Canguilhem, La Création Artistique Selon Alain

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    RFLEXIONS SUR LA CRATIONARTISTIQUE SELON ALAIN1

    Georges Canguilhem

    La beaut se tient aux frontires de la nature et de lartifice. Dunct elle se dcouvre par lobservation attentive, parfois mer-veille, de ce que nous navons pas cr et qui soffre notre percep-tion beaut naturelle. Dun autre ct elle merge par certains denos ouvrages, des degrs et sous des modalits trs varis quiont toutefois en commun dimpliquer un certain travail, celui desmains, du corps tout entier, de lesprit beaut artistique. Ce quiretient lattention dAlain dans son Systme des beaux-arts cest lim-portance dterminante du mtier artisanal ou artistique, sans lequella beaut resterait fragment imagin et fugace, sans possder jamaisla matrialit durable dune uvre. Raison pour laquelle il ne vapas de soi dassocier la beaut au dynamisme dune imaginationestime trop vite? cratrice.

    C onsciemment ou non, lide que lhomme se fait de son pouvoirpotique rpond lide quil se fait de la cration du mondeet la solution quil donne au problme de lorigine radicale des choses. Sila notion de cration est quivoque, ontologique et esthtique, elle ne lestni par hasard, ni par confusion. Ds que lhomme se met trouver le mondeexcentrique, hors des gonds, ou inquitant, ds quil se demande: Commentces choses sont-elles possibles ?, ds quil confronte ce quil lui est donnde percevoir ce quil pourrait lui-mme concevoir, cest--dire enfanter, ildonne naissance simultanment deux problmes, celui de la cration etcelui de ses crations.

    Or, cest un fait historique, n la rencontre du monde hellnique et dumonde judo-chrtien, que la rflexion philosophique sur la fonction artistique

    1. Cet article est paru dans le n 69 des Cahiers philosophiques de dcembre 1996. Il reproduit le texte dunessai publi dans la Revue de mtaphysique et de morale (Paris, n 2, 1952).

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    T est traditionnellement sduite par le prestige dune conception intellectua-

    liste de lactivit dmiurgique, conception que mme le dogme chrtien dela cration ex nihilo sest trouv comme contraint dintgrer. Si le Dieu deDescartes cre des cratures sans prmditation, sans une contemplationdessences ou darchtypes auxquels lexcution se rfrerait comme uncanon, cest vraiment un Dieu assez insolite dans le panthon des ides deDieu. Le Time, bien regarder, continue de hanter les thologies occi-dentales, incertaines dcider si la cration du monde pose un problmedorigine et de dpendance, ou de destination et dorganisation, ou bienles deux. Cest au point, que Kant peut affirmer dans la Critique du juge-ment, quune thologie couronne ncessairement une tlologie (75).

    Or, la conception platonicienne de la dmiurgie entrane deux cons-quences concernant les rapports du faire au savoir et de luvre au modle.Dune part, le Socrate des Dialogues mprise les artisans incapables de rendrecompte de ce quils font, aussi bien que les potes alins dans lenthou-siasme, cest--dire toute forme dactivit inconsciente de ses procds et deses fins ; dautre part, lart du dmiurge ou de lhomme consiste imiterlIde ou limitation de lIde, se conformer un modle, raliser dansluvre un certain plan. Limitation dun objet dj fabriqu par imitationest une tromperie. Cest lecastic surpasse encore en nocivit par lafautastic art de simuler limitation (Sophiste, 235 d-236 c).

    Penser et crer: linterprtation intellectualiste Sil nous fallait un exemple la fois de la connexion entre le problme

    ontologique et le problme esthtique de la cration et de lascendant de lasolution intellectualiste type, le platonisme, en pareille matire, nous nouspermettrions de le demander Pascal.

    La dernire chose quon trouve en faisant un ouvrage est de savoir cellequil faut mettre la premire2. Il ne convient pas de chercher, ici, unargument pour quelque thorie de la cration artistique, hostile au primatde linspiration sur lexcution, en mettant laccent, au contraire, sur la fcon-dit, pour elle-mme miraculeuse, dun exercice qui se cre, chemin faisant,ses normes. Pascal nanticipe pas sur Nietzsche: Voil qui est fcheux. Cesttoujours la vieille histoire. Lorsquon a fini de se btir sa maison, on saper-oit soudain quen la btissant on a appris quelque chose quon aurait dsavoir avant de commencer. Lternel et douloureux trop tard. La mlan-colie de tout achvement3. Non, il ny a pas dans cette Pense la moindretrace de comprhension sympathique pour le possible dsespoir dun cra-teur, conscient de linadquation de sa crature, rendu par sa cration mmeplus lucide et plus exigeant. Cest que Pascal est assur quil existe des chosespremires en soi et des choses dernires en soi. Il y a un Crateur, un seulauthentique, le Dieu de la Gense, qui a cr le monde sans retouches, satis-fait de son uvre et saccordant le repos aprs lachvement. Au regard decette cration, toute activit potique humaine est drisoire. Loriginalit est

    2. Pascal, Penses, d. Brunschvicg, I, 19. 3. F. Nietzsche, Par-del le bien et le mal, 277.

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    Tun monopole divin. Il ny a doriginalit quoriginelle et il ne peut y avoir

    quune origine, de mme quil ne peut y avoir quune fin. Entre lorigine etla fin toutes choses sont distribues selon un ordre de type organique4, oles termes ne peuvent changer leur place ni leur rang. La nature a mistoutes ses vrits chacune en soi-mme, notre art les renferme les unes dansles autres, mais cela nest pas naturel : chacune tient sa place5. On com-prend, ds lors, la double dprciation de la science ( Je trouve bon quonnapprofondisse pas lopinion de Copernic6 ) et de lart : Quelle vanit quela peinture, qui attire ladmiration par la ressemblance des choses dont onnadmire point les originaux7. De cette Pense clbre, si souvent malcomprise, Andr Malraux dit justement quelle nest pas une erreur, maisune esthtique8. Pascal fonde sur la hirarchie ontologique des tres la hirar-chie du plan des uvres de lesprit. Partout ce qui est en soi premier doittre plac premier. De mme quune vie humaine, pour tre heureuse, doitcommencer par lamour et finir par lambition, au lieu dallier ces deuxpassions pour leur ruine rciproque9, de mme un discours vrai doit suspen-dre lenchanement des dmonstrations des notions premires, garanties,faute de pouvoir tre explicites sans rgression linfini par la clart de lalumire naturelle. Il y a donc un ordre gomtrique, parfaitement vritable,absolument certain, sinon absolument convaincant, soutenu par la nature dfaut du discours10. Lart de plaire lui-mme comporte des rgles aussi sresque lart de dmontrer, et cest seulement limpuissance de lhomme qui lem-pche de se faire aimer des rois aussi srement quil peut dmontrer leslments de la gomtrie qui en comprend les hypothses11. Il est donctout fait logique de dnoncer limagination, puissance du possible, commematresse derreur et de fausset, et de dcider en fin de compte que cenest pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve lexcel-lence de quelque genre que ce soit12.

    Inversement, certains auteurs ont pu penser que le pouvoir potiquede lhomme manifeste sa valeur par le sentiment de choc quil donne prou-ver qui contemple ses produits. On connat les jugements de Baudelaire :Le beau est toujours bizarre13 et : Parce que le beau est toujours ton-nant, il serait absurde de supposer que ce qui est tonnant est toujoursbeau14 . Alors que chez Pascal une thorie de la cration ontologique etthologique commande la thorie de la cration artistique, chez Baudelairela thorie de la cration artistique commande une thorie de la cration onto-logique. qui reconnat la valeur authentiquement cratrice de limagina-tion de lartiste, la cration du monde doit apparatre comme une uvre

    4. Pascal, Penses, VII, 475, 476, 477. 5. Ibid., I, 21. 6. Ibid., III, 218. 7. Ibid., II, 134. 8. A. Malraux, Les Voix du silence, p. 70. 9. Pascal, Discours sur les passions de lamour. On sait que lauthenticit de cet crit est objet de litige. 10. Pascal, De lesprit gomtrique, I. 11. Pascal, De lesprit gomtrique, II. 12. Ibid. 13. Baudelaire, Curiosits esthtiques, Exposition universelle de 1855 . 14. Baudelaire, crits esthtiques, Salon de 1859 : II, Le public moderne et la photographie.

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    T dimagination : Comme elle (limagination) a cr le monde (on peut

    bien dire cela, je crois, mme dans un sens religieux), il est juste quelle legouverne Limagination est la reine du vrai, et le possible est une desprovinces du vrai. Elle est positivement apparente avec linfini15. EtBaudelaire trouve la justification de cette affirmation encore timide dans cesmots de Miss Crowe : Par imagination, je ne veuxpas seulement exprimer lide commune impliquedans ce mot dont on fait si grand abus, laquelleest simplement fantaisie, mais bien limaginationcratrice, qui est une fonction beaucoup plus leve,et qui, en tant que lhomme est fait la ressemblancede Dieu, garde un rapport loign avec cette puis-sance sublime par laquelle le Crateur conoit, creet entretient son univers16.

    On voit, par cette rapide confrontation, de quelpoids la notion hellnique de causalit exemplairepse sur la thorie judo-chrtienne de la crationex nihilo. Et cest pourquoi la doctrine classique delopration esthtique comporte trois lments permanents dinterprtationde luvre dart : linspiration, le canon, le modle. La notion dinspirationrpond analogiquement celle de contemplation, celle de canon celle dar-chtype, celle de modle celle dapplication dmiurgique. Mais si lexpli-cation de luvre par une contemplation inspire peut convenir un artsymbolique, si lexplication par le canon convient un art hiratique et lex-plication par le modle un art acadmique, il reste encore se demandersi, ayant interprt lart comme phnomne religieux et social, il ny a pasencore tout faire pour comprendre lart en tant que fonction originale delesprit, fonction de production universelle.

    Le primat de louvrageOn a plusieurs fois souponn que si la notion de cration, conue comme

    comportant anticipation, conformit et justification, est descendue du cielsur la terre, cest quelle tait dabord monte de la terre au ciel. La penseexploite une analogie quelle a dabord invente elle-mme. En croyant fairelhomme limage de Dieu, on fait Dieu limage de lhomme ; en croyantsubordonner la copie au modle, on ne fait que modeler le modle daprssa copie suppose. Il est donc permis de se demander si, en faisant la psycho-logie du technicien et de lartiste sans rfrence la psychologie pralable-ment privilgie de lhomo sapiens, en pousant naturellement le procsnaturel du faire ou du produire, dlis de leur rapport au connatre, enpurgeant la cration de toute contamination par la reprsentation, on neparviendrait pas mieux saisir loriginalit de lacte de cration.

    En fait, cette entreprise a t tente. Cet essai dinsurrection contre lesth-tique platonicienne et platonisante existe. On le trouve dans luvre dAlain,

    15. Ibid. : III, La reine des facults. 16. Ibid. : IV, Le gouvernement de limagination.

    La doctrineclassique

    de loprationesthtique comporte

    trois lmentspermanents :

    linspiration, lecanon, le modle

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    Tcomme dans celle de Bergson. Ces deux philosophes, sils nont pas prononc

    eux-mmes la formule, ont, chacun sa manire, construit leur thorie delactivit artistique sur ce principe que, dans luvre dart, aucune sorte des-sence ne prcde lexistence.

    Alain pense comme Socrate et Platon, que ce que les artisans et les artis-tes disent deux-mmes et de leurs pouvoirs est sans porte, mais cette affir-mation est coupe, chez lui, de ce qui la supporte chez Platon, car, prcisment,ce en quoi lartiste se trompe, cest sa croyance un pouvoir de contem-plation, imaginaire et pralable, de luvre quil veut raliser. Lart na paspour fin dexprimer une ide17. La conception dun modle prexistant, la manire dun fantme, et traduit par lexcution, est elle-mme imagi-naire. Il y a de limaginaire dans limagination18. Il convient donc dtresvre pour les confidences autobiographiques et de ne pas juger de lar-tiste puissant, qui ne parle gure, par lartiste ambitieux et gar, quiparle, au contraire, beaucoup19 . Aucune conception nest uvre, aucunerverie nest uvre, aucun possible nest beau20. Dans le mme sens, Malrauxcrit : La relation entre les thories et les uvres appartient souvent lacomdie de lesprit. Les artistes mettent en thorie ce quils voudraient faire,mais font ce quils peuvent21.

    Le paradoxe fondamental de lesthtique dAlain, cest donc que les uvresde lart sont des choses dont seules le manque dimagination, limpuissance contempler avant de rver sont responsables : Si le pouvoir dexcuter nal-lait pas beaucoup plus loin que le pouvoir de penser ou de rver, il ny auraitpoint dartistes22. Cest parce que limagination est incapable de crer danslesprit seulement, cest pour cela quil y a des Beaux-Arts23. Selon unetelle conception, sil y a un artiste suprme, crateur du monde, cest parmanque dimagination quil laurait cr. Cest pour savoir ce que serait unmonde quil faudrait crer un monde, puisquil est impossible de le savoiravant de lavoir fait. Bien entendu, cest toujours l de lanthropomorphisme.Mais anthropomorphisme pour anthropomorphisme, autant choisir celuiqui est le plus fidle la situation humaine. En tout tat de cause, le rapportde crateur crature se comprend mieux dans une philosophie existentialisteque dans une philosophie essentialiste. Le crateur vaut mieux toujours quesa crature, il la dpasse. Louvrier vaut mieux que luvre. Il y a plus dans lacause que dans leffet. Mais lingalit de la crature au crateur peut tre inter-prte soit comme limpossibilit dadquation de lexcution lintention,soit comme la multiplication du pouvoir de cration par la cration mme.Cest de la cration et par la crature que nat le pouvoir crateur. Le crateurse surprend lui-mme, se dcouvre suprieur lui-mme, mais seulement aprsluvre. Selon un mot dHenri Focillon, cest la gense qui cre le Dieu24 .

    17. Alain, Vingt leons sur les beaux-arts, p. 251. 18. Alain, Systme des beaux-arts, dition nouvelle avec notes, p. 43. 19. Ibid., p. 34. 20. Ibid., p. 33. 21. A. Malraux, Les Voix du silence, p. 115. 22. Alain, Systme des beaux-arts, p. 35. 23. Alain, Vingt leons sur les beaux-arts, p. 280. 24. H. Focillon, Vie des formes, d. Leroux, 1934, p. 76.

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    T Par deux fois dj, les propositions dAlain en ont appel dautres, de

    Malraux ou de Focillon, lappui et la rescousse. Cest quil nous faut biendcrire la situation dAlain dans la pense contemporaine. Le Systme desbeaux-arts a t crit pendant la guerre de 1914-1918, par besoin de rac-tion contre lunivers de la boue, de la ferraille et de la mort, sans documents,sans reproductions, sans rfrences. Cest une invention solitaire. Proustet Valry ntaient encore queux-mmes, leur renomme et la plus grandepartie de leurs uvres taient venir. Le propre du Systme des beaux-arts,quand il a paru chez Gallimard, en 1920, ctait quil ntait accrdit parrien, quil nentrait en relation avec rien qui ft pour lui prparatoire, analo-gue ou consonant. Cest bien l le signe de loriginalit, elle est la commu-nion solitaire. Aujourdhui, nous sommes familiariss avec les ides de Proustsur la cration continuelle et renouvele du monde par les artistes, avecles ides de Valry sur la parent de linvention et du travail, avec celles deFocillon sur la vie des formes dans la matire et dans lesprit, avec lesides de Sartre sur limaginaire, avec les thses de Malraux sur loppositionde limitation et du style. Le Systme des beaux-arts jette chaque jour denouveaux rameaux en direction de nouveaux arbres. La fort des connexionsspaissit peu peu.

    On sait que le dpart de lesthtique dAlain est dans une critique de lanotion dimage et du pouvoir dvocation de limagination. Sartre, qui saitassez du reste ce quil doit Alain sur ce point, fait remonter Descartesavant Hume cette conception de limage mentale qui en fait une impressiondes choses dans la pense, un objet dans lesprit, une carte dans un album.Il nous semble personnellement que Sartre nest pas remont assez loin dansla recherche des responsabilits en matire de cette conception de limage,copie et prsence, quil refuse avec Alain et aprs lui. Car cest finalementAristote qui tient limagination pour un pouvoir thorique sans activitproductrice propre, son rle tant seulement de fournir la pense ration-nelle un contenu. Si limagination joue un rle dans lart, cest par sa fonc-tion dinstrument de la connaissance, par sa fonction logique.

    Lmergence artisanale du beauMais il ne suffit pas de refuser une thorie de limagination, il faut en

    proposer une. Alain propose donc une thorie physiologique de limagina-tion, et, par suite, une thorie physiologique de lart. Cette thorie, il la fondesur la conception cartsienne de limagination ou plus exactement sur laconception cartsienne de lunion de lme et du corps dans la passion. Je voudrais tenter, dit-il, desquisser une physiologie des Beaux-Arts25. Le corps humain est le tombeau des Dieux26. Cela signifie que la ralitdes fictions gt dans le mcanisme physiologique, gnrateur dmotions etprtexte de jugements faux. Limagination nest pas la perception dcharnedun programme dobjet, dune possibilit dexistence. Limagination estnon-perception. Cest perception de quelque objet autre que son objet

    25. Alain, Vingt leons sur les beaux-arts, p. 10. 26. Alain, Systme des beaux-arts, p. 25.

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    Tauthentique. En sorte que, partis avec Alain de Descartes, nous retrou-

    vons avec Alain, Platon et Le Sophiste : le non-tre nest pas le contrairede ltre, cest ltre-autre. Il ny a pas de conscience vide, prive dobjet,et la perception est de tous les instants. Mais tantt la perception est droite,tantt elle est gauche ; en ce dernier cas, elle est imagination. Limaginationest la pense ayant toujours un contenu, mais capable de poser pour elle-mme un objet diffrent de celui par lequel elle est suscite. Imaginer,

    cest donc vivre un comportement effectif, corr-latif dun objet diffrent de lobjet rel. Dsordredans le corps, erreur dans lesprit, lun nourrissantlautre, voil le rel de limagination27.

    Limagination, quand on la dit cratrice, nestdonc jamais vision dobjet inexistant et qui cher-cherait matire o sincorporer. Limagination ne voitou ne vise rien sans matire ou sans objet. Elle estsimplement lclair dune libert prise lgard duperu. Quest-ce alors que lart? Rien de plus que safonction. Cette fonction est de fixer limaginaire.Mais dire cela, cest tuer lide imaginaire dimagi-

    nation, car seul un geste, un changement opr par une nouvelle relationdu corps humain son environnement, peut fixer une libert, en faire un objetde perception. Le secret de la cration, selon Alain, tient dans une formule,qui nest pas de lui: le monde propose, les passions disposent, le travail impose.

    Sappliquant dabord lui-mme la rgle selon laquelle toute inventionest dabord exploitation, Alain rptait volontiers quil se contentait de pren-dre la suite des grands auteurs. Or, si lon veut bien apprcier, plutt endgustateur quen sourcier, cette tonnante thorie de la cration artistique,voici ce quon peut y dceler. Pour rfuter le platonisme incorpor ltatde lambeaux anonymes dans la thorie classique de limagination, Alain cher-che renfort chez Descartes non sans reconnatre quil lentrane dunct o Descartes ntait pas all28 , il en tire une thorie de limagination-illusion quon peut apparenter la thorie platonicienne de lerreur, et il finitpar aboutir une thorie du faire et du travailler qui nest ni platonicienneni cartsienne, mais kantienne. Car lorsquil crit que la loi suprme delinvention humaine est quon ninvente quen travaillant. Artisan dabord29,Alain a tourn le dos Platon et Descartes, puisquil attend de lartisanprcisment quil soit tel que Platon et Descartes le refusent. Selon Platon,lartisan doit raliser une ide. Selon Descartes, lartisan qui nest que tel,qui ne peut sexpliquer sur son art, est mprisable30. Autant que de lin-venteur sans mthode31, Descartes se mfie des artisans qui ne travaillentpas sous sa direction aux applications quil suggre lui-mme32. Alain enracine

    27. Ibid., p. 18. 28. Ibid., p. 8. 29. Ibid., p. 34. 30. Descartes, uvres, d. Adam-Tannery, I, p. 195. 31. Ibid., X, p. 380. 32. Ibid., I, p. 501 et 506.

    Lartisan est dj, sa faon et par moments,un artiste,un exploitantdimprovisations

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    T les Beaux-Arts dans les mtiers, la potique dans la technique, la cration

    dans le travail. Mais, cest parce que, selon lui, lartisan est dj, safaon et par moments, un artiste, un exploitant dimprovisations. LartisandAlain cest lbniste de village, le maon sculpteur, le jardinier. Cest lar-tisan davant la Renaissance, sil est vrai que de cette poque date la spa-ration de lartisan et de lartiste. Toutes les fois que lide prcde etrgle lexcution, cest industrie. Et encore il est vrai que luvre souvent,mme dans lindustrie, redresse lide en ce sens que lartisan trouve mieuxquil navait pens ds quil essaye ; en cela, il est artiste mais par clairs33. Quant lartiste, lide lui vient ensuite comme au spectateur et il est spec-tateur aussi de son uvre en train de natre. Et cest l le propre de lartiste.Il faut que le gnie ait la grce de nature et stonne lui-mme34 .

    Or, cest l une ide kantienne. Alain citait souvent la formule deKant : Le gnie, cest la disposition inne de lesprit par laquelle la naturedonne ses rgles lart35. Selon Alain, comme selon Kant, lart prend lasuite de la nature, puis prend sa propre suite, sans aucun passage par lesformes de la reprsentation. Plaire sans concept, manifester une finalit spa-rment de toute reprsentation de fin, les caractres reconnus par Kant lobjet esthtique sont retrouvs sans effort partir de la dfinition quAlainpropose de luvre dart : Un beau vers nest pas dabord en projet et ensuitefait ; mais il se montre beau au pote ; et la belle statue se montre belle ausculpteur, mesure quil la fait ; et le portrait nat sous le pinceau36. LorsqueKant dfinit le faire en le distinguant du savoir, il insiste sur ceci que lartne consiste jamais appliquer un savoir prexistant : Ce que lon peutds que lon sait seulement ce qui doit tre fait et que lon connat suffi-samment leffet recherch ne sappelle pas de lart. Ce que lon na pas lha-bilet dexcuter de suite, alors mme quon en possde compltement lascience, voil seulement ce qui, dans cette mesure, est de lart37. Lart, selonAlain, cest le faire surprenant le savoir. Le travail de lartiste ne conduitjamais du concept luvre et le plus beau dans ce quil fait est toujours cequil na pas prvu, et ne saurait nommer38. Cest prcisment dans cetcart quclate la nouveaut et que la cration se rvle vraiment commelinexplicable, tant lincalculable lavance. Il ny a authentiquement produc-tion que l o il ne saurait y avoir ni dduction ni rduction.

    Vers une biologie des belles formesNous tions partis dune physiologie de limagination et voici qu loc-

    casion des thses kantiennes nous nous orientons vers une biologie desformes. Car on sait que Kant a li la critique du jugement tlologique etla rflexion sur les formes organiques la critique du jugement esthtiqueet la rflexion sur les belles formes. Alain ne fait pas moins, quoique

    33. Alain, Systme des beaux-arts, p. 37. 34. Ibid. 35. E. Kant, Critique du jugement, 46. 36. Alain, Systme des beaux-arts, p. 37. 37. E. Kant, Critique du jugement, 43. 38. Alain, Vingt leons sur les beaux-arts, p. 241.

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    Tplus sommairement, et cest finalement Darwin quil demande les princi-

    pes dexplication de la formation progressive des formes quaffectent lesinstruments humains et les uvres de lart. Dj, dans un de ses anciensPropos, Alain montrait comment on peut expliquer la forme, parfaitementadapte la mer, du bateau de pcheur par limitation successive des meilleu-res formes, slectionnes par le milieu et lusage, et par un progrs imper-ceptible de petites variations stabilises par la routine. La slection sexerantsur les petites variations, la mthode des essais et erreurs font que le pcheur,comme labeille, sans trace de raisonnement ni de gomtrie , parvient la perfection de la mcanique39. Or, cette ide est reprise plusieurs fois,souvent par allusions seulement, dans le Systme des beaux-arts et les Vingtleons sur les beaux-arts. La forme du violon sest conserve en sadaptant la manire des formes animales ; les meilleurs violons ont t naturelle-ment prservs, transmis, et plus tard copis scrupuleusement, ce qui a finipar fixer de petites diffrences dues au hasard40. Les beaux meubles sontns deux-mmes, peu peu, par le travail des artisans, par la prfrenceaccorde aux meilleurs modles, et par les copies quon en faisait41. Lesmaisons des paysans se joignent la terre comme des choses de nature42.Comparant, sous le rapport de leur naissance et de leur mort, les anciennesmachines et les nouvelles machines, le bateau et la machine crire, Alaincrit : La forme belle se dveloppe de bas en haut, comme la posie et lamusique nous lont fait comprendre43. Mais, enfin, il faut un bas des formes,cest--dire une occasion, prtexte, obstacle ou contrainte, ce procs deformation qui na point de commencement. En fait, cest parce que la matireet la vie sont toujours dj formes que lartiste trouve, dans la matire oudans la vie, des formes prolonger, soit en les achevant, soit en les dfor-mant. Chacun sait quil y a des effets de nature, formes de pierres, troncsnoueux, nuds de bois, taches ou fissures, qui prsentent par moments ousous un certain angle dtranges figures, mais instables. Sans doute un desmouvements les plus naturels de lartiste est dajouter alors un peu la natureet de finir cette bauche, cest donner un fantme la forme dun objet44. Alain citait volontiers les rflexions de Lonard de Vinci sur les ressourcesquoffrent limagination les taches dun vieux mur45. Il aurait pu citer VictorHugo: Qui longe cette cte passe par une srie de mirages. chaque instant,le rocher essaie de vous faire sa dupe. O les illusions vont-elles senicher? Dans le granit. Rien de plus trange Le bloc est un trpied, puiscest un lion, puis cest un ange, et il ouvre les ailes ; puis cest une figureassise qui lit dans un livre. Rien ne change de forme comme les nuages, sice nest les rochers46. Il aurait pu citer Gauguin : Je viens de terminer une

    39. Propos dAlain, NRF, d. 1920, I, p. 60. Comment ne pas rappeler au passage que, dans Eupalinos, quandValry veut montrer comment pour lhomme de mtier la connaissance doit se muer en instinct et la prvisionconceptuelle en palpation charnelle, cest, comme Alain, lexemple de la construction des bateaux quil choisit.

    40. Alain, Systme des beaux-arts, p. 118. 41. Ibid., p. 190. 42. Ibid., p. 180-194. 43. Alain, Vingt leons sur les beaux-arts, p. 191. 44. Alain, Systme des beaux-arts, p. 35. 45. Lonard de Vinci, Trait de la peinture, Delagrave, d. 1940, chap. XX, 1, 141. 46. V. Hugo, Les Travailleurs de la mer, VI, Les rochers.

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    T tte de canaque coupe bien arrange sur un coussin dans un palais de mon

    invention et garde par des femmes de mon invention. Je crois que cestun joli morceau de peinture. Il nest pas tout fait de moi, car je lai voldans une planche de sapin. Il ne faudra rien dire, mais que voulez-vous,on fait ce quon peut, et quand les marbres ou les bois dessinent une ttecest joliment tentant de voler47. Sans parler de Valry : La marche gn-rale des inventions appartient ce type gnral : une suite de dformationssuccessives, presque continues, de la matire donne et un seuil une percep-tion brusque de lavenir de lun des tats48. Cest donc parce que la matireest aussi forme, parce que la vie est forme et rythme, que lart peut surgir etdiversifier ses crations, de larchitecture la posie49.

    Ce que lhomme ajoute la nature, cest le travail.Limagination cesse, avec Alain, dtre un spectaclepour devenir un procs laborieux. Nous avons cons-cience de ne pas forcer la pense dAlain en disantque cette dernire ide est de style hglien, plusencore que dorigine hglienne, car le plus beau estquAlain lait forme avant davoir lu attentivementHegel et de lavoir incorpor sa philosophie engnral, et son esthtique en particulier. La tho-rie de limagination-travail, cest, sur limaginaire,le point de vue du serviteur, non celui du matre.Il y a deux faons de concevoir le pouvoir de produire ou de crer : lemode magique et le mode technique, le mode bourgeois et le mode prol-tarien. Lincantation et le pouvoir de la parole, la docilit linspiration,ce sont des ides magiques ; elles supposent toutes loubli de leffort, de lacausation, de la peine et de la soumission au monde. Au contraire, la concep-tion de limagination comme travail dimposition des formes nie dialecti-quement la prcdente mais en lintgrant. Car Alain interprte mme laposie, mme lart de la parole comme un travail qui change effectivementla situation de lhomme en changeant le corps humain : Nul ne cherche imaginer un air sans le chanter, ni un pas de danse sans le danser, ni undiscours sans le prononcer ; encore moins voudrait-on imaginer un vers sansle dire au moins sa propre oreille50. Limagination est donc, mme dansla posie et dans la musique, une fonction du muscle. Avant dtre un espritinspir, un pote est un larynx.

    Mais si lesthtique dAlain intgre sa faon un des principaux thmeshgliens, mais si les Notes annexes la deuxime dition du Systme desbeaux-arts se rfrent expressment lEsthtique de Hegel et la succes-sion des arts symbolique, classique et romantique, il faut bien dire quAlainest rest indiffrent, en matire desthtique, lesprit historique. Car silrinscrit les arts dans les mtiers et les mtiers dans les circonstances, il

    47. P. Gauguin, Lettres Daniel de Monfreid, Plon, p. 11. 48. P. Valry, Cahier B 1910, p. 118. 49.Voir dans le Systme des beaux-arts, les chapitres sur le Rythme (p. 109), sur les Formes (p. 179), sur lInvention

    des formes (p. 210). 50. Alain, Vingt leons sur les beaux-arts, p. 280-281.

    Il faut bien direquAlain est rest

    indiffrent,en matire

    desthtique, lesprit historique

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    Tsintresse trs mdiocrement ce quil peut y avoir de singulier et dhis-

    torique dans ces techniques et dans ces circonstances. Il naimait pas quonlui rappelt que les statues grecques taient peintes, comme ltaient lesstatues et les colonnes des glises romanes. Il prenait les uvres comme ellessont dans les muses sans se mettre beaucoup en peine de savoir ce quellespouvaient tre leur place, dans leur dcor ou leur environnement, dansleur fonction et dans leur relation aux hommes de leur temps. Et cest pour-quoi il parle plus volontiers de la technique comme fonction humaine essen-tielle et permanente que des techniques comme procds, recettes dcoleet dpoque. Alain croit la nature humaine, lternelle Histoire. Si contra-dictoire que cela semble, cest un fait que cette physiologie des Beaux-Arts, quil a plus quesquisse, nest pas une science du mouvement desformes ou des formes en mouvement (ce que doit tre une physiologie authen-tiquement physiologique) ; cest encore une morphologie statique. Etpourquoi sen tonner, puisque Alain tient et conserve de Descartes lideque le corps vivant est une machine dont la structure explique et commandele mouvement et non linverse. Cest pourquoi, lorsque dans Les Dieux,Alain esquisse une suite des mythes et des religions, cest de Comte et nonde Hegel quil se rclame tout naturellement : Je me propose dessayer unestatique des religions, et non pas du tout une histoire51. Et il affirme, encoreplus explicitement, quil veut revenir une histoire plus gographique, et une gographie plus gologique, comme on a fait dj pour les choses inani-mes. Cette autre gologie expliquera donc les religions par la structure delhomme, autant que faire se peut52 .

    On remarquera quAlain accorde strictement son interprtation de lac-tivit cratrice lide quil se fait de la fonction de lart. Elle reste, en dernireanalyse, platonicienne. Elle est lcho de la prfrence accorde ltre surle devenir. LArt a pour fin de fixer, dimmobiliser le mouvement : Unechose a mille formes ; et la chose vivante passe dune forme lautre sous leregard. La chose humaine surtout, qui change par le regard mme ; etcette agitation est mensonge toujours ; ltre sy cache, comme Prote. Aussice nest pas une faible puissance, dans les arts qui viennent maintenant, dereprsenter toujours limmobile et le mouvement mme par limmo-bile53. Cela est vrai de la danse, de la sculpture, du dessin, du portrait54.Si tout art tend fixer une forme, arrter un mouvement, cest quil doitrassurer, apaiser. Limagination nat du tumulte des motions, mais doit levaincre. Lhomme ne peut penser quun monde, cest--dire un ordre. Lalibert est possible dans le rel, elle est impossible dans le possible. Fournir limagination un objet fini percevoir, une forme bien cerne explorer,cest substituer le cosmos au chaos, le dtermin linquitant. Percevoir,cest prvoir. Le monstre ne fait plus peur, il prend forme ; il ressemble lui-mme55. Les rcits de gnies et de lutins sont, sans doute, un commencement

    51. Alain, Les Dieux, p. 146. 52. Ibid., p. 149. 53. Alain, Systme des beaux-arts, p. 187. 54. Alain, Vingt leons sur les beaux-arts, p. 32 et 33. 55. Ibid., p. 32.

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    T de remde la peur sans objet ; lart de David commence l56. Pour toutes

    ces raisons, on comprend que lart dont les exigences et les produits vri-fient le mieux les ides dAlain soit larchitecture et tout ce qui en dpend,comme la sculpture, ou sy apparente, comme la prose. Le sculpteur, selonAlain, cest prcisment lartisan qui ne portait pas ce nom spcifique autemps de ldification des cathdrales, cest le tailleur de pierres, lartisananonyme qui livrait sur commande des statues-colonnes. Heureux qui orneune pierre dure57.

    Nous venons de retrouver assez de platonisme dans lesthtique dAlain.Comment alors avons-nous pu proposer, au dbut de cette tude, quecette esthtique se prsente comme un anti-platonisme dcid? Certes, onpeut toujours penser que nous nous sommes tromps et nous ny verronspoint de mal. Mais nous avons entendu le platonisme comme la doctrineselon laquelle lessence des choses prcde au moins logiquement etcommande leur existence. Nous avons pris le platonisme sans malice, commetout le monde nous nosons pas dire, bien sr, comme un Pre de lglise.Or, il est certain quAlain refusait ce platonisme-l. Pour lui, lIde plato-nicienne nest pas un tre transcendant au monde peru, elle nest paslobjet possible et la rcompense dune intuition intellectuelle, le terme dunvoir qui supposerait dabord closes les paupires de nos yeux de chair. Carnos yeux de chair ne sont lorgane du voir que parce quils sont les yeux delme. Lil animal nest pas un il58. LIde platonicienne, cest la tramemme de notre exprience usuelle. Les ides ne sont pas loin ; elles ne sontpas ailleurs ; elles sont devant nous59. Alain pense que toute lerreur sur lecompte des Ides, erreur que Platon naurait pas commise, consiste croireque le modle de lhomme ressemble lhomme60 .

    Comme la bien vu J. Hyppolite, dans son bel article sur Alain et lesDieux, la philosophie dAlain est une philosophie du jugement, et non delide ou de la ncessit61 , mais il faut ajouter que dj la philosophie dePlaton est pour Alain cela mme. Cette certitude lentrane affirmer que la doctrine de Platon portait plus davenir quaucune autre ; et, sans doute,est-il plus facile aujourdhui dentendre Platon quil ne le fut jamais62 .Aujourdhui, cest--dire aprs Descartes et aprs Kant, aprs les philoso-phes qui ont substitu le jugement au concept et la relation lessence.Bergson, qui disait que de Platon Plotin toute la philosophie antique consiste tenir lAction pour une Contemplation affaiblie et lme pour une chutede lIde, a pu crire : Pour emprunter encore une fois aux Platoniciens leurlangage, nous dirons, en dpouillant les mots de leur sens psychologique, enappelant Ide une certaine assurance de facile intelligibilit et me unecertaine inquitude de vie, quun invisible courant porte la philosophie

    56. Alain, Les Dieux, p. 103. 57. Alain, Systme des beaux-arts, p. 38. 58. Alain, Les Dieux, p. 180. 59. Alain, Onze chapitres sur Platon, p. 70. 60. Ibid., p. 71. 61. J. Hyppolite, Alain et les Dieux , Mercure de France, 1er dcembre 1951, p. 623. 62. Alain, Onze chapitres sur Platon, p. 60.

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    Tmoderne hausser lme au-dessus de lIde63. Pour Alain, bien au contraire,

    parce que Platon a rassembl en ses crits justement ce quil faut desp-rance, de foi, de doute, pour lever nos faibles penses, on la surnomm ledivin, et bien nomm64 . Cest donc parce que la philosophie platonicienneest dj, selon lui, une philosophie de lesprit et de la libert, que tout enconstruisant sa thorie esthtique dune cration qui stabilise, par le travailsur les choses et dans les choses, ces clairs de libert que le jugement prend lgard du peru, sous lempire de lmotion, cest--dire de la dsadapta-tion organique, Alain se soucie le moins du monde de rechercher si son exis-tentialisme esthtique saccorde ou non la thorie platonicienne des Ides.

    Et, puisque plusieurs reprises, nous avons rapproch Alain et Bergson,nous voulons, maintenant, en disant quelques mots de lesthtique bergso-nienne, mieux souligner loriginalit de leurs conceptions respectives. Parchance, nous pouvons comparer des textes presque semblables que noustranscrivons la suite. Le portrait achev sexplique par la physionomiedu modle, par la nature de lartiste, par les couleurs dlayes sur la palette ;mais mme avec la connaissance de ce qui lexplique, personne, pas mmelartiste, net pu prvoir exactement ce que serait le portrait, car le prdireet t le produire avant quil ft produit, hypothse absurde qui sedtruit elle-mme65. Pensons au travail du peintre de portrait, il estclair quil ne peut avoir le projet de toutes les couleurs quil emploiera luvre quil commence ; lide lui vient mesure quil fait66. Le portraitest un signe qui na point dquivalent et que le modle ne peut galer67.

    Nous pouvons confondre ces textes dans un mme commentaire et dire,en utilisant Malraux, que pour Bergson comme pour Alain, faire le portraitdun homme cest moins, pour lartiste, une faon dimiter quune faondannexer68. Le portrait ressemble autant lartiste quau modle et fina-lement cest le modle, qui le portrait propose un modle qui finit parressembler au portrait.

    Mais la parent des ides ne va pas loin, car si, selon Alain, lart estprocs et travail qui attendent lhomme et commencent avec lui, selonBergson, lart est volution cratrice qui traverse lhomme et sen sert pourrvler son propre sens. Il ny a, au fond, quune source de penses commune Alain et Bergson, cest Darwin et la biologie volutionniste. Pour lereste, Bergson est indpendant de Descartes, en raison du mcanisme, ind-pendant de Kant, en raison du formalisme, et la mditation sur la vie leconduit valoriser expressment le devenir, do son anti-platonisme cons-cient et total et louverture possible de sa philosophie historique. Dunepart, le talent de lartiste se modifie, se forme, se cre sous linfluence desuvres cres, et il est impossible de saisir son rapport ses uvres autre-ment que dans lhistoire de ses crations ; et, dautre part, les styles, les

    63. H. Bergson, Introduction la mtaphysique, in La Pense et le Mouvant, p. 247. 64. Alain, Onze chapitres sur Platon, p. 60. 65. H. Bergson, Lvolution cratrice, p. 7. 66. Alain, Systme des beaux-arts, p. 37. 67. Alain, Vingt leons sur les beaux-arts, p. 260. 68. A. Malraux, Les Voix du silence, p. 117-118.

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    T formes et les coles se succdent, sans possibilit danticipation, autrement

    que par lillusion rtrospective dnonce dans La Pense et le Mouvant.Et ainsi, nous saisissons que Bergson, comme Alain, mais de faon inverse,

    est fidle, dans sa conception de lacte de cration artistique, lide quilse fait de la fonction de lart. Pour Bergson, lart na pas pour fin de fixer,mais de suggrer le mouvement en tant que tel. Sil est vrai quAlain voittoujours dans lartiste le tailleur de pierres mdival, on pourrait dire queBergson voque toujours la sculpture baroque ou bien le dessin de Lonardde Vinci. Que votre esprit conoive toute superficie comme lextrmitdun volume qui la pousse par derrire. Figurez-vous les formes comme poin-tes vers nous. Toute vie surgit dun centre, puis elle germe et spanouit dudedans au dehors. De mme dans la belle sculpture, on devine toujours unepuissante impulsion intrieure69. Cest Rodin qui parle, mais ce pourraittre Bergson. Nest-ce pas lui qui cite ces mots de Ravaisson, inspirs dunepage du Trait de la peinture de Lonard de Vinci : Le secret de lart dedessiner est de dcouvrir dans chaque objet la manire particulire dont sedirige, travers toute son tendue, telle quune vague centrale qui se dploieen vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axegnrateur70.

    Nous voici assez loin dAlain. Selon lui, le propre dune belle uvre cestquil ne lui manque rien ; elle clt une ouverture, elle tranche dans la foisondes possibles. Fruit dune action pure, sans dette lgard de la reprsen-tation, elle aboutit cependant faire du spectateur un contemplateur repos.Selon Bergson, au contraire, en tout contemplateur il y a un contempteur,sympathisant sans doute avec un mouvement intrieur luvre, mais sour-dement exigeant du prolongement, de lavenir de ce mme mouvement.Lincessante formation en quoi se diversifie llan vital discrdite secrte-ment toutes formes. Car lart nous rvle directement la ralit, cest--direla dure cratrice universelle. Et, en consquence aussi, il faut bien le noter,lart sinstaure comme rupture avec la vie pragmatique, avec la technique,avec laction intresse sur la matire, avec la fabrication des outils et desarmes. Si la ralit nous touchait directement, si nous pouvions entrer encommunication immdiate avec les choses et avec nous-mmes, lart seraitinutile, parce que nous serions tous artistes71. Alain pense que nous sommestous artistes ; le berger qui sculpte une canne, en faisant de ncessit orne-ment, ne diffre pas fondamentalement de Michel-Ange cherchant dansles blocs de marbre des permissions de formes. Partout o le travail nonmcanique affronte lhomme et la matire, lart est possible. En distinguantde lapparence pragmatique une ralit cratrice, Bergson serait donc, malgrson hostilit Platon, aussi platonicien sur ce point quAlain peut ltre surdautres.

    Il nous faudrait consacrer une tude spciale la question de savoir siBergson mme nest pas, en dpit de toute vraisemblance, plus platonicien

    69. LArt, entretiens recueillis par P. Gsell, p. ix. 70. H. Bergson, La Vie et luvre de Ravaisson, in La Pense et le Mouvant, p. 293. 71. H. Bergson, Le Rire, p. 152-153.

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    Tquil ne croit, et en tout cas plus platonicien quAlain lui-mme, sur un

    problme essentiel examiner pour toute thorie de la cration, le problmedu nant. Parce quau fond Bergson se donne ltre comme un, parce quilpose la contrarit de llan vital et de la matire sans admettre lgale quoiqueinverse positivit des contraires, dont lun ne reprsente, selon lui, que ladtente et la dgradation de lautre, il arrive bien expliquer le nant commeune erreur, comme lerreur type. Mais parvient-il expliquer lerreur elle-mme ? Parvient-il expliquer comment peut natre au sein de ltre uneillusion sur ltre? Et la raison de cet chec nest-elle pas chercher dans lefait que Bergson nadmet le dualisme que comme tendance ou plus exacte-ment nadmet de dualisme quentre des tendances, inscrites cependant dansune unique ralit, dans une unique positivit ?

    Il nen va pas de mme chez Alain. Car il nous faut nous demander, enterminant, comment une cration, au sens authentique du mot, est possiblepour lhomme et par lhomme dans un monde o rien ne ment, o rien nemanque. Du fait de ses origines cartsiennes, la thorie de limaginationpropose par Alain contiendrait une immense difficult. Dans un univers olobjet nexprime que la ncessit des lois, o lhomme nagit que par soncorps, dont lexplication physiologique nest au fond quun chapitre de mca-nique ou de physique, bref dans un tout o les vnements apparents masquentla stricte conservation du mouvement, que peut-il y avoir crer et commentcrer? Dans un monde plein, quel vide combler? Sans nant, o poser untre ? En fait, cest parce que le jugement humain est libre, ou si lon veutparce que la pense a le pouvoir dtre autre chose quun savoir, cest parceque lhomme peut penser le faux que limaginaire est possible. On nen fini-rait pas de relever les allusions la thorie cartsienne du jugement, dans leSystme des beaux-arts, les Vingt leons sur les beaux-arts, Les Dieux : juge-ment trompeur ; croyance vraisemblable, mais anticipe, et finalement sansobjet ; imaginer, cest juger et penser. La thorie de la cration chez Alain,cest sa faon originale dexposer le dualisme du rel et de la pense, de ltreet du non-tre. Lhomme est double, cest--dire dabord faux. Avant dtreactif, lhomme de limagination est acteur. Observons aussi quon ne retrouveces illusions tonnantes que par une complaisance lmotion et comme parune espce de jeu tragique72. Lhomme est double, cest--dire ensuite libre. Lme, cest ce qui refuse le corps73. Il faut que ce refus des choses soitpossible pour que brille lclair de limaginaire. Et il faut que ce refus soitconverti en travail pour que lapparition apparaisse, cest--dire devienneobjet. Luvre inscrit loracle74. Ainsi luvre cre procde du nant,qui nest pas un rien dtre ou ltre du rien, mais lesprit dans sa libert. Etla beaut manifeste en ce monde par toutes les formes quelle vient mira-culeusement habiter, la servitude et la grandeur mles, et cette natureinstitutrice portant linfinitsimale volont75 .

    72. Alain, Systme des beaux-arts, p. 29. 73. Dfinitions, in Mercure de France, 1er dcembre 1951, p. 585. 74. Alain, Vingt leons sur les beaux-arts, p. 288. 75. Ibid., p. 252.

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    T On a trop souvent rpt quAlain est un moraliste. De la part de certains,

    ctait une forme dguise de malveillance. On lgalait La Rochefoucauldpour lui refuser la grandeur dun philosophe. Quelques-uns de ses amis, luiaccordant la grandeur de Montaigne, croyaient faire mieux. Ctait pourtantchausser les mmes lunettes que les autres. Alain nest plus, et bientt, passle temps, qui na eu quun temps, des exhibitions de souvenirs, des contri-butions biographiques, des rcits danecdotes, Alain ce sera son uvre. Cetteuvre ce sera un problme, mme pour ceux dentre nous qui pensent lacomprendre simplement parce quils ont t les tmoins de sa confection ouquils ont eu le bonheur de recueillir directement lenseignement du matre.Alors, comme pour toute grande uvre philosophique, il faudra y chercherla structure, lunit, le sens, la correspondance des thmes et ce que, fina-lement, elle a voulu dvoiler. Nous pensons quAlain est un vrai philosophe.Nous fondons notre conviction sur lexistence de ces quatre ouvrages, Systmedes beaux-arts, Les Ides et les ges, Les Entretiens au bord de la mer, LesDieux. Pour la premire de ces quatre uvres magistrales, nous avons vouluexpressment tenter den parler, ds maintenant, comme dun texte philo-sophique plein, opaque, inpuisable. Paix cependant aux tenants de Montaigne.

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