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Connaissance et utilisation des premiers philosophes grecs chez Montaigne Bruno Tremblay Il est souvent dit des penseurs de la Renaissance qu'ils avaient une meilleure connaissance des Anciens que les médiévaux, pour la simple raison qu'ils disposaient de plus de leurs textes. Certes, cette redécouverte de textes perdus de vue depuis des siècles constitue par définition un avantage considérable. Mais cette plus grande disponibilité ne suffit pas, à elle seule, à assurer une meilleure pénétration de l'essence de la pensée des Anciens, car doivent être aussi considérées la manière de lire ces textes et les fins qu'on poursuit ce faisant. Michel de Montaigne participe de cette "redécouverte", et un contemporain a même dit de lui qu'il était celui qui s'était rapproché le plus des Anciens'. Ses Essais reflètent une familiarité indéniable avec plusieurs de ces nouveaux textes et l'étendue de ses lectures a de quoi étonner, peu importe l'époque. Parmi les nombreux penseurs de l'Antiquité avec lesquels il entre en contact, il y a les philosophes présocratiques, un groupe auquel les spécialistes de son œuvre ont de façon générale accordé peu d'importance. Beaucoup a été dit et écrit sur la place que prennent dans les Essais Socrate, Platon, Aristote et surtout les philosophes des écoles hellénistiques"", mais très peu sur le rôle qu'y jouent les philosophes présocratiques. Pourtant, il faut bien admettre que Montaigne y fait allusion relativement souvent, surtout si on tient compte du fait qu'aucune partie de l'immense corpus présocratique ne nous est parvenue intacte, et que ces philosophes ne nous sont connus que par l'intermédiaire de témoignages et de fragments qui se retrouvent dans des textes d'autres auteurs anciens. Comme les présocratiques représentent un groupe de penseurs très divers et qu'il n'est pas facile de définir la nature de ce qui, philosophiquement, fait 1 L'opinion est celle de Jean-Pierre Camus (1582-1652), évêque de Belley. Voir M. Adam, "Montaigne et le problème de l'âme selon les stoïciens", in K. Christodoulou, éd., Montaigne et l'histoire es Hellènes: 1592-1992, Paris, Klincksieck, 1994, p. 80. Voir, à simple titre d'exemple récent, toutes les communications présentées dans la section "Montaigne et les philosophes grecs" de K. Christodoulou, éd., Montaigne et la Grèce, Paris, Aux amateurs de livres, 1990. Montaigne Studies, vol. XVIII (2006)

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Connaissance et utilisation des premiers philosophes grecs chez Montaigne

Bruno Tremblay

Il est souvent dit des penseurs de la Renaissance qu'ils avaient une meilleure connaissance des Anciens que les médiévaux, pour la simple raison qu'ils disposaient de plus de leurs textes. Certes, cette redécouverte de textes perdus de vue depuis des siècles constitue par définition un avantage considérable. Mais cette plus grande disponibilité ne suffit pas, à elle seule, à assurer une meilleure pénétration de l'essence de la pensée des Anciens, car doivent être aussi considérées la manière de lire ces textes et les fins qu'on poursuit ce faisant.

Michel de Montaigne participe de cette "redécouverte", et un contemporain a même dit de lui qu'il était celui qui s'était rapproché le plus des Anciens'. Ses Essais reflètent une familiarité indéniable avec plusieurs de ces nouveaux textes et l'étendue de ses lectures a de quoi étonner, peu importe l'époque. Parmi les nombreux penseurs de l'Antiquité avec lesquels il entre en contact, il y a les philosophes présocratiques, un groupe auquel les spécialistes de son œuvre ont de façon générale accordé peu d'importance. Beaucoup a été dit et écrit sur la place que prennent dans les Essais Socrate, Platon, Aristote et surtout les philosophes des écoles hellénistiques"", mais très peu sur le rôle qu'y jouent les philosophes présocratiques. Pourtant, il faut bien admettre que Montaigne y fait allusion relativement souvent, surtout si on tient compte du fait qu'aucune partie de l'immense corpus présocratique ne nous est parvenue intacte, et que ces philosophes ne nous sont connus que par l'intermédiaire de témoignages et de fragments qui se retrouvent dans des textes d'autres auteurs anciens.

Comme les présocratiques représentent un groupe de penseurs très divers et qu'il n'est pas facile de définir la nature de ce qui, philosophiquement, fait

1 L'opinion est celle de Jean-Pierre Camus (1582-1652), évêque de Belley. Voir M. Adam, "Montaigne et le problème de l'âme selon les stoïciens", in K. Christodoulou, éd., Montaigne et l'histoire es Hellènes: 1592-1992, Paris, Klincksieck, 1994, p. 80.

Voir, à simple titre d'exemple récent, toutes les communications présentées dans la section "Montaigne et les philosophes grecs" de K. Christodoulou, éd., Montaigne et la Grèce, Paris, Aux amateurs de livres, 1990.

Montaigne Studies, vol. XVIII (2006)

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leur unité, il est sans doute plus prudent de considérer d'abord l 'u t i l i sa t ion que-fait Montaigne de chacun des principaux présocratiques et de chercher ensuite à tirer des conclusions générales sur le rôle et l'importance de ce groupe de philosophes dans les Essais3. Comme on le verra dans les pages qui suivent, ces courts examens individuels mettent de fait en lumière des aspects foil intéressants, qui à mesure qu'ils s'accumulent contribuent à une meilleure compréhension d'ensemble de la connaissance qu'avait Montaigne des présocratiques et de la manière dont il les utilise. Le résultat final ne comblera certainement pas "l'absence d'une grande fresque consacrée aux philosophes présocratiques chez Montaigne", que déplore K. Christodoulou , mais on ose espérer qu'il constituera un modeste pas dans cette direction.

La catégorie de "présocratique" n'est pas aisée à délimiter et comporte plusieurs zones grises. L'expression elle-même ne se trouve pas chez Montaigne, ni d'ailleurs dans les ouvrages d'autres penseurs de la Renaissance. Afin de faciliter la discussion à venir et pour des motifs essentiellement pratiques, je prends comme point de départ de ma définition de "présocratique" la liste de philosophes à la base du recueil de fragments et témoignages de Diels-Kranz5. J'adopte une approche modérément conservatrice, toutefois, et soustrais de cette liste les penseurs qui viennent avant Thaïes - car leur titre de philosophe ou de penseur rationnel est très discutable et de fait très discuté6 - et les sophistes - que la tradition, depuis Platon, considère comme un groupe bien à part. Cela nous laisse avec un groupe d'environ 70 philosophes qu'on dira "présocratiques" parce qu'ils ont pour la plupart vécu et travaillé avant Socrate, ou du moins avant qu'il n'atteigne sa maturité.

Où donc un lecteur de la Renaissance peut-il puiser pour en savoir plus sur ces penseurs grecs d'avant Socrate et approfondir sa connaissance de leurs positions philosophiques? Même s'il ne dispose pas d'un outil moderne comme la compilation de Diels, ses sources sont quand même beaucoup plus nombreuses et variées que celles qui étaient disponibles au Moyen Age . En plus d'Aristote, dont l'œuvre à peu près complète était déjà étudiée dans les universités médiévales du XIIIe siècle et dont certains textes - entre autres la

Sous ce rapport précis, l'approche qui est adoptée dans la présente étude diffère sensiblement de telle suivie dans P. R. Lonigan, "Montaigne and the Presocratics in the Apologie de Raymond SehontV', Studifrancesü, vol. 11, 1967, pp. 24-30.

4 K. Christodoulou, "Avant-propos", in Montaigne et l'histoire des Hellènes, op. cit., p. 13.5 H. Diels et W. Ktrantz, Die Fragmente der Vorsokraiiker, 3 vols., Zurich-Berlin,

Weidmannsche Verlagsbuchhandlung, 1952. Depuis la toute première édition de cetouvrage, par Diels, la coutume veut qu'on renvoie aux fragments en utilisant la lettre Bet aux témoignages au moyen de la lettre A.

Ce qui n'est pas dire que l'inclusion de ces penseurs d'avant Thaïes soit tout à fait indéfendable dans une étude sur Montaigne, comme on le verra plus bas.

7 Sur cette question des sources disponibles à la Renaissance, voir F. Joukovsky, Le Feu et le fleuve. Heraclite et la Renaissance française, Genève, Droz, 1991, pp. 14-23. Même si l'attention de l'auteur est centrée sur la disponibilité des fragments d'Heraclite, le portrait d'ensemble qui est brossé vaut pour les présocratiques en général.

Physique et la Métaphysique contiennent à la fois de précieux fragments ou témoignages et de denses discussions philosophiques sur le contenu de ceux-ci, la Renaissance a aussi entre les mains: les commentaires dits néo-platoniciens aux traités d'Aristote, dont plusieurs manquaient au Moyen Age et parmi lesquels figurent au premier plan les œuvres de Simplicius; tous les dialogues de Platon, qui sont plus pauvres en fragments mais qui sont souvent l'écho d'intéressantes discussions que l'auteur a dû avoir avec des disciples de certains présocratiques; les Vies et surtout les Moralia de Plutarque, parmi lesquels on place aussi à la Renaissance Des opinions des philosophes du Pseudo-Plutarque; les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce; le Florilège de Stobée; les œuvres de Sextus Empiricus; les Stromates de Clément d'Alexandrie; les dialogues philosophiques de Cicéron. A ces sources les plus importantes -je ne mentionne pas ici les sources moins riches que sont les Sénèque, Eusèbe, Strabon, Suidas, etc. - s'ajoute le Poesis philosophica, un recueil publié en 1573 par Henri Estienne et regroupant entre autres les fragments connus de quelques présocratiques importants, Empédocle et Parménide par exemple. L'éventail de sources dont dispose la Renaissance est donc beaucoup plus imposant, quantitativement, que celui des universitaires médiévaux, et seules quelques absences - celle de la Réfutation d'Hippolyte, notamment -l'empêchent d'être aussi large que le nôtre.

Qu'en est-il de Montaigne, plus spécifiquement? Quelles lectures personnelles pourraient être à la source des 133 renvois aux présocratiques que contiennent les Essais? Rien n'indique que Montaigne ait possédé et se soit servi de la compilation d'Estienne, d'autant plus qu'elle ne fut pas traduite en latin. Il est vraisemblable qu'il disposait d'une traduction latine des œuvres d'Aristote, quoiqu'il soit fort douteux qu'il ait étudié ou simplement lu autre chose que VEthique à Mcomaque et la Politique*. Il n'a sûrement pas lu de commentaires anciens aux traités aristotéliciens. Il a sans doute longtemps négligé Platon, mais semble avoir lu beaucoup plus sérieusement quelques-uns de ses dialogues dans la dernière partie de sa vie9. Il a certainement dévoré Plutarque et Diogène Laërce, a passé beaucoup de temps à examiner les œuvres philosophiques de Cicéron et a lu Sextus Empiricus, au moins les Hypotyposes pyrrhoniennes. Il n'avait vraisemblablement pas les Stromates de Clément d'Alexandrie, mais il est probable qu'il possédait le Florilège de Stobée et en avait lu au moins certains parties. Par ailleurs, Montaigne a assurément passé du temps à lire des œuvres erudites contemporaines qui pouvaient également le renseigner sur les présocratiques, telles que De l'incertitude et de la vanité des sciences et des arts, d'Agrippa de Nettesheim, ou De la vérité de la religion

Voir à ce sujet F. Rigolot, "Quand Montaigne emprunte à VEthique à Mcomaque: étude des 'allongeait' sur l'Exemplaire de Bordeaux", Montaigne Studies, vol. 14, 2002, pp. 19-35, et U. Langer, "Aristote", in P. Desan, éd., Dictionnaire de Michel de Montaigne, Paris, Honoré Champion, 2004, pp. 60-62.

Voir E. Simon, "Montaigne et Platon", Bulletin de la Société es Amis de Montaigne, n° 35-36, 1994, pp. 97-104, et "Montaigne et Platon: Relevé des citations et des emprunts faits à Platon dans les Essais", ibid., vol. 37-38, 1994, pp. 79-100.

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chrétienne, de Du Plessis Mornay'".Ces distinctions faites, passons donc à un bref examen de la présence cl de

l'utilisation des présocratiques les plus importants dans les Essais rie Montaigne.

Les Milésiens

C'est à Milet, sur la côte de l'Asie mineure, qu'on situe habituellement les débuts de la philosophie. D'après une forte tradition ancienne que répète Plutarque", Thaïes de Milet, né autour de 625 avant notre ère, fut le premier à chercher à pousser au-delà de la connaissance pratique et immédiate et à expliquer de façon vraiment théorique et rationnelle les phénomènes naturels. Ce rôle de fondateur explique sans doute pourquoi les philosophes de l'Antiquité mentionnent souvent son nom, quoiqu'on sache très peu de choses sur sa pensée et qu'aucun véritable fragment de son oeuvre n'ait survécu. Anaximandre, qu'on dit parfois avoir été son disciple, et Anaximène sont les deux autres présocratiques milésiens dont l'histoire a retenu les noms.

Montaigne parle de Thales à dix-neuf occasions dans ses Essais, ce qui en fait un des présocratiques auquel il fait le plus souvent allusion. Qu'est-ce qui explique cet intérêt pour le fondateur de la pensée rationelle, de la part de celui que Juste Lipse allait plus ou moins heureusement surnommer le "Thaïes français"? L'absence de constante dans le contenu des témoignages allégués et dans l'utilisation qu'en fait Montaigne donne la forte impression que ce dernier renvoie relativement fréquemment à Thaïes tout simplement parce que celui-ci est souvent nommé par ses auteurs anciens - et dans une certaine mesure aussi contemporains - préférés, en raison justement du rôle de fondateur attribué à ce philosophe grec par la tradition. Montaigne lui-même ne dit mot de ce rôle qui explique qu'encore aujourd'hui on parle tant de Thaïes, même si on connaît si mal sa pensée. Peut-être Montaigne est-il en désaccord avec cette attribution - aristotélicienne dans sa nature même, par l'usage du critère de la théorisation et de la rationalité - et pense-t-il que le travail de Thaïes ne marque aucune fondation ou rupture digne de ce nom. C'est ce que pourraient effectivement laisser penser des passages dans lesquels Montaigne semble considérer des prédécesseurs comme Phérécyde de Syros (II, 12, 485 A, 501 C et 552 C), Hésiode (II, 12, 542 A) et Musée (II, 12, 539 A) comme des philosophes à part entière'2. A cet égard, il est particulièrement révélateur de voir Montaigne, à l'intérieur de la longue partie de l'"Apologie de Raimond Sebond" consacrée à la revue de ce que "l'humaine raison", ou la philosophie, "nous a appris de soy et de l'ame" (II, 12, 542 A), présenter tant

Sur l'ensemble des lectures de Montaigne en général, l'ouvrage de référence demeure P. Villcy, Les Sources et l'évolution des Essais de Montaigne, Paris, Hachette, 1933.

Plutarque, Solon, éds. R. Flacelière, E. Chambry et M. Juneaux, Paris, Les Belles Lettres, 1968, 3, 8, 80b-c.

Tous les renvois aux Essais se font à l'édition Villey-Saulnier, Paris, Presses Universitaires de France, 1965.

l'héiécyde de Syros que Thaïes comme possible premier philosophe à avoir avancé l'idée de l'immortalité de l'âme:

[A] Car l'opinion contraire de l'immortalité de l'amc, [C] laquelle Cicero diet avoir esté premièrement introduitte, au moins du tesmoignage des livres, par Pherecydes Syrus, du temps du Roy Tullus (d'autres en attribuent l'invention à Thaïes, et autres à d'autres), [A] c'est la partie de l'humaine science traictée avec plus de reservation et de doute. (II, 12, 552)

Et de toute façon, de quel droit pourrions-nous séparer radicalement du groupe des philosophes mené par Thaïes les Hésiode et Musée de ce monde?

[C] Et certes la philosophie n'est qu'une poésie sophistiquée. D'où tirent ces auteurs anciens toutes leus authoritez, que des poètes? Et les premiers furent poètes eux mesmes et la traicterent en leur art. (II, 12, 537)

De tous les passages des Essais dans lesquels il est fait mention de Thaïes, au moins 11 peuvent être considérés comme rapportant une anecdote liée à la vie du philosophe plutôt qu'une de ses idées philosophiques ou scientifiques13. Il faut évidemment s'attendre à ce que Montaigne, avec ses préoccupations toutes morales et son grand intérêt pour l'exemplum, prenne très au sérieux ces anecdotes, et de fait une revue de l'ensemble des Essais confirme un intérêt général pour la vie des présocratiques et pas seulement pour celle de Thaïes. Mais Thaïes est le seul présocratique important dont les anecdotes biographiques sont plus nombreuses, dans les Essais, que les idées philosophiques14. Cela peut s'expliquer par le fait historique que déjà dans l'Antiquité on ne disposait pas de fragments de ses oeuvres si même il a écrit le moindre ouvrage -, qu'on se perdait souvent en conjectures quant au véritable contenu de ses théories et que les prédécesseurs de Diogène Laërce en furent sans doute vite réduits à répéter ou à inventer des histoires sur sa personnalité et sa vie. Une autre raison possible pour laquelle Montaigne porte un intérêt plus grand, toutes proportions gardées, aux anecdotes sur la vie de Thaïes que sur celles des autres présocratiques, est que toute une tradition

La plupart du temps, je vais éviter d'énumerer en note tous les passages qui appuient les nombres qui sont mentionnés dans le corps de l'article. On se rapportera, pour obtenir ce genre de données, à ce qui devait à l'origine être publié comme appendice au présent article mais qui, faute d'espace, paraîtra plutôt dans le prochain numéro des Montaigne Studies sous le titre de "Tableau des renvois aux premiers philosophes grecs dans les Essais de Montaigne".

Comparez cette proportion de 11 anecdotes biographiques contre 8 idées philosophiques à celles qu'on retrouve chez les autres grands présocratiques: Anaxagore (1 contre 7), Démocrite (7 contre 16), Empédocle (2 contre 5), Démocrite (5 contre 7), Heraclite (6 contre 7), Parménide (0 contre 6), Pythagore (10 contre 14) et Xénophane (1 contre 5). Concernant les proportions qu'on retrouve chez les présocratiques auxquels Montaigne ne renvoie que plus rarement, voir mon "Tableau des renvois aux premiers philosophes grecs dans les Essais de Montaigne".

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grecque, que Montaigne connaissait à travers entre autres Diogène Laërce15, faisait de Thaïes l'un des sept sages de la Grèce. Il est difficile de dire ce que le philosophe gascon en pensait vraiment - quoique sous sa plume Mère Nature, s'adressant aux hommes, appelle Thaïes "le premier de voz sages" (I, 20, 96 C) -, mais il est vrai que les anecdotes tirées de la vie de Thaïes sont souvent présentées par Montaigne comme mettant Thaïes sous un jour que l'auteur des Essais juge favorable: Thaïes, comme Montaigne, accordait peu de prix au fait d'avoir des enfants (I, 14, 62 C); Thaïes faisait partie de ces grands philosophes qui peuvent aussi être de grands hommes d'action, comme il le prouva en montant une affaire qui lui rapporta une fortune en à peine une année (I, 25, 135-136 A); c'est avec raison qu'il cessa de s'occuper des affaires publiques une fois sa jeunesse passée (I, 39, 242 A); c'est lui qui a fixé les vraies limites de l'âge idéal pour le mariage en refusant de se marier alors qu'il était jeune et en prétendant, après avoir vieilli, qu'il en avait passé l'âge (II, 8, 390 C). Mais la sagesse pratique de Thaïes n'est pas non plus sans faille: c'est à tort, par exemple, que Thaïes conseilla à un homme ayant commis l'adultère de mentir en niant son méfait, sous prétexte que le moindre mal - le mensonge -effacerait ou cacherait le plus grand - l'adultère (III, 5, 846 B)16. Un tel conseil est complètement opposé à celui que Montaigne aurait donné en pareilles circonstances et heurte son sens de la franchise.

L'autre anecdote sur Thaïes qui est utilisée par Montaigne et qui à ses yeux fait mal paraître le philosophe grec me semble plus significative car elle nous permet de mettre en évidence une différence de mentalité très importante qui sépare cet auteur de la Renaissance de la plupart des philosophes grecs d'avant la période hellénistique. L'histoire, fréquemment reprise dans l'Antiquité, raconte qu'un jour que Thaïes était préoccupé d'astronomie et avait par conséquent les yeux tournés vers le ciel, il trébucha ou tomba dans un trou, et fut l'objet des railleries d'une servante. Montaigne y voit une leçon que tous devraient suivre:

[A] Je sçay bon gré à la garsc Milesiennc qui, voyant le philosophe Thaïes s'amuser continuellement à la contemplation de la voûte celeste et tenir tousjours les yeux eslevez contremont, luy mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l'advertir qu'il seroit temps d'amuser son pensement aux choses qui estoient dans les nues, quand il auroit prouveu à celles qui estoient à ses pieds. Elle lui conseilloit certes bien de regarder plustost à soy qu'au ciel. (II, 12,538)

Montaigne accorde clairement sa sympathie à la servante: elle a raison de ramener Thaïes sur terre, de lui rappeler que l'homme doit d'abord considérer ce qui est à ses pieds - ce que Montaigne interprète comme un plaidoyer en

laveur de la connaissance de soi et contre l'étude île l'univers. Or il est interessant de voir comment la lecture que fait un Grec comme Platon de cette petite aventure diffère. Voici tout d'abord ce que celui-ci écrit, dans son 'Ihéétète, immédiatement après avoir raconté l'histoire:

Cette raillerie vaut contre tous ceux qui passent leur vie à philosopher. C'est que, réellement, un tel être ne connaît ni proche ni voisin, ne sait ni ce que fait celui-ci, ni même s'il est homme ou s'il appartient à quelque autre bétail. Mais qu'est-ce que l'homme, par quoi une telle nature se doit distinguer des autres en son activité ou sa passivité propres, voilà quelle est sa recherche et l'investigation à laquelle il consacre ses peines.'7

La suite du texte (174b-175e) est encore plus explicite et ne laisse place à aucune équivoque sur l'interprétation que fait Platon de l'anecdote de la chute de Thaïes. Le philosophe doit s'attendre à subir les moqueries de la masse des ignorants et des gens englués dans la vie pratique, étant donné le caractère élevé de ses préoccupations. Le philosophe ne s'intéresse pas aux aspects particuliers et contingents de son existence et de celle de ses semblables comme tels, et de fait les ignore habituellement. Il ne connaît ni la valeur monétaire actuelle d'une terre, ni le nom de tous ses ancêtres, ni les insultes qu'il convient de lancer au tribunal, ni la couleur des cheveux du voisin, ni le temps qu'il fait, ni rien de ce qui paraît une connaissance importante aux yeux de la foule. Son attention est toute tournée vers les essences universelles des choses: comme philosophe il étudie la nature du bonheur plutôt que de se demander si le roi est heureux; il examine la nature humaine, plutôt que de s'inquiéter des particularités du voisin. Il est clair que, contrairement à Montaigne, des hommes comme Platon et Aristote18 se rangent du côté de Thaïes et non de celui de la servante: pour eux, plus l'objet de la contemplation comporte de nécessité et d'universalité, plus cette contemplation a de la valeur et rehausse par le fait même celle de la vie humaine.

Dans la mesure où Platon représente le plus ancien témoignage que nous ayons de cette histoire - laquelle a bien des chances d'avoir été créée et ensuite colportée dans les milieux platoniciens ou pythagoriciens de l'époque -, et dans la mesure aussi où la philosophie pré-hellénistique, des présocratiques à Aristote nonobstant quelques exceptions19, est marquée par un extraordinaire enthousiasme pour l'étude de réalités autres qu'humaines - l'univers naturel d'Aristote et des Milésiens, le monde des Idées de Platon, les Nombres des pythagoriciens, etc. -, on peut vraiment parler d'un changement de sens imposé par Montaigne à l'épisode de la chute de Thaïes, en parfaite continuité avec cette insensibilité "aux interprétations générales trouvées dans ses lectures" dont parle I. Konstantinovic20. Le détournement continue alors

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Diogène Laërce, Vies et doctrine des philosophes illustres, éd. M. Marcovich, Stuttgart, Teubner, 1999, prologue, I, 13.

En fait, si Diogène Laërce (Thaïes, I, 36) est bel et bien la source de cette anecdote, il faudrait plutôt dire que Thaïes répondit que le mensonge n'est pas pire que l'adultère.

17 Platon, Théêtète, trad. A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1955, 174a-b. Aristote, Ethique àMcomague, éd. I. Bywater, Oxford, Clarendon Press, 1894, VI, 7, 1141b3-7.

Socratc étant peut-être la plus notable d'entre elles.I. Konstantinovic, Montaigne et Plutarque, Genève, Droz, 1989, p. 66.

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qu'un peu plus loin l'auteur des Essais renvoie explicitement au passage du Thêétète tout juste

cité. Montaigne fait maintenant de ce passage un élément de l'omniprésente argumentation

sceptique de ['"Apologie de Raimond Sebond" et reprend la parole de Socrate à l'effet que les

philosophes sont incapables d'atteindre la connaissance de soi ou du prochain, en prenant bien

soin toutefois de ne pas ajouter ce que Platon veut vraiment dire par là:

[A] Mais nostre condition porte que la cognoissanec de ce que nous avons entre mains, est aussi esloignée de nous, et aussi bien au dessus des nues, que celle des astres21. [C] Comme diet Socrates en Platon, qu'à quiconque se meslc de la philosophie, on peut faire le reproche que faict cette femme à Thaïes, qu'il ne void rien de ce qui est devant luy. Car tout philosophe ignore ce que faict son voisin, ouy et ce qu'il faict luy-mesme, et ignore ce qu'ils sont tous deux, ou bestes ou hommes. (II, 12, 538)

Il paraît difficile de soutenir, en définitive, que Montaigne est fidèle à Platon et dans sa

présentation matérielle de l'anecdote et dans l'indication de son sens, comme semble le penser P.

R. Lonigan22.

Le dernier aspect intéressant de la lecture que fait Montaigne des témoignages concernant

Thaïes que j'aimerais mentionner se rapporte justement à cette question de la connaissance de soi.

Il s'agit de fait d'une absence, et d'une absence fort surprenante. Nulle part dans les Essais

Montaigne ne fait allusion à une idée assez répandue dans l'Antiquité et explicitement énoncée au

début de la section 40 de la Vie de Thaïes de Diogène Laërce, dans laquelle Montaigne puise

pourtant beaucoup de ses "données" concernant le doyen des philosophes. Dans ce passage, en

effet, Diogène attribue la paternité du fameux "Connais-toi toi-même" à Thaïes. Sachant combien

d'espace ce thème de la connaissance de soi occupe dans l'ensemble des Essais, on est surpris que

leur auteur, par ailleurs si désireux de rattacher la moindre de ses pensées aux Anciens, n'ait

jamais mentionné cette attribution. Il va sans dire que celle-ci est sans doute fausse,

historiquement, mais pas davantage que la plupart des anecdotes que fournissent des compilateurs

comme Diogène Laërce et que reprend à son compte Montaigne, habituellement sans discussion.

Peut-être la caution que donnait Socrate à la

Le caractère généralisé du scepticisme ici exprimé par Montaigne pousse le lecteur à se demander comment ce même Montaigne peut dès lors justifier son approbation des actes et des paroles de la jeune fille, dans l'anecdote de la chute de Thaïes. Si la connaissance de soi est aussi impossible et illusoire que celle des astres, pourquoi alors inciter à rechercher la première et à se détourner de la deuxième? Je ne suis pas sûr que l'argumentation de H. Blumenberg, à la p. 38 de son "Der Sturz des Protophilosophen - Zur Komik der reinen Theorie, anhand einer Rczeptionsgeschichtc der Thalcs-Anekdote" (in W. Prcisendanz et R. Warning, éds., Das Komische, München, Wilhelm Fink Verlag, 1976, pp. 11-64), suffise pour définitivement éliminer ce problème.

P. R. Lonigan, "Montaigne and the Presocratics in the Apologia de Raymond Sebond', oj). cit., pp. 24-25. H. Blumenberg, qui insiste sur le caractère nouveau de la lecture faite par Montaigne (op. cit., p. 36), me semble être sur un terrain plus solide.

(|iiêlc de la connaissance de soi suffisait-elle à Montaigne. VA. de fait, indique-1-il à son lecteur

après 1588, Socrate fut le seul à avoir vraiment pris au sérieux l'injonction divine de se connaître

(II, 6, 380 C). Montaigne (II, 12, 557 C) avait aussi lu dans la section 36 de la Vie de Thaïes que

le philosophe grec estimait qu'il est très difficile de se connaître, ce qui a pu constituer une raison

supplémentaire de préférer le patronage socratique dans sa quête de la connaissance de soi23.

Les deux autres philosophes milésiens, Anaximandre et Anaximène, ne sont pas aussi

célèbres que Thaïes et il subsiste à leur sujet beaucoup moins de témoignages. Il ne faut donc pas

se surprendre si Montaigne ne mentionne l'un ou l'autre de ces deux penseurs qu'à cinq reprises

au total. Si on fait exception d'un passage résumant le contenu d'une lettre qu'Anaximène aurait

écrite à Pythagore (I, 26, 160 C)24 et dont Montaigne se sert pour appuyer son refus de voir

l'astronomie faire partie de "l'institution des enfans", ces mentions d'Anaximandre et

d'Anaximène sont parfaitement représentatives d'un traitement auquel Montaigne soumet à peu

près tous les présocratiques, y compris Thaïes, et qui constituent l'une des raisons principales

pour lesquelles il s'intéresse aux présocratiques. Ceux-ci, en effet, sont pour lui un réservoir

d'opinions quasi innombrables, mais surtout très diverses, sur toutes sortes de questions, qu'il

s'agisse de la constituante fondamentale de l'univers naturel ou de Dieu, en passant par l'âme et la

pluralité des mondes. Montaigne aime présenter en rafale ces idées variées sur une même

question, comme ici, à propos de la nature de Dieu:

[C] Thaïes, qui le premier s'enquesta de telle matière, estima Dieu un esprit qui fit d'eau toutes choses; Anaximandcr, que les Dieux estoyent mourans et naissans à diverses saisons, et que c'estoyent des mondes infinis en nombre; Anaximenes, que l'air estoit Dieu, qu'il estoit produit et immense, tousjours mouvant. Anaxagoras, le premier, a tenu la description et manière de toutes choses, estre conduite par la force et raison d'un esprit infini. Alcmacon a donné la divinité au soleil, à la lune, aux astres et à l'ame. Pythagoras a faict Dieu un esprit espandu par la nature de toutes choses d'où nos âmes sont déprinses; Parmenides, un cercle entournant le ciel et maintenant le monde par l'ardeur de la lumière. (II, 12, 514-515)25

Ces enumerations, présentes chez des contemporains de Montaigne comme Agrippa de

Nettesheim aussi bien que chez des Anciens comme

D'autant plus que, comme le signale A. Roose ("Thaïes", in Dictionnaire de Michel de Montaigne, op. cit., p. 966), Montaigne prend la peine d'intégrer à l'argumentation sceptique de P"Apologie de Raimond Sebond" cette position que Diogène Laërce attribue à Thaïes.

24 Notons que la fausseté de ces lettres que place souvent Diogène à la fin de sesbiographies est tellement manifeste que les compilateurs modernes des fragments ettémoignages des présocratiques, pourtant désireux de rassembler la moindre parcelled'information directe ou indirecte, ne les incluent pas dans leurs recueils.

25 Je ne reproduis ici que le tout début de l'énumération, qui est de fait beacoup pluslongue et qui renvoie à des dizaines de penseurs, présocratiques et autres.

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Cicéron, sont aussi bien sûr un classique des penseurs sceptiques et constituent peut-être l'épine dorsale de l'argumentation de l'"Apologic de Raimond Sebond", où se retrouvent la plupart des enumerations semblables que comptent les Essais et où d'ailleurs Montaigne place les deux tiers de tous ses renvois aux présocratiques. Leur but est clair: il s'agit d'étourdir le lecteur en manifestant la diversité des résultats auxquels sont arrivés les plus imposants esprits de l'histoire de l'humanité - "ces grands personnages, et qui ont porté si haut l'humaine suffisance" (II, 12, 545 A) -, dont les présocratiques, en tentant de résoudre rationnellement les grands problèmes de la philosophie et de la science. Toutes ces réponses se contredisent, certaines sont même manifestement absurdes, et à partir de cette enumeration le constat sceptique de l'impossibilité d'une réponse sûre est censé s'imposer. (Ce que, logiquement, il ne fait pas du tout, mais cela est une autre histoire). Cette autre enumeration dont fait partie Anaximandre illustre encore plus explicitement cette fonction essentielle de l'utilisation que fait Montaigne des présocratiques:

[A] Le Dieu de la science scholastiquc, c'est Aristote; c'est religion de debatre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus à Sparte. Sa doctrine nous sert de loy magistrale, qui est à l'avanture autant fauce qu'une autre. Je ne sçay pas pourquoy je n'acceptasse autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes d'Epicurus, ou le plain et le vuide de Leucippus et Democritus, ou l'eau de Thaïes, ou l'infinité de nature d'Anaximander, ou l'air de Diogenes, ou les nombres et Symmetrie de Pythagoras, ou l'infiny de Parmenides, ou l'un de Musaeus, ou l'eau et le feu d'Apollodorus, ou les parties similaires d'Anaxagoras, ou la discorde et amitié d'Empedocles, ou le feu de Heraclitus, ou toute autre opinion de cette confusion infinie d'advis et de sentences que produit cette belle raison humaine par sa certitude et clairvoyance en tout ce dequoy elle se mesle, que je feroy l'opinion d'Aristote, sur ce subject des principes des choses naturelles: lesquels principes il bastit de trois pieces, matière, forme et privation. (II, 12, 539-540)

Plusieurs témoignages anciens nous renseignent par ailleurs sur une théorie très intéressante d'Anaximandre, que Montaigne choisit pourtant d'ignorer. Anaximandre, en effet, croyait que l'homme tire son origine de la mer, ce qui est une idée assez répandue chez les penseurs grecs de l'époque, qui ont vite saisi le lien très fort qui existe entre l'eau et la vie. Ce qui fait l'originalité d'Anaximandre, toutefois, c'est qu'il pensait en outre que l'homme est de quelque manière issu d'une autre espèce animale, concevant ainsi, sans mauvais jeu de mots, un embryon d'évolutionnisme. Plusieurs auteurs anciens rapportent cette théorie, notamment Plutarque:

les descendants du vieil Hellénos sacrifient aussi au Poséidon Ancestral, estimant, comme les Syriens, que l'homme est né de l'élément liquide. C'est pourquoi aussi ils ont une vénération pour le poisson, qui, pour eux, est né et a été nourri du même élément que nous, théorie bien plus raisonnable que celle d'Anaximandre, lequel professe non pas que poissons et hommes se sont développés dans le même milieu, mais que les hommes ont d'abord été formés et nourris à l'intérieur des poissons, comme les squales, et n'en sont

.sortis pour gagner la terri' qu'une lois capables de se défendre. |...| Anaximandre a l'ait voir dims le poisson le père et la mère communs à tous les hommes.2''

Telle que nous la comprenons aujourd'hui, cette réponse d'Anaximandre à la question de l'origine de l'espèce humaine se ramène à peu près à ceci: à une époque indéterminée les premiers êtres humains sont nés à l'intérieur de poissons, ces poissons sont devenus des animaux terrestres et les premiers hommes, que les poissons conservaient toujours dans leur sein mais qui lentement devenaient adultes et pouvaient donc maintenant survivre sans leur "matrice", en sont sortis et ont commencé leur vie d'espèce terrestre. Nous sommes évidemment assez loin de la vision moderne de l'évolution biologique, mais on voit facilement poindre dans ce genre de proposition l'idée que les espèces ne sont pas éternelles mais au contraire apparaissent et disparaissent, et aussi qu'elles commencent à exister en dépendance les unes des autres. Loin d'être une explication farfelue ou purement mythologique, cette hypothèse est encore vue aujourd'hui comme portant le sceau de la rationalité, en partie parce qu'il semble qu'Anaximandre l'avait de quelque façon déduite d'une analyse de l'expérience, laquelle révèle que l'homme ne peut subvenir à ses besoins durant les premières années de sa vie, que la vie origine de l'eau et que des fossiles de poisson se retrouvent sur la terre ferme27.

Montaigne, on le sait, disposait des œuvres de Plutarque, et il est plus que vraisemblable qu'il ait déjà eu sous les yeux le passage que j'ai cité plus haut28. Une telle théorie n'aurait-elle pas pu lui servir dans cette discussion qu'il aimait bien tenir sur la vanité de l'homme, et sur la quasi-égalité de nature entre les hommes et les bêtes? N'aurait-elle pas été, entre les mains de Montaigne, un puissant instrument pour rabaisser les prétentions humaines de constituer une espèce complètement à part par rapport au reste du monde vivant? Qu'une telle théorie rabaisse réellement la nature humaine ou non, ou que Montaigne, dans ce type de discussion, ait été vraiment sérieux ou non, on s'étonne un peu qu'il n'ait pas rapporté cette extraordinaire et spectaculaire idée d'Anaximandre. Peut-on ici invoquer l'auto-censure ou la prudence religieuse de Montaigne? Cette possibilité ne peut être écartée, quoique plusieurs hardiesses qui sont déjà présentes dans les Essais - par exemple le ton général qui est adopté dans la discussion sur l'immortalité de l'âme, à l'intérieur de l'"Apologie de Raimond Sebond", ou l'ambivalence sur la question du suicide - ne pointent certainement pas dans cette direction.

26 Plutarque, Propos de table, VIII, 8, 4, 730D-E (trad, et éd. F. Frazier et J. Sirinelli, Paris, Les Belles Lettres, 1996).

J. Barnes, The Presocratic Philosophers, Londres, Routlcdge & Kcgan Paul, 1979, t. I, pp. 20-23.

Il avait aussi accès à une version moins complète de la théorie chez Pseudo-Plutarque, Des opinions des philosophes, V, 19, 908D (éd. G. Lachenaud, Paris, Les Belles Lettres, 1993), qui a aussi été traduit par Jacques Amyot et qui n'est pas alors distingué des moralia authentiques.

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Pythagore

Pythagore, ce natif de l'île de Samos qui a tant contribué à la renommée de la Grande-Grèce au sixième siècle, semble tout avoir pour repousser un esprit terre à terre comme Montaigne: c'est un mystique, un adepte de la transmigration des âmes, un contemplatif et le fondateur d'un étrange ésotérisme mathématique dont un fragment d'un pythagoricien du cinquième siècle comme Philaolos peut nous donner une vague idée:

L'examen des effets et de l'essence du nombre doit se faire en fonction de la puissance contenue dans la décade. En effet, la puissance <du nombre> est grande, parfaite, universelle, principe et guide de la vie divine et céleste comme de la vie humaine auxquelles participe [...] aussi la puissance de la décade. Sans elle, tout serait illimité, caché et obscur. [...] Et on peut observer la nature du nombre et sa puissance efficace non seulement dans les choses demoniques et divines, mais aussi dans toutes les actions et paroles humaines, à tout propos et aussi bien dans toutes les activités de l'art que dans le domaine de la musique.29

Et pourtant, de tous les présocratiques, c'est celui dont le nom est le plus souvent mentionné dans les Essais de Montaigne, soit 24 fois. Gela s'explique sans doute par la réputation extraordinaire dont jouissait Pythagore dans l'Antiquité (et peut-être aussi par l'admiration générale que plusieurs lui vouaient à la Renaissance30), plutôt que par quelque sympathie personnelle inattendue et systématique de la part de Montaigne. Certes, Pythagore ne peut, comme Thaïes, revendiquer le titre de fondateur de la philosophie -quoiqu'une tradition lui attribue l'invention du mot "philosophie"31 -, mais l'aura de mystère qui entoure depuis toujours ce personnage a puissamment contribué à exciter l'intérêt des Anciens, dont certains sont les sources privilégiées de Montaigne.

Il est évident que Montaigne se sent parfois proche de Pythagore, par exemple lorsque le philosophe français confie à son lecteur qu'il ne peut s'habituer aux mœurs sanguinaires de son époque et qu'il lui arrive de relâcher les bêtes que les hasards de la chasse mettent sur son chemin. Les deux sont liés, nous dit Montaigne: "Les naturels sanguinaires à l'endroit des bestes tesmoignent une propension naturelle à la cruauté" (II, 11, 433 B). Puisque Pythagore allait encore plus loin que Montaigne et achetait même des bêtes pour pouvoir ensuite les libérer, nous dit l'auteur des Essais dans le même passage, peut-on penser que le philosophe grec était un homme bon? Evidemment, derrière ce respect commun pour les animaux on devine des principes radicalement différents: sensibilité et sympathie toutes naturelles et instinctives pour le vivant, chez Montaigne, et croyance philosophico-

Philaolos, B 11, tire de Stobée, Florilège, I, préface, 3, et traduit par J.-P. Dumont, Les Ecoles présocratiques, Paris, Gallimard, 1991, p. 266.

F. Joukovsky, Le Feu et Ujleuve. Heraclite et la Renaissancefiançaise, op. cit., pp. 37-38. Diogènc Laërce, Prologue, I, 12.

religieuse en la réincarnation, chez Pythagore.D'autres allusions à la vie et à la personne de Pythagore se font sans doute dans

un climat de moins grande sympathie. Il est difficile de penser que Montaigne ne juge pas inutiles et superstitieuses les précautions alimentaires que semble-t-il prenait Pythagore afin de mieux contrôler ses rêves (III, 13, 1099 C), ou complètement ridicules les prétentions que Diogène Laërce attribue à Pythagore, lequel "disoit se souvenir avoir esté iEthalides, depuis Euphorbus, en après Hermotimus, en fin de Pyrrhus estre passé en Pythagoras, ayant memoire de soy de deux cents six ans" (II, 12, 554 C). Le tempérament de Pythagore, tout préoccupé qu'il était par l'étude des nombres et de ses anciennes et prochaines vies, supporte aussi très mal la comparaison avec "le plus sage homme qui fut onques" (II, 12, 501 A), Socrate. Ce serait rabaisser Platon, par exemple, que d'en faire un semblable de Pythagore plutôt que de son maître Socrate:

[G] Pythagoras, disent-ils, a suivy une philosophie toute en contemplation, Socrates toute en meurs et en action; Platon en a trouvé le temperament entre les deux. Mais ils le disent pour en conter, et le vray temperament se trouve en Socrates, et Platon est bien plus Socratique que Pythagoriquc, et luy sied mieux. (III, 13, 1107)

Les idées proprement philosophiques de Pythagore, ou pour être plus précis les idées que la tradition rattachent à ce nom, sont aussi utiles que celles de tout autre présocratique, et on ne s'étonnera donc pas de constater que des quatorze mentions qu'en fait Montaigne dans les Essais, onze se retrouvent dans T'Apologie de Raimond Sebond", et que la majorité de ces dernières font partie de ce type d'énumération dont j'ai parlé plus haut à propos des Milésiens. Mais les allusions aux positions de Pythagore peuvent aussi servir d'autres fins. Le contenu même de ces positions, par exemple, peut être accepté comme vrai et faire partie intégrante d'une argumentation de Montaigne visant à établir positivement le bienfondé de ses propres opinions. Ceci se voit dans une autre partie fondamentale des Essais, outre 1'"Apologie de Raimond Sebond", soit l'essai "De l'institution des enfans". Montaigne y soutient qu'il est sain d'exposer le jeune homme à la diversité des points de vue et des positions que prennent l'ensemble des hommes sur une même question, car cela va l'aider à relativiser la valeur des idées dominantes à l'intérieur de sa propre époque et de la société dans laquelle il vit et à comprendre qu'elles n'ont peut-être pas la valeur absolue qu'on leur y attribue. Sa vie cessera alors d'être menée par des illusions et de fait peut-être vivra-t-il alors mieux. Dans un ajout tardif, Montaigne renchérit en disant que Pythagore, dans une comparaison célèbre, soutenait au fond la même chose: il faut prendre le temps d'observer et de noter les actions et les opinions des autres hommes.

[C] Nostre vie, disoit Pythagoras, retire à la grande et populeuse assemblée des jeux Olympiques. Les uns s'y exercent le corps pour en acquérir la gloire des jeux; d'autres y portent des marchandises à vendre pour le gain. Il en est, et qui ne sont pas les pires, lesquels ne ccrchcnt autre fruict que de regarder

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comment et pourquoy chaque chose se laid, et eslre spectateurs de la vie des autres hommes, pour en juger et régler la leur. (I, 26, 158)

Cette analogie est rapportée entre autres par Cicéron32 et Diogène Laërce33,

vraisemblablement les sources de Montaigne, ici. Or, il est clair que l'interprétation et l'usage

qu'en fait ce dernier dépasse, et même modifie considérablement, le sens que les premiers à

rapporter - à créer de toutes pièces? - ces paroles de Pythagore avaient à l'esprit. Celui-ci, tout

d'abord, les aurait prononcées non pas pour parler de l'éducation des jeunes mais pour répondre à

une question précise, posée par Léon, tyran de Phlionte: qu'est-ce qu'un philosophe et qu'est-ce

qui le différencie des autres hommes? Bien plus important encore, le troisième genre de vie, celui

qui s'apparente à l'activité du spectateur aux jeux olympiques, correspond à un idéal

philosophique assez différent de celui que Montaigne a en tête. Il est intéressant, à cet égard, de

comparer la version de Montaigne à celle d'Héraclide du Pont, laquelle est probablement la source

plus ancienne des versions qu'on retrouve chez des auteurs postérieurs comme Cicéron - qui

reconnaît d'ailleurs explicitement cette paternité - et qu'a tenté de reconstituer un historien

moderne:

Pythagore répondit que notre passage dans cette vie ressemble à la foule qui se rencontre aux panégyries. Les uns y viennent pour la gloire que leur vaut leur force physique, les autres pour le gain provenant de rechange des marchandises, et il y a une troisième sorte de gens, qui viennent pour voir des sites, des œuvres d'art, des exploits et des discours vertueux que l'on présente d'ordinaire aux panégyries. De même nous, comme on vient d'une ville vers un autre marché, nous sommes partis d'une autre vie et d'une autre nature vers celle-ci; et les uns sont esclaves de la gloire, d'autres de la richesse. Au contraire, rares sont ceux qui ont reçu en partage la contemplation des plus belles choses et c'est ceux-là qu'on appelle "philosophes", et non pas "sages", car personne n'est sage si ce n'est Dieu.Et certes, la vue de l'ensemble du ciel est belle, et des astres qui s'y meuvent, si on en observe l'ordonnance; mais c'est par participation à l'être premier et à l'intelligible qu'il en est ainsi. Et ce premier, ce sont les nombres et les raisons qui constituent toute chose, selon lesquels tout a été ordonné avec le plus grand soin. La sagesse, c'est la science véritable, dont l'objet est ces êtres beaux, divins, purs, immuables, par participation desquels on peut dire que les êtres sont beaux; la philosophie, c'est la recherche d'une telle contemplation.34

Le philosophe idéal de Montaigne est un homme qui profite du spectacle de la vie concrète

humaine pour apprendre à mieux se connaître et à mieux

Cicéron, Twtcukmes, éd. G. Fohlen, Paris, Les Belles Lettres, 1931, V, 3.Diogène Laërce, Pythagore, VIII, 8.Reconstitution et traduction par R. Joly, Le Thème philosophique des genres de vie dans

l'Antiquité classique, Bruxelles, Palais des Académies, 1956, p. 21 et pp. 43-52. La reconstitution est basée sur le texte de Cicéron, mais aussi sur Diogène Laërce et la Vie de Pythagore de Jamblique.

i i icnci sa propre existence. Ce n'est certainement pas un homme qui consacre sa vie à l'étude des

causes premières qu'il s'agisse de nombres pythagoriciens, d'idées platoniciennes ou d'autres

choses -, ni même à celle des causes secondes que sont les astres - étude que Montaigne de fait

condamne un peu plus tôt dans "De l'institution des enfans". Comme nous l'a déjà montré

l'historiette de la chute de Thaïes, il est clair que Montaigne n'hésite pas une seconde à changer le

sens d'un fragment ou d'un témoignage se rapportant à un présocratique, ou du moins à s'éloigner

de l'interprétation qu'en fait sa source ancienne, si cela sert mieux ses objectifs à titre d'auteur des

Essais .

Xénophane

Comme c'est le cas pour presque tous les présocratiques, la vie de Xénophane nous est très

mal connue, et son œuvre l'est à peine plus. Natif d'Asie mineure, comme les tout premiers

philosophes, il aurait toutefois beaucoup voyagé. Dans son œuvre, écrite en vers et peut-être

susceptible à ce titre d'éveiller chez Montaigne quelque sympathie additionnelle , il semble avoir

fréquemment traité des dieux et de la représentation qu'on en trouve chez Homère et Hésiode,

d'une part, et s'être livré à une investigation générale du monde naturel, d'autre part.

Montaigne disposait de très peu d'informations sur Xénophane - la Vie que lui consacre

Diogène Laërce, par exemple, est très courte -, et son nom n'est mentionné que six fois à

l'intérieur des Essais. D'après ce que nous savons de ce présocratique, il fut l'un des premiers à

exprimer par écrit son scepticisme vis à vis la religion grecque traditionnelle. Certainement

qu'une remarque comme la suivante avait tout pour retenir l'attention de Montaigne:

Cependant si les bœufs, <les chevaux> et les lions Avaient aussi des mains, et si avec ces mains Ils savaient dessiner, et savaient modeler

35 En ce sens, l'interprétation que fait Montaigne de l'anecdote se rapportant àPythagore me semble constituer bien plus qu'un "ajout" ou "enrichissement" (O.Guerrier, "Pythagore", in Dictionnaire de Michel de Montaigne, op. cit., p. 843). Même s'il estmanifesté de façon plus spectaculaire lorsqu'on se sert de la reconstitution de Joly - surle dernier paragraphe de laquelle Joly lui-même (voir "Platon ou Pythagore? HéraclidePontique, fr. 87-88 Wehrli", in R. Joly, Glane de philosophie anticpie. Scriptora minora,Bruxelles, Ousia, 1994, p. 16) a plus tard émis des réserves, sous l'influence de W.Buckcrt ("Platon oder Pythagoras? Zum Ursprung des Wortes 'Philosophie'", Hermes,vol. 88, 1960, pp. 159-177) -, le décalage entre l'interprétation que propose Montaignedu troisième genre de vie et celle que propagent les Anciens est visible même dans unecomparaison entre les Essau et la version que donne Cicéron, vraisemblablement lasource la plus directe de Montaigne. Cicéron parle en effet clairement des spectateurscomme représentant les êtres humains qui étudient pour elle-même "la nature deschoses" {natura rerum) et donnent préséance à "la contemplation et la connaissance deschoses" (contempuitionem rerum cogniàonemque). Il s'agit sûrement d'un renvoi à une sciencepurement contemplative de réalités autres qu'humaines.

36 A. Legros, "Xénophane", in Dictionnaire de Michel de Montaigne, op. üt., p. 1043.

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Les oeuvres qu'<avcc art, sculs> les hommes façonnent, Les chevaux forgeraient des dieux chevalins, Et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine: Chacun dessinerait pour son dieu l'apparence Imitant la démarche et le corps de chacun.37

L'idée correspond à une proposition fondamentale des Essais: par manque d'exposition intellectuelle à la diversité des opinions, mais aussi par une faiblesse morale comme la présomption ou l'orgueil, l'homme attribue à ses vues et à ses habitudes une force, une certitude et un absolu qu'elles n'ont pas. (La peinture parfois trop complaisante du moi à laquelle se livre Montaigne dans les Essais ne doit pas faire oublier un effort honnête et omniprésent de sortir des cadres imposés par la famille, la tribu, l'époque et même l'espèce pour rejoindre de façon plus authentique et plus vraie la nature humaine. En ce sens, Montaigne n'est pas complètement éloigné du Théétète de Platon.) Cet anthropocentrisme aux degrés divers se manifeste notamment en matières religieuses, pense Montaigne, qui ne se gêne pour le dénoncer férocement dans 1"'Apologie de Raimond Sebond":

[B] Il nous faut noter qu'à chaque chose il n'est rien plus cher et plus estimable que son estre [C] (le lion, l'aigle, le dauphin ne prisent rien au dessus de leur espèce); [B] et que chacune raporte les qualitez de toutes autres choses à ses propres qualitez: lesquelles nous pouvons bien entendre et racourcir, mais c'est tout: car, hors de ce raport et de ce principe, nostre imagination ne peut aller, ne peut rien diviner autre, et est impossible qu'elle sorte de là, et qu'elle passe au delà. [C] D'où naissent ces anciennes conclusions: De toutes les formes, la plus belle est celle de l'homme; Dieu donc est de cette forme. Nul ne peut estre heureux sans vertu, ny la vertu estre sans raison, et nulle raison loger ailleurs qu'en l'humaine figure; Dieu est donc revestu de l'humaine figure. (II, 12, 532)

Est-il surprenant, dès lors, que Montaigne sente le besoin de joindre à cette attaque un rappel de la sage remarque de Xénophane? "Pourtant disoit plaisamment Xenophanes que, si les animaux se forgent des dieux, comme il est vray-semblable qu'ils facent, ils les forgent certainement de mesme eux, et se glorifient, comme nous" (II, 12, 532 B). Il ne reste plus ensuite à Montaigne qu'à compléter le travail de Xénophane par une amusante et orgueilleuse tirade aviaire sur un univers qui n'existe et qui n'est organisé qu'en fonction de la gent ailée! Il est dommage qu'à l'intérieur de toute cette discussion ne soit pas mis à contribution un autre fragment de Xénophane sur le même sujet, fragment fourni cette fois par Sextus Empiricus: "Les dieux sont accusés par Homère et Hésiode / de tout ce qui chez nous est honteux et blâmable: / On les voit s'adonner au vol, à l'adultère / et se livrer entre eux au mensonge

Fragment tiré de Clément d'Alexandrie, Stromates, V, 110, et traduit par J.-P. Dumont. C'est vraisemblablement dans la Préparation évangélique d'Eusèbe (XIII, 13, 679a-b) que Montaigne a pu lire ce fragment.

trompeur""*. Etre mesuré par l'homme dans notre représentation des dieux, c'est aussi les imaginer avec nos propres faiblesses.

Les Anciens parlent aussi d'une tentative faite par Xénophane pour décrire la nature divine, et quoique cette description comporte pour nous sa part d'étrangeté - "Xenophanes faict Dieu rond, voyant, oyant, non respirant" (II, 12, 515 C) - et que Montaigne se contente de la mentionner rapidement au milieu d'une de ces enumerations d'opinions diverses dont il a déjà été question dans la présente étude, on peut supposer de sa part une certaine sympathie pour ce Dieu "n'ayant rien de commun avec l'humaine nature". Encore plus pratique est cet appel à l'autorité de Xénophane dans le petit essai de Montaigne sur - contre - la "prognostication": de tous les philosophes qui ont cru en l'existence de Dieu, Xénophane aurait été le seul, selon Gicéron , à nier l'existence et la possibilité de la divination (I, 11, 44 C).

Ce recours à l'argument d'autorité - une forme de raisonnement bien présente dans les Essais malgré les dénonciations répétées qu'en fait leur auteur40 - nous permet de noter un dernier trait de l'utilisation que fait Montaigne de Xénophane et de ses idées, un trait qu'il est d'autant plus important de mentionner qu'il marque de fait son usage de plusieurs présocratiques. Il a déjà été dit plus haut que Montaigne voit dans ces philosophes un réservoir d'idées diverses et contradictoires dont la seule mention peut conduire le lecteur au scepticisme. Mais plusieurs présocratiques, dont Xénophane, apportent également une contribution d'une autre nature au scepticisme des Essais. Influencé par des sources comme Sextus Empiricus et Cicéron, Montaigne signale à quelques reprises cet autre élément de l'argumentaire sceptique: non seulement les dogmatiques, c'est-à-dire ceux qui estiment qu'il est en gros possible pour l'être humain d'atteindre rationnellement la vérité, invalident leur prétention par leurs contradictions, mais certains d'entre eux n'avaient de fait même pas cette prétention.

[A] Il est ainsi de la plus part des autheurs de ce tiers genre [= le groupe des "dogmatiques"]: [B] comme les anciens ont remarqué des escripts d'Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Zenophanes et autres. [A] Ils ont une forme d'escrire douteuse en substance et un dessein enquerant plustost qu'instruisant, encore qu'ils entresement leur stile de cadances dogmatistes. Cela se voit il pas aussi bien [C] et en Scnequc et [A] en Plutarque? [C]

38 Xénophane, B 11, tiré de Sextus Empiricus, Contre les professeurs, IX (= premierlivre de Contre ks physiciens), 193, et traduit par J.-P. Dumont. Il faut toutefois préciserque d'après Villcy (voir son édition des Essais, p. lix, et Les Sources et l'évolution es Essaisde Montaigne, op. cit., t. 1, p. 218), il n'est pas entièrement certain que Montaignedisposait de cette partie de l'œuvre de Sextus.

39 Cicéron, De la divination, I, 3 (éd. Ch. Appuhn, Paris, Garnier, 1937).40 Voir par exemple les quelques mots féroces de Montaigne (II, 12, 539-540 A) sur

l'acceptation des idées d'Aristote dans les écoles sur la base de l'autorité dont y jouit cedernier. Mais en même temps, Montaigne reconnaît lui-même (III, 12, 1037 B) qu'unepartie de la bonne opinion que lui et son époque ont de Socrate est fondée uniquementsur l'autorité et la réputation.

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Combien disent ils, tantost d'un visage, tantost d'un autre, pour ceux qui y regardent de prez! (II, 12, 509)

Si la prise de position sur Plutarque et Sénèque relève d'une lecture-personnelle, la mention

des présocratiques Anaxagore, Démocrite, Parménidc et Xénophane dépend ici entièrement de

témoignages semblables à ceux qu'on retrouve chez Cicéron41. Montaigne n'a sûrement pas lu

suffisamment de fragments des œuvres de ces présocratiques pour porter un jugement direct sur

la question. (En réalité, les fragments dont nous disposons inciteraient plutôt à penser que ces

auteurs croient tous en la possibilité d'atteindre la vérité de quelque manière, et rejettent tout

scepticisme généralisé42). Mais l'effet voulu me semble assez clair: si ces grands esprits

n'adhéraient que timidement au dogmatisme, pourquoi nous y abandonnerions-nous? Et si cela ne

suffit pas, faisons un pas de plus: si on se fie à certains témoignages anciens, quelques-uns des

phares de cette époque héroïque de la philosophie étaient de fait des sceptiques avant la lettre:

[A] Pyrrho et autres Skeptiques ou Epechistcs - [C] desquels les dogmes plusieurs anciens ont tenu tirez de Homere, des sept sages, d'Archilochus, d'Eurypides, et y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes - [A] disent qu'ils sont encore en cherche de la vérité. Ceux-cy jugent que ceux qui pensent l'avoir trouvée, se trompent infiniement; et qu'il y a encore de la vanité trop hardie en ce second degré qui asseurc que les forces humaines ne sont pas capables d'y atteindre. Car cela, d'establir la mesure de nostre puissance, de connoistre et juger la difficulté des choses, c'est une grande et extreme science, de laquelle ils doubtent que l'homme soit capable. (II, 12, 502)

Fait à remarquer, c'est une parole de Xénophane sur les limites de la connaissance humaine

qui est le seul fragment d'un présocratique à figurer parmi les "sentences" de la bibliothèque de

Montaigne: "Et la claire vérité, aucun homme ne l'a sue, aucun homme ne la saura"43.

Heraclite

Un peu comme Pythagore, mais pour des raisons différentes, Heraclite, ce natif d'Ephèse en

Asie mineure, semble avoir peu pour plaire à Montaigne. Son surnom, que Montaigne

connaissait (II, 12, 508 B), en dit long:

Dans Cicéron, Académiques, II, 5 (éd. Ch. Appuhn, Paris, Garnier, 1937), par exemple.On peut évidemment associer certains de ces auteurs à un rejet de nombre de positions

tenues pour certaines par la tradition - par exemple la vision anthropomorphique des dieux, que rejette Xénophane -, mais cela ne suffit certainement pas à en faire des gens qui doutent de façon universelle de la possibilité d'atteindre la vérité par des voies purement humaines.

Voir à ce sujet A. Legros, Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne, Paris, Klincksieck, 2000, pp. 349-351, dont je reproduis ici la traduction.

"l'Obscur". Même si on a parfois exagéré la difficulté d'interprétation que présentent ses

fragments, il demeure qu'Heraclite est de lecture difficile, au point que Cratès, dont Montaigne

reprend le témoignage (III, 13, 1068 C), soutenait que le lecteur d'Heraclite se devait absolument

d'être bon nageur pour ne pas être englouti dans les profondeurs et les noirceurs de l'océan des

idées de ce dernier. Si on ajoute à cela l'intérêt marqué de ce philosophe pour le feu, à titre

d'énigmatique premier principe des choses naturelles, et le logos, deux choses qui ne sont pas tout

à fait les principales préoccupations de Montaigne, on a une situation qui ne semble pas favoriser

un dialogue approfondi entre les deux penseurs.

Pourtant, tout cela n'empêche pas Montaigne de renvoyer à Heraclite à treize reprises dans

les Essais. Il est vrai que beaucoup de légendes circulaient au sujet d'Heraclite dans l'Antiquité, et

que les anecdotes biographiques constituent près de la moitié de ces mentions. Ces historiettes qui

circulent à propos des présocratiques correspondent souvent à des lieux communs anciens, tel

celui du succès pratique potentiel du sage, auquel il a déjà été fait allusion au cours de la

discussion sur Thaïes. Le lieu commun veut que les vrais philosophes, "comme ils estoient grands

en science, ils estaient encore plus grands en tout'action" (I, 25, 135 A). Le sage ancien ne veut

pas faire de politique, n'a aucun intérêt pour le commerce, ne cherche pas pour elles-mêmes les

applications pratiques et souvent matérielles de ses découvertes, mais s'il le voulait, il pourrait

remporter de grands succès dans ces domaines, car il détient la connaissance des principes du

monde naturel et de l'existence humaine qui lui permettraient de produire le genre d'effets qui

excite la foule: argent, victoire militaire, construction de machines extraordinaires, etc. L'exemple

vaut pour Archimède, qui abandonna un instant la géométrie le temps de bâtir des engins de

guerre et de défendre sa cité, mais aussi pour plusieurs présocratiques:

[C] Heraclitus resigna la royauté à son frère; et aux Ephesiens qui luy reprochoient à quoy il passoit son temps à jouer avec les enfans devant le temple: Vaut-il pas mieux faire cecy, que gouverner les affaires en vostre compagnie? [A] D'autres, ayant leur imagination logée au-dessus de la fortune et du monde, trouvèrent les sieges de lajusticc et les thrones mesmes des Roys, bas et viles. [C] Et refusa Empedocles la Royauté que les Agrigentins luy offrirent. [A] Thaïes accusant quelque fois le soing du mesnage et de s'enrichir, on luy reprocha que c'estoit à la mode du renard, pour n'y pouvoir advenir. Il luy print envie, par passetemps, d'en montrer l'expérience; et, ayant pour ce coup ravalé son sçavoir au servir du proflît et du gain, dressa une trafique, qui dans un an rapporta telles richesses, qu'à peine en toute leur vie les plus expérimentez de ce mesticr là en pouvoient faire de pareilles. (I, 25, 135-136)

Par son refus des avantages pratiques de son savoir et des biens habituellement les plus

convoités - richesse, royauté, etc. -, un philosophe présocratique comme Heraclite manifeste la

supériorié de sa sagesse dans la hiérarchie des biens humains et sa propre supériorité personnelle

sur ses

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semblables. Mais si à certains moments Montaigne est frappé par cet idéal ancien et montre pour lui une véritable admiration, il ne peut non plus s'empêcher de laisser souvent pointer le malaise qu'il ressent à l'endroit de cette sagesse hautaine et par trop surhumaine que dépeignent ses sources en parlant des présocratiques - d'autant plus que le scepticisme de Montaigne interdit de fait de penser que les présocratiques connaissaient vraiment les causes premières des choses et donc pouvaient à volonté en tirer une véritable habilité pratique. Montaigne veut bien admettre qu'Heraclite a raison de refuser de délaisser la philosophie pour s'occuper de la chose politique et exercer la royauté, mais il n'empêche que cette sagesse humaine est bien peu de choses en regard d'une chose comme la santé, par exemple. De sorte que s'il eût été possible à Heraclite, qui selon la tradition souffrait d'hydropisie, d'échanger sa sagesse pour la santé, il aurait dû accepter ce marché, écrit Montaigne (II, 12, 485 A) en suivant Plutarque44. On sent parfois une certaine tension chez l'auteur des Essais entre son désir de renouer avec un idéal de sagesse présocratique et plus généralement pré-hellénestique, d'une part, et son tempérament naturel qui exige de cette sagesse qu'elle soit mesurée à l'aune des biens concrets et immédiats de la vie quotidienne, d'autre part45.

Quant aux sept renvois aux idées philosophiques d'Heraclite que contiennent les Essais, on ne sera pas surpris d'apprendre qu'ils se retrouvent tous dans l'"Apologie de Raimond Sebond". L'utilisation que fait Montaigne de ces idées est assez conforme à ses habitudes générales et ne révèle rien qui n'ait pas déjà été mentionné plus tôt, ou qui ne le sera pas plus tard, à propos d'autres présocratiques. Deux de ces allégations méritent toutefois une attention plus spéciale: il s'agit des fragments 91 et 76, qui se retrouvent dans la conclusion même de l'"Apologie". Le point final au plus long des essais de Montaigne est que "nous n'avons aucune communication à l'estre" (II, 12, 601 A), puisqu'autant les choses qui nous entourent que les êtres humains eux-mêmes sont constamment en changement et ne jouissent d'aucune permanence, et donc que "nostre foy Ghresdenne" (II, 12, 604 C) est nécessaire, car par elle seule nous est-il possible de connaître et d'accéder à un être éternel et plein. Les fragments d'Heraclite sont mis à contribution à l'intérieur de l'argumentation en faveur du mobilisme universel des choses et de notre être:

[A] Ainsin, estant toutes choses subjcctcs à passer d'un changement en autre, la raison, y cherchant une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanant, par ce que tout ou vient en estre et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit nay.

Plutarque, Sur les notions communes, contre les stoïciens, éd. M. Casevitz et D. Babut, Paris, Les Belles Lettres, 2002, 11, 1064A.

Toujours à partir de ce même exemple de l'hydropisie d'Heraclite, M. Markoulakis signale aussi avec raison la tension entre le stoïcisme originel de Montaigne et l'attitude différente qu'il manifesta par la suite envers les biens du corps. Voir la p. 84 de "Heraclite chez Montaigne", Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, n° 11-12, 1982, pp. 81-89.

Platon disoit qui' les corps n'avoicnl jamais existence, miy bien naissance: |(!| estimant qu'Homère cust faict l'océan père des Dieus, et Thetis la mere, pour nous montrer que toutes choses sont en fluxion, muanec et variation perpétuelle: opinion commune à tous les Philosophes avant son temps, comme il diet, sauf le seul Parmenides, qui refusoit mouvement aux choses, de la force du quel il faict grand cas; [A] Pythagoras, que toutes matière est coulante et labile; les Stoiciens, qu'il n'y a point de temps present, et que ce que nous appelons present, n'est que la jointure et assemblage du futur et du passé; Hcraclitus, que jamais homme n'estoit deux fois entré en mesme riviere [...] et qu'il ne se pouvoit trouver une substance mortelle deux fois en mesme estât, car, par soudaineté et légèreté de changement, tantost elle dissipe, tantost elle rassemble; elle vient et puis s'en va. (II, 12, 601-602)

[A] Et puis nous autres sottement craignons une espèce de mort, là où nous en avons desjà passé et en passons tant d'autres. Car non seulement, comme disoit Heraclitus, la mort du feu est generation de l'air, et la mort de l'air generation de l'eau, mais encor plus manifestement le pouvons nous voir en nous mesmes. La fleur d'aage se meurt et passe quand la vieillesse survient, et la jeunesse se termine en fleur d'aage d'homme faict, l'enfance en la jeunesse, et le premier aage meurt en l'enfance, et le jour d'hier meurt en celuy du jourd'huy, et le jourd'huy mourra en celuy de demain; et n'y a rien qui demeure ne qui soit tousjours un. (II, 12, 602)

Il est bien connu qu'hormis quelques interpolations de Montaigne, essentiellement de brefs renvois à des philosophes autres qu'Heraclite, les trois ou quatre dernières pages de l'"Apologie" sont une copie ou du moins une paraphrase d'un passage de Sur l'E de Delphes de Plutarque, qui de fait est celui qui cite Heraclite. Mais si Montaigne choisit de procéder ainsi, c'est qu'il est en accord avec Plutarque et que ces quelques pages sur le perpétuel mouvement des choses doivent être considérées comme manifestant la pensée de Montaigne lui-même: "car s'il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus leurs, ce seront les siennes" (I, 26, 151 A). Peut-être avons-nous donc ici affaire à un très rare exemple d'une influence réelle et profonde d'un présocratique sur la pensée de Montaigne, peu importe que cette influence s'exerce à travers Plutarque, et peut-être même que ces quelques pages que F. Joukovsky décrit comme une véritable méditation sur deux fragments d'Heraclite constitue l'un des deux moments les plus forts de la réception de ce présocratique au XVIe siècle, avec la parution du Poesis philosophica d'Henri Estienne46. D'un autre côté, beaucoup de prudence me semble être de mise, ici, avant de s'appuyer sur la fin de l'"Apologie" pour faire de Montaigne un disciple d'Heraclite. Montaigne cite ici Heraclite parce qu'il est en train de paraphraser un texte de Plutarque et que ce dernier y cite ce présocratique: Plutarque aurait cité un autre

F. Joukovsky, Le Feu et kjleuve. Heraclite et la Renaissance fiançaise, op. cit., pp. 86-89 et 131. Cette même idée d'une "formation héraclitéenne" de Montaigne et d'une "Apologie de Raimond Sebond" qui "s'inspire du doute héraeliteen" est affirmée dans M. Markoulakis, "Heraclite chez Montaigne", op. üt., p. 89.

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philosophe dont telle ou telle phrase célèbre se serait prêtée au même usage que Montaigne aurait sans doute fait la même chose. C'est d'ailleurs ce que Montaigne fait lui-même, dans quelques interpolations personnelles insérées dans sa paraphrase de Plutarque, dans lesquelles il cite ou renvoie à Platon, Homère, Pythagore , les stoïciens, Epicharme et Lucrèce, qui eux aussi sont capables de parler du caractère changeant de notre existence en termes très frappants . En outre, jusqu'à quel point Montaigne adhère-t-il sérieusement à la notion d'un parfait mobilisme de l'être et de son incommunicabilité totale? N'est-il pas permis de penser que les dernières pages de T'Apologie de Raimond Sebond", comme bien d'autres qui les précèdent, sont teintées d'exagération rhétorique ou du moins ne représentent qu'un aspect de la pensée de Montaigne? Il est indéniable que la négation de la permanence est présente ailleurs dans les Essais - on pense tout de suite au fameux "Le monde n'est qu'une branloire perenne [...]. Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage" (III, 2, 804-805 B) -, mais parallèlement à cela d'autres passages pointent vers une confiance en la stabilité et la connaissabilité de certaines choses, tout particulièrement la nature individuelle de Montaigne ou même la nature humaine commune - viennent à l'esprit les tout aussi fameux "chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition" (III, 2, 805 B) et "il n'est personne, s'il s'escoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse, qui luicte contre l'institution" (III, 2, 811 B), ou même les cinquième et sixième essais du deuxième livre. On répondra peut-être qu'Heraclite lui-même admet l'existence d'une certaine permanence et d'une réalité stable, qui transcendent le changement et qu'il lie possiblement au feu ou au logos, et donc qu'en n'étant pas un adepte d'un mobilisme complet de l'être, au fond, Montaigne subissait l'influence de sa lecture d'Heraclite. Cela semble peu probable, d'autant plus que Montaigne n'allègue jamais Heraclite lorsqu'il fait allusion à une nature humaine stable et au moins partiellement connaissable49 et que la Renaissance tend à voir Heraclite comme un tenant

Il s'agit vraisemblablement de Protagoras, que Montaigne nommerait Pythagore par accident.

Ce qui est étonnant, de fait, c'est qu'à l'intérieur d'un ouvrage - les Essais - qui accorde tant d'importance à la notion de mouvement, Heraclite soit si peu exclusivement et fréquemment utilise: "Alors même que le mouvement est au cour [sic] de la poétique et de la philosophie des Essais, la figure même du mobilisme y est étonnamment peu présente et, lorsque Heraclite intervient, c'est le plus souvent dans une logique d'instrumentalisation." (E. Naya, "Heraclite", in Dictionnaire de Michel é Montaigne, op. cit., p. 458)

Ce qu'il aurait pu faire en se servant, peut-être, de B 116 (trouvé chez Stobéc, Florilège, III, 5, 6): "A tous les hommes il est donné en partage de se connaître eux-mêmes et d'user du bon sens" (trad. J.-P. Dumont), ainsi que de 112, 114 et 115, transmis aussi par Stobée, et 101 (Plutarque). Quant à la présence possible, dans l'univers naturel, d'une permanence sous-jacente au constant changement des choses, Montaigne aurait pu avoir recours à B 2 (Scxtus Empiricus), 12 (Eusèbe) et 89 (Plutarque), par exemple. Auraient aussi pu être utiles les fragments suivants, dont ne disposait toutefois pas Montaigne: B 49a (Heraclite le Grammairien), 54, 56 et 60

d'un mobilisme universel et se tourne vers d'autres philosophes, Platon ou Parménide par exemple, pour tenter de dépasser celui-ci' '. Il me paraît plus prudent de parler tout au plus d'une (possible) communauté de pensée entre Montaigne et Heraclite, et cela à un niveau qui demeure quand même assez superficiel51.

Parménide

Parménide est un autre de ces présocratiques abstraits et contemplatifs dont la mentalité semble à prime abord peu compatible avec l'esprit de Montaigne. Métaphysicien-né, il est surtout connu pour son long poème De la nature, dont nous avons conservé un certain nombre d'extraits et dont l'axe principal est l'antinomie entre l'être et le non-être.

Montaigne parle de Parménide à six reprises, et, ce qui est assez rare, c'est toujours pour rapporter ses idées philosophiques, et jamais des épisodes, réels ou imaginaires, de sa vie. Comme celles qui sont tirées de la philosophie héraclitéenne, toutes ces idées sont invoquées dans 1'"Apologie de Raimond Sebond". Le tableau est encore une fois bien connu: ou bien les idées avancées par Parménide s'ajoutent à celles d'autres penseurs pour constituer une enumeration destinée à frapper d'étonnement le lecteur, qui est censé perdre espoir en la raison humaine en voyant la diversité des idées contradictoires (et parfois absurdes) à laquelle cette faculté en arrive (II, 12, 515 C, 526 C, 539 A, 542 A et 602 C); ou bien l'argument d'autorité voulant qu'un grand sage du passé comme Parménide était lui-même un sceptique est invoqué (H, 12, 509B).

Concernant ce désir de se placer sous le patronage du soi-disant scepticisme des présocratiques, le cas de Parménide manifeste assez bien les limites et les dangers que peut comporter une telle tentative, même en gardant à l'esprit que les auteurs du passé ne sont en bout de ligne pour Montaigne qu'un matériau auquel il donne la forme qui sied à ses propres intentions. Tout d'abord, s'il est une chose qui frappe à la lecture des fragments du poème De la nature dont nous disposons, c'est bien l'assurance de Parménide de pouvoir trancher, et de trancher rationnellement et une fois pour toutes, des questions qui relèvent de la plus haute voltige métaphysique et qui sont parmi les plus difficiles qui soient52. Il est assez clair que les témoignages postérieurs qui font de Parménide et de quelques présocratiques des ancêtres du

(Hippolyte), et 84a (Plotin).50 Voir F.Joukovsky, Le Feu et le fleuve..., op. ai., pp. 73-94.51 Sur toute cette question de la stabilité et de la permanence chez Heraclite et de ses

rapports à P"hcraclitéisme" de Montaigne, en particulier dans le deuxième essai dulivre III, voir l'article de P. Henry, "Montaigne and Hcraclitus: Pattern and Flux,Continuity and Change in 'Du repentir'", Montaigne Studies, vol. 4, 1992, pp. 7-18, dontles conclusions principales me semblent devoir être suivies.

52 La première partie du poème, la "Voie de la vérité", me semble très claire à cetégard, peu importe comment on solutionne la très difficile question du sens véritableque Parménide entendait donner à sa deuxième partie, la "Voie de l'opinion".

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scepticisme originent de l'école sceptique elle-même, ne sont pas désintéressés et pour cela même ne sont sans doute pas très fiables au point de vue strictement historique. Or, l'argument d'autorité, peut-être plus que les autres formes de raisonnement, requiert un minimum d'exactitude historique, sans quoi il se veut beaucoup moins convaincant.

Un autre danger qui guette Montaigne dans ce genre d'utilisation des présocratiques est qu'il puisse lui arriver de s'associer à des gens dont les positions philosophiques fondamentales sont peut-être radicalement opposées aux siennes. Ainsi, non seulement le rattachement de Parménide au scepticisme est-il, sans mauvais jeu de mots, pour le moins douteux, mais il faut bien dire que Parménide le philosophe est aux antipodes de Montaigne, au moins en ce qui a trait à une position qui est au cœur des Essais: la primauté des faits connus par le sens sur la raison, plusieurs fois affirmée dans son ouvrage, par exemple dans cette même "Apologie de Raimond Sebond".

[A] Un homme de cette profession de nouvelletez et de reformations physiques me disoit, il n'y a pas long temps, que tous les anciens s'estoient évidemment mescontez en la nature et mouvemens des vents, ce qu'il me feroit tres-evidemment toucher à la main, si je voulois l'entendre. Apres que j'eus eu un peu de patience à ouyr ses arguments, qui avoient tout plein de verisimilitude: Comment donc, luy fîs-je, ceux qui navigeoint soubs les loix de Theophraste, alloient ils en occident, quand ils tiraient en levant? alloient-ils à costé, ou à reculons? - C'est la fortune, me respondit-il: tant y a qu'ils se mescontoient. Je luy repliquay lors que j'aymois mieux suyvre les effects que la raison. (II, 12,571)

Or Parménide n'est-il pas un représentant parfait de ce genre d'interlocuteur qui mesure les faits à l'aune de la raison plutôt que le contraire? Il est évident que Montaigne n'avait pas à sa disposition les reconstitutions du De la nature que nous ont données les historiens modernes et qu'il ne pouvait pas percevoir aussi facilement que nous le pouvons cet aspect essentiel de la démarche du poème parménidien. Mais l'auteur des Essais savait par ses sources que Parménide soutenait que seul l'un existe (II, 12, 526 C) et que le mouvement n'existe pas (II, 12, 602 G). Or y a-t-il choses plus évidentes au sens et à l'expérience que la diversité et le changement qui marquent le monde naturel dans lequel nous vivons? (Et si Montaigne ne pouvait lui-même tirer la conclusion qui s'impose, ici, il aurait peut-être pu l'apprendre de Sextus Empiricus, qui fournit et un très long fragment du poème et une analyse de ce dernier53.) Il est parfois dommage que Montaigne n'ait aucun goût pour les discussions abstraites, car de telles argumentations peuvent aussi être contrées par la raison, comme nous le montre Aristote54, bien que tout comme

Montaigne sans doule le philosophe grec pense que l'évidence sensible du mouvement a préséance sur toute argumentation qu'on puisse monter à son encontre55.

Empédocle

La vie d'Empédocle, philosophe de Sicile du cinquième siècle, est entourée des légendes les plus farfelues, lesquelles ne sont d'ailleurs pas sans contraster avec le sérieux et l'étendue de son œuvre, relativement bien connue par ses fragments. Diogène Laërce rapporte bon nombre de ces légendes, dont ne voici qu'un très petit échantillon:

Justement, un jour que les vents étésiens soufflaient violemment au point de mettre à mal les récoltes, il ordonna d'écorcher des ânes pour confectionner des peaux, et les fit déposer tout autour sur les collines et les sommets afin de retenir le vent; le vent ayant cessé, on l'appela "Empêche-vent". Hcrmippe déclare qu'une certaine Panthéia, d'Agrigente, condamnée par les médecins, avait été guérie par ses soins et, en cette occasion, offrait un sacrifice: il y avait environ quatre-vingts invités. Selon Hippobote, il se leva et se dirigea vers l'Etna, puis, arrivé près du cratère de feu, plongea et disparut, voulant confirmer sa réputation d'être un dieu; ce fait fut prouvé plus tard quand le volcan vomit une de ses sandales. En effet, il avait l'habitude de se chausser de bronze.56

On remarque toutefois avec intérêt que Montaigne évite soigneusement de mentionner les pires et de fait la plupart de ces histoires sans nul doute créées de toutes pièces par la postérité.

Empédocle est surtout connu, aujourd'hui, pour la théorie des quatre éléments, bien qu'il n'en ait peut-être pas été le créateur. Montaigne lui-même y fait allusion à une occasion, en répétant le témoignage de Cicéron qui dit qu'Empédocle attribuait aux quatre éléments une nature divine (II, 12, 515 C), et mentionne aussi la théorie de l'amitié et de la haine (II, 12, 539 A), sans toutefois ajouter qu'il s'agit là des deux forces naturelles qui lient ou dissocient les quatre éléments fondamentaux dont toutes choses sont faites. Ces deux renseignements sont donnés très rapidement par Montaigne et font partie de ces enumerations d'opinions que nous avons déjà rencontrées, tout comme d'ailleurs une théorie sur la constitution de l'âme (II, 12, 542 A) et une autre sur sa localisation (II, 12, 543 A). Si on ajoute à cela un lieu commun sur le refus de ce sage de la royauté (I, 15, 135 C) et une allusion à une remarque qu'il fit un jour à ses concitoyens (II, 1, 334 C), nous avons fait le tour de six des sept mentions d'Empédocle qu'on retrouve dans les Essais. Compte tenu du fait qu'Empédocle est peut-être, après Démocrite, le présocratique pour lequel nous disposons du plus grand nombre de témoignages et fragments, la

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Si, encore une fois, Montaigne possédait bel et bien Contre les professeurs, éd. H. Mutschmann, Leipzig, Teubner, 1958, VII (= le premier livre du Contre les logiciens), 111-114. Le fragment en question est B 1.

Aristote, Physique, éd. H. carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1961, I, 2, 185a20-186a3 et 3 (au complet).

55 Ibid., I, 2, 185al2-14 et VIII, 3, 253a32-b4 et 254a22-b3.56 Diogène Lacrce, Empédocle, trad. J.-F. Balaudé, Paris, Librairie Générale Française,

1999, VIII, 60 et 69.

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très faible présence de ce philosophe dans les Essais étonne quelque peu, surtout comparée à celles d'autres présocratiques comme Thaïes, Pythagorc, Démocrite ou Heraclite. Si le caractère incroyable d'une bonne partie des anecdotes biographiques peut être invoqué pour justifier ce peu d'intérêt, il en est de même pour le fait que plusieurs des fragments et témoignages concernant la pensée d'Empédocle sont dans la ligne d'un pythagorisme un peu délirant qui peut-être n'était pas du goût de Montaigne.

Le septième passage des Essais qui renvoie à Empédocle me semble devoir être considéré à part, car il manifeste un aspect nouveau de l'usage que fait Montaigne des présocratiques dans son œuvre. Il s'agit d'une section de l'"Apologie de Raimond Sebond" dans laquelle Montaigne se sert d'Empédocle pour appuyer ses vues sceptiques, mais d'une façon différente de celles qui ont été signalées plus tôt:

[A] Que signifie ce refrein: En un lieu glissant et coulant suspendons nostre creance? [...] [B] semblable à celuy qu'Empedocles semoit souvent en ses livres, comme agité d'une divine fureur et forcé de la vérité: Non, non, nous ne sentons rien, nous ne voyons rien; toutes choses nous sont occultes, il n'en est aucune de laquelle nous puissions establir quelle est elle: [C] revenant à ce mot divin, Cogitationes mortalium timidœ, et incertœ adinuentiones nostrœ etprouidentiœ51. (II, 12,510)

Dans ce passage, en effet, il n'est aucunement question d'inclure les idées du présocratique dans une longue liste d'opinions diverses sur un même sujet, ni même de rappeler qu'un quelconque historien ancien l'a un jour classifié comme faisant partie d'une école sceptique. Ce sont maintenant des paroles aux accents sceptiques qui sont rapportées et faites siennes par Montaigne, le seul type d'utilisation des présocratiques à l'intérieur de l'argumentation sceptique où de fait Montaigne accorde une véritable attention au contenu même de la pensée de l'auteur mentionné. (Fait assez unique, ce contenu est même apparenté, dans l'exemple tout juste donné, aux enseignements de l'Ecriture Sainte.) De tels passages ne sont pas rares dans l'"Apologie", mais ils ne sont certes pas contrebalancés par d'autres qui rapporteraient des paroles attribuées aux présocratiques qui affirment au contraire la confiance de ces derniers dans la force de la raison humaine.

Anaxagore

Les idées et la vie d'Anaxagore, l'un des premiers philosophes à avoir travaillé à Athènes, sont très mal connues, ce qui n'empêche toutefois pas Montaigne de renvoyer huit fois à ce philosophe dans les Essais. Quant à son activité philosophique, on croit savoir que, comme c'est le cas pour beaucoup de présocratiques, ses intérêts aient surtout été du côté de la philosophie naturelle. Pour ce qui est de sa vie, il est possible qu'il ait été chassé d'Athènes,

Sagesse, IX, 14: "Les pensées des mortels [sontj indécises, nos découvertes et notre prévoyance [sont] incertaines".

pour cause d'impiété, au terme d'un conflit avec le peuple athénien qui n'est pas sans rappeler le procès de Socrate. Ce rapprochement avec Sociale est d'autant plus intéressant qu'on pense parfois que celui-ci fut dans sa jeunesse le disciple d'Anaxagore. D'après Platon58, Socrate aurait toutefois décidé très tôt de tourner le dos à l'étude des choses naturelles - du moins telle qu'elle était alors pratiquée - pour se consacrer plus exclusivement à la morale, et Xénophon59 ajoute même que son maître jugeait inutile, sinon carrément impossible, toute science naturelle qui irait au-delà de la simple prescription de recettes pratiques. Il va de soi que Montaigne ne pouvait laisser passer l'occasion de dire à son lecteur que le plus grand des philosophes grecs, Socrate, s'accordait avec lui quant à ce qu'il faut penser des tentatives de la raison humaine de connaître le monde naturel:

[C] Socrates, en Xénophon, sur ce propos d'Anaxagoras, estimé par l'antiquité entendu au dessus tous autres es choses celestes et divines, diet qu'il se troubla du cerveau, comme font tous hommes qui perscrutent immodereemant les cognoissances qui ne sont pas de leur appartenance. (II, 12,535)

La plupart des autres renvois à Anaxagore sont parfaitement représentatifs de façons de faire qui ont déjà été décrites: des Anciens nous disent que des passages de l'œuvre d'Anaxagore reflètent les doutes qui l'habitaient et donc que le "dogmatisme" de ce dernier était plus que tiède (II, 12, 509 B); les opinions d'Anaxagore - sa théorie des homéoméries (II, 12, 539 A), sa proposition voulant qu'il y ait des montagnes et des vallées sur la lune (II, 12, 452 C), ses vues sur la conduite de l'univers par un esprit infini (II, 12, 514-515 C), sa théorie affirmant que le Soleil est une pierre (ardente) (II, 12, 535 C) - sont mentionnées à la hâte avec celles, contradictoires, d'autres philosophes; sa parole célèbre à l'effet que la neige soit noire et non blanche nous montre que nous ne pouvons même pas être sûrs d'une chose aussi simple que la couleur de la neige (H, 12, 526 C).

Les deux mentions restantes me semblent mériter un peu plus d'attention de notre part. La première suit de très près la brève allusion à la théorie de la pierre ardente, simple élément d'une accumulation d'opinions variées sur la matière des astres et du ciel. Mais après avoir tourné en ridicule ces vaines tentatives et rappelé le jugement sévère de Socrate sur les espoirs d'Anaxagore de comprendre le monde naturel, Montaigne ajoute ceci:

[C] Sur ce qu'il [= Anaxagore] faisoit le Soleil une pierre ardente, il ne s'advisoit pas qu'une pierre ne luit point au feu, et, qui pis est, qu'elle s'y consomme; en ce qu'il faisoit un du Soleil et du feu, que le feu ne noircit pas ceux qu'il regarde; que nous regardons fixement le feu; que le feu tue les

58 Platon, Apobgie de Socrate, éd. M. Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1946, 19b-d; etPhédun, éd. L. Robin, Paris, Les Belles Lettres, 1957, 96a-99d.

59 Xénophon, Mémonéles, éd. E. C. Marchant, Oxford, Clarendon Press, 1920, IV, 7,6-7.

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plantes et les herbes. C'est, à l'advis de Socrates, et au mien aussi, le plus sagementjugé du ciel que n'en juger point. (II, 12, 535)

Dans ce passage, Montaigne prend la peine de rapporter et de faire sienne une contre-argumentation à une de ces multiples explications naturelles qu'il mentionne rapidement. A partir d'un contraste entre les généralités que l'expérience et l'induction nous permettent de tirer à propos des pierres et du feu, d'une part, et ce que nous savons de cet astre particulier qu'est le Soleil, d'autre part, une série de déductions sont construites qui mènent à des conclusions qui nient la position d'Anaxagore: Tout feu tue les plantes et les herbes; or le Soleil ne tue pas les plantes et les herbes; donc le Soleil n'est pas un feu / Tout feu peut être regardé fixement; or le Soleil ne peut être regardé fixement; donc le Soleil n'est pas du feu / etc. Il y a là un (modeste) effort d'examiner logiquement une position d'Anaxagore, effort qui est l'exception plus que la règle quand on considère l'utilisation générale des théories naturelles des présocratiques qu'on retrouve dans les Essais. Les attaques contre la logique - cette "droguerie si vaine et inutile" (III, 3, 822 B), qui ne nous donnera aucune "consolation à la goûte" (II, 12, 487 A), qui ne procure aucun entendement (III, 8, 926 B) et sur laquelle Platon et Aristote n'ont écrit des livres savants que pour s'amuser (II, 12, 508 A)60 - que Montaigne sème ici et là dans son œuvre témoignent souvent de son incompréhension de sa propre tendance innée et naturelle à se servir d'instruments logiques comme la définition et le raisonnement, mais il faut bien admettre qu'il y a peu de tentatives délibérées chez lui de se livrer, comme aimait à le faire Socrate, à un examen rationnel explicite et soutenu des innombrables positions anciennes qu'il mentionne. Dans le contre-exemple tout juste cité, Montaigne ne fait en réalité que reproduire (assez fidèlement) l'argumentation que Xénophon met dans la bouche de Socrate61, mais c'est déjà plus que ce à quoi il s'adonne d'habitude. Le contraste est aussi très grand avec l'examen logique très serré auxquels se livrent presque toujours Aristote et Simplicius, sans doute les deux autres plus grands lecteurs anciens des présocratiques avec Platon, lorsqu'ils rapportent et discutent des témoignages ou des extraits des œuvres des philosophes d'avant Socrate. Ce genre d'examen logique occupe peu de place

Parmi ces attaques contre la logique, P. R. Lonigan ("Montaigne and the Prcsocratics in the Apologie de Raymond Sebond"', p. 25) inclut le renvoi que fait Montaigne (II, 12, 510-511) à l'historiette au cours de laquelle Démocrite mange des figues qui sentent le miel et cherche du mauvais côté l'origine de cette odeur, même après que sa véritable origine lui eut été révélée. L'anecdote, dans le contexte qui est le sien, ne sert de fait qu'à illustrer qu'aux yeux de Montaigne les philosophes et de fait les hommes en général aiment plus la recherche de la vérité que la vérité elle-même - d'autant plus que cette dernière n'est peut-être tout simplement pas au rendez-vous. Je n'y vois pas vraiment d'attaque contre l'inquisition rationnelle ou logique comme telle, par opposition à d'autres modes de recherche possibles. A. Tripet, dans "Montaigne sous le signe de Démocrite", in Montaigne et l'histoire des Hellènes, op. cit., p. 63, a peut-être raison de mentionner qu'en réalité Montaigne se reconnaît dans cette attitude de Démocrite. Xénophon, Mémorables, IV, 7, 6-7.

dans "l'art de conférer" de Montaigne.La dernière mention du nom d'Anaxagore qu'on retrouve dans les lissais et qui

mérite qu'on s'y arrête quelques instants s'inspire justement d'Aristote. On se souvient que celui-ci et Platon interprétaient l'histoire de Thaïes tombant dans un trou alors qu'il regardait le ciel tout autrement que ne le fait Montaigne. Or Anaxagore est lui aussi l'occasion de manifester cette différence de mentalité. On raconte qu'Anaxagore abandonna ses biens, ou du moins s'en occupa fort mal, et consacra tous ses efforts à l'acquisition de la connaissance de la nature et de Dieu. Pour Aristote, la signification de cette anecdote est claire: Anaxagore possédait la sagesse (c'est-à-dire la sagesse spéculative, la connaissance des réalités les plus hautes, des premières causes), mais pas la prudence (c'est-à-dire la sagesse pratique, le fait de savoir comment mener sa vie concrète et quotidienne et d'effectivement appliquer ce savoir dans l'action volontaire).

[...] la sagesse est à la fois science et raison intuitive des choses qui ont par nature la dignité la plus haute. C'est pourquoi nous disons qu'Anaxagore, Thaïes et ceux qui leur ressemblent, possèdent la sagesse, mais non la prudence, quand nous les voyons ignorer les choses qui leur sont profitables à eux-mêmes, et nous reconnaissons qu'ils ont un savoir hors de pair, admirable, difficile et divin, mais sans utilité, du fait que ce ne sont pas les biens proprement humains qu'ils recherchent.De son côté, Anaxagore semble avoir pensé que l'homme heureux n'est ni riche ni puissant, puisqu'il dit qu'il ne serait pas étonne qu'un tel homme apparût à la foule sous un aspect déconcertant: car la foule juge par les caractères extérieurs, qui sont les seuls qu'elle perçoit.63

Tout comme Thaïes, Anaxagore paraît ridicule aux yeux de la masse, qui ne peut comprendre qu'on se préoccupe davantage de Dieu, des astres et de la composition des choses naturelles que de l'accroissement de son bien ou de toute connaissance utile. La seule sagesse que reconnaisse le peuple, en d'autres mots, est dans la ligne de la prudence ou sagesse pratique. Or voici comment Montaigne rapporte ce témoignage d'Aristote:

[C] Ce qu'Aristote recite d'aucuns qui appelloyent et celuy-là [= Thaïes] et Anaxagoras et leurs semblables, sages et non prudents, pour n'avoir assez de soin des choses plus utiles, outre ce que je ne digère pas bien cette difference de mots, cela ne sert point d'excuse à mes gens: et, à voir la basse et nécessiteuse fortune dequoy ils se payent, nous aurions plustost occasion de prononcer tous les deux, qu'ils sont et non sages et non prudents. (I, 25, 136)

Montaigne juge durement son époque, qui ne compte de sages ni dans un sens ni dans l'autre du mot. Mais plus important encore, la différence entre ces deux formes de sagesse lui semble oiseuse, puisque pour lui la sagesse pratique

Aristote, Ethique àMcomaqve, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, VI, 7, 1141b2-8. Ibid., X, 9, 1179al3-16.

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(c'est-à-dire la prudence) est la seule sagesse possible ou du moins la seule qui soit digne de ce nom. C'est ce qui fait que l'Antiquité, pourtant remplie de merveilleux esprits et de théories dont on parle encore dans les Essais d'un gentilhomme français de la Renaissance, n'a produit tout compte fait que bien peu de vrais sages: "En toute l'ancienneté, il est malaisé de choisir une douzaine d'hommes qui ayent dressé leur vie à un certain et asseuré train, qui est le principal but de la sagesse" (II, 1, 332 A). Montaigne inclut-il parmi cette douzaine d'hommes véritablement sages qu'ait connue l'Antiquité un ou des présocratiques? Gela est loin d'être sûr.

Démocrite

La notion de présocratique comme catégorie temporelle s'applique plus ou moins bien à Démocrite, qui était à peu près du même âge que Socrate et qui de fait lui survécut. Associé, avec Leucippe, à la théorie atomiste, Démocrite est le plus célèbre des philosophes que la cité d'Abdère a produits et peut-être le plus important des penseurs présocratiques, comme l'attestent sans doute le très impressionant catalogue de ses œuvres64 et le nombre exceptionnel de témoignages le concernant qui ont survécu. Il est probable qu'il ait exercé une influence considérable sur la pensée ancienne, influence qu'ont pu dépasser seuls quelques grands noms comme Aristote et Platon (quoique ce dernier, comme on l'avait déjà remarqué dans l'Antiquité 65, renvoie dans ses dialogues à la plupart des présocratiques mais choisit étrangement de complètement ignorer Démocrite). On ne se surprend donc pas que Démocrite, ce "fameux et grand Philosophe" (II, 12, 511 A), soit présent dans vingt-trois passages des Essais, un total que seul Pythagore a pu battre et qui est plus considérable que le nombre de renvois à Thaïes. Le primat de la matière qui est traditionnellement rattaché à Démocrite aurait-il pu plaire à Montaigne, dont la pensée est elle-même empreinte d'un certain matérialisme ? Si tel est cas, le texte des Essais ne semble fournir aucune indication vraiment explicite à cet effet67. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que Montaigne refuse de suivre Cicéron, pourtant l'une de ses sources principales, dans l'attitude méprisante qu'il manifeste parfois face au philosophe d'Abdère.

Avec Heraclite, Démocrite est le seul présocratique à avoir donné son nom à un essai de Montaigne. Il s'agit de l'essai 50 du livre I, intitulé "De

Voir la liste établie par Thrasylle et reproduite dans Diogène Laérce, Démocrite, IX, 45-49.

Diogène Lacrce, Démocrite, IX, 40.Voir à ce sujet M. Conche, "Tendances matérialistes chez Montaigne", Bulletin de

la Société des amis de Montaigne, n° 19-20, 2000, pp. 11 -21.A moins peut-être qu'on ne concentre son attention sur les bribes d'analyse de la

sensation qu'on retrouve ici et là chez Montaigne - par exemple dans 1'"Apologie de Raimond Sebond" - et que J.-P. Dumont croit pouvoir rattacher assez directement à la philosophie de Démocrite. Voir "Démocrite, Sénèque, Sextus Empiricus et les autres. La praeparatio philosophica de Montaigne", Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, n° 21 -22, 1990, pp. 21-30.

Drmocritus et Heraclitus". L'essai est court et manque d'unité: après quelques paragraphes sur le constat essentiel aux Essais que ceux-ci constituent les essais du jugement de Montaigne sur des sujets nouveaux ou rebattus et que chaque action humaine, y compris les essais du jugement d'un penseur gascon, manifeste son auteur et nous le fait connaître, Montaigne mentionne quelques anecdotes anciennes qui servent toutes d'une façon ou d'une autre à montrer que la condition humaine est ridicule. Un renvoi à ce que Juvénal dit de Démocrite et d'Heraclite ouvre la deuxième section de ce très petit essai:

[A] Democritus et Heraclytus ont este deux philosophes, desquels le premier, trouvant vaine et ridicule l'humaine condition, ne sortait en public qu'avec un visage moqueur et riant; Heraclitus, ayant pitié et compassion de cette mesme condition nostre, en portait le visage continuellement atristé, et les yeux chargez de larmes,[B] alter / Ridebat, quoties à limine mouerat unum / Protulerâtque pedem; jhbat contrarius alterm.[A] J'ayme mieux la premiere humeur, non par ce qu'il est plus plaisant de rire que de pleurer, mais parce qu'elle est plus desdaigneuse, et qu'elle nous condamne plus que l'autre: et il me semble que nous ne pouvons jamais estre assez mesprisez selon nostre mérite. La plainte et la commiseration sont mcslées à quelque estimation de la chose qu'on plaint; les choses dequoy on se moque, on les estime sans pris. (I, 50, 303)

Et Démocrite et Heraclite ont une opinion assez négative de la condition humaine, selon cette anecdote qui était très populaire dans les écrits du début de notre ère mais qui avait déjà commencé à circuler à l'époque de Gicéron et d'Horace69, mais alors qu'Heraclite éprouve de la compassion pour notre espèce, Démocrite n'a pour elle que mépris et dédain. Si on fait exception de la citation de Juvénal, ajoutée en couche c, cet extrait provient de la couche a et est un produit de l'attitude plus intransigeante (et moins personnelle) de la première rédaction des Essais. Gomme le mentionne Villey , toute la deuxième section de ce court essai, sur le caractère méprisable de l'espèce humaine, trouve peu d'échos dans le travail plus personnel qui marquera les années à venir, contrairement à sa première section, qui ouvre sur un thème-clé des Essais comme œuvre originale et qui d'ailleurs contient des ajouts provenant de la couche c. Comme en outre l'anecdote concernant Démocrite et Heraclite est immédiatement suivie par deux ou trois autres, toutes bâties elles aussi autour de personnages anciens - Diogène et Alexandre, par exemple - et contribuant de quelque façon à illustrer la conclusion que "notre propre et peculiere condition est autant ridicule que risible", il me semble qu'il serait

68 Juvénal, Satires, éds. P. de Labriollc et F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1921,X, 29-30: "Toutes les fois qu'ils franchissaient le seuil de la porte et mettaient le pieddehors, l'un riait et l'autre, au contraire, pleurait".

69 J. Lcbeau, "'Le rire de Démocrite' et la philosophie de l'histoire de SebastianFranck", Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, vol. 33, 1971, pp. 245-246.

70 Voir son introduction à l'essai, à la page 301 de son édition.

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prudent de ne pas attribuer une importance trop grande à l'image du Démocrite rieur, du moins si

la fin est de manifester la compréhension que Montaigne a de ce présocratique et de son œuvre et

l'usage qu'il en fait dans les Essais . L'opposition entre le rire de Démocrite et les pleurs

d'Heraclite est un autre de ces lieux communs qui marquent les écrits de la Renaissance, et on

trouvera aisément parmi eux nombre de cas où cette antinomie prend une bien plus grande

importance que chez Montaigne72. Le double renvoi que fait Montaigne à cette autre légende

fameuse qui circulait au sujet de Démocrite, celle voulant qu'il se soit crevé les yeux pour ne plus

être troublé par son sens de la vue et pour pouvoir ainsi philosopher plus sereinement (I, 14, 62 B

et II, 12, 595 A) , me semble, par exemple, plus ou moins compatible avec une conception de

Démocrite comme étant essentiellement un joyeux et superbe contempteur de la folie humaine74.

Seize des vingt-trois mentions de Démocrite qu'on retrouve dans les Essais se rapportent de

fait aux idées philosophiques de ce dernier, plutôt qu'aux ragots anciens sur sa vie et sa

personnalité. La plupart de ces mentions se retrouvent dans P"Apologie de Raimond Sebond", et

presque toutes servent à appuyer la tirade sceptique de Montaigne, suivant des manières de faire

que

Pour une vue différente sur la question - "Démocrite représente surtout, pour Montaigne, une philosophie du rire" -, voir A. Tripet, "Montaigne sous le signe de Démocrite", op. cit., p. 68. Dans son rapprochement entre "De Dcmocritus et Heraclitus" et des essais plus mûrs, "De l'expérience" par exemple, Tripet, contrairement à Villey, semble négliger l'aspect foncièrement hautain et méprisant du rire de Démocrite tel que le décrit Montaigne dans I, 50.

Voir à ce sujet tous les exemples donnés dans J. Jehasse, "Démocrite et la renaissance de la critique", in Etudes seiziémistes, Genève, Droz, 1980, pp. 41-64. Comme A. Tripet, l'auteur accorde une importance considérable au renvoi que fait Montaigne au rire de Démocrite dans I, 50. Il soutient que le personnage du Démocrite rieur en était venu au XVIe siècle à représenter l'esprit "critique" de la Renaissance, et que comme la notion de jugement est au cœur de la définition de cette "critique", il va de soi que Montaigne mentionne l'anecdote du rire de Démocrite dans un essai qui commence par des considérations sur les essais du jugement de Montaigne. Le rapprochement est intéressant, mais on peut se demander si la majorité des érudits de la Renaissance conçoit les notions de jugement et de critique de la même manière que Montaigne.

Démocrite n'est pas nommé explicitement dans ces deux passages, mais la légende est archi-connue et Villey, dans ses notes au texte, a sans doute raison d'indiquer que le philosophe dont parle Montaigne est Démocrite. Le fait de se crever les yeux fait aussi son apparition dans une enumeration d'actions "d'une vertu excessive" (I, 39, 243 A), mais sans être rattaché à un homme ou philosophe particulier, même anonyme.

Ce qui ne veut pas dire qu'il soit absolument impossible pour un auteur de la Renaissance de se mettre sous le patronage du Démocrite rieur et en même temps de condamner la folie de son aveuglement volontaire, comme on le voit dans les dialogues de Tahureau (1527-1555). Voir J. Jehasse, "Démocrite et la renaissance de la critique", oft. cit., p. 51. Mentionnons que les deux petites allusions au Démocrite rieur qu'on retrouve dans les Essais (I, 50, 303 A, et III, 8, 929 C) ne sont pas grand-chose en comparaison de l'usage qu'en fait quelqu'un comme Tahureau.

nous avons déjà rencontrées chez d'autres présocratiques et qu'il serait inu t i l e de décrire et

surtout d'cxemplilïer à nouveau75. Deux passages particuliers doivent toutefois être signalés, alors

que cette étude tire à sa fin, car ils mettent en lumière quelque chose que nous n'avons pas encore

eu l'occasion de constater dans l'utilisation que fait Montaigne des présocratiques mais qui existe

pourtant chez lui: l'erreur factuelle sur le sens immédiat et premier d'un témoignage. Dans le cas

du premier de ces passages, une enumeration d'opinions anciennes sur la reproduction humaine,

Montaigne se fie à un contemporain plutôt que directement à la source ancienne. Voici le passage

en question, suivi de sa source contemporaine probable:

[A] Aristote et Democritus tiennent que les femmes n'ont point de sperme, et que ce n'est qu'une sueur qu'elles cslancent par la chaleur du plaisir et du mouvement, qui ne sert de rien à la generation; Galen, au contraire, et ses suyvans, que, sans la rencontre des semences, la generation ne se peut faire. (II, 12,557)En outre, Aristote et Démocrite disent que les femmes ne fournissent aucune semence pour la génération et que ce n'est pas un germe qu'elles produisent, mais une certaine sorte de sueur. Galien dit qu'elles aussi produisent du sperme, quoiqu'il s'agisse d'un germe incomplet, et que c'est la semence des deux, c'est-à-dire de l'homme et de la femme, qui constitue le fœtus.

Il est vraisemblable qu'Agrippa de Nettesheim s'alimente ici en partie à même les Opinions

des philosophes du Pseudo-Plutarque. Or si tel est bien le cas, il appert que le savant allemand

avait mal lu sa source, laquelle attribue de fait à Démocrite une opinion tout à fait contraire.

L'erreur est facile à expliquer: Agrippa de Nettesheim a lu trop vite et a confondu Démocrite avec

les penseurs du deuxième groupe, Aristote et Zenon:

Les femelles émettent-elles aussi du sperme?Selon Pythagorc, Epicure et Démocrite, la femelle émet elle aussi du sperme:elle a en effet des testicules mais tournés vers l'intérieur et c'est pourquoi elleéprouve le désir de s'accoupler.Selon Aristote et Zenon, elle émet une matière humide, comme des sueursproduites par l'effort de la copulation, mais il ne s'agit pas de spermerésultant de la coction.77

75 On trouvera une enumeration et une classification de certains de ces passages dansA. Tripet, "Montaigne sous le signe de Démocrite", op. cit., pp. 62-63. L'auteur fait bienla distinction qui existe entre l'usage d'idées philosophiques de Démocrite commeéléments parmi d'autres d'énumérations d'opinions diverses et l'utilisation du contenu"sceptique" de certaines de ces idées, une distinction qui n'est jamais clairement faitedans P. R. Lonigan, "Montaigne and the Presocratics in the Apologie de Raymond Sebond".

76 Agrippa de Nettesheim, De incertitudine et vanitate scienàarum atque aràum, 82, Lyon,Bcringos, 1600, p. 236.

77 Pseudo-Plutarque, Des opinions es philosophes, trad. G. Lachenaud, V, 5, 905BC. (Latraduction d'Amyot est pour l'essentiel conforme à celle de Lachenaud). Villey, à la p.1290 de son édition des Essais, signale la méprise, mais il confond ce renvoi à

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Des données erronées sur les idées des présocratiques peuvent aussi se glisser dans les Essais à la faveur d'une lecture déficiente des sources anciennes, faite cette fois par Montaigne lui-même. Le De la nature des dieux de Cicéron, dont le livre I fournit à Montaigne sa connaissance de la grande variété des opinions philosophiques anciennes sur la nature divine, est l'occasion d'une telle erreur de lecture. Celle-ci se manifeste dans l'"Apologie de Raimond Sebond", alors que Montaigne énumère plusieurs de ces opinions pour montrer la grande diversité qui marque les tentatives humaines de comprendre l'essence de Dieu. (De telles enumerations sont évidemment très injustes pour les philosophes visés et pour la pauvre raison humaine: complètement sorties de leurs contextes et jamais accompagnées de la moindre explication, ces opinions paraissent à coup sûr contradictoires et souvent même parfaitement ridicules). J'ai déjà reproduit plus tôt le début de la partie de cette enumeration qui concerne des présocratiques; en voici la suite et la fin:

[C] Empedocles disoit estre des Dieux les quatre natures desquelles toutes choses sont faictes; [...] Democritus, tantost que les images et leurs circuitions sont Dieux, tantost cette nature qui eslancc ces images, et puis nostre science et intelligence. [...] Diogenes Apolloniates, que c'est l'aage. Xenophanes faict Dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n'ayant rien de commun avec l'humaine nature. (II, 12,515)

La conception démocritéenne de la nature divine fait partie de cette liste, mais ce n'est pas à son sujet que Montaigne lit mal sa source ou du moins transcrit mal les données qu'il y trouve. C'est plutôt ce que dit Cicéron sur l'opinion du présocratique suivant, Diogène d'Apollonie, qui est mal rapporté: alors que Cicéron mentionne bien que Diogène faisait de l'air (aér, en latin) le premier principe, Montaigne lui attribue la position suivant laquelle il s'agit du temps ("l'aage")78. L'erreur est certainement causée par un instant

Démocrite avec un autre qui se trouve sur la page précédente (p. 556). En III, 13, 1104 B, par ailleurs, Montaigne commet une autre erreur qui concerne Démocrite, cette fois parce qu'il se fie (vraisemblablement) aux Adages d'Erasme.

On me pardonnera de reproduire en note un peu plus que le passage du texte de Cicéron qui concerne directement Diogène d'Apollonie. C'est qu'une comparaison entre le texte de Montaigne et celui de Cicéron met parfaitement en lumière une tendance lourde dont j'ai parlé plus tôt mais seulement à la lumière d'un contre-exemple: le fait que Montaigne ne montre habituellement aucun intérêt pour un examen rationnel et logique - même bref, comme ici chez Cicéron - des opinions présocratiques qu'il rapporte: "Parménide imagine je ne sais quoi qui ressemble à une couronne [...]: un cercle lumineux qui ceint le ciel, voilà son dieu. On ne peut supposer en ce cercle une figure divine non plus qu'aucun sentiment. Il y a de ce philosophe beaucoup d'imaginations monstrueuses: il donne un caractère divin à la guerre, à la discorde, au désir effréné et à bien d'autres calamités qu'abolissent la maladie, le sommeil, l'oubli, le temps. Il trouve aussi quelque chose de divin dans les astres; je ne répéterai pas les objections que j'ai précédemment dirigées contre un autre à ce sujet. Empédoclc, qui a beaucoup d'idées fausses, se montre d'une faiblesse particulièrement

d'inattention, d'autant plus facile à catégoriser comme telle qu'un peu plus loin dans le même essai (II, 12, 539 A) Montaigne rapporte correctement l'opinion de Diogène .

Des erreurs de ce type ne comportent pas, en elles-mêmes, un très grand intérêt. En effet, nous ne sommes pas ici en face de la sorte de réinterprétation consciente que nous avons déjà rencontrée et qui elle est beaucoup plus significative, mais bien plutôt de bêtes erreurs factuelles, fruits d'un moment d'inattention et probablement représentatives de la sorte d'erreur qui a marqué la transmission des biographies et des idées présocratiques à travers les siècles et les millénaires et qui explique le nombre de "données" étranges et contradictoires dont nous disposons aujourd'hui sur leur vie et leur philosophie. De façon générale, Montaigne, peut-être plus que bien d'autres lecteurs des présocratiques à travers les siècles, illustre le caractère superficiel de la connaissance que nous avons de ces derniers. Non seulement Montaigne ne s'intéresse généralement aux présocratiques que pour les faire servir ses propres fins, lesquelles ne sont pas de restituer telle quelle la pensée authentique des présocratiques ou d'engager un dialogue rationnel avec elle pour en tirer un enseignement positif sur notre univers, mais en outre: 1) il privilégie des sources relativement récentes - Cicéron (Ier siècle av. J.-C), Plutarque (fin du Ier et début du IIe ap. J.-C), Sextus Empiricus (IIe) et Diogène Laërce (fin du IIe?), principalement -, sinon carrément contemporaines -Agrippa de Nettesheim, par exemple -, et donc chronologiquement plus éloignées des présocratiques qu'un Platon ou un Aristote ; 2) il marque une préférence marquée (quoique non exclusive) pour des auteurs éclectiques qui ne se distinguent pas toujours pas leur analyse en profondeur des idées des

lamentable quand il exprime son sentiment sur les dieux. Il admet en effet l'existence de quatre natures ou principes élémentaires dont toutes choses seraient formées et il en fait des dieux. Il est cependant manifeste que ces éléments naissent et meurent et sont privés de tout sentiment. Parlerons-nous de Démocrite? Il comprend au nombre des dieux les images, qu'il croit vaguer divinement dans l'espace, et aussi les êtres qui répandent ou émettent ces images et, en outre, la connaissance et l'intelligence humaine. N'est-ce point là tomber dans la plus grande erreur? Après quoi il nie qu'il puisse y avoir rien d'impérissable parce qu'aucune chose ne demeure dans un même état. Ne supprime-t-il pas ainsi la divinité de façon radicale, allant à rencontre de toutes les idées qu'on peut s'en faire. Quoi encore? L'air est le dieu reconnu par Diogène d'Apollonie. Quel sentiment peut-il avoir et quelle figure convenant à un dieu?" (Cicéron, De la nature des dieux, trad. Ch. Appuhn, Paris, Gamier, 1935, I, 11-12) Le contraste est encore plus fort si on lit les sections 10, 11 et 12 au complet.

79 D'autres cas de petites erreurs de détails peut-être introduites par Montaigne lui-même: I, 20, 83 A (Xénophilc); I, 21, 101 C (Thaïes); I, 54, 311 A (Démocrite); II, 12,597 A (Démocrite); II, 12, 602 A (Pythagore); III, 5, 36 B (Thaïes).

80 Bien que des sources récentes ne soient pas toujours moins bonnes, le meilleurexemple étant Simplicius (fin du VIe siècle ap. J.-C), une de nos plus fiables sources derenseignements sur les présocratiques. Il faut aussi dire que Montaigne, on le sait, litplus sérieusement l'Ethique à Mcomaque d'Aristotc et surtout les dialogues de Platondurant les dernières années de sa vie, mais sans que ceux-ci deviennent des sources trèsimportantes en ce qui concerne les présocratiques.

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présocratiques et qui tendent à fournir plus de témoignages que de véritables fragments, sans doute des traits qui sont au goût de Montaigne. Sa lecture des présocratiques n'est surtout pas une œuvre d'érudit ou de philosophe professionnel.

Signalons en terminant que comme pour d'autres présocratiques, une comparaison entre les Essais et les miettes qui nous restent du corpus de Démocrite font regretter au lecteur que certaines rencontres n'aient pas eu lieu. En effet, bien que Démocrite soit surtout connu pour son travail en philosophie naturelle, l'immense majorité des fragments qui sont parvenus jusqu'à nous concernent la morale, LE domaine de prédilection de Montaigne. Pourtant, les enseignements moraux de Démocrite sont peu présents dans les Essais, et cela est bien dommage. En effet, on ne peut pas s'empêcher d'imaginer avec quel art Montaigne aurait pu gloser sur des fragments comme les suivants, choisis presque au hasard parmi tant d'autres et dont le contenu très concret et l'allure "sentenciaire" auraient pu être attirants:

Ce qui est honnête, c'est d'empêcher quelqu'un de commettre une injustice;et, en cas d'impossibilité, c'est de ne pas se faire son complice.Il faut dire la vérité et ne pas trop parler.Obéir à la loi, au magistrat et au plus sage que soi est le fait d'une consciencebien ordonnée.Vouloir raisonner quelqu'un qui se figure être intelligent, c'est perdre sontemps.Nombreux sont ceux qui commettent les pires forfaits, mais fournissentd'excellentes raisons.Le malheur assagit les insensés.81

Cette quasi-absence s'explique en partie, quand on y réfléchit bien: plusieurs de ces fragments éthiques étaient inconnus à Montaigne, et proviennent d'un manuscrit qui n'a été édité qu'au XVIIe siècle. Cela n'explique quand même pas tout, car un certain nombre de ces fragments se retrouvent aussi chez Stobée, qui selon Villey faisait probablement partie de la bibliothèque de Montaigne82. Il est vrai que pour Montaigne, tout comme d'ailleurs pour le Moyen Age et même notre époque, les présocratiques sont essentiellement des philosophes de la nature.

Conclusions

Que devons-nous retenir de cette considération de la place et du rôle des présocratiques chez Montaigne et dans ses Essais? Tout en gardant à l'esprit que notre examen fut relativement bref et concernait un groupe de penseurs nombreux et variés, et aussi que l'approche adoptée fut délibérément terre à

Démocrite, B 38, tiré des Paroles d'or du philosophe Démocrate (sic), trad. J.-P. Dumont, 4, 10, 13, 18, 19 et 20.

Voir son édition des Essais, p. lix, et Les Sources et l'évolution des Essais de Montaigne, t. 1, pp. 221-222.

terre et cherchait à éviter toute interprétation exagérée et basai dense, il me semble qu'un certain nombre de constatations sûres s'imposent.

Tout d'abord, si on considère que les œuvres des présocratiques sont toutes perdues et que beaucoup des fragments et témoignages dont nous disposons aujourd'hui n'étaient pas contenus dans les lectures de Montaigne, il faut bien dire que celui-ci leur porte beaucoup d'intérêt. Montaigne renvoie aux présocratiques à 133 reprises dans les Essais, ce qui est un nombre important considérant que selon la concordance de Leake83 les géants que sont Platon, Socrate et Aristote sont nommées respectivement 197, 113 et 83 fois. Les présocratiques sur qui la tradition a conservé le plus d'information sont habituellement ceux à qui ils renvoient le plus souvent: Pythagore (24 allégations), Démocrite (23), Thaïes (19), Heraclite (13), Anaxagore (8), Empédocle (7), Parménide (6) et Xénophane (6). Ces renvois se retrouvent dans plusieurs essais, et apparaissent en quantité significative dans chacune des trois couches (A: 52, B: 20 et C: 61), ce qui indique que du début à la fin de la rédaction des Essais Montaigne a tenu à renvoyer à la vie et aux idées des présocratiques. Contrairement à ce qu'on aurait peut-être attendu, toutefois, la plus grande partie des renvois se font aux idées et non aux anecdotes biographiques. Cet intérêt jamais démenti de Montaigne me semble d'autant plus remarquable qu'au point de départ bien peu semble rapprocher ce penseur et les présocratiques: l'enthousiasme que manifestent la plupart des présocratiques pour l'étude de la nature et parfois même la métaphysique, ainsi que leur confiance par moment débordante et toujours admirable dans les possibilités de la raison humaine de faire face au problème difficile de la compréhension de notre univers, contrastent avec le recentrement de la philosophie sur l'homme et sa vie morale qui s'effectue dans la philosophie hellénistique et qui certainement attire davantage Montaigne. L'intérêt que porte ce dernier aux présocratiques s'explique toutefois aisément, quand on y regarde de plus près.

Environ les deux tiers des renvois aux présocratiques se font dans l'"Apologie de Raimond Sebond" et un tiers dans l'ensemble des autres essais, une proportion assez remarquable84. Montaigne se sert des présocratiques pour toutes sortes de raisons, mais il est indéniable que leur fonction première et spécifique dans les Essais est d'appuyer d'une manière ou d'une autre son scepticisme, lequel est présent en plusieurs endroits dans l'ouvrage mais est développé de façon plus formelle et approfondie dans l'"Apologie". Cette contribution involontaire des présocratiques à l'argumentation sceptique de

R. Leake, Concordance des Essais de Montaigne, Genève, Droz, 1981.Le contraste est en effet frappant entre une telle proportion (88 allégations dans

1'"Apologie de Raimond Sebond" contre 45 ailleurs dans les autres essais) et celles, à peu de choses près inverses, qu'on retrouve dans les mentions des noms des autres grandes figures de la philosophie grecque à l'intérieur des Essais, qu'il s'agisse de Socrate (20 contre 93), Platon (62 contre 135), Aristote (25 contre 58) ou Epicure (18 contre 25). Tous les nombres concernant ces autres philosophes grecs proviennent de la concordance de Leake.

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Montaigne se fait de trois manières: d'abord et surtout en lui fournissant un éventail d'opinions philosophiques diverses et contradictoires dont la multiplicité est censé confondre le lecteur et lui faire perdre confiance dans les possibilités de la raison humaine; en émettant certaines positions - que ce soit sur le problème précis de la connaissance humaine ou sur la mobilité et l'instabilité du réel - dont le contenu même est accepté par Montaigne et qu'il utilise pour construire des arguments sceptiques; en donnant l'occasion à Montaigne, à cause de l'étiquette de sceptique qu'une tradition postérieure a accolée à certains présocratiques, de les présenter comme des autorités qu'il faut suivre dans leur scepticisme ou du moins leur non-dogmatisme.

De façon générale, faut-il être surpris que le rôle principal des présocratiques, dans les Essais, soit d'appuyer, souvent à leur corps défendant, le scepticisme de Montaigne? Il est raisonnable de penser que pour lui, tout comme peut-être pour beaucoup de penseurs de la Renaissance, les présocratiques représentent essentiellement la tentative de la raison humaine de percer les secrets de l'univers naturel, laquelle tentative, dans la perspective foncièrement pessimiste de Montaigne, mène inévitablement à la fragmentation des opinions et à l'échec, et détourne de l'occupation la plus importante, savoir l'étude de soi et de sa vie. Montaigne a certainement lu et été influencé par ce fameux passage des Tusculanes de Gicéron8

dans lequel ce dernier explique que Socrate a fait descendre la philosophie dans les villes et les maisons des hommes - entendant par là que Socrate fut le premier à mettre la vie humaine au cœur de l'investigation philosophique -, et que les penseurs qui sont venus avant lui ne s'intéressaient qu'aux nombres, au mouvement, à l'origine des choses naturelles et à l'étude des astres. Le passage suivant du même auteur, tiré d'un autre ouvrage que fréquentait Montaigne, reprend exactement la même idée, mais est plus explicite sur la soi-disant futilité des efforts des présocratiques et donc sur au moins une partie du bienfondé du retour à l'étude de l'homme:

Jusqu'à Socrate, les philosophes s'appliquaient à pénétrer les secrets de la nature, ceux qu'elle se refuse à dévoiler, le premier, à ce qu'il me semble, tout le monde en convient d'ailleurs, il a ramené la philosophie à la considération de la vie humaine, il a cherché à définir les vertus et les vices et d'une manière générale le bien et le mal; à ses yeux ou bien les choses célestes étaient par delà les limites du connaissablc, ou bien, à les supposer parfaitement connues, ne contribuaient en rien à faire qu'on vécût bien.86

Les théories des présocratiques ne nous permettent pas véritablement de connaître notre univers, et de toute façon même si elles le faisaient, elles ne comporteraient aucune application morale et ne nous rendraient donc pas vraiment sages. On comprend mieux pourquoi Montaigne, que ce soit dans l'"Apologie de Raimond Sebond" ou ailleurs, n'est en général pas intéressé à

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entretenir un vér i tab le dialogue rationnel avec 1rs présocratiques. Il est rare, en eilet, qu'il prenne la peine de sérieusement mettre en lumière la nature de leurs positions et de leurs conséquences, et d'argumenter "pied à pied" contre ces idées ou en leur faveur. Cette attitude de Montaigne n'est bien sût pas totalement différente de celle qu'il manifeste face à beaucoup d'auteurs du passé, présocratiques ou pas, et relèvent sans doute aussi de certaines partis pris méthodologiques et philosophiques de Montaigne, contre la logique notamment.

Quoique la compréhension de la véritable pensée des présocratiques représente tout un défi, à la Renaissance tout comme d'ailleurs aujourd'hui, et que beaucoup de prudence soit de mise en la matière, on peut quand même dire qu'il y a très peu de cas où Montaigne semble vraiment mécomprendre les sources qui le renseignent sur la vie et la philosophie des présocratiques. En revanche, il n'est pas rare que Montaigne choisisse sciemment de modifier le sens ou la portée d'une de ses lectures, à seule fin de mieux illustrer ou appuyer une idée qu'il veut personnellement mettre de l'avant. Mais le lecteur des Essais s'attend à cela et en est souvent averti par l'auteur: les Essais sont le miel de Montaigne, pas le thym ou la marjolaine qu'il a butinés (I, 26, 152 A).

Malgré le grand intérêt que porte Montaigne envers les présocratiques, on note avec un peu de regret un certain nombre de rendez-vous manques. On s'attendrait parfois à retrouver dans les Essais des traces de certains fragments et témoignages spécifiques dont le contenu semblerait à première vue pouvoir grandement exciter l'intérêt du philosophe gascon et comporter la promesse d'une utilisation fructueuse de sa part. Il s'agit dans bien des cas de fragments et témoignages que Montaigne ne connaissait pas et que nous ont transmis des sources qu'il ne lisait pas, mais pas toujours.

Je ne crois pas qu'il soit inéquitable de dire, en terminant, que Montaigne avait une connaissance somme toute assez médiocre de la philosophie présocratique, autant parce qu'il ne disposait pas de tous les fragments et témoignages existants - il serait évidemment bien facile et sans doute aussi un peu injuste, aujourd'hui, de le juger là-dessus, alors que nous avons le recueil de Diels-Krantz, un produit de la philologie du dix-neuvième siècle que préfigurait l'esprit d'érudition de la Renaissance87! - que parce que ses intérêts, bien limités, l'empêchaient d'exploiter à plein ce qu'il avait entre les mains et d'approfondir sa compréhension de l'essence des positions philosophiques auxquelles il était exposé. Il y a aussi que, choisissant d'appréhender les présocratiques principalement à travers Diogène Laërce, Plutarque et Cicéron, il se prive sciemment et presque complètement de ce que nous en disent Platon et Aristote, des sources qu'ils fréquentent moins mais qui sont pourtant beaucoup plus solides et qui surtout nous renseignent davantage sur le cœur même de la pensée de ces premiers philosophes. A cet égard, on peut penser qu'un intellectuel du treizième siècle qui possédait bien les textes d'Aristote avait, dans l'ensemble, une bien meilleure connaissance de la philosophie

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Cicéron, Tusculanes, V, 4, 10-11.Cicéron, Académiques, trad. Ch. Appuhn, I, 4.

J. Jehasse, La Renaissance de la critique. L'essor de l'Humanisme érudit de 1560 à 1614, Saint-Eticnnc, Publications de l'Université de Saint-Etienne, 1976, p. 7.

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présocratique que Montaigne, même si l'éventail des sources à sa disposition était moins grand que celui dont disposait un penseur de la Renaissance. Mais les raisons qu'un Albert le Grand ou un Thomas d'Aquin avait de s'intéresser aux présocratiques étaient sans doute bien différentes de celles de Montaigne.

St. Jerome's University, Canada