Bords de l’oeuvre musicale - Bernard Seve

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Une reflexion sur l'encadrement et sa fonction esthétique dans les oeuvres musicales menée par Bernard Seve

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  • rivista on-line del Seminario Permanente di Estetica anno III, numero 2

    pag. 29

    Aisthesis pratiche, linguaggi e saperi dellestetico 2/2011 www.aisthesisonline.it

    Bords de luvre musicale

    Bernard Sve

    Les tableaux sont souvent encadrs; labsence de cadre vaut parfois comme cadre nul

    (cadre annul) plutt que comme pure et simple absence de cadre. Les rapports du

    cadre luvre picturale ou graphique quil encadre sont complexes: du cadre discret,

    qui se fait oublier, au cadre envahissant, qui ronge luvre et lui fait concurrence (cfr.

    Pierre et Gilles, Ice Lady, photographie de Sylvie Vartan peinte et encadre par les artis-

    tes, 1994, photo: 104,5 x 84,5 cm, cadre: 128,5 x 109 cm.; cfr. aussi Danto [1989]: 149-

    152, 201-202 ; et le parergon chez Kant [1790] et Derrida [1978]), toutes les relations

    de conflit, de complmentarit ou de recouvrement entre uvre et cadre sont possi-

    bles. Les fonctions artistiques et esthtiques du cadre ne sont pas moins diverses. Le ca-

    dre dessine comme un templum idal lintrieur duquel tout est uvre plastique. Il

    est plus que lquivalent physique (donc pais) de lidale ligne gomtrique (sans

    paisseur) qui marque la frontire du tableau. Le cadre isole, il identifie, il prsente

    luvre comme uvre: fonction oprale, fonction artistique du cadre. Mais il a gale-

    ment une fonction esthtique, il fonctionne comme une aide la bonne perception. On

    rappellera ici la dclaration fameuse de Poussin (1989: 45) Chantelou, crite Rome le

    28 avril 1639 propos de son tableau La Manne: Je vous supplie, si vous le trouvez

    bon, de lorner dun peu de corniche, car il en a besoin, afin que, en le considrant en

    toutes ses parties, les rayons de lil soient retenus et non point pars au dehors, en re-

    cevant les espces des autres objets voisins qui, venant ple-mle avec les choses d-

    peintes, confondent le jour. Il serait fort propos que ladite corniche ft dore dor mat

    tout simplement, car il sunit trs doucement avec les couleurs sans les offenser. On

    notera le double mouvement de la pense de Poussin, ou plutt les deux volets dune

    unique pense: le cadre doit aider voir et donc il ne doit pas attirer lattention sur lui-

    mme. La corniche concentre le regard sur la toile peinte et empche la vision dtre

    perturbe par la perception des objets voisins; la corniche na pas plus tre regarde

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    que lesdits objets, elle a pour fonction de rabattre le regard vers la toile; il importe donc

    que sa couleur puisse saccorder avec les couleurs du tableau; une couleur criarde ou

    simplement en rupture avec les couleurs du tableau se ferait remarquer. Il arrive bien

    entendu que certains cadres luxuriants drogent ce principe, nous lavons dj signal.

    Le cadre permet doprer le passage de lespace mondain lespace du tableau

    (lespace pictural). Le cadre appartient notre espace (lespace mondain), mais lespace

    quil enclot (celui du tableau) nappartient pas notre espace1. Le cadre contribue ainsi

    construire lespace du tableau comme espace spcifique.

    Ces quelques remarques ne sont elles-mmes quune sorte de cadre conceptuel

    dans lequel jentends construire ma rflexion sur luvre musicale. On admettra que

    toute uvre dart ou toute proposition artistique, dans quelque art que ce soit, doit tre

    prsente comme uvre ou proposition (cf. Sve [2011]), cest--dire doit pouvoir

    tre identifie comme uvre ou proposition (et non comme un simple objet du mon-

    de)2. Les cadres institutionnels assument une trs large part de cette fonction de pr-

    sentation oprale: un porte-bouteille dans une galerie ou un muse est une uvre

    dart, dans la cave il nest quune porte-bouteille. Mais le cadre institutionnel npuise

    pas la fonction cadre: mme dans un muse, il y a du sens ce que le tableau soit en-

    cadr, ce que le porte-bouteille soit prsent sur un socle ou dans une vitrine, ce

    quun cartel indique le titre ventuel, le nom de lartiste, la date de luvre. Le cadre

    adhrant luvre, le cadre proprement dit (en bois), indique non seulement que cest

    une uvre dart (pour cela le cadre institutionnel suffit), mais o elle commence et o

    elle finit exactement; il permet de mieux considrer luvre (comme uvre artistique)

    et de mieux la contempler (esthtiquement parlant).

    La notion de cadre sapplique-t-elle la musique? Pour le cadre large, institutionnel,

    la rponse positive ne fait gure de doute. A priori, et moyennant quelques prcisions

    supplmentaires pour parer aux objections sophistiques, comme dit Aristote, les sons

    produits dans la fosse ou sur la scne dune salle de concert sont de la musique. Mais

    luvre musicale elle-mme est-elle encadre? La notion de cadre est-elle transportable

    de lespace au temps? La rponse positive, que je soutiens, nest pas vidente; je vais

    1 Je reprends certaines formulations de Danto ([1989]: 202), mais en les transformant. Danto ne distingue pas assez rigoureusement le bord du tableau (quil dfinit correctement comme la li-mite dune forme: Danto [1989]: 199) et le cadre matriel qui entoure le tableau. 2 Quon puisse trouver des exceptions dans les arts contemporains nest pas une objection. La plupart du temps, lexception ne fonctionne que comme transgression dun principe dont la vali-dit doit tre maintenue pour que la transgression fonctionne. Voir Heinich 1998.

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    tcher de largumenter. Mais je dois dabord prciser que je ne parlerai, dans les analy-

    ses qui suivent, que dune partie seulement du vaste continent de la musique. Nom-

    bre de pratiques musicales ne se laissent pas penser par le concept duvre: les impro-

    visations, le jazz, les performances, les chants de travail, les comptines enfantines, les

    marches militaires, la musique de danse, les musiques dites traditionnelles pour au-

    tant quelles sont insparables de pratiques sociales dtermines (agricoles, magiques,

    religieuses, ou autres), etc. La question du cadre se pose sans doute aussi pour ces mu-

    siques, mais pour tre correctement pose la question doit ltre dabord pour le cas au

    fond plus simple de luvre classique, et disons mme de luvre de concert. Cest

    quand nous saurons ce quest le cadre dune sonate que nous pourrons nous demander

    ce quest le cadre dun chant de marins.

    La notion duvre musicale, mme au sens obvie et restreint o je la prends, a t

    par ailleurs lobjet de rcentes dconstructions et reconstructions (cf. Goehr [1992] et

    Szendy [2001]), dont je ne moccupe pas ici: importantes en elles-mmes, ces discus-

    sions sont sans pertinence particulire pour le problme qui moccupe. Jcarte gale-

    ment les problmes ontologiques, encore que ma question relve aussi de lontologie de

    luvre dart: ils demanderaient une discussion beaucoup trop longue pour un article.

    Jadmettrai le principe ontologique suivant: une uvre musicale est une structure sono-

    re, correspondant en gnral une partition pralablement crite, en tant quelle est ef-

    fectivement joue selon les prescriptions instrumentales et vocales spcifies par le

    compositeur ou la tradition locale3.

    Ce que jappellerai uvre musicale dans cette tude correspond donc aux exem-

    ples les plus topiques de la musique savante occidentale de tradition crite: un opra,

    une symphonie, un trio ou un quatuor, une sonate, un prlude et fugue, un Lied, une

    messe, un oratorio ou un Requiem en tant, je le prcise nouveau, que ces uvres

    sont effectivement joues. Cest le cadre de ces uvres qui mintresse. Ce cadre de

    luvre musicale, je lappelle bord4. Le bord est luvre musicale ce que le cadre est

    3 Cette position est assez proche de la dfinition contextualiste propose par Levinson [1998]; mais jy ajoute la condition essentielle quil faut que luvre soit joue. Luvre nexiste pleine-ment comme uvre que lorsquelle est effectivement joue. 4 Ce mot ma paru le moins mauvais des termes disponibles. Entour est un mot trop prcieux. Linconvnient du mot bord est quil dsigne en premier lieu une extrmit dlimitant une sur-face, la limite dune forme, il appartient donc cette surface et cette forme alors que le bord de luvre musicale nappartient pas plus luvre que le cadre au tableau. Mais dans un deuxime sens le mot bord signifie bande de terrain longeant un cours deau (le bord de la rivire), et ce sens est celui qui convient ici.

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    au tableau. Mais le bord, dont la substance est le temps, ne peut pas fonctionner com-

    me le cadre, dont la substance est lespace. la relative simplicit, lvidence du cadre

    spatial (en gros: quatre longues baguettes de bois plus ou moins sculptes, ornes et

    peintes, assembles angle droit) soppose la complexit, voir linapparence du bord

    temporel, vanescent et difficile fixer. Pour le dire autrement, il est difficile de ne pas

    voir un cadre comme cadre, il est en revanche ais de ne pas entendre un bord comme

    bord.

    Le cadre est net comme une ligne droite et tranchante, le bord est travaill de dgrads

    infinis. Le bord est comme un feuillet temporel, et nous le verrons, dans certains cas,

    seffriter jusqu se confondre avec son extrieur (le silence ou le bruit ambiant). Pour

    saisir au plus prs la logique des bords de luvre musicale, il faut les inscrire eux-

    mmes dans une double srie de bords temporels ante musicam et post musicam (en

    distinguant bien bord temporel et bord musical). Luvre musicale, quelle dispose ou

    non de bords musicaux propres, est en effet toujours enchsse, en tant quelle est ef-

    fectivement joue, dans une srie de bords temporels non musicaux qui sont respecti-

    vement ante et post musicam. Je suivrai dans les analyses qui suivent lordre chronolo-

    gique de droulement du processus: (1) bords temporels ante musicam, (2) bords musi-

    caux de dbut, (3) bords musicaux de fin, (4) bords temporels post musicam.

    1. Bords temporels ante musicam"

    Je distingue cinq bords temporels ante musicam. Lanalyse ne peut viter la distinction

    prcise et la quantification, alors que la ralit analyse prsente des zones de flou ou

    de recouvrement. La nature mme dun bord temporel est dtre pris dans la continuit.

    Il me semble pourtant que cinq moments assez nettement diffrenciables prcdent

    lexcution de luvre. Daprs les poques, les lieux, les habitudes locales et la nature

    des uvres joues (un opra, un rcital de piano, une symphonie), les cinq bords en

    question peuvent prsenter des dterminations particulires, mais lanalyse qui suit me

    parat offrir un grand degr de gnralit et de pertinence.

    Les uvres musicales, au sens o je lentends dans cet article (je ne rpterai plus

    cette prcision), se jouent en gnral dans des lieux prvus cet effet, des opras ou

    des salles de concert essentiellement, parfois en plein air (jardins, thtres antiques).

    Ces lieux sont des cadres (et non des bords) la fois institutionnels et physiques (go-

    graphiques, urbanistiques et matriels). Ils contribuent lidentification oprale de

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    luvre. Mais la musique est joue en des temps spcifiques, et le temps relve du bord

    et non du cadre. Un opra se donne en principe en soire, un opra en matine parat

    certains mlomanes moins opratique et moins vrai que le mme opra donne en

    soire; les horaires spcifiques dexcution des opras wagnriens (18h et non 19h30,

    lOpra de Paris par exemple) contribue leur identit singulire. Cet horaire spcifique

    est incontestablement un bord, un bord ante musicam. Le premier bord, esthtique-

    ment le plus abstrait sans doute, est donc lheure du concert, qui exerce, comme tout

    rendez-vous, une pression temporelle anticipe (il faut arriver en avance). Ce bord pour-

    rait se subdiviser en micro-bords temporels (arrive lopra ou dans la salle de concert,

    contrle des billets, installation dans la salle, etc.) qui sont autant dtapes prparatoires

    la rception de luvre.

    Un deuxime bord est constitu par le moment de larrive des musiciens, suivie

    (aprs un temps dattente) de larrive du premier violon, salue par des applaudisse-

    ments. Ce deuxime bord ouvre le moment de lattente de luvre. Les vrais auditeurs

    teignent leur tlphone portable au plus tard ce moment l. Le temps mondain se

    transforme insensiblement en temps musical, ou presque musical; ce temps dattente

    est musical par anticipation et par dsir. Les choses se passent un peu diffremment

    dans un concert de musique de chambre ou lopra, mais il existe toujours un bord

    arrive des musiciens.

    Le troisime bord, trs important, est constitu par le moment de laccord des ins-

    truments. Le hautbois, relay par le premier violon, donne le la, les instruments

    saccordent les uns aprs les autres. La musique expose ici ce que jappelle sa condition

    organologique (cf. Sve [2006]). Pour exister comme uvre, la musique a besoin

    dinstruments et de tels instruments (ceux qui prcisment sont en train de saccorder,

    que lon a plaisir voir et que lon peut avoir plaisir reconnatre, surtout sils sont ra-

    res). Laccord nest pas encore luvre musicale, ni mme de la musique proprement

    parler (leffet sonore produit est alatoire et cacophonique, et, surtout, nest pas pens

    comme musique); et pourtant les sons produits sont musicaux ou en recherche de la

    musique, de la justesse musicale; ils sont produits en vue de la musique. Certaines d-

    terminations de luvre sont dj visibles et audibles dans ce troisime bord

    (lorchestre de Mahler nest pas celui de Mozart). On notera quil arrive frquemment

    lopra que les musiciens naccordent pas leurs instruments dans la fosse dorchestre

    (exception remarquable). Le temps daccord de certains orchestres baroques peut, de

    son ct, tre particulirement long.

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    Ces trois premiers bords peuvent connatre certains recouvrements. Il peut par

    exemple arriver qu lentre des auditeurs dans la salle certains instrumentistes soient

    dj installs sur la scne (souvent les harpistes ou le timbalier), en train daccorder leur

    instrument ou de rpter un trait difficile.

    Larrive des solistes, puis du chef, constitue le quatrime bord (en gnral salu par

    des applaudissements qui paississent plus ou moins ce bord). Ce bord, plus que les

    prcdents, est fortement ritualis et dpend beaucoup des coutumes locales.

    Le cinquime bord est le dernier qui soit ante musicam: cest le moment du silence

    (prpar par lextinction des lumires dans la salle). Les musiciens se prparent corpo-

    rellement jouer; le chef prend sa posture de chef, baguette la main; dans un concert

    de quatuor, le premier violon (en gnral) regarde dune certaine faon ses camarades

    pour donner le signal de lattaque; le pianiste sajuste sur son sige, se concentre. Ce

    bord prsente une double dtermination: le silence et limminence. Des cinq bords ante

    musicam, le silence est certainement le plus directement comparable au cadre physique

    qui entoure un tableau. Ces quelques secondes de silence forment, avant lexcution de

    luvre, une lame de temps neutralis, comme les quelques centimtres carrs de bois

    peint forment, autour de la toile, un espace neutralis: espace et temps de sparation,

    de prparation, de concentration de lattention, de prsentation de luvre comme

    uvre, de transition ou de transaction entre le monde des vnements intra-mondains

    et le monde des vnements musicaux. Mais ce silence signifie aussi limminence: tout

    instant la musique peut commencer, la musique est presque dj prsente. Elle va

    commencer, elle commence.

    2. Bords musicaux

    Selon la dfinition dAndr Boucourechliev (1993: 21), la musique peut tre pense

    comme un systme de diffrences qui structure le temps sous la catgorie du sonore.

    Ce quinstaure une uvre musicale, cest un temps autre, distinct du temps mondain et

    obissant une logique que jai ailleurs appele altration (Sve [2002]). Ce temps

    autre fait rupture avec le temps du monde, comme lexpliquent Boris de Schloezer et

    Marina Scriabine (1959: 60-61):

    Tandis que les deux ou trois heures que dure le spectacle [au thtre] font surgir un pass et un avenir imaginaires, illimits, dont le temps du drame nest quun fragment, la demi-heure que ncessite lexcution dune sonate est une portion du temps rel mais non une portion dun temps musical qui prcderait et suivrait lexcution. Le temps de la musique est clos. Il

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    comporte bien entendu un avant et un aprs, mais lintrieur de lui-mme, entre des limi-tes absolues. Ds le dbut de laudition, nous bifurquons pour nous trouver dans un temps structur autrement que celui de la vie relle, et nous ne retombons dans ce dernier que luvre acheve. Cette diffrence qualitative tient ce que lopration musicale, ainsi quil a t dit, na dautre fin que sa propre ralisation; ce geste se fait pour se faire, et non pour faire ceci ou cela. Aussi le temps de la musique est-il le prsent; un prsent dynamique en expansion, vcu en tant quengendrement de, dpassement vers

    Il y aurait donc juxtaposition du temps mondain et du temps musical concret qui

    brusquement le remplace. Le premier accord, la premire note marquerait non pas tant

    la frontire immatrielle entre ces deux modalits du temps que le premier moment de

    ce nouveau temps, musical, qui sinstalle pour le suspendre dans le temps mondain. Il en

    va parfois ainsi, quand le premier accord ou la premire note appartiennent organique-

    ment luvre: ainsi les quatre premires notes de la Cinquime Symphonie de Beetho-

    ven, motif germinatif de tout le premier mouvement. Mais les deux premiers accords de

    la Troisime Symphonie du mme compositeur ont un statut tout diffrent: deux puis-

    sants accords de mi bmol majeur, chacun suivi dun silence, avant que le thme

    napparaisse aux violoncelles. Supposons que lon supprime ces deux accords initiaux:

    sans doute naurait-on pas la mme uvre, mais elle ne serait pas organiquement d-

    truite ou rendue incohrente (ce qui serait au contraire le cas si on supprimait les pre-

    mires notes de la Cinquime Symphonie). Ces deux accords sont typiquement un bord

    musical interne luvre, ou plutt, la frontire de luvre. Symtriquement, et de

    faon bien remarquable, les deux mmes accords (dans une distribution un peu diff-

    rente de leurs notes constitutives) et les deux mmes silences marqueront la fin de la

    Troisime Symphonie. Si le cadre entoure le tableau, le bord ne peut marquer que le d-

    but et la fin de luvre musicale.

    Bords musicaux de dbut. Il faut soigneusement distinguer le bord de dbut et lincipit

    musical, tout comme il faut distinguer le bord de fin et lexplicit musical. Si le bord est

    comparable au cadre qui entoure le tableau, lincipit et lexplicit sont comparables la

    limite de la toile (encadre ou non), ou si lon prfre, la limite de la surface peinte.

    On sait que, dans les manuscrits mdivaux, la mention incipit marque le dbut dun

    texte nouveau, et la mention explicit sa fin. Dans lusage des musicologues, le concept

    dincipit dsigne la squence forme par les premires notes (douze, souvent) dune

    pice musicale; cet usage musicologique ne vise nullement lanalyse musicale de la pice

    considre, mais simplement son identification philologique. En un sens trs diffrent,

    et sur le modle du concept dincipit romanesque analys par Andrea del Lungo (2003),

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    on peut appeler incipit musical la premire squence musicalement signifiante de la

    pice considre; lincipit nest plus alors un prlvement abstrait vise classificatoire,

    mais le fruit dune rflexion concrte sur une uvre dtermine: tel incipit pourra tenir

    en quatre notes, tel autre en une squence de plusieurs mesures. Dans tous les cas,

    lincipit nest justement pas un bord: lincipit est commencement et le bord est antrieur

    au commencement.

    Sans chercher produire une typologie complte, on peut distinguer de grandes ca-

    tgories de bords de dbut. Ces bords sont parfois extrieurs luvre proprement di-

    te, parfois ils en relvent (paradoxalement antrieurs leurs incipit et postrieurs

    leurs explicit), et nombre de cas sont plus ou moins ambigus ou prsentent des zones de

    recouvrement. On distinguera donc:

    la pice musicale hors uvre, vritable parergon, comme la Toccata qui prcde lOr-

    feo de Monteverdi. Sans lien organique ni opral avec lOrfeo5, cette Toccata est desti-

    ne accueillir le duc de Mantoue, protecteur du musicien6 ;

    louverture dopra, peut-tre comparable aux prfaces auctoriales analyses par

    Grard Genette dans Seuils (1987). Le rapport entre louverture et lopra qui la suit est

    extrmement variable; louverture peut faire entendre les lments musicaux du drame

    venir et le prfigurer musicalement (ouverture de Tannhuser de Wagner) ou tre

    compltement extrieure au drame (ouverture passe-partout) ;

    un ou plusieurs accords initiaux, comme dans la Troisime Symphonie de Beethoven;

    dans ce dernier cas, les accords sont, dans luvre, la frontire de luvre; lincipit

    proprement dit ne me parat commencer qu la mesure 3 et occuper cinq mesures ;

    particulirement intressant est le cas du bord semi-effac. Jentends par l les situa-

    tions dans lesquelles luvre commence dans un quasi-silence, comme le Prlude de

    LOr du Rhin de Wagner7 ; on pourrait voquer aussi le dbut de la Premire Symphonie

    de Mahler, avec son la harmonique pianissimo aux cordes et son indication Wie ein

    5 Comme on le sait, elle sera remploye dans le premier chur des Vespro della beate Vergine (1610). Sa fonction et son statut changent alors compltement. 6 Lors dune production dOrfeo donne au thtre du Chtelet (Paris) il y a quelques annes, la Toccata tait donne dans le hall daccueil, et rejoue une fois lorchestre. Ce choix me parat tout fait judicieux. 7 On sait que les secondes contrebasses doivent tre dsaccordes pour pouvoir jouer le mi b-mol grave: le son musical (et donc luvre) nat ainsi dans un trange mlange de silence et de bruit sourd. Le dispositif scnique propre Bayreuth contribue effacer toute discontinuit entre lavant-musique et la musique; mais le rituel sacralisant propre Bayreuth na-il par avance musi-calis ou opratis les moments qui prcdent ce premier mi bmol?

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    Naturlaut. On remarquera toutefois linstruction de Mahler: dieses tiefste a musz sehr

    deutlich wenngleich ppp gespielt werden (Ce la grave doit tre jou trs distinctement

    bien quil soit jou pianissimo) ;

    un cas intressant est celui du faux dpart, comme celui du quatrime mouvement

    de la Premire Symphonie de Beethoven (la monte hsitante de la gamme de dominan-

    te, monte elle-mme prcde dun accord, bord du bord); il est vrai quun mouve-

    ment de symphonie ne peut sans doute pas tre considr comme une uvre part

    entire, mais lexemple illustre assez bien ce que je veux dire: le faux dpart est bord du

    vrai dpart, lequel est le vritable incipit; ce cas trs pdagogique permet de bien distin-

    guer le bord de dbut interne luvre et lincipit de luvre (cette distinction est la

    fois essentielle mon raisonnement et en elle-mme assez dlicate) ;

    pas de bord de dbut, comme dans la Cinquime Symphonie de Beethoven; ce cas est

    extrmement frquent, sans doute le plus frquent.

    Ces quelques exemples montrent la grande diversit des cas possibles. La diffrence la

    plus importante est celle qui spare les uvres dotes dun bord musical externe (ou-

    verture dopra) ou interne (accords initiaux) et les uvres qui en sont dpourvus. La

    fonction du bord de dbut, quand il existe, est triple: (1) dlimiter luvre, (2) prparer

    lcoute, (3) prsenter luvre. Le bord dlimite luvre (ce que fait aussi lincipit quand

    il ny a pas de bord): luvre musicale, cest ce qui se dploie entre les deux bords de

    dbut et de fin, ou (en labsence de bords) entre lincipit et lexplicit. Mais ce que fait le

    bord et que lincipit ne peut pas faire, cest prparer lcoute et prsenter luvre.

    Louverture (trs long bord, de plusieurs minutes au moins) donne latmosphre de

    luvre, fait parfois entendre ses thmes principaux, installe lauditeur dans une certai-

    ne disposition dcoute8; quelques accords initiaux fixent la tonalit de luvre et, par

    leur intensit, leur dure et leur orchestration, donnent le ton de la pice musicale. Le

    bord de dbut sert enfin prsenter luvre. La prsentation en question est minimale,

    elle consiste simplement dire (par des moyens artistiques et non linguistiques): ce

    que vous allez entendre est une uvre musicale. Cette prsentation a une valeur plus

    emphatique questhtique, ce sont les trois coups au thtre, ou le lever de rideau.

    Mais on peut aussi penser que le bord de dbut a pour fonction dattnuer larbitraire

    8 On sait quau 18me sicle notamment louverture dopra permettait aux spectateurs darriver et de sinstaller; dans cette pratique sociale, louverture relve la fois du bord ante opus sinon ante musicam et du bord de dbut, dans une trange superposition de la musique et du bruit.

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    propre tout incipit, voire de le naturaliser, pour reprendre un concept dAndrea del

    Lungo.

    Tout incipit prsente en effet une importante dimension darbitraire, en tant quil est

    immdiat (leon hglienne: tout immdiat est arbitraire). Le propre dun commence-

    ment est en effet de ntre prcd par rien, et de ntre donc pas justifi9. Ajoutons

    quil ny a aucune symtrie cet gard entre lincipit et lexplicit: si lincipit est toujours

    infond, lexplicit est au contraire port par tout le processus musical quil vient conclu-

    re; il est donc fond par luvre elle-mme et nest en principe nullement arbitraire. Ces

    trois rapides remarques ne peuvent tre dveloppes davantage ici.

    Bords musicaux de fin. Il ny a pas de symtrie entre lincipit et lexplicit, mais il y a sym-

    trie entre le bord de dbut et le bord de fin.

    Les bords de fin peuvent prendre des formes diverses. Deux possibilits majeures se

    distinguent: un bord nettement affirm, un bord semi-effac. De nombreuses uvres

    musicales nont pas de bord de fin, et se concluent avec leur explicit, avec leur conclu-

    sion tout simplement. Je ne pense pas quon puisse considrer la coda, aprs la cadence

    parfaite conclusive, comme un bord proprement parler, tant la coda est intgre la

    pratique des conclusions musicales. Sont des bords en revanche les accords qui suivent

    lexplicit, ou encore les postludes (notamment dans la musique religieuse pour orgue).

    Les dernires mesures de la Troisime Symphonie de Beethoven, dj voques, offrent

    un exemple de bord de fin. En revanche, les trois accords triomphaux dut # majeur qui

    concluent le Quatorzime Quatuor du mme compositeur ne me paraissent pas consti-

    tuer un bord: dans la dynamique de ce dernier mouvement, ces trois accords, frapps

    dans un mouvement vif, contribuent dcharger lnergie prodigieuse dveloppe dans

    le quatuor.

    On trouve, loppos, des bords semi-effacs dans le lent retour de la musique au si-

    lence. Un cas particulirement mouvant est celui de la Neuvime Symphonie de Ma-

    9 Pour viter toute quivoque, prcisons: rapport au monde socio-culturel dans lequel luvre a t compose, lincipit est loin dtre totalement arbitraire, il obit souvent des codes ou des habitudes; mais rapport luvre elle-mme, lincipit est ncessairement arbitraire (non-fond); il peut rtrospectivement tre fond (on comprend aprs lcoute de luvre pourquoi le compositeur a choisi de commencer ainsi plutt quautrement), mais au moment de lcoute, de la premire coute, il ne peut avoir dautre justification que le fait nu de son existence. Lincipit dune pice musicale, tisse dune substance temporelle diffrente de la substance du temps quotidien, ne peut tre fond dans ce temps quotidien quil dchire. En termes kantiens, il est la cause non-cause dune nouvelle srie causale.

  • Bernard Sve, Bords de luvre musicale

    pag. 39

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    hler; on pourrait dire que la musique du dernier mouvement de cette symphonie cons-

    truit la ncessit musicale du silence, dans un cho tonnant avec le bord de dbut

    semi-effac de la Premire Symphonie du mme compositeur.

    Un cas intressant est le Lied de Schumann Ich hab im Traum geweinet (du Dichter-

    liebe, opus 48, n 13, daprs le Lyrisches Intermezzo de Heinrich Heine). Aprs la caden-

    ce, que lon pourrait parfaitement entendre comme conclusive, un trs long temps de si-

    lence se dploie avant une seconde et brve cadence. Explicit en deux temps? Bord? Les

    analyses peuvent diverger. Jentends personnellement la seconde cadence comme un

    bord, une faon de dire la pice est finie, dans cette atmosphre dironie et de mlan-

    colie romantique propre Heine et que Schumann a su restituer, par des moyens musi-

    cauux qua si bien analyss Nicolas Ruwet (1972). Le bord, contrairement lexplicit (ou

    lincipit), offre une certaine dimension de rflexivit. Avec lexplicit, luvre se termi-

    ne; avec le bord de fin, luvre dit en quelque sorte jen ai fini. Je ne veux dailleurs

    pas dire que tout bord de fin ou de dbut soit rflexif; mais la rflexivit me parat une

    possibilit propre aux bords, dont lincipit et lexplicit sont dpourvus.

    De mme quil y a des pices musicales hors uvre avant luvre, de mme il arrive

    quaprs luvre une fois termine une pice musicale soit encore joue. Cest par

    exemple le cas de certaines cantates de Bach, quand un choral est jou par surcrot.

    Mais on peut videmment arguer que le choral de fin appartient organiquement la

    cantate. Les conditions dcoute (le Gottesdienst, ou la salle de concert), jouent un rle

    dcisif dans la faon dentendre un choral ainsi situ (lentendre comme un bord ou

    non).

    Je crois quil est beaucoup plus difficile de distinguer lexplicit et le bord musical de

    fin que lincipit et le bord musical de dbut. Ltrange fanfare qui conclut le Te Deum de

    Berlioz est-elle un explicit ou plutt, comme jincline le penser, un bord de fin? La dis-

    tinction entre incipit et bord musical de dbut, ou entre explicit et bord musical de fin

    est, jen ai conscience, assez subtile. Un critre possible de diffrenciation, que jai dj

    suggr, serait le suivant: un bord musical peut tre modifi ou t sans que la substan-

    ce de luvre musicale soit altre en profondeur, un incipit ou un explicit ne le peut

    pas. La notion de substance de luvre musicale est son tour une notion fragile;

    mais on voit bien, pour prendre lexemple le plus simple, que la substance de Fidelio ne

    dpend pas du choix que fera le chef dorchestre entre les trois ouvertures que Beetho-

    ven a crites pour cet opra. Je ne pense pas quon puisse tout coup prouver que telle

    ou telle squence musicale est plutt un bord ou plutt un incipit; mais il me parat

    important davoir prsente lesprit lide de la diffrence entre ces deux fonctions.

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    3. Bords temporels post musicam"

    On distinguera quatre bords temporels post musicam: (1) le silence, (2) lensemble for-

    m par les applaudissements, les saluts et les rappels, (3) le dpart des musiciens, (4) le

    dpart des auditeurs.

    Luvre est en principe suivie dun silence: silence de recueillement, silence de rcol-

    lection, silence pendant lequel le tout de la musique entendue rsonne dans lme et

    lesprit de lauditeur. Ce silence est parfois rduit nant par des applaudissements pr-

    maturs (recouvrement du bord 1 par le bord 2). Les chefs sefforcent souvent de crer

    et maintenir le silence en gardant la baguette leve. Ce silence de fin est, comme le

    silence de dbut, le plus proche, dans sa fonction, de ce quest un cadre dans les arts

    plastiques; il spare, limite, isole luvre de ce qui nest pas elle.

    Le deuxime bord de fin est un complexe (que lon pourrait analyser en dtail) form

    par lensemble des ractions du public. En gnral, le public ragit par applaudissements

    (qui prennent parfois une forme rythme en cadence), quoi se superposent les saluta-

    tions des musiciens, la sortie et le retour du chef et des solistes, les rappels, etc.

    Le troisime bord est le dpart de lorchestre pour un concert symphonique (le pre-

    mier violon juge que les applaudissements dcroissent et dcide que les musiciens ne se

    rassoient pas), un rcital, un concert de musique de chambre.

    Le quatrime bord est constitu par le dpart des auditeurs de la salle dopra ou de

    concert. Luvre entendue continue rsonner dans lesprit de certains auditeurs, et

    nourrit leurs conversations (dautres, press de rejoindre le temps mondain, sautent ce

    bord pour allumer leurs portables).

    Ces bords post musicam sont autant de zones temporelles dinfluence esthtique de

    luvre (elle a fini dtre joue, mais elle continue faire sentir ses effets). On notera le

    chiasme, le droul inverse, entre les cinq bords ante musicam et les quatre bords post

    musicam le seul bord ante nayant pas de correspondant post tant bien sr le mo-

    ment de laccord: il nest en effet pas prvu, lissue du concert, de dsaccorder les

    instruments.

    ante musicam

    arrive des auditeurs

    arrive des musiciens

    accord des instruments

    arrive du chef, applau-dissements

    silence

    post musicam

    silence applaudisse-ments, saluts

    dpart des musiciens

    dpart des auditeurs

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    Bien des variations peuvent affecter ce schma. Si, dans un concert de musique de

    chambre ou de musique symphonique, une autre uvre doit encore tre joue, le troi-

    sime bord de fin nest videmment pas pertinent (sauf modification de leffectif ins-

    trumental). Les bis ventuels ne rentrent en principe pas dans la catgorie des bords,

    puisquun bis est, dans les pratiques actuelles, une autre uvre, et non la rptition

    dune uvre dj joue. On pourrait cependant arguer que certains bis, dans un rcital,

    peuvent fonctionner comme bords post musicam, musica tant ici pris pour le concert

    entier. Il arrive notamment, lorsquil y a de nombreux bis, que lon entendre le dernier

    comme tant le dernier bis, le bis dadieu; le rapport affectif lartiste (chanteur,

    cantatrice ou pianiste) joue dans cette situation un rle au moins aussi important que le

    rapport la musique.

    On notera enfin que les bords de fin (musicaux ou post musicam) sont moins impor-

    tants, esthtiquement et ontologiquement, que les bords de dbut. Les bords musicaux

    de fin sont moins nombreux que les bords de dbut (pas de fermeture correspondant

    l ouverture!), et les bords temporels post musicam sont moins ritualiss que les

    bords ante musicam. Cette remarquable dissymtrie reproduit la dissymtrie entre le

    moment du dsir et le moment qui suit son accomplissement.

    Je peux dsormais proposer un tableau complet des bords de luvre musicale, en rappe-

    lant une fois encore que les diffrents bords peuvent se subdiviser ou se feuilleter en

    couches temporelles diffrentes quoique continues et souvent superposes:

    arrive des auditeurs arrive des musiciens accord des instruments

    arrive des solistes et du chef, applaudissements ante musicam

    silence bords musicaux de dbut

    (ouverture, prlude, accords, faux dpart, bords semi-effacs) uvre musicale

    (y compris son incipit et son explicit) in musica

    bords musicaux de fin (bords semi-effacs, accords, choral, postlude)

    silence applaudissements, saluts dpart des musiciens

    post musicam

    dpart des auditeurs

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    4. Le statut des entractes

    Dans un concert compos de plusieurs uvres diffrentes, lexistence dun ou plusieurs

    entractes ne pose aucun problme thorique. Chaque uvre (symphonie, concerto,

    quatuor, sonate) a ses propres bords musicaux (quand ils existent), mme si certains

    bords temporels ante et post musicam sont en facteur commun pour lensemble des dif-

    frentes uvres joues (larrive dans la salle de spectacle par exemple): le concert,

    comme spectacle, est au fond une uvre de rang deux, uvre dont on peut valuer

    la composition, linventivit, etc. Le concert dispose donc en tant que tel de ses propres

    bords temporels, et en tout cas de ses propres incipit et explicit, qui peuvent respecti-

    vement concider avec les bords, incipit et explicit de la premire et de la dernire u-

    vre inscrite au programme, mais qui en diffrent ontologiquement.

    Plus complexe est le statut de lentracte qui interrompt lexcution dune uvre uni-

    que, principalement lopra. Ce problme nest pas propre la musique dopra, il se

    pose dj au thtre. Dans ses Trois Discours sur le pome dramatique (1660), Corneille

    a donn lintervalle dactes un remarquable statut ontologique et artistique que je

    ne puis commenter ici, et qui nest gure transposable au thtre lyrique. Chaque acte

    dun opra peut tre considr comme une uvre disposant dune autonomie relati-

    ve au sein dun ensemble opral plus complexe, un peu comme les deux panneaux dun

    diptyque disposent dune autonomie relative au sein de lensemble. Chaque panneau du

    diptyque a son propre cadre (lequel nest videmment pas autonome par rapport

    lensemble), comme chaque acte peut disposer de certains bords temporels propres.

    Mais louverture vaut pour lopra entier, mme sil arrive que certains actes soient pr-

    cds dun prlude instrumental particulier. Il se peut quontologiquement parlant lou-

    verture (unique) dun opra en plusieurs actes spars par des entractes contribue lu-

    nit de luvre. Tout cela tant dit, il ne revient pas au mme quun opra comme Katia

    Kabanova de Janacek, par exemple, soit joue avec ou sans entractes. Dans la rcente

    (2011) production de Katia Kabanova lOpra de Paris, joue sans entractes, le met-

    teur en scne a jug bon de faire excuter entre lacte I et lacte II, puis entre lacte II et

    lacte III, un chur compos par Janacek mais sans aucun rapport avec lopra. Ce choix

    contestable est intressant: en lieu et place dun entracte, un chur du mme composi-

    teur mais arbitrairement coll entre deux actes. Cest lensemble du chur interpol

    qui fonctionne comme bord double (bord deux interfaces) des deux actes ainsi spars

    et relis.

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    5. Remarques conclusives

    La notion de bord, et notamment de bord musical, est la fois rigide et souple. Rigide,

    parce quil importe de ne pas la confondre avec les incipit et explicit de luvre consid-

    re. Souple, parce quelle est la fois extensive et mobile. lpoque o les prludes

    servaient vraiment prluder, essayer linstrument et sessayer les doigts sur

    linstrument, le prlude fonctionnait peut-tre comme un bord musical prparant la

    suite de danses ou la fugue joue par aprs ; il ny aurait en revanche pas de sens dire

    quun prlude du Clavier bien tempr est le bord musical de dbut de la fugue qui le

    suit. Mais le bord musical, sauf sil est trs bref, tend sautonomiser et devenir une

    uvre: le prlude, donc, mais aussi les ouvertures dopra, qui peuvent tre joues

    comme des pices symphoniques en soi (par exemple louverture de Tannhuser ou

    celle des Matres chanteurs de Wagner). Le bord musical est difficile fixer avec prci-

    sion, et tend, comme tout processus temporel, se feuilleter. Louverture de la Flte

    enchante est, comme toute ouverture, un bord musical; mais cette ouverture com-

    mence elle-mme avec trois ou plutt cinq accords qui sont comme le bord de ce bord;

    ces accords prsentent louverture, qui elle-mme prsente lopra.

    Le bord temporel, comme le cadre spatial, spare et relie. On le sait depuis Aristote:

    linstant spare et rattache, toute limite dans le continu exerce cette double fonction. Le

    bord musical mnage, au sens du franais du 16me sicle, le passage entre le hors-

    uvre et luvre, entre le hors-musique et la musique, entre le temps du monde et le

    temps musical. Le bord est essentiellement un adjuvant, invitablement infrieur, es-

    thtiquement et ontologiquement parlant, ce dont il est le bord. Un bord musical a

    toujours quelque chose de superflu, voire de redondant: il surligne lincipit en annonant

    a va commencer, il surligne lexplicit, en dclarant cest fini. Excdant les fronti-

    res de luvre, il contribue lemphatiser (geste beethovnien), la thtraliser. Au

    demeurant, la musique sen passe le plus souvent, et plus souvent que les tableaux de

    cadre. Cest que, plus que dans lespace du muse, de la galerie ou de la collection, le

    temps social du concert ou de lopra installe des bords temporels extra musicam, des

    bords non-musicaux, avant, pendant et aprs luvre joue, qui exercent ces fonctions

    de prparation de lcoute et de prsentation de luvre comme uvre. Je rappelle que

    je ne parle ici que de la musique occidentale de tradition crite joue en salle; un

    concert de rock, une improvisation de rue ou de salle, un buf en jazz, une rave-partie,

    un spectacle de chants de marins in situ, une musique de piano-bar, demandent des

    analyses vraisemblablement assez diffrentes. Il me parat pourtant vident que, dans

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    toutes ces formes de pratiques musicales, il existe des formes de bords extra musicam,

    bords flous sans doute, bords sans cesse dbords par la musique, ou, linverse, bords

    dbordant sur la musique (applaudissements, brouhahas et cris perdurant quand la mu-

    sique a dj commenc), mais bords penss et vcus comme le lieu de la musique nais-

    sante ou de la musique retournant au silence ou au bruit de fond du monde.

    Lessentiel, cest la musique, luvre musicale; ses bords, au fond, ne sont pas trs

    importants. Ils dessinent pourtant un moment mouvant: le moment de limminence de

    la musique. Le bord temporel ante musicam est le lieu du dsir de musique. Larrive

    des musiciens, du chef, le silence font progressivement crotre le dsir de musique; le

    bord musical de dbut, quand il y en a un, est ce moment magique o lon est dj dans

    la musique (trois accords, une ouverture, une toccata) sans que luvre ait vraiment

    commenc. Il ny a pas de musique sans le dsir den faire, tout le moins den couter,

    et le bord est le moment o ce dsir vit dans limminence de son accomplissement.

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