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Francesco Casetti Les yeux dans les yeux In: Communications, 38, 1983. pp. 78-97. Citer ce document / Cite this document : Casetti Francesco. Les yeux dans les yeux. In: Communications, 38, 1983. pp. 78-97. doi : 10.3406/comm.1983.1569 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1569

Casetti Francesco. Les Yeux Dans Les Yeux. in- Communications, 38, 1983. Pp. 78-97

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Les yeux dans les yeuxIn: Communications, 38, 1983. pp. 78-97.

Citer ce document / Cite this document :

Casetti Francesco. Les yeux dans les yeux. In: Communications, 38, 1983. pp. 78-97.

doi : 10.3406/comm.1983.1569

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1569

Francesco Casetti

Les yeux dans les yeux

On interroge souvent la figure du spectateur à partir de cette donnée de fait : il y a quelqu'un qui regarde le film. Mais cette évidence ne sert pas à grand-chose : le problème de tout discours qui est adressé aux autres n'est pas tant celui d'être entendu que celui de se faire écouter. De la même façon, ce qui est important pour le texte filmique n'est pas tant d'être regardé que de se faire regarder : c'est en effet cela qui importe pour le texte filmique (plus que pour le film, terme qui désigne un objet inerte, précisément une simple pellicule), c'est-à-dire pour une réalité qui fixe elle-même ses axes de référence fondamentaux, et qui présuppose donc d'emblée ce qu'elle va rencontrer, ouvrant en elle-même un espace prêt à recevoir celui auquel elle s'adresse.

Les pages suivantes chercheront à décrire cet espace, guidées par la conviction que le regard qui, de la salle, capte sur l'écran les contours d'un monde n'est pas un élément surajouté de l'extérieur, mais le complément nécessaire du jeu ; parcours balisé, mouvement de réponse, entrée en scène. Un regard en somme qui s'ajoute aux autres regards qui ont constitué et qui habitent le monde qui se donne à voir. Mais il n'est pas exclu que, dans l'expérience concrète du visionnement d'un film, les prévisions viennent à être démenties : au moment où le cercle se ferme (disons : à l'instant où un rôle rencontre un corps), des directions différentes de celle que le texte avait cherché à mettre en relief peuvent émerger. Mais à nouveau, c'est « être regardé » qui subit un bouleversement et non pas « se faire regarder » : se présenter, se proposer, se donner à voir, toutes ces stratégies peuvent tout à fait inscrire dans leur propre destin — dans leur propre visée — jusqu'à l'imprévisible 1.

Examinons d'abord deux débuts de film. Le premier est le commencement, en plan-séquence, de Riso Amaro (Giuseppe de Santis, 1949) : un homme en gros plan, tourné vers la caméra, énumère quelques données sur la culture du riz en Italie du Nord. Une phrase (« Ici Radio Turin » ) et un travelling arrière indiquent qu'il s'agit d'un speaker qui, du toit d'un wagon de train, raconte en direct l'arrivée de repiqueuses dans un centre de triage. Un panoramique découvre une grande partie de la gare avec le va-et-vient des repiqueuses parmi les voies, tandis que la

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voix du speaker désormais hors champ interviewe une jeune fille. La caméra continue de se déplacer avec un mouvement de grue vers le bas, jusqu'à cadrer en plan américain deux hommes en train de discuter. A travers leur dialogue, nous en venons à comprendre qu'il s'agit de deux policiers à la poursuite d'un individu recherché.

Second début : le plan qui ouvre The King of Marvin Gardens (Bob Rafelson, 1972). Un homme en gros plan, fixant la caméra, raconte une histoire de son enfance. La narration se poursuit, entremêlée de larges pauses, à mi-chemin entre la confession et l'exploration de la mémoire. Un lent travelling arrière, quelques gestes de l'homme tourné vers le hors-champ, une lumière rouge intermittente nous permettent de découvrir que nous sommes dans la salle de transmission d'une station de radio. Ce que l'homme vient de raconter à la première personne est probablement une narration destinée à retenir l'attention des auditeurs.

Ce qui caractérise ces deux débuts de film et les rapproche l'un de l'autre apparaît clairement : ils s'adressent tous les deux directement au spectateur, en le regardant et en lui parlant de l'écran, comme s'ils voulaient l'inviter à participer à l'action. En d'autres termes, autant l'un que l'autre tentent un geste ^interpellation : ils mettent en cause quelqu'un en affirmant le reconnaître et en lui demandant de se reconnaître en tant qu'interlocuteur immédiat. Cette interpellation s'opère ici à travers des regards et des paroles adressés directement à la caméra, tout comme cela aurait pu se faire par l'intermédiaire d'un carton exhortatif ou d'une annonce métanarrative s'adressant également à ceux qui suivent le récit, et non pas à ceux qui le vivent 2. C'est dire que cette interpellation s'effectue ici en prenant des risques, puisque le procédé utilisé est traditionnellement considéré comme un point d'incandescence et comme la transgression d'un interdit.

Point d'incandescence, tout d'abord : en effet, quelles que soient les raisons qui les déterminent, les regards et les paroles dirigés vers la caméra révèlent ce qui habituellement est caché, la caméra et le travail qu'elle accomplit ; ils imposent également une ouverture au seul espace irrémédiablement autre, à l'unique hors -champ qui ne peut être transformé en champ, la salle qui fait face à l'écran ; ils en arrivent ainsi à opérer un déchirement dans le tissu de la fiction, par l'émergence d'une conscience métalinguistique — « nous sommes au cinéma » — qui, en dévoilant le jeu, le détruit 3. En ce sens, ils constituent un point où le film se brûle lui-même.

Transgression d'un interdit, ensuite, parce qu'ils révèlent un fondement que l'on tait, et qui doit être tu. Parce qu'ils tentent illégitimement d'envahir un espace qui doit rester séparé, parce qu'ils lacèrent une trame qui doit être conservée intacte, les regards et les paroles dirigés vers la caméra sont perçus comme une infraction à un ordre canonique, comme une atteinte au « bon » fonctionnement d'une représentation et

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«Inn in "it filmiques. Ainsi, en faisant une évaluation des conséquences, il m- M-inble pas que l'interpellation convienne au déroulement « normal » de la communication cinématographique. Toutefois — et ici les problèmes se multiplient — , cet interdit ne se manifeste pas de façon constante. Il varie par exemple selon les formes que prend l'interpellation : c'est ainsi que le recours au regard dirigé vers la caméra demande plus de précaution qu'un carton ou qu'une voix off qui s'adressent au spectateur pour l'informer, le solliciter ou l'exhorter 4. De même, cet interdit varie suivant les lieux où l'interpellation se manifeste. Suivant les genres : s'il est habituellement interdit de regarder dans les yeux le spectateur d'un film d'aventures, les films comiques ou musicaux 5 le permettent davantage. Suivant les régimes : si le regard dirigé vers la caméra est prohibé dans les films de fiction, il ne l'est pas dans les films didactiques ou dans les films d'amateurs 6. Enfin, suivant le médium considéré : si, au cinéma, on ne doit pas regarder la caméra, à la télévision, ce n'est, en général, pas le cas 7.Tout ça nous montre que dans certaines situations, cet interdit se change même en obligation : quand, par exemple, il faut assurer au spectateur que c'est vraiment lui le destinataire de ce qu'il est en train de voir et d'entendre, ou quand l'utilité d'une interpellation est plus importante que les risques que son apparition comporte.

Nous sommes donc en face d'une petite énigme : nous avons deux passages de film qui interpellent le spectateur de la manière la plus directe possible, et nous découvrons d'abord que les mécanismes mis en œuvre sont frappés d'un interdit, puis, que cet interdit fonctionne quand il veut. Au moment où nous constatons l'existence de liens explicites entre l'écran et la salle, nous nous apercevons justement que ces liens explicites posent un problème, et un problème double. Pour résoudre ces questions, et entreprendre la recherche que nous nous sommes proposée, il faut reconnaître que nos indications de départ, qui reprenaient les données habituelles, ne suffisent pas. Pour comprendre si, quand et pourquoi l'interpellation du spectateur a lieu, ou à quelles conditions est assigné au spectateur un espace d'action, il n'est pas suffisant de se référer à un travail (celui de la caméra) ou à un lieu (la salle) que le film tenterait d'exclure, ou à un personnage (qui voit et qui écoute) que le film tenterait de cacher. Il faut au contraire se référer à un domaine plus complexe, celui de renonciation cinématographique, en y cherchant un principe d'explication 8.

Mais qu'est-ce que renonciation cinématographique ? Par ce terme, on indique la conversion d'une langue en un discours, c'est-à-dire le passage d'un ensemble de simples virtualités 9 à un objet concret et localisé. En d'autres termes, renonciation est le fait d'user des possibilités expressives offertes par le cinéma pour donner corps et consistance à un film 10. On doit souligner que ce geste (qui a quelque chose d'inaugural bien qu'il ne représente pas une « origine » au sens propre)

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fixe les coordonnées du discours filmique en les adaptant directement à ses exigences : renonciation constitue la base à partir de laquelle s'articulent les personnes, les lieux et les temps du film. Elle est le point zéro (l'« ego-hic-nunc », c'est-à-dire le qui, le où, et le quand) à partir duquel les différents rôles du jeu sont distribués (les personnes, renvoyant au qui de renonciation, peuvent se structurer en je/tu/il ; les lieux, renvoyant au où, en ici/là/ailleurs ; les temps, renvoyant au quand, en maintenant/avant et après/autrefois). Quels que soient les choix opérés, l'existence et les paramètres du fonctionnement référentiel d'un discours dépendent, au sens strict, de renonciation u.

Nous pouvons examiner les parcours jusqu'ici seulement ébauchés en suivant le profil des personnes : soit parce qu'il s'agit d'un nœud essentiel, étant donné que le processus d'ensemble semble impliquer et engager surtout une subjectivité d'« auteur », soit parce que c'est dans cet espace que se joue le destin du spectateur. Tout d'abord, disons que renonciation et, avec elle, ce que nous pouvons désigner comme son sujet ne se présentent jamais en tant que tels. L'énonciation (qu'on la considère comme une instance de médiation qui assure le passage d'une virtualité à une réalisation, ou bien encore, comme un acte linguistique qui assure la production d'un discours 12) ne se donne à voir que dans l'énoncé qui la présuppose (dans l'énoncé, c'est-à-dire dans le film ou dans la séquence, ou dans le cadrage 13). Le sujet de renonciation, qu'on le ramène à une simple opération — le fait que le processus se mette en marche — , ou bien à une quelconque entité empirique — ce qui met en marche le processus — , ne se donne à reconnaître qu'à travers des traces intérieures au film. En somme, le geste par lequel s'ouvre le jeu agit en profondeur, mais en restant hors scène 14.

En échange, il y a toujours quelque chose dans l'énoncé qui en dénonce l'action, et en ce sens, en atteste la présence 15. On peut ainsi penser que la trace du sujet de renonciation n'abandonne jamais le film : on la perçoit dans le regard qui institue et organise ce qui est montré, dans la perspective qui délimite et ordonne le champ, dans la position à partir de laquelle on suit ce qui tombe sous les yeux 16. En un mot, dans le point de vue d'où l'on observe les choses, c'est-à-dire dans ce qui, dans un film, ne peut manquer et qui en même temps détermine les coordonnées et les profils. Mais avançons encore : ce point de vue, qui marque l'affirmation du sujet de l'énonciation dans l'énoncé et qui renvoie au geste inaugural — conversion, passage, appropriation, maîtrise — , peut être renvoyé soit à la place qui est donnée à la caméra quand elle filme, soit, au contraire, à la position idéale et hypothétique dans laquelle est mis celui qui regarde la scène projetée sur l'écran ; par conséquent, à deux choses, et non à une seule. Une telle alternative a des racines profondes : bien avant de renvoyer à un appareil ou à un œil idéal, elle existe à partir du moment où l'énonciation assume son propre énoncé comme objet à déplacer, le dirigeant vers un point différent de

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celui où elle l'a constitué, mettant ainsi en relation, à l'intérieur d'elle-même, un geste d'appropriation et un point de destination. Ou bien elle prend forme au moment où renonciation est investie par un champ modal, grâce auquel on peut distinguer un « faire être l'image » d'un « faire faire être l'image », ce qui correspond, grosso modo, à l'acte de voir et à celui de montrer. En tout cas, il est important de noter que nous nous trouvons immédiatement devant une division — une double polarité, une double activité — qui conduit le sujet de renonciation à se scinder en énonciation et en énonciataire 17 : le point de vue pourra alors relever tantôt de l'un, tantôt de l'autre, distinguant ainsi les deux mouvements — de fait superposés — à partir desquels le film d'un côté se construit, de l'autre se donne à voir. Ici, nous chercherons à cerner plus précisément le second, c'est-à-dire la destination qui est donnée à l'énoncé et également le moment où est déléguée l'interprétation.

Mais d'abord, poursuivons notre argumentation. Les sujets de renonciation peuvent fournir un guide explicite au film en tant que discours, ou si l'on veut, en tant que texte 18. Dans certains cas, c'est-à-dire quand les coordonnées qui situent un film, se donnent à voir ouvertement, on arrive à repérer non seulement une affirmation générale d'existence de l'énonciateur, mais également son installation évidente dans l'énoncé. C'est alors qu'apparaissent les déictiques : bien qu'on doute généralement des capacités d'un film à se référer à sa situation d'énonciation, il délègue toujours une partie de lui-même dans ce but. Par exemple, le générique de début ou de fin de film, auquel on peut ajouter les nombreuses traces techniques qui, dans le corps même du film, trahissent le travail de la prise de son et de la prise de vue, soit comme insertions volontaires, soit comme résidus involontaires 19. Notons aussi la reproduction des mouvements de renonciation en autant de mouvements de l'énoncé : par exemple, les gestes de base de l'appropriation et de la destination se traduisent dans le texte par un entrelacement d'intentions et de buts, avec, pour effet, de dynamiser le discours ; ou bien, se traduisent par une accentuation des points de départ et d'arrivée, avec pour effet de structurer une certaine linéarité 20. Signalons enfin l'ample domaine des processus de figurativisation et de thématisation, à travers lesquels renonciation se travestit ou se glisse dans l'un ou l'autre des éléments qui habitent le film (il suffit de penser à tout ce qui équivaut à une opération linguistique : regards omniprésents, voyeurs et espions, fantômes et doubles, actions qui stimulent les comportements de la caméra, mouvements de la caméra mimant des déplacements humains, etc.).

Tout au long des étapes de ce parcours, les sujets de renonciation semblent chercher des motifs de développement, comme si, partant d'une réalité où ils sont identifiables à travers seulement quelques traces, ils voulaient devenir des objets traités à part entière dans le film21.

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Ainsi le cadre s'enrichit et se complique, mais c'est seulement en tenant compte de cette complexité que nous pouvons en différencier les développements et les mesurer. Tâche que nous accomplirons brièvement maintenant, en individualisant, à côté des fragments de parcours communs, des traces et des issues spécifiques. La première des choses à noter est que, si le trajet dont nous avons parlé arrive à accomplissement, il se crée une sorte de correspondance ou d'intimité entre les deux termes dont nous sommes partis : nous avons en fait un énoncé qui, avant de prendre en charge autre chose, reparcourt, en en explicitant les développements et les mécanismes, sa propre énonciation (énoncé énonciatif), tout comme nous avons une énonciation qui cherche à se montrer pour ce qu'elle est dans l'énoncé dont elle est le fondement (énonciation énoncée). Bien qu'il existe toujours entre les deux termes une zone infranchissable — ce qui apparaît de renonciation est cependant toujours et seulement un énoncé — , c'est comme si le premier terme s'était complètement glissé dans le second.

Mais les choses peuvent encore s'organiser différemment. Quelquefois parce que le trajet n'est pas entièrement parcouru : dans ce cas, les signes de renonciation restent suspendus, et le discours se poursuit sans rendre compte du geste qui l'a constitué, sinon en assumant le fait d'être constitué comme seul témoin du processus qui lui a donné son existence et sa consistance. Quelquefois parce que le trajet a été poursuivi trop loin : dans ce cas, les signes de renonciation restent invisibles, le récit les ayant complètement réabsorbés en les rapportant à sa propre logique, en en faisant un élément de son propre paysage. Le corps du film se trouve alors en position de garder un secret, soit à cause d'un présupposé qui reste tu, soit à cause d'un indice travesti de manière excessive.

Dans tous les cas, cela aboutit à un résultat très différent de ceux que nous avons vu précédemment : l'énoncé ne rend plus compte de lui-même, mais se préoccupe seulement de ses propres « contenus » (énoncé énoncif) ; renonciation ne cherche plus à être d'une certaine façon un protagoniste de l'action, mais fait retraite en bon ordre dans les coulisses (énonciation « fuyante ») 22. Nous pouvons trouver une correspondance à ces développements si nous réfléchissons aux traitements différents subis par l'énonciataire : il suffit de disposer, d'un côté, certains appels au spectateur — par exemple, dans les films de propagande — qui manifestent l'existence et l'exigence d'une destination, et de l'autre, la majorité des films narratifs, qui, ou bien ne se préoccupent pas de donner leurs propres coordonnées pour se concentrer sur l'histoire qu'ils sont en train de présenter, ou bien jouent sur le « cinéma dans le cinéma » pour réduire le destinataire à un personnage de l'histoire.

Une telle division évoque d'autres antinomies. Nous ne pensons pas

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tant à la distinction de Platon entre diegesis et mimesis, ou à la distinction de James entre telling et showing (opposant une page qui fait intervenir son auteur et une page qui reflète directement la réalité), qu'à la distinction, de portée plus ample, entre traitement discursif et traitement historique, ou à la distinction entre commentaire et récit 23, qui opposent un dire donnant à entendre ses propres paramètres de référence (le qui, le où et le quand de son geste de départ) et un dire agissant comme s'il était en dehors de toute place déterminée. En somme, ces paroles qui mettent en évidence leur propre situation d'énonciation et ces paroles qui n'ont ni besoin ni envie de le faire. Il ne s'agit pas ici d'analyser le degré de correspondance de ces couples avec ceux qui ont été évoqués précédemment 24 : ils nous donnent en tout cas la confirmation que non seulement les résultats auxquels on peut parvenir sont très différenciés, mais aussi que c'est à partir de ces articulations que l'on peut mesurer l'importance effective de chacun des éléments de renonciation.

Prenons à nouveau le cas de l'énonciataire : sa présence peut être saisie soit d'une façon absolue, quand un film y fait référence explicite ou quand au contraire il glisse radicalement sur la question (en résulte alors une option pour le commentaire ou pour le récit « pur»), soit — et c'est le plus fréquent — à travers des confrontations, quand s'affrontent dans le film des formes différentes (il y a alors alternance du commentaire et du récit 25).

Quels que soient le résultat atteint et les mesures employées, il y a en permanence des marques qui accompagnent le texte filmique tout au long de son développement, des fils qui pénètrent sa trame. Evident ou implicite, l'énonciataire est précisément une de ces marques, un de ces fils. Il constitue l'espace d'un rôle, si l'on désire souligner son aspect actif, soit dans le sens de sa capacité à agir sur le texte, soit dans le sens de sa capacité à prendre en charge ce qui agit sur le texte. Sur ce rôle se greffera un corps, dans une rencontre qui pourra être le point de départ de ce qui, d'habitude, est désigné comme un acte de communication 26.

Fermons cette longue parenthèse sur renonciation pour revenir au problème de départ : deux séquences filmiques d'ouverture où l'on regarde le spectateur dans les yeux ; une interpellation, comme si l'on voulait faire apparaître quelqu'un sur l'écran, le capturer dans le film ; et les tabous qui se signalent de façon diverses et capricieuses pour bloquer cet appel. Mais peut-être avons-nous les instruments pour démêler cet écheveau. En effet, par rapport au cadre précédemment défini, le regard dirigé vers la caméra et, plus généralement, l'interpellation se présentent comme un cas d'énonciation énoncée : les coordonnées qui situent un film à partir de son énonciation non seulement peuvent s'inscrire dans le texte, mais peuvent aussi y devenir des signes explicites. En particulier, la destination se manifeste dans le geste de

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s'adresser à quelqu'un, et la personne à qui l'on s'adresse devient une destination perceptible.

Dans les deux séquences, l'énonciataire accède à une sorte de plénitude : il s'affirme et s'installe dans l'énoncé, sans pour autant tromper sur sa propre identité. Il dispose ses propres traces là où l'on peut les saisir ouvertement, sur la ligne directrice d'un regard qui outrepasse l'écran, dans le champ situé en face de celui qui est cadré. En même temps, ces deux séquences sont caractérisées par les formes du commentaire, et non par celles du récit : comme si, à vouloir reparcourir les moments successifs du dialogue — moments extrêmes où le qui, le quand et le où de renonciation sont programmatiquement passés en revue — , elles mettaient tout de suite cartes sur table, et adoptaient le/e et le tu.

Pourtant, que surviennent le changement de champ et le nouveau point de vue qui s'impose, et une telle caractérisation apparaît bien vite comme provisoire, non en raison de l'impossibilité du cinéma à parcourir certains chemins jusqu'au bout 27, mais parce que la voie choisie par ces deux films sera très vite abandonnée au profit d'une autre. Chose prévisible dès le début, à partir du moment où les deux hommes en gros plan confient leur récit à la caméra : publiques ou privées, reportage ou souvenir, ces paroles comportent déjà un instant d'hésitation, nous obligeant à vérifier si ce qui se dit se réfère au film ou bien concerne autre chose 28. Le soupçon se renforce quand on s'aperçoit que les deux hommes font un discours radiophonique : en découvrant que ce n'est pas de leur énonciation qu'il s'agit, mais d'une énonciation autre, nous sommes portés à nous demander quel est le véritable destinataire de ce qui se dit. La question qui est formulée n'est plus seulement « de quelle histoire s'agit-il ? » mais également « est-ce vraiment à moi que l'on parle ? ». Enfin, certains légers déplacements parviennent à transformer l'hésitation en certitude. Les regards et les clins d'œil de côté tendent à réduire l'espace off en un espace diégétique (zone qui peut être parcourue, et donc prête à être investie par le champ de la caméra) . Les mouvements de caméra s'achèvent, dans un cas, sur le champ opposé mais non complémentaire à celui de départ 29, avec deux personnages en plan américain déjà entièrement imprégnés de fiction (les deux policiers), dans l'autre et sur un plan d'ensemble qui élargit le gros plan du début et crée une atmosphère totalement caractérisée par l'aspect narratif (la station de radio).

A partir de ce moment, les signes de renonciation opéreront en silence : chaque élément servira à faire fonctionner une histoire, la forme qui s'imposera sera celle du récit pur. Mais le regard et les paroles dirigés vers la caméra n'auront pas eu lieu en vain : aucun contrechamp ne montrera celui à qui les personnages se sont adressés et nous pourrons toujours compter sur l'existence de quelqu'un qui vit, même sans contours précis — un point de vue, le signe d'un énonciataire. Moment

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désormais impossible à effacer, et auquel on pourra se référer tout au long du film, zone franche réservée à la rencontre avec celui qui, de la salle, assiste à ce qui se passe sur l'écran, garantie d'une conjonction possible.

L'enseignement de ces deux séquences inaugurales apparaît alors clairement. « C'est à toi que je raconte », semblent-elles décréter, assumant la fonction de ce qui souvent introduit un discours : la dédicace. « C'est à toi que je raconte », paraissent-elles dire, mais pour ajouter tout de suite après : « A toi, qui existes seulement par mon signe de tête, point d'observation à la limite du récit, promesse tacite d'une rencontre effective. » Car ces séquences inaugurales ont le mérite de connaître à fond les règles du jeu. Elles savent que c'est renonciation qui fixe les coordonnées d'un film (et le tu qui en ressort doit sa propre consistance à ce geste de départ). Elles savent que c'est l'énoncé qui accueille les traces de renonciation, jusqu'à faire de ce qui le situe une de ses propres lignes directrices (et le tu peut accéder à une position privilégiée : la dédicace domine la totalité du texte dédié). Elles savent que c'est le rythme d'un récit qui efface les traces de renonciation dans l'énoncé (et le tu est toujours prêt à devenir un personnage : la dédicace assume le rôle de premier chapitre). Mais elles savent aussi que c'est toujours un point précis qui se donne à voir : à découvert ou submergé, évident ou occulte, c'est le lieu de l'affirmation et de l'installation d'un énonciataire, c'est l'espace dans lequel un rôle sera rattaché à un corps, pour définir le comportement et le profil de ce qu'on appelle le spectateur.

Il reste maintenant à affronter le second problème évoqué, celui du tabou qui semble frapper l'interpellation, au moins dans certaines de ses formes. Le cadre que nous avons tracé, en plus de donner les lignes de force du phénomène, en explicite aussi les rapports et les causes. Nous avons dit qu'à partir de renonciation se précise pour l'énoncé et dans l'énoncé une distribution d'éléments qui préfigurent et, d'une certaine manière, reflètent les conditions concrètes de l'expérience de communication. Ainsi s'articulent des personnes, des lieux et des temps qui constituent la réalité dans laquelle le film se situe et par rapport à laquelle il opère. Il en résulte des hypothèses auxquelles il faut se conformer, des voies indiquant le déroulement du jeu et des paramètres auxquels il faut obéir.

A partir de renonciation, chaque énoncé fixe son propre contexte 30, qui doit être respecté 31 si l'on veut que le discours aille comme il doit aller. C'est par rapport à cette définition des parties en présence, avec leurs tâches respectives et leurs incidences, que l'on peut alors interroger l'interdiction de regarder la caméra. En nous référant à notre double exemple, nous pouvons nous demander pourquoi, ici, on s'adresse à la caméra en donnant l'impression d'accomplir un geste inhabituel (la tension que ce coup d'œil institue en témoigne), sans toutefois qu'appa-

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raisse une rupture irrémédiable avec un ordre canonique. La réponse vient presque d'elle-même. En effet, dans la dynamique entre renonciation et l'énoncé, on considère comme interdit ce qui contredit le cadre où l'on opère, ou ce qui ne le protège pas assez : le regard dirigé vers la caméra est interdit quand il n'est pas approprié au contexte 32. Interdit, par exemple, dans les films d'aventures qui maintiennent le récit en bonne et due forme : un régime de fiction absolue, une transparence de la diégèse sont obtenus au prix de l'effacement des signes de l'énoncia- tion. Mais l'interdit est levé dans la comédie musicale, abondamment traversée par les formes du commentaire : le régime de la fiction fait entrer fréquemment des composantes métadiscursives (le cinéma dans le cinéma, le théâtre dans le cinéma, etc.) qui rendent possible, et presque inévitable, la présence ouverte et déterminante des signes de renonciation (même si, souvent, ces signes sont figurativisés, et donc très vite réabsorbés dans l'ordre du récit) 33.

Dans les deux exemples considérés, nous avons une situation intermédiaire : le contexte qui caractérise les films tendrait à exclure une interpellation. Si elle peut apparaître, c'est parce qu'elle est placée dans une position marginale (au début du film, à l'abri du générique : énonciation énoncée par excellence 34), et qu'on peut la rendre narrative, la faire glisser dans la diégèse. De là, le caractère non naturel mais en même temps légitime de ces deux regards : ils ont été rendus appropriés grâce au paiement d'un léger péage et ils parviennent à bien fonctionner en raison de leur mode d'intervention. Avec l'avantage de faire figurer ce qui habituellement agit en silence : la trace de l'énonciataire. Eblouis- sement momentané, mais qui fera sentir ses effets tout au long du film.

Cette capacité de mettre à découvert des mécanismes et des mesures habituellement dissimulés fait du regard à la caméra un cas certainement exemplaire. Mais il ne s'agit pas d'un cas isolé : les jeux ne sont pas faits une fois pour toutes, la partie peut se dérouler de différentes manières. Si l'énonciataire trouve dans cette forme-ci ou dans d'autres formes d'interpellation une sorte de plénitude de vie et une efficacité souvent surprenante, cela ne veut pas dire qu'elle épuise ici la gamme de ses possibilités. Au contraire, à partir de l'établissement d'un point de vue, il existe de nombreux modes pour indiquer tant le mouvement de production du discours que celui de son interprétation. Tout au long du film, et de film en film, de nombreux modes se succèdent et se concurrencent pour suggérer un tu. Essayons d'en examiner un en particulier, en reprenant et en approfondissant les lignes déjà tracées au cours des pages précédentes.

Nous travaillerons à partir d'un nouvel exemple, la séquence initiale de The Kid from Spain (Leo McCarey, 1932). Le passage commence par

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une fillette en train de se réveiller. Elle se tourne vers la caméra et commence à réciter une comptine. Nous sommes dans un dortoir où se trouve un groupe de fillettes. Tour à tour, elles regardent la caméra et se regardent entre elles, continuant la comptine jusqu'à la transformer en chanson. Sur le rythme de la musique commence une danse géométrique qui se déplace du dortoir vers une piscine en empruntant un escalier en colimaçon. Une plongée cadre les corps dans l'eau qui forment une figure totalement abstraite. En dehors de la piscine, près d'un toboggan, les fillettes vont s'essuyer et se changer derrière des paravents transparents. Quand la caméra cherche à contourner l'obstacle, les fillettes fuient en lançant des coups d'oeil. Entre alors la directrice du collège, qui impose le silence 35.

Ce passage tire parti de sa situation en début de film (avant que le récit ne commence avec ses cadences propres). En même temps, il use de la liberté qui caractérise le genre (comédie musicale), l'époque (premières années du cinéma parlant) et le chorégraphe (Busby Berkeley) pour inventer des modalités surprenantes.

Pour comprendre comment se disposent les cartes, reprenons la partie au moment où entre en jeu le point de vue. Comme nous l'avons dit, la relation entre un regard et une scène permet de saisir en même temps l'énonciateur, l'énonciataire et le discours sur lequel ils opèrent, c'est-à-dire un groupe de trois éléments qui correspondent respectivement au geste d'appropriation grâce auquel on voit, au geste de destination qui donne à voir, et à la chose (ou à la personne) qui est vue. En définitive, si nous voulons établir une équivalence à caractère indicatif, nous avons uny'e, un tu et un il (personne ou chose).

Quant à la nature des éléments de la triade, il s'agit de catégories abstraites qui indiquent une articulation fondamentale du texte filmique, et non pas de la réalité momentanément impliquée 36 : le tu mis en place par un regard dirigé vers la caméra, par exemple, ne se réfère à personne en particulier, mais plutôt au fait que le film se donne à voir. Ce sont des traces qui renvoient à des mécanismes constitutifs du texte filmique, des espaces que seule renonciation a ouverts, mais qu'en ouvrant elle a rendus à tout moment disponibles (la possibilité d'un tu n'existe même pas tant que nous nous trouvons sur le terrain du cinéma, seulement peuplé de pures virtualités 37 : nous nous engageons sur cette route en nous plaçant sur le terrain du film, de quelque chose qui naît comme transformation d'une langue en discours, mais le discours, précisément, de par sa fonction intrinsèque, nous garantit qu'un itinéraire de ce type ne saurait jamais faire défaut 38).

Bien que l'énonciateur et l'énonciataire relèvent du regard, et que l'énoncé corresponde à l'espace de la scène, il n'y a pas de regard sans une scène ni de scène sans regard 39 : le point de vue est quelque chose où confluent inévitablement le point d'où l'on observe, le point à travers lequel on montre et le point que l'on voit 40. Ce qui joue un rôle

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déterminant n'est pas la présence — en elle-même obligatoire — de tel ou tel élément, mais la, forme du rapport que celui-ci instaure avec les autres, et, par conséquent, la position qu'il assume dans l'ensemble.

A partir de ces observations, nous pouvons établir une typologie des propositions récurrentes dans un film, en précisant les diverses perspectives qui s'ouvrent à l'énonciataire.

Le premier cas que l'on peut examiner est celui d'un équilibre fondamental entre les éléments. La séquence d'ouverture de The Kid from Spain en est un bon exemple, avec le cadrage à hauteur d'homme, qui vise à une constatation immédiate des faits : comme si l'on voulait saisir l'essentiel d'une action sans dévoiler le travail d'observation et d'examen dont elle est l'objet. Nous pensons plus précisément aux moments où l'on voit les fillettes se regarder et se parler sans que l'on puisse voir leur propre regard : l'énonciateur et l'énonciataire se placent alors sur un plan de parfaite égalité, prenant appui sur un point de vue qui ne laisse apparaître que ce qui ne peut être caché : l'énoncé. En face d'un il qui se donne pour ce qu'il est, il y a unye et un tu qui sont présents mais qui n'explicitent pas leur présence. En particulier, l'énonciataire doit assumer la position du témoin : il est celui qui est amené à regarder, et donc à qui il est consenti de voir, mais sans que ce mandat soit rendu explicite et sans que la tâche à accomplir intervienne dans les événements 41. S'il veut faire sa déposition, il pourra la faire, mais hors scène, dans une autre histoire dont il deviendra cette fois-ci le protagoniste. Les « grammaires » classiques 42 ont répertorié ce cas sous l'étiquette large de cadrages objectifs. Elles parlent également de plans anonymes (nobody's shot), voulant dire par là que le regard n'appartient à personne. Mais ce « personne », répétons-le, équivaut à ce que les possibilités soient ouvertes à tous 43.

Le second cas est celui de l'interpellation, sous ses différentes formes. Dans le passage de The Kid from Spain, nous le retrouvons quand les fillettes s'adressent directement à la caméra. Nous avons ici une rupture de l'équilibre entre les éléments : l'énonciateur et l'énonciataire s'établissent l'un et l'autre dans l'énoncé mais de façon inégale et dans un énoncé qui acquitte quelque chose à l'un des deux. Comme s'il était celui à qui l'on doit le film, un personnage interpelle celui à qui il est destiné ; nous avons quelqu'un qui est amené à regarder et qui peut regarder sans se faire voir. Unye (qui regarde et voit) se confronte jusqu'à coïncider avec un il (qui se fait voir, mais regarde en même temps vers celui que l'on veut amener à regarder), tandis qu'un tu^ (qui est destiné à être regardé et est regardé, mais n'est pas vu) entre dans le jeu sans assumer aucune forme précise 44. L'énonciateur se figurativise en un personnage, s'appuyant sur une identité d'action (l'acte de regarder) et sur une identité d'objectif (atteindre celui qui est amené à regarder), un glissement s'opérant ainsi du plan de renonciation au plan de l'énoncé45. Quant à l'énonciataire, il se donne pour ce qu'il est : rien d'autre

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qu'un point de vue. C'est la raison pour laquelle l'énoncé acquitte quelque chose à l'énonciateur : il exhibe ce qui est présupposé.

Ces dynamiques interviennent aussi quand on part des silhouettes des fillettes qui enlèvent leur maillot de bain derrière des paravents transparents pour arriver à la débandade générale quand la caméra cherche à les surprendre en train de se déshabiller. Dans cette variante, le/e, au lieu de glisser dans le il d'un personnage, se glisse dans le il de l'ensemble de l'énoncé. L'écran dans l'écran (les paravents) et les ombres dans le jeu d'ombre (les silhouettes) visent à conjoindre métalangage 46, désignation et interpellation en une structure que l'on peut exprimer dans les termes : « ça c'est pour toi/c'est du cinéma/ c'est-à-dire moi 4T » . Les fillettes qui, dans le cadrage suivant, se détournent de la caméra en lançant des coups d'œil à la fois furieux et malicieux, apporteront la confirmation du syncrétisme.

Mais passons à l'énonciataire. Pour chacune des deux variantes examinées ici, il assume la position classique de V aparté : sorte de reprise des usages propres au théâtre, où souvent l'auteur parle au public par l'intermédiaire d'un personnage 48. Ici aussi, nous avons quelqu'un qui participe au jeu tout en se mettant à part. Les « grammaires » traditionnelles se sont très rarement occupées de ce cas, soit parce qu'il recouvre un interdit, soit parce qu'il est habituellement renvoyé à la « vue subjective ».

« La " vue subjective " a au contraire un sens très différent. ». En face d'une structure à deux temps à laquelle correspondent syntaxiquement deux cadrages ou deux moments différents d'un même cadrage 49, nous traduisons le premier moment (celui où l'on voit un personnage qui regarde) comme « je regarde et je te fais regarder celui qui regarde », et le second moment (celui où l'on voit par les yeux du personnage) comme « je lui fais regarder ce que je te fais regarder ». Nous avons donc une succession 50 qui va de « moi et toi voyons lui » à « toi et lui voyez ce que je vous montre ». Il en résulte que la conjonction ne se fait plus entre le personnage et l'énonciateur, mais entre le personnage et l'énonciataire. La configuration finale ne dit plus « moi et toi, nous le regardons », comme le fait la « vue objective », ni même « moi et lui, nous te regardons », comme le fait l'interpellation, mais dit « je fais regarder toi et lui ». Cette troisième subdivision, où l'énonciateur assume la position du personnage, ne trouve pas d'exemples directs dans l'ouverture de The Kid from Spain : cela pourrait exister si le mouvement de caméra qui cherche à surprendre les fillettes en train de se déshabiller derrière les paravents était suivi d'un contrechamp attribuant à quelqu'un ce regard malicieux. Mais ce procédé est tout à fait habituel au cinéma ; il a d'ailleurs donné lieu à des pratiques extrêmes 51 et à des propositions esthétiques très particulières 52.

En revanche, un quatrième cas est illustré dans The Kid from Spain, avec cette plongée qui donne des fillettes dans la piscine une image tout

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à fait abstraite. C'est apparemment une « vue objective » : « je regarde et je te fais regarder quelque chose ». Mais la perversion à laquelle est soumis l'axe de prise de vue (on passe d'une vue à hauteur d'homme à une vue en plongée, l'horizontalité se transforme en perpendicularité) dénonce l'équilibre sur lequel reposait la construction. L'activité de l'énonciateur et de l'énonciataire vient au premier plan, s'imposant de manière évidente à la limite de l'exhibition. « Or une telle accentuation a des implications précises : devant l'étrangeté du résultat, non seulement on remonte aux présupposés de départ — " il y a quelqu'un qui regarde " — mais on détermine aussi le sens d'un rapport — " si tu vois, c'est grâce à moi ". D'où le syncrétisme entre énonciataire et énoncia- teur : qu'on pense comme... » La sensation que nous éprouvons d'être détachés de toute contingence, de dominer le champ, de faire la réalité, nous fait les complices de l'omnipotence de la caméra. En conclusion, à côté du « comme si lui était moi » de l'interpellation et à côté du « comme si lui était toi » de la « scène subjective », nous avons maintenant le « comme si toi était moi » : l'énonciataire renonce à sa propre compétence pour se glisser dans celle de l'autre, il se réduit à une pure faculté de voir, à un regard sans place déterminée. Les « grammaires » traditionnelles ont quelquefois réservé à des cadrages comme celui qui nous a servi d'exemple le nom de « vues objectives irréelles » : nous pourrions garder ce terme s'il renvoyait non seulement à l'impossibilité de trouver un personnage auquel attribuer la chose vue 53, mais désignait aussi l'impossibilité de la scène à se présenter sans le regard de l'énonciateur et de l'énonciataire.

Les quatre cas commentés ici dessinent quatre configurations en quelque sorte canoniques, qui conduisent l'énonciataire à assumer respectivement les attitudes du témoin (un tu affirmé en face d'un/e affirmé : la « vue objective »), de l'aparté (un tu installé en face d'un/e combiné avec un il : l'interpellation), du personnage (un tu combiné avec un il en face d'un/e affirmé : la « vue subjective ») et de la caméra (un tu combiné avec un/e : la « vue objective irréelle »). Ces quatre configurations montrent qu'il existe des « rapports de force » entre les éléments qui les composent. Nous avions fait allusion à ces rapports de force en parlant des degrés d'émergence ou des formes d'incidence, mais nous aurions pu les aborder plus directement si nous avions envisagé des thèmes comme la distribution du savoir dans le texte filmique. Nous nous serions aperçus alors que, dans la « vue subjective », l'énonciataire en sait autant que le personnage, tandis que, dans l'interpellation, le premier en sait moins que ce que pourrait savoir le second 54 qui, à son tour, à ce moment, en sait autant que l'énonciateur peut dire en savoir, et ainsi de suite. En bref, chacun de ces quatre cas fait ressortir un cadre de relations qui résiste bien à une « remodélisation ». Regarder et voir

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peuvent être rapportés à des termes comme vouloir et savoir, de façon que l'opposition « faire (l'image) vs faire faire (l'image) » ne donne pas seulement lieu à une observation et à une exposition neutres, mais à des couples comme « vouloir faire vs vouloir faire faire », « savoir faire vs savoir faire faire », « faire savoir vs faire faire savoir », etc.

« Mais avant même tout investissement modal, ces configurations sont en mesure de suggérer des paroles décisives sur les mécanismes au travers desquels émerge ce que nous appelons le sujet. » Revenons à l'interpellation : il est clair que le tu apparaît seulement parce qu'il répond à l'appel d'un je. Et cependant, il s'agit d'unye bien paradoxal, s'il se glisse dans un il qui regarde devant lui sans la garantie de voir, étant donné qu'il s'adresse à un hors-champ dont les contours ne seront jamais montrés. Il y a donc celui qui est vu, mais dont la vue est empêchée et dont le regard ne mène nulle part : l'énonciateur, au moment où il cherche une figurativisation dans l'énoncé, découvre la possibilité du vide, de l'espace blanc, du point de suspension.

Passons maintenant à la « vue subjective » : ici, dans le il se glisse le tu, et tous deux voient ce qu'on leur fait voir. Les choses n'apparaissent que parce que quelqu'un les montre, et non parce qu'interviendrait une volonté de découvrir. Donc, face à un énonciateur qui fait office d'embrayeur absolu, l'énonciataire ne peut s'illusionner sur sa propre capacité de manœuvre. La sensation d'être là, inscrit dans les limites de la scène, à l'intérieur d'un monde qui lui a été destiné, s'oppose à la certitude que chaque présence a déjà été décidée.

La comparaison entre les deux cas est alors facile : dans l'interpellation, l'énonciateur, bien que semblant mettre le jeu en place, confesse un regard non suivi d'effet ; dans la « vue subjective », l'énonciataire, qui cependant semble directement engagé dans la partie, confesse un regard dépourvu d'intention. Avec pour conséquence d'assigner les limites de ceux qui sont les pivots des deux configurations. Les points de syncrétisme, respectivement le nous et le vous, tirent la charnière explicite entre renonciation et l'énoncé, mais sont aussi le trou noir où va s'annuler la potentialité de la vision. Avec pour conséquence, encore, de nous donner quelques suggestions utiles sur la façon dont à l'intérieur du texte filmique alternent subjectivité et assujettissement, aux bords du cadre et dans son hors -champ : entre se trouver et se perdre, il n'y a qu'un battement de cil 5o. Avec pour conséquence, enfin, de nous permettre de compléter un schéma que nous avions commencé à fixer : en comparant les deux situations, nous notons que dans la première on ne fait pas regarder le personnage (il te regarde, mais il ne voit pas), et que dans la seconde il ne regarde pas (il voit ce qu'on lui fait voir) . Cela signifie que ce qui apparaît sur l'écran, ce qui est énoncé, le il, trahit deux formes distinctes. Après le couple (énonciateur et énonciataire) et la triade (énonciateur, énonciataire et personnage), nous avons maintenant un quaterne. C'est sur lui que se fixent les paramètres essentiels,

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que se distribuent les rôles, que s'affrontent les personnes et les non-personnes, que se font face les sujets et les antisujets 56. Avec lui se complète l'articulation fondamentale à laquelle le regard a donné son point de départ.

Traduit de l'italien Francesco CaSETTI par Florence Faurie-Vidal

NOTES

1. N'est-ce pas un événement imprévisible qui se condense dans le punctum dont parle Barthes à propos de la photographie ? Cf. R. Barthes, La Chambre claire, Paris, Éd. du Seuil, 1980.

2. On pense aussi bien aux exhortations, à la mobilisation politique dans les « agitki », qu'aux intertitres du type « dix ans après » de nombreux films narratifs.

3. Parmi les nombreuses contributions existant sur ce thème, à partir principalement des années 70, notons P. Bonitzer, « Les deux regards », in Cahiers du Cinéma, n° 275, 1977, et J.-P. Simon, « Les signes et leur maître », in Ça cinéma, n° 9, 1976, centrés tous deux sur une analyse du regard. Aborde également ce thème ou des thèmes voisins en s'inspirant de la psychanalyse « L'analyse du film de fiction dans ses rapports avec le spectateur », Ch. Metz, in Le Signifiant imaginaire, Paris, UGE, 1977. Rappelons enfin la réflexion plus ancienne d'A. Bazin sur l'écran comme cadre et comme cache.

4. Une interpellation moins directe réside aussi dans la désignation : le « voici » est toujours « voici pour vous ». Cf. J.-P. Simon, « Référence et désignation : notes sur la deixis cinématographique », in Regards sur la sémiologie contemporaine, Saint-Étienne, 1977.

5. Pour les films musicaux, cf. J. Collins, « Vers la définition d'une matrice de la comédie musicale : la place du spectateur dans la machine textuelle », in Ça cinéma, n° 16, 1979 ; pour les films comiques, cf. J.-P. Simon, Le Filmique et le Comique, Paris, Albatros, 1979.

6. Pour les films de famille, cf. R. Odin, « Rhétorique du film de famille », in Rhétoriques, Sémiotiques, Paris, UGE, 1979.

7. Pour les regards dirigés vers la caméra, à la télévision, cf. F. Casetti, L. Lumbelli, M. Wolf, « Étude sur quelques règles du genre télévisuel », in Ricerche sulla comunica- zione, 1980, et 1981.

8. L'énonciation dont nous parlons ici, pour expliquer ce que d'autres mécanismes ne savent pas expliquer, doit à notre avis être pensée à l'intérieur d'une théorie du texte filmique : elle constitue en particulier un concept clef pour définir la composante pragmatique de cette théorie. Cf. F. Casetti, « Le texte du film », in J. Aumont et J.-L. Leutrat, Théorie du film, Paris, Albatros, 1981. Une importante contribution au rapport énonciation/texte est développée à travers une analyse de la temporalité filmique dans G. Bettetini, Tempo del Senso, Milan, Bompiani, 1979.

9. Il a été longuement discuté si et quand cet ensemble de virtualités constituait une langue au sens propre, c'est-à-dire un système achevé et stable : cf. E. Garroni, Progetto di semiotica, Bari, Laterza, 1972, et Ch. Metz, Langage et Cinéma, Paris, Larousse, 1972, puis Albatros, 1977. Si nous avons ici rapproché les deux termes, c'est parce que le cinéma, conçu comme une réserve de signes, de procédés et de constructions que l'on peut réduire dans leur ensemble à des structures formelles (opposées au film comme discours réalisé), constitue un niveau abstrait comparable à la langue. Mais peut-être serait-il mieux de dire que le cinéma représente le lieu d'une compétence, à partir

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de laquelle le film réalise une performance : cf. F. Casetti, « Le texte du film », op. cit.

10. Cf. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, 1966 ; t. II, Paris, Gallimard, 1974. On se souviendra en particulier de la définition de renonciation comme la mise en fonction de la langue grâce à un acte individuel d'utilisation.

11. Il y a déjà un ensemble de contributions qui ont affronté le problème de renonciation cinématographique, ou qui ont utilisé cette notion comme fil conducteur de leurs analyses : mentionnons les interventions déjà citées de G. Bettetini, de F. Casetti, J. Collins, R. Odin, J.-P. Simon ; et aussi N. Browne, « The Spectator in the Text : Rhetoric of Stagecoach », in Film Quaterly, XXIX, n° 2, winter 1975-1976, et M. Buscema, « L'enunciazione visiva », in Filmcritica, n° 300, 1979, et « L'enunciazione visiva II », in Filmcritica, n°' 307-309, 1980.

12. Pour ces deux acceptions de renonciation, voir A.-J. Greimas et J. Courtes, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 126.

13. Nous utiliserons le terme « énoncé » pour désigner une quelconque unité sur le plan de la réalisation discursive : image, séquence, film, etc. Cette extension est également justifiée par l'absence d'une terminologie qui : a) définisse de façon homogène les unités relatives à des « grandeurs » différentes (du type : signe/ phrase/discours, etc.) ; b) définisse distinctement les unités se référant à des entités empiriques ou référentielles, des unités se référant à des entités théoriques (de type : discours/texte). La construction d'une terminologie pour parler de cinéma et de film est une des tâches qui nous attend encore.

14. On pourrait penser à aborder directement renonciation à travers une approche sociologique qui l'analyserait en tant que mode de production de l'énoncé (à la différence de l'approche sémiotique, qui l'analyse en tant que règle de production immanente au produit). Mais si ce partage entre les domaines donne bien l'idée d'une différenciation entre les objects d'analyse (on pourrait dire : la fabrication matérielle du sens vs sa constitution), il indique aussi un glissement de la notion d'énonciation en dehors du champ sémiotique, qui est au contraire celui-là même où nous voulons le maintenir.

15. Il s'agit certainement d'une présence paradoxale, mais qui ne peut-être neutralisée, ni réduite à son contraire. De fait, la non-immédiateté du sujet de renonciation dans l'énoncé ne peut être véritablement appelée absence — terme employé par G. Bettetini et J.-P. Simon dans les textes cités — parce que le mot « absence » signifie ou bien effacement de la présence (et ce n'est pas le cas, étant donné que la présence se fait de toute façon sentir), ou bien vacance momentanée (et ce n'est pas non plus le cas, vu qu'il n'y a pas la possibilité d'un retour réel). Pour ces raisons, je préfère continuer à parler de présence, en pensant à une présence différée, c'est-à-dire au fait que le sujet de renonciation est là, mais qu'il est déplacé : il est justement dans l'énoncé (où il ne peut être sujet de dénonciation) au lieu d'être dans renonciation (dont il est pourtant le sujet). L'exemple de la lettre, expédiée et remise, plutôt que volée et perdue, donne bien l'idée de la chose.

16. Voir la très bonne analyse de la relation entre regard et vue dans N. Browne, op. cit.

17. Le couple énonciateur/énonciataire est défini par A.-J. Greimas et J. Courtes, op. cit., p. 125.

18. Nous entendons l'opposition entre discours et texte fondamentalement comme une opposition entre un objet empirique et un objet théorique, ou encore un fait concret et son principe d'explication. Cela nous permet de dire que le discours présente toujours un énonciataire, quelle que soit l'importance qu'il assume, mais aussi que c'est au texte à rendre raison de cette présence en l'explicitant, quand bien même elle opérerait en silence.

19. Des doutes sur l'importance du plan de renonciation dans un film ont été émis

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par Ch. Metz dans Le Signifiant imaginaire, op. cit. (cf. en particulier, le chapitre sur « Histoire/Discours »).

20. En ce sens, les « dynamiques communicatives » comme celle de « rhème > et « thème », étudiées dans le cinéma par M. Colin, devraient trouver leur racine dans le processus énonciatif avant même de le trouver dans la confrontation ou dans la rencontre entre partenaires de la communication.

21. En parlant d'étages de parcours, et plus loin de trajet, nous ne voulons pas renvoyer à un modèle « génétique » de renonciation : le chemin ici suggéré, qui va du simple au complexe, sert à mettre un ordre dans la description des faits, et non pas à en représenter « de façon réaliste » les relations. Tout cela ne nous empêche pas de penser — nous inspirant ici de Greimas — à l'existence de différents niveaux dans la constitution d'un discours filmique : en ce sens, le étages doivent être considérés comme les marches d'un escalier plutôt que comme les phases successives d'un « devenir » linéaire.

22. Pour la différence entre énonciatif et énoncif, cf. A.-J. Greimas, op. cit., p. 80 ; pour renonciation énoncée, ibid., p. 128 (toutefois, nous donnons au terme une acception plus large : tout en renvoyant toujours à une énonciation rapportée, nous élargissons les possibilités de la rapporter).

23. Les deux couples, dérivés respectivement de E. Benveniste et de H. Weinrich, ont été commentés et utilisés, le premier par J.-P. Simon, Le Filmique et le Comique, op. cit. (mais également par Ch. Metz, Le Signifiant imaginaire, op. cit.), le second par G. Bettetini, Tempo del senso, op. cit.

24. L'impression est que, tandis que dans le champ du langage verbal le plan du discours et celui de l'histoire se distinguent par l'emploi de formes différentes (cf. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, op. cit.), dans le cinéma ils se distinguent seulement par la présence ou l'absence de certaines marques spécifiques. Ce qui implique une réflexion et un appofondissement des rapports entre ce couple (discours et histoire) et le précédent (énoncé énonciatif et énoncé énoncif). Une solution possible — que je dois à une proposition dlsabella Pezzini — peut consister à considérer le couple énonciatif/énoncif comme significatif de deux moments différents dans la constitution de l'énoncé, et le couple discours/histoire comme significatif de deux formes réalisées différentes (deux « genres »).

25. Sur les formes de superposition entre récit et commentaire, voir l'importante réflexion et les analyses précises de G. Bettetini, Tempo del Senso, op. cit.

26. Le rapport entre rôle et corps trouve un point de référence essentiel dans U. Eco, Lector in fabula (Milano, Bompiani 1979), où, d'une part, la notion de lecteur modèle désigne soit le parcours de lecture défini par le texte, soit la moyenne des lectures effectuées sur le texte (mais les deux aspects doivent être considérés, étant donné que nous renvoyons l'un à une réalité « abstraite », l'autre à une réalité « empirique » ou statistique : ces deux aspects doivent donc être envisagés même s'ils se superposent), et où, d'autre part, à la notion de lecteur empirique s'ajoute celle de lecteur modèle pour désigner un point d'interprétation concret, individuel, et peut-être même idiosyncrasi- que. D'autres indications essentielles sur le rapport entre rôle et corps figurent dans C. Segre, « Contribution to the Semiotics of Theatre >, Poetics to Day, 1, 3, 1980, et dans « Narratologie et Théâtre » (à paraître), où le rapport entre ley'e externe au texte et ley'e interne au texte renvoie à une typologie intéressante des formes et des modes de communication.

27. Un type de cinéma transparent, narratif, où les traces de renonciation ne semblent pas tenir une place importante, nous a habitués à penser que c'était ça le cinéma : sur les processus de restructuration qui aujourd'hui traversent le cinéma et le conduisent à adopter de nouveaux modes linguistiques, citons F. Casetti « Fuori del cinema », in Ikon, 1/2, 1978 (en dehors de l'ample littérature sur le cinéma d'avant-garde et sur le cinéma expérimental).

28. Dans ces deux récits adressés à la caméra, il y a également un rappel intertextuel très précis : dans le premier cas, rappel de l'habitude néo-réaliste d'ouvrir le film par une

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Francesco Casetti

voix off qui donne les coordonnées historiques du récit qui va se dérouler (cf. Paisà, Roberto Rossellini, 1946) ; dans le second cas, rappel du journal télévisé et du talk-show télévisé.

29. Il ne s'agit donc pas d'un contrechamp. 30. Pour une définition plurielle et articulée de la notion de contexte au cinéma, cf.

F. Casetti, « Cenni d'intesa », in Communicazioni sociali, 3/4, 1981. 31. Il peut s'agir soit d'une obéissance aux règles présupposées par l'acte de

communication, soit d'une négociation effectuée au cours de la communication : à propos de la façon dont ces deux interprétations de l'interaction entre partenaires de la communication donnent lieu à deux modèles différents, cf. M. Sbisà et P. Fabbri, « Models (?) for a Pragmatic Analysis », in Working Papers, Centro Internazionale di Semiotica e Linguistica, Università di Urbino, n° 91, février 1980.

32. Pour une distinction entre appropriation, grammaticalité et convenance, citons F. Casetti, « Le texte du film », op. cit.

33. Pour la superposition entre commentaire et récit, particulièrement dans le film musical, cf. G. Bettetini, Tempo del Senso, op. cit. (utile aussi pour relativiser une distinction que nous faisons ici de façon trop nette).

34. Même si les incipit constituent, par d'autres aspects, une position textuelle « forte » ; cf. F. Casetti, L. Lumbelli, M. Wolf, Indagine..., op. cit.

35. Dans la description de la séquence, nous n'avons pas reporté l'indication analytique des raccords, des mouvements de caméra, des cadrages, etc., dans la mesure où ils n'interviennent pas sur la façon dont nous utilisons cet exemple.

36. La notion greimacienne d'actant leur conviendrait bien. 37. Ici nous prenons le terme « cinéma » dans le sens de « langage cinéma

tographique », et non dans le sens d'« ensemble de films » : cf. Ch. Metz, Langage et Cinéma, op. cit.

38. Il doit s'agir naturellement d'un discours filmique, ou mieux, d'un texte filmique, et non d'un ensemble cohérent, non délimitable et non communicable, d'images et de sons (mais le statut de texte peut aussi être garanti pragmatiquement : un film d'avant-garde, qui contredit les caractères de la textualité, devient texte quand il est projeté dans les conditions qu'il requiert pour « être suivi »). Pour ces thèmes, cf. Casetti, « Le texte du film », op. cit.

39. Le couple regard/scène peut aussi être substitué — ce que nous ferons dans la suite de ce texte — au couple regard/ vue (cf. N. Browne, op. cit.), à condition de faire abstraction de la dimension « intentionnelle » qu'implique le terme « regarder ».

40. Le mot lui-même nous apporte son aide, puisqu'il unit point (qui relève de la place du regard) et vue (qui relève des effets et des contenus du regard).

41. Cf. la notion de « récepteur tangentiel » dans G. Nencioni, « Parlato-parlato, parlato-scritto, parlato-recitato », in Strumenti critici, n° 29, 1976.

42. Par exemple R. May, // linguaggio del film, Milan, Poligono, 1947. 43. Peut-il ne pas y avoir d'énonciataire ou l'énonciataire peut-il ne pas regarder ?

Cela pourrait arriver par la suppression de la scène (moments de noir) ou par la disposition de la scène de façon que quelque chose échappe au point de vue (hors-champ irrécupérable, etc.). Mais même en ces cas précis, tant qu'il y a un texte filmique qui instaure en lui-même ou dans le contexte une destination, nous aurons l'apparition d'un énonciataire à propos duquel nous pourrons dire qu'il peut toujours regarder, mais qu'il n'arrive pas toujours à voir.

44. Même si nous employons la forme personnelle « celui qui », nous renvoyons — répétons-le — aux traces d'un mouvement ou aux traces de la cause de ce mouvement, et non à un individu.

45. Cf. N. Browne, op. cit. 46. Il serait mieux de dire métadiscursivité. 47. De la même façon, en littérature, l'auteur peut se glisser dans un de ses

personnages ou bien se glisser dans l'écriture, qui est alors, à la fois, cause et thème de son texte.

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Les yeux dans les yeux

48. Voir l'excellente schématisation qu'en fait C. Segre, « Contribution... », op. cit. 49. Deux mouvements différents d'un même cadrage (par exemple un mouvement de

caméra qui inclut dans la scène un personnage qui l'observe, ou qui isole la scène à partir d'un personnage qui l'observe, en maintenant dans chacun des cas une certaine coïncidence entre l'axe du regard et l'axe de la prise de vue) constituent une « vue subjective » impropre, étant donné que sans coupure il y a coïncidence mais pas identité entre le point de vue du personnage et celui de la caméra.

50. Où l'ordre des deux cadrages ou des deux mouvements est libre (et où la construction sera soit anaphorique, soit cataphorique).

51. Par exemple Lady in the lake (Robert Montgomery, 1946). 52. Cf. G. Mannuccari, La Soggettivazione nel Film, Roma, Smeriglio, 1951. 53. A condition de ne pas considérer, comme le fait Greimas, que dès l'origine les

structures sémiotiques sont d'emblée narratives ; mais ici nous entendons narratif comme un des régimes ou genres particuliers du discours.

54. Dans l'interpellation, l'énonciataire pourrait avoir un pouvoir égal à celui du personnage (comme dans la débandade de The Kid from Spain), mais ce dernier montre de toute façon qu'il sait que le premier sait, tandis que le premier ne savait pas que le second savait : ce qui constitue un avantage pour le personnage (et, derrière lui, pour l'énonciateur) sur l'énonciataire.

55. Sur ces thèmes, voir V. Melchiorre, L'Immaginazione simbolica, Bologna, II Mulino, 1972.

56. En s'inspirant du « carré sémiotique » de Greimas, nous pouvons donner l'ordre suivant au quarterne :

Ë

B

où A représente dénonciateur, identifiable à « celui qui regarde », et traduisible par le je ; B représente Yénonciataire identifiable à « celui que l'on fait regarder » et traduisible par le tu ; B représente le personnage non énonciataire, identifiable à « celui — animé ou inanimé — qui est vu mais que l'on ne fait pas regarder » (en fait il regarde, et ne voit pas), et traduisible par le il ; Â représente le personnage non énonciateur, identifiable à « celui — animé ou inanimé — qui est vu mais ne regarde pas » (en fait il voit ce qu'on lui fait voir), traduisible par le il ; l'axe A - B représente l'axe des personnes opposées à B et À qui constituent l'axe des non-personnes ; l'axe A - B représente l'axe des sujets, opposé à l'axe de B - À, qui représente l'axe des antisujets.