comme les
détenteurs du pouvoir sur tout le continent au nom
du double pouvoir reconnu dans l’occident du XVe
siècle : le pouvoir temporel du roi et le pouvoir spiri-
tuel de Dieu délégué au Pape. C’est donc au nom
des puissances du monde qu’ils formulent leurs
demandes. D’abord générales, « être tributaires » (l.6-
7) c’est-à-dire leur payer des impôts, elles se pré-
cisent avec ce qui est nécessaire aux Colons, « des
vivres » mais aussi de l’or. Chaque demande est
assortie d’arguments ou de justifications qui ne se
situent pas nécessairement sur le même plan : payer
des impôts pour être bien traité, c’est reconnaître la
supériorité de l’autre, donner des vivres pour de la
nourriture c’est une tautologie qui ne justifie pas la
requête. La demande d’or est assez curieusement
destinée à un « médicament » (l. 9), ce qui ressemble-
rait assez à un mensonge. Enfin, les Espagnols ins-
crivent la conquête dans un projet de christianisation
des peuples rencontrés. La religion est alors dite
« vraie » ce qui n’autorise donc pas la discussion.
Quelques mots en discours narrativisé « ajoutant
quelques menaces » (l. 11) servent de conclusion à
ces « déclarations ». Le discours des Indiens va
consister à réfuter systématiquement la sincérité, la
légitimité, la logique même des déclarations des
Espagnols en les reprenant terme à terme au rythme
de l’anaphore de la locution « quant à » qui souligne
chaque réponse. Au droit du plus fort, les Indiens
vont opposer la logique prenant au pied de la lettre
les propos des Espagnols pour montrer qu’elles
conduisent à des contradictions : on ne peut se dire
pacifique lorsque l’on est en armes ; on ne peut se
dire puissant quand on est dans le dénuement
« puisqu’il demandait, il devait être indigent » (l. 13) et
enfin on ne peut donner ce que l’on ne possède pas.
Les deux réponses suivantes se situent sur un plan
différent : les Indiens acceptent de donner sans rechi-
gner des vivres et de l’or, du moins dans la proportion
de ce dont ils n’ont pas besoin. Et s’ils se montrent
enfin intéressés par le Dieu unique dont on leur parle,
par fidélité ils déclarent préférer les leurs. La raison et
la logique sont à nouveau convoquées pour signaler
combien il est peu raisonnable de menacer des gens
dont on ignore la puissance, montrant qu’à la force
on peut toujours répondre par la force : « qu’ils se
dépêchassent – et promptement – de quitter leur
pays » (l. 27-28). Cette réponse est parallèle à la
menace qui conclut le discours des Espagnols mais
elle est fondée sur la raison et non sur la force.
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Français 1re – Livre du professeur
GRAMMAIRE
On pourra reformuler les propos des Indiens en dis-cours direct en prenant quelques libertés avec le texte d’origine pour l’éclairer. Vous dites que vous êtes paisibles mais, si vous l’êtes, cela ne se voit pas beaucoup ; quant à votre roi il doit être indigent et nécessiteux puisqu’il réclame des choses ; et celui qui vous a distribué nos territoires il doit être un homme qui aime la dissension pour donner à un tiers quelque chose qu’il ne possède en créant ainsi un conflit avec nous, ses anciens possesseurs.
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION
Les élèves pourront imaginer que les Espagnols demandent à des indigènes de venir travailler afin de les aider à installer un premier campement, ou encore de les conduire vers les endroits où ils trouvent de l’or.
LECTURE D’IMAGE
La fonction de cette image consiste à informer mais dans le même temps elle offre un jugement sur les faits qu’elle évoque : on pourra parler à cet égard, évoquer sa dénotation et ses connotations. La com-position offre un ordre de lecture narratif ou chrono-logique, du haut à gauche au bas à droite, qui per-met de reconstituer l’organisation de l’exploitation des mines d’or par les Espagnols qui y font travailler les Indiens. Les Espagnols sont debout, statiques et armés à l’arrière plan tandis que dans des excava-tions représentant les mines on voit les Indiens occupés aux différentes phases de l’extraction et du traitement du minerai, jusqu’à la scène du premier plan. Quelques palmiers évoquent l’exotisme du décor tandis que la tenue et le mobilier des Espa-gnols représentent au premier plan l’origine euro-péenne des conquérants. Les Indiens sont repré-sentés presque nus dans une représentation ethno-centrique qui les fait ressembler à l’idéal de beauté des statuaires de l’Antiquité. En mouvement, cour-bés sous de lourdes charges, ils semblent accablés par le travail tandis que les Espagnols qui les sur-veillent et les commandent voient des fortunes déversées à leurs pieds, un flot d’or qui s’écoule. On pourra aisément montrer que dans cette représenta-tion, cette mise en scène et en couleur, les Indiens apparaissent exploités par des conquistadors uni-quement intéressés par les richesses, comme l’ex-trait des Essais qu’elle illustre l’aura déjà montré.
Une mise en scène de la rencontreDès la première ligne, le mot « mines » indique clai-
rement ce que recherchent les Espagnols : de l’or et
des biens. La dernière phrase le rappelle « les Espa-
gnols ne trouvèrent pas les marchandises qu’ils
cherchaient » (l. 33). Ainsi le seul moteur de la
conquête semble bien être l’avidité et la cupidité. La
déclaration des Espagnols est un discours autori-
taire qui n’attend pas de réponse puisque leurs
interlocuteurs n’ont pas la liberté d’accepter ou de
refuser ce qui n’est qu’un coup de force illégitime.
Face à cette attitude des Espagnols, la réponse des
Indiens propose une autre image de leurs valeurs au
travers également de leurs coutumes et comporte-
ments. À la soif du lucre, ils opposent leur généro-
sité qui leur fait accepter de donner des vivres et de
l’or à ceux qui en réclament, à la fois parce qu’ils
ont le sens de l’hospitalité et qu’ils sont généreux.
Ils ne tiennent l’or « en nulle estime » (l. 18) ne s’atta-
chant qu’à sa valeur esthétique au service de leurs
dieux, des dieux auxquels ils sont fidèles, ce qui
témoigne aussi de leur piété pour une religion
ancienne signe de l’ancienneté de leur civilisation :
« après s’en être servis si utilement pendant si long-
temps » (l. 23-24). D’autres qualités caractérisent
encore ce peuple, le goût pour la vie et le bonheur,
le sens de l’amitié. Pour autant, ils ne sont pas for-
cément tels qu’on a pu les peindre, craintifs voire
lâches. Ils ont une justice qui peut se montrer rigou-
reuse et ils ne craignent pas la confrontation ni le
combat menaçant à leur tour les Espagnols s’ils se
montrent sourds à la raison. Enfin la civilisation de
ce peuple éclate tout au long du texte dans cette
volonté de dialoguer, de raisonner, et ce de façon
convaincante, avant – ou plutôt – que de recourir à
la force. En comparaison, la civilisation des Espa-
gnols paraît fondée sur le seul goût de la richesse,
sur la seule volonté de puissance et l’intolérance
religieuse. Ils méprisent tout ce que pourraient leur
apporter les autres, mis à part la richesse, ce sur
quoi conclut Montaigne en écrivant « ils ne firent
arrêt ni entreprise; quelque autre avantage qu’il y
eût : témoin mes Cannibales » (l. 34-35). L’adjectif
possessif dit bien de quel côté va la préférence de
Montaigne et l’ironie de l’emploi du mot « canni-
bale » renforce son jugement qui a pu paraître en
son temps bien paradoxal mais montre de quel côté
se trouve la civilisation.
SynthèseDe toutes les façons possibles, à travers le récit,
dans ses commentaires, en mettant en scène ce
dialogue entre les Espagnols et les Indiens, en don-
nant à ces derniers le dernier mot, en leur prêtant le
discours le plus raisonnable, Montaigne dénonce la
soif de l’or moteur de la conquête, il démonte le por-
trait caricaturé d’un peuple qualifié dans le meilleur
des cas de peuple enfant, peuple balbutiant, de
peuple esclave dans le pire.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 1
Indiens comme des êtres pacifiques qui ne
connaissent pas les armes, qu’ils sont généreux, on
peut imaginer une visée argumentative à son pro-
pos. Il s’agit de persuader les souverains que la
conquête sera facile.
Montaigne, lecteur de Christophe ColombMontaigne a été un grand lecteur des historiens de
tous les temps et il n’a pu ignorer les propos de
Colomb, le premier à avoir aperçu les habitants du
Nouveau Monde. Comme lui il représente les
Indiens, dans leur apparence, comme des êtres sou-
vent nus ou peu vêtus, simples voire naïfs. Toutefois
Montaigne leur prête aussi sa voix, ses discours et
raisonnements et montre, ce faisant, qu’ils n’ont rien
à envier aux Européens quant à leur intelligence,
logique et culture. Souvent aussi Montaigne les pré-
sente comme des victimes de la colonisation et les
plaint, ce que ne fait pas Colomb comme on peut le
lire ici : son admiration n’est pas dénuée de préjugés
ni d’arrières pensées. Quant à sa générosité, elle est
calculée et raisonnable.
SynthèsePour répondre, on proposera une opposition entre la
vision d’un peuple à l’état sauvage, en quelque sorte
des enfants ignorants, « très dépourvus de tout » qui
semblent fragiles, vulnérables chez Colomb, en
s’appuyant plus particulièrement sur les réponses
aux questions 1, 3 et 5 et la présentation d’êtres
lucides, habiles à raisonner et à argumenter en
reprenant les réponses aux questions 4, 5, 7 et sur-
tout 8.
Lecture d’image – Théodore de Bry, La Destruction des Indes (1598)
p. 313 (ES/S et Techno) p. 315 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Comprendre la dénonciation que constitue
l’image.
– Lire l’ethnocentrisme de la représentation de ceux
qu’on n’a jamais vus.
LECTURE ANALYTIQUE
Les événements évoqués dans cette page
concernent la conquête du Pérou. Les faits : en
1532, Pizarre est de retour au Pérou avec 63 cava-
liers et 200 fantassins. Deux frères Incas se dis-
putent la succession du chef Inca Huayna Capac qui
a succombé à la variole amenée par les Européens.
Les Espagnols s’engagent dans la montagne en
direction de Cajamarca où se trouve Atahualpa, un
des deux prétendants au trône de l’Inca. Après une
rencontre assez froide entre Indiens et Espagnols
une seconde entrevue est prévue : mais c’est un vrai
Texte écho – Christophe Colomb, Journal de
Bord (1492-1493)
p. 312 (ES/S et Techno) p. 314 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Reconstruire le contexte de la découverte du
Nouveau-Monde.
– Distinguer l’orientation argumentative de l’évoca-
tion des Indiens par les Européens.
LECTURE ANALYTIQUE
Le regard de Christophe Colomb, l’EuropéenAvec cet extrait du Journal de Bord de Colomb, le
lecteur contemporain partage le premier regard
porté sur les Indiens. L’évocation des Indiens se fait
dans un portrait en trois temps. Une première évo-
cation assez précise de leur aspect physique : s’ils
sont « très dépourvus de tout » (l. 10), ils sont surtout
dénués de vêtements ! Cette nudité est aussi celle
des premiers hommes dans le paradis terrestre et la
suite du texte renforce cette ressemblance. Les por-
traits variés et détaillés sont connotés positivement :
les Indiens sont « jeunes » (l. 12), leurs cheveux sont
« aussi gros que la soie de la queue des chevaux
(l. 13-14) ; ils « se peignent le corps en brun » (l. 16),
et ne sont « ni nègres ni blancs » (l. 17). Cette diver-
sité des couleurs est démultipliée par la diversité
des parties peintes, « le visage » (l. 18), « le corps »
(l. 16), « seulement le tour des yeux » (l. 19). Plus loin,
il dira qu’ils sont « très bien faits » (l. 12-13), avec des
corps harmonieux et de très beaux visages. L’accu-
mulation des détails montre la fascination de
Colomb, étonné par la diversité, la fantaisie des
peintures dont se parent les Indiens. Il offre ainsi une
description édénique et hyperbolique. Il évoque
ensuite leurs armes et par là leur comportement
pacifique : ce qui caractérise les Indiens c’est leur
ignorance qui ressemble à de l’innocence : ils n’ont
pas d’armes seulement des sagaies et ils ne
connaissent même pas le fer. Toutefois ils se
défendent quand d’autres, plus belliqueux tentent
de les réduire en esclavage. Les échanges entre les
uns et les autres nous montrent de la part des Espa-
gnols une générosité bien mesurée car ils donnent à
« quelques-uns d’entre eux quelques bonnets
rouges » (l. 3-4) mais qui provoquent un « grand plai-
sir » (l. 5) aux Indiens : ces derniers apportent tout ce
qu’ils possèdent, d’où la diversité de leurs cadeaux :
perroquets, sagaies, coton. Ces présents vairés et
coloriés symbolisent aussi l’exotisme du territoire
découvert. Ils montrent aussi la générosité des
Indiens qui donnent tout « ce qu’ils avaient » (l. 9)
contre des « petites perles de verre et grelots » (l. 8)
et pourtant Colomb a bien précisé qu’ils paraissent
très « dépourvus de tout » (l. 10). Le Journal de Bord
est envoyé aux Rois Catholiques qui ont comman-
dité la flottille de Colomb. Quand Colomb décrit les
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Français 1re – Livre du professeur
LECTURE ANALYTIQUE
Montaigne témoin de la rencontreL’information dont il est question dans cet extrait
peut être résumée ainsi : « Trois d’entre eux […] se
trouvèrent à Rouen au moment où le feu roi Charles
ix y était » (l. 1-6). Le reste de cette longue phrase est
consacré au développement de deux longues pro-
positions, l’une introduite par le participe présent
« ignorant » (l.1) et l’autre par l’adjectif qualificatif
« malheureux » (l. 4), deux mots qui résument le des-
tin des Indiens tel que Montaigne le perçoit, un peu
moins d’une centaine d’années après le début de la
conquête et une quinzaine d’années après avoir
assisté à cette rencontre de Rouen. On estime en
effet que cet Essai a été rédigé vers 1578. Mon-
taigne d’emblée adopte un regard de compassion
sur ces Indiens victimes d’une ignorance qui n’est
pas absence de savoir mais méconnaissance du
Monde ancien, « des corruptions de ce côté-ci de
l’océan » (l. 2), une ignorance qui causera leur perte
irrémédiable « leur ruine (comme je présuppose
qu’elle est déjà avancée) » (l. 3-4) et le malheur, celui
d’avoir perdu leur « quiétude ». Deux mondes s’op-
posent, « le côté-ci de l’océan », « le nôtre » (l. 5) dit
Montaigne, celui de la tromperie et du vice, et l’autre,
celui des Indiens que caractérise « la douceur de
leur ciel » (l. 5). Montaigne prend ici clairement fait et
cause pour les Indiens. Témoin dans un premier
temps de l’événement, il raconte comment on veut
éblouir les indigènes en leur faisant admirer la beauté
de la ville. En leur demandant ce qui les a le plus
surpris, le roi pose l’implicite que tout, ou du moins
beaucoup de choses, sont surprenantes et admi-
rables. Pour répondre à cette question qui contraint
leur réponse ; les Indiens déplacent le propos grâce
à un subtil distinguo pour s’attacher plutôt à ce qui
leur a semblé « étrange » et donc éloigné d’eux et de
leurs coutumes. Leur étonnement souligne deux
questions fondamentales, celle du pouvoir et celle
de la répartition des richesses. Dans le royaume de
France, le pouvoir de droit divin peut être hérité par
un enfant de dix ans, dans celui des Indiens il est
pris ou reçu par un homme adulte qui a la force de
l’exercer. En prêtant à ses Indiens la langue simple
d’un traducteur, Montaigne renforce les oppositions
« tant d’hommes grands portant la barbe, forts et
armés » (l. 11-12) et un « enfant » (l. 13). La parole des
Indiens devient plus développée et précise quand il
s’agit de dénoncer l’inégalité entre ceux qui sont
« remplis et gorgés de toutes sortes de bonnes
choses » expression qui dénonce l’excès et l’avidité
et s’oppose à la pauvreté des mendiants « « déchar-
nés par la faim et la pauvreté ». Richesse et pauvreté
sont vues de manière réaliste et matérielle. L’éton-
nement des Indiens va jusqu’à ne pas comprendre
comment de telles inégalités ne conduisent pas les
pauvres à se révolter, comme ils le feraient dans leur
société, transformant l’inégalité en injustice et ren-
piège que l’Espagnol tend à Atahualpa. Dès son arri-
vée, les Espagnols le rejoignent, tuent un grand
nombre de ses hommes et s’emparent de lui en le
faisant tomber de sa litière. Ils négocient ensuite
avec lui le paiement d’une rançon contre sa liberté.
L’Inca verse une somme supérieure à celle qui était
convenue mais les Espagnols ne tiennent pas leur
promesse et le condamnent à être brûlé vif. Devant
ses protestations, ils consentent à lui appliquer le
supplice du garrot puis ils brûlent son cadavre. On
retrouve dans le dessin qui illustre la page titre la
technique de Théodore de Bry pour représenter les
Espagnols et les Indiens (Cf. p. 311).
Le dessinL’espace au centre de la page réservé au long titre
de l’ouvrage dont on relèvera qu’il raconte et
dénonce explicitement la conquête, permet de dis-
tinguer le texte du dessin. On notera cependant que
le titre semble reposer sur un soubassement qui se
fond à la manière d’un mur, un arrière plan. Texte et
dessin entretiennent des liens très forts. Autour de
l’espace de texte s’organisent plusieurs dessins qui
retracent les événements organisés selon l’ordre
chronologique : de haut à gauche, au centre en bas
on assiste à l’arrestation d’Atahualpa et des deux
côtés aux cortèges des Indiens venant payer sa ran-
çon. Les armes des conquistadors renforcent les
lignes de force du dessin et attirent le regard sur les
représentations de l’Inca. Ligoté mais serein, il paraît
bien calme face à Pizarre et ses lieutenants qui ges-
ticulent et se montrent menaçants. L’importance
accordée à la représentation des vases et objets
précieux souligne à nouveau le désir de richesse et
d’or des conquérants. On retrouve également l’op-
position entre ces Espagnols en arme face à des
indiens nus et pacifiques ou du moins très inférieurs
en force. Le point de vue de Théodore de Bry est
semblable à celui de Las Casas dont il épouse la
cause à travers ses dessins. On notera le point de
vue ethnocentriste dans la technique de représenta-
tion de l’univers indien, notamment les vases et les
plats précieux représentatifs de l’orfèvrerie euro-
péenne. Les corps des Indiens ressemblent aussi à
la statuaire antique source d’inspiration et seul
modèle des artistes de la Renaissance.
Texte 2 – « Des Cannibales »
p. 314 (ES/S et Techno) p. 316 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Dévoiler les représentations.
– Repérer l’évolution du rôle de Montaigne, de
témoin à interrogateur.
– Confronter des civilisations.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 1
paragraphe et ultime phrase du chapitre peuvent
sembler troublants. L’allusion à la coutume des indi-
gènes d’aller nus semble contredire tout le reste :
« mais quoi » ! La civilisation serait donc incompatible
avec la nudité ? N’est-ce que sur ce seul critère que
se fonderait tout discours qui interdirait aux dits sau-
vages d’appartenir à la race humaine ? Cette dernière
pirouette ironique fustige la pauvreté de l’argumenta-
tion de ceux qui interdisent aux Indiens et à leurs
sociétés d’être qualifié de civilisés à ce seul titre.
Lecture d’imageDeux mondes s’opposent dans cette toile : l’Europe
et la ville de Barcelone, un monde ordonné et plutôt
statique où sont représentés dans une organisation
hiérarchique les souverains et la cour, le prélat placé
juste derrière les « Rois Catholiques » et derrière, la
foule de ceux qui sont venus assister au triomphe de
Colomb, sur fond de bâtiments qui pourraient être la
cathédrale et/ou un palais. Des marches constituent
un trône qui place en surplomb la partie gauche du
tableau. À droite sont représentés l’explorateur, les
hommes de sa flotte et les Indiens captifs qu’il a
ramenés. Agenouillé et richement vêtu, Colomb fait
la transition entre ces deux univers auxquels il
appartient. Mais derrière lui, c’est le monde de
l’aventure, dynamique et désordonné où figurent
dans une certaine agitation des hommes et des che-
vaux déchargés d’une embarcation, des soldats et
des Indiens, des hommes nus et des hommes armés
et cuirassés, sur fond de ciel chargé mais largement
ouvert. Les Indiens, dont la peau de certains est fon-
cée mais d’autres plus claire, des hommes et des
femmes, sont à peine vêtus et, si certains témoignent
par leur attitude de respect ou de leur participation à
la rencontre, d’autres au premier plan semblent plus
détachés de l’événement et leur visage ne permet
de déterminer s’ils en sont désolés ou absents.
Cette représentation des Espagnols et des indiens
est assez conforme à ce que Colomb a pu en dire :
les Indiens beaux et pacifiques offrent des perro-
quets avec la générosité qu’on leur a déjà reconnue.
L’ensemble, une image haute en couleur, oppose
plutôt les deux mondes que sont l’Europe ancienne
et du monde de l’aventure qu’est le Nouveau-Monde
sans pour autant témoigner de la violence de la ren-
contre, dans une image qui a toutes les caractéris-
tiques du romantisme, ce qui étonnera peu pour une
toile peinte en 1846.
SynthèseDeux paragraphes et deux dialogues permettent de
croiser les regards, ceux des Français sur les Indiens
qu’ils imaginent ignorants, naïfs et dénués de
culture. Pourtant ces derniers, grâce à leur habileté
rhétorique et un langage qui s’élabore et se déve-
loppe jusqu’à inverser la situation, offrent au travers
du dialogue une image critique du monde ancien
caractérisé par le seul intérêt et l’injustice.
dant ainsi la violence légitime contre cette injustice.
Enfin le langage prêté aux Indiens contribue à oppo-
ser leur civilisation et valeurs à celles des Occiden-
taux : en appelant les hommes « moitié les uns des
autres » (l. 15) comme l’explique Montaigne, ils
posent le principe de l’égalité, d’une relation très
étroite entre les êtres jusqu’à une certaine interdé-
pendance, une solidarité.
Montaigne acteur de l’entretienLe deuxième paragraphe met en scène Montaigne
qui n’est plus seulement témoin puisqu’il discute
avec l’un des Indiens et non des moindres puisqu’il
s’agit d’un personnage important, peut-être même
un roi, contribuant ainsi à un parallélisme dans les
situations. À nouveau il est intéressant de confronter
les questions posées et les réponses apportées. Les
questions ouvertes de Montaigne peuvent sembler
naïves et superficielles. Les réponses montrent
qu’elles complètent la question déjà abordée du
pouvoir et qu’un nouveau distinguo s’opère : quand
Montaigne s’intéresse aux fruits du pouvoir, le chef
indien répond sur les devoirs du chef qui est de
conduire au combat des milliers d’hommes en pre-
nant leur tête, preuve de courage et d’intelligence
stratégique. Et quand Montaigne s’interroge sur
l’autorité dont peut encore bénéficier un chef en
temps de paix, un nouveau distinguo oriente la
question sur les honneurs que l’on en retire, notam-
ment celui bien modeste de se voir tracer des sen-
tiers pour aller dans les villages. Ainsi le lecteur
peut-il conclure que le chef de guerre doit être
désintéressé, une vertu que les Conquistadors
espagnols ont peu pratiquée.
Le dialogueComme on l’a vu, le dialogue n’est pas aisé dans des
langues qui s’ignorent, celles des Indiens étant peu
connues, ce qui explique la difficulté à décrire et
confronter les mœurs et coutumes. Toutefois c’est
aussi l’occasion de révéler, par des périphrases, ce
que l’habitude fait perdre de vue. Mais c’est surtout
l’occasion de mettre en scène et en débat la question
fondamentale de la civilisation, des rapports humains,
du bien et du mal. Montaigne se fait le narrateur d’une
rencontre entre deux univers différents, il intervient
dans le débat par ses commentaires, devient l’un des
interlocuteurs et par là-même participe à l’échange
des points de vue sur l’humanité de l’autre. Ce fai-
sant, il organise et oriente le propos, sélectionne les
sujets abordés, fait résonner des échos, poursuit la
réflexion. Le regard qu’il porte sur ces Indiens croise
celui que les « cannibales » portent sur le monde de
« deçà », l’occident, un monde qui les étonne et les
scandalise. Montaigne utilise cet étonnement comme
révélateur de la relativité des usages, coutumes et
lois européennes voire des principes qui régissent les
sociétés civilisées. Dans cette confrontation, le sau-
vage, le barbare n’est peut-être pas celui que l’on
nomme ainsi ! Montaigne a semé le doute. L’ultime
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Français 1re – Livre du professeur
peut être évaluée à une chance sur deux ! Toutefois,
à ce moment de son raisonnement, Montaigne intro-
duit une concession qui fait entendre l’argument des
défenseurs de la torture : la conscience, c’est le titre
de l’Essai d’ailleurs, jouerait un rôle en donnant du
courage à l’innocent et en affaiblissant le coupable.
Mais cette concession est immédiatement réfutée
par l’argument qui évalue l’enjeu qui doit permettre
au coupable de supporter la torture : il a tout à y
gagner, « une aussi belle récompense que la vie
[sauve] » (l. 6-7). Ainsi la conclusion de cette démons-
tration s’impose-t-elle dans la dernière phrase du
paragraphe : la torture est un « moyen plein d’incer-
titude ». Quant au danger, énoncé dans la première
phrase et repris dans cette conclusion, l’idée en sera
développée dans la suite de l’Essai. Ainsi, en s’en-
gageant nettement par l’utilisation de la première
personne, « je pense que le fondement de cette
invention » (l. 7-8), Montaigne, dans ce paragraphe,
développe au service d’un point de vue revendiqué
toute la logique d’un discours qui veut atteindre à la
vérité par la force et l’exactitude de la démonstra-
tion.
Dialoguer pour faire changer d’avis, pour émouvoirLes « allongeails » de cette démonstration contri-
buent à développer les moyens rhétoriques mis au
service de la lutte contre la torture. Montaigne s’en-
gage comme on l’a déjà dit et donne aussi la parole
à ceux qui peuvent renforcer son propos, à travers
l’argument d’autorité et la citation d’un moraliste de
l’Antiquité et plus généralement de nations qui l’ont
refusée dans l’Antiquité. Il tente aussi d’emporter
l’adhésion de son lecteur par la question rhétorique
« Que ne dirait-on pas, que ne ferait-on pas pour
échapper à d’aussi pénibles douleurs ? » (l.13-14). Il
convoque à nouveau la logique pour dénoncer
l’aporie, la contradiction que constitue le fait de faire
souffrir puis tuer quelqu’un pour ne pas tuer un inno-
cent ! (l. 19-22) Il dialogue avec ceux qui défendent
la torture et dont il se dissocie en ajoutant l’indéfini
« on » qui les désigne et à qui il répond ensuite « à
mon avis » (l. 30) avec les adverbes qui répètent net-
tement son point de vue « bien inhumainement et
inutilement pourtant » (l. 29-30). La logique, la rhéto-
rique mais aussi la dimension pathétique sont les
outils que Montaigne met au service de sa dénon-
ciation. La torture est évoquée dans toute sa vio-
lence avec les souffrances qu’elle provoque :
« pénibles douleurs », « innocent et torturé » « horrible
et cruel de torturer et de briser » et le pathétique est
ici convoqué est redoublé par les questions rhéto-
riques clairement adressées aux partisans de la tor-
ture : « N’êtres vous pas injustes vous qui […] faites
pire que de le tuer ? » (l. 36-37).
La morale de l’histoireL’extrait - et l’Essai 5 du livre II - s’achèvent sur un
court récit illustratif du propos. Le général vérifie la
GRAMMAIRE
On pourra repérer que les temps employés dans le
discours rapporté, le discours indirect, dépendent
du temps du récit, le passé simple des verbes qui
introduisent le dialogue. Les verbes des subordon-
nées qui transcrivent le discours sont conjugués soit
à l’imparfait de l’indicatif ou du subjonctif en corres-
pondance au présent de l’indicatif ou au présent du
subjonctif, soit au plus-que-parfait pour des énon-
cés se référant au passé.
S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION
On conseillera aux élèves de relever et commenter
l’usage que fait Montaigne de la confrontation des
discours, des coutumes et des valeurs pour montrer
la relativité des coutumes et ce tout particulièrement
dans les textes 1 et 2 qui en donnent nombre
d’exemples.
Texte 3 – « De la conscience »
p. 316 (ES/S et Techno) p. 318 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire les étapes de la démonstration au service de
la vérité.
– Relever les outils rhétoriques de la persuasion et
mesurer leur efficacité.
LECTURE ANALYTIQUE
La démonstration au service de l’argumentation Le premier paragraphe constitue un bel exemple de
ce qui ressemble à une démonstration logique de
l’inefficacité de la torture comme moyen d’investiga-
tion de la vérité, dans le cadre d’une procédure judi-
ciaire. Écrit d’un seul jet, ce paragraphe permet de
reconstruire toutes les phases d’un raisonnement
imparable. Il s’agit d’abord d’énoncer la proposition
à défendre et c’est l’objet de la première phrase :
« dangereuse » (l. 1) la torture ne répond pas à l’exi-
gence de « vérité » (l. 2) qui la fonde, et un distinguo
annonce qu’elle ne peut que révéler « l’endurance »
(l. 2) de celui qui la subit. La démonstration se
déploie ensuite dans la logique binaire d’une alter-
native : une double question posée (l. 3-7) en
témoigne que l’on peut reformuler ainsi. Il n’y a
aucune raison pour que la torture conduise à la
vérité, à « avouer ce qui en est » (l. 4) qu’à « dire ce
qui n’est pas » (l. 4-5). Et il n’y a aucune raison que le
coupable avoue davantage que l’innocent. Posée
ainsi, la conclusion de cette alternative conduit à
dire qu’il y a autant de chances de connaître la réa-
lité de la culpabilité ou l’innocence de celui qui est
soumis à la torture, que la vérité est donc aléatoire et
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 1
Texte écho – Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764)
p. 318 (ES/S et Techno) p. 320 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser la progression de la composition d’un
article.
– Comprendre l’ironie et mesurer son efficacité
argumentative.
– Comparer l’argumentaire de Voltaire à celui de
Montaigne.
LECTURE ANALYTIQUE
La torture une spécificité de la justice françaiseL’article commence par la mise en contexte de la question de la torture dans diverses époques et sociétés pour s’attacher ensuite, au début de cet extrait, à sa place dans l’Antiquité romaine, une réfé-rence essentielle en un siècle où cette période histo-rique constitue le modèle unique de la civilisation. Une concession exonère rapidement les Romains d’avoir exercé la torture sur les esclaves puisque ces derniers n’étaient pas considérés comme des hommes. Puis les paragraphes s’enchainent en fai-sant alterner les perspectives singulières et géné-rales. Il s’agit tout d’abord de l’exemple développé dans les deux premiers paragraphes des agisse-ments d’un conseiller de la Tournelle dans le cadre de ses fonctions, pour s’attacher dans le troisième paragraphe à l’attitude des Anglais sur cette ques-tion de la torture, à laquelle ils ont renoncé. Puis un long paragraphe est consacré à l’affaire particulière du chevalier de La Barre. Le court paragraphe qui suit situe cette affaire dans le siècle où s’écrit le Dic-tionnaire philosophique, ce qui permet à Voltaire d’en faire un combat contemporain. Le dernier para-graphe enfin remet la culture et les lois françaises en perspective dans le temps et dans l’espace en les comparant à celles de la Russie, une culture neuve, récente qui offrira un autre modèle à suivre, pendant moderne à la civilisation antique. La composition de cet article montre que, confrontée à d’autres civilisa-tions, la coutume de la torture est une spécificité française, une exception qui la rend encore moins défendable. Voltaire aborde cette question par des mouvements opposés mais convergents de concen-tration sur des détails et des cas individuels qu’il articule à des catégories plus générales : les peuples, la justice, la barbarie et l’humanité. L’exemple déve-loppé de l’attitude du conseiller de la Tournelle per-met d’incarner cette justice et de mettre en scène en quelques lignes la figure pitoyable de l’inculpé, « hâve, pâle, défait […] rongé dans un cachot » (l. 4-5) confronté à la légèreté de l’attitude du juge qui se « donne le plaisir de l’appliquer à la grande et à la petite torture » (l. 5-6) et raconte le soir à son épouse ses « expériences sur son prochain» (l. 9-10). L’atti-
réalité de l’accusation de la femme en ouvrant le ventre du soldat soupçonné. Ce faisant il établit la vérité mais le soldat est mort. S’il n’avait pas décou-vert la trace de son vol, le soldat serait mort inno-cent. La conclusion très lapidaire mérite d’être ana-lysée. La proposition relative qui sert d’instruction souligne le fait que la condamnation du soldat qui doit être la conséquence de sa culpabilité a lieu en même temps que l’instruction c’est-à-dire de la recherche de la vérité, ce que condamne Montaigne dans tout son discours mais qu’il rappelle en clausule de manière éclatante par la concentration du propos. Le texte original le dit d’ailleurs de manière encore plus dense : « condamnation ins-tructive ! »
SynthèseOn voit bien comment dans cet extrait les « allon-geails» servent à explorer, autour de la question que se pose Montaigne et dont il traite de manière concentrée et efficace dans le premier paragraphe, tous les arguments qui peuvent développer, préciser son propos et faire varier toutes les formes suscep-tibles d’emporter l’adhésion de son lecteur. Mon-taigne impose la force de sa logique, s’implique et affiche sa conviction et tente par tous les moyens d’émouvoir : les formes du logos, de l’ethos et du pathos de la rhétorique convergent dans cet essai, appel à la conscience mais aussi à l’intelligence et à la sensibilité.
GRAMMAIRE
Quatre occurrences se distribuent en deux valeurs distinctes. Dans les lignes 13-14 et 26, il s’agit d’un pronom qui renvoie à l’ensemble des humains ; il est fait référence à l’expérience ou à l’opinion com-mune. « On » dans « On l’accuse » ligne 5, renvoie à des êtres déterminés dont on ne connaît pas l’iden-tité dont on n’a pas besoin de connaître l’identité.
S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE
Les effets pathétiques sont nombreux dans ce pas-sage : on proposera à la classe de faire un relevé classé de toutes les occurrences : adresses aux défenseurs de l’usage de la torture, adverbes et adjectifs qui la condamnent, questions rhétoriques, implication de l’auteur. Puis on demandera aux élèves de rédiger un paragraphe en ordonnant leur analyse des effets les plus ténus aux plus significa-tifs.
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Français 1re – Livre du professeur
l’Angleterre dont on sait qu’elle constitue une réfé-
rence positive pour Voltaire. Dans le troisième para-
graphe, le regard que porte chacun des deux pays
sur l’autre est analysé avec les raisons qui le fondent.
Tout le monde – donc les Anglais également – s’ac-
corde à trouver le peuple français« fort humain »
(l. 15). Mais les commentaires ironiques de Voltaire
dans le même temps qu’il énonce ce jugement le
contredisent : cette « humanité » reconnue aux Fran-
çais ne semble pas justifiée ; « je ne sais pourquoi »
souligne-t-il. Et en insistant avec la modalisation
« qui passent » (l. 15), il bat en brèche ce jugement
favorable. À l’inverse, les Français parlent de « l’in-
humanité » des Anglais pour avoir pris « tout le
Canada » et s’étonnent pourtant qu’ils aient renoncé
à la torture. Poussé à son terme, le syllogisme
conclut sur l’inhumanité d’un peuple qui utilise la
torture. L’ironie constitue ici une arme très efficace
pour retourner le discours. Il en sera de même dans
le paragraphe six qui examine la société russe. Voilà
des « barbares » (l. 33), selon le point de vue des
Européens qui, en un siècle, ont su élaborer un
modèle de société de « tolérance universelle » (l. 36)
où règnent « la justice et l’humanité » (l. 37). Voltaire
développe ici un propos élogieux sur l’œuvre de
Catherine II, la Grande Catherine, qui a réformé les
lois et l’organisation de son empire selon les idées
des Lumières. Son admiration est ici évidente. Elle
renforce d’autant plus la violence de la malédiction
lancée contre une nation, où l’on reconnaît la France,
« encore conduite par d’anciens usages atroces »
(l. 38-39). Pour finir, Voltaire donne la parole à la
France invitée à se justifier, ce qu’elle fait dans un
syllogisme redoublé d’une question rhétorique, que
l’on pourrait reformuler ainsi : on nous emprunte nos
artisans, c’est donc qu’ils sont bons, donc nos lois
sont bonnes et nous n’avons pas de raisons de les
changer. On voit ici que l’extrapolation du domaine
de la justice dans ceux de la mode et de la cuisine
fait apparaître la nation française comme futile et
prétentieuse. Comme Montaigne, Voltaire ne néglige
ni les figures du pathétique – celle du chevalier de la
Barre – ni les outils de la rhétorique qui confrontent
les discours et les valeurs. L’originalité de son dis-
cours tient certainement à la force de l’ironie qui, si
elle n’est pas absente chez Montaigne, y est plus
ténue. C’est ici l’arme favorite de Voltaire pour souli-
gner tous les traits les plus détestables de ceux qui
pratiquent ou défendent la torture voire, y trouvent
du plaisir.
SynthèseÀ deux reprises, Voltaire relaie des argumentaires
qu’il prête à des Français et ce faisant il disqualifie
leurs discours en montrant que sur le plan rhéto-
rique ils conduisent à des contradictions voire à des
absurdités. C’est particulièrement marqué à la fin de
l’article dans ce que l’on pourrait qualifier une pro-
sopopée, qui donne la parole à la nation française et
la ridiculise.
tude de sa femme dévoile dans une ironie cruelle
combien on peut s’accommoder facilement de la
violence au point d’en faire un sujet de badinage
conjugal : « Mon petit cœur […] la question à per-
sonne ? » (l. 13-14). Et de manière incidente, au sein
de d’une proposition relative ou d’un complément
circonstanciel de manière, Voltaire rappelle que
cette justice, fondée sur la vénalité des charges, se
pratique sous la surveillance d’un médecin. La jus-
tice ainsi présentée de manière ironique et pathé-
tique, apparaît en totale contradiction avec les
valeurs d’humanité, de charité qui font de l’autre « un
des ses semblables » (l. 3).
Le procès du chevalier de la BarreUn long paragraphe constitué d’une seule phrase
est consacré à cette affaire qui a provoqué l’indigna-
tion de Voltaire. Le chevalier de la Barre y est pré-
senté comme un « jeune homme » (l. 19) et c’est
cette jeunesse qui est rappelée « jeunesse effrénée »
(l. 20) et soulignée par plusieurs détails : il est dési-
gné comme « petit-fils » (l. 18) d’un général, ce qui
insiste aussi sur l’origine valeureuse de sa famille ; la
« grande espérance » (l. 19) qu’il peut espérer, celle
d’une destinée certainement glorieuse ou éminente
montre aussi qu’il n’est pas encore engagé dans la
carrière. C’est cette jeunesse enfin qui peut être
cause et excuse de l’inconséquence de son attitude,
avoir chanté des chansons impies et n’avoir pas ôté
son chapeau lors d’une procession. Et c’est dans la
même phrase, qu’à cette jeunesse et ses qualités
sont opposées la cruauté du châtiment auquel il est
condamné, long, sadique et inhumain mais surtout
la raison pour laquelle la torture lui est appliquée : il
s’agit de connaître le détail de ses fautes déjà
avouées. Le paragraphe qui suit renforce la condam-
nation de la torture en la mettant en perspective
avec le haut degré de civilisation concédé à la
France moderne pour sa vie artistique, admirée de
toutes les nations.
De Montaigne à Voltaire : une condamnation virulenteLa question de la torture que pose Montaigne à la
Renaissance ne sera pas reprise avant Voltaire et le
XVIIIe siècle. La phrase de Montaigne qui la condamne
avec la plus grande efficacité pourrait être la sui-
vante : « À dire vrai c’est un moyen plein d’incerti-
tude et de danger » (p. 316, l. 11 ES/S et
techno / p. 318, l. 11 L/ES/S). En effet, cette conclu-
sion de la démonstration de Montaigne dit bien que
la torture ne garantit pas la vérité, qu’elle n’est
source que de souffrances. Et les arguments de Vol-
taire sont proches de ceux de Montaigne, son ineffi-
cacité et son inhumanité. Usant avec talent de l’iro-
nie, il la dénonce pour les mêmes raisons en criti-
quant la justice de son temps. Il élargit également le
débat en s’interrogeant sur le degré de civilisation
qu’on peut prêter à une société qui la pratique. C’est
l’occasion d’évoquer d’autres pays, notamment
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 1
tacher à la reproduction du texte corrigé de la main
de l’auteur pour de premières observations : les gra-
phies, y pour [i], i pour [j], v pour [u], la forme de la
lettre s qui ressemble à celle du f contemporain,
l’esperluette, &, pour « et » et le tilde, ~, à la place de
la lettre n. On reviendra aussi sur la façon dont Mon-
taigne procède par ajouts à son texte initial qu’il
amplifie comme on aura pu le constater dans le
texte 3, p. 316/318, avec les différentes strates du
texte datées, et ce sera l’occasion de souligner
combien les ajouts sont importants. On pourra
ensuite noter les mots dont la graphie témoigne
d’une prononciation différente de celle d’au-
jourd’hui : « connoistre » (l. 5) « gardoy-je » (l. 9) et
tous les mots dans lesquels le son [e] d’aujourd’hui
s’écrivait oi et était prononcé [we]. On notera aussi
le développement de la majuscule et la présence de
lettres étymologiques « l’Isle de Maderes» (l. 2)
« gouster » (l. 5) qui rappellent l’origine latine du fran-
çais. On relèvera les constructions qui ont changé
depuis la Renaissance puisqu’on ne dit plus
aujourd’hui « communiqué à luy » (l. 4) par exemple.
Enfin le vocabulaire a évolué comme on le voit avec
« refroignée » (l. 8) pour renfrognée, « creance » (l. 8)
pour « croyance » même si ce vocabulaire reste
transparent. Les élèves découvriront ainsi que la
langue a changé selon les variations de sa pronon-
ciation et son rapport de plus en plus lointain avec
son origine latine. Mais ce sont aussi les codes de
sa graphie qui ont évolué, notamment à travers une
uniformisation due au développement de l’imprime-
rie. On notera enfin que, quoiqu’éloignée du français
d’aujourd’hui, on peut avec quelques efforts péné-
trer encore ce langage vieux de quatre siècles. Dans
sa version contemporaine, traduit par André Lanly,
ce passage des Essais nous introduit à la question
de l’éducation chez Montaigne. L’exemple des
regrets du Maréchal de Monluc nous permet d’ima-
giner les principes d’éducation communs à cette
période et qui veulent que le père affecte un « com-
portement paternel fait de gravité, de mine affectée »
(l. 5-6), de « rudesse » ( l. 15) et d’une « manière
tyrannique ». (l. 15) C’est donc une éducation sévère
qui veut qu’on offre à ses enfants « une physionomie
renfrognée et pleine de mépris » signe de l’autorité
paternelle et de la sévérité. Les parents ne doivent
pas se montrer « en toute confiance » (l. 4-5) dans ce
type d’éducation. En cédant directement la parole
au Maréchal à la ligne 5, Montaigne redouble l’ex-
pression de la souffrance et des regrets du père qu’il
fait entendre à son lecteur. Cette éducation sévère
prive le père et son fils de l’occasion de bien se
connaître et surtout de se dire l’affection partagée.
Elle a pour conséquence que le fils du maréchal de
Monluc est mort sans savoir l’amour ni l’estime que
son père lui portait (l. 8-10). Ce regret est d’autant
plus désespéré que la mort interdit toute réparation,
tout aveu même tardif et sa conséquence ultime est
que le maréchal de Monluc n’a pu se faire aimer de
son fils qui « n’a jamais reçu […] que rudesse » (l. 15).
GRAMMAIRE
Le temps dominant du paragraphe 2 est le passé
composé : ce temps qui peut marquer la valeur de
l’aspect accompli marque davantage un passé
proche en relation avec le présent de l’énonciation.
Ce faisant, Voltaire rapproche la scène du contexte
de son discours qu’elle illustre avec une grande
proximité. Le paragraphe 4 est écrit au présent, un
temps qui marque la correspondance entre le
moment de l’énonciation et la situation politique
française analysée.
S’ENTRAÎNER À LA QUESTION SUR LE CORPUS
Sur le plan de la méthode on proposera aux élèves
de faire une relecture de chacun des textes en rele-
vant dans un tableau de deux colonnes les argu-
ments majeurs de l’un et de l’autre, en mettant en
correspondance ceux qui sont proches. Les élèves
rédigeront ensuite la réponse à la question en
groupes.
PROLONGEMENT
On demandera aux élèves de faire des recherches
sur l’histoire de la torture judiciaire pour s’attacher
ensuite aux formes qui ont perduré jusqu’à nos
jours. On s’interrogera sur les raisons alléguées à
son utilisation pour constituer ensuite un groupe-
ment de textes du XXe et XXIe siècle dénonçant son
utilisation. On pourra enfin analyser les argumen-
taires et la rhétorique de ces dénonciation pour éva-
luer la permanence ou l’évolution des outils et
formes de la condamnation.
Texte 4 – « De l’affection des pères aux enfants »
p. 320 (ES/S et Techno) p. 322 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la langue de Montaigne et sa distance
avec celle du lecteur contemporain.
– Lire la dénonciation d’une éducation sévère qui
interdit toute expression de l’affection.
LECTURE ANALYTIQUE
Une lecture à haute voix du texte authentique de
Montaigne se révèle toujours difficile. La langue,
dense et synthétique, la graphie des mots pronon-
cés différemment autrefois font obstacle à la pro-
nonciation et à la compréhension du texte. C’est
pourtant l’occasion de faire sentir aux élèves le pas-
sage du temps et les évolutions du français au fil des
siècles que l’habitude de réécrire et moderniser les
textes finit par oblitérer. On pourra tout d’abord s’at-
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Français 1re – Livre du professeur
Montaigne propose une autre façon de faire, avec la
métaphore de la conduite, « mettre sur la piste » (l. 8),
« lui ouvrant […] le chemin » (l. 10). La citation
empruntée à Socrate insiste sur la nécessité de lais-
ser l’élève découvrir le savoir avant de le lui exposer.
Et dans le paragraphe qui suit cette métaphore de la
conduite de l’élève permet d’aborder la question de
la « juste mesure » (l. 18) de l’allure à adopter, une
allure adaptée à la force de l’élève. Montaigne insiste
sur le paradoxe que constitue cette adaptation « aux
allures puériles du disciple » (l. 19) car se mettre à son
niveau est plus difficile que de le faire monter à
soi, comme le rappelle la dernière phrase.
Une éducation de « manière nouvelle »Le lecteur de Montaigne s’étonne aujourd’hui d’une
réflexion sur l’éducation qui semble décrire les
enjeux de l’enseignement du début du troisième mil-
lénaire. Mais il s’agit de remettre cette réflexion dans
son contexte et de se souvenir qu’il ne s’agit pas ici
d’une éducation généralisée, ouverte à tous mais de
celle qui est réservée à la part infime de ceux qui
sont bien nés, « des enfants de maison ». Comme on
le note, l’éducation clairement condamnée est celle
qui ne vise qu’à l’accumulation de connaissances,
« la science » (l. 3), un mot au sens plus restreint au
XVIe siècle et synonyme de savoir. C’est d’une édu-
cation complète, intellectuelle et morale qu’il s’agit.
Les méthodes préconisées rejettent le par cœur, la
répétition au profit de découvertes progressives de
l’élève invité à « goûter les choses, les choisir et les
discerner» (l. 9) avec l’aide d’un maître qui sait se
mettre à sa portée et le guider quand il le faut. On
voit l’importance portée à adapter l’éducation à
chaque enfant, une idée largement développée dans
le quatrième paragraphe qui présuppose également
le caractère profondément original de chacun. Mon-
taigne entre dans le détail des méthodes pour per-
mettre à l’élève de dégager la signification de ce
qu’il apprend : « qu’il le lui fasse mettre en cent
formes et adaptées à autant de sujets différents »
(l. 30-31). Il inscrit son modèle d’éducation en ten-
sion entre des oppositions qu’il dépasse ou intègre,
entre intelligence et âme, entre répéter et enfin expli-
quer, entre conduite et autonomie… Enfin le résultat
de l’éducation ne se mesurera pas à ce que l’élève
aura appris mais à la manière de conduire « sa vie »
(l. 29), une expression qui dit l’importance de l’édu-
cation pour Montaigne.
Des images pour faire comprendreLa langue de Montaigne est souvent claire et vivante
grâce à la métaphore qui projette dans le monde
sensible ce qui touche à l’âme et à l’esprit et trans-
forme les objets de la pensée en êtres vivants, ani-
més. Ainsi l’éducation est-elle associée à ce qu’on
aurait tort d’appeler le dressage d’un cheval mais
son « élevage » pour conserver cette image d’une
éducation. C’est ainsi que l’élève est comme un
cheval mis « sur la piste » comme on l’a déjà relevé.
Montaigne défend donc ici une éducation moins
sévère à travers le témoignage de ce père et de ses
regrets. Ainsi son vain masque, sa sévérité affichée
« contraint et tourmenté » (l. 12), n’a servi à rien. Il
n’est que le signe de la vanité d’une supériorité qui
n’est pas fondée et qui prive l’un et l’autre du plaisir
de « la révélation d’une singulière affection »
(l. 10-11).
Synthèse C’est dans le registre pathétique que Montaigne fait
s’exprimer le maréchal de Monluc pour évoquer son
fils disparu à la guerre dont il regrette de n’avoir pas
su lui dire son estime et son affection.
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION
La lettre que le Maréchal de Monluc aurait pu écrire
à son fils doit être cohérente avec le propos qu’il
tient à Montaigne et les regrets qu’il exprime. On
encouragera les élèves à réemployer des expres-
sions qui donneront à ce courrier un caractère de
vraisemblance en restituant la saveur de la langue
du XVIe siècle
Texte 5 – « De l’éducation des enfants »
p. 322 (ES/S et Techno) p. 324 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire une dénonciation du pédantisme.
– Reconstruire un programme d’éducation humaniste.
LECTURE ANALYTIQUE
Contre les maîtres et leurs usagesUn « enfant de famille » issu d’une famille illustre
comme l’est le fils de la comtesse de Foix est éduqué
par un précepteur. Dans cet extrait Montaigne définit
les qualités de celui qui doit exercer une telle charge.
Et l’on voit que l’adage devenu commun aujourd’hui
qui veut qu’on préfère une tête bien faite à une tête
bien pleine concerne d’abord le maître, un maître
dont on attend autant de qualités morales qu’intel-
lectuelles. « On ne cesse de criailler à nos oreilles »,
(l. 5) se plaint Montaigne dans le deuxième para-
graphe s’impliquant dans ce reproche fait aux maîtres
par l’utilisation d’adjectifs et de pronoms de la pre-
mière personne du pluriel. Et l’utilisation du verbe
composé d’un suffixe aux connotations péjoratives
et à la sonorité cacophonique, « criailler » introduit par
un verbe inchoatif qui souligne la répétition et la
durée, et insiste sur le caractère très déplaisant de la
méthode en usage, « usuelle ». Cette méthode que
l’image de l’entonnoir rapproche du gavage est
réduite à la répétition d’un savoir ingurgité de force.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 1
LECTURE ANALYTIQUE
Ces extraits permettent d’approcher la question du
rapport à soi de Montaigne et la manière dont un
projet émerge d’un processus d’écriture et de réé-
criture, le projet des Essais.
Un projet paradoxalDans la préface, pourtant adressée « Au lecteur »,
Montaigne explique les raisons qui lui ont fait écrire
son livre et à qui il le destine. Ce faisant, il développe
une série d’oppositions. Dès la première ligne, il
attache son texte à la sphère privée en le destinant
à sa famille et ses amis afin qu’ils gardent le souve-
nir de lui après sa disparition et qu’ils le voient « sur
le vif » (l. 9), c’est à dire encore vivant. Il répétera
cette idée en prenant congé de son lecteur à la fin
de la préface avec un « adieu donc » définitif, et en
qualifiant son livre de sujet « si frivole et si vain» (l.14)
que rien ne justifierait qu’on s’y attache. Cette pré-
face est donc consacrée à développer un projet
qualifié aussi de « bizarre et extravagant » (l. 6),
d’idée folle» (l. 4) dans le texte 2, où, loin de toute
volonté mondaine, Montaigne apparaîtra sous sa
forme « simple, naturelle et quotidienne » (l. 8-9),
trois adjectifs qui caractérisent son état domestique.
Et ce n’est pas sans humour qu’il insiste sur son
« naturel » qui aurait pu sous d’autres cieux le faire
poser nu. Une définition de la nature se lit ici qui
implique que l’on ne cache pas ses défauts ni qu’on
ne pose ou n’adopte une démarche étudiée, tous
signes de la mondanité, de la recherche de la
« gloire » (l. 3) ou de la « faveur du monde » (l. 6).
La métaphore du peintreDans ces extraits Montaigne inscrit son livre dans le
genre de l’autoportrait, un genre pictural qui émerge
à la Renaissance et qu’il définit parfaitement en écri-
vant « je suis moi-même la matière de mon livre »
(texte 1, l. 13) ou « je me suis offert à moi-même
comme sujet », (texte 2, l. 5) « Car c’est moi que je
peins » (l. 8) ajoute-t-il, et non sans ironie ou facétie
il prévient : « je me serais très volontiers peint tout
entier dans mon livre et tout nu » (l. 11-12). On
retrouve également son souci de ne pas chercher à
donner une image idéale de soi « Je peins un homme
bien mal formé particulier (texte 3, l. 2).
Un projet philosophiqueLa dernière phrase du texte 3, qui a servi de titre à ce
montage de trois extraits, des miscellanées une
forme hybride qui convient bien à l’esthétique
baroque de Montaigne, dit la tension de la vision
humaniste, entre la singularité de l’être et son carac-
tère irréductible et dans le même temps la valeur
générale de la qualité d’humain mesure de tout, qui
est celle de l’homme en général. Cette tension se
résout en partie dans l’idée du mouvement, qualité
intrinsèque à l’humanité. « Le monde n’est qu’une
balançoire perpétuelle » (l. 3-4). À cette image
La métaphore est filée ensuite avec les mots
« allure », « trotter », « conduite », un vocabulaire qui
traduit dans l’espace les progrès de l’esprit et de
l’âme du disciple, conduit, précédé ou suivi par un
maître, « un guide » (l. 1) qui connaît la « juste mesure »
dans un idéal d’équilibre qui pourrait bien être carac-
téristique des valeurs humanistes. Un autre réseau
rencontre cette image initiale qu’on a reconnue sous
le titre du gavage et que l’on retrouve à la fin de cet
extrait. Ne faire que « répéter la leçon » c’est la faire
régurgiter, sans digestion. Et ce savoir qui n’a pas
changé de forme comme l’indique cette métaphore
triviale et péjorative reste sous la forme de « mots »
(l. 27) quand c’est « leur sens et leur substance »
(l. 28) qui compte. Ainsi cette double métaphore qui
structure ici le discours dessine deux images oppo-
sées de l’éducation, l’une triviale et sans change-
ment, l’autre élevée et dynamique et qui permet au
disciple d’évoluer et de mener sa vie.
SynthèseDans la réflexion sur l’éducation de Montaigne se lit
un projet humaniste. C’est l’être qui se construit, ori-
ginal et autonome, dans cette relation attentive et
ambitieuse entre le disciple et son maître.
GRAMMAIRE
Ce programme d’éducation s’écrit le plus souvent
dans des phrases complexes où les propositions
principales sont écrites à l’indicatif ou au condition-
nel et sont suivies de propositions subordonnées au
subjonctif comme il est attendu : les principales à
l’indicatif présent sont suivies de subordonnées au
subjonctif présent, « il est bon qu’il le fasse trotter »
(l. 15) ; tandis que les principales au mode condition-
nel sont suivies de verbes au subjonctif imparfait :
« je voudrais aussi qu’on fût soucieux » (l. 1).
S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION
L’occasion est ici offerte aux élèves de réfléchir à
l’organisation et aux enjeux de l’enseignement qu’ils
reçoivent. La variété de leur expérience d’élèves et
des modalités de travail dans les classes doit favori-
ser une analyse de méthodes qui ont toujours cours,
et d’innovations déjà préconisées par Montaigne.
Texte 6 – « Au lecteur » ; « De l’affection des pères aux enfants » ; « Du repentir »
p. 324 (ES/S et Techno) p. 326 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Décliner le pacte de lecture des Essais.
– Évaluer les enjeux pour Montaigne de l’écriture de
son œuvre.
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Français 1re – Livre du professeur
LECTURE ANALYTIQUE
Dans ce passage du début de son œuvre, Claude
Levi-Strauss dit son regret de n’avoir pas vu le « Nou-
veau Monde » comme ses premiers découvreurs. Il
développe un réseau qui oppose la vérité, la pureté
des premiers temps d’un objet « non encore gâché »
(l.2), qui procure « la satisfaction la plus pure » […] la
moins altérée ». Il oppose de fait la vérité de la pre-
mière rencontre à la dégradation engendrée par les
rencontres entre les civilisations : « se corrompre par
leur contact » (l. 12). Mais ce regret constitue un
cercle vicieux pour l’ethnologue : c’est la connais-
sance qui aiguise le regard du voyageur. Or, sans
savoir préalable, les premiers voyageurs n’ont pas
perçu tout ce qui se présentait à leurs yeux et qui a
disparu. Choisir le moment de son observation, c’est
donc choisir entre la pureté et la vérité des premiers
regards et la diversité du savoir accumulé ; c’est
choisir entre le statut de « voyageur ancien » (l. 15) et
celui de « voyageur moderne ». Curieusement, ce
dilemme s’écrit dans un vocabulaire et une rhéto-
rique bien éloignés du discours scientifique : pour
qualifier le monde des Indiens du XVe siècle, Claude
Lévi-Strauss évoque un « prodigieux spectacle »
(l. 15) ou « vrai spectacle » (l. 18-19) qui pouvait
cependant provoquer « raillerie et dégoût » (l. 16). Il se
met en scène dans une attitude de déploration, « je
gémis devant les ombres » (l. 18) », « aussi désespéré
que moi », et dit son incertitude au travers de ques-
tions rhétoriques. Enfin le « je » est ici omniprésent et
signifie que c’est de l’attitude de l’ethnologue, de son
vécu et des ses sensations et sentiments qu’il est ici
question. L’ethnologue contemporain selon Levi-
Strauss est donc cet être incomplet, qui possède une
humanité trop insuffisante pour percevoir la diversité,
la richesse de son objet. Ce faisant, il renverse les
représentations communes : la question du savoir
est moins dans un objet à élucider qui serait détruit
ou corrompu que dans la capacité humaine à perce-
voir une vérité qui lui échappe car placée devant lui
dans une évolution qui ne s’est pas encore produite.
PROLONGEMENTS
La description que fait Levi-Strauss du voyageur
ancien « confronté à un prodigieux spectacle dont
tout ou presque lui échappait » (l. 15-16) correspond
bien à l’image que l’on peut se faire de Christophe
Colomb au travers de sa description des Indigènes
(p. 312 ES/S et Techno / p. 314 L/ES/S). L’admiration
qu’il montre pour leur beauté et celle du décor dans
lequel ils vivent tient davantage à sa représentation
du paradis terrestre. Prisonnier de sa culture, il ne
peut expliquer ce monde inconnu qu’en le référant à
sa religion et à la civilisation européenne dans un
ethnocentrisme présent à chaque ligne. Incapable
de voir la différence, il ne perçoit que la dégradation
et la corruption de ce qui a pour lui a de la valeur et
de l’importance. Levi-Strauss, comme Montaigne,
s’ajoute celle du passage, un passage qui n’est pas
celui des âges de la vie mais celui du changement
rapide « de jour en jour, de minute en minute »
(l. 6-7) ; c’est par cette articulation entre le temps et
le mouvement que se trouve résolue l’aporie de la
vérité, immuable et constante. Chaque moment,
chaque mouvement est le signe d’une vérité qui ne
se contredit pas avec la précédente. Le second
paradoxe veut que l’on puisse saisir l’humanité, la
dimension morale de chacun quelle que soit sa
valeur personnelle, sa place dans la hiérarchie ou sa
qualité sociale : une « vie ordinaire et privée » permet
de témoigner dune existence morale tout autant
qu’une vie illustre.
SynthèseMontaigne fait passer l’homme de sa condition
d’être indifférencié et soumis par la société, par le
pouvoir ou la religion à celle d’individu autonome
doté d’une vie morale. C’est cette autonomie qui fait
son essence universelle. Dans le même temps il per-
çoit sa propre singularité et la revendique pour dire
que l’humanité se décline sous toutes ses formes,
variées et originales.
GRAMMAIRE
La préface est par définition un texte adressé et
l’énonciation que choisit Montaigne en témoigne. Le
lecteur est le « tu » qu’il apostrophe, « lecteur » (l. 1) et
quitte, « Adieu donc» (l.14), qu’il prend à témoin dans
un présent du discours « je t’assure » pour lui donner
un dernier conseil « il n’est pas raisonnable que tu
emploies ton loisir à un sujet si vain » (l. 13-14) dans
des énoncés qui sont autant d’actes de langage.
S’ENTRAÎNER À LA QUESTION SUR LE CORPUS
Cet exercice constituera un bon outil de synthèse
pour composer la dimension personnelle et indivi-
duelle du projet des Essais, l’expression d’une sin-
gularité qui offre toutefois l’image de la condition de
tous, une humanité fondatrice de la pensée et des
valeurs humaniste.
Perspectives – Claude Lévi-Strauss, Tristes
Tropiques (1955)
p. 326 (ES/S et Techno) p. 328 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Déterminer le projet de l’ethnologue.
– Penser le savoir en dépendance étroite avec le
degré de culture de l’observateur.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 1
5. PROCÉDÉS DE LA DÉLIBÉRATION
a. L’alternative. Ou bien la vie est sacrée et c’est
pourquoi, on ne doit pas mettre à mort un assassin
ou bien elle ne l’est pas et la peine de mort ne s’im-
pose pas davantage.
b. La concession. Vous avez raison de dire que les
Indiens sont coupables de cruauté mais vous le
savez, c’est dans une situation de guerre, une guerre
que nous menons sur leurs terres qu’ils défendent et
que nous cherchons à leur prendre.
c. Le distinguo. « C’est une dangereuse invention
que celle des tortures et il semble que ce soit plutôt
une épreuve d’endurance que de vérité. » (p. 316,
l. 1-2) Le but de la torture est d’amener à la vérité.
Montaigne opère un distinguo en écrivant qu’on
peut surtout mesurer la capacité de l’inculpé à sup-
porter la souffrance.
d. La réfutation. Vous dites que les Indiens sont des
esclaves par nature, je vous dirais que lorsque les
Espagnols sont arrivés, ils ont découvert des socié-
tés organisées comme la leur avec des chefs et des
sujets qui n’étaient pas pour autant des esclaves
mais des artisans, des paysans, des soldats, des
princes et des prêtres aussi.
EXPRESSION ÉCRITE
Sujet 1On pourra conseiller aux élèves une réponse écrite
sur le modèle de la réponse que prête Montaigne aux
Indiens aux demandes des Espagnols dans le texte
page 310. Si les Indiens ignorent le métal et les armes
à feu, ils savent travailler avec un grand talent la pierre,
les pierres précieuses qui peuvent remplacer aisé-
ment les objets en métal et s’ils ignorent les armes à
feu, c’est certainement le signe de leur goût pour la
paix. Quant à l’utilisation de la roue elle n’est pas très
utile dans un pays montagneux. Ils portent leurs far-
deaux sur leur dos mais c’est le seul moyen dans un
pays sillonné par les fleuves et les montagnes. Quant
à leur nourriture elle paraît détestable à des Euro-
péens qui pourtant se régalent de mollusques et de
grenouilles qu’un Indien ne mangerait jamais…
Sujet 2Le contexte de ce monologue a été choisi à dessein :
c’est Louis XVI qui abolit la pratique judiciaire de la
torture en 1780 et l’on peut donc concevoir que cette
décision ait été éclairée par des conseils. Cet écrit
d’invention saisit le moment de la délibération et l’on
pourra ou no demander qu’il s’achève sur la décision
prise. La présence d’un conseiller permet au Roi
d’adresser son monologue, d’interpeller son auditeur
voire de répondre à des propos échangés avant.
Enfin les textes de ce groupement qui parlent de la
torture seront des sources pertinentes pour retrouver
ou concevoir des arguments adaptés à tel ou tel point
de vue sur la question qui devront être confrontés.
fait de l’humanité la condition d’accès à la connais-
sance. C’est parce qu’il connaît à la fois la dimen-
sion irréductible de sa condition et son apparte-
nance à une communauté, qu’il peut essayer son
entendement, confronter les points de vue et accé-
der au savoir. La différence tient peut-être dans une
vision plus évolutive de l’humanité chez Levi-
Strauss. L’homme est toujours en retard pour saisir
un objet qui lui échappe en partie mais le fait pour-
tant évoluer et le rend plus accessible à la compré-
hension d’un monde qui change plus vite que lui.
Vocabulaire – Délibérer p. 327 (ES/S et Techno) p. 329 (L/ES/S)
1. ÉTYMOLOGIE
Délibérer vient du latin deliberare qui signifie faire une
pesée dans sa pensée, réfléchir pour prendre une
décision ; en français moderne l’accent est mis sur le
caractère collectif de l’opération. On peut relever les
mots suivants qui font partie de la famille de délibé-
rer : une délibération est l’action par une assemblée,
par un groupe de délibérer ; délibératif est une forme
adjectivale qui caractérise un texte ou un discours
qui offre une discussion un débat ; délibéré est une
autre forme adjectivale qui signifie en connaissance
de cause, volontairement et a donné naissance à
l’adverbe délibérément ; sous sa forme nominale, le
mot délibéré désigne le temps de la concertation
entre des magistrats avant la remise de leurs conclu-
sions ou décision suite à une délibération.
2. SYNONYMES
Les verbes, débattre, discuter, consulter, examiner,
cogiter, méditer, étudier, penser, réfléchir, sont des
synonymes du verbe délibérer classés du plus pré-
cis au plus général.
3. SENTIMENTS ET DÉLIBÉRATION
Rodrigue est partagé entre le devoir de venger son
père et l’amour qu’il éprouve pour Chimène, qui le
porte à ne pas le faire. Il délibère entre ces deux
actes et la métaphore « Que je sens de rudes com-
bats » dit sa souffrance et combien il est partagé
entre deux sentiments, le courage que son souci de
l’honneur provoque et l’amour qui le retient.
4. L’EXPRESSION DU DOUTE, DE L’INCERTITUDE
a. Étudier, observer, consulter, douter, sonder, scru-
ter, hésiter, résister, balancer, osciller, flotter, tâton-
ner, tergiverser, atermoyer, barguigner.
b. Réticent, perplexe irrésolu, indécis, indéterminé,
incertain, embarrassé.
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Français 1re – Livre du professeur
Séquence 2
La justice sociale dans les Fables de La Fontaine p. 329 (ES/S et Techno)p. 331 (L/ES/S)
Problématique : Comment une forme divertissante, la fable, permet-elle de porter un regard critique sur la société du XVIIe siècle ? Quels dysfonctionnements politiques et sociaux sont mis à jour par La Fontaine ?
Éclairages : Il s’agira de montrer qu’une forme apparemment légère peut être l’occasion d’une réflexion sur la vie politique, et les rapports entre classes sociales. On verra que l’humour de la fable permet de faire passer un argumentaire politique et social.
Texte 1 – Jean de La Fontaine, « Les Animaux
malades de la peste », Fables (1678)
p. 330 (ES/S et Techno) p. 332 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la composition d’une fable du second
recueil.
– Étudier l’argumentation indirecte au travers du
récit.
– Découvrir la satire de la vie de cour.
LECTURE ANALYTIQUE
Un récit étendu et riche en rebondissementsCette fable de La Fontaine est caractéristique du style du Second Recueil, dans la mesure où le fabu-liste s’emploie à développer le récit et ce qu’il appelle, dans son avertissement, les « circons-tances ». Ainsi, dans cette fable liminaire trouve-t-on une exposition très développée, du vers 1 au vers 14. Il s’agit, pour le narrateur, de mettre en évidence le pouvoir de la peste et de susciter chez lui terreur et pitié. À cette fin, il utilise d’abord une périphrase pour nommer la peste (v. 1 à 3) qui nomme le fléau par ses conséquences sur les hommes et son ori-gine divine : « Un mal qui répand la terreur.. ». Cette périphrase est sans doute un moyen de reculer devant l’horreur du nom, et l’on remarque d’ailleurs la force expressive de ces vers, due en partie à l’alli-tération en [r]. La peste enfin nommée est ensuite personnifiée au vers 6 et son terrible pouvoir est marqué à la fois par la référence hyperbolique à la mythologie au vers 5 (« Capable d’enrichir en un jour l’Achéron) et par le beau chiasme du vers 7 qui marque sa portée universelle. L’oxymore au vers 9, « mourante vie », montre aussi la force de ce fléau. Cette longue exposition terminée, tout à fait excep-tionnelle par son étendue et sa valeur poétique et tragique, l’action s’engage avec la décision du Lion de tenir conseil. La rupture et le début de l’action sont d’ailleurs marqués clairement par le passage au passé simple. La progression de l’action se fait ensuite au fil des discours rapportés des protago-
nistes. Le discours du roi lion lance l’action en pro-
posant de trouver une victime expiatoire. L’interven-
tion du Renard, parfait courtisan, constitue un
rebondissement important puisqu’il défend le lion et
le flatte : « vous êtes trop bon Roi ». Le discours de
l’âne, qui avoue une faute mineure constitue une
péripétie décisive, puisqu’il se met en danger sans
le savoir. Et ce sont les propos du Loup qui clôturent
la fable par la désignation du plus faible à la vindicte
populaire : les vers 61 et 62 constituent un dénoue-
ment brutal. On peut donc dire que cette fable, dont
les péripéties principales sont constituées par les
discours des personnages animaux, a un caractère
théâtral accusé.
Un regard critique sur la courLe fabuliste, qui est aussi un moraliste, porte un
regard critique sur la cour et dresse un portrait caus-
tique du roi et des courtisans. Le discours du roi lion
est empreint d’une certaine majesté et témoigne
d’une grande solennité : l’emploi du pluriel de
majesté, l’évocation de l’Histoire, les encourage-
ments donnés à chacun pour un examen de
conscience, tout semble témoigner d’une certaine
dignité. Mais cette dignité apparente ne cache en
fait que cruauté et duplicité. Le Lion n’avoue ses
crimes et sa violence que pour mieux inviter chacun
à faire de même : les vers 30 et 31 reposent sur un
renversement, révélateur de son hypocrisie et de
ses talents de comédien. Le regard du moraliste
montre donc un roi corrompu par l’exercice du pou-
voir abusif. Au travers du Renard, c’est ensuite à un
vice de courtisan que s’attaque le fabuliste : il s’agit
de dénoncer les excès de vile flatterie. Le Renard en
effet fait l’éloge du roi et s’empresse d’excuser tous
ses crimes, faisant lui-même question et réponse :
« Est-ce un péché ? Non non. » Il présente même ces
crimes comme des bienfaits, au terme d’un renver-
sement quelque peu paradoxal : « Vous leur fîtes Sei-
gneur / En les croquant beaucoup d’honneur. ». Le
dénouement de la fable montre clairement le fonc-
tionnement de la cour : l’aveu de l’âne aux vers 51 à
53 est évidemment mineur, une « peccadille » d’après
le narrateur, mais jugée par les autres comme « un
cas pendable » : l’antithèse fait ressortir l’injustice de
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 2
S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE
Cette fable est construite comme une petite comé-
die, d’abord parce qu’elle met en œuvre des person-
nages bien typés : le lion, souverain puissant et
cruel, le renard flatteur, l’âne victime innocente, le
loup hypocrite. Les discours de ces personnages
occupent une place importante comme au théâtre :
le discours direct est largement représenté ici, même
si on trouve aussi des fragments de discours indirect
(v. 56 à 59) et même de l’indirect libre (v. 61-62).
L’aspect comique tient surtout aux retournements
de situation (le lion excusé par le renard, l’âne acca-
blé par le loup) et aux commentaires ironiques du
narrateur (v. 47-48).
PROLONGEMENTS
La satire de la cour est un élément récurrent dans
l’univers du fabuliste, comme le montre le poème
qui suit : « La Cour du Lion ». On tirera aussi profit
de la lecture des « Obsèques de la Lionne », fable
dans laquelle on retrouve la satire des courtisans
flatteurs : « Peuple caméléon, peuple singe du
maître ».
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Autres sujets possibles pour l’oral– Sur quels registres littéraires joue cette fable ?
– Comment cette fable dénonce-t-elle un exercice
injuste du pouvoir ?
Texte 2 – Jean de La Fontaine, « La Cour du
Lion », Fables (1678)
p. 332 (ES/S et Techno) p. 334 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier une fable courte et piquante.
– Étudier la satire de la vie de cour et des courtisans.
LECTURE ANALYTIQUE
Un récit vif et piquantCette courte fable du Second Recueil est menée
avec vivacité. Les deux premiers vers forment une
exposition rapide et précise, empreinte d’une cer-
taine solennité grâce à l’emploi de l’alexandrin et à
l’enjambement. La curiosité du Lion et l’étendue de
son pouvoir sont bien marquées par ces deux vers.
L’action ne s’engage qu’au vers 3 avec l’envoi des
émissaires royaux, chargés de son invitation : le
recours à l’octosyllabe donne toute sa vivacité à ce
passage. Le narrateur donne ici de nombreuses
indications sur la nature de cette invitation (« …Un
cette décision et de la mort qui s’ensuit. Mais c’est
qu’à la cour, seuls les puissants peuvent espérer
l’impunité. C’est bien ce que le moraliste fait ressor-
tir, non sans ironie, aux vers 48 et 49 quand il qualifie
les « gens querelleurs » de « petits saints ».
La portée de la fableLa portée satirique de la fable est donc manifeste,
mais cette satire ne vise pas que la vie de cour.
L’ultime rebondissement de la fable met en scène
une figure de juge avec le loup. L’expression « cri[er]
haro sur le baudet » appartient clairement au lexique
de la justice tout comme les mots « harangue »
« jugée » « pendable ». Le moraliste s’en prend donc
aussi à la justice, dont il dénonce ici la partialité :
c’est bien un tribunal qui est ici mis en scène, et qui
aboutit à une sentence expéditive et arbitraire : les
vers 61 et 62 marquent une accélération subite
sensible par le passage à l’octosyllabe. La moralité
même de la fable est en revanche très courte : deux
vers seulement, qui sont adressés directement au
lecteur. Cette moralité dégage et formule la critique
de la vie de cour, mais elle en atténue un peu la
portée ; il n’est plus question ici de vie et de mort,
mais de simple jugement négatif : « les jugements
de cour vous rendront blanc ou noir ». On voit donc
combien la puissance caustique de la fable dépasse
celle de la moralité, empreinte d’une certaine pru-
dence oratoire.
Du texte à l’imageL’aquarelle de Gustave Moreau rend hommage à
toute la puissance dramatique de la fable. L’artiste
dessine en effet un paysage de désolation : sous un
ciel lourd, une plaine déserte parsemée de rares
rochers et d’arbres tronqués. Des squelettes gisent
ici et là, montrant le pouvoir terrible de la peste.
Le peintre a choisi d’illustrer le moment où l’âne
famélique, surélevé sur un rocher, les oreilles pen-
dantes, doit rendre compte devant les « puissants » :
une ronde de fauves carnassiers l’entourent, la
gueule ouverte, et menaçants.
SynthèseCette fable peut être lue comme une satire de la jus-
tice d’abord parce qu’elle semble mettre en scène
un tribunal : comme dans un procès, chaque partie
expose sa thèse et la défend. La dimension satirique
ressort des abus de la justice : le lion en juge cor-
rompu, puisqu’il est à la fois juge et partie, le loup en
avocat malhonnête. Le dénouement ironique parti-
cipe lui aussi de cette dimension satirique.
VOCABULAIRE
Le mot expier vient du latin expiare (de ex et pius), et
signifie racheter une faute, réparer. Le choix de ce
terme, à l’intérieur d’un fragment de discours indi-
rect libre qui rapporte les paroles des puissants, est
un moyen pour eux de souligner la responsabilité de
l’âne dans le fléau qui accable tout le royaume.
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Français 1re – Livre du professeur
Du texte à l’imageL’illustrateur a choisi de représenter le dénouement
de la fable : le mensonge du renard qui le sort d’em-
barras. Les rapports entre personnages sont bien
mis en valeur. Le pouvoir du lion est souligné par sa
posture, assis sur son trône, la patte posée sur le
corps d’une de ses victimes, l’ours. La toge qu’il
porte et la couronne de lauriers sont une illustration
plaisante de la référence à Caligula, bien présente
dans le texte. Le renard en contrebas, en costume
de courtisan, ample pourpoint et perruque, se
mouche dans un grand mouchoir, la tête baissée, en
un geste empreint d’humilité et de contrition. Le
dessinateur a déployé tous les éléments significatifs
de la fable et fait ressortir l’ambiance de violence et
de cruauté, grâce aux débris de squelette, que l’on
devine aux pieds du prince.
SynthèseLe fabuliste porte un regard pessimiste sur la vie de
cour, qui apparaît tant dans le récit que dans la
moralité. La cour est présentée comme un lieu de
tous les dangers : les courtisans sont à la merci de la
puissance du roi, qui peut exercer des châtiments
expéditifs. Il n’y a donc aucun espace possible pour
une parole libre : chacun est réduit à la duplicité.
GRAMMAIRE
Ces deux vers forment un fragment de discours indi-
rect libre, les paroles du renard sont ainsi rappor-
tées. Ce choix de discours permet de conserver
l’optique du discours indirect, tout en évitant les
lourdeurs de la subordination.
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION
Critères d’évaluation :– la mise en place rapide, dès les premières lignes
de la lettre, de la situation d’énonciation ;
– l’effort d’argumentation ;
– l’appui sur quelques références précises de fables.
Arguments possibles ou attendus :– les charmes du récit aident à faire passer la leçon
(« Une morale nue apporte de l’ennui / Le conte fait
passer le précepte avec lui » Livre 6, fable 1) ;
– le récit aide à mieux comprendre la leçon, qui est
ainsi mise à la portée de tous ;
– la fable donne des leçons de prudence ou de
modération qui sont encore d’actualité aujourd’hui,
et concernent l’homme universel.
PROLONGEMENT
L’avertissement du second recueil donne quelques
indications précieuses sur le désir de renouvelle-
ment du fabuliste. Il évoque ses sources plus variées
et écrit ainsi : « il a donc fallu que j’aie cherché
d’autres enrichissements et étendu davantage les
fort grand festin, / Suivi des tours de Fagotin » – l’al-
liance des mots à la rime est assez savoureuse !) et
sa forme : « une circulaire écriture, / Avec son
sceau ». Cela contribue à enrichir les circonstances
du récit, suivant l’esthétique caractéristique du
Second Recueil. Les principales péripéties sont
ensuite constituées par les réactions des invités au
palais royal. Le narrateur oppose à chaque fois au
comportement de l’hôte la réaction du maître des
lieux : le récit, plein de vivacité, montre ainsi com-
ment sont successivement punis l’ours et le singe,
avant le renard, qui se montre plus habile. Le narra-
teur oppose avec humour dans le même vers la
maladresse de l’ours (« Sa grimace déplut ») au châ-
timent royal évoqué sur deux vers, dans une
périphrase mythologique pleine d’humour : « Le
Monarque irrité / L’envoya chez Pluton faire le
dégoûté.» On peut mettre cela en parallèle avec le
châtiment du singe, comme le fait le narrateur lui-
même : « Sa sotte flatterie […] et fut encore punie ».
Les libertés que prend ici le fabuliste avec le vers,
les enjambements nombreux, les débuts de phrase
en milieu de vers, contribuent à donner du rythme à
ce passage. Le dénouement, très rapide, « bref, il
s’en tire », parlant du renard, ressemble à une
chute : la clôture inattendue et piquante d’une
action tendue.
Un regard critique sur la vie de courLe fabuliste choisit une transposition animale, pour
sa valeur didactique : les animaux permettent en
effet d’incarner de manière plus frappante les
défauts des hommes. Ainsi se déroule sous nos
yeux une galerie de portraits critiques. A la tête, le
roi, dont le fabuliste signale l’autorité abusive et la
violence. Ce prince impérieux, comme le montre
l’alliance des mots à la rime, « magnificence » et
« puissance », ne supporte pas la contestation ou la
critique de son logis: le prince a le châtiment rapide
et cruel, comme on l’a vu. Le narrateur souligne ce
despotisme grâce à une périphrase empreinte d’iro-
nie : « ce Monseigneur du Lion là / Fut parent de Cali-
gula », tout comme il décrivait avec une métaphore
caustique les charmes douteux de son palais : « Quel
Louvre ! un vrai charnier… ». Le fabuliste met en
scène ensuite des courtisans variés. Avec l’ours, le
courtisan brutal, maladroit : « L’ours boucha sa
narine ». Avec le singe, le « flatteur excessif », qui va
jusqu’à l’obséquiosité : ses compliments hyperbo-
liques, sont rapportés au discours indirect libre
(v. 23-24). Avec le renard, enfin, l’habile homme qui
sait se sortir d’une situation délicate, grâce à un
stratagème : « L’autre aussitôt de s’excuser, / Allé-
guant un grand rhume ». La moralité de la fable est
parfaitement articulée avec le récit et la galerie de
courtisans qu’on a pu observer. Le moraliste,
s’adressant à son lecteur, l’invite en effet à la pru-
dence, à la manière du renard : l’antithèse du vers 35
(« fade adulateur » et « parleur trop sincère ») définit
un idéal de vie moyenne.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 2
entre le fonctionnement du corps et celui de l’État.
Le récit lui-même ne commence qu’au vers 6 avec
l’annonce de la révolte des membres contre l’esto-
mac. L’humour du narrateur est ici rendu sensible
par la personnification des différentes parties du
corps : « chacun d’eux résolut de vivre en gentil-
homme ». Dans cette fable singulière, les animaux et
les hommes sont remplacés par les membres per-
sonnifiés, qui se révoltent, parlent longuement (v. 8 à
13) et finalement arrêtent de se mouvoir pour cher-
cher la nourriture. Le fabuliste fait ici un clin d’œil à
Rabelais en appelant l’estomac personnifié « messer
Gaster ». Le récit vif et piquant repose sur des accé-
lérations subites : « ainsi dit, ainsi fait » écrit le narra-
teur. Le recours au présent de narration (« les mains
cessent de prendre »), l’énumération des verbes à
l’infinitif aux vers 14 et 15, tout contribue à montrer
la rapidité de la révolte. Le dénouement enchaîne
avec autant d’efficacité par l’analyse des consé-
quences sur le corps, affaibli : « chaque membre en
souffrit, les forces se perdirent ». Le recours à un
alexandrin bien équilibré, avec une césure à l’hémis-
tiche, fait ressortir la cruauté de la situation, et la
leçon est tirée d’emblée, dès le récit, au travers de la
prise de conscience des « mutins » : ils découvrent
l’utilité de chacun des organes.
Une réflexion politiqueLa leçon politique de la fable est donc préparée par
les vers 21 à 23, la découverte faite par les membres :
le narrateur s’emploie ici à condamner leur erreur
(« celui qu’ils croyaient oisif et paresseux ») et leur
manque de jugement dans l’appréciation de l’utilité
de chacun : « A l’intérêt commun contribuait plus
qu’eux ». Ce dénouement prépare la transition vers la
leçon politique annoncée au vers 23. Il s’agit de
montrer ici l’interdépendance entre le roi et ses
sujets : « elle reçoit et donne, et la chose est égale ».
Les vers 25 et 26 reprennent cette leçon, en évo-
quant cet échange constant entre les deux parties :
la continuité créée par l’enjambement permet de
mettre en valeur le mot « réciproquement ». On
remarque cependant comment cet éloge de l’union
entre les membres de l’État évolue progressivement
en éloge de la seule grandeur royale, dont le pouvoir
sur la nation est montré par une succession de
verbes d’action, soulignant l’ampleur de ses bien-
faits : « Elle fait subsister […] Enrichit […] gage […]
maintient […] donne paie […] ». C’est bien en ce sens
qu’il faut comprendre le dernier vers de cette leçon,
un octosyllabe saisissant, vibrant hommage à l’im-
portance du souverain : « Entretient seule tout l’État ».
Une réflexion sur la poésie et le pouvoir des fablesCette première leçon, dégagée par le moraliste, se
trouve redoublée par une deuxième. A priori, les vers
33 à 44 sont une anecdote historique, empruntée à
l’Histoire antique, qui permet d’illustrer à nouveau la
leçon politique qui vient d’être dégagée : la réconci-
circonstances de ces récits, qui d’ailleurs me sem-
blaient le demander de la sorte ». Il évoque un peu
plus loin son désir de « diversité ». En ce qui concerne
la vertu pédagogique de la fable, on a tout intérêt à
se reporter à la préface générale du recueil et notam-
ment au passage où le fabuliste explique l’intérêt
qu’elles peuvent présenter pour l’imagination d’un
enfant :
Dites à un enfant que Crassus, allant contre les Parthes, s’engagea dans leur pays sans considérer comment il s’en sortirait ; que cela le fi t périr, lui et son armée, quelque eff ort qu’il fît pour se retirer. Dites au même enfant que le renard et le bouc descendirent au fond d’un puits pour y éteindre leur soif ; que le renard en sortit s’étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d’une échelle ; au contraire le bouc y demeura pour n’avoir pas eu tant de prévoyance ; et par conséquent il faut considé-rer en toute chose la fi n. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d’impression sur cet enfant. Ne s’ar-rêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moins disproportionné que l’autre à la petitesse de son esprit ? Il ne faut pas m’alléguer que les pensées de l’enfance sont elles-mêmes assez enfantines, sans y joindre de nouvelles badineries. Ces badineries ne sont telles qu’en apparence ; car dans le fond elles portent un sens très solide.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Étude comparée des Textes 1 (Les Animaux malades de la peste) et 2 (La Cour du Lion)Deux textes à la fois semblables et différents. Diffé-
rents par leur étendue, par leur forme (plutôt narra-
tive ou dialoguée), par certains aspects de la leçon
(satire de la justice propre au Texte 1) ; mais sem-
blables par la peinture caustique de la vie de cour et
la leçon désabusée qui s’en dégage.
Texte 3 – Jean de La Fontaine, « Les Membres et
l’Estomac », Fables (1668)
p. 334 (ES/S et Techno) p. 336 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir une fable singulière par sa composition.
– Revoir la mise en abyme.
– Découvrir une double leçon.
LECTURE ANALYTIQUE
Un récit plein de vivacitéCette fable atypique à tous égards contient un récit
extrêmement bref qui ne dépasse pas 23 vers sur
44. Les quatre premiers vers, quatre octosyllabes
bien distincts, constituent une entrée en matière qui
prépare la leçon politique en annonçant le parallèle
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Français 1re – Livre du professeur
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Lecture d’imagesDifférents artistes ont illustré cette fable : Gustave
Doré, Jean-Baptiste Oudry, Willy Aractingi ; on peut
demander aux élèves de chercher ces illustrations
pour confronter les choix faits par ces artistes.
Étudier des fables complexes La comparaison entre « Les Membres et l’Estomac »
et le « Pouvoir des Fables » permet de montrer la
complexité de l’univers du fabuliste.
Écho théâtral – Pierre Corneille, Le Cid, II, 1
(1637)
p. 335 (ES/S et Techno) p. 337 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la continuité des préoccupations
politiques au XVIIe siècle.
– Observer un témoignage sur la résistance à la
centralisation du pouvoir royal.
LECTURE ANALYTIQUE
Une scène de conflitLa violence du conflit entre Le Comte, grand sei-
gneur orgueilleux, et Don Arias, émissaire royal,
apparaît clairement ici. L’échange entre les person-
nages est tendu : les répliques sont courtes et s’en-
chaînent même parfois vers à vers, dans un échange
proche du duel verbal, qu’on appelle stichomythie :
c’est particulièrement le cas des vers 22 à 25. Les
personnages rebondissent sur les mots forts de leur
dialogue, se disputant autour du mot « désobéir »
d’abord, sur le mot « conseil » aussi : « Prenez un bon
conseil » propose Don Arias, « le conseil en est pris »
répond immédiatement le Comte et leurs deux
répliques se répondent en un seul vers. Don Arias
tente ici en vain d’obtenir du Comte qu’il aille pré-
senter ses excuses à Don Diègue, qu’il a gravement
offensé. Il fait d’abord appel aux sentiments de
celui-ci quand il lui dit « D’un Prince qui vous aime
apaisez le courroux ». Mais l’émissaire du roi n’hé-
site pas aussi à utiliser la menace comme au vers
11 : « Vous vous perdre monsieur […] » ou au vers 16
avec la question indignée : « Vous craignez si peu le
pouvoir souverain ? ». Sa dernière remarque est
aussi une tentative d’intimidation, qui rappelle au
Comte le pouvoir du roi : « Mais songez que les rois
veulent être absolus » : la phrase, courte et synthé-
tique, a tout d’une maxime et d’un rappel à l’ordre.
Mais toutes ces tentatives se heurtent à l’arrogance
du Comte, confiant en lui et en sa force.
liation entre la plèbe et le Sénat témoigne de l’utilité
de tous au fonctionnement de l’État. La révolte du
peuple, telle qu’elle est racontée par le moraliste,
rappelle en effet le déroulement de celle des
membres ; même reproche d’inutilité de l’autre par-
tie, même sentiment d’une disproportion du travail
et des efforts : « … tout le mal était de leur côté, / Les
tributs, les impôts, les fatigues de guerre ». Mais
cette anecdote est surtout prétexte à réfléchir au
pouvoir des fables et du fabuliste, au travers de la
figure du consul romain Ménénius. On remarque en
effet combien ce personnage est ici montré comme
un double du fabuliste puisqu’il raconte lui aussi une
fable pour ramener la paix dans Rome : « Quand
Ménénius leur fit voir / Qu’ils étaient aux membres
semblables » – celle-là même que vient de raconter
La Fontaine ! On peut parler de mise en abyme, ici
particulièrement réussie. L’objectif de cette anec-
dote est bien de mettre en valeur le pouvoir de l’apo-
logue, capable de faire réfléchir les hommes, et de
changer leurs cœurs : c’est ce que montre le succès
de Ménénius, qui réussit à réconcilier la nation : « Les
ramena dans leur devoir ».
Du texte à l’imageL’illustration de cette fable pose évidemment diffi-
culté à cause de la nature des personnages choisis,
et du conflit qui se noue. L’illustrateur a tranché la
difficulté en choisissant de représenter le moment
où la révolte des membres cause l’affaiblissement
du corps et sa défaillance : le personnage est donc
étendu dans la nature, comme alangui, les quatre
membres bien étalés. Cette illustration ne rend évi-
demment pas compte de toute l’ironie de la fable, ni
des aspects piquants de l’anecdote.
GRAMMAIRE
Le subjonctif imparfait employé ici a valeur d’ordre :
« qu’il en allât chercher ». Le pronom « en » renvoie
aux repas dont il est question un peu plus haut. Les
membres ordonnent donc à l’estomac de se procu-
rer lui-même sa nourriture.
PROLONGEMENT
On doit évidemment mettre en parallèle cette fable
avec « Le Pouvoir des Fables » : de la même manière,
le fabuliste y montre un orateur athénien qui réussit
à capter l’attention d’une assemblée frivole et dis-
traite en racontant une fable : il les rappelle par là
même à leurs devoirs politiques. Et le poète conclut,
dans une moralité touchante parce qu’elle nous
montre son cœur d’enfant :
Nous sommes tous d’Athènes en ce point ; et moi-même,Au moment que je fais cette moralité,Si Peau d’âne m’était conté,J’y prendrais un plaisir extrême,Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependantIl le faut amuser encor comme un enfant.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 2
cité des échanges entre le souverain et son sujet, là
où Don Arias semble inviter à une posture de totale
soumission.
SynthèseLes deux textes prêtent à comparaison puisqu’ils
posent chacun à leur manière un problème poli-
tique : le rapport entre un roi et ses sujets. Cette
leçon n’est pas tout à fait la même comme on a pu
le voir, telle qu’elle est formulée par le moraliste d’un
côté, et Don Arias, incarnation d’une sage autorité
d’autre part. Mais cette leçon s’incarne surtout sui-
vant des formes différentes : le fabuliste s’appuie sur
un récit piquant pour faire passer sa leçon, l’histoire
plaisante des démêlés des membres et de l’esto-
mac. Au contraire, Corneille met en scène un choc
de thèses : un dialogue vivement polémique entre
deux conceptions du pouvoir. La progression du
dialogue et de l’action semble donner raison à Don
Arias, contre la déraison du Comte, mais le choc des
thèses permet de prendre conscience de la com-
plexité du débat d’époque.
VOCABULAIRE
Le sens classique du verbe « souffrir » est « suppor-
ter ». Ce sens perdure encore dans certaines expres-
sions soutenues (Ex. : Je ne peux le souffrir.). C’est
bien en ce sens que l’emploie Don Arias quand il
conseille au Comte de reprendre ses esprits. Le mot
« souffrir » est surtout aujourd’hui utilisé dans un
sens spécialisé (éprouver une peine physique ou
morale).
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION
Quelques critères d’évaluation :– la construction de l’anecdote (des personnages,
une action avec des péripéties, un choix de temps
cohérent) ;
– la présence d’une leçon implicite ou explicitement
formulée ;
– le choix d’une injustice clairement identifiable.
Quelques exemples, pour aider les élèves en manque d’idées :
– les différences de salaire entre hommes et femmes
pour un même poste ;
– la discrimination à l’embauche, en fonction du
sexe ou de l’appartenance ethnique, etc.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Étude comparéeOn peut tenter une comparaison de la figure du Sei-
gneur telle qu’elle est mise en valeur dans le texte de
Corneille et dans celui de La Fontaine (p. 339 ES/S
et Techno / p. 340 L/ES/S) : le Seigneur face au roi, le
Seigneur face à son manant. On fera remarquer la
Un choc de valeursDerrière ce choc de personnages se cache en fait
un choc de valeurs. Arias incarne ici une image du
seigneur de cour, respectueux de son Roi. Pour lui,
la soumission, l’obéissance et le service font partie
intrinsèque de l’attitude du sujet devant le Roi. Les
vers 10 et 11 témoignent de cet idéal tourné entiè-
rement vers le service, comme le met aussi en
valeur l’enjambement : l’alliance de mots à la rime
« savoir » et « devoir » est ici riche de sens. Don
Arias, à mots couverts, accuse donc Le Comte de
folie, quand il prétend s’opposer au roi : « Souffrez
que la raison remette vos esprits ». À l’opposé, Le
Comte se pose ici en grand sujet insoumis : « Déso-
béir un peu n’est pas un si grand crime » affirme-t-il.
Cette litote témoigne des libertés qu’il s’accorde à
lui-même et fait penser, sur un plan historique, à
l’insoumission et l’orgueil des Grands durant la
Fronde. Le Comte oppose le sentiment de sa gloire,
cette conscience intime de ce qu’il est et ce qu’il
vaut : « […] pour conserver un peu ma gloire et mon
estime ». Les droits de la conscience individuelle
sont donc placés au-dessus de l’obéissance
nécessaire au roi.
Une réflexion politiqueDeux conceptions du pouvoir s’affrontent ici, qui
sont le reflet de l’évolution de la société à l’époque
de Corneille. D’un côté, Don Arias défend ici l’auto-
rité royale et son « pouvoir souverain » : le sujet a
uniquement des obligations auprès de son roi, et
non pas de droits. L’expression « Jamais à son sujet
un Roi n’est redevable » ressemble à une maxime et
exprime de manière puissamment synthétique la
supériorité de l’autorité exercée par le roi. Enfin, la
dernière formule de Don Arias est une défense de
l’absolutisme royal et en cela, il témoigne de l’évo-
lution politique sous Louis XIII : tous les pouvoirs se
centralisent progressivement dans les mains du
chef de l’État. Au contraire, le Comte rappelle ici les
services rendus à l’État et sa gloire de guerrier, son
arrogance éclatent dans des formules provocantes :
« Tout l’État périra plutôt que je périsse » – le paral-
lélisme de construction et le polyptote soulignent
ici un orgueil qui n’est pas loin de ressembler à
l’hybris. On peut commenter aussi la question rhé-
torique au vers 18 : « D’un sceptre qui sans moi
tomberait de sa main ? ». Le sceptre, métonymie du
pouvoir royal, devient ici paradoxalement l’em-
blème de la faiblesse puisqu’il ne se maintient que
par la volonté du Comte. Le personnage incarne
toute la force fatale des grands seigneurs, vestiges
de la féodalité, qui s’accrochent à leurs privilèges
en train de se perdre. Le débat qui se pose ici peut
faire penser à la fable de La Fontaine, parce que le
rapport entre le Roi et les sujets est aussi au cœur
de l’apologue. Le discours du fabuliste peut être
rapproché de celui du sage Don Arias puisqu’il fait
lui aussi l’éloge de la « grandeur royale » avec cette
différence que le fabuliste insistait sur une récipro-
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Français 1re – Livre du professeur
gêne complet quand il s’agit de piller les victuailles
du jardinier : le narrateur souligne non sans humour
l’appétit de toute l’escorte grâce au néologisme
« tous gens bien endentés ». Enfin, la dernière péri-
pétie nous montre, dans une accélération saisis-
sante, la course-poursuite qui s’organise derrière le
lièvre, aux dépens du jardin ainsi ravagé : « chacun
s’anime et se prépare » « on le quête ; on le lance ».
Face à cette expédition quasi militaire, le jardinier
paraît réduit à l’impuissance et ne peut rien faire. Sa
résignation fataliste apparaît particulièrement dans
sa dernière réplique : « ce sont là jeux de Prince ». Le
dénouement repose donc sur un complet contraste,
puisque le narrateur oppose avec force l’état final du
jardin, dévasté par la chasse du seigneur, à l’ordre et
l’harmonie simple qui y régnaient au départ. Les
vers 44 et 45 portent les marques du registre pathé-
tique avec l’anaphore du mot « adieu » et l’énuméra-
tion de toutes les plantes dévastées. La comparai-
son hyperbolique finale (« […] plus de dégât […] Que
n’en auraient fait en cent ans//Tous les lièvres de la
Province ») souligne cruellement l’ampleur des
dégâts.
Un récit qui porte à réflexionCe récit témoigne des méfaits des seigneurs de vil-
lage, et de l’abus de leur autorité : le narrateur rend
ici sensible son jugement de différentes manières. Il
condamne sans appel le sans-gêne du seigneur
quand il évoque ses « sottises », qualifiant ses essais
de séduction. Les vers 37 à 38 marquent aussi un
renversement de situation significatif, tournant à
l’abus de pouvoir : « Il commande chez l’hôte ». La
sympathie du narrateur est tout acquise au jardinier
même s’il n’en fait pas un portrait flatteur. Sa com-
passion est surtout sensible aux vers 43 à 45 : « le
pis fut que l’on mit en piteux équipage […] ». On
remarque ici la discrète allitération en [t] qui souligne
les dommages causés au jardin. L’expression
« pauvre potager » qui montre toute la tristesse du
narrateur, en empathie ici avec le jardinier, est reprise
un peu plus loin : « la pauvre haie ». Et le jeu des
adjectifs affectifs, associés à la métaphore de la
plaie (« non pas trouée, mais horrible et large plaie »),
accentuée par l’allitération en [r], nous montre claire-
ment vers qui va la sympathie du fabuliste. Le récit
met donc en scène un choc de classes sociales
injuste, dans lequel le narrateur prend clairement
parti. Cela explique sans doute pour quelle raison la
moralité est si peu développée : quatre vers seule-
ment, même s’ils sont mis en valeur pas la disposi-
tion typographique. De toute évidence, la leçon
implicite véhiculée par le récit est assez claire en
elle-même. Plus étonnant encore, on remarque que
cette moralité est curieusement décalée. Le narra-
teur s’adresse ici aux « Petits Princes » qu’il met en
garde contre les abus des rois. Le rapport avec la
situation du manant clairement à la merci de son sei-
gneur paraît assez lointain. Peut-être faut-il y voir
une prudence de dernière minute : la dénonciation
représentation critique qui se dégage dans les deux
cas: toute-puissance, assurance, égoïsme, arro-
gance. Ce sont les mêmes plaies sociales qui sont
signalées, par le dramaturge comme par le poète.
Texte 4 – Jean de La Fontaine, « Le Jardinier et
son Seigneur», Fables (1668)
p. 338 (ES/S et Techno) p. 340 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la construction dramatique d’une fable
étendue.
– Observer la satire d’un seigneur de village.
LECTURE ANALYTIQUE
Un récit plein d’émotionsLes huit premiers vers de cette fable forment une
exposition pleine de lyrisme. Le narrateur y décrit ici
avec précision les éléments du bonheur rustique de
son jardinier. Le statut social du personnage est
d’emblée indiqué aux vers 1 et 2 : il s’agit bien d’un
paysan en voie d’échapper à sa classe sociale,
puisqu’il possède un bien propre. Les charmes de
ce bien, qui fait tout le bonheur du jardinier, sont
ensuite évoqués : on remarque au vers 6 l’effet
lyrique créé par l’antéposition du complément, qui
permet de mettre en valeur l’énumération qui suit.
Le mot « plaisir » est aussi mis en valeur à la rime
dans ce même vers. Le narrateur énumère donc lon-
guement les plantes du jardin, qui joignent l’utile à
l’agréable : si les fleurs sont en petit nombre (« peu
de jasmin d’Espagne »), on y trouve en revanche
« l’oseille et la laitue ». Le jardin ainsi évoqué, de
manière précise et imagée, forme le cadre pitto-
resque de l’action. Le fabuliste s’emploie ensuite à
développer longuement les principales péripéties :
elles mettent le jardinier aux prises avec le seigneur
qu’il a eu l’imprudence d’aller consulter pour le
débarrasser du lièvre. Différents tableaux se succè-
dent ainsi dans la fable : la consultation du seigneur
(v. 9 à 18) ; l’arrivée du seigneur chez le jardinier
(v. 19 à 30) ; le déjeuner (v. 31 à 38) ; la chasse au
lièvre (v. 40 à 53). Ces péripéties font ressortir l’im-
pudence du seigneur et son sans-gêne. Cela ressort
d’abord de ses propos : l’expression « bon homme »,
adressée au jardinier, témoigne déjà d’une familiarité
désinvolte. Mais cette désinvolture s’accuse encore
à l’arrivée chez le jardinier : les questions posées,
aux vers 20 à 23, cavalières et abruptes, nous
montrent le Seigneur installé comme chez lui. Le
narrateur s’emploie ensuite à montrer l’impudence
du Seigneur en détaillant ses faits et gestes : l’énu-
mération de verbes d’action souligne la brutalité de
la tentative de séduction de « la fille du logis » aux
vers 25 à 28. Cette impudence dégénère en sans-
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 2
PROLONGEMENTS
Certaines pages des Caractères de La Bruyère
poussent encore plus loin la dénonciation des exac-
tions sociales qui privent les plus humbles de tout,
comme le montrent les extraits suivants :
Extrait 1
Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur ; il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse ; de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités : je ne veux être, si je le puis, ni malheureux, ni heureux ; je me jette et me réfugie dans la médiocrité.
(Des Biens de fortune, 47).
Extrait 2
Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands 3 avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superfl u. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux. L’un ne se forme et ne s’exerce que dans les choses qui sont utiles ; l’autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénu-ment la grossièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l’écorce de la politesse. Le peuple n’a guère d’esprit, et les grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fond, et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superfi cie. Faut-il opter ? Je ne balance pas : je veux être peuple.
(Des grands, 25)
Extrait 3
L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en eff et ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer et de la labourer et de recueillir pour vivre pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé.
(De l’homme, 128)
Quelques questions possibles sur ces textes1. Comment se manifeste l’indignation du moraliste
contre les inégalités sociales dans ces fragments ?
2. Comment le moraliste fait-il l’éloge du peuple
dans le 2e fragment ? Commentez la chute de ce
fragment.
3. Commentez le procédé utilisé par le moraliste
dans le dernier fragment pour dénoncer le sort misé-
rable des paysans.
de la misère sociale des petites gens, à la merci des
nobles qui se moquent d’eux, a été suffisamment
claire et provocante, pour que le fabuliste juge utile
de transposer ici les termes du débat posé.
Du texte à l’imageGrandville a choisi d’illustrer simultanément diffé-
rents moments de la fable. Le jardinier est au pre-
mier plan, les mains croisées, la mine atterrée : à sa
gauche, la poursuite des chasseurs, les chiens et
les chevaux dévastant le jardin ; à sa droite, derrière
un muret, le seigneur, reconnaissable à l’élégance
de sa tenue (large chapeau, jabot de dentelles, élé-
gant pourpoint, etc.) caresse le menton d’une jeune
femme. La disposition des personnages fait donc
ressortir l’impuissance du jardinier, réduit à obser-
ver, et la rapidité des actions qui s’enchaînent.
SynthèseLa construction dramatique de la fable repose
d’abord sur un retournement de situation entre l’ex-
position et le dénouement. Ce renversement a été
rendu possible par un enchaînement tendu de péri-
péties, qui vont continuellement aggravant la situa-
tion du jardinier (sa fille séduite sa maison pillée, son
jardin dévasté). La tension dramatique est mise en
valeur par le jeu sur les temps et l’emploi des verbes
d’action dans des fragments narratifs qui alternent
avec du dialogue rapporté.
VOCABULAIRE
Le manant, du latin manere, c’est-à-dire « demeu-
rer », « rester », désigne à partir du Moyen Âge, celui
qui réside sur une terre, et lui est attaché. Il s’oppose
donc au bourgeois. Le fabuliste désigne donc ici le
statut mixte d’un homme qui cherche à s’élever
socialement. Le terme a pris ensuite, par glissement
de sens, une nuance péjorative et désigne un per-
sonnage grossier et dépourvu de bonnes manières.
S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION
On attend quelques arguments de bon sens pour
étayer la thèse, sans perdre de vue le lien nécessaire
entre « badineries » et « sens très solide » :
– une forme narrative pleine de vivacité, qui privilé-
gie des péripéties, des retournements de situation,
un dénouement inattendu : la progression même de
l’action séduit le lecteur tout en étant porteuse de
sens (comme dans le Texte 4, le contraste entre
situation initiale et situation finale, au service de la
dénonciation des abus des seigneurs) ;
– une forme qui joue sur des registres variés (la satire
souvent comme dans le Texte 2) : le lecteur sourit de
l’aspect ironique qui fait mieux passer la portée cri-
tique.
– une forme à la portée de tous : des personnages
souvent typés, parfois même allégoriques (Texte 1 :
la galerie des courtisans), porteurs d’un sens moral
très précis.
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272
Français 1re – Livre du professeur
parties égales et symétriques, montre l’intensité de
leur travail – puisqu’elles semblent se confondre
avec leurs instruments. Le narrateur s’emploie enfin
à dresser le portrait de l’employeur, qui n’est pas
loin de la caricature : sale, négligée, elle ne semble
vivre que pour exploiter ses employées. Les termes
péjoratifs (« crasseux et détestable »), l’enchaîne-
ment de verbes d’action aux vers 13 et 14 montrent
l’agitation frénétique de la « vieille ». La comparaison
au vers 25 avec « un Lutin » est plutôt comique, à
cause du décalage qu’il forme avec le surnom de
« vieille » par lequel elle est constamment nommée.
La dénonciation indignée du fabulisteL’indignation du fabuliste contre le sort réservé aux
petites gens est ici sensible grâce à plusieurs élé-
ments. On peut d’abord remarquer la présence du
registre pathétique : le narrateur nous fait partager la
souffrance des deux servantes, grâce à quelques
mots bien choisis. Il exprime sa compassion grâce à
l’adjectif affectif, dans l’expression « pauvres ser-
vantes » ; surtout, il insiste sur leur épuisement phy-
sique quand il évoque leur besoin de dormir grâce
aux vers 15 et 16 : l’enjambement, l’accentuation de
l’adjectif indéfini « tout », la mise en valeur du verbe
« dormaient » en début de vers, grâce à l’inversion
sujet-verbe, tout montre ici une lassitude extrême.
Le narrateur invite d’ailleurs le lecteur à s’identifier à
ces femmes exploitées avec l’expression « notre
couple ». Les termes employés pour parler de la
vieille et de son coq (« un misérable coq » « encor
plus misérable ») marquent clairement la position du
narrateur qui désapprouve l’exploitation des ser-
vantes. On peut aussi commenter les deux octosyl-
labes frappants aux vers 8 et 9, qui manifestent la
réprobation du narrateur : il semble prendre à parti le
lecteur dans une expression quasi proverbiale
(« deçà delà, vous en aurez »), pour montrer le travail
épuisant des servantes. Cette indignation n’em-
pêche pas l’humour : la fable repose indéniablement
sur du comique de situation. Le stratagème imaginé
par les servantes pour mettre fin à la torture du réveil
(assassiner le coq) peut faire sourire le lecteur, tout
comme l’expression pittoresque : « le réveille-matin
eut la gorge tranchée », qui marque d’ailleurs une
accélération dramatique. Le dénouement de la fable
participe aussi d’une certaine ironie puisque leurs
efforts pour s’affranchir ont aggravé leur situation.
Le narrateur montre d’abord cet échec en action aux
vers 23 à 25, avant de dégager une moralité qui
s’appuie sur un dicton bien connu : « …tomber par
là / De Charybde en Scylla ». Pour exprimer son indi-
gnation, le narrateur joue donc sur des registres très
variés.
SynthèseLe fabuliste dénonce ici en moraliste l’exploitation
des pauvres gens. Cette dénonciation passe d’abord
par le récit, grâce à l’évocation des conditions de
travail exténuantes des deux servantes ; mais le nar-
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Ouverture sur les artsRecherche de tableaux du XVIIe siècle donnant accès
à la vie des pauvres gens ou des paysans : chez les
frères Le Nain, par exemple, Famille de paysans
dans un intérieur (1642), ou La Charrette ou le Retour
de la Fenaison (1641). Ou à la même époque, en
Espagne, Murillo, Le Jeune mendiant (vers 1645-
1650).
Texte 5 – Jean de La Fontaine, « La Vieille et les
deux Servantes», Fables (1668)
p. 340 (ES/S et Techno) p. 342 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier une fable, reflet de la réalité sociale au
XVIIe siècle.
– Commenter le mélange de registres dans une
fable.
– Évaluer la prise de position du moraliste.
LECTURE ANALYTIQUE
Une évocation des conditions de vie des deux servantesCe récit de la vie quotidienne des petites gens
d’époque s’ouvre paradoxalement par des réfé-
rences mythologiques en décalage avec la réalité
sociale ici mise en scène. On peut remarquer ainsi la
comparaison, dans l’exposition, entre les servantes
et « les sœurs filandières», les Parques, pour mettre
en valeur l’habileté exceptionnelle des deux femmes.
De même, le narrateur orne-t-il son texte d’allusions
mythologiques pour évoquer la naissance du
jour : « dès que Téthis chassait Phébus aux crins
dorés », « dès que l’Aurore, dis-je, en son char
remontait ». Ces références semblent donc avoir
une fonction poétique ; mais le contraste qui appa-
raît avec la réalité quotidienne triviale ici décrite pro-
duit un effet proche du burlesque pour le lecteur. Un
espace s’ouvre en effet à l’imagination poétique qui
retombe brutalement dans le prosaïsme : « tourets »
« fuseaux ». Le narrateur s’emploie surtout ici à
décrire la dure réalité de la vie quotidienne des deux
servantes, leur travail acharné. La longueur de leurs
journées de travail est soulignée grâce aux indica-
teurs de temps nombreux : la double subordonnée
de temps introduite par « dès que », reprise un peu
plus loin par « aussitôt », fait ressortir l’empresse-
ment de la vieille à mettre ses servantes au travail.
Le narrateur souligne le travail inlassable des ser-
vantes dans une phrase nominale frappante : « point
de cesse, point de relâche ». Au vers 4, l’évocation
des outils de travail des servantes, sans aucun
déterminant, dans un alexandrin rythmé en deux
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 2
LECTURE D’IMAGE
Gustave Doré, « La Vieille et les deux servantes »
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir l’univers du célèbre illustrateur.
– Observer le lien entre la fable et son illustration par
l’artiste.
– Interpréter les choix de l’artiste.
LECTURE ANALYTIQUE
Un moment d’action tendueL’illustrateur a choisi de représenter le moment où La
Vieille vient réveiller les deux servantes : il s’agit de
montrer, dans une composition d’ensemble, toute
l’émotion dramatique de ce moment. La Vieille,
debout, est tournée vers les deux jeunes femmes
étendues dans leur lit : ce face à face rend compte de
tout l’affrontement qui se joue à ce moment de réveil.
Les jeunes femmes sont comme surprises en plein
sommeil, encore allongées et enveloppées dans leurs
draps. L’organisation de l’espace en deux parties iné-
gales, en 1/3 et 2/3, attire l’attention du spectateur sur
la bougie que tient la Vieille : c’est la seule source de
lumière qui éclaire le visage et les bras des deux
jeunes femmes d’une éblouissante blancheur, et pro-
jette des ombres à l’arrière, contribuant à créer une
ambiance dramatique. De la même manière, et inver-
sement, l’ombre immense de la vieille femme se pro-
jette à l’arrière d’elle sur la porte. On pourrait même
parler, considérant l’ambiance de clair-obscur, et les
ombres qui se dessinent, d’une ambiance fantastique.
Une lecture pathétiqueGustave Doré a imaginé un décor sordide autour du
trio, inspiré peut-être par le mot « misérable » répété
deux fois dans la fable. C’est une masure dans
laquelle se trouvent les personnages. On devine
derrière la Vieille une porte rudimentaire en bois. Les
murs sont recouverts d’un enduit grossier, qui laisse
voir les pierres. Une étagère haut placée supporte
quelques accessoires rustiques. Les vêtements
mêmes des personnages, le foulard noué autour de
la vieille femme, le tablier qu’elle porte sur sa jupe,
évoquent leur condition sociale très modeste. Ce
choix d’interprétation donne toute sa dimension à la
pression exercée par la vieille sur ses servantes. On
approche ici du registre pathétique, tant l’accable-
ment des jeunes femmes est mis en valeur. On ne
devine de l’une que le visage prostré qui émerge
par-dessus le drap. L’autre porte la main sur son
front, la tête renversée sur l’oreiller, dans un geste de
douleur et de détresse. L’illustrateur a choisi de
représenter la Vieille tournée de trois quarts, on ne
voit donc pas son visage, qui est dirigé vers ses ser-
vantes. La posture un peu pliée laisse deviner son
grand âge, mais on devine l’intensité méchante du
regard qu’elle porte sur elles.
rateur fait aussi sentir sa présence grâce à des
marques bien sensibles du jugement.
VOCABULAIRE
Le mot « misérable » a, dès l’époque classique, diffé-
rents sens sur lesquels le fabuliste joue ici. Au sens
premier, l’adjectif désigne l’état de celui qui est dans
la misère, le malheur. Mais il désigne aussi celui qui
est digne de haine et de mépris. On peut imaginer
que le fabuliste joue ici sur cette polysémie – et que
le « misérable coq » est l’épouvantable objet de la
haine des deux servantes, tandis que le même
adjectif, employé pour qualifier la « vieille » renvoie
surtout à son apparence physique.
S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE
La fable repose en effet sur un mélange de registres.
Le registre pathétique est bien présent, grâce à l’ex-
pression de la souffrance des deux servantes exploi-
tées. Mais le registre comique est bien plus large-
ment représenté : comique lié aux retournements de
situation et à la chute finale ; description caricaturale
de la Vieille ; burlesque lié au contraste entre les
références poétiques et la réalité triviale de la vie des
deux servantes ici décrite.
PROLONGEMENT
On peut comparer sur le même thème le texte de La
Fontaine et celui de Victor Hugo (p. 342 ES/S et
Techno / p. 344 L/ES/S). On montrera comment un
même thème s’incarne en des formes différentes :
un récit porteur de leçons d’un côté ; un discours
argumentatif de l’autre. On montrera surtout com-
ment la portée du texte est très différente : le dis-
cours du moraliste du XVIIe siècle, qui condamne des
usages abusifs, est très loin de celui du député
républicain du XIXe qui invite à changer par la loi la
société. La question de la misère n’est plus pesée
en termes moraux, de bien ou de mal ; mais comme
un enjeu social et politique.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Autres sujets possibles pour l’oral– Quels éléments font le charme particulier de cette
fable ?
– Étudiez l’originalité de la construction dramatique
de cette fable.
– Montrez comment l’action se noue autour de per-
sonnages opposés et complémentaires.
Exemple de plan rapide pour la première ques-tion :I. Une fable essentiellement narrative, reposant sur
des péripéties et un dénouement bien marqué, et
mettant en scène des personnages typés.
II. Un récit jouant sur des registres variés, du comique
au pathétique.
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Français 1re – Livre du professeur
phore de « je dis que » trois fois dans le premier para-
graphe, anaphore de « je voudrais » dans le deu-
XIème paragraphe. L’orateur cherche ici à remuer les
consciences : pour cela, il se met en cause lui-même,
en affirmant, en un paradoxe, sa responsabilité
propre : « […] je m’en sens, moi qui parle, complice
et solidaire ». Pour manifester son indignation, le
locuteur prend aussi à partie son auditoire de
manière de plus en plus directe : il s’adresse d’abord
aux députés en les nommant à la troisième personne
(« je voudrais que cette assemblée […] ») ; il passe
ensuite à l’apostrophe directe grâce à l’emploi du
vous, associé à « Messieurs ». De la même manière,
l’expression « vous n’avez rien fait », qui est une invi-
tation à passer à l’action, est répétée de manière
obsédante dans le deuxième paragraphe du texte :
en même temps qu’il met en cause les députés,
l’orateur cherche à les convertir à sa cause. D’autres
procédés sont aussi mis en œuvre, qui contribuent à
la force du discours. On peut remarquer en particu-
lier le recours à l’accumulation, pour valoriser les
gens simples qu’il convient d’aider grâce à une
législation : « […] aux pauvres familles honnêtes, aux
bons paysans, aux bons ouvriers […] » On peut
commenter aussi l’utilisation du paradoxe, figure par
opposition, pour dénoncer les aberrations du sys-
tème social : « […] ceux qui sont dans la force de
l’âge […] peuvent être sans pain. »
Une dénonciation violente de la misère socialePour étayer son plaidoyer, l’orateur s’appuie sur dif-
férents arguments. Il montre d’abord l’antinomie
entre l’idée de civilisation et la réalité sociale de la
misère. Cette idée est introduite dès le premier para-
graphe : « de tels faits, dans un pays civilisé,
engagent la conscience de la société tout entière ».
Mais elle est reprise dans le troisième : le locuteur
dénonce le fléau de l’usure, grâce à une allégorie
(« l’usure dévore nos campagnes »), tout comme la
misère urbaine. Il montre aussi et surtout que la
misère est le facteur de toutes les dissensions
sociales, et qu’une société ne peut donc connaître
de stabilité tant qu’elle ne l’a pas vaincue. C’est le
lien établi entre « l’ordre matériel » et « l’ordre moral ».
L’orateur s’adresse ici aux députés de la IIe Répu-
blique naissante pour leur rappeler que seule la jus-
tice sociale pour tous peut garantir l’ordre. C’est en
ce sens qu’il faut comprendre une des dernières
phrases de son discours : « l’esprit de révolution a
pour auxiliaire la souffrance publique ». De la même
manière, l’homme politique évoque, grâce à une
métaphore, les dangers de l’anarchie (« c’est
l’anarchie qui ouvre les abîmes »), mais en les met-
tant en relation avec la misère : « c’est la misère qui
les creuse ». La dernière phrase du texte est donc
une supplique, un appel lancé aux députés, pour
garantir l’ordre social par la justice : « vous avez fait
des lois contre l’anarchie, faites maintenant des lois
contre la misère ». Le parallélisme de construction ici
présent, comme l’opposition des temps (« vous avez
SynthèseLe travail de l’illustrateur recentre et resserre l’inter-
prétation de la fable de La Fontaine. L’aspect
comique de la fable disparaît ici complètement, de
même que le travail d’ornementation poétique. Les
choix de l’illustrateur vont dans le sens du réalisme,
d’une reconstitution quasi historique du XVIIe siècle,
avec le travail sur les costumes et le décor. Tout sou-
ligne ici l’ambiance de misère déjà bien présente :
les conditions de vie des deux jeunes femmes
paraissent sordides, mais la pauvreté de leur
patronne n’est pas moins mise en valeur. Il s’agit en
fait de déployer la dénonciation de la misère des
pauvres gens qui était déjà bien sensible dans la
fable.
PROLONGEMENT
On peut faire observer aux élèves d’autres aspects
de l’œuvre de Gustave Doré, qui a illustré des chefs-
d’œuvre de la littérature universelle. Ses illustrations
des Contes de Perrault ont assuré aussi sa noto-
riété. La comparaison entre Gustave Doré et les
illustrations de Granville (p. 339 ES/S et
Techno / p. 339 L/ES/S) est riche d’enseignement.
Grandville (1803-1847) est un caricaturiste, qui s’est
illustré par ses charges politiques. Cette influence
est sensible dans la représentation du « Jardinier et
son Seigneur » : les traits grossis des visages des
personnages, le jardinier au ventre rebondi.
Perspective – Victor Hugo, Discours sur la
misère (1849)
p. 342 (ES/S et Techno) p. 344 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Observer un genre de l’argumentation directe : le
discours.
– Apprécier l’engagement de l’écrivain.
– Examiner les procédés de persuasion mis en
œuvre pour rallier son auditoire à sa thèse.
LECTURE ANALYTIQUE
Un discours engagéCe discours, prononcé par Hugo à l’Assemblée
nationale, est un vibrant plaidoyer contre la misère.
L’écrivain mobilise toutes ses ressources pour
convaincre et persuader les députés d’appuyer les
travaux de la commission chargée d’examiner la
question d’une législation sociale. Il joue essentielle-
ment sur les procédés liés à l’énonciation : il s’im-
plique avec vigueur et tente d’impliquer son interlo-
cuteur. Les marques de la première personne sont
ici nombreuses, souvent associées à la reprise d’une
formule en anaphore, qui donne de l’emphase : ana-
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 2
nés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d’un seul bloc, serrée, confondue, au point qu’on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, eff acés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantaient, chantant La Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l’étendard de la bande, avait dans le ciel clair, le profi l aigu d’un couperet de guillotine.Cette scène de L’Assommoir peut fournir une illus-
tration directe de l’argumentaire du député Hugo
puisqu’elle montre combien la fureur, suscitée par
l’extrême misère sociale, dégénère en désordre
social, ici, en trouble révolutionnaire.
Perspective – Jacques Prévert, « La grasse
matinée », Histoires (1946)
p. 344 (ES/S et Techno) p. 346 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Observer un poème moderne.
– Apprécier le croisement de plusieurs types de
discours.
– Étudier le registre polémique.
LECTURE ANALYTIQUE
Un poème narratif et pathétiqueLe poète met en scène ici la réalité des gens ordi-
naires, dans un poème moderne et résolument
novateur.
L’histoire qu’il raconte est celle d’un homme ordi-
naire, un malheureux, un misérable, un meurt-de-
faim, qui n’a même pas de nom : le poète l’appelle
« l’homme qui a faim » tout simplement, comme si
son identité disparaissait devant l’ampleur de sa
détresse. Le poète nous fait suivre son itinéraire :
d’abord face à « la vitrine de chez Potin », un maga-
sin d’alimentation ; puis « un peu plus loin le bistro ».
Le poème a donc bien un caractère narratif marqué,
on suit le personnage dans la ville, on pénètre ses
pensées. C’est la réalité familière de la vie moderne
qui apparaît devant nous, à petites touches : les
notations simples et triviales sont nombreuses,
comme celle du « petit bruit de l’œuf dur cassé sur
un comptoir d’étain » - référence qui ouvre et ferme
le poème dans une composition circulaire. Le poète
cherche ici à nous faire partager l’intense souffrance
physique et morale du misérable qu’il décrit. On
fait » et « faites ») permet de dresser le tableau des tâches nécessaires. Pour Hugo, la lutte contre l’in-justice sociale est primordiale, comme le montre le recours aux adjectifs hyperboliques : « ce grand but, à ce but magnifique, à ce but sublime ».
SynthèseLe discours est un genre argumentatif particulière-ment efficace pour défendre la cause de la justice sociale, chère à Hugo. L’orateur peut en effet s’im-pliquer et impliquer son auditoire avec force. Il joue sur des procédés rhétoriques efficaces : anaphores, accumulations. Il doit, enfin, privilégier la progres-sion de l’argumentaire, vers une conclusion forte, qui frappe l’attention de son public.
PROLONGEMENTS
– Les Misérables est un roman de Hugo, publié en 1862, qui témoigne, dès son titre même, de la conti-nuité de ses préoccupations sociales. Ce roman est l’œuvre d’une vie, Hugo y travaille à partir de 1845, même s’il interrompt sa tâche en 1848, emporté par la révolution dans le tourbillon de l’actualité poli-tique. Il n’y reviendra que bien plus tard, en exil à partir de 1860. L’épigraphe du roman permet de mesurer toute la portée que Hugo lui donne : « […] en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront n’être pas inutiles ». Il s’inscrit donc bien dans le combat social mené par Hugo, comme un vibrant témoignage de la misère de son temps. On peut se reporter page 364 (ES/S et Techno) ou page 366 (L/ES/S) à la description de la déchéance sociale de Fantine, réduite à la prostitution.– On peut mentionner le tableau de Gustave Cour-bet, Les Casseurs de pierres (1845) : deux hommes travaillent dans une carrière, vêtements déchirés, corps brisés. Exposé en 1851, le tableau fait scan-dale et aurait été qualifié par Proudhon de « première peinture socialiste ».– D’autres écrivains réalistes ou naturalistes évo-queront la misère sociale des pauvres gens : on pense notamment au dénouement de L’Assommoir de Zola, qui montre la lente déchéance de Gervaise, jusqu’à sa mort, oubliée dans la niche du père Bru. On peut proposer aussi à la lecture l’extrait célèbre du chapitre V de la Ve partie de Germinal, montrant le défilé des mineurs en furie, sous les yeux effarés des bourgeois cachés :
Les femmes avaient paru, près d’un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d’enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit dans les bras, le soulevaient, l’agitaient, ainsi qu’un drapeau de deuil et de vengeance. D’autres, plus jeunes, avec des gorges gonfl ées de guerrières, bran-dissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, aff reuses, hurlaient si fort que les cordes de leurs cous déchar-
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Français 1re – Livre du professeur
PROLONGEMENTS
Autres lectures– Les poèmes de Baudelaire et de Rimbaud, très dif-
férents sur le plan formel par ailleurs, ont cela de
commun qu’ils mettent en évidence un choc de
contraste entre la misère sociale et une société
d’abondance, voire d’opulence. Dans « Les effarés »,
le poète met en scène de pauvres enfants, des men-
diants en « haillons » qui regardent avec convoitise
un boulanger cuire son pain. Dans « Les yeux des
pauvres », le poète décrit une famille, composé d’un
père et de ses enfants, « tous en guenilles » qui fixent
avec envie la façade élégante d’un café parisien.
Aucun sentiment de révolte, chez tous ces person-
nages, qui réchauffent leur misère à la vue du bien-
être ou de la richesse des autres – mais leur exclu-
sion n’en paraît du coup que plus grande.
– Le Kid de Charlie Chaplin, sorti en 1921, évoque
avec humour et tendresse la relation entre un clo-
chard, incarné par Chaplin, et un enfant abandonné
qu’il a recueilli et élevé. Les Raisins de la colère, film
de John Ford, sorti en 1940, est inspiré du roman de
Steinbeck ; il raconte l’errance sur les routes d’une
famille de paysans, à la recherche de la Terre Pro-
mise, chassés par la Grande Dépression et le « Dust
Bowl », les tempêtes de poussière. Plus proche de
nous, Une époque formidable de Gérard Jugnot,
sorti en 1991, évoque avec émotion et tendresse ce
qu’on appelle aujourd’hui les nouveaux pauvres. Le
personnage principal, incarné par Gérard Jugnot,
cadre licencié par sa société, découvre l’univers des
SDF.
S’entraîner au baccalauréatCe poème de Prévert a été donné au baccalauréat
en 2007 en ES et S, dans un ensemble de trois
textes.
Voici les deux autres :
Texte A – Jean de La Bruyère, « De l’homme », Les Caractères (1688)
Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son propre1 de chaque service : il ne s’attache à aucun des mets, qu’il n’ait achevé d’es-sayer de tous ; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les viandes2, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu’il faut que les conviés, s’ils veulent man-ger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d’ôter l’appétit aux plus aff amés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s’il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut3 et avec
découvre donc combien la nourriture peut devenir
une obsession, pour celui qui est affamé. Le jeu sur
les mètres courts permet de mettre en valeur les
pensées de l’homme pauvre et ses fantasmes ali-
mentaires : « il imagine une autre tête/une tête de
veau par exemple / avec une sauce de vinaigre ». On
partage ses sensations : « et il remue doucement la
mâchoire ». On partage aussi sa révolte intime contre
la violence sociale qui le réduit à une telle situation :
« car le monde se paie sa tête ». La répétition du mot
« tête » participe de ces procédés qui nous font
entrer dans la conscience du misérable et accen-
tuent sa souffrance. Mais on peut commenter aussi
la répétition de la même expression « un brouillard
de mots », ou celle de l’expression « café crème » qui
correspond à une des obsessions douloureuses de
l’indigent et qui se termine sur un jeu de mots ter-
rible « café-crime arrosé sang ».
Un poème polémiqueCe poème narratif est un argumentaire indirect et vio-
lent contre la misère sociale. Cette portée argumen-
tative est rendue sensible par la rupture des vers 52 à
59. Ceux-ci introduisent un changement de point de
vue et de ton. On ne partage plus la conscience du
misérable, nommé d’ailleurs ici « le vagabond », mais
celle d’un chroniqueur qui semble rapporter un fait
divers : « un homme très estimé dans son quartier / a
été égorgé en plein jour ». Pour le lecteur, le lien avec
ce qui précède ne s’éclaire qu’à la lecture du détail
du mobile du crime, la faim, tel qu’il est dévoilé par le
poète aux vers 56-59. On comprend donc que la faim
a poussé le misérable au crime – et que le poète
dénonce ici la violence d’une société qui ne laisse
pas d’autres choix aux plus pauvres pour survivre.
Cette dénonciation était déjà sensible aux vers 21 à
39, quand le poète nous fait épouser le tourbillon de
pensées du misérable. Celui-ci éprouve en effet un
sentiment de cruelle injustice que le poète s’emploie
à faire ressortir grâce au jeu expressif sur les mètres :
« et il a beau se répéter depuis trois jours / ça ne peut
pas durer / ça dure ». Les mètres courts qui isolent les
indications de durée font ressortir la violence insou-
tenable de la faim : « trois jours / trois nuits ». On
mesure la cruauté d’une société de consommation
qui étale des victuailles inaccessibles aux plus
pauvres. Aux vers 35 à 38, la chaîne des mots qui se
succèdent et la répétition du mot « protégés »
montrent tous les interdits accumulés devant les
misérables, ce que reformule d’ailleurs le poète de
manière explicite : « que de barricades pour six mal-
heureuses sardines … ». Le caractère dérisoire du
meurtre finalement commis par le meurt-de-faim fait
aussi ressortir toute l’injustice sociale : le poète sou-
ligne l’absurdité du motif en isolant la somme « deux
francs ». La reprise finale des quatre premiers vers
s’éclaire ici : si « le petit bruit de l’œuf dur » est « ter-
rible », ce n’est pas seulement parce qu’il incarne la
faim pour les misérables, c’est aussi et surtout parce
qu’il déchaîne la violence des exclus sociaux.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 2
Cette femme ne voyait pas l’homme terrible qui la regardait.Je demeurai pensif.Cet homme n’était plus pour moi un homme, c’était le spectre de la misère, c’était l’apparition, diff orme, lugubre, en plein jour, en plein soleil, d’une révolu-tion encore plongée dans les ténèbres, mais qui vient. Autrefois, le pauvre coudoyait6 le riche, ce spectre rencontrait cette gloire : mais on ne se regardait pas. On passait. Cela pouvait durer ainsi longtemps. Du moment où cet homme s’aperçoit que cette femme existe, tandis que cette femme ne s’aperçoit pas que cet homme est là, la catastrophe est inévitable.1. 22 février 1846, deux ans avant les émeutes de 1848 qui entraî-neront l’abdication du roi Louis-Philippe2. Désigne la Haute Assemblée législative dont Victor Hugo était membre.3. Voiture à chevaux sur laquelle sont peints les emblèmes d’une famille noble.4. Cet emblème signale que la passagère est une duchesse.5. Damas bouton-d’or : étoff e précieuse de couleur jaune.6. Côtoyer.
Question sur corpusMontrez que ces trois textes ont une même visée,
mais qu’ils l’atteignent par des moyens différents.
DissertationOn peut proposer aux élèves le sujet situé page 355
(ES/S et Techno) ou page 357 (L/ES/S).
Lecture d’image – Robert Wilson, Fables de La
Fontaine (2004)
p. 346 (ES/S et Techno) p. 348 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Apprécier l’adaptation théâtrale d’une fable.
– Examiner la modernité du regard du metteur en
scène.
– Observer l’interprétation des acteurs.
LECTURE D’IMAGE
Une réécriture dramatiqueLa photographie a saisi sur le vif un moment clef
de la fable, adapté ici par Robert Wilson : celui où
le Lion accepte de se laisser couper les griffes.
Dans la fable de La Fontaine, il cède, par amour,
aux prières du père de la jeune bergère qu’il veut
épouser. Le metteur en scène a pris ici des libertés
sensibles par rapport à la fable, puisqu’il imagine
que c’est la jeune femme qui mutile par surprise le
lion. On voit donc l’actrice approcher subreptice-
ment d’énormes ciseaux de la patte ou plutôt de la
main du lion.
Robert Wilson a cherché en effet à rendre toute
l’ambiguïté de l’univers du célèbre fabuliste. Les
grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier4 ; il écure5 ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d’établissement6, et ne souff re pas d’être plus pressé7 au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n’y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on veut l’en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S’il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient8 dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d’autrui, courent dans le même temps pour son ser-vice. Tout ce qu’il trouve sous sa main lui est propre, hardes9, équipages10. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion11 et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain.1. Sa propriété.2. Se dit pour toute espèce de nourriture.3. Manger bruyamment, en se faisant remarquer.4. Assemblage de barreaux contenant le fourrage du bétail.5. Se curer.6. Il fait comme s’il était chez lui.7. Serré dans la foule.8. Devancer.9. Bagages.10. Tout ce qui est nécessaire pour voyager (chevaux, carrosses, habits, etc.).11. Surcharge d’aliments dans l’appareil digestif.
Texte B – Victor Hugo, Choses vues (1846)
Hier, 22 février1, j’allais à la Chambre des Pairs2. Il faisait beau et très froid, malgré le soleil de midi. Je vis venir rue de Tournon un homme que deux soldats emmenaient. Cet homme était blond, pâle, maigre, hagard ; trente ans à peu près, un pantalon de grosse toile, les pieds nus et écorchés dans des sabots avec des linges sanglants roulés autour des chevilles pour tenir lieu de bas ; une blouse courte, souillée de boue derrière le dos, ce qui indiquait qu’il couchait habituellement sur le pavé ; la tête nue et hérissée. Il avait sous le bras un pain.Le peuple disait autour de lui qu’il avait volé ce pain et que c’était à cause de cela qu’on l’emmenait. En passant devant la caserne de gendarmerie, un des soldats y entra, et l’homme resta à la porte, gardé par l’autre soldat.Une voiture était arrêtée devant la porte de la caserne. C’était une berline armoriée3 portant aux lanternes une couronne ducale4, attelée de deux chevaux gris, deux laquais en guêtres derrière. Les glaces étaient levées, mais on distinguait l’intérieur tapissé de damas bouton d’or5. Le regard de l’homme fi xé sur cette voiture attira le mien. Il y avait dans la voiture une femme en chapeau rose, en robe de velours noir, fraîche, blanche, belle, éblouissante, qui riait et jouait avec un charmant petit enfant de seize mois enfoui sous les rubans, les dentelles et les fourrures.
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Français 1re – Livre du professeur
Il la demande en mariage.Le père aurait fort souhaitéQuelque gendre un peu moins terrible.La donner lui semblait bien dur ;La refuser n’était pas sûr.Même un refus eût fait possibleQu’on eût vu quelque beau matinUn mariage clandestin.Car outre qu’en toute manièreLa belle était pour les gens fi ers,Fille se coiff e volontiersD’amoureux à longue crinière.Le Père donc ouvertementN’osant renvoyer notre amant,Lui dit : Ma fi lle est délicate ;Vos griff es pourraient la blesserQuand vous voudrez la caresser.Permettez donc qu’à chaque patteOn vous les rogne, et pour les dents,Qu’on vous les lime en même temps.Vos baisers en seront moins rudes,Et pour vous plus délicieux ;Car ma fi lle y répondra mieux,Etant sans inquiétudes.Le Lion consent à tout cela,Tant son âme était aveuglée !Sans dents ni griff es le voilà,Comme place démantelée.On lâcha sur lui quelques chiens :Il fi t fort peu de résistance.Amour, amour quand tu nous tiensOn peut bien dire : Adieu prudence.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
On peut rapprocher la fable de La Fontaine d’une
source possible, dans « Le Livre des Juges » de La
Bible : les princes philistins promettent à Dalila une
récompense si elle découvre le secret la force légen-
daire de Sanson, l’Israélite ; Sanson, qu’elle a séduit,
lui révèle que sa force vient de ses cheveux, qui
n’ont jamais été coupés, parce qu’il est un nazir, un
homme voué à Dieu. Elle profite de son sommeil
pour le raser et neutralise ainsi leur pouvoir. La
légende a inspiré de nombreux artistes peintres. Elle
rejoint beaucoup d’autres légendes qui montrent la
traîtrise des femmes, comme celle de Salomé et de
Saint Jean Baptiste. On peut penser qu’elle a inspiré
aussi Robert Wilson pour son adaptation de la fable.
animaux de La Fontaine sont personnifiés : ani-
maux de nom, mais hommes en tout, par leurs
situations, leurs relations, leur art de la parole. Ici,
c’est un acteur en smoking élégant qui joue le rôle
du Lion amoureux. Le smoking est bien l’indice de
sa distinction, et de son statut social. Mais il porte
un masque de lion : homme à face animale, donc.
Sa posture est empreinte de dignité : assis face au
spectateur, il tient élégamment d’une main une
canne, tandis qu’il tend l’autre main vers la ber-
gère. Le choix du metteur en scène est donc aussi
celui de la modernité. De la même manière, la
jeune femme porte une courte robe blanche, qui,
comme sa couronne de fleurs et son voile, évoque
son statut possible de future mariée. Elle avance,
perchée sur d’élégants souliers vernis. Les cos-
tumes des acteurs évoquent leur statut, tout
comme ils contribuent à rapprocher la fable du
spectateur moderne.
Une réécriture des personnagesRobert Wilson retravaille très librement à partir des
données fournies par la fable. Il est clair que la ber-
gère de La Fontaine est éprise du Lion, ou, plus
exactement, elle s’en est entichée : « Fille se coiffe
volontiers / D’amoureux à longue crinière ». C’est le
père qui s’inquiète pour sa fille, et tente de la sauver
du Lion. Au contraire, dans l’adaptation théâtrale, la
jeune fille piège elle-même le Lion. L’actrice prête à
son personnage toute sa fraîcheur et son entrain : un
sourire malicieux aux lèvres, elle s’approche du Lion,
en une grande enjambée et le photographe a saisi
son élan, et son léger déséquilibre. Elle arrive derrière
le Lion, qui ne la voit pas. Cette disposition des
acteurs sur scène contribue à mettre en valeur la
tromperie dont le Lion est victime. Le spectateur est
comme pris à témoin et complice de la vivacité et de
grâce de la jeune fille. On peut donc parler de re-
création dans la mesure où Robert Wilson décide de
rejouer au travers de cette fable tout le mystère de
l’éternel féminin, et du pouvoir trompeur des femmes.
SynthèseLes choix du metteur en scène éclairent l’échec du
Lion : la grâce et le charme enjoués de la jeune fille
l’emportent sur la dignité hiératique du Lion. Toute
l’attention du spectateur est attirée par la blanche
silhouette de la jeune fille habilement mise en valeur
par l’éclairage bleuté. De la même manière, la bêtise
du Lion qui tend avec imprudence sa patte fait res-
sortir l’habileté de la jeune fille qui se joue de lui.
PROLONGEMENT
Le Lion Amoureux (Livre IV, fable 1)
[…]Un Lion de haut parentageEn passant par un certain pré,Rencontra Bergère à son gré :
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 2
La Passion du Christ : souffrance.
Sens moderne : une affection vive de l’âme, spécia-
lement l’amour.
Le divertissement pascalien : « la seule chose qui
nous console de nos misères est le divertissement »
(Pascal) : action de se détourner de quelque chose.
Sens moderne : loisir, plaisir.
« Qui ne court après la Fortune ? » (La Fontaine) : chance,
hasard.
Sens moderne : les richesses.
« D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables »
(Racine) : famille.
Sens moderne spécialisé.
« Ô désespoir ! ô crime ! ô déplorable race »
(Racine) : tous ceux qui proviennent de la même
famille.
Sens moderne : espèce.
« Captive, toujours triste, importune à moi-même »
(Racine) : profondément affligée.
Sens moderne très atténué.« Horrible » : qui suscite l’horreur.
Sens moderne très atténué : affreux.
« Et là, vous me verrez soumis ou furieux » (Racine) : en
proie à une sorte de folie.
Sens moderne affaibli : en colère.
« Noble et dure contrainte ! aimable tyrannie » (Cor-
neille) : digne d’être aimé.
Sens moderne affadi : agréable.
Merveilleux : qui tient de la merveille, du miracle.
Sens moderne très affaibli : excellent.
« Elle est fort étonnante, et difficile à croire » (Molière) : qui
ébranle la raison.
Sens moderne affaibli : surprenant.
« Cependant » : pendant ce temps.
Sens moderne : opposition.
« Tout à l’heure » : à l’heure même, aussitôt.
Sens moderne : plus tard.
« A peine » : depuis peu.
Sens moderne : imperceptiblement.
b. 1. Le terme imbécile désigne une faiblesse de
corps ou d’esprit, mais n’a pas le sens insultant qu’il
a pris aujourd’hui.
2. L’amant est celui qui aime et a su se faire aimer,
sans aucune allusion sensuelle.
3. Un accident est ce qui survient par hasard de bon
ou de mauvais, sans nécessairement la notion
moderne de dommage.
4. On couvre son chef au XVIIe siècle (sa tête).
5. Le mot déguisement désigne un artifice qui per-
met de se masquer au XVIIe siècle et pas seulement
un costume et ses accessoires.
6. La malice est la méchanceté et peut donc passer
pour un défaut grave au XVIIe siècle !
4. Figures de style et esthétique au XVIIe siècle
1. Double figure d’opposition : « dans sa province »
s’oppose à « à la cour » et « libre » s’oppose à
« esclave » comme « protégé » s’oppose à « sans
appui ». La Bruyère dénonce par cette double oppo-
sition avec inversion des termes (un chiasme) la vie
Vocabulaire – Comprendre la langue du XVIIe
p. 347 (ES/S et Techno) p. 349 (L/ES/S)
1. FABLE ET ÉTYMOLOGIE LATINE
1. un affabulateur – 2. affabuler – 3. un fabuliste – 4. une affabulation – 5. fabuleux
2. LATIN ET LANGUE DU XVI Ie SIÈCLE
a. et b. 1. Le mot foi vient du latin fides, qui veut dire
« fidélité », « exactitude ». Dans le texte de Racine,
c’est la parole donnée, la fidélité. Ce serait un
contresens que de donner au mot son sens courant
aujourd’hui : la croyance en Dieu.
2. Le mot superbe vient du latin superbus et a pour
sens premier « orgueilleux », « fier ». Dans le texte de
Racine, l’adjectif a donc un sens subjectif et sou-
ligne un reproche d’orgueil excessif. Le mot
« superbe » a aujourd’hui un sens spécialisé : « beau »,
« admirable », qui porte à contresens.
3. Le mot fier vient du latin ferus, qui signifie
« farouche », « sauvage ». Dans le texte de Corneille,
il désigne les disgrâces les plus violentes. L’adjectif
aujourd’hui s’est spécialisé comme un synonyme
d’« orgueilleux ».
4. Le mot gêne est une contraction du mot
« géhenne », qui vient sans doute d’un mot hébreu.
Le sens classique est celui de « torture ». C’est le
sens du texte de Corneille, très loin d’aujourd’hui où
on désigne par ce mot un simple embarras.
5. Le mot soin, à l’étymologie incertaine, signifie
« préoccupation », « souci », à l’époque classique.
Aujourd’hui, on le connaît dans un sens plus spécia-
lisé : il signifie « application ».
6. Le verbe charmer vient du latin carmen, qui signi-
fie « poème », « vers », « formule d’enchantement ».
C’est en ce sens que l’emploie Racine : charmer,
c’est fasciner, envoûter. Le mot ennui a une origine
discutée, peut-être d’un substantif créé inodium, à
partir mihi in odio, « cela m’ennuie ». Le sens clas-
sique désigne un tourment de l’âme, très loin du
sens moderne de fatigue, usure.
7. Le mot haleine au sens figuré désigne au
XVIIe siècle la force, la capacité, très loin donc du
sens moderne de capacité respiratoire.
3. ÉCARTS DE SENS
a. « Dans le doute mortel dont je suis agité »
(Racine) : angoisse, appréhension.
Sens actuel : incertitude (déjà présent aussi au
XVIIe siècle : « Ôte moi d’un doute », Corneille).
« La prévention induisant en erreur » (Pascal) : disposi-
tion à juger par avance.
Sens actuel : le fait de prévenir par avance.
« Les fautes qu’il avait faites par précipitation » (Bos-
suet) : vivacité dans les gestes, et les actions.
Sens moderne très proche : excès de vitesse.
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Français 1re – Livre du professeur
Sujet 2Clindor a été réduit par la plus extrême nécessité à entrer au service d’un brave, Matamore. Il est l’amant secret d’Isabelle. Mais son père a arrêté son mariage avec Adraste. Clindor, surpris avec elle, ne balance pas et provoque en duel le gentil-homme. Condamné à la prison, il est sauvé grâce aux feux d’Isabelle qui réussit avec sa servante à séduire le geôlier (résumé des actes II à IV L’Illusion comique de Corneille).
BIBLIOGRAPHIE
Lectures autour de la séquence• Dans les Fables de La Fontaine, la préface générale du recueil, l’épître dédicatoire à Mon-seigneur le Dauphin, l’avertissement du second recueil.• Quelques fables, comme art poétique : les fables liminaires des Livres II, III, V, et VI.
Lectures critiques• PIERRE CLARAC, La Fontaine, l’homme et l’œuvre, coll. Connaissance des Lettres, Éditions Hatier.• JEAN GIRAUDOUX, Les Cinq tentations de La Fontaine, Éditions Le Livre de Poche.
de cour, qui plonge les nobles dans l’aliénation, en prétendant leur apporter la protection du roi.2. Figures d’opposition : « inconstant » s’oppose à « fidèle ». L’objectif est ici de montrer la force de la passion amoureuse, aveugle même aux défauts de l’être aimé.3. Figure de substitution : « la barbe » pour le sexe masculin. Il s’agit pour Arnolphe de magnifier le pouvoir des hommes par l’attribut qui les distingue.4. Figure d’atténuation : Chimène redoute de nom-mer le sentiment amoureux par son nom.5. Figure de substitution : « la vengeance » pour dire l’épée. Ce procédé de symbolisation insiste sur ce qu’il s’agit d’obtenir.
EXPRESSION ÉCRITE
Sujet 1 Le fabuliste est un enchanteur qui sait donner vie et voix à ceux qui n’en ont pas : les animaux, les végé-taux et même le corps humain. C’est un magicien qui sait captiver notre attention par ses récits plein d’invention et de poésie. Mais cet affabulateur sait aussi mieux qu’un autre nous ouvrir les yeux sur la réalité sociale et politique de son temps.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 3
Séquence 3
La question de la femme au XVIIIe siècle p. 349 (ES/S et Techno)p. 351 (L/ES/S)
Problématique : Quel regard nouveau porte-t-on sur la femme au XVIIIe siècle ? Quels écrivains contestent l’idée d’une infériorité intellectuelle et morale de la femme ? Quels sont les enjeux et les formes de cette protestation ?
Éclairages : Il s’agira de voir comment des voix s’élèvent au XVIIIe siècle pour protester contre l’idée d’une infériorité de la femme, s’appuyant largement sur la tradition religieuse, et sur un discours scientifique et même médical. On observera comment des femmes prennent la parole pour dire les difficultés de leur condition, et comment des hommes éclairés relaient leurs protestations. On verra que ce combat est relayé dans tous les genres de l’argumentation.
Texte 1 – Mme du Châtelet, Discours sur le
bonheur (1779)
p. 350 (ES/S et Techno) p. 352 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la forme du discours.
– Observer le lien entre l’argumentaire et l’expérience
vécue.
– Découvrir une revendication : le droit à l’éducation
pour les femmes comme pour les hommes.
LECTURE ANALYTIQUE
Un argumentaire construitDans cet argumentaire construit, Mme du Châtelet
se propose de défendre la passion de l’étude – le
mot passion étant à prendre ici au sens large de
goût vif, ardeur. La thèse qu’elle défend est claire-
ment posée aux lignes 14 et 15 : « […] l’amour de
l’étude est de toutes les passions celle qui contribue
le plus à notre bonheur ». Cette thèse est posée par
opposition, au terme d’un raisonnement que l’on
pourrait qualifier de concessif. La locutrice com-
mence en effet par rappeler la thèse d’ensemble de
son discours : « il faut avoir des passions pour être
heureux ». Cette thèse fort originale marque l’esprit
philosophique éclairé, qui s’oppose à la méfiance de
la morale classique pour les passions considérées
comme destructrices. Puis la locutrice concède qu’il
est des passions dangereuses, et notamment l’am-
bition, dont elle mène une critique nuancée, en dis-
tinguant d’abord ses avantages (« ce n’est pas par la
raison […] », « ce n’est pas parce que […] »), pour
souligner ensuite son inconvénient majeur : « de
toutes les passions c’est celle qui met le plus notre
bonheur dans la dépendance des autres ». Cette
comparaison explicite lui permet donc enfin de valo-
riser par opposition la passion de l’étude. Pour
défendre cette passion, elle s’appuie essentielle-
ment sur trois arguments. Elle montre d’abord, et
c’est son argument principal, que cette passion
assure les conditions d’une indépendance de l’être
à la ligne 15 – au contraire de l’ambition qui suscite
une aliénation dans la quête frénétique des marques
de distinction. Elle développe surtout son deuxième
argument : l’amour de l’étude rend possible l’accès à
la gloire. Il s’agit là de deux passions différentes,
mais qui sont montrées comme étroitement
reliées : « dans l’amour de l’étude se trouve renfer-
mée une passion […] celle de la gloire. » On suppose
donc que, pour Mme du Châtelet, l’étude doit
nécessairement conduire à des travaux ou des
découvertes qui permettent de se faire connaître.
Enfin, et c’est le troisième argument, la passion de
l’étude permet d’affronter plus sereinement l’adver-
sité : « […] c’est une source de plaisirs inépuisables ».
Elle a donc une vertu consolatrice pour reprendre le
terme employé ligne 38.
Un plaidoyer en faveur des femmesMais cet éloge de l’étude n’a de sens que dans la
mesure où il permet à la locutrice de parler de la
situation faite aux femmes au XVIIIe siècle. Madame
du Châtelet s’attache en effet ici à montrer l’injustice
de leur sort. Elles sont d’abord désignées par une
périphrase à la ligne 19 : « la moitié du monde » –
moyen de rappeler, bien sûr, la légitimité de leurs
revendications. La locutrice dénonce ici en une for-
mule incisive l’éducation qui leur est donnée : elle
leur « ôte les moyens » et « rend le goût impossible »
de la gloire et de l’étude. La seule éducation pos-
sible à cette époque pour les femmes est en effet
tournée vers les arts d’agrément, outre quelques
éléments de culture littéraire – Mme du Châtelet
constitue en elle-même une exception, puisqu’elle a
bénéficié, grâce à l’amour de son père, d’une solide
éducation scientifique. Cet accès inégal à l’éduca-
tion compromet donc toutes les chances des
femmes de s’illustrer. Dans le deuxième paragraphe
du texte, la locutrice s’emploie à comparer la situa-
tion entre homme et femmes en dénonçant l’inéga-
lité entre eux des chances et des carrières : « les
hommes ont une infinité de ressources pour être
heureux qui manquent entièrement aux femmes ».
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Français 1re – Livre du professeur
Le recours à l’hyperbole (« une infinité de res-
sources ») conjugué à l’antithèse (« ressources […]
qui manquent) permet de faire ressortir la cruauté du
sort réservé aux femmes. Madame du Châtelet rap-
pelle ensuite toutes les carrières qui s’ouvrent aux
hommes, et aux hommes seuls : carrières politiques,
militaires, diplomatiques. Il faut donc remarquer ici
l’opposition entre « ils ont bien d’autres moyens
d’arriver à la gloire » et « mais les femmes sont
exclues, par leur état, de toute espèce de gloire ».
Un discours plein d’émotionsMême si ce texte n’était pas destiné à la publication,
il n’en reste pas moins un discours dans lequel la
locutrice s’implique et tente d’impliquer son locu-
teur. Au-delà des formules à valeur de maxime, et du
présent gnomique qui les accompagne, (« il faut
avoir des passions pour être heureux »), il faut remar-
quer l’emploi du « je », discret mais bien présent : « je
ne parle pas ici », « je crois » et qui s’affirme aussi
dans une formule comme finale « j’ai dit que… ». La
locutrice tente d’ailleurs d’impliquer son lecteur
dans son énoncé grâce à l’emploi du « nous », jusque
dans la formulation de sa thèse : « l’amour de l’étude
est de toutes les passions celle qui contribue le plus
à notre bonheur ». A plusieurs reprises, on peut
même deviner l’expérience de la femme et son vécu
personnel derrière les formules généralisantes. La
périphrase « une âme élevée » employée deux fois
dans le texte (l. 16-17 et 36-37) fait clairement réfé-
rence à la sienne : c’est elle, cette âme élevée qui
recherche la gloire, et qui aurait aimé, pour y arriver,
un choix de carrières semblable à celui des hommes.
L’indignation de la locutrice devant les inégalités
entre hommes et femmes paraît ici clairement der-
rière les formules employées : le terme exclusion
employé deux fois (l. 35 et 39), le mot « condamnée »
pour parler du sort fait aux femmes, l’expression « il
ne lui reste que l’étude » marquée par l’emploi de la
négation restrictive. La lecture d’images permet de
compléter la réflexion menée ici par Mme du Châte-
let. Ce tableau représente un salon élégant, comme
le montre le mobilier choisi, les rideaux épais, le
tableau au mur. On pourrait parler de scène de
genre : les personnages sont saisis sur le vif, dans
une scène de la vie quotidienne d’époque. Trois
femmes élégantes, disposées en triangle au centre
du tableau et autour de la table reçoivent une leçon
de géographie dispensée par un maître placé en
recul, à l’arrière-plan. La mappemonde, les cartes
disposées témoignent de leur curiosité scientifique.
Mais il faut remarquer surtout la dignité et l’élégance
de la jeune femme placée à droite, qui, seul e debout,
la main posée sur la mappemonde et l’autre sur une
carte, regarde vers nous et semble s’approprier le
monde.
SynthèseMme du Châtelet revendique ici surtout, pour les
femmes, un accès égal à l’éducation. Plusieurs argu-
ments lui permettent d’appuyer cette revendica-
tion : elles sont « la moitié du monde » et ne sauraient
donc être laissées de côté ; l’étude est pour elles le
seul moyen d’accéder à la gloire ; l’étude les console
de toutes les autres carrières auxquelles elles ne
peuvent accéder.
VOCABULAIRE
Le mot « passion » vient du latin patior signifiant
« souffrir ». Ce sens premier subsiste encore dans
une expression empruntée au lexique religieux : « La
passion du Christ », le martyr subi par lui, jusqu’à sa
crucifixion. Cependant, le terme a aussi pour sens
« affection vive de l’âme ». Mme du Châtelet l’utilise
en ce sens. Aujourd’hui, le terme est surtout utilisé
dans un sens spécialisé pour désigner un amour
violent.
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION
Critères d’évaluation :
– une thèse et deux arguments bien articulés.
– utilisation de toutes les marques du discours : pré-
sence d’un locuteur engagé dans son énoncé et
s’adressant à un interlocuteur.
PROLONGEMENTS
Le Discours sur le bonheur de Mme du Châtelet est
avant tout une réhabilitation des passions comme
clef du bonheur. Elle s’oppose avec fermeté à tous
les détracteurs des passions : pour situer le débat
dans lequel elle entre ici, on renverra les élèves à la
séquence 4 du chapitre 4 intitulé « Les passions et
l’aspiration au bonheur ».
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Autres sujets possibles pour l’oral– Comment Mme du Châtelet plaide-t-elle ici la
cause des femmes ?
– Pourquoi peut-on dire que ce texte est engagé ?
Texte 2 – Voltaire, « Femmes soyez soumises à
vos maris… », Mélanges, Pamphlets et œuvres
polémiques (1768)
p. 352 (ES/S et Techno) p. 354 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la forme du pamphlet.
– Étudier un dialogue argumentatif.
– Découvrir un des enjeux de la protestation : le
refus de la soumission chrétienne des épouses à
leurs maris.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 3
la force de son ironie, sensible à l’antiphrase : « j’ai
bien peur que ce ne soit là l’origine de leur supério-
rité ». Mais la maréchale ne se borne pas à contester
le texte des Evangiles, elle témoigne aussi avec
beaucoup d’émotions de la difficulté de la vie des
femmes à son époque. Elle rappelle combien la
femme est soumise à l’obligation de procréer, le
mariage n’existant en effet qu’à cette fin : « N’est-ce
pas assez qu’un homme […] ait le droit de me don-
ner une maladie de neuf mois ». Elle souligne les dan-
gers de la grossesse et de l’accouchement : « une
maladie qui est quelquefois mortelle », « de très
grandes douleurs ». Elle montre la vulnérabilité des
femmes, même devant la justice : « un enfant qui
pourra me plaider quand il sera majeur ». Bref, elle
dresse un tableau pathétique du sort réservé aux
femmes qui ajoute une force persuasive à sa thèse.
L’ironie du narrateurLe narrateur n’hésite cependant pas à se moquer du
personnage qu’il met en scène. Les premières
phrases du texte sont empreintes d’ironie puisqu’on
y dresse le portrait d’une femme futile, comme le
souligne l’antithèse plaisante « […] cette dissipation
[…] qui occupe(nt) sérieusement les femmes ». Cette
femme élégante vit dans la frivolité d’occupations
oiseuses : « n’ayant jamais mis dans sa tête que les
nouvelles du jour […] ». Son ignorance paraît même
à la limite du crédible puisqu’elle est censée décou-
vrir un des textes sacrés des Evangiles, avec les
lettres de Saint Paul. Sa conversion à la culture est
présentée par le narrateur comme imposée par l’âge
et les contraintes de la nature : il faut renoncer à
plaire d’où la métaphore ironique du « trône » que
l’on change. La reine des cœurs entreprend de se
cultiver ! On peut remarquer combien les expres-
sions qui suivent « on lui fit lire », « on lui donna
ensuite » sont péjoratives et montrent le peu d’auto-
nomie de la maréchale dans ses choix culturels.
Dans son ignorance, dans sa futilité passée, dans
son emportement incontrôlé, le personnage peut
sembler quelque peu caricatural : on reconnaît sur-
tout sans doute l’effet d’une ironie souveraine qui
n’épargne pas même les personnages détenteurs
de la bonne parole.
SynthèseLes traits caractéristiques du pamphlet sont bien
présents ici :
– l’ironie : ironie du narrateur à l’égard de la Maré-
chale de Grancey ; ironie du personnage dans son
discours ;
– un texte de combat : Voltaire choisit ici un porte-
parole pour dénoncer l’inégalité entre homme et
femme telle qu’elle paraît recommandée par une
lecture littérale de cette parole évangélique.
– un texte qui suscite l’indignation : l’injustice du sort
réservé aux femmes apparaît clairement dans la
réplique de la maréchale de Grancey qui souligne
les difficultés liées à leur condition même.
LECTURE ANALYTIQUE
Le portrait d’une originaleVoltaire dresse le portrait d’une femme qui détient
une grande force de caractère. Les premières lignes
du texte sont un récit de vie qui montre plutôt une
femme à la mode, une aristocrate qui a mené une
existence futile. Mais le portrait s’affirme ensuite, au
travers du dialogue entre la maréchale de Grancey
et l’abbé de Châteauneuf. On y découvre la maré-
chale prompte à s’emporter, comme le montre la
violence de sa réaction après la lecture, dans les
Epîtres de Saint Paul, de la phrase qui lui a déplu : «
toute rouge de colère ». Son geste même (« j’ai jeté le
livre ») témoigne de sa fureur. Cet emportement est
toujours sensible dans l’entretien qui nous est rap-
porté, et la force de son indignation se mesure aux
menaces virtuelles adressées à l’apôtre (« je lui
aurais fait voir du pays ») mais aussi à ses questions
indignées et répétées : « Sommes-nous donc des
esclaves ? » Elle utilise aussi des exclamations véhé-
mentes, marquées d’ironie « voilà une plaisante rai-
son pour que j’aie un maître ! ». La maréchale refuse
avec la plus grande énergie l’invitation chrétienne à
la soumission, et cette énergie est aussi sensible au
développement de sa réplique qui a tout de la dia-
tribe passionnée – ne laissant plus guère de place à
son interlocuteur, ici l’abbé de Châteauneuf. La
maréchale ne mâche pas ses mots, quoique fré-
quentant la société élégante et, pour plaider la cause
des femmes, elle n’hésite pas à évoquer de manière
très directe les plaies propres à la condition fémi-
nine : la grossesse, nommée ici « une maladie de
neuf mois », les menstruations féminines nommées
« des incommodités très désagréables pour une
femme de qualité ». Il s’agit certes de périphrases,
mais qui évoquent des réalités physiologiques très
claires, et qui sont donc très crues pour une conver-
sation d’époque.
La dénonciation de la condition fémininePour contester la phrase de Saint Paul qui la choque,
la maréchale utilise d’abord un argument ad homi-
nem. Elle discrédite donc la personne même de
l’apôtre : « je suis persuadée que votre saint Paul était
un homme très difficile à vivre ». Elle l’attaque en fait
plus particulièrement dans sa vie conjugale, comme
le montre l’expression qui suit : « il fallait que sa
femme fût une bien bonne créature ». Elle emploie
ensuite plusieurs arguments pour contester plus
rationnellement l’invitation à la soumission féminine.
Elle montre d’abord que la différence entre sexes
fonde les conditions d’une interdépendance, et non
d’une soumission : « […] en nous rendant nécessaires
les uns aux autres ». Elle explique ensuite que l’iné-
galité entre hommes et femmes n’a pour base que la
force physique des premiers : « je sais bien qu’en
général, les hommes ont les muscles plus forts que
les nôtres ». Ce deuxième argument est souligné par
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Français 1re – Livre du professeur
VOCABULAIRE
De la même famille que epistula (erratum epistola), on emploie encore aujourd’hui le mot « épistolier » (celui qui écrit) et l’adjectif « épistolaire » notamment utilisé dans l’expression « un roman épistolaire » (roman fictif qui repose sur des lettres échangées).
S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE
Les éléments utiles à la rédaction de cette partie auront été découverts par les élèves grâce aux réponses aux questions. Voltaire privilégie en effet une forme divertissante pour dénoncer la condition féminine de l’époque :– le registre ironique du texte a déjà été évoqué ;– la forme du dialogue entre deux personnages, qui contribue à donner de la vivacité à la scène ;– la construction du portrait de Mme de Grancey, à travers la courte biographie initiale et sa parole libre et pittoresque.
PROLONGEMENTS
– On peut utilement inviter les élèves à lire la « Lettre aux Ephésiens » dont est extrait le court fragment ici contesté et leur rappeler qu’il s’inscrit dans une perspective d’ensemble : l’union entre un homme et une femme est comparée à celle du Christ avec l’Église. La lettre contient aussi ces mots : « Du reste, que chacun de vous aime sa femme comme lui-même, et que la femme respecte son mari. » – Il est souhaitable de donner aux élèves un autre aperçu sur les combats voltairiens : on peut leur pro-poser de lire par exemple un extrait du Traité sur la tolérance, ou bien l’article « Torture » du Dictionnaire philosophique (p. 318 ES/S et Techno / p. 320 L/ES/S) textes qui leur donneront un aperçu des convictions de l’écrivain
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Exercice de réécritureLe texte a un caractère fortement narratif : on peut donc proposer aux élèves un exercice de réécriture avec changement de point de vue : L’abbé de Châteauneuf rapporte à un ami, par oral ou par écrit, l’étonnant entretien qu’il a eu avec Mme de Grancey. Il lui donne son point de vue sur cette scène.
Texte 3 – Denis Diderot, Supplément au voyage
de Bougainville (1796)
p. 354 (ES/S et Techno) p. 356 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la forme du dialogue philosophique.
– Étudier une utopie.
– Découvrir une revendication : la libération des
mœurs pour les femmes comme pour les hommes.
LECTURE ANALYTIQUE
Un dialogue tenduLe dialogue est ici clairement dominé par le vieux
sage tahitien qui s’affirme à partir de la ligne 8. La
longueur de ses deux répliques principales témoigne
d’une force de conviction qui s’impose à l’aumônier.
Le dialogue philosophique, dans lequel chaque per-
sonnage expose tour à tour sa thèse, permet ici
aussi de faire ressortir le pouvoir inégal de leur per-
suasion. L’aumônier est progressivement réduit à
écouter, voire à relancer le vieux sage tahitien par
ses questions à partir de la ligne 26. Ce déséquilibre
s’instaure même dès les premières lignes du texte.
L’aumônier y explique en effet les conséquences de
la naissance d’un enfant hors mariage en Europe : les
phrases sont courtes et déclaratives, elles décrivent
toutes chacune à leur manière le jugement social qui
s’abat sur chacun des responsables de la nais-
sance : « méprisée », « lâche séducteur », « désolés ».
Personne n’est épargné comme le montre le groupe
ternaire à la ligne 7, comme le montrent aussi le
parallélisme et l’opposition entre « l’époux volage »
et « l’époux trahi » tous deux également coupables
aux yeux de la morale sexuelle d’époque. L’indigna-
tion d’Orou devant ces condamnations est sensible
aux reprises rhétoriques ponctuées d’exclamations
et d’interrogations. Il manifeste ainsi comme une
sorte d’incrédulité douloureuse devant les juge-
ments sociaux des Européens. Mais cette indigna-
tion éclate surtout dans sa première longue réplique
(l. 9 à 25). L’expression initiale « monstrueux tissu
d’extravagances » souligne bien, grâce à l’hyper-
bole, la force de sa dénonciation. Orou déploie
ensuite toute sa force persuasive grâce à de nom-
breux procédés : procédés syntaxiques et lexicaux
essentiellement. Il reproche aux Européens de se
faire les juges de toutes choses et en montre les
conséquences dans la vie sociale grâce à une énu-
mération qui dénonce l’atmosphère viciée et cor-
rompue : « on se blâme, on s’accuse, on se suspecte,
on se tyrannise ». Il emploie un lexique violemment
péjoratif pour qualifier les Européens, à l’intérieur
d’une autre énumération : « […] un ramas ou d’hypo-
crites […] ou d’infortunés […] ou d’imbéciles […] ou
d’êtres mal organisés ». La corruption de la société
européenne ressort grâce au lexique du crime qui lui
est systématiquement associé : « étoufferont »
« négligeront », « abandonneront ».
L’éloge d’une vie naturelleEn opposition à ce qu’il a condamné, le vieux sage
tahitien propose ici une tout autre définition du
mariage et de la morale sexuelle, caractéristique de
l’utopie. Le mariage est, pour les tahitiens ici imagi-
nés, « le consentement d’habiter une même cabane
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 3
et de coucher dans un même lit ». Elle est l’associa-
tion provisoire, consentie entre deux êtres libres, de
partager une même vie commune. Le fondement du
mariage est donc la libre volonté, et cela en fixe
aussi les limites, puisqu’il n’existe que tant que cette
volonté s’exprime, c’est-à-dire tant que les parte-
naires sont heureux. Si ce modèle social paraît ici un
idéal, c’est parce qu’il garantit une place toute spé-
ciale à l’enfant, considéré comme « un bien pré-
cieux », comme le montre le jeu d’oppositions à l’in-
térieur du parallélisme de construction : « la nais-
sance d’un enfant est toujours un bonheur et sa
mort un sujet de regrets et de larmes ». Le mariage
n’est donc pas envisagé comme l’institution qui légi-
time la procréation, c’est la procréation elle-même
qui est conçue comme une fin en soi parce qu’elle
fait la force de la nation tahitienne. Le locuteur
recourt ici aux effets de symétrie (« un accroisse-
ment de fortune pour la cabane et de force pour la
nation »), sur les groupes binaires (« la joie domes-
tique et privée », « des bras et des mains de plus »),
sur les énumérations (« un agriculteur, un pécheur,
un chasseur […] ») pour souligner l’importance
accordée à l’enfant. Diderot utilise donc le vieux
tahitien comme porte-parole pour défendre un
modèle social différent où la liberté sexuelle garantit
l’harmonie des rapports entre les hommes et la force
du peuple. Mais il est clair que ce modèle relève de
l’utopie.
SynthèseLe sage tahitien sert ici de porte-parole à Diderot
pour imaginer des rapports différents entre hommes
et femmes :
– l’éloge de la liberté sexuelle et le refus des condam-
nations morales ;
– le mariage conçu comme une libre et provisoire
union de deux êtres ;
– l’importance accordée aux naissances.
GRAMMAIRE
Les verbes sont employés ici sous une forme prono-
minale. C’est un moyen de souligner les rapports de
tension qui se nouent ici entre les européens, le cli-
mat de défiance entre eux, tel que le voit le vieux
sage tahitien.
S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION
Le sujet de dissertation invite à examiner la littéra-
ture comme arme de combat. Le sujet, dans sa for-
mulation, n’exclut aucun genre littéraire, on peut
donc conseiller aux élèves de songer à croiser poé-
sie et argumentation ou roman et argumentation
indirecte.Pour développer la première partie, les
élèves pourront d’abord interroger les genres de
l’argumentation directe : essai, traité, discours, mais
aussi bien sûr poésie de combat. Pour nourrir la
réflexion, il est souhaitable de se reporter à la syn-
thèse page 392 (ES/S et Techno) ou page 392 (L/
ES/S). On s’attend à ce que les élèves montrent
comment l’écrivain mobilise toutes les ressources
de son talent pour mieux servir sa cause : indignation
ou révolte devant les injustices, tableau saisissant
des misères sociales. Mais les élèves pourront
ensuite interroger les formes de l’argumentation
indirecte (roman, fable, conte philosophique) et
monter comment le détour par la fiction est une
arme tout aussi efficace pour éveiller les consciences.
Le recul permis par la fiction, la dramatisation des
faits, le choix de personnages typiques voire allégo-
riques dans le conte, permet de mieux appréhender
les misères sociales. On renverra les élèves à la
séquence 2 du chapitre IV consacrée aux Fables de
La Fontaine.
PROLONGEMENT
Le texte de Diderot s’inscrit dans un mythe en plein
essor au XVIIIe siècle, celui du bon sauvage. Mon-
taigne a sans doute contribué à la naissance de ce
mythe avec le chapitre « Des cannibales », extrait
des Essais (p. 314 ES/S et Techno / p. 316 L/ES/S).
On pourra aussi renvoyer les élèves au texte de
Rousseau, extrait du Discours sur l’inégalité (p. 357
ES/S et Techno / p. 359 L/ES/S). Mais il faudrait sur-
tout leur conseiller la lecture de la première partie du
Discours : Rousseau y imagine, à titre d’hypothèse,
l’homme naturel vivant seul, occupé à la seule satis-
faction de ses besoins primaires.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Autres sujets possibles pour l’oralEn quoi ce dialogue met-il en place une utopie ?
Comment le sauvage parvient-il ici à ébranler le civi-
lisé ?
Lecture d’imagePaul Gauguin, Jours délicieux (p. 355 ES/S et
Techno / p. 357 L/ES/S). On peut mettre ce tableau
en relation avec le texte : la mode de l’exotisme au
XIXe siècle, la continuité de l’idéalisation de la vie
sauvage. On peut interroger le titre du tableau : quels
éléments montrent un paradis perdu et retrouvé ?
Texte 4 – Choderlos de Laclos, Des femmes et
de leur éducation (1783)
p. 356 (ES/S et Techno) p. 358 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la forme de l’essai.
– Étudier la question de la femme au travers de
l’histoire de l’Homme.
– Étudier un enjeu de contestation : l’inégalité entre
hommes et femmes.
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Français 1re – Livre du professeur
compassion du locuteur va donc vers les femmes
dont la situation d’oppression est présentée avec
beaucoup d’émotion. On peut évoquer en particulier
la formule finale, qui repose sur une double anti-
thèse « compagnes de nom, elles devinrent bientôt
esclaves de fait ». Et cette comparaison des femmes
avec les esclaves sur laquelle se termine le texte a
été préparée par tout un champ lexical de la soumis-
sion : « subjuguées », « chaînes », « assujetties ».
SynthèseLe caractère hypothétique de la réflexion est claire-
ment sensible aux réserves oratoires introduites grâce
aux modalisateurs. Mais cette démonstration est
cependant convaincante, parce qu’elle s’appuie sur
des intuitions, et parce qu’elle se déroule suivant une
chronologie bien précise, dans un enchaînement
cohérent de faits. Laclos vise donc à la vraisemblance.
GRAMMAIRE
Le pronom indéfini « on » est employé en deux sens
différents dans le texte. Il est d’abord employé en
alternance avec « nous » pour désigner en fait le locu-
teur, et peut-être le lecteur qu’il invite à suivre sa
démonstration : « on est tenté de croire ». Mais le pro-
nom « on » sert pour désigner les hommes des pre-
miers regroupements : « on partageait », « on en usait ».
PROLONGEMENT
Laclos est un admirateur de Rousseau, dont il imite
ici la démarche. Pour bien comprendre la démarche
de Rousseau dans le Discours sur l’inégalité, on
relira avec profit le préambule dont voici un
extrait : « Que mes lecteurs ne s’imaginent donc pas
que j’ose me flatter d’avoir vu ce qui me paraît si
difficile à voir. J’ai commencé quelques raisonne-
ments ; j’ai hasardé quelques conjectures, moins
dans l’espoir de résoudre la question que dans l’in-
tention de l’éclaircir et de la réduire à son véritable
état. D’autres pourront aisément aller plus loin dans
la même route, sans qu’il soit facile à personne d’ar-
river au terme. Car ce n’est pas une légère entre-
prise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel
dans la nature actuelle de l’homme, et de bien
connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être
point existé, qui probablement n’existera jamais, et
dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions
justes pour bien juger de notre état présent. » Pour
Rousseau, la description de l’homme naturel relève
donc bien d’un raisonnement hypothétique, il s’agit
d’avoir une norme de référence pour mieux com-
prendre et évaluer l’homme socialisé.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
On comparera utilement les textes de Laclos et
de Voltaire, qui posent le même problème de la
soumission des femmes aux hommes. On invitera
LECTURE ANALYTIQUE
Une reconstruction hypothétique de l’histoire de l’humanitéCet essai de Laclos propose, à la manière de Rous-
seau dans le Discours sur l’inégalité, une histoire pos-
sible de l’humanité. Le caractère hypothétique de la
réflexion est accusé par le recours à divers modalisa-
teurs : « on est tenté de croire », « nous croirions plu-
tôt ». L’expression « on sent assez que » présente
comme une intuition intime l’histoire ainsi brossée.
Laclos s’attache donc à imaginer les grandes étapes
de la socialisation de l’homme. On peut en distinguer
trois : les premières regroupements uniquement mas-
culins (l. 6) puis les premières communautés
mixtes : « ils sentirent bientôt le besoin qu’ils avaient
des femmes ». Ces communautés sont présentées
comme un temps d’équilibre et de juste partage, repo-
sant sur des besoins et des tâches mutualisés : « cette
communauté de travaux et de fruits ». Elles sont
caractérisées aussi par une grande liberté de
mœurs : « toutes étaient à tous ». Enfin, la troisième
étape est l’aliénation de la femme, mise en parallèle
avec la naissance de la propriété : « les hommes éten-
dirent bientôt jusqu’à elles cette même idée de pro-
priété ». On remarque que le locuteur passe progressi-
vement d’un raisonnement hypothétique, et donc
d’une reconstitution fictive de l’histoire de l’humanité,
à un récit, comme s’il retraçait une réalité historique.
Le passage de l’un à l’autre s’opère dès la deuxième
phrase du texte, comme le montre le recours aux
temps du récit (passé simple et imparfait). S’ensuit un
enchaînement d’actions, dont les péripéties sont mar-
quées par des adverbes temporels : « cependant »
(l. 14) et « bientôt » répété plusieurs fois (l. 15, 18 et 22),
qui indiquent une certaine accélération dramatique.
Une dénonciation indignée de l’inégalité entre hommes et femmesAu travers de cette fiction historique, Laclos s’em-
ploie à dénoncer les rapports entre hommes et
femmes tels qu’ils perdurent à son époque. Repre-
nant à son compte l’expression rousseauiste de
« contrat social » (l. 3), il montre qu’il repose non sur
une libre approbation des deux partis, mais sur un
coup de force : c’est la thèse qu’il défend, dans une
phrase essentielle du texte, qui évoque la rupture de
l’égalité première entre sexes, grâce à une antithèse
riche de sens, « elles n’ont que cédé et non pas
consenti au contrat social ». Il s’agit donc d’un pacte
social injuste et Laclos dénonce avec vigueur la
domination des hommes sur les femmes, ce qu’il
appelle « la loi du plus fort » et qui n’est en rien une
loi bien sûr, comme le montre tout le lexique de la
violence et de la force : « subjuguées », « conquête »,
« contrainte », « force », « contraindre ». L’expression
quasi conclusive du texte (« telle fut en général l’ori-
gine du droit ») résume de la même manière le fon-
dement abusif de l’inégalité entre sexes. Toute la
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 3
restrictif : « se contentèrent », « se bornèrent », « ne
s’appliquèrent qu’à ». L’homme s’adonne ici à des
activités simples comme la chasse, la pêche, et ne
développe que des techniques rudimentaires : « leurs
cabanes rustiques », « quelques grossiers instruments
de musique ». Le bonheur vient aussi de l’indépen-
dance ; l’égalité entre les hommes est garantie par le
fait que, quoique vivant en collectivité, chacun veille à
ses propres besoins : « tant qu’ils ne s’appliquèrent
qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire ». L’oxy-
more « commerce indépendant » illustre cet équilibre
paradoxal entre vie sociale et indépendance réelle. Le
malheur de l’homme social est décrit dans la deu-
xième partie de la période. Une série de deux subor-
données introduites par « dès que » introduisent les
conditions qui font basculer l’histoire de l’humanité.
Parmi ces circonstances aggravantes, le locuteur
mentionne surtout la naissance de la propriété et la
division du travail qui l’accompagne : « dès l’instant
qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ».
Tout cela conduit à l’aliénation de l’homme comme le
montrent les termes forts employés (« sueur », « escla-
vage », « misère ») et qui sont mis en parallèle avec le
travail de la terre : « on vit bientôt l’esclavage et la
misère croître avec les moissons ». Si Rousseau com-
mence par idéaliser un âge d’or perdu de l’humanité,
c’est donc surtout dans une perspective polémique,
pour mieux faire ressortir par opposition les grandes
plaies de l’âge social que sont d’après lui le partage
des tâches et la propriété.
SynthèseEn fervent rousseauiste, Laclos utilise dans son
essai une démarche comparable à celle de Rous-
seau : tous deux affirment leur thèse à l’intérieur d’un
raisonnement qui se présente comme hypothétique,
mais ils lui donnent de la vraisemblance en glissant
de l’argumentation à la narration. Enfin, tous deux
prennent position en même temps qu’ils déve-
loppent leur thèse : leur indignation est sensible au
lexique péjoratif, et au choix de comparaison
(notamment la comparaison avec l’esclavage).
VOCABULAIRE
Le mot « art » vient du latin ars. Au sens où l’emploie
Rousseau, il désigne les « techniques ». Ce sens est
encore attesté aujourd’hui et donne son nom par
exemple au Conservatoire des Arts et des Métiers,
grande école qui promeut la culture scientifique et
technique. Nous employons maintenant surtout ce
mot dans son sens spécialisé pour désigner l’expres-
sion dans les œuvres humaines d’un idéal de beauté,
et l’ensemble des règles qui permettent d’y arriver.
S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE
On peut retrouver dans ce texte toutes les marques
de l’essai. L’essai est un genre argumentatif au
caractère expérimental : le locuteur pose progressi-
les élèves à comparer les démarches utilisées, pour
montrer laquelle est la plus efficace : d’un côté un
dialogue philosophique, de l’autre un essai ; un texte
mettant en scène un choc de personnes contre une
argumentation vraisemblable.
Texte écho – Jean-Jacques Rousseau, Discours
sur l’inégalité (1755)
p. 357 (ES/S et Techno) p. 359 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la forme du discours.
– Étudier une démarche argumentative originale.
– Étudier un autre enjeu de contestation au
XVIIIe siècle: l’iné galité sociale.
LECTURE ANALYTIQUE
L’éloge de la vie sauvageRousseau évoque ici les premiers regroupements
humains, une étape intermédiaire avant la socialisa-
tion. Il s’agit bien d’une étape hypothétique dans une
reconstruction historique imaginaire comme le montre
l’emploi des modalisateurs sembler et devoir : « cette
période […] dut être », « il n’a dû en sortir », « semble
confirmer le fait ». On remarque cependant l’enthou-
siasme du locuteur pour cette période, présentée
comme un âge d’or de l’humanité ; cela se manifeste
par l’emploi d’un lexique mélioratif parfois associé à
des superlatifs : « l’époque la plus heureuse et la plus
durable », « le meilleur à l’homme ». Deux raisons
fondent essentiellement cet éloge : cet état sauvage
est présenté à la fois comme un état d’équilibre, et de
stabilité. L’expression « un juste milieu » renvoie bien à
l’idée d’un équilibre entre « l’état primitif » et l’âge
social. Quant à la stabilité, elle est indiquée à deux
reprises : « l’époque la plus heureuse et la plus
durable », « pour y durer toujours ». Le locuteur joue
ensuite sur un jeu de parallélismes et d’antithèses
pour montrer que la sortie de cet âge intermédiaire
s’est faite au détriment de l’intérêt de l’espèce : « en
apparence » s’oppose ainsi à « en réalité » et « la per-
fection de l’individu » à « la décrépitude de l’espèce ».
La critique de la sortie de l’état naturelCette critique est menée au travers de la période ora-
toire qui compose le deuxième paragraphe du texte
et qui oppose au bonheur de l’homme primitif le mal-
heur de l’homme socialisé. La rupture est introduite
par l’emploi de l’adversatif « mais » qui montre l’irrup-
tion de changements significatifs dans une époque
de stabilité. Le bonheur de l’homme primitif est mar-
qué par la première partie de la période, dans une
série de subordonnées introduites par « tant que ». Ce
bonheur vient de la capacité de l’homme à limiter ses
désirs, comme le montre l’emploi des verbes à sens
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Français 1re – Livre du professeur
durent dans le présent : « si cependant, vous m’avez
vue […] si, au milieu de ces révolutions fréquentes,
ma réputation s’est pourtant conservée pure […] ».
L’emploi de l’impératif présent (« ah ! gardez vos
conseils et vos craintes ») marque également une
relation suffisamment établie pour que la marquise
s’autorise le droit de donner des ordres à son inter-
locuteur. Ces premières phrases sont aussi remar-
quables par l’indignation sensible qu’on y lit. Val-
mont s’est permis dans la lettre précédente de don-
ner des conseils à son amie, de la mettre en garde
contre un libertin qui s’est juré de la séduire. L’or-
gueil de la jeune femme est ici blessé et elle entre-
prend de rappeler à son ancien amant le pouvoir
qu’elle a sur elle-même et sur les hommes. Toute
une série d’antithèses illustre ainsi ce pouvoir :
ces « hommes si redoutables » deviennent « le jouet
de [ses] caprices » ; « ces tyrans devenus [ses] escla-
ves » ; elle sait les « attacher » ou les « rejeter ». Les
questions rhétoriques nombreuses qui ponctuent ici
la lettre témoignent aussi de la force de son indigna-
tion, comme aux lignes 15 et 16. Enfin, la locutrice
entreprend de se mettre en opposition à celles
qu’elle nomme, dans une expression qui n’est pas
sans mépris, les « femmes à délire » ou les « femmes
inconsidérées », soit celles qui se laissent emporter
par leurs sentiments : elle en dresse donc un portrait
fort critique dans le deuxième paragraphe du texte
par rapport auquel elle se met en opposition : « Mais
moi, qu’ai-je de commun […] ? ».
La contestation des femmes d’époqueLa libertine adresse toute une série de reproches
aux femmes de son époque. Elle dénonce d’abord
l’emportement sentimental de ces femmes grâce à
un lexique péjoratif : « imagination exaltée », « folle
illusion ». Elle leur reproche aussi leur manque d’es-
prit de discernement : elles « confondent sans cesse
l’amour et l’amant ». Pour la libertine qu’elle est, seul
le plaisir compte et la personne qui le procure n’en
est que l’instrument. C’est en ce sens qu’il faut com-
prendre la distinction plutôt sacrilège établie par la
métaphore du « Prêtre », celui qui dispense le plaisir
amoureux, et « La Divinité » le plaisir lui-même. En
opposition, elle affirme orgueilleusement son libre
arbitre et sa capacité de réflexion et d’analyse : elle
oppose ainsi sans pitié aux principes des autres
qu’elle juge « donnés au hasard, reçus sans examen
et suivis par habitude » les siens « fruit de (ses) pro-
fondes réflexions ». La frivolité et l’inconscience des
amantes ordinaires s’opposent donc à la détermina-
tion et la science de la libertine. L’idéal féminin
qu’elle défend est celui d’une femme maîtresse
d’elle-même et des autres, une souveraine absolue,
pour reprendre la métaphore présente dans le pre-
mier paragraphe. L’objectif qu’elle se fixe est de
« venger [son] sexe » : l’expression a fait fortune, elle
rappelle la situation humiliante des femmes au XVIIIe
siècle et témoigne d’une volonté de revanche.
vement sa thèse, souvent en s’opposant à ses
adversaires. Ici, Laclos pose bien une thèse polé-
mique : contre l’idée que la soumission des femmes
est un fait de nature ou un dogme religieux, Laclos
dénonce un coup de force des hommes contre les
femmes. Le caractère expérimental de la réflexion
est marqué par l’abondance des modalisateurs qui
nuancent l’exposé. Enfin, cet essai marque l’enga-
gement de l’écrivain par la virulence de sa dénoncia-
tion du sort injuste réservé aux femmes.
PROLONGEMENT
Cet essai de Laclos a été rédigé un an après son
roman épistolaire, et son chef-d’œuvre, Les Liaisons
dangereuses (1783). L’œuvre témoigne dans son
ensemble de la continuité des préoccupations de
Laclos. On peut établir des liens entre les deux
textes : la critique de la corruption féminine au tra-
vers de la figure de la libertine du roman aboutit à
une critique de la société en général qui pervertit les
femmes par l’éducation. Cela conduit ensuite Laclos
dans son essai à étudier les étapes de la dénatura-
tion de la femme, effet de la socialisation. La liber-
tine du XVIIIe siècle, qui assoit son pouvoir grâce à la
coquetterie et la séduction s’oppose complètement
à « la femme naturelle », définie par Laclos comme
« un être libre et puissant » et aussi « heureux » dans
le chapitre II de cet essai.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Autres sujets possibles pour l’oralQuelle est la place de l’écrivain dans ce teste ?
Pourquoi ce texte est-il polémique ?
Comment l’écrivain parvient-il ici à convaincre et
persuader le lecteur ?
Texte 5 – Choderlos de Laclos, Les Liaisons
dangereuses (1782)
p. 358 (ES/S et Techno) p. 360 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un roman épistolaire.
– Étudier un contre-modèle : le portrait d’une libertine.
– Découvrir une forme de révolte interne à la société.
LECTURE ANALYTIQUE
Une lettre de protestationLes premières phrases de cette lettre établissent
clairement l’intimité entre la marquise et le vicomte.
Mme de Merteuil fait en effet à plusieurs reprises
allusion à son passé et Valmont est pris ici à
témoin : l’emploi du passé composé montre à la fois
l’ancienneté de leur relation, et les traces qui en per-
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 3
des conseils de prudence à son amie, un peu
excessifs et maladroits.
PROLONGEMENT
La lettre témoigne à sa manière du danger du senti-
ment amoureux au travers de la critique des femmes
« à sentiments » qui placent une confiance excessive
en leur amant. Pour compléter ce tableau, on lira uti-
lement un autre extrait des Liaisons dangereuses,
qui montre les dangers des passions (p. 376 ES/S et
Techno / p. 376 L/ES/S).
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Autres sujets pour l’oral• Quelle figure de la libertine se dégage au travers
de cette lettre ?
• Pourquoi peut-on dire que la marquise est une
femme révoltée ?
• Quel regard peut-on porter sur cette libertine ?
Pour cette 3e question, on peut proposer un plan
rapide qui fasse ressortir toute l’ambiguïté du texte :
I. Un regard admiratif (une femme révoltée, un esprit
supérieur, une volonté de fer) ;
II. Un regard critique (une femme méprisante pour
les autres, le goût du pouvoir absolu, un esprit sacri-
lège).
Lecture d’imageLes Liaisons dangereuses de Stephen Frears, Glenn
Close dans le rôle de la marquise de Merteuil (p. 359
ES/S et Techno / p. 361 L/ES/S).
Étudiez la composition de ce plan rapproché. Com-
ment le réalisateur fait-il ressortir la parfaite maîtrise
de la marquise ?
Texte 5 – Olympe de Gouges, Déclaration des
droits de la femme et de la citoyenne (1791)
p. 360 (ES/S et Techno) p. 362 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un texte historique fondateur.
– Étudier une revendication audacieuse en son
temps : une représentation politique.
– Découvrir une figure emblématique du féminisme.
LECTURE ANALYTIQUE
Une dénonciation émue de la condition fémininePour défendre les droits des femmes, Olympe de
Gouges rédige une déclaration empreinte de passion.
Elle conteste avec vigueur, dans son avant-propos, la
primauté masculine et utilise pour cela un lexique
politique comme le montrent les expressions
suivantes : « souverain empire », « opprimer », « empire
tyrannique », « commander en despote. » L’emprise
L’autobiographie d’une libertinePour montrer ce qu’elle est, la libertine entreprend ici
pour son ami un récit de sa formation, tout à fait
extraordinaire, puisqu’il s’agit de la formation qu’elle
s’est donnée à elle-même. L’expression « je suis mon
ouvrage » a elle aussi un parfum de sacrilège dans la
mesure où Mme de Merteuil se met ici en parallèle
avec Dieu, qui, pour les chrétiens d’époque, est seul
créateur. On peut en retrouver un écho un peu plus
loin : « je me suis travaillée ». Démiurge moderne, la
locutrice refuse de reconnaître, dans la femme qu’elle
est devenue, un autre pouvoir que le sien. Elle évoque
donc pour son ami les « principes » qu’elle a suivis : les
fondements de sa formation. Le texte prend ici un
tour nettement narratif, comme le montre le passage
à l’imparfait et au passé simple. Le choix des verbes
marque nettement tous les efforts faits sur elle-
même : « j’essayai », « je tâchais », « je m’étudiais », « je
me suis travaillée ». Il s’agit d’apprendre à « dissimu-
ler », de se préparer à la vie sociale en arborant en
toutes circonstances un masque. Le jeu des anti-
thèses entre chagrin » et « sérénité », « douleurs » et
« plaisirs », « peine » et « joie » signale cet effort extrême
de domination sur soi-même. Se dominer soi-même
pour mieux dominer les autres, telle est la leçon que
Mme de Merteuil rappelle ici à Valmont et qui est le
fondement de sa « puissance ».
SynthèseMme de Merteuil est un personnage qui incarne la
révolte des femmes contre une société inégalitaire
par son goût de la domination et sa volonté de puis-
sance. Mais cette révolte n’est pas ouverte : il s’agit
de dominer les hommes en les manipulant, en adop-
tant un masque social. Elle est un personnage d’ex-
ception par son orgueil qui la pousse à s’égaler à
Dieu même.
VOCABULAIRE
Le mot « principe » vient du latin principium, soit
« commencement, origine », dérivé de princeps, « qui
occupe la première place ». Le terme est particuliè-
rement bien choisi dans la mesure où Mme de Mer-
teuil désigne ici les premières règles qui se sont
imposées à elle, quand elle a organisé son éduca-
tion au monde, et qui sont devenues ses règles fon-
damentales de vie.
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION
Critères d’évaluation :
– la situation d’énonciation doit être clairement éta-
blie dans la lettre ;
– le registre est nécessairement soutenu, comme il
convient entre gens de qualité ;
– les éléments essentiels ont été fournis par le
paratexte : Valmont manifeste son inquiétude, fait le
portrait d’un célèbre libertin dangereux, prodigue
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Français 1re – Livre du professeur
anomalie dans la nature, une « exception ». La mise
en épanaphore de « partout » met ainsi en évidence
l’harmonie universelle, à laquelle l’homme se dérobe,
comme le montre l’emploi de l’adjectif « seul » à la
phrase suivante. Un autre argument, plus politique
et historique, peut se repérer dans le préam-
bule : « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de
la femme sont les seules causes des malheurs
publics ». L’homme ne peut donc espérer atteindre
le bonheur politique que pour autant qu’il laisse à la
femme toute la place qu’elle mérite, comme le rap-
pelle aussi sans doute l’énumération initiale. Enfin,
ultime argument, Olympe de Gouges rappelle ici la
dignité de son sexe, sur tous les plans : « […] un sexe
qui a reçu toutes les facultés intellectuelles », « le
sexe supérieur en beauté comme en courage ».
SynthèseOlympe de Gouges conteste avec force l’inégalité
entre hommes et femmes, et la domination des
hommes sur les femmes. Elle montre que cette
domination n’a aucun fondement, et surtout pas un
fondement dans la nature. Elle défend l’idée que
l’inégalité entre hommes et femmes cause le mal-
heur des nations.
VOCABULAIRE
Le mot « auspice », du latin auspicium, c’est-à-dire
« divination », désigne à l’origine dans l’Antiquité les
présages envoyés par les dieux. Au sens moderne,
le mot désigne les circonstances qui permettent
d’envisager l’avenir. L’expression « sous les aus-
pices » a un sens figuré et veut dire sous la protec-
tion. C’est en ce sens que l’emploie ici Olympe de
Gouges.
S’ENTRAÎNER À LA QUESTIONSUR CORPUS
Les trois textes de Voltaire, Laclos, et Olympe de
Gouges contestent bien tous les trois la soumission
des femmes aux hommes. Mais ils passent par des
moyens différents : les genres littéraires comme les
stratégies argumentatives. Voltaire choisit la forme
du pamphlet et dessine le portrait piquant d’une
femme de qualité qui refuse la soumission évangé-
lique. Laclos imagine dans son essai un tableau plus
général, une histoire de l’humanité et de l’asservis-
sement des femmes. Quant à Olympe de Gouges,
femme, elle passe de la dénonciation à la revendica-
tion et dresse dans sa célèbre Déclaration la liste
des droits de la femme. Les stratégies aussi sont
différentes : Olympe de Gouges cherche à convaincre
et persuader et construit un argumentaire pour
contester le pouvoir des hommes, en même temps
qu’elle manifeste son indignation. L’indignation est
plus contenue chez Laclos, qui privilégie le raison-
nement à base d’hypothèses. Dans le pamphlet de
Voltaire, le personnage de la maréchale mis en
de l’homme sur les femmes est donc bien assimilée
aux formes les plus contestables d’exercice politique
que la Révolution prétend d’ailleurs abattre. Olympe
de Gouges montre le décalage des hommes avec
leur temps, nommé ici comme « un siècle de lumière
et de sagacité. » Tout montre ici que l’homme prétend
jouir d’un pouvoir obsolète et notamment l’antithèse
entre l’expression hyperbolique « l’ignorance la plus
crasse » qui le qualifie et « siècle de lumière ». Le dis-
cours de l’écrivain est marqué par l’indignation
comme le montre la forme oratoire accusée de
l’avant-propos : l’apostrophe adressée à l’homme dès
la première ligne, les questions qui sont autant de
reproches implicites : « es-tu capable d’être juste ? »
« qui t’a donné le souverain empire […] ? ». Le registre
est ici clairement polémique : l’écrivain entre en débat,
en tant que femme, avec celui qui exerce un pouvoir
injuste, et met en cause les fondements de ce pou-
voir : les questions empreintes d’ironie (« ta force ? ton
talent ? ») conteste à l’homme tout droit à affirmer sa
supériorité. Son indignation éclate enfin dans le der-
nier temps de l’avant-propos au travers de l’accumu-
lation de termes péjoratifs associés à
l’homme : « bizarre, aveugle, boursouflé de sciences
et dégénéré […] ». Elle le montre clairement ici comme
un monstre en son temps. Le préambule marque
cependant un changement de ton et le passage
d’une grande violence polémique à une grande solen-
nité. C’est ce que montrent les phrases déclaratives
qui jouent sur des procédés d’emphase en particulier
grâce aux accumulations d’adjectifs et de noms : « les
mères, les filles, les sœurs », « les droits inaliénables
et sacrés de la femme ». La colère fait place à la gra-
vité au moment d’énoncer pleinement les droits de la
femme.
Un plaidoyer argumenté en faveur des femmesOlympe de Gouges s’emploie ici à défendre ce qui
est sa principale revendication, le droit des femmes
à une représentation politique égale à celle des
hommes : « les mères, les filles, les sœurs […]
demandent d’être constituées en Assemblée natio-
nale ». Il s’agit d’obtenir par là même le droit à l’éga-
lité qui constitue le premier article de la Déclaration.
Le recours au groupe ternaire (mères / filles / sœurs)
est sans doute un moyen de légitimer cette revendi-
cation en rappelant les liens étroits qui unissent les
hommes aux femmes.
Pour défendre cette revendication, Olympe de
Gouges s’appuie sur plusieurs arguments. L’argu-
ment principal, développé dans l’avant-propos, est
une comparaison : l’exemple de toutes les formes de
vie naturelle fait ressortir la singularité de l’espèce
humaine qui seule, sépare et oppose les sexes. La
locutrice invite ici son lecteur à une démarche expé-
rimentale : il doit mener une enquête, comme le
montrent les ordres donnés à l’impératif pré-
sent : « remonte aux animaux, consulte les éléments,
étudie les végétaux ». Mais cette enquête ne peut
que valider l’hypothèse de départ : l’homme est une
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 3
esprit brillant, attiré par les arts et la culture : le car-
net négligemment ouvert et posé sur ses genoux ; la
plume sur le secrétaire entrouvert à portée de main,
le fouillis de gravures posées au sol à côté du chien.
La représentation de Mme du Châtelet est très diffé-
rente. Certes, la toilette élégante est compa-
rable : amples manches, tissu précieux, jusqu’au
ruban noué autour du cou et à la coiffure qui dégage
haut la nuque et le front. Et cependant, c’est une
tout autre femme qui nous est montrée. La marquise
est assise à sa table de travail, et non pas alanguie
sur un sofa, et le peintre n’a représenté que son
buste. La pose est celle d’une intellectuelle qui réflé-
chit, la main contre la joue. De son autre main, elle
tient un compas avec lequel elle dessine des figures
sur les grands livres ouverts devant elle. Tout nous
rappelle ici la brillante scientifique qu’elle est.
Deux mises en scène différentesLe personnage est par ailleurs placé dans un cadre
très différent. Tout, autour de Mme de Pompadour,
évoque le luxe et l’élégance. De précieuses tentures
tombent en d’élégants drapés à droite et à gauche
et dessinent comme un deuxième cadre au tableau.
Elles entourent en fait un miroir précieux, richement
encadré, qui forme un magnifique trompe-l’œil,
puisque s’y reflète, outre la nuque gracieuse de la
marquise, le mobilier qui orne la pièce. On observe
une bibliothèque bien remplie, et fastueusement
rehaussée par une horloge en bronze. Rien de tel
autour de la divine Émilie, pour reprendre le surnom
que Voltaire avait donné à Mme du Châtelet. Le
peintre a choisi de gommer complètement le
cadre : l’œil ici ne se concentre que sur la figure de la
jeune femme qui est d’ailleurs au centre du
tableau : de son visage, de son décolleté, de ses
bras blancs émane la lumière, puisqu’elle se détache
sur un fond brun. L’expression des deux jeunes
femmes est d’ailleurs très différente. François Bou-
cher a rendu hommage à tout le charme mélanco-
lique de la marquise de Pompadour, qui n’entretient
plus à ce moment avec le roi qu’une relation plato-
nique : elle fixe au loin, d’un air rêveur, peut-être vers
ses souvenirs. Le peintre a choisi de la surprendre
dans son intimité et dans un moment d’abandon. Au
contraire, Mme du Châtelet regarde bien en face
d’elle, l’œil vif, l’air réfléchi : ses traits n’ont pas la
finesse de ceux de la favorite du roi, elle a le nez un
peu épais, les yeux petits. Le charme de cette
brillante scientifique vient clairement plus de son
esprit que de sa physionomie, comme en attestent
les jugements parfois cruels de ses contemporains.
SynthèseCes tableaux montrent la coexistence de deux
images de la femme au XVIIIe siècle. La courtisane
s’oppose à l’intellectuelle, l’admiratrice des arts à
l’esprit scientifique, la femme coquette à la cher-
cheuse. Mais au-delà de toutes leurs différences, il
s’agit bien toujours de femmes de qualité.
scène n’est pas loin de la caricature et fait plutôt
sourire le lecteur, même si elle sait déployer du bon
sens pour justifier sa colère contre l’injustice du sort
réservé aux femmes.
PROLONGEMENT
Plusieurs écrivains de la séquence comparent expli-
citement ou pas la situation des femmes au
XVIIIe siècle avec l’esclavage. Pour prendre la mesure
de cette comparaison, les élèves liront avec profit
les textes de Montesquieu et Voltaire qui sont une
dénonciation véhémente de l’esclavage : « De l’es-
clavage des nègres », extrait de De l’esprit des lois et
le chapitre XIX de Candide.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
On pourrait utilement mener une comparaison entre
le texte d’Olympe de Gouges et celui de Mme du
Châtelet pour montrer comment les revendications
des femmes se radicalisent au cours du XVIIIe siècle
et passent d’une simple aspiration à l’éducation à la
réclamation de droits politiques et civiques.
Lecture d’images – François Boucher, La
Marquise de Pompadour et œuvre anonyme d’après Quentin de La Tour, Madame du Châtelet
p. 362 (ES/S et Techno) p. 364 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir deux figures importantes de la vie intel-
lec tuelle du XVIIIe siècle.
– Lire les implicites au travers de deux représen-
tations codées.
– Mener une lecture comparée.
LECTURE D’IMAGES
Deux images différentes de la femmeFrançois Boucher représente une femme élégante,
cultivée et sensuelle. La marquise est nonchalam-
ment allongée sur un sofa, dans une posture qui
suggère la rêverie. La ligne dessinée par son corps
et sa robe aux plis nombreux forme dans le tableau
une diagonale qui contraste avec les lignes verti-
cales du mobilier à l’arrière-plan. La marquise est en
grande toilette de cour : sa robe ample, au tissu pré-
cieux, est brodée de fleurs et ornée de rubans. Elle
porte avec coquetterie une faveur rose autour du
cou et des fleurs assorties dans les cheveux. On
devine, sous sa jupe, de petits pieds finement
chaussés. De nombreux objets sont immédiatement
disposés à côté d’elle : ils évoquent son charme, sa
féminité, comme les roses à ses pieds et le petit
chien qui la regarde. Mais d’autres montrent son
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Français 1re – Livre du professeur
ainsi prodigués : « c’est elles plutôt qui s’y connais-
sent pour flouer les autres », ainsi que la syntaxe sou-
vent plus pittoresque que juste : « Et ce qu’il pourrait y
avoir qui marche bien, ne serait-ce pas le salut pour la
Cité […] ? ». Enfin, Gaillardine, dans le rôle de son
époux, ne recule pas au besoin devant une vraie gri-
voiserie, sensée sans doute faire rire son public : « elles
ont le plaisir à se faire tisonner comme dans le
temps ».
Une scène de comédieCependant, ce discours en apparence féministe
s’inscrit avant tout dans une scène de comédie.
Même si l’argumentaire de Gaillardine est bien
mené, l’objectif du dramaturge reste de faire rire aux
dépens des femmes. Parmi les effets comiques, il
faut signaler d’abord les arguments parfois peu effi-
caces ou discutables de la jeune femme. Ainsi, la
longue énumération des usages ménagers tourne
un peu au dérisoire : « elles essorent leurs laines […]
elles s’accroupissent devant leur gril […] elles font
cuire leurs gâteaux ». Même s’il s’agit de montrer la
résistance des femmes aux changements dange-
reux, l’énumération de leurs coutumes montre plus
leur efficacité ménagère que politique, et prête à
sourire ! Surtout, emportée par son enthousiasme,
Gaillardine en vient à risquer des traits qui ne jouent
pas spécialement en faveur des femmes et qui des-
sinent même un portrait plutôt critique : elles ont
mauvais caractère (« elles font la vie intenable à leurs
maris »), infidèles et gourmandes (« elles ont des
amants […] Elles s’achètent des friandises en
cachette ») et enfin portées au plaisir. On n’est pas
loin ici de la satire: Gaillardine accrédite des thèses
plutôt misogynes, emportée peut-être qu’elle est
par le rôle d’homme qu’elle tient. Bref, même s’il
prête la parole aux femmes, le dramaturge ne
manque pas de ridiculiser leurs prétentions à gou-
verner.
PROLONGEMENTS
Une autre comédie d’Aristophane met en scène, sur
fond de farce grossière, les rapports entre homme et
femme, Lysistrata. Le personnage éponyme, une
belle Athénienne, entraîne les femmes de toutes les
cités grecques dans une grève du sexe, tant que
leurs époux n’auront pas mis fin à la guerre. Le res-
sort comique essentiel relève ici de la farce paillarde,
voire obscène, mais la pièce pose aussi, en déca-
lage, un vrai discours pacifiste ému au travers du
discours de Démobilisette, par exemple. Cette
comédie d’Aristophane a fait école et d’autres dra-
maturges ont mis en scène des femmes désireuses
de prendre le pouvoir, tout en montant plaisamment
leur échec. On peut rapprocher ce texte de La Colo-
nie de Marivaux, utopie sociale du XVIIIe siècle. L’ex-
trait suivant témoigne des revendications fémi-
nines : Arthénice, pour la noblesse, et Madame Sor-
bin, femme d’artisan, tiennent ici tête aux hommes.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
• Le tableau de Maurice-Quentin de La Tour, exposé
au Louvre, constitue un autre portrait, plus officiel,
de la favorite. Elle est représentée expressément
dans son rôle de protectrice des Arts : avec une viole
de gambe, des cartons à dessins et des livres de
gravures, et sur sa table de travail, les ouvrages des
philosophes avec leurs noms bien visibles.
• Un téléfilm français, La Divine Émilie, a été réalisé en
2007 par Arnaud Sélignac et constitue une bonne ini-
tiation à la vie et l’œuvre de la marquise du Châtelet.
Perspective – Aristophane, L’Assemblée des
femmes (vers 392 av. J.-C.)
p. 363 (ES/S et Techno) p. 365 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un texte fondateur.
– Étudier une revendication audacieuse : le pouvoir
politique.
– Montrer comment la scène de comédie met à
distance la revendication énoncée.
LECTURE ANALYTIQUE
Un discours en faveur des femmesGaillardine, qui répète le rôle qu’elle doit jouer devant
les hommes en assemblée, énonce clairement ici la
thèse qu’elle s’apprête à défendre, faire donner le
pouvoir politique aux femmes : dans la phrase initiale
d’abord, aux lignes 1 et 2, puis, dans une reprise
emphatique : « Allons, Messieurs, remettons l’État
entre leurs mains à elles ». Pour défendre cette thèse,
et convaincre les hommes, elle compte sur plusieurs
arguments. L’argument le plus développé porte sur
les mœurs. Il s’agit de montrer que les femmes trans-
mettent les traditions qu’elles respectent et se méfient
donc du changement, ce conservatisme étant ici
valorisé. L’expression « selon l’antique usage » et la
mise en épiphore de « comme dans le temps », contri-
buent à la force de cet argument répété. D’autres
arguments sont ensuite évoqués plus rapidement : la
prudence militaire des femmes qui sont mères (« leur
grand désir sera de ménager la vie de nos soldats ») ;
leur efficacité sur le plan économique, mise en valeur
par une question rhétorique (« qui mieux qu’une mère
de famille en hâterait l’acheminement ») et par une
comparaison aussi sensible ici : « il n’y a pas plus
ingénieux qu’une femme ». L’exclamation et la pro-
messe finales donnent aussi une force persuasive au
discours de Gaillardine : « quelle heureuse existence
vous allez mener ! ». La vivacité de ce discours est
encore accentuée par les nombreux verbes à l’impé-
ratif : « Remettons l’État […] laissons leur […]. Son-
geons seulement […] ». L’expression volontairement
assez familière donne aussi de la force aux conseils
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 3
LECTURE ANALYTIQUE
Un plaidoyer argumentéLe passage qui nous intéresse constitue une paren-
thèse dans le récit. Le narrateur, qui évoque la lente
descente aux Enfers de Fantine, s’interrompt pour
une réflexion à portée générale sur la prostitution.
Fantine devient un emblème de la misère sociale,
comme le montre clairement le jeu de question et
réponse initiale aux lignes 1 et 2. La portée de cette
méditation est aussi sensible à l’emploi du présent
de vérité générale ainsi qu’aux termes géné-
riques : « la société », « la misère », « l’esclavage », « la
femme », « l’homme ». L’histoire de Fantine est donc
exemplaire de « toutes ces destinées » sur lesquelles
s’interroge le locuteur et qui ont connu un même
malheur. Le narrateur analyse ainsi la prostitution en
montrant qu’elle est la conséquence directe de la
misère. La formule courte et synthétique est signifi-
cative : « la misère offre, la société accepte ». Le
lexique employé (« achetant », « marché », « accepte »)
montre la prostitution comme une forme de transac-
tion où la femme devient un objet. En ce sens, le
locuteur rapproche ce phénomène de l’esclavage
ou plutôt le dénonce comme une forme moderne
d’esclavage. Les phrases courtes et simples
donnent de la force à cette dénonciation : « on dit
que l’esclavage a disparu […] C’est une erreur. Il
existe toujours […] et il s’appelle prostitution ». Le
caractère scandaleux de cet esclavage moderne est
montré par deux arguments : d’abord, il s’oppose à
la parole évangélique, comme le montre l’antithèse
significative entre « la sainte loi de Jésus-Christ gou-
verne » et « mais elle ne la pénètre pas ». Surtout, le
locuteur condamne une exploitation qui vise une
créature sans défense, comme le montre l’énuméra-
tion associée à la femme aux lignes 9 et 10 : on
remarque ici une représentation idéalisée et assez
conventionnelle de la femme.
Un plaidoyer émouvantPour toucher son lecteur, le locuteur cherche d’abord
à l’impliquer dans sa dénonciation. Il emploie donc
le « nous » pour l’inclure dans son analyse : « au point
de ce douloureux drame où nous sommes arrivés ».
Plus étonnamment, il emploie aussi le « vous » quand
il décrit l’évolution de Fantine, figure emblématique
de la prostitution : « Elle passe, elle vous subit et elle
vous ignore ». Mais le locuteur cherche aussi à
émouvoir son lecteur en lui montrant toute l’horreur
de la situation de Fantine, réduite à la prostitution.
Pour cela, il utilise essentiellement des métaphores
et un réseau serré de répétitions : répétition de
« tout » et « rien » à l’intérieur d’énumérations, pour
montrer sa situation extrême : « elle n’évite plus rien.
Elle ne craint plus rien. » Et « elle a tout ressenti, tout
supporté, tout éprouvé […] ». On remarque de même
la reprise en dérivation de « résignée » : « elle est rési-
gnée de cette résignation […] ». Mais le locuteur
On bat le tambour et Lina affi che.Hermocrate : Mais, qu’est-ce que c’est que cette mau-vaise plaisanterie ? Parlez-leur donc, seigneur Timagène, vous savez de quoi il est question.Timagène : Voulez-vous bien vous expliquer, Madame ?Madame Sorbin : Lisez l’affi che, l’explication y est.Arthénice : Elle vous apprendra que nous voulons nous mêler de tout, être associées à tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de fi nance, de judicature et d’épée.Hermocrate : D’épée, Madame ?Arthénice : Oui d’épée, Monsieur, sachez que jusqu’ici nous n’avons été poltronnes que par éducation.Madame Sorbin : Mort de ma vie, qu’on nous donne des armes, nous serons plus méchantes que vous ; je veux que dans un mois, nous maniions le pistolet comme un éventail, je tirai ces jours passés sur un perroquet, moi qui vous parle.Arthénice : il n’y a que l’habitude à tout.Madame Sorbin : De même qu’au Palais, à tenir audience, à être présidente, conseillère, intendante, capitaine ou avocate.Un homme : Des femmes avocates ?Madame Sorbin : Tenez donc, c’est que nous n’avons pas la langue assez bien pendue, n’est-ce pas ?Arthénice : Je pense qu’on ne nous disputera pas le don de la parole.Hermocrate : Vous n’y songez pas, la gravité de la magistrature et la décence du barreau ne s’accorderaient jamais avec un bonnet carré sur une cornette.Arthénice : Et qu’est-ce qu’un bonnet carrée, Messieurs ? Qu’a-t-il de plus important qu’une autre coiff ure ? D’ailleurs, il n’est pas de notre bail, non plus que votre Code, jusqu’ici c’est votre justice et non pas la nôtre, justice qui va comme il plaît à nos beaux yeux, quand ils veulent s’en donner la peine, et si nous avons part à l’institution des lois, nous verrons ce que nous ferons de cette justice là, aussi bien que du bonnet carré, qui pourrait bien devenir octogone si on nous fâche ; la veuve et l’orphelin n’y perdront rien.Les deux femmes ici présentes, opposées par leur
statut social mais solidaires, revendiquent des droits
légitimes ; cependant, elles prêtent à rire et l’ironie des
hommes à leur égard comme la maladresse de leur
expression alimentent la verve comique de la scène.
Perspective – Victor Hugo, Les Misérables (1862)
p. 364 (ES/S et Techno) p. 366 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire un texte romanesque à visée argumentative.
– Critiquer la société en dénonçant la prostitution.
– Observer l’utilisation du registre pathétique.
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Français 1re – Livre du professeur
l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.
Perspective – Simone de Beauvoir, Le Deuxième
Sexe (1949)
p. 365 (ES/S et Techno) p. 367 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire un essai contemporain.
– Découvrir une figure du féminisme contemporain.
LECTURE ANALYTIQUE
Une affirmation du génie fémininSimone de Beauvoir s’attaque ici à un des éléments
du discours des hommes sur les femmes : leur infério-
rité intellectuelle et créatrice. La thèse est posée dès
les premières lignes du texte au travers d’une ques-
tion rhétorique : ce sont les circonstances historiques
et sociales qui ont rendu impossible l’éclosion du
génie féminin : « comment les femmes auraient-elles
eu jamais du génie alors que toute possibilité leur
était refusée ? » On remarque ici l’emploi du condi-
tionnel passé pour souligner ce regret sur le passé,
ainsi que l’opposition entre « jamais » et « toute pos-
sibilité qui montre la résistance passée de la société
au génie féminin. Pour défendre sa thèse, la locutrice
s’appuie ici sur plusieurs arguments. Elle utilise
essentiellement un raisonnement par analogie pour
montrer que d’autres catégories d’opprimés ont subi
le même reproche de prétendue infériorité créatrice.
Trois exemples sont évoqués à la suite : les améri-
cains, les noirs, le prolétariat français. Il s’agit donc
de montrer que, en tout temps, et en tout lieu, des
êtres humains n’ont pas pu donner la mesure de leur
talent car on ne les y autorisait pas. Simone de Beau-
voir reprend ici une parole de Jefferson, sur l’autorité
de qui elle s’appuie pour demander, comme lui en
son temps pour les américains, plus de temps pour
les femmes afin qu’elles donnent la mesure de leur
génie : « Laissez-nous exister avant de nous deman-
der de justifier notre existence ». Mais elle utilise aussi
un argument d’autorité en s’appuyant sur une citation
de Rimbaud, qui annonce un avenir brillant pour la
femme : « elle sera poète elle aussi ! ». Dans cet extrait
d’une lettre à son ami Pierre Demeny, le poète affirme
sa confiance dans un génie féminin créateur, apte à
trouver « des choses étranges, insondables, repous-
santes, délicieuses », et l’énumération des adjectifs
met ici en valeur la force et la puissance du génie
féminin, tout comme l’expression « nous les pren-
drons, nous les comprendrons », annonce l’harmonie
à venir entre homme et femme.
emploie aussi des métaphores pour montrer sa
souffrance terrible : « elle est devenue marbre en
devenant boue ». On peut commenter particulière-
ment la métaphore filée des lignes 18 et 19 qui
oppose à la fureur des éléments (« Tombe sur elle
toute la nuée et passe sur elle tout l’océan ! ») l’indif-
férence fataliste de la jeune femme : « c est une
éponge imbibée ». L’usage expressif et presque
poétique des paragraphes qui fonctionnent comme
des versets, isolant des unités de sens, contribue
aussi à la force pathétique du passage. On peut
commenter notamment les trois derniers para-
graphes qui, sur le ton de l’élégie, marquent un épui-
sement progressif en même temps qu’une élévation
vers Dieu. Si les hommes en société résistent à la
parole évangélique, Dieu est ici le seul recours et le
seul espoir de ceux qui ont tout perdu, est c’est
donc sur ce nom que se termine ce très court cha-
pitre qui a d’ailleurs pour titre : « Christus nos libera-
vit », rappel et promesse à la fois.
SynthèseVictor Hugo prend la défense des femmes conduites
à la prostitution d’abord en attaquant la société qui
les réduit à cette ultime ressource en les plongeant
dans la misère. Il argumente donc, mais il cherche
aussi à toucher le lecteur dans sa sensibilité en
montrant l’extrême souffrance de ces femmes qui
n’ont plus d’espoir qu’en Dieu.
PROLONGEMENT
Dans Les Contemplations, le début de « Melancho-
lia » décrit le triste itinéraire d’une jeune fille progres-
sivement réduite à la prostitution par la misère. De
nombreux romanciers du xixe siècle ont évoqué des
figures de prostituées au grand cœur : Coralie dans
Illusions perdues de Balzac et Boule de suif dans la
nouvelle de Maupassant qui porte son nom. À tra-
vers son héroïne Nana, Zola montre au contraire la
puissance destructrice d’une prostituée qui charme
et ruine tous les hommes qu’elle rencontre, tous les
hauts dignitaires du Second Empire. Nana, courti-
sane de luxe, incarne la revanche sociale des
femmes réduites à la misère. Parmi les poètes, on
peut relire « Crépuscule du soir » de Baudelaire, dans
Les Fleurs du Mal, ainsi que « Les Promeneuses »
d’Émile Verhaeren dans Les Villes tentaculaires.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
L’épigraphe des Misérables éclaire la portée de
l’œuvre et mérite d’être mise en rapport avec l’ex-
trait ici commenté :
Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artifi ciellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois pro-blèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolé-tariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 3
Vocabulaire – Employer le vocabulaire de l’argu-mentation
p. 366 (ES/S et Techno) p. 368 (L/ES/S)
1. MOTS DÉRIVÉS
allocution : discours officiel. / élocution : façon de
s’exprimer. – argutie : raisonnement subtil jusqu’à
l’excès. / argument : idée qui soutient une thèse. –
plaidoyer : exposé en faveur d’une personne ou
d’une cause. / plaidoirie : action de plaider pour un
avocat, d’organiser une défense argumentée. –
arguer : prétexter, tirer argument. / argumen-ter : défendre une opinion. – contredire : défendre
une idée opposée. / contrarier : chagriner, mécon-
tenter. – déduire : tirer une conclusion. / dédire : reve-
nir sur une parole, un engagement. – légiti-mer : rendre conforme à la morale. / légaliser : rendre
conforme au droit.
2. EXPRESSIONS LATINES
a. ad litteram : à la lettre. – ad hominem : qui vise la
personne. – pro domo : pour sa propre cause.
b. Mme du Châtelet mène un plaidoyer pro domo
quand elle évoque les âmes élevées qui n’ont pas
d’accès facile à la gloire. La maréchale de Grancey,
dans le texte de Voltaire, utilise un argument ad hominem quand elle s’en prend à la vie conjugale
de l’apôtre Paul.
3. SYNONYMES
a. récuser : rejeter une idée ou un témoignage. –
démontrer : montrer en s’appuyant sur des faits. –
insinuer : donner à entendre. – suspecter : soup-
çonner. – s’interroger : douter.
b. Olympe de Gouges s’interroge dans sa Déclara-
tion sur les fondements du pouvoir de l’homme sur
les femmes. Elle récuse l’idée d’un fondement natu-
rel de ce pouvoir car elle démontre en s’appuyant
sur une comparaison avec la Nature que tous les
sexes travaillent ensemble à l’harmonie universelle.
4. MODALISATION DES PROPOS
Certains : savoir → On sait que la terre est ronde. –
Probables : reconnaître → Je reconnais que tu as
raison. / admettre → Il n’est pas agréable d’admettre
ses torts. – Douteux : paraître → Il faut paraître
s’intéresser en cours. / sembler → Tu sembles enfin
heureux. / croire → Je crois que l’avenir sera
meilleur. / douter → Je doute qu’il remporte son
procès. – Faux : prétexter → On peut prétexter une
maladie pour ne pas honorer un rendez-
vous. / prétendre → On peut prétendre avoir raison
même quand on sait qu’on a tort. / s’imaginer → On
s’imagine aimer et être aimé.
L’annonce d’un avenir meilleur pour les femmesTout en affirmant sa confiance dans le génie féminin,
la locutrice reste prudente sur les formes de son
avenir. Il faut d’abord que la femme trouve les
moyens de sa liberté : « quand elle se sera conquise
[…] ». L’objectif est d’abord de sortir de l’esclavage
à l’égard des hommes comme le montre l’emploi du
verbe s’affranchir à la ligne 16. Ce mouvement de
libération est bien montré comme un élan irrépres-
sible avec l’emploi du futur de l’indicatif. Mais la
forme du génie féminin à venir reste une question.
La locutrice se pose la question de la différence de
la femme, et, au contraire de Rimbaud sur l’autorité
de qui elle s’est pourtant appuyée, n’est pas sûre
que son génie soit essentiellement différent de celui
des hommes : « il faudrait se hasarder à des anticipa-
tions bien hardies ». Elle oppose donc cette incerti-
tude sur l’avenir à la nécessité de cet avenir meilleur.
La dernière phrase du texte donne toute son ampleur
à la revendication féminine qu’elle relaie ici. La
femme y apparaît bien comme l’avenir de l’homme,
et l’on sent ici l’impatience de la locutrice (« il est
grand temps […] qu’on lui laisse enfin […] ») pour un
partage équitable des tâches et des responsabilités.
L’avenir de la femme est mis clairement en parallèle
ici avec celui de l’humanité tout entière, comme le
montre la progression des termes dans l’expression
« dans son intérêt et dans celui de tous. »
PROLONGEMENTS
• Les Mémoires d’une jeune fille rangée, titre du pre-
mier tome de l’autobiographie de Simone de Beau-
voir, sont une référence à sa jeunesse sans histoire
dans une famille bourgeoise. Son goût pour l’étude et
son brillant parcours universitaire l’amènent progres-
sivement à prendre ses distances par rapport à son
milieu, et aux préjugés bourgeois sur les femmes.
• Quelques acquis sociaux et politiques des
femmes :
1908 : Libéralisation du droit au divorce : autorisé, à
la demande des deux époux, après trois ans de
séparation de corps.
1928 : Loi instituant le congé maternité.
1938 : Loi reconnaissant à la femme une « capacité
juridique » restreinte.
1944 : Une ordonnance d’Alger accorde aux femmes
le droit de vote et le droit d’éligibilité.
1965 : Réforme du régime matrimonial : la femme
peut gérer ses biens, ouvrir un compte en banque,
exercer une profession sans l’autorisation de son
mari.
1967 : Autorisation de la contraception.
1947 : Loi Veil autorisant l’IVG sous certaines condi-
tions.
1975 : Libéralisation du divorce.
1983 : Loi Roudy qui interdit toute discrimination
professionnelle en raison du sexe.
1999 : Réforme de la constitution en faveur de la
parité politique des hommes et des femmes.
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Français 1re – Livre du professeur
EXPRESSION ÉCRITE
Sujet 1On peut proposer aux élèves un ou deux noms de personnages, en rappelant la réputation juste ou fausse dont il a joui en son temps. Rousseau : sa solitude, son hypocondrie, sa timidité maladive avec les femmes, son sentiment de persécution.Staline : son goût pour la boisson, son hypocrisie, sa versatilité, sa cruauté.Sujet 2Quelques critères d’évaluation : – la qualité de l’expression écrite, et la mise en place de la situation d’énonciation ; – un argumentaire bien construit et formulant des revendications claires; – des procédés de persuasion : recours au registre polémique ou ironique, procédés oratoires, figures de rhétorique, etc.
BIBLIOGRAPHIE
Lectures complémentaires sur la question de la femme au XVIIIe siècle• MARIVAUX, La Colonie.• BEAUMARCHAIS, Le Mariage de Figaro (Acte III, scène XV, le discours de Marceline).
Lectures utiles pour la séquence• JEAN-JACQUES ROUSSEAU, Le Discours sur l’inégalité (première partie).• CHODERLOS DE LACLOS, Les Liaisons dange-reuses (lettres 70 et 79 de Valmont qui font le portrait du libertin Prévan et la lettre 85 de la marquise qui raconte le dénouement de l’aventure).VOLTAIRE, L’Ingénu
Lectures critiques• ROBERT MAUZI, la préface de l’édition critique du Discours sur le bonheur de Mme du Châte-let (disponible sur www.gallica.bnf.fr).• ÉLISABETH BADINTER, Émilie, Émilie. L’Ambition féminine au XVIIIe siècle, Éditions Livre de Poche.
5. GENRE DE L’ARGUMENTATION
Une épigramme est un petit poème satirique, ou un mot mordant. Ex. : Voltaire a manié efficacement l’épigramme contre ses adversaires, au point de se faire beaucoup d’ennemis.Un pamphlet est un court écrit satirique qui vise à susciter l’indignation. Ex. : Le pamphlet de Voltaire met en scène un personnage féminin pour mieux dénoncer la situation humiliante des femmes d’époque.La satire est un écrit ironique et critique qui vise les mœurs des hommes, leurs passions déréglées. Ex. : Dans Le Misanthrope de Molière, on peut trou-ver une satire des salons précieux.Une diatribe est une critique amère, voire injurieuse. Ex. : Dans le texte de Voltaire, Mme de Grancey développe une vraie diatribe contre les hommes qui espèrent de leurs femmes une soumission.Un libelle est un écrit critique, souvent court, parfois injurieux et diffamatoire. Ex. : Sous l’ancien régime, des libelles circulaient sous le manteau, pour criti-quer les mœurs dissolues de la cour.
6. CHAMPS LEXICAUX
a. On repère un champ lexical composé par les mots « présents », « providence », « dons ». Le registre est ironique. La figure de rhétorique qui lui est associée est l’antiphrase.b. Deux champs lexicaux s’opposent, celui de la guerre (« infernale », « meurtriers », « exterminer ») et celui de la religion (« merveilleux », « bénir », « Dieu »).L’aventure profitable des boat people, quand ils ont eu la fortune d’accoster sur nos côtes, se poursuit avantageusement, puisqu’ils ont la chance de pou-voir poursuivre leur périple en promenant leur de pays en pays, au gré des gouvernements (champs lexicaux opposés de l’aventure et du profit ou de la chance).
7. VOCABULAIRE ÉVALUATIF
Voltaire utilise ici deux termes impropres (« mâles » et « femelles » pour parler de divinités) qui prennent du coup un sens péjoratif. Cela complète l’emploi inu-sité du mot « grands » devant « dieux », qu’on utilise en général de manière absolue.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 4
Séquence 4
Les passions et l’aspiration au bonheur p. 367 (ES/S et Techno)p. 369 (L/ES/S)
Problématique : Quels débats soulèvent les « passions » ? Quels arguments sont apportés par les écrivains et les philosophes pour accéder au bonheur ?
Éclairages : Dans l’objet d’étude « La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation », le pro-gramme de Première insiste particulièrement sur « les liens qui se nouent entre les idées, les formes qui les incarnent et le contexte dans lequel elles naissent » (B. O.). La question du bonheur est au cœur des œuvres des moralistes du XVIIe siècle, des philosophes des Lumières, des écrivains, du romantisme au XXe siècle. Doublée d’une réflexion sur les passions de l’âme, la séquence permet de montrer l’évolution des réponses apportées, dans des genres variés d’argumentations directes et indirectes.
Texte 1 – Blaise Pascal, Pensées (1670)
p. 368 (ES/S et Techno) p. 370 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier une argumentation directe, dans un essai.
– Aborder la notion de divertissement pascalien.
LECTURE ANALYTIQUE
Le divertissement constitutif de la nature humaineBlaise Pascal donne une vision pessimiste de la
nature humaine : celle-ci est frappée par le malheur
de sa propre condition, comme le montre l’emploi
récurrent du mot dans cette page d’essai. Ainsi, il
évoque le « malheur naturel de la condition faible et
mortelle et si misérable » de l’homme, à la ligne 12.
Contrairement à l’idée couramment répandue qui
veut que les rois soient exempts de malheur, il
indique que la royauté n’est pas la condition la plus
heureuse. La phrase des lignes 15 et suivantes
oppose, dans un mouvement concessif, cette opi-
nion et la sienne (« la royauté est le plus beau poste
du monde ; et cependant […] ». Par sa condition
mortelle, le roi est lui aussi soumis au malheur : « il
est malheureux tout roi qu’il est s’il y pense » (l. 39).
Pascal justifie ainsi le divertissement : il empêche
l’homme de penser à sa condition mortelle. Ces
« agitations » (l. 1) n’ont pas d’autres raisons, quoi
qu’il ait pu penser auparavant. Il donne différents
exemples de ces divertissements : elles corres-
pondent à des activités ludiques (l. 9, 25, 27 et 29),
à des activités guerrières (la guerre est mentionnée
aux lignes 2, 7, 27, 32 ; mais aussi la chasse, l. 25,
33), aux charges que l’on veut occuper (les « grands
emplois », l. 27), et aussi à des activités sociales,
comme la « conversation » (l. 8, 27). Pascal s’inscrit
en faux contre l’idée selon laquelle ces activités
apportent du bonheur, comme le montre l’anaphore
de l’expression « ce n’est pas », dans le cinquième
paragraphe, suivi de « mais » (l. 32) : le divertisse-
ment empêche les hommes « de penser à leur condi-
tion » (l. 23-24). La conséquence est donnée ligne
33 (« raison pourquoi ») : l’activité est préférée au
gain. Les divertissements semblent indissociables
de la vie sociale : pour les hommes, « le plaisir de la
solitude est une chose incompréhensible » (l. 35-36),
et si l’on veut punir quelqu’un, on le coupe de la
société. On recherche le commerce des autres
hommes pour éviter de penser à soi. La royauté
semble cimentée par ce principe : « le roi est envi-
ronné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi »
(l. 38), mais qui pensent aussi à leur propre intérêt,
comme le laisse sous-entendre Pascal.
Fragments d’une pensée en constructionLes Pensées de Pascal se présentent sous la forme
d’une succession de fragments, ébauche d’une
œuvre inachevée. Cette argumentation contient
quelques passages que Pascal envisageait certai-
nement de travailler à nouveau. C’est le cas des
énumérations coupées, comme à la ligne 9 par un
« etc. ». La présence d’une phrase elliptique, ligne
33, peut surprendre : « Raison pourquoi on aime
mieux la chasse que la prise ». La thèse de Pascal se
trouve mise entre parenthèses, de façon surpre-
nante. Cette argumentation présente l’intérêt d’être
fondée sur l’observation de l’auteur. Celui-ci s’im-
plique dans ses propos, il parle en son propre nom
et souligne par l’utilisation des pronoms « nous »
(l. 13) ou « on » (pronom indéfini, équivalent du
« nous ») qu’il partage la condition misérable des
hommes. Mais il semble s’éloigner des hommes
qu’il met en scène dans leur agitation (le singulier
« je » s’oppose au pluriel, « les hommes »). L’auteur
nous montre le cheminement de sa pensée, dans les
deux premiers paragraphes. Tous deux s’ouvrent
avec une proposition circonstancielle de temps
(« quand ») mais la deuxième insère auparavant un
lien logique d’opposition, « mais », soulignant la
transformation de sa pensée. Après avoir observé
les hommes, il en tire une première conclusion : leur
agitation est due à leur incapacité à rester chez
eux : « le malheur des hommes vient d’une seule
chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos
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Français 1re – Livre du professeur
dans une chambre » (l. 4-5). Il modifie sa pensée par
la suite : cette agitation est une manière d’échapper
au malheur de la condition humaine : « il y en a une
bien effective qui consiste dans le malheur naturel
de notre condition faible et mortelle » (l. 11-12).
SynthèseLa vie de l’homme est marquée par le malheur, dont
le premier réside dans son existence même, faite
de finitude. Le divertissement, l’amusement, n’est
qu’un bonheur passager et illusoire, qui détourne
l’homme de la pensée des maladies et de la mort. Le
divertissement est recherché pour le moment d’éga-
rement qu’il procure.
VOCABULAIRE
Le mot « divertissement » est un composé du verbe
latin vertere qui signifie « tourner ». Le préfixe dis- marque la direction en un sens opposé. Se divertir,
c’est donc se détourner de quelque chose, au sens
étymologique du terme, avant de signifier « s’amu-
ser ». Pascal conserve le sens premier : le
verbe « détourner », employé lignes 24 et 32, le rap-
pelle.
S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE
La vie des hommes, telle que l’envisage Pascal, pré-
sente des paradoxes. D’abord, il souligne le fait que
l’homme obtient davantage de plaisir dans les
moyens utilisés que dans le résultat : le divertisse-
ment est agréable en lui-même, et peu importe l’is-
sue (« on aime mieux la chasse que la prise », l. 33).
Mais le divertissement est aussi ce qui cause du tra-
cas, ce qui le rend paradoxal (voir les anti-
thèses : « c’est le tracas qui […] nous divertit »,
l. 32-33). Enfin, malgré ses biens matériels, sa posi-
tion supérieure, l’homme est malheureux par
essence : « il est malheureux tout roi qu’il est s’il y
pense » (l. 39). Pascal rappelle ainsi sa condition
humaine au roi.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Lecture complémentaireCe texte peut être mis en relation avec Un Roi sans
divertissement de Jean Giono, dont le titre constitue
une citation, mais qui demeure énigmatique.
Histoire des artsLe tableau de Vincent Laurensz Van der Vinne repro-
duit page 372 (ES/S et Techno) ou page 374
(L/ES/S) peut constituer un élargissement.
Question : Comment le thème du memento mori
(« Souviens-toi que tu es mortel ») est-il exposé,
dans le texte de Pascal et dans le tableau de Van der
Vinne ?
La mort est au cœur de la pensée de Pas-
cal : l’homme, à la pensée « de la mort et des mala-
dies qui sont inévitables » (l. 19-20) est malheureux.
Le crâne et le sablier rappellent la mort. La royauté,
symbolisée par la couronne dans la peinture et le
portrait de Charles Ier, est un bien illusoire.
Texte 2 – Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688)
p. 370 (ES/S et Techno) p. 372 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Distinguer argumentations directes et indirectes
(les portraits).
LECTURE ANALYTIQUE
Les argumentations directesLes fragments des Caractères constituent des cri-
tiques de deux passions, la richesse et l’ambition.
Conformément à l’étymologie, le mot « passions »
(employé l. 20) désigne ce qui fait souffrir l’homme.
Jean de La Bruyère instaure une hiérarchie dans
celles-ci : « l’ambition suspend en lui les autres pas-
sions » (l. 20, paragraphe 50). Le paragraphe 27 rend
compte du lien entre richesse et ambition : s’enrichir
est pour Chrysippe « sa plus haute ambition » (l. 3).
Ces deux thèmes se retrouvent aux paragraphes 28
(« avoir », « posséder », « riche ») et 51 (« fortune »). La
Bruyère montre que l’homme, à courir après la for-
tune et les honneurs, souffre. Il le fait comprendre en
comparant implicitement Ergaste à Tantale : « C’est
une faim insatiable d’avoir et de posséder » (l. 15).
Mais il le dit plus clairement aux paragraphes 50
(« les passions tyrannisent l’homme », l. 20) et 51
(« L’on ne se rend point sur le désir de posséder et
de s’agrandir », l. 24). Ces paragraphes constituent
donc des avertissements : il ne faut pas perdre son
temps à des futilités. Les courts paragraphes 50
et 51 sont constitués de maximes, qui permettent
de saisir plus nettement la thèse de l’auteur. Les
généralisations se remarquent par l’emploi du singu-
lier à valeur collective : « l’homme » (l. 20), ou du pré-
sent de vérité générale, par exemple « l’ambition
suspend », à la même ligne. Mais la présence du
pronom indéfini « on » (l. 24), tend aussi à élargir le
propos. Dans les paragraphes 27, 28 et 51, l’auteur
intervient peu : une expression, « je ne sais par quels
chemins » (l. 4) souligne discrètement sa présence.
Mais le paragraphe 50 présente une originalité : il
commence par une phrase générale, avant l’inter-
vention d’un « je », que l’on peut assimiler à l’auteur.
Le choix de ce changement d’énonciation permet
de donner un gage d’authenticité au court portrait
de Tryphon effectué dans le paragraphe : il devient
personnage véritable, que l’auteur a rencontré et
que tout le monde peut reconnaître.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 4
plante aux fleurs couleur d’or). L’obsession du per-
sonnage se lit jusque dans son nom.
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION
L’exercice consiste à choisir une action représenta-
tive d’une des qualités énumérées (pour la sobriété,
on peut penser à la mise en scène d’un repas). Afin
d’illustrer la dévotion, on peut proposer la présenta-
tion de Tartuffe faite par Orgon dans la pièce de
Molière. Les deux moments choisis sont impor-
tants : ils doivent mettre en évidence le changement
du personnage.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Lecture d’imageComment le peintre, Domenicus van Tol, met-il en
évidence le thème de son tableau, L’Avarice (p. 371
ES/S et Techno / p. 373 L/ES/S) ?
Le rideau forme une diagonale, qui se retrouve si l’on
trace une ligne partant du visage du personnage
jusqu’à la main posée sur la table. Le regard aboutit
à celle-ci, posée sur un tas de pièces en désordre,
alors qu’au premier plan se trouve une pile. En
arrière-plan, comme dissimulé par le rideau, se
trouve un secrétaire (un coffre ?), pourvu de nom-
breux tiroirs.
Lecture d’image – Vincent Laurensz Van der Vinne, Vanité avec une couronne royale (XVIIe siècle)
p. 372 (ES/S et Techno) p. 374 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Distinguer la visée argumentative d’une œuvre
picturale, dans la représentation de vanités.
LECTURE D’IMAGE
L’esthétique de la juxtaposition : le monde dans sa diversitéLe tableau juxtapose différents objets qui peuvent
être regroupés en ensembles bien distincts. Certains
font référence à l’art, et, en particulier, à la musique,
comme le violon et la flûte, à droite, mais aussi la par-
tition de musique, ouverte, qui recouvre le violon.
D’autres objets renvoient au savoir : c’est le cas de la
mappemonde ternie, au fond, mais aussi du livre usé,
au premier plan. Les objets les plus nombreux sont
ceux qui évoquent la puissance, comme la couronne,
au premier plan, qui paraît presque déformée et qui
empêche la chute du portrait de Charles Ier, les
plumes (qui rappellent celles d’un chapeau) et la
pique.
Les portraitsLes portraits effectués par La Bruyère servent d’il-
lustrations, d’exemples de sa thèse. Ainsi, il montre
des personnages qui se rendent malheureux.
Chrysippe, par exemple, passe « le reste de ses
jours à travailler » (l. 9) ; quant à Ergaste, il passe sa
vie à espérer des biens, comme le montre cette
phrase, qui renferme la pensée d’Ergaste : « Le
prince ne donne aux autres qu’aux dépens d’Er-
gaste, et ne leur fait de grâces que celles qui lui
étaient dues » (l. 14-15). Ces hommes représentent
un défaut, comme la cupidité. La Bruyère juxtapose
de menus détails qui brossent le portrait du per-
sonnage : il invente des taxes (« il exigera un droit
de tous ceux qui boivent de l’eau de la rivière »,
l. 11-12), il fait preuve de psittacisme (« il écoute
tous les avis, et propose tous ceux qu’il a écou-
tés », l. 13-14), il est jaloux des cadeaux faits aux
autres, il est fier de ses compositions (cf. la mention
de sa musique, à la fin). Les personnages mis en
scène sont ridicules. Ainsi en est-il d’Ergaste, qui
« sait convertir en or jusques aux roseaux » (l. 12-13),
comparé au roi Midas, qui eut le don de pouvoir
transformer en or tout ce qu’il touchait. Symboli-
sant la cupidité (Midas lui-même a pu choisir ce
don), il représente également la stupidité : il possé-
dait aussi des oreilles d’âne. Ce secret, qu’il tenta
d’enfouir sous la terre, fut éventé par les roseaux.
Si Ergaste est comparé à un roi, il n’en est pas
moins assimilé à un être stupide et ridicule. La
Bruyère exagère certains traits : par exemple, il
imagine un droit exigé par le personnage pour ceux
« qui marchent sur la terre ferme » (l. 12). Ces por-
traits peuvent fonctionner séparément ou être pré-
cédés d’une maxime. Les portraits de Chrysippe et
Ergaste possèdent des différences : La Bruyère
montre la vie de Chrysippe, en mentionnant d’abord
son passé avec l’imparfait et le repère « il y a trente
années » (l. 1-2), puis son présent (« il vit encore »,
l. 8-9). Personnage monomaniaque, il fait toujours
la même chose, quoique riche. L’auteur fait le por-
trait d’Ergaste dans le présent, mais il envisage
aussi ce qui pourrait se passer, comme le marquent
les conditionnels (« il trafiquerait », l. 16). Le portrait
de Tryphon, quant à lui, est lié à la maxime qui le
précède : il semble paré de « toutes les vertus » (qui
sont énumérées ligne 22), alors qu’il est ambitieux.
SynthèseLes quatre paragraphes dénoncent tous la cupidité
et l’ambition, mais dans des argumentations diffé-
rentes : les paragraphes 27 et 28 mettent en scène
des personnages emblématiques, tandis que les
paragraphes 50 et 51 se présentent davantage sous
la forme de maximes.
VOCABULAIRE
Le nom « Chrysippe » est d’origine grecque : le mot
chrysos désigne « l’or » (le « chrysanthème » est une
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Français 1re – Livre du professeur
La composition semble totalement arbitraire : cet
entassement d’objets ne semble pas répondre à
des exigences clairement établies. Et pourtant, les
objets sont de plus en plus nombreux en haut et à
droite. Le regard suit un mouvement que la lettre
blanche accentue. En haut de cet amoncellement
d’objets, trônent un crâne, un sablier et des fleurs
fanées. Le message est clair : il s’agit de montrer
que le temps passe, que la mort est proche, même
pour les rois. L’ensemble crée une impression de
désordre, d’éparpillement : le peintre nous avertit
que nous ne nous concentrons pas sur l’essentiel,
nous nous dispersons.
Une peinture allégoriqueCe tableau peut être considéré d’abord comme un
avertissement adressé au roi : le titre insiste sur la
couronne, et cet objet, qui symbolise la royauté, sur-
plombe, dans le tableau, le portrait du roi Charles Ier.
Elle a une position centrale sur le tableau et la cou-
leur jaune vive, la lumière qui la frappe, forcent l’arrêt
du regard. L’inscription, sous le crâne, est aussi un
avertissement, qui peut s’adresser à tous : « denckt
op t’ent » signifie « pense à la fin ». L’histoire de
Charles Ier rappelle que nous sommes tous mortels,
même les rois. Certains objets comme le crâne ou le
sablier symbolisent nettement le temps qui passe.
Mais l’usure des livres, les fleurs fanées, le chande-
lier vide et le coquillage près de la couronne (sym-
bole de fragilité) prolongent cette idée. Les couleurs
chaudes dominent le tableau, et sont accentuées
par le contraste créé par le drap bleu qui recouvre la
table. Mais certains objets sont placés dans l’ombre,
et ont une teinte plus terne, comme le sablier ou le
crâne, qui symbolisent la fuite du temps. La mappe-
monde, également, semble assez terne, soulignant
peut-être que le monde terrestre n’est rien : le salut
ne peut être apporté ici-bas. Mais le tableau pos-
sède une note optimiste : sous le portrait, on peut
lire : « t’kan verkeren », ce qui signifie « Cela peut
changer ». La gourde du pèlerin, au centre des
objets, montre la voie à suivre.
PROLONGEMENT
Le tableau d’Hans Holbein le Jeune, Les Ambassa-
deurs, se trouve page 21 (ES/S et Techno) ou
page 23 (L/ES/S). Les « Ambassadeurs » sont Jean
de Dinteville et Georges de Selve, lors de leur séjour
en Angleterre. On y retrouve des instruments de
connaissance (comme la mappemonde), des livres,
et un instrument de musique. Le crâne, en anamor-
phose, rappelle notre condition mortelle, tout
comme le Christ en croix, dévoilé par une ouverture
du rideau, en haut à gauche.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
L’étude du tableau de Vincent Laurensz Van der
Vinne est disponible sur le manuel numérique enrichi.
Texte 3 – Jean-Jacques Rousseau, Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes (1755)
p. 373 (ES/S et Techno) p. 375 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier les rapports du bonheur avec la vie en
société.
– Aborder le mythe du « bon sauvage ».
LECTURE ANALYTIQUE
Le bonheur dans la société primitiveDans ce passage, Rousseau oppose deux moments
de la société, comme l’indiquent les propositions
subordonnées circonstancielles de temps. Les pre-
mières propositions répètent en anaphore « tant
que » (l. 1, 6) ; après le lien logique d’opposition
« mais » (l. 9), la conjonction de subordination « dès
que » est répétée (l. 10). Les premières propositions
impliquent une idée de durée, tandis que les
secondes marquent une succession rapide. Deux
âges de l’humanité sont évoqués : l’état de nature,
d’abord, puis l’apparition de la société. Ce premier
état de la société remporte les suffrages de Rous-
seau : il en fait une peinture élogieuse. Il s’attache à
montrer les côtés positifs de celle-ci, avec des
termes mélioratifs, comme le mot « douceurs » (l. 9).
Il met en évidence les qualités des hommes dans cet
état, par le biais d’une énumération : « ils vécurent
libres, sains, bons et heureux » (l. 8). Mais il prend
soin d’ajouter une restriction : « autant qu’ils pou-
vaient l’être par leur Nature » (l. 8). En effet, Rous-
seau n’entend pas rendre compte d’un âge d’or où
tous les maux seraient absents du monde. Ce qui
cause le bonheur de ces hommes primitifs, c’est
leur autonomie : ils sont « indépendant[s] » (l. 9). La
proposition circonstancielle de temps finale (« En un
mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages
qu’un seul pouvait faire », l. 5) rend compte de la
même idée. Cette société sait aussi faire preuve de
modération. Ainsi, la notion de limite est importante
dans ce passage : on retrouve différents verbes qui
l’expriment, comme « se contentèrent » (l. 1). La
négation restrictive « tant qu’ils ne s’appliquèrent
qu’à […] » rend compte de la même idée. Cette des-
cription d’un état antérieur n’est que partiellement
fidèle à la réalité. Les différentes activités humaines
évoquées dans cet état de nature correspondent à
des besoins élémentaires : se nourrir (avec la men-
tion des « arcs » et des « flèches », l. 4, ou les « Canots
de pêcheurs », l. 5), se protéger du froid (Cf. les
« habits de peaux », cousus « avec des épines ou des
arêtes »). Mais l’auteur a une façon originale d’imagi-
ner cette société primitive : il évoque des activités
artistiques (« se parer de plumes et de coquillages »,
l. 4 ou « quelques grossiers instruments de
Musique », l. 5). La description qui est faite de ces
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 4
hommes est pittoresque : elle semble correspondre
aux représentations des peuples d’Amérique,
découverts par les occidentaux au xve siècle.
L’arrivée du malheurLe changement qui survient avec la naissance de la
société est rapide, comme le souligne la conjonction
de subordination « dès que ». Les verbes alors
employés marquent un changement d’état : « dispa-
rut » (l. 11), « devint » (l. 12), « se changèrent » (l. 12).
Rousseau choisit quelques faits significatifs pour
symboliser cette naissance : le partage des « provi-
sions » (l. 11), mais surtout la transformation des
« vastes forêts en des campagnes riantes » (l. 12-13).
Les propositions qui évoquent ce nouvel état sont
de plus en plus longues et se complexifient : dans
les dernières lignes, les propositions relatives (« qu’il
fallut », « dans lesquelles ») alourdissent la phrase. La
croissance des maux dans cette civilisation se
double d’une expansion de mots. Avec l’invention
de l’agriculture, intensive, naissent de nouveaux
maux : « esclavage » et « misère » (l. 14). Ils découlent
de deux principes : celui de propriété (« l’égalité dis-
parut, la propriété s’introduisit », l. 11-12) et celui du
travail. Ce dernier est plus largement déve-
loppé : l’auteur choisit l’exemple de l’agriculture, qui
fait naître aussi « esclavage » et « misère ». Les verbes
« germer » et « croître » (l. 14) attachés à ces deux
notions appartiennent au domaine de l’agriculture.
Par le choix de ces images, Rousseau compose un
tableau épique de l’humanité.
SynthèseLe charme de ce discours provient de la force des
images : le monde primitif évoqué paraît simple.
Rousseau ne mentionne pas explicitement les
guerres, les maladies, les misères quotidiennes,
mais s’attache à peindre un monde pittoresque. Les
images finales qui comparent la sueur des hommes
à l’eau nécessaire à l’arrosage des champs et l’es-
clavage et la misère aux moissons sont destinées à
frapper les esprits.
GRAMMAIRE
La négation de la ligne 6 n’est pas une véritable
négation : elle marque une restriction, et l’on parle
alors de négation exceptive. Elle permet ici de rendre
compte des désirs limités des hommes primitifs.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Comparaison de textesCe texte peut être mis en relation avec celui de Mon-
taigne, « Des Coches », dans les Essais (p. 310 ES/S
et Techno : p. 312 L/ES/S). Rousseau élabore la fic-
tion d’un temps antérieur à la civilisation, tandis que
Montaigne, en rapportant les propos d’Indiens lors
de la conquête de l’Amérique, rend compte d’un
bonheur possible dans ce monde.
Langues et cultures de l’Antiquité Le mythe de l’âge d’or peut être abordé à cette occasion : des extraits d’Hésiode, Les Travaux et les jours, vers 109-126, d’Ovide, Métamorphoses, I, vers 89-150 peuvent être lus. Le site de la BnF pro-pose une exposition virtuelle sur l’utopie, où l’âge d’or est donné comme une des sources de ce genre.
Texte 4 – Voltaire, Candide (1759)
p. 374 (ES/S et Techno) p. 376 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer la spécificité du conte philosophique.
LECTURE ANALYTIQUE
Le dénouement du conte philosophiqueLes derniers paragraphes de ce conte constituent le dénouement. La rencontre de Candide et de ses compagnons avec le vieillard turc (1er paragraphe) amène le personnage éponyme à prendre une déci-sion qu’il expose à ses camarades (l. 10-25), et qu’il adopte (dernier paragraphe). C’est alors l’occasion pour le narrateur de rappeler chacun des compa-gnons de Candide, en commençant par le person-nage féminin, objet de la quête de celui-ci, Cuné-gonde. Viennent ensuite Paquette, la vieille, frère Giroflée, qui servent tous la communauté par leurs talents différents (la nourriture, le soin du linge, les constructions et réparations). La vie de chacun de ces personnages est marquée par le travail : tous effectuent quelque chose et ils excellent dans ces tâches (voir les superlatifs : « excellente pâtissière », l. 28 ; « très bon menuisier », l. 29-30). Chacun, même, semble s’améliorer, comme le marque la répétition du verbe « devenir » (l. 28-30). Mais aucun ne semble se plaindre de ce statut : les tâches sont accomplies sans humeur. Le dénouement de ce conte philoso-phique présente des éléments traditionnels, et d’autres plus singuliers. Ainsi, conformément aux contes de fées, le dénouement semble heureux : cha-cun mène une vie paisible et sédentaire (ce qui s’op-pose aux péripéties qui composaient le conte). Mais le mariage attendu entre Cunégonde et Candide n’a pas lieu : « Cunégonde était, à la vérité, fort laide » (l. 27). Par cette remarque, Voltaire se moque de la fin des contes de fées : l’intrigue amoureuse n’est qu’un prétexte. De même, une phrase pourrait constituer une moralité : l’expression « il faut cultiver notre jar-din » (l. 21-22 et 37), prononcée par Candide et reprise par Martin sous une forme différente (« Travaillons sans raisonner », l. 24). « Cultiver son jardin » peut avoir différents sens : si l’on pense à l’enseignement du vieillard turc, elle renvoie au travail de la terre. Mais un sens métaphorique peut aussi être dégagé : culti-ver son jardin, c’est cultiver son être propre, devenir « honnête homme », comme frère Giroflée.
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Français 1re – Livre du professeur
La conception du bonheurAprès avoir présenté l’utopie de l’Eldorado, pays
merveilleux, découvert par hasard par Candide, le
narrateur compose une utopie possible : celle de la
ferme du vieillard. Celui-ci, avec sa famille, vit en
autarcie : ils produisent eux-mêmes leur nourriture,
abondante, comme le montre l’énumération aux
lignes 2 à 5. Ils savent se contenter de peu (« je n’ai
que vingt arpents », l. 7-8) et vivent éloignés du reste
de la société. L’abondance des mets, visible par les
pluriels, l’excellence de ceux-ci, à l’image du « café
de Moka qui n’était point mêlé avec le mauvais café
de Batavia et des îles » (l. 4-5), la bonté de la famille,
renvoient aux thèmes habituels des utopies. Le bon-
heur présenté est un bonheur simple, et Candide,
avec l’aide de ses compagnons, essaie de repro-
duire ce modèle : leur exploitation est modeste (« la
petite terre », l. 27), mais elle produit beaucoup
(l. 27). Le travail est érigé comme une vertu, confor-
mément au principe du vieillard qui stipulait que « le
travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le
vice, et le besoin » (l. 9). Celui-ci s’oppose aux gran-
deurs et aux richesses : la phrase de Candide, après
cette rencontre, compare le bonheur du vieillard au
bonheur illusoire des rois rencontrés (l. 11 à 13).
L’objectif du conte : dénoncer l’optimismeLes paroles de Pangloss sont caractérisées par les
énumérations : son discours s’écoule comme un
fleuve, et il s’oppose à la concision des paroles des
autres personnages. Par cette logorrhée verbale, il
en devient ridicule et insupportable. De la même
façon, ses argumentations sont défaillantes. En
effet, il cherche à prouver que « tous les événements
sont enchaînés dans le meilleur des mondes pos-
sibles ». La raison donnée (après le lien logique
« car », l. 32) se compose d’une succession d’hypo-
thétiques, énumérant les grandes étapes du conte
et les malheurs de Candide. Pour Pangloss, il s’agit
du « meilleur des mondes possibles », selon les prin-
cipes de Leibniz, car le dénouement est heureux.
Mais pour Voltaire, les malheurs évoqués (et en par-
ticulier l’Inquisition), empêchent de présenter ce
monde comme le « meilleur des mondes possibles ».
SynthèseLa définition du bonheur est implicitement donnée, à
travers l’exemple du vieillard : pour être heureux, il
faut savoir s’éloigner du monde et se contenter de
biens modestes. C’est vivre en agréable compagnie.
De façon plus surprenante, Voltaire nous indique
qu’il faut travailler « sans raisonner ».
GRAMMAIRE
Le lien logique qui peut être suppléé est un lien
logique de cause, comme « car » ou « parce que ».
Les exercices 2 et 3 pages 404-405 (ES/S et Techno)
ou pages 524-525 (L/ES/S) peuvent être donnés
comme approfondissements.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Lecture complémentaireLa lecture de cet extrait peut être mise en relation avec un autre conte philosophique de Voltaire, His-toire d’un bon bramin, qui aborde le problème du lien entre savoir et bonheur.
Texte 5 – Choderlos de Laclos, Les Liaisons
dangereuses (1782)
p. 376 (ES/S et Techno) p. 378 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la démarche de séduction d’un libertin.
– Confronter deux points de vue dans le roman
épistolaire.
LECTURE ANALYTIQUE
La lettre de Valmont se présente comme la justifica-tion d’un libertin, mais aussi comme une tentative de séduction de Mme de Tourvel, réputée pour sa vertu. Loin de cacher à celle-ci sa conduite passée, il essaie d’expliquer les raisons qui l’ont poussé à cette attitude (l. 1 à 13). Il se présente comme inno-cent : il prétexte tout d’abord sa jeunesse ; puis indique que ce sont les femmes qui ont voulu de lui (« était-ce donc à moi de donner l’exemple d’une résistance qu’on ne m’opposait point ? », l. 4-5) ; s’il avait refusé, il aurait été ridicule (l. 7). Enfin, il justifie ses ruptures par la honte qu’il aurait ressentie face à ses fréquentations (l. 8). Il se présente comme une victime innocente, dont la pureté est intacte (« cette ivresse des sens […] n’a point passé jusqu’à mon cœur », l. 9-10). L’habileté de Valmont réside dans l’emploi de tournures qui visent à apitoyer Mme de Tourvel. Tout d’abord, il feint l’indignation face aux accusations de libertinage, en employant des ques-tions rhétoriques (1er paragraphe). Les tournures passives, récurrentes, soulignent la passivité de Val-mont, son impuissance à lutter contre l’assaut de ces femmes libertines (ex : « j’avais été jeté », l. 1-2). Il exagère volontairement son propos, et cherche à montrer sa solitude face à ses assaillantes (ex : « on m’offrait des plaisirs, je cherchais des vertus », l. 12 : les pronoms personnels et les mots « plaisirs » et « vertus » s’opposent). Mais cette lettre est égale-ment une tentative de séduction de Mme de Tour-vel. Valmont feint d’avoir été éclairé par l’amour : il présente Mme de Tourvel comme son juge : « Voilà, Madame, quel est ce cœur […] sur le sort de qui vous avez à prononcer » (l. 18-19). Il souligne chez elle les qualités morales. La réponse de Mme de Tourvel permet de saisir sa conception du bonheur. Celui-ci réside dans la fidélité à son mari. Elle com-mence par évoquer des sentiments réciproques (« Chérie et estimée d’un mari que j’aime et res-pecte », l. 25 : les deux verbes font écho aux deux
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 4
participes passés initiaux), avant de rapprocher le sentiment amoureux et le bonheur du devoir (« mes devoirs et mes plaisirs », l. 26 ; « Je suis heureuse, je dois l’être », l. 26). Elle aspire à une vie paisible (« être en paix », « jours sereins », « sans trouble », « sans remords »). Cette conception s’oppose au bonheur proposé par Valmont qu’elle compare à un « orage des passions » (l. 30), à des « tempêtes » (l. 31), sou-lignant les dangers d’une telle conduite. Si Mme de Tourvel affirme vouloir cesser toute correspondance avec Valmont (« Cessez donc », l. 23 ; « Je ne veux plus vous répondre, je vous répondrai plus… », l. 44-45), elle n’en semble pas moins ébranlée dans sa décision. Les questions, avec l’anaphore « pour-quoi » (l. 36), l’omniprésence du pronom personnel « vous », la tournure « je vous en prie », rectifiée en « je l’exige » (l. 59), le fait même qu’elle ait pris la peine de lui répondre, alors qu’elle annonce, à la fin « Cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi » (comme si cette lettre était déjà une faute), sont des indices de l’émotion de Mme de Tourvel qui tente de se convaincre du bien-fondé de sa résolution.
GRAMMAIRE
Les deux participes passés « né » et « entouré » ren-voient au « cœur » de Valmont. Or, les sujets de ces phrases sont différents : dans la première, « l’in-trigue » est sujet de « pouvait », dans la seconde, « aucun » est le sujet de « allait ». Il y a donc une rup-ture de construction (anacoluthe), qui semble mani-fester la duplicité du personnage.
Texte écho – Charles de Saint-Évremond, Sur
les plaisirs (1705)
p. 378 (ES/S et Techno) p. 380 (L/ES/S)
LECTURE ANALYTIQUE
Le plaisir, source de bonheurCette lettre est une argumentation en faveur des plai-sirs, comme le montre l’emploi du verbe d’obligation « il faut » (l. 8, 10). La première phrase annonce d’em-blée la position de l’auteur : « on ne saurait donc avoir trop d’adresse à ménager ses plaisirs ». Reprenant les principes épicuriens et le fameux « carpe diem », Saint-Evremond invite à profiter des plaisirs pré-sents (l. 8-9), et il s’attache à montrer ce qu’ils ont de naturel (« La Nature porte tous les hommes à recher-cher leurs plaisirs » (l. 16). Il définit différents types de plaisirs, des lignes 15 à 27 : il distingue « les sensuels » (l. 17), « les voluptueux » (l. 20) et « les délicats » (l. 24). Ses définitions suivent une progression : si les sen-suels, comparés à des animaux, se livrent à leurs passions « grossièrement », les délicats, en revanche possèdent un don, une force créatrice et artistique.
Les termes élogieux (« raffinement », l. 27) et les
superlatifs (« de plus poli », « de plus curieux », l. 27)
indiquent sa préférence.
Lecture comparée : pour ou contre le liber-tinage ?Valmont ne fait pas partie des êtres grossiers que
Saint-Evremond appelle « les sensuels ». Il représente
davantage les « délicats ». Comme cette catégorie de
personnes définie par Saint-Evremond, il emploie la
galanterie pour séduire Mme de Tourvel. Sa lettre
invite Mme de Tourvel à profiter des instants pré-
sents, selon les principes d’Horace, repris par Saint-
Evremond, dans les deuxième et troisième para-
graphes. Quant à la présidente de Tourvel, elle refuse
de s’abandonner à la passion, de suivre son cœur : elle
entend rester maîtresse d’elle-même.
SynthèseCes trois lettres rendent compte d’attitudes de vie
différentes. La Présidente de Tourvel veut rester
fidèle à son mari et son bonheur réside dans le res-
pect de ses engagements, d’après ce qu’elle écrit à
Valmont. Le libertin séduit Mme de Tourvel, et attend
une réponse de sa part, arguant la force de ses sen-
timents. Saint-Evremond, quant à lui, reste plus
fidèle aux principes épicuriens : le plaisir est naturel,
il ne faut pas le refuser quand il se présente, sans le
rechercher à tout prix.
S’ENTRAÎNER À LA QUESTION SUR LE CORPUS
La lettre de Mme de Tourvel fait écho à celle de Val-
mont. Valmont critique ses conquêtes afin de passer
pour vertueux. À leur propos, il parle d’un « choix
honteux » (l. 8), et les présente comme des libertines.
Leur facilité à céder serait due à la peur de ne pas
plaire (l. 3-4). Toutes les femmes conquises sont
condamnées par Valmont pour leur attitude libertine.
Le jugement de Mme de Tourvel est plus nuancé : elle
sait que Valmont les a séduites (l. 45). Ce qu’elle
blâme dans leur conduite, c’est le fait d’avoir « trahi
leurs devoirs » (l. 50).
HISTOIRE DES ARTS
Le couple se trouve pris dans la lumière, qui met en
évidence le geste de l’homme qui pousse le verrou.
La ligne qui sépare l’ombre et la lumière reprend la
diagonale formée par la jambe droite de la femme,
tendue, dans le prolongement du bras droit de
l’homme. La lumière fait ressortir la chevelure en
désordre de la femme. Des objets symboliques sont
également éclairés. Le drap blanc fait saillie dans le
tableau (on a pu assimiler ce côté du lit à une jambe
repliée). Sur la table est posée une pomme, allusion
au péché originel. La scène est majoritairement
occupée par le décor, et surtout par le lit. Les grands
dais rouges, en particulier, surprennent par leur
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Français 1re – Livre du professeur
dimension, leurs volutes, et semblent dissimuler le
lieu des futurs ébats.
Le sujet du Verrou en fait une œuvre érotique, liber-
tine : tout laisse présager la chute de la jeune femme,
qui se laisse séduire (le visage marque une réticence
feinte). La présence du lit, en désordre, la tenue
inconvenante de l’homme, la robe de la femme, dont
un pan est resté sur le lit, le symbole de la pomme et
du bouquet jeté à terre contribuent à rendre la scène
explicite. Le marquis de Véri, commanditaire de
cette œuvre, était d’ailleurs un libertin notoire.
Texte 6 – Germaine de Staël, De l’influence
des passions sur le bonheur de l’individu et des
nations (1796)
p. 380 (ES/S et Techno) p. 382 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier une argumentation directe de forme
dialogique.
LECTURE ANALYTIQUE
Un traité philosophiqueDe l’influence des passions sur le bonheur de l’indi-
vidu et des nations est un traité comme le prouve
déjà le titre, qui comporte un vestige de la préposi-
tion latine « de », signifiant « au sujet de ». Ce genre
implique une parole organisée, portant sur un sujet
précis. Mme de Staël argumente ici contre certaines
passions en son propre nom, et bâtit un raisonne-
ment comme le précise cette introduction : cet
ouvrage est « un système de vie » (l. 25). Cette intro-
duction se présente sous une forme dialo-
guée : Mme de Staël laisse la parole à ses détrac-
teurs désignés par le pronom indéfini « on », à deux
reprises, dans des paroles fictives, rapportées au
style indirect (l. 1), puis au style direct (l. 17). Ceux-ci
s’opposent à Mme de Staël : en supprimant les pas-
sions, on risque d’ôter ce qui fait agir les hommes.
L’auteur est partiellement d’accord avec cette
idée : elle effectue une concession à la ligne
3 : « quoique je ne sois pas entièrement de cet avis,
je conviens […] » : la passion fait agir les hommes,
mais ils ne sont pas heureux par elle. Le lien logique
d’opposition « mais » (l. 14) introduit la véritable opi-
nion de Mme de Staël. Une deuxième objection de
l’auteur est alors imaginée : il est préférable de maî-
triser ses passions. Cette introduction se veut élo-
quente : dès le début, Mme de Staël cherche à
convaincre le lecteur. Ainsi, elle s’adresse à lui dans
des questions oratoires (ex : lignes 14 et 15). Le lec-
teur est amené à participer au débat, à prendre parti
pour Mme de Staël. La reprise anaphorique de « si »,
aux lignes 9 et 10, tend à allonger la phrase, dans
une longue protase, et met en évidence la fin, après
le lien logique « mais », c’est-à-dire la pensée de
Mme de Staël. En employant également des phrases
sentencieuses, elle donne plus de poids à son opi-
nion (ex : « il n’y a que deux états pour l’homme
[…] », l. 19 à 21).
Le bonheur sans les passionsConformément à l’étymologie (« passion » vient du
latin patior qui signifie « souffrir »), les passions évo-
quées par Mme de Staël renvoient à tout ce qui
affecte l’âme. Le pluriel utilisé au début (l. 1) en est la
preuve. Elle définit celles-ci comme des « principe[s] »
(l. 2) qui font agir l’homme : ce sont des « mobile[s]
destructeur[s] » (l. 17). Elle souligne la force de
celles-ci, avec le mot « puissance » (l. 21). Par
essence, les passions sont donc dangereuses, ce
qu’elle montre à l’aide d’une comparaison : les pas-
sions sont « comme les vrais tyrans, sur le trône ou
dans les fers » (l. 23) : Mme de Staël entend montrer
qu’il ne peut pas y avoir de demi-mesure avec la
passion. En tant que puissance destructrice, elle
doit être domptée, sinon, elle prend tout l’empire sur
l’homme. Le bonheur, avec les passions, semble
donc impossible, puisque l’homme y perd sa liberté.
Mme de Staël se propose donc de supprimer les
passions, du moins celles qui sont néfastes (« Je n’ai
point imaginé cependant de consacrer cet ouvrage
à la destruction de toutes les passions », l. 23-24).
La réflexion sur le bonheur individuel se double
d’une réflexion sur le bonheur des nations : pour
montrer que les passions ne peuvent apporter de
bonheur, Mme de Staël emploie l’image des com-
bats de gladiateurs (l. 8 à 15), ces « êtres infortunés
dont les sentiments impétueux animent ou ren-
versent le théâtre du monde », observés par des
« hommes sans passions ». Ce spectacle n’apporte
aucun bonheur aux uns et aux autres, « aucun bien
général ». En ayant recours à cet exemple antique,
Mme de Staël entend lier le bonheur individuel et
celui des nations, comme le montre le titre. Les
spectacles de gladiateurs étaient en effet des
moments de réunion de l’ensemble des citoyens
romains. La condition humaine, telle que Mme de
Staël la représente, semble marquée par le mal-
heur : en proie aux passions, l’homme, dominé par
celles-ci, souffre. Les supprimer demande un travail
sur soi qui n’est pas dépourvu de douleur : ainsi,
l’ouvrage est destiné « aux caractères naturellement
passionnés, et qui ont combattu pour reprendre
l’empire » (l. 26-28). L’image de la lutte précède le
mot « sacrifices », à la ligne 29. La passion rend mal-
heureux, la destruction de celle-ci implique aussi
une souffrance, mais le résultat n’est pas « sans
quelques douceurs » (l. 25). Par cet effort d’ascé-
tisme, il peut accéder à quelque forme ténue de
bonheur.
SynthèseMme de Staël ne pense pas que le bonheur soit
possible avec les passions, du moins avec la plupart
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 4
d’entre elles. L’homme doit donc s’attacher à les
détruire pour espérer obtenir quelques adoucisse-
ments dans sa vie.
VOCABULAIRE
Le mot « traité » est le participe passé substantivé du
verbe « traiter », issu du latin tractare, dérivé lui-
même de trahere, qui a plusieurs sens. Le verbe
« traiter » signifie à l’origine « régler quelque chose
par la discussion », d’où le sens de « négociation »,
« convention » (c’est le sens pris par le mot à la ligne
22). Puis le terme a été utilisé pour évoquer l’action
de développer un sujet, d’où le genre du « traité ».
Sur la même racine, on trouve les mots « sous-trai-
ter » (qui implique un accord), ou « traitement » (le
verbe « traiter » signifie également « agir sur quelqu’un
ou quelque chose »). Sur la racine latine trahere
(tirer), nous avons gardé les mots « trait », « traite ».
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION
Ce travail implique d’abord le repérage des diffé-
rentes thèses en présence (questions 2 et 3). Le tra-
vail de reformulation est indispensable : l’écriture
d’invention ne peut se limiter à un exercice de copie.
Il convient également de trouver des exemples qui
développent la pensée de chaque interlocuteur.
Le terme « dialogue » du sujet laisse une certaine
liberté : le genre adopté peut être celui du roman ou
du théâtre. Les caractéristiques formelles propres à
chaque genre doivent alors être respectées.
Le sujet permet aussi de choisir les circonstances
du dialogue : il est possible de s’inspirer de la vie de
Mme de Staël et du Contexte présenté en regard du
texte.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
S’entraîner à l’entretien1. Pourquoi peut-on dire, d’après cet extrait, que les
réflexions de Mme de Staël annoncent le mouve-
ment romantique ?
Mme de Staël ne refuse pas catégoriquement les
passions, elle considère que celles-ci sont des
forces agissantes pour l’homme (la suite du traité
distinguera les passions positives et celles qui sont
néfastes). Elle montre également un certain pessi-
misme face à son époque (cf. les lignes 25 et 26).
2. Mme de Staël évoque « le moraliste » qui s’occupe
des passions : quel auteur, dans la séquence, pour-
rait être pris en exemple ?
Mme de Staël fait allusion aux moralistes du siècle
antérieur, le XVIIe, dont font partie Pascal et La
Bruyère. Ce dernier dénonce les passions de l’ambi-
tion et de la cupidité.
3. Quelles ressemblances et quelles différences
constatez-vous dans leur argumentation respective ?
Tous d’eux s’engagent contre les passions, et ils
emploient des maximes, des phrases à portée géné-
rale. Mais La Bruyère compose aussi une argumen-
tation indirecte, par le biais des portraits.
Texte 7 – Alain, Propos sur le bonheur (1913)
p. 382 (ES/S et Techno) p. 384 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Aborder une argumentation directe.
– Montrer l’importance des exemples.
LECTURE ANALYTIQUE
Un traité sur le bonheurLe mot « passion » signifie, à l’origine, « souffrance »,
« affection de l’âme », et c’est dans ce sens qu’Alain
l’emploie. Il évoque à plusieurs reprises l’expression
« l’éloquence des passions » (l. 1, 31-32, 48), qu’il
définit dans le premier paragraphe : « j’entends par là
cette fantasmagorie triste ou gaie, brillante ou
lugubre, que nous déroule l’imagination selon que
notre corps est reposé ou fatigué, excité ou déprimé »
(l. 1-3). Les passions sollicitent l’imagination de
l’homme. Le jugement porté par Alain est déprécia-
tif, ce qui est visible dès le premier para-
graphe : « l’éloquence des passions nous trompe
presque toujours ». Elles masquent la vérité, elles
constituent un « piège » (l. 39). Les passions ampli-
fient le mal : « le désespoir est terrible et aggrave de
lui-même ses causes » (l. 37-38), sorte de personni-
fication dans laquelle le malheur de l’homme paraît
s’amplifier de lui-même, grâce à l’éloquence des
passions, ce qu’Alain souligne par une métaphore,
ligne 44 : « une colère finit souvent en tempête ».
Trois exemples sont successivement développés
par Alain. Le premier, le plus long, parcourt les lignes
6 à 38. Il s’agit de l’étudiant en proie à une souf-
france physique lors de ses révisions, qui se met à
douter de lui et à amplifier son mal. Cet exemple est
ici particulièrement efficace, puisqu’il est issu de la
vie courante et de ce que lui-même, en tant que pro-
fesseur, pouvait constater. La date de parution de
l’article (14 mai 1913) correspond à une période de
révision, comme il le rappelle : « Dans ce temps où
les examens commencent à s’élever au-dessus de
l’horizon » (l. 6). Des lignes 39 à 49, il prend l’exemple
de la colère, qui s’accroît au fur et à mesure. Enfin,
des lignes 49 à 51, il évoque rapidement la réaction
d’un homme blessé par celui qu’il croyait un ami (un
écho du Misanthrope ?). Chacun de ces exemples
prend appui sur des situations concrètes, dans les-
quelles chacun peut se reconnaître. Le but d’Alain,
en écrivant cet article est d’amener à une prise de
conscience : la passion est mauvaise conseillère et il
faut prendre de la distance par rapport à ce que l’on
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Français 1re – Livre du professeur
ressent. Ainsi, l’étudiant « devrait, par réflexion, devi-
ner ici l’éloquence des passions, et refuser d’y
croire, ce qui détruirait soudainement le plus clair de
son mal » (l. 30 à 34), ou pour l’homme en colère, « ici
encore il faut, par réflexion, deviner l’éloquence des
passions et refuser d’y croire ». La colère, par
exemple, se nourrit d’elle-même, et le chiasme
employé aux lignes 41-42 souligne ce mécanisme.
Le pouvoir de l’imaginationL’explication du titre est fournie dès le premier para-
graphe : les passions sont « éloquentes », elles
parlent à l’imagination de celui qui les supporte.
Alain reprend ici les théories d’Aristote, dans La
Rhétorique, où il définit chaque passion et montre
l’emploi que l’orateur peut avoir de chaque passion
pour persuader son auditoire. L’homme en proie à la
passion est ainsi amené à se composer une « tragé-
die » (l. 40) : le lexique du théâtre parcourt le texte
(« Je ne suis qu’un acteur tragique qui déclame pour
lui-même », l. 50-51 ; « le théâtre », l. 51 ; « les brillants
décors », l. 52). Cette analogie avec le théâtre rap-
pelle les mensonges de l’imagination soumise aux
passions. Le pouvoir de l’imagination est largement
développé dans les différents exemples, et notam-
ment dans celui de l’étudiant en train de réviser, qui
« fatigue ses yeux et ressent un mal de tête diffus »,
ce qu’Alain qualifie de « petits maux » (l. 7-9). Il déve-
loppe alors ses pensées (« il constate d’abord que
[…] », l. 9 ; « il pense que […], l. 16), ses sentiments
(« il s’attriste », l. 11). Son imagination le force à
reconsidérer le passé (« portant son regard sur le
passé », l. 12) et à envisager l’avenir sous un jour
sombre (« regardant maintenant vers l’avenir »,
l. 15-16). Les pensées de l’étudiant lui arrivent dans
le désordre : le constat présent (« il n’apprend pas
vite », l. 9) n’est pas expliqué par une cause objec-
tive (le manque de lumière, la fatigue et le mal de
tête). La projection dans le passé ou le futur empêche
toute considération de l’état présent. Les pensées
de l’homme en colère sont développées également
aux lignes 40-41, à travers une énumération asyndé-
tique qui traduit l’abondance de ses fantasmagories
et leur désordre. L’homme ainsi représenté est ridi-
culisé à travers la comparaison à un « peintre qui
peindrait les Furies et qui se ferait peur à lui-même »
(l. 43).
SynthèseL’efficacité de cette argumentation tient à sa clarté.
En effet, la thèse est énoncée dès le début et Alain a
recours à trois exemples successifs pour l’illustrer.
Ceux-ci, en particulier, font appel à des expériences
connues. L’analogie avec le théâtre permet de faire
saisir le sens du titre : « l’éloquence des passions ».
VOCABULAIRE
« Éloquence » est un mot d’origine latine, dont le
verbe simple est loquor, qui signifie « parler », pré-
cédé d’un préfixe ex-, intensif. Il désigne d’abord le
fait de parler avec facilité, puis au xviie siècle, il se
spécialise en désignant un genre littéraire (sermon,
discours). Le sens s’étend au milieu du même siècle
pour exprimer le caractère de ce qui est persuasif.
L’« élocution », le « locuteur », « loquace » sont des
mots qui appartiennent à la même famille.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
S’entraîner à l’écriture d’invention (transposition)Dans un récit à la première personne, rédigez les
pensées de l’étudiant en proie au doute, tel qu’il est
présenté par Alain. Il pense aux conseils délivrés par
cet auteur dans cet article et essaie de déterminer si
son imagination lui joue des tours.
Texte 8 – Jean-Paul Sartre, Les Mouches (1943)
p. 384 (ES/S et Techno) p. 386 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un texte engagé.
– Aborder la réécriture d’un mythe antique.
LECTURE ANALYTIQUE
Un plaidoyer pour le bonheurÉlectre est le personnage le plus présent par ses
paroles. Ses répliques successives constituent un
long discours, entrecoupé par des interventions
ponctuelles, des réactions des auditeurs, qui
s’adressent les uns aux autres (« Et si elle disait
vrai ? », l. 9) ou à elle, pour lui demander de se taire
(« Électre, va-t-en, de grâce », l. 10). Soumise à l’au-
torité d’Égisthe, Électre obtient ici une liberté de
parole que celui-ci cherche à lui ôter, assisté du
grand prêtre. Électre défend ici le bonheur, comme
le montre l’emploi récurrent de ce terme (l. 4, 14, 45)
ou les synonymes (« contents », « contentement »,
l. 26-27). Les valeurs prônées sont des valeurs de
vie et d’amour. Les exemples qu’elle choisit visent à
le montrer : c’est d’abord celui des « villes blanches
et calmes » (l. 14), où les mères « sont fières » de
leurs enfants (l. 18) ; puis celui des hommes qui se
contentent du beau temps. Elle développe ces
scènes en insistant sur les côtés positifs : la pré-
sence du soleil (l. 15), de la chaleur (l. 15), le jeu des
enfants sur les places (l. 16), par exemple. Ces
hypotyposes visent à frapper les auditeurs. Les bon-
heurs évoqués sont simples et liés au présent. Ils
s’opposent à la peur des habitants d’Argos dont les
morts hantent les esprits (« des hommes lèvent la
tête », l. 25 ; tandis que les habitants d’Argos gardent
« la tête basse », l. 28). Électre refuse de suivre le
rituel de commémoration imposé par Égisthe, dans
une attitude hypocrite. Non seulement Électre
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 4
évoque par ses paroles cet espace de liberté, mais
elle effectue également des actions qui soulignent
sa propre liberté. La didascalie « elle danse » (l. 50) et
les didascalies internes aux lignes 32-34, « j’étends
les bras, je m’élargis et je m’étire », rendent compte
des gestes effectués. Le corps joue un rôle impor-
tant ; « j’étends », « je m’élargis », « je m’étire » sont
trois verbes aux sonorités proches qui manifestent
ici un processus d’affirmation d’elle-même.
L’affirmation de la libertéÉlectre entend rappeler aux habitants d’Argos le sens
de cette commémoration des morts, instituée par
Égisthe. Par une telle fête, il entend maintenir son
peuple dans la crainte et parvient à faire oublier son
crime passé. Électre le rappelle en évoquant son père,
Agamemnon, dans un portrait empli de pathétique. En
effet, la description effectuée accentue les souffrances
du personnage (« son visage supplicié », « ses lèvres
sanglantes », l. 8). Mais Électre essaie aussi de mon-
trer que les morts ne réclament pas la soumission des
habitants au rite funèbre imposé par Égisthe, d’où
l’image paradoxale de la ligne 8 : « ses lèvres san-
glantes essaient de sourire ». Par cet acte d’insubordi-
nation, cette « impiété » (l. 11), elle cherche à faire réa-
gir le peuple. Elle l’invite à se débarrasser de ses
remords (voir l’apostrophe ligne 26, « ô bourreaux de
vous-mêmes »), de ses craintes et superstitions entre-
tenues par Égisthe et le grand prêtre. Son discours
possède quelque efficacité : une jeune femme, au
début, hésite : « Et si elle disait vrai ? » (l. 9), avant d’être
rejointe par d’autres (l. 23). Sa parole et ses gestes
parviennent à ébranler les esprits. Placée dans un
contexte antique, cette pièce a des résonances
modernes : la date de publication, 1943, rappelle que
la France est occupée. Égisthe et le grand prêtre, qui
interviennent tous deux pour faire taire Électre, en la
menaçant violemment (« Tu vas te taire, à la fin, où je
ferai rentrer les mots dans ta gorge », l. 21), entendent
maintenir le peuple dans la superstition, en abusant de
leur autorité. Électre menace l’ordre qu’ils ont établi et
déjà des consciences se sont éveillées. Égisthe sym-
bolise tous les tyrans qui veulent contrôler les âmes
des peuples et les asservir en suscitant chez eux des
craintes irrationnelles.
SynthèsePour Électre, le bonheur s’apparente à un acte de
liberté : « je suis heureuse », déclare-t-elle, alors que
tout s’oppose à ce sentiment, comme la mort de son
père ou sa soumission à Égisthe. En paraissant vêtue
de blanc à l’occasion de la fête des morts, en effec-
tuant des actes contraires à la cérémonie solennelle,
elle manifeste sa liberté, elle redevient elle-même.
GRAMMAIRE
La dernière réplique d’Électre se compose d’une
prière lyrique (avec l’apostrophe « ô ») adressée aux
morts : elle emploie l’impératif et le subjonctif
d’ordre. Elle effectue une sorte de pacte avec eux,
comme le montrent les hypothétiques « si… ».
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Lecture complémentaireCe texte peut être mis en relation avec l’étude de
l’œuvre complète d’Eugène Ionesco, Rhinocéros
(p. 203-220 ES/S et Techno : p. 205-222 L/ES/S).
Lecture d’imageObservez la photographie page 385 (ES/S et Techno)
ou page 387 (L/ES/S). Identifiez les personnages
représentés et décrivez-les. Pour quelles raisons les
morts sont-ils symbolisés par des sortes de marion-
nettes ?
Les marionnettes permettent de mettre en évidence
l’inanimé, mais elles peuvent aussi souligner la mani-
pulation d’Égisthe.
Perspective – Lucrèce, De rerum natura (Ier s. av. J.-C.)
p. 386 (ES/S et Techno) p. 388 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la philosophie épicurienne et sa
conception de la vie heureuse.
– Aborder la forme du poème didactique.
LECTURE ANALYTIQUE
L’ataraxieLe poème de Lucrèce reprend les théories d’Épi-
cure : le sage est celui qui se tient à l’écart des agi-
tations du monde, du « tourment » (v. 3), « des grands
combats de la guerre » (v. 5). Cet isolement lui cause
du plaisir, comment le montrent les expres-
sions « douceur » (v. 1), « il nous plaît » (v. 4), « il plaît
aussi » (v. 5). Mais sans la sagesse épicurienne, ce
plaisir est amoindri, ce qui se voit avec la tour-
nure : « rien n’est plus doux » (v. 7). Lucrèce, dès le
début, prévient les critiques qui pourraient lui être
adressées : comment se réjouir des malheurs des
hommes ? L’opposition marquée au vers 4 précise
sa pensée : « mais il nous plaît de voir à quoi nous
échappons ». Le sage épicurien n’est pas égo-
ïste : s’il s’abstient de participer à la vie politique,
c’est par sagesse. La philosophie épicurienne se
veut une philosophie simple, dont le principe fonda-
mental est l’absence de douleur, plus particulière-
ment l’absence de douleur physique. Dans les vers
17 à 23, Lucrèce énonce cette thèse qui correspond
à la notion antique d’ataraxie.
Les plaisirs naturelsCes principes d’Épicure sont justifiés par leur respect
de la nature, comme il le signale à plusieurs
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Français 1re – Livre du professeur
reprises : vers 17, « La Nature, en criant, ne réclame
rien d’autre », ou vers 24, « la nature est satisfaite, si
[…] ». La conversation entre amis se déroule dans un
cadre naturel : « couchés dans l’herbe tendre : Auprès
d’une rivière, sous les branches d’un grand arbre
(v. 30-31). Lucrèce décrit un locus amoenus, un lieu
agréable, qui s’oppose aux richesses énumérées
auparavant : la « maison brillant d’or et reluisant d’ar-
gent » (v. 28), les « lambris dorés » (v. 29). Lucrèce
reprend les catégories des plaisirs selon Épicure : les
plaisirs naturels, qui satisfont le corps, sont privilégiés
PROLONGEMENT
La Fontaine, dans cette fable, met en scène un per-
sonnage qui n’est pas sans rappeler Épicure, dans
un lieu qui s’apparente au jardin épicurien, lieu dans
lequel il prodiguait son enseignement. La moralité
précise l’identité de l’autre personnage : le Scythe
représente un stoïcien, et l’on peut alors comprendre
que le sage philosophe est un épicurien éclairé.
L’auteur invite à ne pas ôter toutes les passions de
l’homme. L’argumentation de La Fontaine se pré-
sente sous la forme d’un récit doublé d’une moralité.
Comme chez Lucrèce, ce sont les images qui font
sens. Les actions du stoïcien dans le jardin doivent
être rapprochées de l’action des stoïciens sur l’âme.
Lucrèce énumère, sous formes d’images embléma-
tiques, les diverses agitations des hommes. De plus,
les deux textes se présentent comme des poèmes
didactiques.
HISTOIRE DES ARTS
Le charme de la natureLe jardin représenté dans cette fresque surprend par
son abondance et sa diversité. Des arbres très diffé-
rents y figurent (pins, palmiers), pourvus de nom-
breux fruits (l’arbre à gauche est un cognassier) et
de fleurs, contrariant les lois des saisons. Devant le
muret, on distingue des arbustes. Des oiseaux d’es-
pèces variées volent ou sont posés sur les branches.
Nous retrouvons en partie le locus amoenus décrit
par Lucrèce dans le De rerum natura.
La perspectiveLes arbres représentés se trouvent à l’extérieur d’un
double enclos : une barrière jaune, en osier, ajourée,
est visible au premier plan, puis on distingue un muret
de marbre blanc, qui enferme un pin dans un renfon-
cement. Les premiers arbres sont finement travaillés,
et se détachent sur un fond vert. Le bleu du ciel invite
au calme, à la sérénité. Les concrétions visibles en
haut à droite se détachant du ciel, font croire à ceux
qui se trouvent dans la pièce qu’ils occupent une
grotte : la fresque semble donc proposer une ouver-
ture vers l’extérieur. Nous sommes invités à nous
plonger dans la nature et à nous évader : l’ouverture
dans la clôture convie à la fuite du regard.
Une fresque épicurienne ?En choisissant de représenter un cadre naturel pour
orner son triclinium, Livie reprend un motif oriental
souvent retrouvé dans les villas romaines, qui n’est
pas sans rappeler les théories épicuriennes : l’im-
portance de la nature dans la peinture ainsi que
l’emplacement où cette fresque a été retrouvée (un
triclinium, un lieu de convivialité) font écho au texte
de Lucrèce.
Perspective – Sénèque, La Vie heureuse (Ier s. ap. J.-C.)
p. 388 (ES/S et Techno) p. 390 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la philosophie stoïcienne et sa conception
de la vie heureuse.
LECTURE ANALYTIQUE
La raison, principe supérieur de l’hommeSénèque distingue le corps et l’esprit : le mot « âme »
est ainsi employé à plusieurs reprises et s’oppose
au corps, par exemple avec le lien logique d’opposi-
tion « tandis que » (l. 24-25). C’est cette première
partie de l’homme que Sénèque privilégie : l’homme,
par sa raison, se distingue des animaux et des miné-
raux. L’âme et le corps sont bien distincts : la raison
doit se poser « en juge du luxe et des voluptés »
(l. 20), tandis que « le corps baigne dans sa graisse
présente » (l. 24). Cette image a une connotation
négative : le corps soumis aux voluptés est pesant, il
n’est pas sain, et s’oppose à la pureté de l’âme
(l. 10). Les plaisirs, selon Sénèque, « chatouille[nt] »
l’âme (l. 17) : elles l’attirent, mais le sage est précisé-
ment celui qui sait résister à ces appels, qui, à la
longue, ne peuvent mener au bonheur (« qui parmi
les mortels […] voudrait être chatouillé jour et
nuit […] ? », l. 16-17). Le bonheur réside uniquement
dans la raison : « la vie heureuse a pour fondement
immuable la rectitude et la fixité du jugement »
(l. 9-10), « être heureux, c’est avoir un jugement
droit » (l. 27-28).
Une mise en garde contre l’imaginationSénèque distingue les voluptés de l’âme et les
voluptés du corps. Il répond à ses contradicteurs
(l. 19 « Mais l’âme aussi, dit-on, aura ses volup-
tés ») : l’âme peut aussi éprouver du plaisir. Sénèque
met en garde contre les espérances et les chimères
bâties par l’imagination : est heureux « celui qui n’a
ni désir ni crainte grâce à la raison » (l. 2). L’âme qui
« porte ses pensées sur [la volupté] à venir » (l. 24-25)
est jugée « misérable » par Sénèque (l. 25). « On ne
peut être heureux sans la saine raison, ni sain d’es-
prit, quand on recherche comme bonnes des choses
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 4
futures » (l. 26-27). Alain, au xxe siècle, avertira lui aussi l’étudiant ou l’homme en colère contre l’ « élo-quence des passions » et les dangers de l’imagina-tion (p. 382 ES/S et Techno : p. 384 L/ES/S).
PROLONGEMENTS
Sénèque fut nommé précepteur de Néron par Agrip-pine, en même temps que Burrhus, mit en scène dans Britannicus de Racine. Après la mort de Bur-rhus, à la suite de la conspiration de Pison, Néron (empereur de 54 à 68 après J.-C.) lui ordonna de se suicider. Le philosophe montra beaucoup de fermeté et de courage devant la mort. Les excès de Néron, empereur histrion, révèlent l’échec de l’enseignement de Sénèque. On peut rappeler la mort d’Agrippine, sa mère, qu’il avait ordonnée, les courses de char qu’il organisait (voir Tacite, Annales, xiv, 14), les banquets fastueux (Tacite, Annales, xv, 37).
Lecture d’image – Luca Giordano, La Mort de
Sénèque (1684)
p. 389 (ES/S et Techno) p. 391 (L/ES/S)
La mise en valeur du sage stoïcienLa scène représentée correspond à la mort de Sénèque, après que celui-ci s’est ouvert les veines : les disciples sont autour de lui et recueillent les dernières paroles, conformément à la scène décrite par Tacite dans les Annales (xv, 63). Le corps de celui-ci forme une diagonale qui coupe le tableau. De part et d’autre, les disciples, comme celui à gauche, amplifient cette diagonale. On remarque à l’arrière-plan un escalier qui semble reprendre la position du corps. Le drap qui couvre le philosophe et la lumière qui l’éclaire attirent l’œil et soulignent le personnage principal du tableau. La couleur presque bleutée du drap s’oppose aux couleurs chaudes des vêtements des autres personnages : sorte de linceul, elle préfigure la mort imminente de Sénèque. Les livres qui entourent le personnage, ceux tenus par les disciples, rappellent le rôle important de celui-ci pour la pensée. Le philosophe tend le bras droit et regarde un des hommes près de lui, comme s’il exprimait face à lui ses ultimes réflexions. Presque tous les personnages le regardent et semblent recueillir avec déférence ses paroles.
Une scène transforméeRares sont les éléments qui rappellent l’Antiquité : la colonne, au fond, en est un signe, ainsi que le bassin sur lequel repose le pied du philosophe. Luca Giordano choisit cependant de ne pas être fidèle à l’histoire : les disciples consignent les dernières paroles sur un codex et non sur un volumen ou une tablette de cire. Les vêtements portés par les dis-ciples n’ont rien à voir avec des toges. Le peintre entend montrer l’atemporalité des préceptes du
stoïcien : sa constance, sa fermeté d’âme devant la
mort en font un modèle pour toute époque.
Une représentation pathétiqueLa scène n’est pas dépourvue de pathétique : les
regards implorants des disciples, et notamment du
personnage, à gauche, qui tient l’instrument employé
par Sénèque pour commettre son geste, invitent
le spectateur à la compassion. La carnation du
philosophe, blanche, souligne l’imminence de la
mort. Le reste de la scène, noyée dans l’ombre,
rappelle la période sombre que Rome est en train de
vivre, sous le règne de Néron. Les livres, près de la
main gauche de Sénèque, tombent, symbolisant la
mort prochaine du philosophe.
SynthèseSénèque, encore vivant mais proche de la mort, a
besoin du soutien de ses disciples. Il s’appuie éga-
lement de la main gauche sur un meuble. Mais son
visage ne montre pas sa douleur. Sa main droite,
ouverte, indique qu’il parle et qu’il a gardé toutes
ses facultés. Ses muscles, tendus, révèlent une
force d’âme et une constance face à la mort.
PROLONGEMENTS
La mort de Sénèque est racontée dans les Annales
de Tacite, livre XV (60 à 64), et Luca Giordano a
choisi le moment où les disciples entourent le philo-
sophe et recueillent ses dernières paroles. Pauline,
l’épouse de Sénèque, est absente du tableau.
D’autres peintres ont représenté la mort de Sénèque.
On peut citer Rubens (La Mort de Sénèque, musée
du Prado), qui place le philosophe au centre du
tableau, debout, ce qui manifeste sa constance ;
Jacques-Louis David (La Mort de Sénèque, 1773,
visible sur le site du Petit Palais à Paris) choisit de
représenter l’épouse du philosophe dans une scène
pathétique. Cet épisode, particulièrement tragique,
permet de mettre en évidence la fermeté d’âme que
l’on doit avoir face à la mort, mais aussi la fidélité de
Pauline envers son mari. C’est elle qui a retenu l’at-
tention de Jean Joseph Taillasson (Pauline, femme
de Sénèque, rappelée à la vie, vers 1793, musée du
Louvre).
Dossier Presse : Les lois du bonheur
p. 390 (ES/S et Techno) p. 392 (L/ES/S)
LECTURE ANALYTIQUE
La forme de l’article de presseL’article possède une forme très codifiée qui lui per-
met d’être reconnu assez rapidement : la disposition
en colonnes, la présence de titres et sous-titres
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Français 1re – Livre du professeur
d’autres tailles et de couleurs, comme ici, qui hiérar-
chisent les informations, le chapeau. Le titre peut
avoir différentes fonctions qui sont rappelées dans la
question 1 : il peut être purement informatif, il peut
surprendre et pousser le lecteur à poursuivre la lec-
ture, ou il peut jouer sur les mots. Le titre ici est énig-
matique et joue sur une antithèse : le bonheur peut-il
se construire scientifiquement ? Il va à l’encontre des
opinions communément admises que rappelle le cha-
peau : les philosophes ont cherché comment l’homme
pouvait devenir heureux. L’article s’attache à un « nou-
vel angle » d’approche : des facteurs de différents
ordres, énumérés dans le chapeau, seront successi-
vement abordés. Les deux premières colonnes cor-
respondent, d’après leur titre, à un état des lieux : la
première colonne constitue une définition, telle qu’on
peut la donner habituellement. La seconde se veut
une mesure rationnelle du bonheur. Les attaques en
vert et en majuscules permettent d’expliciter les sous-
titres et de clarifier l’information en mettant à jour
l’ossature de la démonstration : on passe de l’opinion
courante sur le bonheur à une mesure objective.
Le bonheur : à la recherche d’un mécanismeLe but de l’article est de savoir si l’homme peut agir
pour être heureux. N’y aurait-il pas quelques déter-
minismes qui influeraient sur son bonheur ? Quels
sont-ils ? La deuxième colonne livre quelques
réponses : « il n’y a pas de corrélation entre bonheur
et richesse », « notre satisfaction par rapport à la vie »
est moins affectée « par des facteurs généraux
comme le fait d’être riche, marié ou en bonne santé ».
La clef du bonheur est ailleurs. La première colonne
insiste sur les difficultés à définir le bonheur, que
nous confondons souvent avec le bien-être momen-
tané. Les auteurs de l’article convoquent différents
auteurs pour appuyer leur propos. Ils citent des phi-
losophes qui font autorité (Voltaire, Lao-Tseu), des
écrivains à la vie remarquable (J. Renard) ou des
personnalités (Jean-Baptiste Lafond, rugbyman). La
diversité des auteurs (éloignés dans le temps et
dans l’espace) vise à montrer que cette impossibilité
de saisir le bonheur est universelle. Le deuxième
paragraphe s’attache aux différents sondages réali-
sés et aux méthodes choisies. Trois méthodes diffé-
rentes sont abordées dans trois paragraphes suc-
cessifs. La première vise à poser la question du bon-
heur sans détour et à confronter la réponse avec les
données portant sur l’identité du sondé ; la deu-
xième, qui s’oppose à celle-ci, est un sondage por-
tant sur l’activité effectuée et sur le bien-être que
l’on ressent face à celle-ci ; la dernière demande une
reconstitution de la journée. Les trois méthodes
aboutissent aux mêmes conclusions : les relations
sociales sont importantes et les réponses sont
influencées par l’état d’esprit immédiat.
SynthèseLa mise en page de l’article permet de rendre les
informations claires en les hiérarchisant : titre, sous-
titre, attaques possèdent cette fonction. Les auteurs
commencent par délimiter les contours du sujet
(qu’est-ce que le bonheur ?), dans ce qui constitue
une introduction, avant de l’aborder sous différents
angles que le chapeau récapitule. À l’intérieur des
colonnes, la disposition en paragraphes (notam-
ment dans « La mesure du bien-être ») permet de
distinguer différentes idées (par exemple, les diffé-
rentes méthodes de sondage).
PROLONGEMENT
La recherche sur le site de l’INA nous conduit à un
nombre assez important de vidéos sur le bonheur.
Des artistes (Alain Souchon, Jean Ferrat), des per-
sonnalités politiques ou des philosophes (Françoise
Giroud, Raymond Aron) sont interviewés sur leur
conception du bonheur ou sur leur bonheur présent.
Face à ces personnalités, nous pouvons aussi trou-
ver quelques interviews de personnes anonymes
(« À propos du bonheur », dans Les Femmes aussi,
émission de 1965). Les émissions sont très diver-
ses : il s’agit principalement de questions posées à
l’occasion d’une émission consacrée à un film, à la
sortie d’un livre, ou centrée sur une personnalité.
Rares sont les émissions portant uniquement sur ce
thème. Pourtant, la variété des réponses et des
interviews montre qu’il s’agit d’une question cen-
trale. La plupart des interviews, menées dans le
cadre d’émissions centrées sur un événement (paru-
tion d’un livre, par exemple), font alterner les points
de vue : la caméra passe du journaliste à l’inter-
viewé. Dans le cadre d’émissions dans lesquelles
les personnalités sont les invités d’honneur, l’inter-
view est menée en voix off.
RECHERCHE INTERNET
L’exposition s’attache aux différents aspects de la
photographie de presse : « désordres du monde »,
« le choc », « enfants » présente des images plutôt
choquantes, frappantes qui mettent en évidence la
famine, la violence, la douleur. Mais les photo-
graphes de presse couvrent aussi d’autres domai-
nes, comme le sport. Ils immortalisent aussi des
célébrités. Le choix de l’angle de vue peut transfor-
mer une image (le message tendu à un réfugié alba-
nais à travers une grille est plus frappant qu’une
photographie montrant les deux personnes : la grille,
le message, deviennent des symboles). De la même
façon, le choix du sujet permet de transmettre un
message : on peut prendre l’exemple de l’appareil
d’un photographe, posé sur un tapis, et couvert de
sang. Cette photographie souligne les dangers
encourus par les photographes qui couvrent les épi-
sodes de guerre. Enfin, certaines photographies
soulignent le pathétique de la situation, comme le
gros plan sur le visage d’une fillette en pleurs, à Bas-
sora, tandis qu’à l’arrière-plan un char est visible. Le
cadrage rappelle la situation.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 4
LIRE LA UNE D’UN MAGAZINE
La Une correspond à la première page d’un journal, d’un
magazine, où se trouvent les informations les plus impor-
tantes, d’où l’expression « faire la une ». Il s’agit ici du dos-
sier principal auquel est consacré le magazine, « Les lois
du Bonheur », dont le titre est mis en évidence par sa posi-
tion (en haut à droite), les lettres blanches (qui se détachent
sur le bleu du ciel) et la présence de majuscules. D’autres
rubriques, « science politique » et « économie » (surlignées
en vert et rouge pour les distinguer des titres), figurent sur
cette première page, en plus petits caractères. Un dernier
dossier de « société » figure en bas. La photographie choi-
sie joue un rôle important dans cette première page : elle
doit attirer le regard, intriguer, et donner envie de lire les
dossiers. Le bleu du ciel contraste fortement avec le ban-
deau rouge, en haut, dans lequel est inscrit le titre de la
revue : Sciences Humaines, et occupe les trois quarts de
la photographie. Le bas de la photographie semble repré-
senter une vaste étendue de sable blanc. Un personnage
en bleu, protégé d’une ombrelle noire, se tient à droite,
dos au photographe. Cette image doit être mise en rela-
tion avec le titre du dossier : le bleu du ciel, l’immense
étendue renvoient au « bonheur », au « bien-être », à la
sérénité. Le sable connote les vacances, l’absence de
préoccupations.
BIBLIOGRAPHIE
Textes• HORACE, Odes (en particulier I, 17, « Carpe diem »).• RENÉ DESCARTES, Traité des passions.• ANTOINE ADAM, Les Libertins au XVIIe siècle, anthologie, Éditions Buchet Chastel, 1986.• VOLTAIRE, Histoire d’un bon bramin.• STENDHAL, De l’amour.
Essais• ANTHONY LONG ET DAVID SEDLEY, Les Philo-sophes hellénistiques. I Pyrrhon, l’épicurisme ; tome II, « Les stoïciens », GF Flammarion, 2001.• PAUL BÉNICHOU, Morales du Grand siècle, coll. Folio Essais, Éditions Gallimard, 1948.Pensée de Rousseau, Éditions du Seuil, 1984 (ROBERT DERATHÉ, L’Homme selon Rousseau ; • PAUL BÉNICHOU, Réflexions sur l’idée de nature chez Rousseau).
Pistes de lecturep. 393 (ES/S et Techno) p. 395 (L/ES/S)
LECTURES CROISÉES
Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688), Montes-
quieu, Lettres persanes (1721), Antoine de Saint-
Exupéry, Le Petit Prince (1940)
Axe d’étude 1Malgré les différences dans les époques et dans les
genres employés, on peut trouver des similitudes
dans les thèmes développés. Tous trois évoquent la
monarchie : chez La Bruyère, on peut prendre appui
plus particulièrement sur le chapitre « Du souverain
ou de la république », dans lequel il s’attache à défi-
nir le bon souverain, qui doit être « père du peuple »
(« Du souverain », 27) et agir comme le berger (apo-
logue qui se trouve dans « Du souverain », 29). Les
Lettres persanes comportent une intention plus
polémique, que l’on peut observer, par exemple,
dans la lettre 37, d’Usbek à Ibben, dans laquelle les
contradictions du souverain sont soulignées. Le
Petit Prince, quant à lui, rencontre un roi (chapitre X),
personnage ridicule, qui entend abuser de son pou-
voir. Un chapitre entier est consacré aux femmes
dans Les Caractères, que La Bruyère présente par-
fois par le biais de portraits satiriques (« Des
femmes », Lise, 8). Il met en évidence leurs peurs de
vieillir, leurs inconséquences, sous la forme parfois
de maximes (18, par exemple). Les Lettres persanes,
quant à elles, s’acheminent petit à petit vers la révé-
lation de l’infidélité de Roxane à Usbek (dernière
lettre). Mais Usbek porte aussi un jugement sur les
femmes occidentales, et dénonce, lui aussi, leur
peur de vieillir (lettre 52), ou leur empire sur les
hommes (lettre 107). Le Petit Prince ne comporte
qu’un seul personnage féminin, sous une forme
métaphorique : la rose, à la fois fragile, unique, pour-
vue de quelques épines et un peu manipulatrice (voir
chapitre VIII). Le renard apprend au Petit Prince qu’il
est responsable de cette rose, et, dans une maxime,
qu’ « on ne voit bien qu’avec le cœur » (chapitre XXI).
Les hommes puissants sont souvent mis en scène
dans Les Caractères : La Bruyère se moque souvent
de leurs hautes prétentions (voir par exemple le por-
trait de Pamphile, « Des grands », 50), défaut souli-
gné aussi dans les Lettres persanes (par exemple,
74). La question de l’équité agite souvent ce roman
épistolaire (voir par exemple la maxime au début de
la lettre 95). Le Petit Prince rencontre différents per-
sonnages qui cherchent à prendre l’ascendant chez
les autres : on peut penser au vaniteux (chapitre XI)
ou au businessman (chapitre XIII).
Axe d’étude 2Sans destinataire explicite, Les Caractères sont
livrés au public, afin qu’il s’y reconnaisse et se cor-
rige (préface). Parfois, La Bruyère interpelle directe-
ment certains des personnages qu’il met en scène,
comme Acis (« De la société et de la conversation »,
7), leur donnant ainsi vie et rendant leur existence
vraisemblable. Les Lettres persanes rassemblent
des lettres fictives, d’expéditeurs et destinataires
différents, ce qui permet de croiser les points de
vue. Saint-Exupéry entame un récit qui prend l’allure
d’un texte autobiographique, ce qui rend vraisem-
blable la rencontre. Le livre est illustré de dessins
enfantins : l’histoire du Petit Prince est d’abord des-
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Français 1re – Livre du professeur
tinée à des enfants, éloigné du monde des « grandes personnes », comme se plaît à le rappeler l’énoncia-teur. Mais la dédicace initiale souligne la volonté de l’auteur de dédier ce livre à une grande personne, qui a été autrefois un enfant.
Axe d’étude 3Les exagérations des personnages de La Bruyère (le riche Giton et le pauvre Phédon, « Des biens de for-tune », 83), des Lettres persanes (les beaux esprits, lettre 82), ou des différents personnages rencontrés par le Petit Prince (comme l’allumeur de réverbères, chapitre XIV), constituent des caricatures qui rendent les textes humoristiques. L’absurdité de certaines situations (les caprices de la mode, dans les Lettres persanes, 99, ou l’obsession du businessman dans Le Petit Prince) contribue au même effet. Le lecteur, interpellé dans Les Caractères ou Le Petit Prince (à la fin), se sent aussi concerné dans les Lettres per-sanes : l’écriture de lettres suppose la présence d’un destinataire, auquel le lecteur s’identifie.
Corpus BAC (Séries générales)p. 394 (ES/S) p. 396 (L/ES/S)
Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688), Voltaire, Micromégas (1752), Jacques Sternberg, 188 Contes à régler (1988)
LA QUESTION SUR LE CORPUS
Par quels procédés la guerre est-elle dénoncée dans ces textes ?Dans ces trois textes, les auteurs ont recours à une fiction pour dénoncer la guerre : dans « Les Jumeaux », Sternberg met en scène des extraterrestres, les Adrèles, dont les parties jumelles se déchirent ; Voltaire donne la parole à des philosophes minuscules, interrogés par un géant venu de Sirius ; La Bruyère imagine une horde de chats qui s’entretuent (l. 15-20). Par le biais d’une image, ils montrent l’absurdité des conflits : les hommes sont comparés à des animaux dans le texte de La Bruyère, des « animaux raisonnables » (l. 25), tandis que la phrase finale du texte de Sternberg donne la clef de l’histoire : « les Adrèles pouvaient passer pour les êtres dont les mœurs étaient le plus insidieusement semblables à celle des Terriens ». La présentation que le philosophe fait au Sirien des hommes qui se battent tend à les assimiler à des fourmis étranges « couvert[e]s de chapeaux », « qui tuent cent mille autres animaux couverts d’un turban ». Les exagérations qui parcourent les textes alliées aux visions horribles qu’elles proposent participent de la dénonciation (la « puanteur » des chats morts chez La Bruyère ; les termes forts « sont massacrés », « s’égorgent » dans Micromégas et « tueries », « meurtres », « suicides » chez Sternberg). L’ironie parcourt également ces
textes : par exemple, dans Les Caractères, La Bruyère
emploie l’antiphrase « instruments commodes » pour
évoquer les armes. Voltaire, quant à lui, dénonce les
puissants qui ordonnent les massacres par la
périphrase ironique « barbares sédentaires ».
COMMENTAIRE
Vous ferez le commantaire du texte de La Bruyère (texte A)
Les Caractères de La Bruyère se proposent de défi-
nir l’Homme dans tous les aspects de sa vie. Dans
le chapitre consacré aux « Jugements », l’auteur
s’intéresse plus particulièrement à la façon dont il
se définit. Cet extrait présente l’homme comme
présomptueux et bien peu raisonnable. Comment
le moraliste compose-t-il ici une image saisissante
de la nature humaine ? Il convient d’étudier d’abord
l’idée selon laquelle l’homme n’est pas un animal
raisonnable, idée tournée en dérision par La
Bruyère. Puis nous verrons comment l’attitude bel-
liqueuse des hommes est dénoncée. Enfin, ce texte
est un appel à une prise de conscience.
I. La réfutation de La Bruyère : l’homme n’est pas un animal raisonnableCette thèse, délivrée au début du paragraphe, est
d’emblée contestée par La Bruyère avec l’emploi
du verbe « corner », clairement péjoratif. L’expres-
sion apparaît à plusieurs reprises, à chaque fois de
manière ironique.
1. Un échange des rôles. L’homme est, à plusieurs
reprises, assimilé à un animal, mais de manière iro-
nique, par exemple lorsque le moraliste évoque les
animaux et les désignent comme « vos confrères »,
en s’adressant aux hommes. Les exemples suc-
cessifs présentés de façon parallèle (le tiercelet de
faucon, le lévrier, l’homme « qui court le sanglier »)
accentuent la ressemblance entre l’homme et l’ani-
mal. Mais les animaux aussi sont humanisés, à la
manière d’une fable (« si les uns ou les autres vous
disaient qu’ils aiment la gloire », « les uns ou les
autres » renvoyant aux chats ou aux loups). La
Bruyère semble donc d’accord avec l’idée que
l’homme est un animal, mais il conteste l’adjectif
« raisonnable ».
2. L’homme est présenté comme un animal déna-
turé. La taupe et la tortue, comparées à l’homme,
placé dans une position d’infériorité (« au-dessous
de… ») possèdent « l’instinct de leur nature »,
contrairement à l’homme, dévalorisé ici pour ses
« légèretés », « folies », et « caprices » (dans un rythme
ternaire qui mime son égarement). Son imagination
et son intelligence technicienne sont mises au profit
de la destruction (« car avec vos seules mains que
vous pouviez-vous vous faire les uns aux autres
[…] ? ») et l’énumération des armes (« les lances, les
piques, les dards, les sabres et les cimeterres »)
s’oppose aux « dents » et « ongles » des animaux.
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 4
3. La Bruyère s’attache à montrer que la raison
conseille de ne pas se battre contre son prochain. Il
emploie l’exemple de deux chiens qu’il met en
scène : ils « s’aboient, s’affrontent, se mordent et se
déchirent ». Face à ce spectacle, le jugement des
hommes est transcrit : « Voilà de sots animaux ».
Cette phrase fait suite aux jugements précédents,
donnés au style direct : un animal qui suit sa nature
et qui en tue un autre pour se nourrir est un « bon »
animal ; celui qui s’attaque à un autre de son espèce
ne fait pas preuve de raison. L’homme n’est donc
pas un « animal raisonnable », et La Bruyère déve-
loppe plus particulièrement l’exemple de la guerre.
II. La dénonciation de l’attitude belliqueuse des hommesDans un texte qui n’est pas dépourvu d’humour, le
moraliste entreprend de dénoncer la guerre.
1. Pour cela, il représente une bataille des chats,
dans une parodie d’épopée, dont les acteurs « ont
joué ensemble de la dent et de la griffe ». L’exagé-
ration des chiffres (« neuf à dix mille chats »), le
caractère effrayant de la bataille (« ils se sont jetés
avec fureur les uns sur les autres ») reprennent des
caractéristiques de l’épopée, mais la présence de
ces chats humanisés opère un détournement paro-
dique. Le moraliste montre ainsi le caractère
absurde d’une telle entreprise. Les hommes qui se
battent entre eux ne sont pas « raisonnables ».
2. Les images de violence s’attachent au thème de
la guerre : le mot « boucherie » renvoie même à
cette entreprise. Dans une gradation, l’auteur
évoque les violences effectuées sans armes (« vous
arracher les cheveux, vous égratigner au visage »,
« vous arracher les yeux de la tête »), avant de se
complaire dans une description des souffrances
endurées par le fait des armes (« vous faire récipro-
quement de larges plaies d’où peut couler votre
sang jusqu’à la dernière goutte »).
3. Cette attitude belliqueuse des hommes ne
semble due qu’à un seul défaut : l’amour-propre. Si
celui-ci n’est pas nommé, il est sous-entendu à tra-
vers des formules comme « vous donn[ez] aux ani-
maux […] ce qu’il y a de pire, pour prendre pour
vous ce qu’il y a de meilleur ».
Conformément à son projet de moraliste, La
Bruyère étudie l’homme et montre ses faiblesses,
afin d’amener le lecteur à une prise de conscience.
III. Un appel à une prise de conscience1. L’ouvrage s’adresse explicitement aux hommes,
comme le montre l’apostrophe « ô hommes » qui
traduit la condescendance de l’auteur. L’utilisation
récurrente de la deuxième personne du pluriel et
des questions rhétoriques (« ne ririez-vous pas de
tout votre cœur […] ? ») incitent le lecteur à réagir.
Le passage se veut persuasif.
2. Mais dans cet extrait, le moraliste convie son
lecteur à participer aux différentes visions qu’il lui
propose, dans des tournures parallèles. La vision
du « tiercelet de faucon » qui « fait une belle des-
cente sur la perdrix » appelle des paroles au style
direct « Voilà un bon oiseau », et trois autres scènes
sont alors proposées au lecteur, dont l’auteur ima-
gine les paroles. De même, trois fictions, intro-
duites par l’hypothétique « si » s’achèvent par les
réactions supposées de celui-ci. Le lecteur est
invité à construire le raisonnement, dans une argu-
mentation imagée et qui se veut efficace.
DISSERTATION
Selon vous, le détour par l’Autre est-il un bon moyen pour dénoncer les travers de sa propre société ?I. Différentes modalités pour dénoncer la société à travers l’Autre1. L’Autre peut être mis en scène dans un apologue et
sa parole, ses actions, mettent en évidence les
défauts de la société.
Ex. : L’Ingénu, personnage de Voltaire, porte un juge-
ment sur la société française.
2. La rencontre avec l’Autre permet de revenir sur
soi : la société française est comparée à une autre
société qu’on observe.
Ex. : Les utopies présentent un monde autre que le
nôtre. Les différences entre les habitants sont per-
ceptibles.
II. Le détour par l’Autre est un bon moyen pour dénoncer les travers de sa société1. C’est un détour commode pour permettre au lec-
teur de prendre de la distance avec sa propre société.
Trop engagé dans le monde, le lecteur ne peut pas
toujours distinguer les injustices, les travers.
Ex. : Dans Micromégas, le territoire convoité est dési-
gné comme un « tas de boue ». En le diminuant de
taille, le philosophe montre la futilité des causes de la
guerre.
2. En adoptant un regard neuf, le lecteur aborde les
grands sujets sous un angle d’approche inédit. Les
incohérences et les absurdités n’en sont que plus fla-
grantes.
Ex. : Les inconséquences des Parisiens, dans les
Lettres persanes, deviennent manifestes sous la
plume d’un étranger.
3. Par le biais de la fiction de l’Autre, l’argumentation
devient plus efficace, car elle sollicite l’imagination du
lecteur en même temps que la réflexion. Elle suscite
chez lui des émotions, comme le rire ou la fascina-
tion. Ex. : Les Adrèles dans « Les Jumeaux » fascinent
et inquiètent, mais nous font réfléchir à notre propre
monde.
III. Les dangers de la fiction de l’Autre1. La fiction a un pouvoir de séduction : le lecteur est
captivé par les aventures de l’Autre et peut oublier la
dimension argumentative du texte.
Ex. : Les contes philosophiques de Voltaire comme
L’Ingénu peuvent passer pour des récits, des romans.
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Français 1re – Livre du professeur
2. Le message, en étant brouillé par une image, n’est pas toujours clair. La pensée de l’auteur se déguise derrière celle d’un autre personnage.Ex. : Les Fables de La Fontaine, par leur récit qui peut présenter des animaux, constituent des énigmes. Dépourvues parfois de moralité, elles dissimulent leur sens véritable, comme « Le Rat qui s’est retiré du monde », qui se finit sur une note ironique.
ÉCRITURE D’INVENTION
En vous appuyant sur le texte de Jacques Sternberg (Texte C), composez le discours qu’un penseur Adrèle, plus raisonnable et pacifique, pourrait tenir à ses congénères pour les exhorter à faire preuve de mesure.
• Le genre du discours doit être adopté. Il suppose la présence de destinataires clairement identifiés, l’emploi de tournures convaincantes, et une organi-sation qui peut suivre le schéma des discours antiques : exorde (ou début ex abrupto), exposé des arguments (contentio), éventuellement narration (le discours peut être lié à un événement particulier), péroraison (résumé et appel à de forts sentiments). On peut proposer auparavant l’étude d’un discours, comme celui d’André Malraux, « Transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon » (p. 465 ES/S et Techno : p. 585 L/ES/S).• Le discours doit être placé dans un contexte qui doit être transparent à la lecture de l’écrit d’inven-tion : qui est ce penseur adrèle (un homme politique, un simple citoyen, … ?), pourquoi s’adresse-t-il à ses concitoyens (à la suite d’un épisode particulière-ment sanglant ? parce qu’un peuple plus pacifique a été rencontré ?), dans quelles conditions se produit ce discours (à la radio ? dans une assemblée ?) constituent des questions importantes qui ont une influence sur la composition du discours.• Si l’appel à la raison est un argument fondamental et nécessaire (comment vivre si l’on pousse son jumeau adrèle à tuer ?), l’écrit d’invention doit trouver d’autres mobiles. On peut envisager une comparaison entre le peuple adrèle et un autre peuple pacifique ; la question du bonheur peut être soulevée ou encore celle de l’uti-lité : ne vaudrait-il pas mieux envisager ces forces à construire plutôt qu’à détruire ? La question de la légi-timité morale peut aussi être soulevée.• Le locuteur peut donner différentes images de lui-même (ethos), afin d’accréditer son discours : il peut se montrer suppliant, inquiet, attristé.• Il doit agir sur les sentiments des auditeurs, en suscitant chez eux différents sentiments (pathos) : l’indignation, la pitié, l’effroi, la honte.
Corpus BAC (Séries technologiques) p. 394
Victor Hugo, Les Contemplations (1856) ; Victor Hugo, Les Misérables (1862) ; Victor Hugo, Les Misérables (1862)
LES QUESTIONS SUR LE CORPUS
1. Quelle est la visée commune à ces trois textes ? On attend dans l’introduction que les élèves remarquent la singularité du corpus, qui contient trois textes du même auteur, écrits sur une durée courte, et posant tous le problème de la prostitution féminine. Cette courte introduction doit aussi reprendre les termes de la question posée. Les élèves doivent être en mesure d’identifier la visée argumentative, et plus particulièrement polémique de ces textes : Victor Hugo entre en débat avec les jugements sociaux d’époque et montre que la pros-titution est l’ultime refuge de l’extrême misère. Dans un premier paragraphe, les élèves s’intéresseront sans doute à la dénonciation de la misère présente dans les trois textes. Dans les deux premiers textes, la misère s’incarne dans la figure d’une jeune fille, pauvre orpheline (Texte A : « …elle est sans parents, pauvre fille ») ou d’une pauvre mère, Fantine, sym-bole de la maternité douloureuse, puisqu’elle a dû placer son enfant en nourrice pour subvenir à ses besoins en travaillant. Ces pauvres femmes sont contraintes à un travail acharné : « en travaillant le jour, en travaillant la nuit » (Texte A) ; « elle cousait dix-sept heures par jour » (Texte B). Mais ce travail ne leur permet pas de vivre honorablement, et l’écrivain témoigne de leur extrême misère : le froid, la faim, l’épuisement physique et moral qui conduit enfin à la maladie. Les indices concrets de cette misère quotidienne, bien présents dans les deux premiers textes (Texte A : « il fait bien froid », « ce logis mal clos », « la faim passe ». Texte B : « une mansarde », « l’eau qui gelait »), sont repris de manière plus abstraite dans le deuxième texte : une âme pour un morceau de pain » ou dans l’énuméra-tion de la ligne 4. Dans un deuxième temps, les élèves pourraient montrer comment l’écrivain s’im-plique dans ces textes pour contester la violence sociale qui pèse ces pauvres femmes. Tous ces textes jouent clairement sur le registre pathétique : le locuteur cherche à persuader le lecteur en le tou-chant dans sa sensibilité. Les termes affectifs mani-festent toute la compassion de l’écrivain qui va à la victime : « la douce fille » « Malheureuse ! » (Texte A), « l’infortunée » (Texte B), « ce douloureux drame » (Texte C). Mais l’écrivain utilise aussi souvent des exclamations, parfois ponctuées d’interjections : « grand Dieu ! Mais que faire ?» (Texte A), « Que vou-lait-on d’elle, bon Dieu ! » (Texte B), « Que lui importe ! » (Texte C). Tout en attirant la sympathie du lecteur pour ces victimes, Victor Hugo s’emploie à dénoncer la violence qui s’exerce contre elle : celle des patrons qui les exploitent (Texte B : « dix-sept
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 4
porté, tout éprouvé… »), les métaphores parfois
construites en opposition (« elle est devenue marbre
en devenant boue »). On peut donc conclure sur la
grande diversité des textes au service d’une même
cause : cela témoigne de la force et de la continuité
de l’engagement de l’écrivain au travers du temps.
Au sein même de son grand roman, Hugo s’autorise
des parenthèses argumentatives au service de sa
démonstration.
COMMENTAIRE
Vous commenterez l’extrait du poème, de « Cette fille au doux front » à « éternels » (Texte A).1. Relevez les éléments qui contribuent à rendre misérable le sort de la jeune fille.2. Analysez la façon dont le poète sensibilise le lecteur à son sort.
• Plusieurs éléments contribuent à rendre misérable
le sort de cette jeune fille :
– sa solitude : l’absence de soutien de famille qui
doit vite la condamner à la précarité. Solitude mise
en valeur aux vers 2 et 3. Son âge tendre évoqué
dans une phrase nominale exclamative : « A dix-sept
ans ! » ;
– la dureté des conditions du travail ouvrier au XIXe
siècle : un travail acharné fournit tout juste « un peu
de pain, un gîte, une jupe de toile ». L’antithèse entre
« jour » et « nuit » au vers 6 évoque les conditions de
ce travail acharné. Le travailleur pauvre, confronté
au chômage : « l’ouvrage manque, hélas ! cela se
voit souvent. ». Le travailleur pauvre confronté à la
dureté des réalités économiques : mise en épiphore
de « cher » au vers 13 ;
– la misère qui en résulte : logement sordide (« son
réduit », « ce logis mal clos »), la faim, le froid. Allégo-
ries (Cf. supra). L’expérience de la maladie, expri-
mée de manière saisissante : « Elle tousse, elle a
froid. » (rythme de l’alexandrin 3/3//3/3).
• Le poète cherche à toucher le lecteur :
– en insistant sur l’innocence et la pureté de cette
jeune fille : « cette fille au doux front », « l’enfant », « la
douce fille ». En dressant son portrait idéalisé : son
courage, sa volonté : « elle a du courage, une
aiguille » (alliance insolite entre un terme concret et
un terme abstrait) ; « L’enfant travaille et lutte
encore » ;
– en dressant un portrait en action qui montre les
étapes inéluctables de la déchéance sociale : « Mais
l’hiver vient », « l’ouvrage manque ». L’acmé de cette
descente aux Enfers : la vente de « la pauvre croix
d’honneur de son vieux père ». Le dénouement iné-
luctable, présenté comme une chute fatale : « Voilà/
Ce qui fait qu’un matin la douce fille alla/Droit au
gouffre ». La métaphore du « gouffre » pour évoquer
la prostitution, l’antithèse entre « pudeur » et
« honte » ;
– toutes les marques de l’implication de l’écrivain
qui prend ici clairement parti : lexique affectif : « la
pauvre croix », « son vieux père », « pauvre fille ».
heures de travail, et neuf sous par jour »), celle des
créanciers qui les assiègent (Texte B : « Ses créan-
ciers étaient plus impitoyables que jamais »), celle
enfin de la foule qui les juge cruellement, comme le
montre le dernier vers de Melancholia. La prostitu-
tion apparaît ainsi au grand écrivain comme un
crime, qu’il désigne même comme une forme de
l’esclavage moderne dans le troisième texte : « c’est
la société achetant une esclave.
À qui ? À la misère ». Si la prostituée est une esclave,
les esclavagistes sont tous ceux qui l’ont réduite à
cette extrémité.
2. Qu’est-ce qui distingue chaque texte des deux autres ? Si ces textes ont une même visée polémique, elle
s’exerce par des formes et des genres différents.
Les deux premiers textes relèvent de l’argumenta-
tion indirecte : l’écrivain éveille la réflexion et la com-
passion du lecteur au travers d’une anecdote. On
découvre le parcours et la lente descente aux Enfers
d’une jeune fille dans Melancholia, de Fantine dans
Les Misérables. Au contraire, le troisième texte
relève de l’argumentation directe : le locuteur for-
mule sa thèse explicitement dès les premières
lignes, et Fantine, qui est encore ici nommée, n’est
plus qu’un emblème, une figure représentative de
toutes les prostituées : « Qu’est-ce que cette histoire
de Fantine ? ». Le recours au présent d’analyse pour
ce début de chapitre forme d’ailleurs un contraste
frappant avec les textes qui précèdent et qui sont
soit au présent de narration, soit à l’imparfait et au
passé simple. L’écrivain recourt aussi à des genres
littéraires différents et aux moyens qui leur sont
propres. Melancholia est un texte poétique qui n’a
évidemment pas l’ampleur de la grande fresque
romanesque des Misérables. Le poète y résume tout
un destin en quelques vers, mais il s’emploie aussi à
utiliser toutes les ressources propres à la versifica-
tion. L’alexandrin assoupli est employé avec une
grande liberté rythmique, au service de l’expressi-
vité : contre-rejet (« voilà/ Ce qui fait qu’un matin ») ;
rythmes brisés (« C’est fini. Les enfants, ces inno-
cents cruels » 3 /9). Le poète risque des allégories
audacieuses : « la faim passe bientôt sa griffe sous la
porte », « la misère, démon, qui lui parle à l’oreille ».
Les phrases nominales sont aussi nombreuses : « …
et maintenant, deuil et pleurs éternels ». Ces procé-
dés poétiques sont évidemment peu présents dans
le texte purement narratif des Misérables qui déroule
plutôt des faits, des observations concrètes, sou-
vent accumulés dans de courtes phrases : « elle
toussait beaucoup. Elle haïssait profondément le
père Madeleine…. ». Le dernier texte relève plutôt du
genre de l’essai puisque le locuteur part d’une situa-
tion concrète pour s’intéresser à un phénomène de
société, dans une démarche qui pourrait passer
pour inductive. Les termes sont ici plus abstraits,
dans cette dénonciation de portée générale. On
retrouve pourtant ici certains procédés poétiques :
la mise en épanaphore de « tout » (« elle a tout sup-
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Français 1re – Livre du professeur
rables comme une œuvre de combat, telle que la définissait Hugo dans son épigraphe ?
III. Un pouvoir au-delà de l’immédiate action poli-tique• L’écrivain agit sur l’individu, son lecteur : il enrichit son cœur et sa conscience et contribue par là-même à changer la société. Changer l’homme pour chan-ger la société. Dans Les Misérables, la justice est-elle du côté de Javert, l’inspecteur sans pitié ou du bagnard, qui a passé sa vie à racheter sa faute ? David Diop dans « Le renégat » (p. 242 du manuel) dialogue avec celui qui a renoncé à ses racines et aliéné son âme.• Il transforme notre regard sur le monde et les choses par le pouvoir du verbe : une action lente et insidieuse qui nous invite, par exemple, à trouver le Beau là où nous n’avons pas l’habitude de le trou-ver, dans la vie urbaine. Ou à mieux observer les choses les plus modestes : Le Parti pris des choses de Francis Ponge (« L’huitre », p. 295 du manuel).
ÉCRITURE D’INVENTION
En réponse à des critiques qui lui reprocheraient d’avoir engagé la littérature dans le combat politique, Victor Hugo écrit un article où il défend le choix de tout écrivain de mettre la littérature au service des grandes causes. Vous rédigerez cet article.
Les conseils proposés permettent de mettre en évidence les critères d’évaluation suivants : • La construction de la situation d’énonciation : un article de presse comprenant un titre, une disposi-tion claire en alinéas; un locuteur, Hugo lui-même ; des destinataires : ses détracteurs.• La pertinence et la variété de l’argumentaire : par exemple, l’écrivain est un éveilleur de conscience, voire un visionnaire (se rapporter à « Fonction du poète » : « il voit, quand les autres végètent »); son talent lui crée des responsabilités et en particulier celle de défendre de nobles causes ; la littérature risque de s’appauvrir, quand elle ne prend pour objectif qu’elle-même ou le Beau ; le lecteur attend du poète ou de l’écrivain en général qu’il lui parle du monde qui l’entoure. • Le choix d’exemple précis : c’est Hugo qui écrit, il faut donc éviter les anachronismes littéraires dans le choix des exemples. Les élèves peuvent en revanche emprunter des exemples à des formes littéraires variées (la fable, le conte, la poésie…) : Hugo est supposé s’exprimer au nom de tous les écrivains engagés. Les séquences 2 et 3 du chapitre 4 peuvent fournir des exemples variés : La Fontaine, Olympe de Gouges, Laclos…• La qualité de l’expression : c’est un écrivain qui s’exprime !
Compassion sensible aussi à la ponctuation expres-
sive : les exclamations nombreuses (« grand Dieu ! »),
les apostrophes (« ô jour sombre ! » « ô jeunesse ! »),
les questions grâce auxquels le poète épouse la
conscience de la jeune fille désemparée (« Que
devenir ? » « mais que faire ? »). On peut aussi ajouter
le travail expressif sur la versification avec des
césures irrégulières : « Tout est vendu ! L’enfant tra-
vaille et lutte encor » ici, en 4 /8 ou 4/4/4 si l’on privi-
légie la lecture du vers comme un trimètre. Ou la
rime sémantique [« pleure »/ « meure »] qui montre la
douleur et l’issue tragique.
DISSERTATION
Un écrivain peut-il, par ses œuvres, contribuer à l’amélioration de la société ? Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus, ainsi que sur vos connaissances littéraires et vos lectures personnelles.
On peut imaginer les pistes suivantes :
I. Un écrivain peut choisir de mettre sa plume au service de ses engagements• Un écrivain défend dans son œuvre les causes qui
lui sont chères : les romans et la poésie de Victor
Hugo témoignent de la continuité de ses préoccu-
pations, contre la misère, contre la prostitution
(Melancholia), contre la peine de mort (Le Dernier
jour d’un condamné).
• La puissance des mots, leur force pathétique et
polémique contribuent à éveiller les consciences et
faire évoluer durablement la société (exemples du
corpus).
• L’écrivain peut choisir de dessiner des utopies,
des embryons de société idéale, ou au contraire des
contre-utopies, qui sont l’occasion pour le lecteur
de prendre conscience des dysfonctionnements de
la sienne. Dessiner un horizon d’attente (« L’eldo-
rado » de Candide, même si le monde parfait des-
siné ici n’est pas sans limites) ou de désespoir qui
pousse le lecteur à l’action (Georges Orwell, La
Ferme des animaux, p. 413 du manuel).
II. Un pouvoir politique cependant limité• De l’écriture à l’action même, c’est-à-dire à la
transformation de la société, il est un grand fossé.
La contribution de l’intellectuel écrivain est souvent
plus théorique que pratique. L’écriture est rarement
action : cas limite : « Liberté » d’Eluard, parachuté
pendant l’occupation allemande à des milliers
d’exemplaires par les avions de la RAF.
• L’écrivain engagé Hugo a doublé son œuvre poé-
tique d’une œuvre politique : député sous la IIe
République, il a prononcé à la tribune de célèbres
discours (p. 342-343 du manuel)
• Le lecteur choisit de voir ou de comprendre ce
qu’il veut voir : il crée du sens ou pas, peut s’attarder
à la forme plus qu’au message et ne pas donner à
l’œuvre toute sa portée. Qui lit encore Les Misé-
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4 – La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours – Séquence 4
LISTE DES RESSOURCES NUMÉRIQUES DU CHAPITRE 4
P. 310 (ES/S et Techno) p. 312 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Montaigne, EssaisP. 327 (ES/S et Techno) p. 329 (L/ES/S) ➨ Exercices à copier-coller ➨ Vocabulaire « Délibérer »P. 330 (ES/S et Techno) p. 332 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Jean de La Fontaine, « Les Animaux
malades de la peste »P. 334 (ES/S et Techno) p. 336 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Jean de La Fontaine, « Les Membres
et l’Estomac »P. 347 (ES/S et Techno) p. 349 (L/ES/S) ➨ Exercices à copier-coller ➨ Vocabulaire « Comprendre le
vocabulaire du XVIIe siècle »P. 350 (ES/S et Techno) p. 352 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Madame du Châtelet, Discours sur le
bonheurP. 352 (ES/S et Techno) p. 354 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Voltaire, Mélanges, Pamphlets et
œuvres polémiquesP. 358 (ES/S et Techno) p. 360 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Choderlos de Laclos, Les Liaisons
dangereusesP. 366 (ES/S et Techno) p. 368 (L/ES/S) ➨ Exercices à copier-coller ➨ Vocabulaire « Employer le
vocabulaire de l’argumentation »P. 372 (ES/S et Techno) p. 374 (L/ES/S) ➨ Étude d’œuvre ➨ Vincentsz Laurensz Van Der Vinne,
Vanité avec une couronne royaleP. 376 (ES/S et Techno) p. 378 (L/ES/S) ➨ Vidéo ➨ Choderlos de Laclos, Les Liaisons
dangereuses : lecture de la lettre VIP. 376 (ES/S et Techno) p. 378 (L/ES/S) ➨ Fiche vidéo ➨ Choderlos de Laclos, Les Liaisons
dangereuses : lecture de la lettre VIP. 391 (ES/S et Techno) p. 393 (L/ES/S) ➨ Vidéo ➨ Interview de Georges Perec à propos du bonheurP. 391 (ES/S et Techno) p. 393 (L/ES/S) ➨ Fiche vidéo ➨ Interview de Georges Perec à propos du
bonheurP. 391 (ES/S et Techno) p. 393 (L/ES/S) ➨ Vidéo ➨ Interview de Jean Giono à propos du bonheurP. 391 (ES/S et Techno) p. 393 (L/ES/S) ➨ Fiche vidéo ➨ Interview de Jean Giono à propos du
bonheur
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