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? Décor D’un escalier en pas de vis s’enfonçant dans une ombre épaisse surgit une ombre, un homme, très soigné, dans la soixantaine, robuste. Il sonne à la dernière porte du couloir. 1

Bonjour. - letexier.org file · Web viewJe suis sur le point de le quitter – ce qu’il sait sans doute – quand il me dévoile, un soir d’alcool, la réalité de sa situation

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Décor

D’un escalier en pas de vis s’enfonçant dans une ombre épaisse surgit une ombre, un homme, très soigné, dans la soixantaine, robuste.Il sonne à la dernière porte du couloir.

acte I

Un homme – Qu’y a-t-il ?

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L’autre homme – Bonsoir. Monsieur Dunois je suppose. Je suis le commissaire Armand.

Il montre sa carte.

Armand – Il semblerait que vous avez quelque chose à me dire.

Dunois – Je ne vois pas de quoi vous parlez.

Armand – Ne soyez pas si prévisible si tôt. C’est à propos de af-faire qui s’est passée à Lunde il y a un an et demi et que vous fuyez depuis. La mort d’un vieux fou aveugle et de sa bonne. Mais vous la connaissez autant que moi cette affaire, sinon plus et c’est pourquoi je suis ici. Vous les avez tous deux bien connus n’est-ce pas ? Donc le mieux pour vous est de me racon-ter toute l’histoire, qu’en pensez-vous ? J’ai un mandat pour vous interroger au commissariat. A vous de choisir. Vous me ra-contez tout ici et maintenant ou je vous arrête, vous passez quelques jours au trou et ensuite je vous interroge à l’ancienne.

Le commissaire entre, enlève son manteau et son chapeau de laine grise, garde ses gants, puis examine vaguement la pièce. Dunois, une quarantaine d’années, les cheveux courts et de cou-leur cendre, de vieux vêtements, est visiblement énervé par l’at-titude du commissaire. Il le débarrasse.

Dunois - Et bien je vous en prie, asseyez-vous.

Ils s’assoient au guéridon qui trône au milieu de la pièce vide.

Armand – Avec plaisir. Et je vous en prie de même, dites-moi tout, et si ça doit prendre la nuit ça la prendra.

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Dunois – Comme vous le savez sans doute je m’appelle Edouard Dunois.Ma version de votre affaire commence il y a environ deux ans. A l’époque je vis à Lunde, mon village natal, en Normandie, de la pension de guerre de mon père mort aux premiers mois de la guerre. Ma mère l’a rejoint quelques jours plus tard en ne me laissant que quelques livres et une vieille maison.Un jour d’automne, en 33, un homme tape à ma porte. Je le connais de vue, et je sais qu’il a été professeur dans un lycée à Paris avant de venir en retraite ici. Il cherche quelqu’un pour lui faire la lecture, sa mauvaise vue l’empêchant de s’y livrer lui-même trop longtemps. On m’a indiqué comme l’un des rares du village à savoir lire et à ne pas travailler. J’accepte sa proposi-tion de prendre à l’essai, puis quand il n’y voit plus assez ni pour lire ni pour écrire celle de devenir son secrétaire.

Armand – Cet homme, c’était bien Henri Tourneux ?

Dunois – En effet.

Armand – Très bien, continuez.

Dunois – Le premier mois je viens lire environ trois heures par jours mais très vite il me fait travailler au moins le double. D’un côté je n’ai pas besoin d’argent, et de l’autre il devient très ner-veux et irritable à mesure que sa vue baisse. Je suis sur le point de le quitter – ce qu’il sait sans doute – quand il me dévoile, un soir d’alcool, la réalité de sa situation : il est atteint d’une mala-die rare qui le laissera complètement aveugle d’ici un an. C’était pour cela aussi qu’il avait décidé de se retirer dans un village normand dont on lui avait vanté le charme et la tranquillité.

Armand – Je sais tout cela. Mais comment est-il arrivé à ce livre important dont nous n’avons toujours pas parlé ?

Dunois – Nous y venons. Pour tromper mon ennui, je décide de tester sa fameuse force mentale en le guidant vers la folie au-tra-

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vers de ses ténèbres. J’utilise pour cela un article médical et une histoire interdite. L’article, trouvé par hasard, décrivait des ex-périmentations récentes sur la tendance du cerveau humain à modifier sa perception et ses réactions en fonction de ses désirs et de ses phobies. Il citait l’exemple d’une femme à qui avait été faite la description détaillée des symptômes de la grippe par son médecin. Quelques jours plus tard, sentant l’un de ces symp-tômes elle était revenue chez lui. Celui-ci, menant l’expérience, lui diagnostiqua une forte grippe. Dans la semaine qui suivit, d’autres médecins purent observer la manifestation de l’intégra-lité des symptômes de l’état grippal chez cette femme bien que son sang ne portât aucune trace de la maladie.

Armand – Et l’histoire interdite ?

Dunois – Vous la connaissez aussi bien que moi, sinon plus, se-rai-je tenté de vous répondre.

Armand – Ne soyez pas sarcastique. Et racontez-la moi dans ses détails je vous prie.

Dunois – C’est mon père qui me l’a racontée. Elle s’est passée dans un village voisin de Lunde, il y a une trentaine d’années. Son curé était devenu fou à la suite d’un accident qui lui avait coûté la vue et la mobilité. Fort heureusement pour l’Eglise, qui n’avait surtout pas besoin d’une telle publicité à l’époque, on l’avait interné dans une ferme isolée. Officiellement il était en repos et en prière. Officieusement, il avait été rejoint par plu-sieurs coreligionnaires et amis. Ils étaient suffisamment impor-tants pour n’être pas menacés par les autorités religieuses. Ils avaient fait la promesse fermèrent les portes du corps de ferme où ils étaient retirés pour vivre en hermite.

pour prendre avec eux un virage pseudo-mystique. Il en était même sorti un livre.

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Un prêtre, devenu aveugle et partiellement paralysé, était deve-nu. en effet mis à dicter à ses huit compagnons restés près de lui, des religieux ou des nobles cultivés du village, un livre étrange plein de références à la Bible, à des textes apocryphes je crois, à la poésie, à sa propre vie et au satanisme qu’il avait étu-dié et combattu. Les images, les paraboles et les rappels auto-biographiques commentés étaient la plupart du temps noyés dans un style d’une rare complexité qui s’apparentait, la plupart du temps, à ce qu’on appelle aujourd’hui le surréalisme. Il y était question d’une « méta-religion », d’un dépassement du christianisme et de la croyance religieuse ou de quelque chose dans ce genre. Mon père m’avait dit que la cécité du prêtre ne provenait peut-être pas de sa blessure mais, comme le croyaient quelques uns des compagnons qui le veillaient, d’un maléfice lancé sur lui par l’un des plus grands sorciers de l’époque qu’il menaçait de dénoncer aux autorités.Instituteur du village, mon père avait connu quelques uns des compagnons du prêtre. L’un d’eux, peu avant l’accident qui les tua tous, lui raconta comment fonctionnait leur communauté: l’aidant tout d’abord à vivre dans sa cécité, les huit hommes s’étaient bientôt installés avec lui dans une vieille ferme aban-donnée un peu à l’écart du village. Il ne sortaient que rarement et avaient un potager dans leur cour.-Et le livre ?-J’y viens : tandis qu’ils veillent sur lui, le prêtre se met à diva-guer, parlant de souvenirs et de Dieu, de sa vie et de livres étranges. Ses compagnons décident de noter ses paroles. Chacun avait un cahier et tous se relayaient à son chevet. Ainsi le livre n’avait aucune structure, aucun plan et les chapitres eux-mêmes ne montraient qu’une légère cohérence.L’ouvrage était composé de huit chapitres d’une centaine de pages chacune qui s’agençait non pas chronologiquement mais par rédacteur.Il n’avait pu le lire plus avant car son ancien ami le lui avait re-pris immédiatement et les neufs livres avaient brûlé en même temps que leurs neufs propriétaires dans l’incendie de leur

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ferme, en décembre 1899. Manifestement, les huit compagnons du prêtre avaient fini par sombrer eux aussi dans la même folie car on retrouva, pendus dans la grange épargnée par les flammes, les corps nus et maculés de signes sataniques de trois religieuses disparues un mois plus tôt. Mon père avait été l’un des seuls à connaître le sort des trois sœurs, car c’est lui qui avait découvert les corps.- Comment cela ?- Eh bien son ami, quelques jours auparavant, lui avait donné rendez-vous près de la ferme à vingt heures pour lui remettre quelque chose, « quelque chose de très important » avait-il dit. Que devait-il lui donner ? Ce rendez-vous était-il destiné à faire de mon père un témoin, un coupable, ou quelque chose d’autre ? Toujours est-il que lorsqu’il était arrivé la ferme était en feu. Il était alors entré pour secourir d’éventuels survivants, était sorti sans avoir pu sauver qui que ce soit mais avait vu les trois corps pendus dans la grange. La police l’avait menacé de faire de lui l’assassin et laissa en liberté en échange de son silence sur les trois religieuses. Le bourg-mestre et le curé avaient semble-t-il voulu étouffer l’affaire moins pour éviter panique ou réactions antireligieuses, sans doute parce qu’il en allait de leur situation.

- Je décide ce soir là de raconter l’histoire du prêtre et du livre à Tourneux, sûr qu’en tant que ancien professeur de français et fu-tur aveugle il ne pourra que se pencher sur le cas du prêtre. J’es-père ainsi le lancer à poursuite du prêtre sur le chemin de la fo-lie en le poussant à en ressentir les symptômes décrits par le prêtre. Ainsi, pensant prévenir une éventuelle folie, il en recher-chera les symptômes et les différents stades, et ce faisant se jet-tera lui-même dedans.- Attendez. Si je comprends bien, vous avez voulu le rendre fou en lui décrivant l’exemple de quelqu’un qui, placé dans une si-tuation similaire à la sienne, était devenu fou.- Vous comprenez bien inspecteur. Et pour en revenir à notre exemple, soit cet histoire que j’ai alors dite au prêtre, il diagnos-tiquait les symptômes de la folie à quelqu’un souffrant simple-

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ment de devenir aveugle – c’est-à-dire perdant tout de même la moitié de ses repères. Je compte sur sa faiblesse et ses troubles de la vision et de la mémoire pour le mener jusque là.Le problème est que je ne possédais pas le livre ni aucun autre document. Je me décide donc à inventer des faux qui auraient été trouvés par mon père le soir de l’incendie ou donnés par son ami pour le convaincre du génie du prêtre. Je me mets donc à la tâche. Mon premier faux est le testament de l’ami de mon père, ce pour quoi il l’avait fait, crois Tourneux, venir ce soir-là. Je le tape chaque soir sur la machine de mon père, m’aidant de chaque détail l’histoire qu’il m’avait léguée, de textes surréa-listes ou tirés de Milton et de la Bible ainsi que de fortes doses d’alcool.Quand il est presque près et que Tourneux est sur le point de ter-miner l’étude d’un livre sans en avoir commencer une autre, je lui raconte toute l’histoire en prenant soin de ne pas lui révéler les nombreux détails sur le contenu de l’œuvre que j’ai utilisés dans mon testament fabriqué pour en accentuer l’effet.-Et… que dit-il, ou fait-il ?-Il m’écoute la lui raconter sans mot dire, visiblement très intri-gué par la cécité et ses conséquences sur le prêtre ainsi que par ce livre perdu. Je lui dis aussi que mon père doutait que ce fût un accident et qu’il y avait sûrement eu manipulation, soit des huit compagnons par le prêtre, soit du prêtre par les huit compa-gnons.Ensuite il me renvoie poliment chez moi après m’avoir posé quelques questions. Je me décide d’attendre une semaine au moins avant de lui annoncer la découverte du testament dans les affaires de mon père. Il me faut voir avant tout comment il va réagir et s’il y a des chances pour qu’il tombe dans mon piège. Les deux jours qui suivent se passent dans la lecture de textes sans importance. Au soir du deuxième jour, il m’annonce que nous irons le lendemain aux archives de la commune dont dé-pend le village où s’est déroulée l’histoire. Il y voit l’occasion d’une promenade et a le désir de visiter la ferme du prêtre. Pour ma part, j’espére trouver là une occasion d’introduire mon faux. Le lendemain je l’enroule autour de mon mollet droit et le

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coince solidement dans ma chaussette. Puis je vais chercher Tourneux et nous partons.-Et que faites-vous ensuite ?-Nous allons d’abord voir la ferme. Elle est plutôt à l’écart du reste du village, grande bâtisse noire et ocre et branlante qui forme un pavé flou et fantomatique au milieu de la lande. Passé par-dessus le haut grand portail de bois, je lui ouvre de l’inté-rieur. Là, il me demande que je lui décrive les détails du lieu, ne les voyant que très indistinctement du fait de l’épaisse couche de suie qui couvre la majeure partie des bâtiments.Quatre ailes se font face deux à deux autour d’une cour centrale faite de sable, de graviers et de terre. Le portail se situe dans un coin, en face de la grange. La toiture d’ardoise est percée de larges ouvertures et laisse entrevoir les poutres calcinées. Des tas de pierres et de bois jonchent le sol et, contre un mur, une brouette percée de rouille est renversée sur le flan. Au-dessus de chaque porte d’entrée -il y en a en tout trois- on peut lire des ci-tations bibliques ou des devises latines. A sa demande je note chacune d’elle et fais un rapide plan des bâtiments.Du premier il ne reste que les murs. Le plancher de l’étage a complètement brûlé, ainsi que la croix d’un énorme Christ en bronze qui gît maintenant à terre, la tête enfouie dans le sable, la suie et la poussière, ses bras semblant étreindre un étrange tas de ruines.La seconde aile, semble-t-il, a été moins touchée par l’incendie. Il y fait plus sombre et Tourneux s’y déplace une main sur mon épaule. Des restes calcinés de livres apparaissent par endroit. Nietzsche, Feueubach, Saint Augustin, toute une bibliothèque dont il ne reste que des tranches noires où l’on a peine à lire les noms. Plus loin une Bible a été brûlée à demi. Si l’escalier qui mène à l’étage a lui aussi brûlé, je parviens cependant à m’y soulever. Là, un grand pan de lumière grise traverse la pièce de haut en bas et laisse apparaître, en noir et blanc, le décor funeste de ce qui a sans doute été la chambre de quatre des compagnons du prêtre. Les lits sont recouverts des gangues noires et sa-bleuses, et la pièce tout entière semble tapissée de boue sombre et de poussière, ce qui lui donne l’air d’être moulée dans du

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plâtre gris-noir. Une odeur d’abandon et d’humidité poisseuse règne partout qui me donne la nausée.Tourneux agit très rationnellement. Il me donne des consignes concernant la fouille de la pièce, me conseille de marcher à l’en-droit des poutres, de relever des détails dans la disposition des meubles qui restent encore, de rechercher des inscriptions dans les murs et des livres qui n’auraient pas brûlé. J’avance le nez piqué par la poussière et le froid qui règnent en maîtres sur les flaques d’ombres collées aux murs. De retour en bas je lui fais un récit de ma décevante visite et invente des détails dont j’ai prétentieusement illustré mon faux testament.-Et le reste des bâtiments ?-Et bien, s’il ne reste du troisième bâtiment que les murs et l’embrasure des fenêtres, on peut encore lire, gravé sur des blocs de pierre situés sur le mur du fond, les signes suivants: Ad, Ph, Bt, Th, JA, Thd, SZ, et Mts. Huit signes, dont Tourneux pense qu’ils désignent les huit rédacteurs du livre. En face du mur, au-dessus de l’embrasure de la porte, un grand bloc de granit porte six croix disposées horizontalement, comme si l’on voulait vou-lu cacher le nom du prêtre.Tourneux se tient le menton en regardant le sol. Des vieux murs, des livres, quelques noms de saints, une Bible, six croix, huit sigles, sans doute est-il déçu de ne trouver que des éléments dé-cevants, d’autant que ces découvertes ont aiguisé un peu plus encore son désir de trouver le livre et le secret du prêtre.Enfin, le dernier bâtiment que constitue la grange est presque in-tact. Alors qu’il ramasse par terre un fétu de paille sèche, Tour-neux me demande comment se fait-il que cette grange, à moitié remplie de fétus de paille comme celui qu’il tient, ait été épar-gnée alors même que le feu a ravagé le reste de la ferme. La seule explication possible est que le feu ait été allumé dans les trois bâtiments et non dans le dernier, ce qui supposerait un meurtre ou un suicide. Cela concorde avec le fait que mon père ait été convoqué par son ancien ami précisément le soir où avait eu lieu l’incendie. Mais dans quelle fin? L’amener à pénétrer dans la ferme pour y découvrir les trois corps ou quelque chose d’autre. Quelque chose échappe à Tourneux? Il me demande, la

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voix impatiente, de fouiller avec lui la totalité de la grange à la recherche d’un indice laissé par le prêtre ou par l’un de ses com-pagnons ou de pages manuscrites.Voilà l’opportunité de faire apparaître discrètement mon faux testament. La question reste cependant celle de son auteur. Dois-je signer de l’une des abréviations, ne pas signer, signer « auteur anonyme »? Je décide, par souci de crédibilité, de signer Th sur le dernier feuillet. Je mets de la terre et de la suie restée sur mes mains sur la première ainsi que sur la dernière feuille, puis corne, chiffonne, et plie l’ensemble du texte pour hurler enfin : « Ça y est! » en brandissant les feuilles garnies de paille. Tour-neux qui est de l’autre côté de la grange court maladroitement, levant et baissant la tête entre le sol et les feuillets. Arrivé à moi il en jauge l’épaisseur mais ne peu, du fait de sa vue et de la pé-nombre envahissant cette fin de journée, constater l’état relative-ment neuf du papier.Il me tends les feuilles afin que je lui en lise les premières lignes. Tenez, je dois les avoir dans ce tiroir.

Dunois se lève et ouvre l’unique tiroir d’un bureau situé derrière Armand qui en profite pour balayer une nouvelle fois du regard le salon. Il revient s’asseoir et com-mence à lire :

Je ne survivrai pas à notre dernière épreuve. Dieu, dans son infinie bonté, sépara la terre du ciel et la lumière des ténèbres. Maintenant que je sais où est Dieu, je n’ai que faire de ces distinctions. L’homme entre le ciel et la terre, entre lumière et ténèbres, mais ne veux plus être homme.Que chacun se place en son âme et conscience.

Mes compagnons semblent avoir tourné dans une paranoïa hallucinatoire. Les visions de chacun deviennent l’univers de tous. Ma tête fait le bruit de la mer.

Dunois pose sur la table le paquet de feuilles encore ta-chées et cornées puis reprend :

-C’est décidément très mauvais, je ne sais pas pourquoi j’ai pu croire un jour que j’avais un quelconque talent littéraire. Quoi

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qu’il en soit Tourneux enfouit les feuillets dans sa serviette et me dit qu’il n’y a sûrement rien d’autre à trouver. Il sort d’un pas préssé, je ferme derrière lui et repasse par-dessus le portail. Nous marchons sans bruit jusqu’au bourg où nous prenons une chambre pour la nuit. Au dîner il ne dit rien et le soir même de-mande que je commence la lecture du début du testament. Il écoute attentivement, l’air satisfait de ce texte qui somme toute ne dit pas grand chose, et je pense à ce moment qu’il n’aurait sans doute pas suffit à le convaincre de se lancer dans des re-cherches concernant le prêtre et son livre.Le lendemain, dans les caves de la mairie voisine, nous prospec-tons méthodiquement dans les archives communales. Connu de l’archiviste pour ses travaux Tourneux a obtenu de descendre sans lui et avec celui qu’il a présenté comme son élève. Là, il me demande de lire très vite le nom des livres et des étals. Il a l’air anxieux et perturbé, peut-être à cause de ses doutes quant au succès de nos recherches et peut-être parce que la faible lu-minosité des sous-sols faisait totalement dépendre de moi. En fait, je me rends compte au bout d’un moment qu’il sait parfai-tement ce qu’il fait et que la seule chose qui l’énerve est de dé-pendre de quelqu’un qu’il juge stupide et incapable. Nous continuons mais nulle part n’est fait mention d’un quel-conque témoignage ou d’un rapport de police sur le groupe et sur l’incendie qui l’a décimé. Les journaux régionaux men-tionnent l’évènement sous des titres comme: « Neuf morts dans l’incendie qui a ravagé la propriété du prêtre C. » ou: « Un in-cendie fait neuf morts dont quatre religieux. La commune de M. est en deuil » mais aucun ne parle des trois sœurs ni du livre ou d’une quelconque société secrète.Pourtant le nom d’une armoire arrête soudain Tourneux. Elle porte l’étiquette: « LA NARRATIVE, imprimerie fondée en 1851. Livres imprimés de 1851 à 1860. » Puis suit le nom d’un vingtaine d’ouvrages. Tourneux me demande de regarder sur l’armoire d’à côté. Il a vu juste, elle porte la même inscription mais concerne la période allant de 1861 à 1870. Tourneux me dit que ce doit être la seule imprimerie du canton et que les ar-moires contiennent un exemplaire de chaque livre imprimé par

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l’atelier. Je trouve au bout de l’allée l’armoire couvrant la pé-riode 1891-1900. Sur la porte une liste mentionne le livre que nous recherchons. L’ombre de Dieu.Je suis abasourdi. Tourneux, lui, ne dit rien et me demande de lui sortir le livre, l’enfourne sous son manteau et le coince dans sa ceinture. Ses gestes sont vifs et précis.Nous remontons les escaliers quatre à quatre, Tourneux remer-cie le vieil archiviste et ne lui laisse même pas le temps de nous demander si nous avons trouvé ce que nous cherchions. Une fois dehors il met l’épais volume dans sa serviette et nous sautons dans une calèche.Le voyage me paraît interminable. J’entends mon sang battre dans mes oreilles. Tourneux regarde par la fenêtre, sa poche de cuir dénonçant le trésor que j’ai recherché sans y croire. Mes pensées bourdonnent dans ma tête. Je crains par-dessus tout que le livre ne contienne des éléments accusant la facticité de mon feuillet. Et si Th n’est pas une signature mais autre chose et que ces lettres ajoutées à la fin du faux me démasquent.Ce qui me frappe le plus lorsque je me repasse les images de cette journée, c’est le silence de Tourneux, sa manière de faire de moi un objet, un instrument au service de ses recherches, sa propension à me laisser dans l’incertain. Bien entendu il savait qu’une imprimerie laisse aux archives un exemplaire de chaque livre imprimé par ses soins. Cette pensée m’est longtemps désa-gréable. Je me sens ridicule, le manipulateur manipulé, comme si toute la belle intelligence de mon plan avait été réduite à un bouffonnerie de collégien. Toujours est-il qu’il me laisse choir dans un silence de mort sans m’informer le moins du monde de la marche que nous allons suivre maintenant que nous sommes en possession de l’ouvrage et de ce qu’il prend pour un témoi-gnage. Je me dis que cela m’évitera au moins d’avoir à me saou-ler tous les soirs pour pondre des âneries.Le soir, comme à notre habitude, je m’assois en face de lui et m’apprête à lire le livre qu’il sort de sa sacoche. Il en caresse lentement la couverture de cuir émeraude, me le tend et me de-mande immédiatement s’il comporte un sous-titre, s’il est quelque part fait mention d’un auteur, d’une référence, d’une

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date de rédaction ou d’impression, le nombre total de pages, s’il comporte une table des matières ou une dédicace, quelle est la police d’écriture et la taille du lettrage.Il a lancé sa machine aux rouages bien huilés, cette machine dont je dois être moi aussi un rouage si je veux qu’elle fonc-tionne et mon plan avec, et il s’apprête à écouter la lecture de ce livre comme celle du roman à deux sous.Mais les premières et les dernières pages indiquent simplement « LA NARRATIVE, 1898. ». Quel n’est pas mon soulagement de voir qu’il ne comporte aucune préface ou postface rensei-gnant sur les conditions de rédaction du livre, même si, le livre étant au stricte usage des neufs membres du groupe, il était pré-visible qu’il ne comporte aucun éclaircissement de ce genre.Le livre fait en tout et pour tout neuf cent quatre-vingt cinq pages et la table des matières confirme le découpage en huit par-ties de chacune environ cent pages, sauf le chapitre sixième qui en comporte presque deux cents. Elle en mentionne aussi les titres:

Chapitre Premier: De la naissance des Choses…(Ad)….….…p.3Chapitre Deuxième: L’Insensé dans la Tempête…(Ph)…....p.110Chapitre Troisième: Car Beaucoup sont appelés…(Bt)……p.232Chapitre Quatrième: Mon Dieu, pourquoi je T’ai abandonné.

(Th) p.345

Chapitre Cinquième: La tentation au Désert…(JA)………..p.481Chapitre Sixième:Le corps du Monde…(Thd)..…………...p.562Chapitre Septième: La Guerre de Gethsémani…(SZ)……..p.780Chapitre Huitième: Le Bûcher…(Mts).……………………p.893

Tourneux. me demande ensuite d’aller au début et à la fin de chaque chapitre pour y chercher la trace de signes ou de signa-tures. Il ne s’est pas trompé. Chacun porte l’un des signes gravés

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sur la pierre et l’ordre du livre était identique à celui de l’ins-cription: Ad, Ph, Bt, Th, JA, Thd, SZ, et Mts. Il est maintenant certain que ces huit signes désignent les huit rédacteurs du vo-lume.Tourneux, enfin, mêlant et démêlant calmement ses doigts, m’invite à commencer ma lecture. Tenez, j’ai le livre ici, je peux vous lire les passages qu’il me demande de souligner à me-sure que je les lui lis :-Ce serait très intéressant en effet.

Dunois se lève et va ouvrir le même tiroir. Armand cette fois ne balaie pas la pièce du regard mais garde les yeux vissés sur lui, visiblement très curieux de voir ce que contient le livre du prêtre.

Chapitre Premier. De la naissance des Choses ( Ad. )

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soir, à l’hôtel. Mon faux doit être garni d’erreurs et cette lecture me fait peur, même si j’ai l’avantage de pouvoir y faire directe-ment des corrections ou d’ajouter des preuves d’authenticité dans le livre du prêtre lors de mes lectures.Il me tend les feuillets et je commence à relire ce que nous avions déjà lu le soir précédent à l’hôtel. La lecture prend la nuit tout entière. Tourneux m’écoute lire ce que j’ai écrit, cette sorte de journal testamentaire où l’un des rédacteurs, Th, donne ses états d’âme en même temps que son point de vue.De même il note la différence des styles et les informations ap-portées sur la genèse du livre ainsi que sur l’état mental du

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prêtre. Quant à l’absence de toute mention d’une date ou d’un nom autre que le signe, il n’en dit rien. Il note aussi de nom-breux passages de type surréaliste que je trouve sans impor-tance.

A l’intention de

La plupart des détails du feuillet sont de mon invention, comme par exemple les descriptions physiques du prêtre qui visent uni-quement à rapprocher Tourneux de celui-ci.Pourtant, ce qui semble le frapper le plus est l’explication de la genèse de l’œuvre et la présentation des huit rédacteurs.

Le prêtre passe tout le jour et toute la nuit sur le dos, si bien que ses rares tentatives pour se lever et aller prendre l’air lui donnent des maux de têtes insupportables. De plus, resté trop longtemps sur le dos, il a perdu tout équilibre et peut à peine se tenir debout même appuyé contre un mur.

Nous nous relayons nuit et jour à son chevet et notons chaque mot qui sort de sa bouche, bien que la plupart de ses phrases soit in-compréhensible. D’autres en revanche sont de merveilleuses pensées sur Dieu, la vie, le temps, les hommes, la peinture, l’amour…

Nous nous sommes organisés en communauté autonome. Nous ne sortons jamais si ce n’est pour acheter des livres, de la nour-riture ou des médicaments. Nous vivons ici depuis années, chacun ayant abandonné une vie sans intérêt ni joie. Les femmes, pour ceux qui en ont, sont décédées pour une grande part, et nos enfants, de même ont tous passé l’âge de vivre chez leurs parents.

Pour ce qui est de la vie dans la ferme, celui-ci est chargé de la cuisine, cet autre du ménage, celui-là des cultures du potager qui occupe la majeure partie de la cour centrale, un autre de veiller le prêtre, un autre encore dispose de temps libre pour lire ou prier, ce-lui-ci s’occupe du poulailler, des lapins et de la seule vache de la ferme, et les deux derniers de tâches diverses comme réparer le toit, raccommoder les vêtements, construire ou réparer des meubles ou encore aller chercher du bois. Chaque jour les rôles tournent et sou-vent même chaque demi-journée.

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J’ai mis dans les feuillets tous ces détails dont m’avait parlé mon père et que j’ai cachés à Tourneux. J’ai mentionné aussi sur le feuillet l’existence des scissions et de rivalités entre les huit rédacteurs, notamment au sujet de l’avenir du groupe à la mort du prêtre.Il imagine les mille scénarios possibles pour la fin des neufs vic-times, persuadé que, bien qu’il ait été de temps en temps lucide et même visionnaire, le prêtre a été manipulé par un ou plusieurs des membre de la communauté.Il se demande aussi : pourquoi avoir rédigé et imprimé pour eux seuls un tel livre? Qui a mis en place l’organisation de la prise de notes? Qui a décidé que le manuscrit était achevé et qu’il fal-lait l’imprimer? Pourquoi le chapitre sixième fait le double de taille des autres? Faut-il y voir un rapport avec les six croix gra-vées dans la pierre? Pourquoi l’ami de mon père l’a-t-il convo-qué le soir de l’incendie? Est-ce de son propre chef ou est-ce une ruse élaborée avec d’autres? Mais dans ce cas quel est le but recherché du groupe ou des quelques membres ligués ensemble?Quant aux feuillets il les prend pour le résultat d’une irrépres-sible envie d’écrire du narrateur, un testament pour lui-même. Il le range précieusement dans le tiroir de son secrétaire et me de-mande de revenir le lendemain, vers quatorze heures, pour re-prendre la lecture et l’étude du livre du prêtre.Je rentre chez moi dans le soleil rose du matin, et il me semble à cet instant ressentir la joie espiègle de l’élève qui a piégé son maître.Le lendemain nous reprenons notre lecture. Tourneux me de-mande d’annoter certains passages ou de les marquer d’un trait. Ils sont, d’après lui, d’une importance majeure pour comprendre l’itinéraire mental du prêtre et son mode de perception visuel. Au bord de la cécité chaque jour un peu plus, il paraît très trou-blé par les récits d’hallucinations et de visions du prêtre pendant que de mon côté je m’efforce d’être des plus vigilants en ce qui concerne les informations sur l’état de santé de ce dernier.

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La nuit vient ranger l’amour dans son étui.

Chapitre Premier. Ad.

Au milieu de chaque page, Tourneux me fait noter des re-marques concernant l’agencement des idées, les sources litté-raires et philosophiques qu’il repère ça et là, les champs lexi-caux utilisés par le prêtre dans les descriptions de ses visions. A la fin de la journée il souhaite que je lui relise les phrases, les mots et les passages soulignés. Il me fait aussi remarquer l’avan-tage qu’il a sur moi de lire le texte phonétiquement, ce qui lui fait, croit-il, relever des erreurs dans la retranscription d’homo-nymes et dans des constructions de phrases.

La lecture du premier chapitre nous prend une semaine, car Tourneux me demande souvent de m’arrêter pour le laisser ré-fléchir ou pour prendre note d’une remarque. En outre il reçoit la visite d’un ami professeur avec lequel il passe le samedi et le dimanche sur la côte. Je suis surpris de ne jamais les entendre parler du livre du prêtre.Il me demande aussi ces jours-là de lui acheter une bible de Jé-rusalem car de nombreuses références religieuses lui échappent encore.Ainsi, Tourneux parti de bon matin, je vais jusqu’à la commune voisine chercher le livre en question. A mon retour, je monte dans sa chambre afin de confirmer une découverte que j’ai faite la semaine passée, un jour que je suis arrivé en avance.Je l’avais vu par la fenêtre du salon écrire en grosse lettre sur du papier ce qui devait être son courrier, ses pensées secrètes ou

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son journal. Il avait paru troublé en entendant le grincement de la porte et s’était empressé de ranger ces feuilles dans une sa-coche. Je fouille sa chambre les trouve dans le tiroir de son bu-reau.Ce sont des récits de rêves ou de cauchemars, des poèmes sur la mer d’un style voisin de celui du prêtre, saccadé, bourré d’el-lipses, métaphorique à l’excès, des pensées sur ses trois auteurs de prédilection ou sur sa vie et des odes adressées à une femme, Clara, avec laquelle il paraît avoir eu une relation. Je note dans mon carnet des extraits de poèmes, des métaphores, des situa-tions, des images récurrentes et des aphorismes qui pourront toujours me servir dans mon entreprise. Tenez, j’ai mis le papier là, à la fin du livre. Je vous en lis un bout ?-S’il vous plaît.

Soldat sans jambe voix grave d’une femme obsession de la chute et du vertige sentiment de la fin image d’une ville détruite d’une plage rocheuse sadisme = expression de désir pur, recons-truction du rapport à l’autre récente peur de l’eau ciel=peau dé -collée de la mer, mer=chair découverte et front «  » bosse de Kierkegaard = essence de Kierkegaard, d’où cécité de Tourneux = essence de Tourneux « Ce qui m’empêche, c’est aussi ce qui fait de moi une existence » importance du décor pour les personnages.

La plupart des textes ont dû être écrits avant la lecture du livre du prêtre, et Tourneux a sans doute voulu en couchant ses pen-sées et les images qui l’occupent sur le papier vérifier une éven-tuelle parenté avec celle du prêtre. Peut-être est-ce aussi une pierre de touche, la marque déposée de sa personnalité et de son état de santé. C’est du moins ce que je crois.Pour ma part j’y vois un moyen supplémentaire de l’impliquer dans la folie du prêtre en insérant dans mes lectures quelques unes de ces images et de ces pensées.

Le lendemain, nous attaquons le second chapitre et parallèle-ment l’Ancien Testament. C’est là que Tourneux remarque, dans la liste des abréviations située au début de l’ouvrage, les signes Mt, Mc, Lc et Jn, signifiant les quatre évangiles: Evangile selon Matthieu, Evangile selon Marc, Evangile selon Luc et

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Evangile selon Jean. Aussi les signes Ad, Ph, Bt, Th, JA, Thd, SZ, et Mts désignent-ils en toute logique huit évangiles écrites par les huit autres apôtres: André (Ad), Philippe (Ph), Barthéle-my (Bt), Thomas (Th), Jacques d’Alphée (JA), Thadée (Thd), Simon de Zélé (SZ), et Mathias (Mts), l’apôtre ayant remplacé Judas à la suite de son suicide. Sans doute les huit compagnons du prêtre ont-ils choisi symboliquement ces noms pour signifier la similitude entre le Nouveau Testament, récit de la vie de Jé-sus, et leur ouvrage, récit autobiographique et auto-commenté de la vie du prêtre. Sans doute voulaient-ils dans le même temps symboliser l’inachèvement de la religion chrétienne, religion du livre, religion d’un livre écrit par un tiers seulement des compa-gnons du Christ et pour une humanité devenu vieille et obsolète, et de là toute la valeur de leur travail qui était l’achèvement de la religion chrétienne par l’achèvement de la Bible ou plutôt sa révision : une nouvelle Bible écrite par des apôtres auprès d’un Christ ayant connu la fin des Lumières et la révolution indus-trielle. La fondation de ce qu’ils appelaient « Le second christia-nisme ».Tourneux émet ces suppositions avec un air soucieux, passant la main sur sa barbe naissante. Je le regarde, son visage encore si humain, ses paroles encore si sensées, ses réflexions si mesu-rées, et je m’amuse à l’imaginer hurlant sur son lit des phrases sans un sens, moi, son témoin et ami, notant chacun des mots sortis de sa bouche noire, son visage rouge et gonflé de terreur, de folie, de désir, de visions du prêtre, tenant ma main et moi le guidant vers le gouffre. Comment ai-je pu, comment ai-je pu…-Allons, allons, je vous en prie.-Veuillez m’excuser. Donc à ce moment, il me demande de faire pour lui des recherches sur les huit personnages de la Bible dont les rédacteurs ont repris les initiales puis de lui faire la lecture de celle-ci.Je lis deux heures durant et pas une fois il ne m’arrête. L’ami venu le voir les jours passés lui en a visiblement déjà parlé et Tourneux semble en connaître les grandes lignes. Il me de-mande seulement, de temps à autre, de souligner des phrases ou de noter les références d’un passage. L’après-midi, la lecture du

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début du second chapitre se fait plus intéressante. Il concerne es-sentiellement l’idée de Dieu et l’athéisme et le ton est plus violent. Visiblement le prêtre demande à se faire relire les der-nières lignes écrites durant la séance précédente car le plan est plus rigoureux et les idées moins éparpillées que pour le premier chapitre. Selon Tourneux, cela est plutôt le fait du rédacteur qui a sûrement repris l’intégralité du chapitre et fait disparaître dis-continuités et ruptures de constructions, n’empêchant pourtant pas le discours d’être souvent confus, surtout vers la fin, et aug-menté de nombreuses références autobiographiques interrom-pant les exposés du prêtre.-Confus dites-vous. Mais je vous en prie, lisez.

Chapitre Deuxième. L’Insensé dans la Tempête ( Ph )

Il était comme ces grandes fresques romantiques où il se reconnais-sait parmi les corps étendus et les ruines fumantes.

sa main, le mur lui aussi, ma vie que je tire derrière moi sans savoir si elle est encore au bout de la ficelle, l’hameçon déchirant ses chi -mères et la voûte étoilée qui luit à la surface de l’eau, la ramenant à la surface des choses, là où l’on veut bien croire qu’il y a des vérités, des évidences, un Dieu, un amour pour tous et même du bonheur si l’on s’y prend bien.

Et puis on meurt et les autres qui pleurent ouvrent la valise qui pesait sur notre bras, ils y trouvent un tas de choses inutiles, des souvenirs pour ses proches, des vêtements que l’on a mis qu’une fois, des miroirs et des photos de famille. Ils jettent ça dans les chemi-nées, sauf les vieilles photos de nous encadrées de feuilles d’or qu’ils mettent au-dessus.

Il les menace le dimanche, quand c’est l’heure de croire en Dieu.

« L’insensé marche en l’obscurité » dit la Bible. On ne voit jamais mieux que depuis l’ombre, surtout lorsque l’on regarde Dieu,

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si aveuglant que beaucoup détournent leurs regards et ne voient de lui que son ombre. Regarder Dieu depuis son ombre et non son ombre elle-même.

L’ère moderne veut faire de Jésus un isolé, et parfois même un apostat, mais c’est bien du sang qui s’écoule de ses plaies, mais ce sont aussi des larmes de joies.

La société occidentale post-chrétienne en même temps qu’elle peignait les décors de la Bible sur les murs de ses villes, y mettait sa logique et en changeait les visages. Un exemple : l’apparition du pur-gatoire dans la catéchèse vers 1185, au moment où la bourgeoisie de-venait la troisième classe, intermédiaire entre les seigneurs et les paysans.

Bourdonnant leurs patenôtres dans une solennité de circons-tance, les gens ont assis Dieu à côté d’eux sur le banc des églises. Ce Dieu qu’ils chantent sent la sueur et le vin, il n’est plus « l’océan d’en haut » mais le bourbier d’en bas. Etre un bon croyant c’est être un grand désespéré a-t-on cru jusqu’alors, et la ferveur de la foi se mesurait à la profondeur des plaies et au désespoir des plaintes. Les hommes d’églises ont vite fait de poser l’homme en dessous de Dieu et Jésus au milieu.

Sur ce point, Toland me semble le plus juste: il faut en revenir à un christianisme primitif, sans dogmes ni prêtres.

On s’évertue à ne pas trop partir lorsque la mer et grosse, le vent faisant gonfler la mer jusqu’au ventres mous des nuages, jus-qu’aux regards de Dieu crevés par ces assauts. La pluie tombe, s’écroule sur nous, sur les bateaux de pêche qui attendent sans savoir bien quoi, sur les vieilles pierre de la digue saoulées déjà depuis si longtemps, remplies des secrets des marins pour les rendre plus lourdes encore. L’horizon se tord lui aussi dans la colère de l’eau, dans la colère du ciel, dans la colère du vent et dans celle des hommes, derniers gardien du feu inutile et malhabile à faire mourir quoi que ce soit ou à faire vivre quiconque. Des éclairs viennent déli -vrer un message : « Je suis le Dieu de la guerre, haïssez-moi à défaut de me craindre, malheureux. » Dieu de la guerre, quel beau métier. Puis sa grande figure baroque se penche sur le berceau de la mer et fait pleurer l’enfant. Chacun se sauve où il peut car il fera bientôt nuit.

Il fait jour. La mer a retrouvé son calme et peut sourire de nouveau, sa lèvre pincée, son dos hérissé de vague, son ventre bombé légèrement, les doigts jouant dans les rochers, ses pieds y cherchant un refuge, sa tête perdue au milieu de son corps tout entier offert à la côte, au moindre mot qu’on lui prête pour la faire sienne ou lui

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tendre un miroir pipé. Le Dieu de la guerre est reparti là-bas, on ne sait trop où, et les gens de nouveau marchent lentement sur la côte. La pluie donne à leur visage un peu de la couleur du marbre et de la dignité des statues. Elle s’évertue à ne pas être si triste que la der-nière fois, quand nous marchions tous les deux dans la boue grise et le vent de la mer, quand nous allions jusqu’au port où pleuraient les marins, un peu plus de rouille sur la poupe et la proue, un peu plus de boue sur les pierres du chemin.

L’amour, est-ce agir ou sentir ?

Hobbes. L’idée de Dieu n’est pas innée, sa certitude vient de la foi.

Locke. L’idée de Dieu n’est pas innée -comme le montre sa multiplicité-, mais elle nous est donnée par les sens.

Hume. Superstition dévalorisante et impliquant un intermé-diaire entre l’homme et Dieu. Enthousiasme, foi ardente des mys-tiques.

Kant. Les Lumières. Fin du premier christianisme.

Des piliers font face aux foules, la nuit ne se laisse pas de res-ter sur le monde. Le silence l’installe doucement dans nos corps et nos voix. Mon ventre me tire vers le centre de la terre, ma voix ne vient de nulle part et je ne sais même pas si l’on m’entend. Je crois voir des hommes, une femme, la cité pécheresse et sublime comme une trop belle femme, les poignard grondant leur impatience dans leurs fourreaux trop grands, de courts amants sans figures. Voilà le secret des hommes, la culpabilité que représente un visage , quel qu’il soit, la force trop grande et même insoutenable du visage hu-main, ce paysage qui brûle nos yeux, retient nos langues, déclarent nuls et non avenus tous nos beaux sentiments. Notre visage, voilà ce que nous laissons ici quand nous allons vers Dieu, nos vieux portraits blancs et bruns qui nous ressemblent si peu, notre boulet, notre Juda, nous-mêmes et tout ce qui ne vaut pas mieux que nous.

Des portraits de nous sur les murs de nos maisons, les mains croisées, l’œil noble et précieux, assurés que le monde convient au visage qu’on se donne.

Une fleur pour chaque désir, et si je préfère la rose, c’est parce qu’elle m’a blessé.

Une rivière de cailloux entraîne des poissons de verre, et dans les remous de pierre sonne l’âme cabossée d’un fou. J’ai aimé son re-gard qui regardait mes mains ouvrir une à une des portes peintes en trompe l’œil sur nos yeux. Je n’ai pas cru les premiers mots de ma mère, je n’ai pas vu mes premiers pas, je n’ai jamais rien fait dans le

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fond, je n’ai cru qu’en mes vieux rêves d’enfant. J’exhibais le monde au travers de mes actes, moi, prêtre plutôt que paysan, je plaçais au-tour de mon corps lépreux des murs de silence et d’encens, si proche et si méprisant des hommes, et mon esprit que je voulais si libre se retrouvait figé dans leur chairs flétries.

Qui veut encore croire ces expressions mal peintes sur leurs visages mal mis ? Ces vieilles femmes impuissantes à me dire ce qu’elles ont sur le cœur, leurs enfants malades, alcooliques, perdus dans les quelques rues du village où ils crachent leur peine et leur fin.

Assis sur le dos, le soleil rouge et la nuit rouge au fond de mes paupières, la nuit comptant ses ombres assises sur le phare, ses pieds traînant dans les vagues parmi les galets et les fleurs. Des fantômes passent les uns derrière les autres dans la longue minute de silence qui prie la venue du sommeil et le règne de soi.

La vulgarité de l’art, le désir de se montrer tout entier, effron-tée cette femme que je regardais depuis une heure, qui attendait le même train que moi, la même valise à la main, le même regard à l’horloge, elle qui ne dirait adieu à personne ici et que personne n’at-tendait à Paris, cette femme qui m’était un peu trop semblable pour mériter mon amour, elle à qui j’accordai mon dédain puis, une fois endormi dans mon compartiment, mon oubli le plus sincère.

Je ne veux pas d’un Dieu né de nos faiblesses, car je ne veux pas de nos faiblesses, et je ne veux pas de cette séparation imbécile entre la terre et le ciel, car Dieu donne, unit mais ne reprend pas.

Je ne comprends pas le divorce artificiel entre l’homme et le monde qu’a instauré la religion. Spinoza a su voir ici la facilité d’un panthéisme.

La lune est au milieu de tout, un piano réchauffe sa voix dans l’ombre d’une femme, la vue que l’on a d’ici, les quelques maisons qui se serrent de désespoir, de froid ou d’ennui, le grand clocher, les champs et là-bas la forêt, les gens qui semblent se tenir par la main dès qu’ils marchent côte à côte, mais qui en fait n’ont rien à se dire et dorment à peine dans le même lit. A Paris, dans un square, Fran -çoise qui devait penser à moi en se demandant quoi dire à notre pro-chaine rencontre, que penser de mes yeux qui regarderont ses mains et que faire de ma bouche close. Tu as encore l’air fatigué, comment s’est passé ton voyage, ta solitude et les nuits dans les hôpitaux ? Mon Dieu, je ne devrais pas pleurer, c’est toi qui a souffert.

Et quand repartiras-tu en Normandie ? Je t’aime tu sais, non, bien sûr, tu ne sais pas. Je suis fatigué moi aussi, j’ai trouvé du tra-vail, serveuse, le soir, le patron est très dur mais je suis heureuse

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quand même. Tu vois, Paris a souffert de la guerre aussi, ces grandes ruines, cet hôtel, là-bas, que j’aimais beaucoup et dont il ne reste qu’un tas de pierres et de sable. Tu n’aurais pas dû venir, pardonne-moi. Elle repartirait, protégée du vent et de la pluie sous sa grande gabardine grise, et je resterai sur le pont, à regarder lentement la Seine charrier la tristesse et la boue des vielles ruines jaunes et des anciens combattants.

Tout a été déjà dit sur la mort et l’amour, ce sont des sujets dont il ne faut plus traiter désormais.

Le péché originel est le parangon de toutes nos fautes. Il est aussi la marque de notre éternel scepticisme. Le péché est le paran-gon de tous les actes de notre sainte vie. Il est aussi la marque de notre impossible défaite.

Idée que je suis dans l’ombre de Dieu, que le voyant n’est pas celui qui est dans la lumière car la lumière divine est aveuglante. Le voyant est celui dans la caverne.

Pascal: « Contradiction, mépris de notre être, mourir pour rien, haine de notre être. » Mettant de plus en plus de distance entre moi et les hommes, je veux croire que j’en mets de même de plus en plus entre moi et le Dieu du premier christianisme.

Le chapitre est entièrement fait de considération sur l’histoire de la pensée autour du thème de Dieu et de sa négation, depuis la Bible jusqu’à Nietzsche. Il relève aussi les erreurs commises par la papauté ou par les exégètes, dénonce, entre autres, les conver-sions de force basées sur le « contrains-les d’entrer » de Luc ou encore le jansénisme en tant que réaction puérile au naturalisme.Il s’attache plus au cheminement de l’idée de Dieu à travers l’histoire et à travers le prêtre qu’à ses visions, des considéra-tions sur des thèmes, des descriptions de paysages, ou des por-traits de gens et d’auteurs comme il en fourmillait dans le cha-pitre précédent.Tourneux semble pourtant moins intéressé par cette sorte d’ « histoire de l’idée de Dieu et de l’athéisme », trop visiblement reprise et remaniée par le narrateur et lui préfère la subjectivité savoureuse du premier chapitre.Ensuite il me demande de lui lire l’intégralité de la Genèse. Puis nous commençons la lecture du troisième chapitre.

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-N’allez donc pas si vite. Parlez moi de cette lecture de la Bible et des conclusions tirée par votre Tourneux à la suite de celle-ci.-Ecrite pour un peuple de cultivateurs en grande partie illettrés, la Bible se déroule dans ses oreilles et derrière ses yeux d’intel-lectuel comme un livre pour enfant. Il ne relève aucun plagiat de la part du prêtre ni aucune paraphrase. Et même si les images se ressemblent grandement, elle gagnent toutefois en complexité et en profondeur dans le livre du prêtre. Il apparaît plus nuancé, plus intériorisé, plus torturé par les doutes et la souffrance en même temps qu’illuminé par les vérités qu’il s’efforce de mettre à jour.La Bible se donne comme une sorte de point de vue objectif sur les hommes et le monde, point de vue « extra-humain », total. C’est le fantasme de toutes les philosophies.-Quoi donc ?-De trouver un point d’où l’on voit tout et d’où tout s’explique. Tandis que le livre du prêtre porte au fer rouge la marque de son auteur, de l’homme.Tourneux me parle de l’importance de la subjectivité dans la re-ligion, il me dit que Dieu est une création de la foi de l’homme en quelque chose d’absolu, d’infini, que le concept de Dieu a été forgé en poussant à l’extrême toutes les qualités humaines, c’est à dire que pour la plupart des hommes Dieu n’est qu’un homme parfait, qu’Il est humain. Pour résumer, étant donné que l’image que l’on se fait de Dieu porte toujours la marque de l’homme, sans doute lorsqu’il s’agit d’en parler un témoignage est plus précieux qu’un exposé.-Très bien. Et ce troisième chapitre ?-Nous le commençons le lendemain. Il nous a fallu un peu plus de deux semaines pour lire et commenter les deux premiers cha-pitres, la Genèse et le faux testament trouvé dans la grange, et nous faudra trois semaines pour lire le troisième chapitre et le Nouveau Testament. En effet, bien qu’il me demande au fur et à mesure de venir plus longtemps, il semble de plus en plus préoc-cupé, interrompt souvent nos séances de lectures et de notes pour aller s’allonger et me donne de plus en plus de jours de libres. Il est maintenant presque complètement aveugle.

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Donc le troisième chapitre. Le prêtre y parle la présence des autres hommes, de la solitude, il y fait des portraits, des descrip-tions de situations, de paysages, des rappels de certaines lé-gendes, des commentaires de mythes anciens, parle de Robinson Crusoë, de l’idéal féminin, de la sexualité et d’autres choses dans ce genre. Très vite nous nous apercevons que son rédacteur n’a pas repris le texte comme celui du deuxième chapitre et que les sujets s’y mélangent, que de nombreuses phrases ne se ter-minent pas, que les idées sont souvent laissées en suspens, re-prises bien plus tard, ou tout simplement abandonnée au fil des séances.-Le mieux serait peut-être que vous me lisiez ce que Monsieur Tourneux vous a demandé de souligner.-Très bien.

Chapitre troisième. Car beaucoup sont appelés ( Bt )

Sentiment de l’autre. Sentiment qui m’est venu avant le senti-ment de moi-même et, pire encore, avant le sentiment de Dieu. Je nais des autres, malgré leurs visages bombés de fardeaux, cachant mal, dans un rictus de mépris, tout le cynisme de leur condition.

Ma mère, un homme a son côté, d’autres femmes, d’autres hommes, puis un jour s’apercevoir que l’on est pas l’un d’entre eux mais un autre encore parmi d’autres encore, cet autre du miroir à qui je me sourie.

Le péché originel se termine plutôt bien : « Dans la douleur tu mettras tes enfants au monde. » « Tu ne mangeras de pain qu’à la sueur de ton front. » La souffrance comme expérience de l’infini, le mal comme expérience de l’humanité, la mort comme l’aboutisse-ment de rien du tout.

Lui, le nez pointu, les yeux cernés de noir et de sang, de la bave glissant de sa bouche, me regarde tomber du ciel jusqu’aux abîmes. Un autre, le visage presque inexistant, les bras suspendus par un fil à son cou hérissé de nerfs, les jambes fines et arquées, se tient debout, terriblement immobile dans la blancheur de sa nudité. Celui-ci, bruyant comme le vent et la pluie ensemble, marche de long en large, les yeux coincés dans le bois du parquet. Il a les cheveux sales, des pommettes piquées de rouge sous ses yeux fous. Là-bas, une fille

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très jeune s’amuse d’un cerceau de bois et d’un bâton cassé, ses che-veux liquides sur la chair son visage.

Tourneux prend ce passage pour une description de trois des compagnons.

Le monde demeure sans intérêt, les hommes eux-mêmes. Sable friand de pluie, incolore, faisant le bruit d’une respiration. Un pas puis l’autre, l’écume brillant sous la coque. Je veux refuser le sentiment de l’autre.

L’image mouvante de Dieu, percée à vif, compromise dans sa vérité par le doute qui ne laisse pas de survivre.

La montagne est étalée sur elle-même. Dislocation des esca-liers qui en font le tour, nuit après nuit, dans le silence obscur de ceux qui ne peuvent parler. Sauvagerie de la femme courbée en tra-vers de l’homme, sauvagerie de l’homme perdu dans sa bassesse. Sexualité, désir d’humanité, chair bouillonnante de chair, griffe et dent se tordant sur les peaux tendues entre deux spasmes. Sexualité, sorte de meurtre ou de suicide, impression de violence compacte et désordonnée, comme la possession totale et grotesque et naïve de soi et de l’autre.

Une belle jeune femme, son manteau rouge, ses pas inau-dibles, sa voix blessée, son visage comme s’il lui manquait la force d’être beau. Souvent il se décompose comme celui d’un enfant qui, tombé par terre, se rend compte qu’il a mal.

La sexualité est plus violente et enivrante encore dans le cas d’un religieux. Lui qui ne voulait avoir pas de corps se livre à un bal-let vicieux qui le comprime entre ses os et sa peau gonflée de péchés en même temps qu’il fait de lui, drapé dans sa maladresse, un redou-table pantin dont le vent du désir secoue les ficelles,

lui si sombre même de jour,

Pour le cas de l’onanisme, je ne crains que le remords sur-passe tant en longueur qu’en intensité le plaisir qui l’a produit. L’onanisme c’est l’inceste poussé à l’extrême, ou peut-être le contraire.

Escaliers, couloirs, corridors de verre sombre et de musique, mon navire sans marin qui jamais n’a quitté le port, peur féminine. Une femme, Françoise. Mariée à vous mon âme attendait votre cœur, mais n’eut qu’un pâle éclat, qu’une longue douleur. La vie par mil -liers emportée dans l’indifférence, chaque enfant mort pour la patrie.

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Le sol feint sa présence. Mon corps enfuit par une porte dans un grand bruit de gésine. Dieu à mis les nuages à nu, et l’homme donné aux moulins des ailes détrônées. Je blesse ma langue sur la poitrine brûlante de son visage, vagues et voiles nacrées. Encore ce vent qui me déshabille, une couverture noire où l’on verse de maigres fils de peinture blanche. Chaque prêtre est un berger de fous et de fantômes, qui tremble et commente, commente un tableau noir.

Chaque geste s’arrête sur le seuil de l’irréparable, chaque goutte de pluie quand je goûte et j’écoute la pluie, chaque goutte de pluie vient noyer la précédente, chaque nuit les mêmes rêves nou-veaux, et chaque matin le soleil est un peu plus grand.

Tourneux me fait aussi encadrer quelques passages en rouge :

Je ne suis sans doute pas le jardinier qui sème et arrose tout ce qui pousse en moi.

Je voudrais qu’on me pousse dans le dos et dans le vide, mou-rir par choix mais aussi par surprise. Le suicide est une mort trop choisie pour être une belle mort.

Au fur et à mesure des lectures il acquiert la certitude que le prêtre ne faisait pas toujours le choix des thèmes traités ou qu’il ne le faisait qu’indirectement, que chaque narrateur devait poser des questions orientées au prêtre, lui demander son point de vue sur certains sujets ou lui lire des passages de livres concernant des idées bien précises. Parfois même ces orientations du narra-teur apparaissent au début de paragraphes sous forme de cita-tions simplement de mots. « Lumière et ténèbres. »; « Un vers de l’Ecclésiaste dit: », « Hobbes »... Pourtant, comment savoir si ce ne sont pas plutôt des indications du prêtres à son transcrip-teur? ou des titres de sous-parties?Il m’apprend également deux ou trois choses concernant les images qui reviennent fréquemment chez le prêtre, comme celle du vent ou du vide. Il m’explique qu’un aveugle perçoit infini-ment mieux les mouvements de l’air, les sons, les odeurs, les in-tonations, les matières, et que son absence de repères visuels peut fréquemment entraîner des pertes de l’équilibre. Il a l’air

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d’être satisfait de ce qu’il entend, est moins agressif, presque gentil par moments.Pendant ces trois semaines Tourneux reçoit de moins en moins de courrier, et ne me demande plus que rarement d’aller poster, le samedi matin, des lettres en direction de Paris. Le soir, il me renvoie comme à son habitude vers la tombée de la nuit après que je lui ai fait à manger et reste dans une quasi-complète obs-curité à écrire sur un cahier. -Lisez m’en quelques pages voulez-vous. J’aimerais me faire une idée plus nette de ce monsieur.-Entendu. Je vous lis les passages que j’ai soulignés. Ils sont au début. Après, regardez, ça devient illisible.

Je suis presque aveugle. Perdu ce monde extérieur, toute image qui s’offre désormais à moi a été mâchée, digérée, remarchée par ma mémoire et mon imagination. Le monde est flou comme au travers d’une vitre tordue. Sensation que la lumière ne peut plus ve -nir que de l’intérieur, celle-là même que le prêtre a nommé Dieu. Pour l’instant il fait presque nuit. Les formes se détachent d’une chape de plomb noir, elles tournent sauvagement ou avec mollesse quelque part dans le vide et d’autres bientôt les remplacent. La peur me vient, chaque jour plus pressante, d’être seul à jamais en ce monde.

Le bruit augmente à mesure que les images se font plus rares et plus incomplètes. Il me semble même entendre, parfois, les pierres vieillir et les nuages se tendre sur la robe du ciel. 

Dois-je, à la manière de Kierkegaard, ne commencer à vivre que lorsque je serai définitivement et désespérément seul.

Je le lis en cachette lors de ses promenades tout en préparant le dîner. Il est d’une troublante ressemblance avec le livre du prêtre. La forme est surréaliste ou symboliste, les descriptions de lieux ou de visages sont surchargées de métaphores et d’ad-jectifs, les pensées éparses, souvent diffuses, les phrases à tiroirs s’étirent étrangement et la fragmentation du monde en divers éléments indépendants sont similaires à ceux du prêtre.Je jubile souvent à la lecture de ce manuscrit qui constitue à mes yeux la preuve irréfutable de l’intrusion de la folie dans le cer-

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veau de Tourneux. Lui d’habitude si logique, si construit, orga-nisé, méthodique, se met à écrire à la manière des surréalistes, gardant cependant son insupportable mépris pour les gens, mais multiplie les constructions verbales alambiquées, supprime la plupart du temps le sujet ou le verbe pour dérouler ses phrases sur l’unique base d’un mot surchargé de qualificatifs. Je le garde aujourd’hui encore précieusement, souvenir du voyage dans ces régions de la folie qu’il explorait alors pour moi.-Lisez m’en d’autres passages s’il vous plaît.-Si vous voulez.

Désert sans envergure et sans solitude, jaune, chiffonné, dont le souvenir s’efface comme celui d’une reine morte.

Baudelaire: « Etre alternativement victime et bourreau... »: secret de la drogue qui l’abîme dans la facilité de la vie que l’on donne comme un coup de couteau, mais qui jamais ne le contient tout entier, contrairement à Quincey.

Pointu, ocre, dévidé son visage se décomposait entre le ventre flasque et le bras d’une épaisse femme, l’expression surprise et amu-sée, l’œil plissé légèrement, la lèvre inférieure brillante de contente -ment. Lui, assis au fond de la salle, regardait ses pieds dans leurs souliers vernis.

Je suis quelque chose comme un homme perdu dans quelques images de lui-même, me disant malade jusqu’à la démesure, appré-hende le monde qui existe maintenant sans moi. Pourquoi se désir de mortification et d’automutilation? A quarante ans, déjà un vieillard.

Montagne lente et ronde, sous une gangue de large brume, laissant voir des murs de rochers, concassés les uns contre les autres, quelques buissons de sable et de poussière dans la chaleur floue, le ciel découvert et peint sans amour au-dessus. L’onde capricieuse de mon doigt sur le décor, liquidité nue, voix passagère d’un quel-conque passager. Larges fissures le long de son ventre ceint de marbre; lèvres d’argent sur la paroi, de l’autre côté du monde, elles qui s’entretiennent des vies passées de l’aurore.

Comptez vous-mêmes les cordes qui vous lient. Besoin de la matière d’une femme, rien de plus.

Sa bouche est gonflée par ses dents grasses, ses yeux pa-raissent et disparaissent lentement entre les monceaux de chairs de ses paupières et de ses pommettes, il a une canne luisante dans la lu-

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mière éparse du lustre, il regarde ses pieds, assis à une table avec d’autres convives, ennuyant sans doute autant qu’il s’ennuie.

Sa médiocrité n’est pourtant que trop séduisante. Une femme debout au milieu de la salle me cache de son bras la main qu’il tient posée sur la table. Il est voûté sur sa chaise, ses jambes légèrement écartées sous son ventre important, il paraît, à le voir ainsi scruter le cuir luisant de ses chaussures, montrer et de toute sa personne son absence irrémédiable d’intelligence.

La pitié m’envahit tandis que je m’imagine son existence: femme goitreuse ou pas de femme, enfants dénués du charme habi-tuel des enfants, maison dans l’est parisien décorée de peintures de chevaux et d’imitations ratées de Gainsborough, travail manuel et pénible ou pas de travail.

Le jour a un aspect parcellaire et fragmenté, dur à soi-même, décadré malgré la patience des mots. Il dit: n’abîmez pas le silence grandissant du désert, recouvrez vos oreilles de vos mains opalines, mais ne sortez pas vos regards de leurs fourreaux, ils seraient bien trop aises de pouvoir marcher seuls.

Ne reste qu’un mauvais Robinson, plagiaire, une solitude qui ne vaut rien.

Enfin je sors de la chambre ancienne, escalier découpé dans l’ombre du bois et de ses claquements vifs. Descends vers le sol de pierres et entre alors complètement dans l’horrible néant de la nuit. Ma main sépare le rêvé du réel, et mes yeux veulent deviner la suite du monde. Une phrase de Goethe me revient: « Si l’œil pouvait ca-resser et si la main pouvait voir », et avec elle les relents douloureux de mes désirs de gloire.

Trois personnages pris pour modèles chez Kierkegaard: Don Juan, symbole de la jouissance, Faust, symbole du doute, et Ahasvé-rus, symbole du désespoir. Lui, commentateur de l’agonie du Christ.

-Que pensez vous de tout cela monsieur Dunois ?-C’est très mauvais. Je trouve son style dépourvu de grâce, en-combrant, ses métaphores sont pompeuses, inutiles. Rien à voir avec le prêtre.-Et que ce passe-t-il ensuite ?-Je dois interrompre un temps cette lecture quotidienne car Tourneux, à partir du début du mois de décembre, ne voit plus assez pour aller se promener seul et me demande que je l’ac-

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compagne. Toujours le même silence, la même expression sur son visage comme s’il était exaspéré par ma présence, comme si elle lui était imposée. Quand il me parle c’est pour me comman-der de faire quelque chose, ou me mentir sans raison sur sa vie. Cela le rend plus laid et plus détestable encore derrière sa ridi-cule préciosité parisienne.La lecture continue, mais je deviens au fur et à mesure de plus en plus désireux de le jeter dans une folie qui le laissera plus im-puissant encore que sa maladie.-Et la fin de ce troisième chapitre ?

Robinson Crusoë a vécu l’humanité dans sa totalité en ce sens qu’il n’y avait plus toute une société remplie d’hommes se parta-geant les divers aspects et degrés de l’humanité, mais lui seul écrasé dans sa solitude. Expérience troublante qui l’a plus sûrement mené à la folie que ne l’aurait fait un séjour parmi les morts.

L’inceste est sans doute l’essence de la sexualité. C’est plus un onanisme qu’un rapport sexuel. Ce que j’aurais voulu y recher-cher, c’est la douleur du narcissisme le plus profond, celui qui m’a fait nous aimer au delà du dégoût que j’éprouvais pour mon corps et mon âme. Chacun désire de tuer son père et d’épouser sa mère, car chacun désire d’être faible et d’être plus faible encore. L’amour de l’autre c’est la haine et le mépris de nous-mêmes.

Désir du corps mais pas du regard. Dégoût pour ce qui suc-cède à l’acte sexuel. Désir de meurtrir, de tuer le corps consommé. Plus de témoin, plus de péché.

Des poitrines fendues dans les églises et sur des croix. J’écar-quille les yeux et bas furieusement des paupières à chaque bruit qui me montre que je deviens fou, mais toujours, toujours, je ne vois rien que je n’ai déjà vu.

Les visages sont moulés dans une sorte de simplicité loin-taine, les corps sont tous des morceaux de chair à vifs, seules vos voix ont encore la consistance de vies humaines. Que reste-t-il des images que je garde comme un chien autour d’une maison vide? Toutes les femmes se résument pour moi à une seule femme, elle qui doit être mon idéal féminin, l’image collée -sans que je l’ai pourtant jamais vue- derrière mon mot de « femme », juste sur mes paupières.

Ainsi du monde entier.

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Ce sont les couleurs qui donnent le monde et nous apprennent sa violence. Les bras et les mains rouges de soleils levants, le jour coulant sur le jour. Ne serait-ce qu’au lendemain d’un meurtre, il res-terait tant à apprendre encore.

La pluie attend que je dorme avant de dormir à son tour. Cha-cun attend une vague pour faire taire les autres, une femme. Celle que je dois aimer est une barque allant sous une lampe éteinte. Com-ment, d’où je suis, savoir quelle bouche prendre?

Retenez bien que le simple est vide. Ce sont les animaux qui sont sans religion. Pour nous, le miroir joue le rôle du peut-être.

Fermer les yeux. L’amour que je porte à une absence, la grande impuissance des églises, la voix des anges parmi celle des hommes, la nuit qui s’enfuit vers une aube nue de tout, vers le ciel que l’on voudrait voir par delà le ciel, par delà l’homme, au-delà de ce qui nous fait hommes. Fermer les yeux, risquer l’oubli.

Ces grands toboggans vers le soir où l’on nous pousse les uns à la suite des autres, sans nous dire, quand enfin nous arrivons, qu’il fait froid à l’endroit où nous sommes désormais. Sentiment de l’inco-hérence, la mer toute entière entre le sable et le fil tendu de l’hori-zon. Etre guerrier sans avoir à mourir.

Trouver un mot dans l’univers de tous les autres, lui qui me regarde du fond de son mutisme. Le garder, être lui, n’être rien, un mot, un instant, le monde qui passe comme le long d’un train, une femme, une nuit, une femme, le jour enfin. Il n’avait rien fait que tourner en rond, mais quand il revint elle n’était plus là.

Une femme rencontré sur une terrasse lumineuse. La femme était devenue sa femme, puis une autre. Il l’avait aimé, sans but et sans joie, presque sans amour. Car c’est l’amour qu’il avait pour elle qu’il avait aimé. Puis il était parti, avait rencontré d’autres femmes sur d’autres terrasses lumineuses.

Il avait vu cette maison, marchant dans la campagne. Il l’avait achetée, habitée, et maintenant il la hantait, froid et blanc dans son inexistence. (J’ai ajouté ce paragraphe)

Il semblerait que j’aie vécu jusque là de mon désir de gloire et d’impossible. On fait semblant de vivre et puis on meurt vraiment.

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Il pensait à la femme qu’il avait eu et à celles qu’il n’aurait pas, se promenant le long de la mer grise, il aurait voulu s’aimer. Il écrivait aussi, de la poésie sur le vide, l’image d’un masque de pa-pier sale qui collait à son visage malgré tout. Il pensait aux soirs et aux aubes qui ne venaient que pour lui, aux musiques luisantes jusque dans ses yeux brûlés.

La folie prend la place de l’essence. Tout vient de la répéti-tion incessante de tout. Chaque homme a la même voix, dit la même chose, chaque jour est semblable à la nuit et au jour précédent, à tel point que les dates sont un simple indicateur de distance parcourue. Mais je reste toujours et indéfiniment le même, un prêtre aveuglé par le discours de tous puis par un mot de Dieu. Coupable, le suis-je vraiment? ou plutôt: ma cécité est-elle châtiment ou récompense, une gifle ou une main tendue? La main de Dieu.

Complexité de tout ce qui parvient à mes oreilles puis à mon cerveau. Rien de plus qu’un effrayant besoin de présence sensible, plus que le souvenir de l’autre, sa main, sa voix impérieuse et totale, une musique traînant dans le bourg, un homme seul qui siffle une dernière fois dans son champ, le mouvement brut et compact de la pluie, chaque bruit qui va plus loin que lui-même, indescriptible et captivant. Les murs sont blancs et noirs, tâchés par moment, gluant d’une obscurité banale, rien de très grand ni de trop lourd, rien du tout, le monde devant moi et devant vous.

Murs, murs, des milliers de femmes qui demandent l’absolu-tion, courbées de péchés et de cynisme, haine des femmes comme des hommes , haine de la dégénérescence de l’homme en un sous-être improductif et pesant, sans autre utilité que la tristesse, la mi-sère, la joie de l’orgasme évanescent, et la reproduction. Misère de l’homme imbibé de la médiocrité de la femme, de sa propre médio-critéé. Le crime attend un regard quelque part, le claquement d’une lèvre ou d’une porte.

Désir de meurtre, rêve d’un meurtre, de religieuses pendues à l’aplomb de marques illisibles, de religieuses trempées dans la luxure et la facilité du monde nouveau, péché de jouisseuses mal dégrossies au sortir du couvent, désireuse de connaître pour dire et non de sa-voir pour enseigner. Duperie de la grandeur d’une vie. Chemin qui va plus profond que les catacombes, misère des hommes entraînés dans la pauvreté de bougresses. Elles crient, bien sûr qu’elles crient, et puis, quelle importance?

Meurtre, frappez à la tête, frappez pour faire mal, tuez, mais tuez en artistes, soyez meurtriers comme d’autres furent poètes, soyez artistes quand vous serez meurtriers. La beauté du geste qui

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prend la vie, l’orgasme névrotique du coït renversé, l’assassinat qui me fait homme plus que tout autre geste de ma vie.

La foule. La masse. Bruit, stupidité, les yeux sur les talons du précédant, un seul cerveau pour mille corps, panurgeant sans lucidi-té. Je porte en haine la foule, les hommes qui ne sont qu’au milieu d’autres hommes.

Chapitre troisième (Bt)

Tourneux me demande ensuite de lui relire les passages souli-gnés. Il y en a beaucoup et cela dure jusque tard dans la nuit Il exige que je marque de longues pauses entre les aphorismes et les paragraphes choisis et me dicte des notes.-Cela m’intéresse. Lisez

Le prêtre semble hanté par un malaise profond, en même temps que par un dégoût des autres qui teinte chaque relation qui peut les unir à lui. Dégoût qui vient probablement d’un dégoût pour son propre corps et pour cet autre qu’il a été avant d’avoir trouvé la foi dans la solitude coupable de sa cécité.

Pourquoi ce rejet de la femme? A-t-il possédé puis tué cette Françoise? Cela paraît étonnant. Il me manque beaucoup trop d’élé-ments dans la biographie et le portrait du prêtre pour pouvoir tout comprendre de son livre. Il m’apparaît néanmoins indiscutable qu’il soit tombé d’un coup brutal dans la cécité. Il ne put commencer le deuil de sa perception visuelle qu’une fois celle-ci survenue, ce qui dût lui laisser d’horribles regrets et ne fit sans doute qu’encourager son aigreur à peine naissante ou déjà avancée.

L’allusion aux religieuses est-elle une prémonition, une direc-tive ou un constat? Plagie Quincey, ne pouvant, du fait de sa culture et de celle de ses compagnons, en ignorer les thèmes. Je pense que ces pauvres femmes ont été auparavant violées puis peut-être tortu-rées.

Mais la question centrale reste: Comment quelqu’un ayant trouvé la foi peut-il manifester tant de haine et de tels penchants pour le meurtre et la morbidité? Est-ce un dernier exutoire avant l’ultime paix du corps et de l’esprit? Le prêtre n’en finit décidément pas de laisser derrière lui un épais brouillard.

C’est tout.

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Tourneux ne commente jamais trop longuement nos lectures comme pour mieux laisser la pensée du prêtre se distiller en lui. Il se fatigue de plus en plus à écrire son journal que, sa cécité devenue quasi-totale rendant nécessaire une aide constante, je ne lis qu’à de rares occasions, lorsqu’il fait la sieste après déjeuner ou qu’il va en ville discuter avec le bibliothécaire.Mais ces lectures, si rares sont-elles, ne laissent pas de montrer une étonnante ressemblance avec le livre du prêtre, tant du point de vue de la forme que de celui des idées. Je me plais à croire que j’en suis le maître d’œuvre et je descends à chaque fois avec plus délice dans ce trou sombre où tout pourtant me semble fa-milier.

Le corps est arqué vers l’arrière, ce qui laisse voir ses côtes et tire son nombril entre sa courte poitrine, la chevelure de son sexe et mon désir de possession. Elle a les yeux plissés, une jambe précédant l’autre vers moi.

Un lourd bruissement va et vient au dehors, les toitures du pays doivent être en train de rouler dans le vent, et les vagues frusques doivent étaler les murs de granit pourtant morts depuis long-temps. Rien ne restera de la vie des coupables, rien qu’une goutte pluie sur le ventre rond et tendu de la mer, enceinte elle aussi, impro-visant son immortalité entre deux vagues molles.

Un jour le Pape fera ses discours devant des salles vides, à moins que la religion ne devienne un divertissement.

Le meurtre. Le sang gras mais rapide fait un lacet sur la plaine de son ventre, comme une rivière d’argile et de fleurs qui s’en va vers la mort. Sans doute le dixième fleuve des enfers. La bouche à peine ouverte, elle parle de sa vie à quiconque peut y trouver son bonheur, morte depuis bientôt dix minutes, sa poitrine chaude encore d’un dernier coït. Après l’amour, non pas la tristesse mais le meurtre. La rose rouge de l’amante doit être cueillie là où l’amour a semé. Ainsi, le poignard comme le deuxième sexe de l’amant, et le sang comme le vin qui chante la noce.

Les murs froissées, tordus entre mon souvenir et tels qu’ils sont ici, des grandes flaques de poussière et de gravas, des voix qui hésitent de se donner toutes entières.

Ma tête prise entre deux bruits de pas, sans fausse note, image difforme et chassée de son trône d’or, malédiction sans amour. Le soir est lourd comme un casque de plomb.

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Pensée que ma cécité aura le goût de ma solitude, que je serai le seul dans le cercle tracé autour de moi, que le jour et la nuit en vi-site à mon chevet ne seront que des souvenirs. Le ciel aura la couleur et la taille que nous voudrons bien lui donner, et les murs et les hommes ne tiendront debout que par habitude.

Des ronds de sable derrière les branches, un enfant dans un to-boggan et la peau du miroir le regardant jouer. Là-bas, des bruits, des lunes, des notes, des gens, des silences passent doucement. Ils parlent du visage des morts qui n’ont pas connu la nuit. L’aube vient qui me perce les yeux et les rêves, l’amant de la plage se retire, sur une pierre au fond d’un moulin.

Cette musique pour des paysages défunts, des corps nouées ensemble puis jetés dans la mer de l’amour, coulant sans bruit avec les vaisseaux des marins en retraite.

Tout repart doucement, puis soudain, soudain, le bruit revient avec la musique, on fait semblant de s’ignorer, de couler dans le noir. Toujours on ment et toujours on se trompe.

« Le ciel aura la couleur et la taille que nous voudrons bien lui donner. » Nous ? Le prêtre et lui ? Plus je lis ses feuillets et plus je veux me persuader que Tourneux est en train de devenir fou.Quoi qu’il en soit je suis moi-même de plus en plus fatigué, d’autant que la lecture de la Bible se révèle inintéressante en re-gard du livre du prêtre et je me rends compte que, hors mis le livre de l’Ecclésiaste et celui de Job, les thèmes les plus connus sont souvent les seuls qui soient consistants.Ainsi, ma lecture du quatrième chapitre débute dans l’impa-tience et la lassitude. Tourneux me rappelle au moment de com-mencer que le rédacteur de ce chapitre est aussi celui des feuillets. Je le note en dessous du titre.Il y est question de l’enfer vécu par le prêtre à l’hôpital, de des-sins qu’ils faisait pour tromper son dégoût, de portraits à nou-veau, de la violence, de Mallarmé qu’il rencontra en 18 , de la nuit, du péché, de la rencontre de cette femme, Françoise, et de leur vie dans un alcoolisme parisien et passager.

Chapitre Quatrième. Mon Dieu, pourquoi je t’ai abandon-né ( Th )

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Dieu n’existe pas dit le siècle qui meurt. L’Eglise et l’Etat se disputent le droit de régir les hommes, les dernières images que j’ai volé au monde sont celles d’une guerre, et pourtant la voix de Dieu est dans chaque bruit qui m’éveille.

La pluie surtout. La pluie et le vent, les mots qui s’attachent à des bouts du temps comme à des bouts de paysages. Les jambes et les bras de chacun dans le grand ballet où les regards s’ignorent, dans le lenteur de l’écho, dernier chemin jusqu’aux abîmes.

La pluie qui lavait les visages de leur sang et de leur boue, les poitrines tendues vers le corps d’un nuage lavées de leurs impoli-tesses. La mer ingérant le gravier diaphane et complexe du ciel, et les nuages semant la laine de leurs nids.

Religiare: relier. Dieu chrétien, unique et sauveur des hommes. Le christianisme veut mettre l’homme en relation avec Dieu, c’est donc que l’homme ne peut le faire lui-même. Issu du pro-testantisme, la religion naturelle a affirmé que l’homme pouvait di-rectement se mettre en relation avec Dieu. C’est ce que je crois aussi.

Les institutions religieuses minent la religion, elles disposent entre l’homme et Dieu une infinité de rites, de figures imposées, de discours imbéciles et de péages inutiles.

Toujours les deux problèmes du Mal. Les hommes ne s’en sortiront jamais.

Son origine et sa coexistence avec Dieu.Il a son origine dans le péché originel. Donc il est une créa-

tion de l’homme contre Dieu.La coexistence : c’est que Dieu s’est d’abord soucié du

peuple, puis de l’individu. La vie d’un homme est infiniment plus courte que celle de son peuple. On ne pense jamais Dieu à la bonne échelle et avec les bons outils. On veut bâtir les églises avec des ga-lets et de la boue.

Problème du péché. Jean demande au Christ : « Maître, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Le Christ n’a pas à répondre. Que feraient les hommes d’un Dieu qu’il compren-draient ? Ce n’est pas à Lui qu’il faut poser le problème de l’exis-tence du Mal.

Le monde à côté de moi dans mon vieux lit défait, mais Dieu si loin de tout ce que je mets près de moi. Et bientôt la fatigue pèse plus lourd que le désir.

Des pas sculptés dans l’ombre, chacun caressant le bruit de l’autre, tout autour de moi et sans cesse. Le lent écoulement de la

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nuit, une dernière fois avant que l’horizon ne vienne rassembler mes regards entre le ciel et la mer. J’entends l’air visiter ma poitrine, le doux sifflement de la toile sous ma main.

Il fait nuit, le vin dans les veines comme le sang de la guerre, ses goulots et ses canons me cédant leurs langues froides. Un vieux manteau couleur de nuit me recouvre les jambes, le vent complice qui s’égoutte, grand et vide comme un chemin qu’il reste à faire. Chaque mur, j’en ai maintenant la certitude, est celui d’une prison.

Si loin de pouvoir « aider ses contemporains, [un homme] ne peut qu’exprimer qu’ils vont périr. » Le chevalier de la foi lui-même ne peut « ni n’ose aider un autre, pas même son plus fidèle disciple, sa mère, ou la jeune fille pour laquelle il donnerait volontiers sa vie: c’est à eux-mêmes de faire le saut, car l’amour de Dieu n’est pas un cadeau de seconde main. » Kierkegaard. (j’ai ajouté ce passage.)

Un piano va et vient comme la mer entre deux marée, comme les pas dans le sable dont on laisse le soin à la mer, sachant qu’elle les finira ou s’en ira vers d’autres.

Le début est prometteur mais les séances de lecture prennent de plus en plus de temps du fait que Tourneux me demande sou-vent de lui relire certains paragraphes deux, trois voire même quatre fois. Il est assis dans son fauteuil de cuir brun, la tête en arrière contre le dossier, les yeux fermés et les mains jointes au dessus de ses cuisses, les pieds côte à côte sur le tapis.Il a l’air très calme, son visage montre un air de satisfaction, parfois plissant un peu plus les paupières ou haussant les sour-cils quand le texte devient une profusion de métaphores et de pensées. Je prends ces souhaits et ce calme ambigu pour la marque de troubles en lui.

Le soir je pars à dix neuf heures en même temps que la bonne qu’il vient d’engager pour lui préparer à manger, lui faire ses courses, la lessive et la vaisselle. Je reviens avec elle le lende-main vers huit heures.-Attendez, qui est cette bonne exactement ?-C’est une femme de trente deux ans, assez belle malgré l’ex-pression de fatigue imprimée sur son visage. Elle s’appelle Bé-

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rengère. Je la connais un peu, comme tous les gens au village. Elle est mariée au charpentier, un homme brutal, avec des mains gigantesque et un air de brigand. Tourneux prend toujours soin qu’elle ne m’entende pas lui lire le livre du prêtre.Ainsi donc au fur et à mesure de sa convalescence, est-il devenu totalement incapable de faire quoi que soit tout seul, sinon mon-ter les escaliers, s’habiller et écrire sa correspondance, tâche qu’il ne me laissera jamais accomplir même s’il écrit des lettres à moitié lisibles seulement.Je sens en permanence chez lui la volonté de ne pas se dévoiler trop à moi, comme s’il a ou sait quelque chose qui ne doit pas m’être donné de voir ou de savoir.Tout le jour se passe dans un brouillard confus, moi essayant de percer les secrets de Tourneux, et lui essayant de percer ceux du prêtre.-Comment se comporte-t-il à cette époque ?-Il devient très préoccupé. Nos rapports sont toujours baigné de cynisme de sa part et de fausse naïveté de la mienne. Il se voit condamné aux enfers et me considère exterieur au flot qui l’em-porte plutôt que volontaire pour l’assister dans son épreuve. Dans son esprit, il est seul à devenir aveugle et à parcourir l’uni-vers du prêtre. Je n’ai jamais été pour lui que son lecteur.Pourtant nous passons encore de longues heures à discuter au-tour du livre du prêtre ou d’un passage de la Bible que je viens de lui lire et il me surprend toujours par son jugement et son érudition. De mon côté j’essaie de lui apporter mon point de vue moins littéraire mais plus sensible peut-être, de l’impliquer dans ce que je lui lis. Car Tourneux en effet ne prononçe jamais d’avis personnel, comme « J’aime la façon dont il tourne ses phrases et construit ses métaphores » ou « Il est irritant dans sa manière de passer d’un sujet à un autre. » Il a un point de vue très froid sur le livre et l’auteur, cherchant sans doute plus à comprendre qu’à ressentir. Cette distance qu’il tient vis àvis du texte et du prêtre m’inquiète. Comment peut-il plonger dans la folie du prêtre s’il n’en est pas intime.

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Je me décide à mettre plus encore de références à ses écrits dans mes lectures, afin de l’obliger à se sentir directement concerné par le texte.Il a parfaitement vu cette différence entre la Bible écrite avec un style solennel et impersonnel, et le livre du prêtre qui, à chaque phrase, donne à voir l’auteur derrière les mots, et pourtant il écoute les deux textes avec une même oreille. Il est comme un adolescent devant un spectacle pour enfant qui se dit que l’on y meurt pour de faux et que l’amour n’y est jamais que quelques phrases bien tournées.

Ainsi terminons-nous le quatrième chapitre en une semaine et Tourneux me donne quelques jours de libres, m’assurant qu’il se débrouillera avec Bérengère et que je peux partir tranquille. Je ne saurais que bien plus tard ce qui s’est passé pendant ces quatre jours.-Pas si vite. Lisez-moi les passages de la fin du chapitre qui in-téressaient Tourneux.

Dunois reprend le livre qu’il avait posé sur la table et l’ouvre doucement.

Le convoi du bruit du monde et celui des images passées qu’il appelle les unes derrière les autres. Les pieds des paysans battent la terre, la fumée clignote sous mes yeux meurtris. Une aiguille m’at-tend, je le sais, au bout de chacun de mes gestes.

J’entends qu’il est tard. Les gens sont chez eux à cette heure-ci, qui dorment ou qui font semblant, ou qui font peut-être l’amour. La nuit colle aux murs comme une ombre qui s’allonge, glissant avec le froid usé, avec les vieillards qui vont dormir dehors. Eleveur de paysage, ou livreur de sentiments nouveaux, le soleil. Il a fini sa ronde,. Colline, colline, plaine, l’immobilité qui elle non plus n’existe pas.

Quel triste privilège que celui de choisir soi-même s’il fait jour ou nuit.

La mer que je veux bleue, et les lions dans leurs cages. Pro-verbes, 1: « La sagesse crie dans les rues, elle élève la voix dans les places; elle crie à l’entrée des lieux bruyants; aux portes de la ville,

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elle fait entendre ses paroles: jusqu’ à quand, stupides, aimerez-vous la stupidité? »

Etats d’âme et phénomènes religieux: péché, grâce, repentir et sanctification.

Point de vue de Nietzsche sur la prière dans le Gai savoir: « Les valeurs de la prière. La prière a été inventée pour les gens qui ne pensent jamais eux-mêmes et qui ignorent l’élévation de l’âme ou l’éprouvent sans en avoir conscience [...] tous les fondateurs de reli -gions, grands ou petits, leur ont recommandé dans leur sagesse la formule de la prière, long travail mécanique des lèvres allié à un ef-fort de mémoire et à une position déterminée des mains, des pieds...et de l’œil! [...] l’essentiel est de toute façon que ce travail les fixe pour un temps et leur confère un aspect supportable; [...] les pauvres en esprit ne savent pas se tirer d’affaire, et leur défendre le ronron de la prière c’est leur ôter leur religion »

Les institutions religieuses ont institué en rites et processions ce qui n’était que des pratiques isolées. Le tableau étant de moins en moins regardé, l’Eglise a embelli le cadre et changé l’éclairage faute de pouvoir changer la peinture elle-même.

La sorcellerie, la dégradation de l’hostie, l’hypocrisie des prêtres sataniques envoyant de pauvres mères de famille voler le corps du Christ pour le torturer un peu plus. A notre siècle, le grand jeu du satanisme est la messe noire, les maléfices, le succubat. Faire l’amour avec un esprit, quel vieux fantasme impuissant de philo-sophe déçu.

Le soir je me souviens de la poitrine de Françoise, de ses lèvres qu’elle pinçait quand elle se voulait coupable, de ses mains se froissant devant son chandail bleu. Maintenant il faut dormir, même si les cauchemars de la nuit sont pires que les combats du jour. Alors nous dormons parce que l’on ne peut continuer à vivre, nous dor-mons, courbés comme des enfants sur ces souvenirs que l’on fuit.

Ma main caresse le front brûlant de l’homme étendu par terre. Il gémit et s’en va rejoindre dans ma mémoire tous ces hommes dont j’ai pardonné les péchés et caressé le front en les regardant mourir. J’ai soif. Le jour est encore long et je suis déjà très fatigué, mes ge -noux sont recouverts de bleus et de boue qui viennent jusque dans l’hôpital, le froid s’infuse en moi jusqu’à mes os.

La gorge sèche où agonise ma langue, le désespoir de revenir parmi les hommes, dernière joie que la nuit reprend sous sa cape verte et rouge et or. Certitude enfin que les cris ont des yeux de loups.

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La guerre m’a fait missionnaire chez les damnés, prêchant l’amour de Dieu en Enfer, ceux qui ne riaient pas m’insultaient, ou pleuraient lentement. Mes pieds nus dans la neige noire et sanguino-lente, s’enfonçant jusqu’à toucher des membres, mes mâchoires ser-rées pour ne pas crier ni vomir, le vent qui me traversait le corps et les yeux comme un souvenir douloureux, la mort marchant à côté de moi et ricanant de mes faiblesses, tout cela jusqu’à un horizon dont j’avais oublié la beauté.

La corolle d’une fleur s’ennuie, s’enfuie et meurt avec le re-gard d’un mourant. Le destin de l’humanité est de jouer sans cesse avec l’apocalypse.

Une longue salle où sont tassées des images et des formes de Dieu. A partir du VIIIème siècle on put peindre Dieu et, partant, l’homme, car il est un autoportrait de Dieu.

Visage du Christ. Son contour est lisse et obscur, sa bouche fine, la commissure discrète, ses yeux plissés de sagesse et de bonté, et son regard contient toutes les misères de l’homme. Ses cheveux sont longs et bouclés, blonds ou châtains, comme sa barbe qu’il porte courte, symbole de maturité et de paternité, mais c’est toujours le vi-sage d’un homme qui hante ces peintures.

Dieu, image renversée de l’homme.

Un hurlement traverse l’air froid et fin de la grande salle de l’hôpital. Des billes roulent sur le carrelage immonde ou sèchent en-semble la sueur et le sang de cette guerre que je ne connaîtrai pas. La violence de son écho n’en finit pas de grandir et de s’éloigner. En dessous de mon visage gonflé, brûlé, torturé par un démon quel-conque, je sens ma cervelle ivre et, plus loin, mon corps maigre et absent. Au-dessus je sens n’avoir presque plus de cheveux et vois à peine le ciel qui continue de couler, la marée des nuages, le silence de leurs jeux qu’ils vont cacher derrière l’horizon. Au-dessus je ne vois rien de ce que m’avait promis Dieu lorsque j’étais vivant.

La brume s’est prise dans les filets d’un arbre nu, branches courbées comme des serres que regardent les gargouilles, aucun vi-sage dans cette nuit blanche. Des hivers d’où jaillissent des chevaux de bois noir, cette sœur morte, des orgues en pagaille, ce banc qui jette à ses pieds l’ombre molle de sa paresse. Les toits aux lucarnes détournées, la barbe des statues, mon doigt levé qui appelle Dieu et Dieu qui me répond « Tais-toi ».

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Je retrouve un peu de Françoise dans tout ce qui m’attire et me blesse. Sa poitrine est obsédante. Elle met son ombre et ses men-songes partout. Ce sein que n’a pu prendre aucun enfant. Car je suis parti en enfer et n’en suis pas revenu.

Caresse-moi me dit-elle. Je passe ma main sur la peau brûlé du mur et prends un peu de poussière dans le creux de ma main. Ses jambes aussi demandaient mes regards pour les garder dans une ombre, quelque part à l’abri des baisers. Nos promenades à Paris, le dimanche matin. Je veux qu’elle existe encore pour avoir rêvé d’elle une nuit que je me sentais si seul. Le rêve, c’est ici cet endroit à l’abri des baisers. Tu n’es plus qu’une petite fille et moi je ne suis plus qu’un vieil aveugle qui, des mains et des yeux, cherche une gloire qu’il n’a jamais eue.

De grands escalier jusqu’à moi, oui, le grand ciel qui survole Paris fait sûrement la putain en haut des escaliers de Montmartre.

Un bruit ancien: le prince despotique d’un champ bien avant la neige et son cortège obligé de solitaires le long de la côte. C’est tout, si ce n’est un cortège incolore de femmes et de prières étranges. J’ai été heureux. C’est tout, si ce n’est une fin dont il ne reste que les trois lettres.

Les tambours ont invité leurs colères. Autour du feu qui gré-sille comme un disque, la voix déserte de Dieu est comme un miroir sans consistance. Ce miroir, c’est la peau inconnue et anonyme d’un tambour que l’on tape et caresse pour entendre sa propre voix, le chemin des amants jusqu’à l’autel de marbre où se fera l’amour. Il couchera son corps nu sur le corps nu de la femme, et son sexe tendu vers le sexe nu de l’amante embrassera ses lèvres et corrompra sa bouche.

Tourneux est très impressionné par la crudité de la langue du prêtre, non seulement parce qu’en sa qualité de prêtre il ne pou-vait écrire de telles choses, mais de plus parce que même un poète très libéré n’écrivait pas cela.Mais la fin du chapitre est plus intéressante encore : elle men-tionne les six marques dans le murs comme des croix et non comme la correction d’un nom ou d’un mot. Il nous faut donc chercher de ce côté le mystère de l’inscription.

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Mes vieux doigts sur le vieux mur, mes ongles qui dessinent des croix. Une, deux, trois, quatre, cinq. Six en tout. La croix est la seule et unique vérité de l’homme. Rien d’autre en lui qu’une croix. La verticalité de ses jambes, de ses oreilles et de son nez, l’horizon-talité de ses bras, de sa bouche et des ses yeux.

Ne cherchez pas plus loin si vous cherchez. N’allez pas au-de-là si vous allez. La vérité. Un, deux, trois, quatre, cinq, six.

Des pans de toile grise où sont marqués des visages et ,malgré l’amour que l’on se met à attendre, tout se passe entre deux ombres.

Un bras de femme entraîne des hommes à l’amertume, et d’autres à ce sentiment non moins fort et beaucoup plus profond de la culpabilité. Un grand jet de trompette qui ceint le ventre et le sou-venir du corps à corps de la mer et de la plaine. Voilà encore qui est étrange. On veut souvent réduire le contrepoint de la mer à la plage ou à la côte rocheuse, mais c’est réduire la mer aux vagues qu’elle forme pour amuser les enfants. Revenons à la culpabilité.

Tout commence, comme la plupart du temps, par un péché. Je faute, je suis coupable. Reste à me sentir coupable. Une chaleur d’abord désordonnée prend notre bas-ventre. J’entends: Coupable! et je me dis que je suis innocent. Maintenant c’est à mon esprit d’être infernal. Il me montre une centaine de fois le tableau de mon péché, il peint le visage de la victime dans de traits divins et innocents, il mets un poignard dans mes mains et de la haine sur mon visage. J’entends et je me sens coupable. Viendront ensuite un lent cortège de remords ou de péché, selon que l’on se veuille innocent ou plus coupable encore. Un meurtre suffit rarement à faire de vous un meur-trier, même si vous tuez avec le sourire.

Aux funérailles des statues, tant d’ombres défigurées qui ges-ticulaient comme des paupières au travers de grilles. Il y avait aussi des hommes penchés sur leurs défaites, les bras dans la lumière in-complète que répandaient les bustes et les paumes de mes défuntes images. Chacun multiplie ses membres dans la photographie man-quée, dans le geste que l’on arrête pour le recommencer, toujours cette image de poignard qui se plonge et se plonge dans son buste li-quide. L’amour et après? La liberté croit-on. La mort peut-être, un dernier rayon de peine et de pluie.

Choisis les formes dont tu veux naître, là-bas des armes qui s’observent comme des joueurs d’échec. Première métamorphose in-décente. Trois corps, trois femmes pendues sous le buste du ciel cou-leur de tôle froissée comme un cimetière. Aucun artiste n’est un hé-ros s’il ne va pas au-delà de son art. De la torture. Marque de

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l’amour et de la douleur sur leurs corps suspendus entre deux cris. Nietzsche : « Aucun artiste ne tolère le réel »

Chapitre quatrième (Th)

Que signifie cette mention de la torture et des trois femmes pen-dues ? Le prêtre avait-il été le commanditaire, le témoin ou le metteur en scène malgré lui de ce crime? Tourneux se gratte les mains et secoue parfois son visage de droite à gauche et de gauche à droite. Il semblerait qu’il ne comprenne pas plus que moi le sens des mots du prêtre.Il prend de nombreuses notes en plus de celles qu’il me dicte. Mais pourquoi ne me les dicte-t-il pas ? Il me dit que c’est parce qu’il ne veux pas se sentir totalement handicapé, qu’il veut avoir encore le plaisir d’écrire, que ce sont des remarques sur le livre du prêtre. Mais il ment.La lecture du cinquième chapitre commence dès le lendemain. Bérengère semble perturbée. Tourneux lui-même a les mains plus agitées et son visage est l’aveu de plusieurs nuits sans som-meil malgré ce qu’il me dit.Il retrouve son calme dès le lendemain de mon arrivée. Je soup-çonne une relation entre Bérengère et lui, quelque chose d’en-core mal défini et de dérangeant pour l’un et l’autre.

Donc le chapitre cinq. Il porte sur des sujets divers et com-plexes. Il est très étrangement composé, varie beaucoup les tons, passe d’une réflexion sur le suicide à une description de buste de femme, de la légèreté au tragique, ou d’un récit de bataille à une série de portraits flous.La lecture dure de plus en plus longtemps car Tourneux me de-mande de lire de plus en plus lentement et presque de jouer les scènes, prenant la place de metteur en scène, me faisant re-prendre des passages avec ses indications: « Sois plus renfermé quand tu lis cela, parle même avec difficulté s’il le faut », « Ta voix n’est pas assez imprécatoire », « Accentue plus encore le texte. » Il continue de faire de moi son jouet sans bien me dire ce qu’il attend de moi.

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Cette partie de notre travail ne plait qu’à lui. Lui comme à son habitude, dans son rôle de maître omniscient, moi, comme à la mienne, dans celui de l’élève naïf obéissant. Mais nous tous deux sentons que c’est surtout un moyen de rendre moins fati-gante et moins aride notre lecture. Je m’efforce de ne pas faire ce qu’il me dit de faire et lui de me rappeler à l’ordre à chaque fois.

Chapitre cinquième. La tentation du désert.( JA )

Les cloches de l’église s’affrontent sans péril. Elles m’aident à comprendre que le temps se déroule encore et pour chacun.

Les racines des arbres et des hommes. Regard de la paume, regard du lointain, contre la hanche fragile des vagues où je mets ma bouche, contre la mâchoires de l’arbre où je baigne ma main.

Je dors tout le jour ou toute la nuit, c’est selon. Mes yeux, du moins, sont toujours fermés. Je parle tout haut, je m’entends dire, je m’écoute. Chaque chose, je le sais, que je lance en ma direction passe par Dieu. L’air n’est pas rempli de démon comme l’ont cru Lu-ther et avant lui saint Augustin, mais rempli de nous-mêmes et de ce qu’il y a entre nous et nous-mêmes si nous avons la foi, c’est à dire de Dieu. Satan, « prince des puissances de l’air ». Faux. Satan est la représentation de notre faiblesse, de notre penchant vers la facilité. Aussi la véritable tentation de Satan est-elle le christianisme. Le dé-sir de faiblesse, la pitié puis de vengeance, car c’est avant tout cela le fondement de l’ancien christianisme.

D’autres voix parlent pour nous depuis le fond de notre âme, avec cette musique se répétant sans cesse, ces voix d’enfant traver-sant l’hôpital que l’on voudrait oublier malgré les morts que l’on croise.

En 1830, Lyell a démontré que les fossiles ne proviennent pas du déluge et que la création du monde est bien plus ancienne que ce que dit la Bible. En 1872, le déchiffrage de tablettes assyriennes a montré que de nombreux récits de la Genèse ne sont que la reprise de mythes antérieurs. Par-là on croit avoir prouvé de manière irréfutable l’inexistence de Dieu. C’est faux. C’est l’imposture de la chrétienté qui est ainsi prouvée.

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Les visages disparaissent dans les sillons de leurs rides. Tous ces regards qui accusent le même homme, leurs mains droites et froides comme la pierre des églises.

Les ombres des hommes se mêlent à celles des églises. C’est dans l’ombre que les hommes ressemblent le plus à leur Dieu.

Mais le secret de la religion est qu’il y a deux Dieux. Le pre-mier Dieu est inconnaissable. Le second sent la sueur et le vin, il est celui qui est assis à côté de nous dans les églises. Ses qualités sont des qualités humaines soit poussées à la perfection soit fantasmées: bonté, sagesse, immortalité, toute-puissance, ubiquité... Mais ce Dieu est aussi celui qui ancre les hommes dans leur paisible fatalisme.

La première chose à comprendre quand on parle de religion c’est qu’elle ne peut être que subjective. Dieu apparaît au travers des hommes. La Bible emploie sans cesse un impératif inapproprié à la révélation de l’existence divine. Elle dit « Croyez! » quand il fau-drait dire « A chacun son propre Dieu et vous verrez qu’il est le même pour tous. » En ce sens tout ce livre n’est qu’un exemple. Il n’est pas une nouvelle Bible car la Bible est le péché originel d’où découle toutes les erreurs du christianisme, religion du dogme, de l’impératif et du Dieu-fantasme.

Le monde entier est divisé en deux. Deux Dieux, deux hommes dans chaque corps, deux vies, deux morts. Le premier Dieu est le vrai Dieu, celui que l’on ne peut connaître mais dont on peut avoir l’intuition, le sentiment. Le second est le Dieu que l’on se fa-briqua pour croire en quelque chose quand on ne crut plus en rien. Le christianisme s’est imposé le mieux auprès des peuples les plus désespérés. Celui qui ne souffre pas n’a que faire de souffrir pour les autres et pour Dieu, et celui qui souffre, autant que cela lui serve à quelque chose.

Deux hommes: l’un est semblable au premier Dieu: il est notre âme, et il convient à chacun de la mettre à jour. Le second est celui que les autres hommes ont fabriqué pour se sentir moins seuls, par peur de l’inconnu, et qui, appartenant à un groupe, en a la langue, les habitudes, les gestes et les croyances. Il est l’homme du troupeau. Souvent le premier homme est si englouti sous la masse du second qu’il ne paraît jamais. Il en va de même des deux Dieux.

La solitude favorise l’esprit sur le corps, et la religion est de-venue plus une question de chair que d’âme.

Le sentiment de Dieu ne peut se trouver dans la répétition ins-titutionnalisée de rites et de paroles mais dans la solitude de la mu-

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sique, de la peinture, du coït, de la mer, du songe, du voyage, du meurtre, du paysage. Dieu est inconnaissable, seules sont possibles la rencontre et la joie du sentiment de Dieu.

Dieu, le plus grand créateur et le plus grand solitaire.

Qu’entend-il vraiment lorsqu’il dit « sentiment de Dieu »? Le génie ou la folie. Se considère-t-il génial? Se sait-il fou ?Langage flou. Au moins éclaircissement de la notion

Ne pas brûler la Bible, mais la lire comme un exemple de dé-couverte et d’interprétation du sentiment de Dieu.

La souffrance et la maladie. Cas de Job. Perte de tous ses biens, de ses fils et de ses filles puis atteint d’un ulcère malin. Dit à sa femme qui l’engage à maudire le tout puissant: « Quoi! nous rece-vons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal! » Tout comme son bonheur avait été sans failles ni ombres, son malheur est sans espoir ni répit. Tous les personnages de la Bible sont des figures impossibles. Pourtant ils ne nous apprennent rien que nous ne sa-chions déjà.

Les femmes dont il ne reste que des morceaux d’images, ci-metières de vagues tuées les unes après les autres. Leur visage teint de flou dispute son existence au bruit qui en disperse les traits, la commissure haineuse, l’œil s’agitant dans son bocal rouge, la bouche posée sur le corps de l’autre, recherchant son plaisir et le plaisir de l’autre dans un même baiser.

Je crois voir des jambes glisser sur le parquet des champs, et leur visage est ceint d’une douce inquiétude. La paille remplit les mains grises de ces femmes sans jeunesse, odeur de cendre sous la gorges des anges. La terre contre le peintre, lui qui cherche un mot qu’elle n’ait déjà dit. Le ciel est déjà loin ce soir. Nous y retourne -rons demain s’il n’est pas trop tard.

L’orchestre se met en ordre suivant la couleur de l’automne. Lui, les sourcils filandreux, ses lèvres disparues et le menton craqué, est un vieil homme qui porte ses souvenirs sur son dos.Je n’ai jamais su dire « Dieu te bénisse » sans quelque ironie.

La peau de mes mains est ciselée de plis, et je touche mon vi-sage et ne sens qu’un grand vide. Peur de n’exister déjà plus. Il me faut, je le sais, refaire le chemin à l’envers. Oublier la guerre et le

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sang sur les murs, l’église et la maison, la femme et son sourire, ou -blier un par un les mots qu’on nous appris, désapprendre à courir, désapprendre à marcher, désapprendre le ciel, papa, maman, nos en-vies, désapprendre ses yeux, à voir, à regarder, à entendre, à crier, à naître, et puis mourir. Devenir le néant qu’on a déjà été.

Ces enfants qui crèvent leurs ballons, morts de froids, les ma-lades autour de mon lit complotent contre la mort, toujours selon le même rythme lamentable, de haut en bas, cherchant la vie dans les plis de leurs draps souillés de leurs corps, ce que Dieu a vomi de meilleur en vingt siècle d’omnipotence, l’homme nu, nouveau-né coupable déjà, oui, la honte en héritage, alors on écrit tout petit, on parle tout bas, et la vie que l’on raconte est celle d’un inconnu parmi la nôtre.

-Tourneux s’intéresse plus aux dérives du prêtre qu’à ses raison-nements. Je me dis que sans doute il recherche là non seulement les manifestations d’une folie qui le guette mais aussi, en tant que professeur de français et non de philosophie, la valeur litté-raire de ce texte, peut-être en vue d’écrire une étude concernant ce cas de pré surréalisme.

En revenir à la solitude du coït, à celle de la mer et à celle du meurtre. La femme se déshabille sans violence, la lumière feutrée de la lune dans les arbres aide la douceur de ses gestes. Elle se couche sur mon corps déjà nu. Nos peaux se touchent, se caressent, se ren-versent mais ne se mélangent pas. Je ne me défais pas un instant de ma solitude. Il n’y a jamais symbiose, mais lourdeur attachée de nos corps.

Solitude de la mer.La mer me laisse toujours seule. Elle me tourne le dos puis

me montre sa bouche se dérouler sur le sable. Elle montre du doigt la solitude que j’ai toujours avec moi, malgré cet homme ou cette femme qui se tiennent debout à côté de mon corps. Puis mes pieds sont traversés d’une douce piqûre. Il ne fait pas très beau, les nuages formes d’épaisses couches de lumière grise, et pourtant je me baigne. Mon amie est restée sur la plage. La mer me cache la voix qui me parle, elle me tient dans ses doigts de plomb froids comme des ai-guilles. Alors à ce moment je m’amuse à chercher un nom pour l’éternité.

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Le meurtre maintenant. La grande question du meurtrier qui tue sans autre raison que celle de tuer est: comment tuer? Une femme croisée une fois dans la rue et dont on a que faire. J’approche mes mains gantées du cou innocent et limpide, je l’enserre comme une branche. Il me semble si fin et si faible, le visage gonfle et me regarde tour à tour avec les yeux du Diable et ceux d’une petite fille, ses bras agrippent mes épaules. Je tue tous les hommes d’un geste, et un sentiment semblable à celui du coït se diffuse dans mon crane. Puis je pars le cœur palpitant de vie et de solitude heureuse.

La nuit encore. Je ne vois plus les arbres caresser la rivière, là-bas, dans le fond de mon enfance. Les murs me semblent plus épais que tous les mensonges de Satan, chaque pluie me laisse un peu de sa langueur, et, l’herbe haute comme la vieillesse de se cour-ber vers leur fin.

Etre plongé dans l’ombre est un très bon moyen de mieux re-garder la lumière. Rien mieux que le doute ne pouvait guider Des-cartes jusqu’à la certitude de la vérité. Et Nietzsche approuve un temps sa maladie en ce qu’elle est pour lui le point de vue le plus in-téressant sur la santé. Laissez-vous, mes amis, guider vers les té-nèbres, car si l’on ne veut voir et sentir Dieu, il nous faut nous plon-ger et nous laisser perdre dans son ombre.

Une fenêtre le long de la falaise à laquelle une femme jette des larmes et des songes. Les pantins de bois et de fer se penchent vers leurs mains, ils sont contre des murs où se cognent leurs ombres, les bras tendus malgré la faim, semblables aux jours qui se tiennent par la main mais ne se connaissent pas.

Le cinquième chapitre se termine ainsi. Tourneux est satisfait de la qualité du texte et note de nombreuses choses sur un cahier d’écolier.-Que note-t-il exactement ?-Je vous en parlerai plus tard. Ce qui est important pour le mo-ment est que Tourneux me dit qu’il ne se sent pas bien et qu’il restera couché quelques jours. Il n’est pas la peine d’appeler un médecin et Bérengère s’occupera de lui. Sa voix est mielleuse, je suis sûr qu’il ment.Que signifie cette pause? A-t-il quelque chose de précis à faire dont je ne dois pas être témoin? Cela concerne-t-il le livre du prêtre? Peut-être même Bérengère? Ou bien tout simplement

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est-il réellement malade et fatigué de passer ses journées à tra-vailler sur un ouvrage aussi difficile. Je n’en sais rien.Donc je reste chez moi quelques jours pendant lesquels je relis les notes recopiées sur les feuilles écrites par Tourneux. Je me tourmente à penser qu’il me cache beaucoup de choses et que peut-être il a découvert que je cherche à le tromper.Il y a aussi Bérengère qu’il domine de son autorité et de sa per-sonnalité et dont il abuse peut-être, mais surtout il y a ce cahier que je décide de lire lors de nos prochaines séances, à un mo-ment où il s’absentera.

Au bout de quatre jours je reviens dans la petite maison de pierres grises et le trouve assis sur une chaise dans le jardin, le visage tourné vers un horizon qu’il ne peut pourtant plus voir, la mine presque réjouie, qui me demande avec son habituelle iro-nie comment se sont passées mes journées.Bérengère est dans la cuisine et fait docilement la vaisselle du petit-déjeuner. Elle baisse la tête quand je la regarde. Je réponds de manière évasive et invente des lectures de Proust qu’il com-mente d’un haussement de sourcil, ses yeux lisses et inutiles tournés vers les miens, cherchant à reconnaître les traits gommés de mon visage dans sa mémoire.Puis nous rentrons dans la maison. Il fait très froid encore mal-gré le soleil. Nous sommes au milieu du mois de décembreNous nous installons et je commence ma lecture du sixième cha-pitre. Nous savons tous les deux son importance, celui-ci faisant une centaine de pages de plus que les autres.

Chapitre sixième. ( Thd )

Une tour est sculptée dans le tronc creux d’un arbre et des gouttes de sable tombent de son sommet sur sa paume. Sa vie le brûle, il se tord les mains et le visage, sa bouche est blanche et rouge à la fois. La solitude immense de l’agonie, les derniers jours plus longs encore que les premiers. La main droite contre ma poitrine, j’entends le sang qui court mais qui ne rit plus.

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Les oiseaux font des traces de pas sur le ciel, je découvre des visages que j’invente ou que j’ai peut-être déjà vu. Ils se détachent sur le blanc d’un drap chiffonné, contours et reliefs gris qui ne res-semblent à rien, formes volées à la beauté.

Découpé, inutile comme une ombre, la grève ou je brise mes pas. Un désert laissé dans la note d’un cœur, les corps se manquent dans le brouillard laissé par les cloches luisantes. Les mains contre la chaleur de son flanc presque mûr, dernier dimanche avant l’hiver, toutes les mains qu’on me tend sont remplies de miroirs, et les cloches, toujours, luisent d’un même éclat.

Marche vers le sommet défendu de l’arbre, ronde pâleur, champ de poussière où je passe mes doigts. La grange respire main-tenant, gonfle son toit comme une poitrine. Les tons blanchissent en s’allongeant, l’enfant mêle son visage au sein diaphane de sa mère, puis elle disperse le feuillage de ses cheveux. Elle a levé sur moi son visage attristé, prise au piège de mes bras. Un autre là-bas me lance des yeux sourds et décuple sa bouche. Les rues de la grande ville n’en finissent pas de s’éloigner, laissant des portraits incolores et le détail de quelques voix.

Mon temps se passe entre le refus de l’absurde et sa complica-tion. C’est un tour de manège insupportable qui me fait mal à la tête et au corps.

Le monde rétrécit et se résume bientôt à mon corps, à ma main gauche couchée sur la rugosité du mur, et la porosité du mur qui deviennent porosité de ma main. Le ciel se suspend à la terre comme un grand châtiment fraternel, la mer se retourne dans son lit, secoue sa peau de givre, cabosse rochers et danseuses. Mon corps pèse le poids du monde, l’air plus lourd que la solitude et le silence plus blanc que celui d’une cellule monacale; mes genoux, mes bras, mon ventre, je sens ma tête qui tremble avec chaque mot qu’elle ex-pire.

Un grand homme dans une cape couleur d’ambre, comme une feuille jaunie par la répétition des jours et des nuits, une main si blanche sur un mur si noir, une vieille chaise canée, photographie de corps nus sans autre distinctions. Des femmes, seulement des femmes, comme si elles seules pouvaient porter la nudité, une fabu-leuse nudité. Enfin, une série de murs qui finissent par faire une im-passe. Puis elle colle sa joue à l’épaule de son voisin, son visage perd la belle symétrie qui le rendait si fin, elle creuse une cerne autour de son oeil droit, sa bouche ouverte sans légèreté sème quelques ombres dans les plis de son vêtement.

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La foule minuscule au fond du trottoir blanc de neige et de soupirs, les tiges droites des bras et des jambes, la chevelure des lan-daus bleus, les pas décadrés de la danseuses, Degas, l’escalier mono-tone comme un ruisseau dressé, la féminité que j’accorde à la mon-tagne, brutale et indécise. La terre non plus ne mérite pas cette no-blesse. L’ homme et l’image rayés se répètent, rétrécissant et grossis-sant à mesure.

Le visage luisant ou pris dans la poussière, les doigts, le buste incomplets. Roi sans royaume qui ne respire plus qu’à peine, le vent marchant autour de lui, toussant, malade, sans envie. Une femme vient dans un grand costume de lin bleu. Ses bras de danseuse morte, ses hanches, et sa fière poitrine, tout l’espace de son corps trace des ombres merveilleuses. Elle est venue me dire que ma vie est une maison hantée. Les images sont celles des théâtres anciens, le décor peint sur de larges pans de toile, les visages masqués qui parlent pour mentir et mentent pour régner.

La dernière nuit est proche de ce jour. Le roi s’est cherché un royaume, une reine, un château, mais la mort est venue avant tous ces trésors.

Tu m’écoute inventer mon histoire avec ses décors en carton et ses personnages sans âme, mais tu n’es pas dupe. Laisse-moi te ra-conter une véritable histoire : Une femme lisait à l’ombre d’un grand chêne, la lumière faisait briller les contours de l’arbre et la barbe de la plaine. J’avais rendez-vous avec elle, nous nous aimions je crois. Je l’ai regardé quelques minutes puis j’ai quitté la plaine pour prendre le train vers Paris. Nous avions vingt ans et nous avions le projet de nous marier. Je ne l’ai jamais revue depuis ce jour. Je l’imaginais avec son visage de jeune fille, son sourire, sa voix douce et liquide, grave et si harmonieuse. J’ai souvent pensé la rencontrer en revenant ici, mais les gens m’ont dit qu’elle s’était marié avec un agriculteur de la commune voisine et qu’ils étaient partis vivre à Rouen. Depuis je l’imagine en Madame Bovary et je me dis que peut-être j’ai bien fait de partir, bien fait de quitter ce village noyé dans la médiocrité, le vin, de quitter ces hommes perdus dans un sous-produit de ferveur religieuse.

Pourtant son image est celle qui m’apparaît lorsque je dis le mot femme, ma femme, perdue pourtant dans mon désir de vie et de grandeur. Et me voilà dans un grenier à me lamenter sur ma vie gas-pillée dans les malheurs et les églises de ce siècle maudit.

Françoise peut-être, une image défilant dans un grand cadre noir et remuant comme la mer dans la nuit, la forme imparfaite de

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mon souvenir ne menant nulle part, mon désespoir de savoir ce que je dis,

Je voulais croire à ce carnaval sans musique, je m’appliquais à démontrer l’existence du bonheur, l’amour et tous les autres mots que l’on se donne pour se justifier, la foi en quelque chose d’impro-bable, dire du hasard qu’on le comprend et le pardonne, tout cela parce qu’il a le visage d’un homme, ce Jésus impossible, mort pour rien, toutes ces grandes réunions où chacun y allait de sa voix, du bruit seulement. Des murs blancs, des ombres noires et la nuit si évi-dente malgré les millions de vers qui en parlent si mal. Des vieux couples dans des vieux cadres sculptés, ces boulevards construits pour eux, la pluie tombant du ciel pour resserrer leur étreinte, leurs mains réchauffée l’une dans l’autre au milieu du froid, ces yeux qui se ferment sur une même image peinte sur une même toile dont le titre est un jour « je vous aime » et le lendemain « je ne vous connais pas ». Les mêmes corps inspirant l’amour et le dégoût d’aimer. Je me fatigue, je m’endors, ma tête si lourde par endroit, si absente par d’autres.

Toute la première partie du chapitre est écrite ainsi. Le prêtre y parle de personnages sortis de contes et de légendes, de pay-sages souvent apocalyptiques, mais il semble y avoir une plus grande intimité entre lui et le narrateur et il lui confie certaines histoires qui n’apparaissent ailleurs que de manière vague ou dé-guisée.Pour moi aussi c’est une lecture importante. Tourneux m’ex-plique étrangement que le sentiment de la lourdeur du corps et l’impression que la poussière couvre chaque objet touché sont propres à l’aveugle. Il me confie que de nombreux sentiments du prêtre l’ont parcouru déjà, qu’il voit souvent ces paysages de champs de bataille et ces portraits tordus par la distance et les images qui les jouxtent, comme si l’on regardait au travers de l’eau. Je ne comprends pas ces confidences soudaines et veux croire que Tourneux descend peu à peu dans le trou occupé par la folie qu’a creusé le prêtre et où je le conduis.Il s’approprie ses visions sans s’en rendre compte, et cela sans doute grâce aux métaphores ou comparaisons trouvées dans ses notes et que met dans chacune de mes lectures. Je sais à ce mo-ment que c’est dans le sixième chapitre que se trouve la clé de la folie de Tourneux, non seulement parce qu’il est plus torturé en-

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core que les autres et plus long aussi, mais surtout parce qu’il est empreint de cette intimité du prêtre que Tourneux a toujours évité jusqu’ici. Il faut absolument que je lise ce qu’il écrit sur son cahier avant la fin de notre lecture, c’est à dire avant la fin de la semaine.-Attendez, attendez, n’allez donc pas si vite. Je suis sûr que Monsieur Tourneux vous a demandé de souligner d’autres pas-sages encore.-En effet, oui.-Lisez-les moi.-Bien

La molle atmosphère des tableaux de Rembrandt, le vague du regard et du fond. L’autoportrait montre la beauté de l’échec de la solitude. A vouloir être seul et tranquille je m’isole des autres et ferme les yeux. Alors je me trouve en présence de moi-même, le plus dérangeant et le plus dérisoire interlocuteur, et je me passe moi-même à la question dans un monologue imbécile.

Croyant trouver ainsi ma sagesse je me dupe. C’est dans la bêtise des autres que l’on peut la reconnaître.

Le Christ n’a pas voulu fonder une religion.

Deux Arbres dans le jardin d’Eden. L’un est l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, l’autre est l’Arbre de vie. Adam se serait-il trompé d’Arbre? Et nous-mêmes, nous serions-nous trompés une fois encore?

Je me parle à moi-même. Le langage qui occupe le juste mi-lieu entre l’acte et la pensée me donne un gracieux sentiment d’exis-tence. Il efface la responsabilité trop lourde de l’acte et prolonge la douceur éphémère du mot. Le geste nous rapproche de la sculpture, la pensée de la peinture et le langage de la poésie, le chant de la mu-sique.

Sculptures et peintures échouent à rejoindre la totalité, au contraire de la musique. Sculptures comme peintures sont des arts de l’espace, le modelant et l’orientant, tandis que la musique est un art du temps, l’accélérant ou le ralentissant. Et l’on sait que le temps est la marque de la faiblesse, de l’impuissance de l’homme, là où l’es-pace est celle de sa force et de sa domination. Ainsi peintures et sculptures ne sont qu’un autre moyen pour l’homme de s’emparer et

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de contrôler l’espace, alors que la musique est sa seule manière de plier le temps à ses lois.

Maintenant que le monde des apparences m’est fermé je me rends compte que les hommes y ont enfermé leur Dieu.

Un oeuf sur un bateau de bronze, et le temps, le silence au gi-bet du vide. Un escalier vertical qui monte à l’infini jusqu’au ruines d’elles-mêmes, la nuit policée par les murmures, par le reflet de chaque chose dans son mutisme et son immobilité. L’arbre met un doigt devant sa bouche et referme ses yeux tristes, un champ tire la couverture aux autres et se retourne dans le froid, enfin le clocher, sobrement, sonne le début de mes nuits.

L’homme est le grand vainqueur de l’espace et le temps est le grand vainqueur de l’homme.

Remous vaporeux de ma tête enfermée dans une autre, prise tout entière dans la contradiction de la vie désespérée. La vérité sous mes doigts, le chemin d’une croix à une autre.

Répétition, tout est répétition. Ere de la répétition, soit pro-ductive et monotone, soit poétique et incantatoire. La répétition des gestes du paysan, du semeur, de l’ouvrier, des paroles du curé, de la mère, n’est pas la même que celle des nuits, des baisers, des batte-ments de cœur et des notes d’un piano.

Son visage est blanc et bleu comme une fontaine, et l’intérieur de ses yeux trahit un second visage, une autre voix d’enfant derrière celle du clocher. Les lumières de la rivière qui dansent et tournent sur elles-mêmes, suspendues par un fil au balcon de la lune. La femme, le plus bel endroit sur la terre comme au ciel.

Parfois je lève les yeux et me demande ce que nous faisons là, à attendre d’un fou le réponses à nos vies, tout ceci me semble si absurde. Mais nous continuons toujours.C’est la conclusion maintenant. C’est une sorte de poème pho-nique incompréhensible, plus de la musique que de la littérature. Tenez, juste un extrait :

Jemes trai gne,et euve vriro ettef monta rema

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Tourneux prend la décision de se rendre à Paris en vue de se re-poser un peu et de passer les fêtes de fin d’année avec des amis de longue date.Je pense plutôt qu’il s’ennuie ici, entre Bérangère et moi, à se faire lire un livre compliqué qui fatigue son imagination et frustre ses attentes. Il devient fou autant à cause du livre du prêtre que de la médiocrité de sa vie à L. Je sais que le livre fini il repartira à Paris. Je me demande même pourquoi il ne l’a pas déjà fait.Il s’en va donc et nous annonce qu’il reviendra dans une se-maine.J’ai les clés en ma disposition, je vais chez lui tous les jours. Li-sant les dernières lignes qu’il a écrites sur des feuilles à part (car le cahier est introuvable), je comprends que, hanté de visions de plus en plus puissantes à mesure que sa cécité augmente, il est aussi parti retrouver les bases d’une réalité qu’il connaît très bien pour y avoir vécu quarante ans, dans l’espoir de retrouver dans le même temps les bases de sa lucidité et de sa rigueur pas-sées.De mon côté et à sa demande, je me rends aux archives pour faire des recherches sur les philosophes cités par le prêtre et sur l’athéisme, afin de trouver d’éventuelles réponses à nos ques-tions.L’archiviste m’ennuie alors avec son admiration mal dégrossie pour ce professeur parisien, d’autant que Tourneux est aussi, à l’entendre, un auteur surréaliste. Il tire d’une pile de magazines poussiéreux un exemplaire d’une revue littéraire qu’il me tend. Un article sur les auteurs surréalistes de second rang signale le nom de Paul Crie et montre une photo où je reconnais Tour-neux. L’article ne lui accorde que peu de talent et le met très loin en dessous de Desnos, Eluard, Breton, Soupault ou Aragon.Pourquoi ne m’a-t-il jamais parlé de tout cela ? Sûrement pas par modestie, mais plutôt par honte de la médiocrité de ses ta-lents littéraires.Je rentre au village très excité. Bérengère n’est pas là et je fouille ses affaires de fond en comble. Ainsi je trouve, dans un

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vieux classeur gris, des coupures de presse concernant Paul Crie. Tenez, je les ai là. Toutes disent de lui la même chose:

« C’est l’histoire déjà trop racontée d’un homme en exil dans sa Bretagne natale faisant le deuil de sa sœur à grand coups d’apho-rismes sur la vie et de métaphores bancales.

Aussi, Paul Crie déçoit-il plus qu’il ne surprend tant dans la description de ses personnages que dans celle de leur évolution de-puis la mélancolie teintée de relents romantiques jusqu’à une philo-sophie de l’existence carpe diemesque et ridicule.

Un livre qui se complait dans son verbiage et la littérature de seconde zone, une absence de talent manifeste, une erreur qu’il convient de rattraper, les risques de faire pire étant des plus limités. »

Le Littéraire Janvier 1931

« Auteur de second rang, Paul Crie nous livre avec Les Dou-leurs de Simon un recueil qui se plaît à mêler, sans trop d’ingéniosi-té, poésie faussement surréaliste et philosophie de bas-étage. »

L’univers Mars 1934

« Nous connaissions Paul Crie pour ses Labyrinthes de cire bleue, roman raté et prétentieux sur l’exil d’un homme en Bretagne à la suite de la mort de sa sœur, maintenant nous voudrions l’oublier pour avoir lu Les Douleurs de Simon. Cette suite maladroite de poèmes bancals nous traîne -c’est bien le mot- dans un bourbier sty-listique indéfinissable dans lequel philosophie de mauvais cru et sous-produits surréalistes font bon ménage. Remercions-le toutefois de nous avoir montré que la littérature est une affaire de talent, non de volonté ou d’érudition. »

L’Aurore Mars 1934

Tourneux est donc écrivain, et même un mauvais écrivain. Je me souviens d’un mot qu’il avait noté sur une feuille : « Les re-lents douloureux de mes désirs de gloire ». Ainsi, les descrip-tions de visions et les assemblages ineptes de mots sont plutôt des poèmes de son prochain recueil que des balises de sa santé mentale. Pour moi cela importe peu et montre même qu’il s’est

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engagé dans l’univers du prêtre et qu’il s’y est pris. Tourneux a fait une erreur en me cachant cela et il convient de l’exploiter.

Je prends dans la bibliothèque les deux ouvrages et note comme je l’ai déjà fait métaphores, comparaisons, champs lexicaux, thèmes, idées, lieux et personnages cités. Ce ne sont pas des livres très intéressants, d’un style lourd et mal tourné.Continuant de fouiller je trouve aussi le début d’une histoire qu’il avait dû abandonner à la suite des critiques et que je garde aujourd’hui encore :

Duterte, Grégoire. 34 ans, une femme aux cheveux sales, deux enfants qui travaillaient à l’usine de la ville. Lui était fermier. Son champ s’amenuisait à mesure qu’il vieillissait, car, la force lui man-quant de le travailler entièrement, il en vendait chaque année un morceau à son voisin.

Il n’aimait ni sa femme, ni ses enfants, ni son travail, ni son village. Ce qu’il voulait, c’était être écrivain. Pourtant il ne parvenait pas à écrire cette histoire qu’il avait trouvé il y a déjà bien long-temps: une histoire d’amour impossible entre une riche bourgeoise et un paysan. Il en réécrivait sans cesse l’histoire, incapable d’en être satisfait et de pousser jusqu’au bout son récit.

Il travaillait chaque jour jusqu’à la nuit, et le soir s’enfermait dans sa cave avec sa lampe à huile et quelques feuilles, et il restait la nuit entière la tête dans ses mains ou empilant dans un coin les inci -pit ratés qu’il venait d’écrire ou les scènes d’amour écrites hier et qu’il trouvait ridicule. Il pensait à sa gloire d’écrivain, aux gens du village parlant de lui avec respect, et lui voyageant jusqu’à Paris, rencontrant des gens en costumes, invité dans des réceptions où il boirait de champagne en recevant des tapes sur l’épaule et des félici -tations. Alors c’en serait fini du champ et de la femme et des enfants et du village, fini de lui-même gangrené de médiocrité. La gloire, et son corollaire: l’amour. A lui les exquises nuits parisiennes, les caba-rets, les femmes aux poitrines pailletées et riant leur bonheur d’être belles et riches, à lui les chambres d’hôtel de luxe aux plafonds si hauts et si sculptés, se réveillant aux côté d’une femme à la beauté parfaite dans un lit dont il ne pourrait voir les bords. Mais chaque matin il se réveillait dans la poussière épaisse de sa cave et remontait dans la maigre cuisine où l’attendait la naufrageuse silhouette de sa femme dans sa robe de nuit grisâtre et froissée. A lui la journée de travail de dix heures, les mains abîmées par le vent glacé, tour à tour transpirant, soupirant et grelottant dans la brume du Poitou. Quelle

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misère que la sienne. Pris dans un marécage il regardait les nuages, impuissant à sortir son corps du trou qui le retenait.

- Duterte Grégoire, je me présente : Albert Lebrun, président de la République. J’ai lu votre livre, c’est impressionnant. Vous dé-crivez les mécanismes de l’amour et de la séduction avec une telle force et une telle précision, on en reste tout étourdi. Et quant aux poèmes étranges que le héros écrit à son élue... Sur ce point ma femme ne parle que de vous. Elle dit que vous êtes le Ronsard de la littérature moderne, bien supérieur en beauté et en puissance poé-tiques à ces barbares anarchistes, ces surréalistes.

- Monsieur le président, vous me gênez.- Mais vous ne devriez pas! Ce que vous écrivez vous place

parmi les plus grands écrivains français, et dans deux ans on ne citera que vous alors que je serai oublié de tous.

Grégoire fantasmait tout le jour durant de telles rencontres avec des hommes politiques de premier rang, les divers acteurs du surréalisme et le fleuron de la critique moderne (bien qu’il ne fût qu’un amas de précieux incompétents et bavards).

Je souris à la lecture de ces passages si nettement autobiogra-phiques, et Grégoire me semble cacher tellement mal Tourneux sous son masque de paysan embourbé dans la médiocrité de sa vie. Il met son cœur à nu et je prends d’autant plus de plaisir à y plonger mon cynisme que je le fais impunément, avec la bonne conscience de Robin des bois volant les riches pour nourrir les pauvres. Trahi par Tourneux je me sens le droit de le trahir à mon tour. -Très bien mais finissez rapidement votre lecture. Je ne pense pas qu’elle soit vitale pour mon enquête.-Bien Monsieur le commissaire, bien que je pense qu’elle peut vous en dire beaucoup plus sur Tourneux que moi-même.

Grégoire plongeait lentement dans un ressentiment poisseux envers sa femme qu’il tenait responsable de son impossibilité à dé-crire les mécanismes de l’amour et de la séduction, n’ayant eu à la séduire et ne l’ayant jamais vraiment aimé. Il commença de la haïr sérieusement quand il se rendit compte que le tas de premières pages ratées devait en contenir une bonne centaine. Parfois il n’y avait qu’une ligne, d’autres fois quelques paragraphes, mais toujours le désespoir dans le cerveau de Grégoire quand il levait son crayon et qu’il relisait ces passages.

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Un soir qu’il commençait d’écrire son histoire d’amour comme à son habitude, le chien du voisin se mit à hurler plus que de coutume. Grégoire sortit et défonça le crâne du berger allemand à coups de marteau, de manière à ne laisser aucune trace, puis il rentra dans sa cave et rédigea un incipit aussi mauvais que les autres, mais ce soir, pensa-t-il, la faute en revenait à ce chien stupide.

Les voisins se consolèrent douloureusement tandis que Gré-goire ne parvenait toujours pas à rédiger son roman. Il avait pourtant tous les éléments. Il connaissait les noms, Corentin et Eliane, les pro-fils respectifs des héros, étudiant et étudiante en lettres, les lieux, Saint Germain des Prés, mais ne parvenait à mettre en marche son histoire.

Le roman de Grégoire n’avançait toujours pas. Sa femme s’enlaidissait à mesure que son ressentiment augmentait, les repas étaient plus silencieux que les enterrements du dimanche, chacun semblait s’enrouler autour de sa vie, et Grégoire haïssait chaque jour un peu plus la vie qu’il poussait devant lui à mesure que ses rêves se faisaient plus consistants et plus construits. Ses yeux étaient encore tout troublés de la vue d’un mannequin très en vue du tout Paris avec lequel il avait discuté la veille quand il remontait prendre son petit déjeuner avec le corps traîné, dégoulinant et sans grâce de sa femme.

Ils serrait chaque jour un peu plus les dents sur la médiocrité du monde où il faisait semblant de vivre, ne s’épanouissant réelle-ment que lors de ses nuits parisiennes au bras de quelque grand homme grandement apprêté ou de quelque superbe femme superbe-ment parfaite. Malheureusement la réalité lui collait aux yeux et au corps dès son réveil, et aucun répits ne lui était accordé jusqu’au soir, sinon des discussions anticipées avec un directeur de maison d’édi-tion ou avec un quelconque journaliste parisien venu se mesurer à lui. Le visage de sa femme se creusait de rides à mesure que sa re-nommée augmentait, la profonde vulgarité de ses fils contrastait de plus en plus nettement avec le raffinement extrême de son style, mais le plus frappant restait cependant la différence entre la bêtise de son village et l’intelligence méticuleuse de son scénario.

Un soir le génie cependant lui vint. Il écrivit:

La marquise était en beauté malgré l’épuisement. Elle s’avan-ça dans l’obscurité, le jardin déployait ses ombres devant elle. Elle s’arrêta

A ce moment la voisine appela son mari dans sa chambre parce qu’il avait oublié d’éteindre dans les toilettes. Grégoire fut ar -rêté dans son élan créateur et ne put reprendre de la nuit le fil de ces deux merveilleuses phrases liminaires, et non plus le lendemain. Cet

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immonde tas de stupidité campagnarde avait ruiné à jamais les fon-dements de son chef d’œuvre. Elle méritait la mort.

Il la tua dans son lit le lendemain, par strangulation, pendant que son mari était au bistrot. On crut à une crise cardiaque.

Ses journées pesaient de plus en plus lourd sur ses épaules et ses soirées se faisaient plus douloureuses chaque fois, le rapprochant puis l’éloignant un peu plus de ce domaine de rêve réservé où se cô -toie l’intelligence mondaine française.

Un soir qu’il rongeait le bout de son stylo et celui de ses ongles, le voisin trébucha sur un amas de planches alors qu’il rentrait du bistrot. Il grommela quelques mots et tituba vers le mur qui joux-tait sa maison, celui de la grange de Grégoire. Lorsqu’il se retourna vers chez lui, une ombre croisa ses pas hésitant, et le temps de faire quelques enjambées, son cou fut brisé par les lourdes mains de Gré -goire qui prirent sa tête et la dévissa d’un coup violent. Puis il soule-va le corps et l’allongea devant sa maison, les pieds vers le mur où il venait d’uriner, et la tête à grande proximité d’une pierre qui sortait de terre.

Le lendemain, la voisine découvrit le corps et se mit à hurler en pleurant, ce qui réveilla Grégoire et lui fit dire qu’elle était bien ridicule de pleurer un mari qui la battait et qui avait défloré une fille du village qui n’avait que quatorze ans. Bien entendu, les gendarmes en conclurent à un accident dû à l’état d’ivresse avancée de la vic-time. Celle-ci s’étaient endormie en urinant, voilà tout.

Le manuscrit s’arrête ici. Pourquoi Tourneux a-t-il décidé de ne pas le finir? Peut-être trop autobiographique, ou de trop mau-vaise qualité ou trop gonflé à l’excès. Etrange tout de même cette histoire de paysan décimant son village qu’il juge respon-sable de son échec littéraire.Toujours est-il que j’ai maintenant à ma disposition cette multi-tude de précieuses informations en plus d’un point de vue sup-plémentaire sur l’esprit de Tourneux.Le lendemain, c’est donc avec un sentiment de pitié que je le re-garde descendre de la voiture, tenant fortement la main du co-cher et celle de Bérengère, balbutiant quelques mots sur sa fausse joie de se sentir de nouveau chez lui, alors que moi, de-bout devant la maison grise et bosselée, je sais qu’il est là en exil, renvoyé de Paris non par sa cécité mais par son manque de talent, je sais que ce grand professeur a sûrement dû se rendre chez son éditeur lui montrer ces lignes plagiant celles du prêtre

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et qu’il a faites passer pour siennes, vantant ses innovations en matière de poésie avant-gardiste, ses réflexions sur la religion, la sexualité, ses descriptions de femmes et de paysages. Je le vois sombrer dans une folie lente et poisseuse, je me crois victorieux. Les pieds solidement à terre il sourit et m’appelle en me cher-chant des yeux alors que je suis devant lui. Il me parle de son séjour qui a été très reposant et qui lui a changé les idées. Je n’aime pas sa façon de revenir ici comme quelqu’un qu’on at-tend et qui a manqué. Je réponds à peine.Il est visiblement impatient d’en finir avec le livre du prêtre et nous commençons dans le début de l’après-midi notre lecture du septième chapitre. Il y est question des mêmes choses que dans les autres, à cette différence que le prêtre s’y souvent fait plus lyrique, plus léger.

Chapitre septième. La guerre de Gethsémani. ( SZ )

Le grand trottoir mouillé qui me ramène chez moi, les bar-reaux devant les fenêtres. Je me souviens que je marchais ici avec un ami, nous riions, marchions sur les bancs. A quoi sert d’écrire des livres sur des vies et des hommes, sur leurs vieux souvenirs inutiles mêmes à ceux qui les gardent, sur ce qui les rendaient heureux, ce qui comptaient alors.

Son corps bleu roulé sur lui-même, sa main pénétrée de gêne, son regard plaintif. J’entends comme un bruit de pas dans la terre, un bruit de marée qui s’égrène dans un sablier d’argile, un cri roule tout au fond comme sorti d’une boîte à musique. Des pas sur le bois sec et voûté de ma chambre, des voix qui s’enlacent en secret, tout en bas, leurs doigts frissonnent devant leurs bouches blanches, leurs lèvres que je vois maladroites soufflant dans le néant d’une oreille.

Ma poitrine fait le bruit d’une salle vide. Il y a comme un car-reau cassé, au fond. Et dans l’allée du parc, des vieillards se ra -content leurs hivers à venir, s’assoient sur des vieux bancs perdus, leurs corps entiers laissés nus dans le labyrinthe invincible du brouillard. Pas d’océan pour les enfants qui chahutent.

Une encre ouverte laisse couler sa jambe sur ma paume, tous les arbres en rond autour d’un visage couché dans la boue à prier que le ciel descende jusqu’à lui. La pluie, dont j’oublie à chaque fois le nom. Elle fait les cents pas sur mon front, le feu qui se fait nuage, ma

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fuite avec la fumée vers quelque chose de meilleur, le ciel ou la mer ou la douceur d’un foyer la nuit, le silence. La route et les camions font le bruit de la lune roulant sur la terre.

Le grand arbre plonge ses doigts gelés dans la cendre du fleuve et la boue du chemin. Je nage en eaux froides, les cheveux bien peignés en arrière sous le soleil des femmes noires, le costume si droit, le toit déçu du spectacle des nuages et de celui des étoiles. Il est un endroit où vont boire les panthères avant de tuer leur proie. Elles se regardent dans l’eau pour se donner du courage, et jamais elles n’y baignent plus que leur langue rouge de désir et de sang.

A quoi peut bien servir cette guerre sans retrouvailles ? Je re-vois tes yeux si grands, si beaux, si précieux, si fragiles, les mêmes yeux que tout le monde à cela près que je comprends ce qu’ils me disent. J’écoute la nuit poser sa bouche interminable sur le toit noir, le besoin de raconter sa vie à quelqu’un d’autre qu’à soi, mes lèvres elles-mêmes, ma main froide toute seule, mon bras froid, mon cœur gelé.

Assis devant la fenêtre, j’aidais la pluie à tomber sans heurt sur l’herbe du jardin. Je pouvais aussi voir la maladresse du vent dans les arbres, les traits de pinceau du peintre dans le petit buisson. Le bruit des champs et de la mer ensemble, un mois d’avril parmi d’autres, la vie, la mort, blanc, noir, chaud, froid, grand, petit, ma vie entre toutes les choses qui vont par deux.

La naissance, le couple, la mort, la nuit, l’impatience, peut-être le baiser. La réunion dans un cadre mal peint du visage de la femme encore gaie et de celui d’un vieil homme violent et fatigué. Ils se regardent avec désir en dépit de ce qu’ils croient de l’amour. La pluie viendra alors qui donnera raison au plus triste des deux. On se serrera dans ses bras, tremblant de peur que le dernier mot soit mal dit ou mal entendu, et l’on se remettra l’un en face de l’autre pour se dire que c’est le dernier jour de l’été. Le soleil se fermera si calmement, le soir donnera une couleur nouvelle aux visages tendus des statues, les traits poudrés, les mains nues cherchant une forme à prendre ou à laisser à d’autres, les pieds délicats sur leur socle in-utile. J’ai l’impression de parler comme on fait des colliers de perles, enfilant les mots les uns après les autres juste pour leur couleur. Je suis déçu.

Je regarde la mer faire son bruit de bouche vide et brillante dans le coffre à bijoux percé de la côte. Mes yeux ne vont pas de l’horizon jusqu’à mes pieds sans quelque désespoir. Je regarde une jeune fille traverser la cour en bas, et la blancheur de ses jambes sur la terre si sombre tout à coup.

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Les femmes avaient des voix d’enfant, elle regardaient leurs maris avec des yeux de mères et la pluie venait gribouiller sur la vitre des mots incompréhensibles. On se retournait vers le salon de-venu tout à coup si sombre, on regardait d’un air mélancolique la journée s’étendre devant nous avec ses heures d’ennui et d’impa-tience résignée. On allait dans la chambre vide et l’on faisait le lit, on rangeait un habit dans la grande armoire de chêne qui sentait si bon la cire. On revenait vers le salon et vers la fenêtre brouillée, on regardait au dehors les gens éviter les flaques d’eau, remonter leurs cols ou serrer leurs bras contre leurs corps sombres. Il était encore très tôt et la nuit s’attardait dans la rue et sur les visages. On restait tout le jour à cette fenêtre à regarder dehors comme s’il s’agissait du monde, et quand le mari revenait et demandait si l’on ne s’était pas trop ennuyée aujourd’hui, on lui répondait que non, qu’il y a toujours quelque chose à faire, et on regardait la pluie, la même goutte tom-bant sans cesse et prenant sans cesse le même chemin sur la vitre, les gens voûtés, les yeux plissés, les poings clos dans leurs poches, en bas, là où le monde existe sûrement un petit peu tout de même.

La guerre de Gethsémani, la foudre cassant les ombres et les rires des soldats, laissant sur les figures des regards figés de jeunes enfants. La terre s’est tourné puis retourné mille fois dans ses draps boueux sous le pas des chevaux. Les rangs se préparaient, il allait être question de tuer. La nuit soufflait sans se lasser dans les nuques en sueur des premiers combattants. On attendait un dernier mot venu de l’arrière qui nous dirait : il faut y courir et crier, tuer, tuer, tuer, courir pour tous ceux qui s’enlisent dans la honte et l’envie, et crier la peur de tous les autres qui se taisent et se battent avec leurs vies misérables, mais surtout il fallait tuer pour ceux qui attendent de vivre, tuer pour ceux qui sont impatient de mourir, tuer pour ceux qui ne savent pas être des hommes et qui font des jurys de lâches pour juger les grands hommes.

La pluie ne tomberait pas ce soir. La foudre se jouait de la nuit et dispersait son bel ordre. Le combat commença puis se finit en un instant. J’avais vu la peur ou le courage sur le visage des hommes, et je devais maintenant y rencontrer la mort. Je leur avait tapé sur l’épaule en leur donnant la bénédiction de Dieu, je leur avait dit qu’ils vaincraient car le Seigneur en a décidé ainsi, et je devais leur dire que nous avions perdu mais que Dieu n’y est pour rien, ni eux non plus d’ailleurs. Le destin remplit le banc des accusés à lui tout seul. Dieu n’a pas a jurer sur la Bible, il n’a pas à trouver d’alibi, il n’est pas cité à comparaître, parce qu’il n’existe pas disent les uns, parce qu’il est au-dessus de tout cela disent les autres. Je crois qu’il

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est innocent, comme les bêtes, que seuls les hommes peuvent être coupables. Après tout, la justice est de leur invention, qu’ils se dé -brouillent avec.

Je ne connais des combat que la vie gigantesque précédant la bataille , le foisonnement indescriptible de forces, de tensions, de sentiments mêlés, de cris, d’impatience, et la mort impassible qui lui succède, lente et interminable comme le champ de bataille. Je bénis-sait les corps à la manière d’une boulangère, regardant à peine les vi-sages malgré les douleurs qu’ils emportaient avec eux, malgré le poids qui me courbait vers eux jusqu’à en embrasser les fronts. Des millions de visages qui disaient tous le même mot, et moi au milieu d’eux dans ce grand hôpital qui ne les ai jamais entendu, me bou-chant les oreilles et me cachant les yeux.

Aujourd’hui encore je donnerais ma vie pour connaître ce mot, pour les rejoindre où ils sont, les os mélés aux métaux de leurs armes fragiles, leurs visages se ressemblant plus encore que dans la bataille. Leurs yeux vides, mon Dieu, si vides, mais si réconfortants aussi car on n’y laisait aucun reproche, aucune plainte.

La nuit avait voulu s’échapper, s’était échappée. La nuit, la nuit, la nuit, la lenteur de chaque mot, la parese, la fatigue. La nuit tombait comme le fil du bourreau, comme l’innocence de l’homme qui viendra après nous, comme chaque mot dans le hasard de la phrase.

Je voudrais parcourir la distance muette qui sépare le jour de la nuit. Je reconnais mon visage dans l’onde silencieuse du puits. Une marche lente, une femme torturée par les mots et les gestes d’un homme. Son regard saccadé, les yeux noirs qu’elle avait dû voler aux statues qui mendient dans les parcs. Un bruit de baiser coule dans ma bouche, sur mes tempes, le front tourné vers la cime des ombres, les grandes nuits de mon enfance, les voix des vieillards sur le chemin de l’école, leurs mains effrayantes, leur nez caché derrière leurs bouches, leurs yeux de verre brisé. Le vent tombe et la pluie qui souffle, la terre imparfaite que tout caresse et violente. Les paysages que m’ont caché les femmes, les vies et les voyages qu’empêchent les baisers. La mer n’est jamais que le morceau du rivage où se baignent la femme que l’on aime, et le monde le jardin où se posent nos pieds nus.

Ma chair s’épuise à ressembler à mon âme. La lumière s’agite dans son costume d’automne, le froid fait les visages courts et pous-siéreux, la nuit flotte sur les corps à la manière d’un trop vaste vête-ment. Des parcours d’enfants depuis la lune jusqu’à l’adultère, ses

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doigts croisés derrière son dos lorsqu’il promet d’être sage, sa bouche maigre et blanche et rouge.

Des lumières crient dans les lacunes du fleuve, elles ont la couleur de la terre. Je n’ai trouvé personne encore. Tous ici vont par deux. De grands espaces de noir et de blanc, de grandes marques dans le sol noir comme des traces de doigts. Celle-ci aurait pu me plaire mais son visage mouvant, trouble. J’aime les visages immo-biles.

Les bus glissent lentement sur le pont, bleus et rouges, entre les lampadaires. Je lui fais l’amour lentement, je glisse moi aussi comme un reflet sur l’onde. Cela dure toute la nuit.

Son corps nu à nouveau, ses lèvres, une nouvelle fois l’amour, ses cris, ses jambes autour de moi, ses mains serrées dans mon dos, ses cheveux le long de mon visage. Elle souffle dans mon oreille comme une mourante, retient sa voix, donne son corps par secousses, se retire, puis revient, elle s’agite avec un léger sourire, elle a l’œil malin et le cou tendu de désir. Je sens qu’elle voudrait me mordre, me griffer, me faire mal.

Les oiseaux volent sans fracas, le vent est reposant le long de l’herbe. Je m’y allonge malgré le froid.

Tous ces couples m’énervent. Leurs discours d’une ahuris-sante stupidité. Comment peut-on avoir si peu à se dire quand on a passé tout le jour à se regarder dans les yeux. Je préfère jouer l’igno-rant quant aux choses de l’amour, c’est un jeu bien moins incertain que celui du papa et de la maman. Je me demande comment ces gens en sont venus là. Sans doute a-t-il fallu séduire et plaire, bien des mots sans doute avant de l’embrasser, bien des baisers sûrement avant de lui faire l’amour.

Je me dis que tous les gestes de ma vie m’ont mené ici. Le crime aurait signifié tellement plus qu’une vulgaire agonie. Pourquoi notre dernier geste doit-il être un soupir ou un battement de cil ?

Je veux bien croire que c’est une belle femme. Pourtant son regard trop haut, ses lèvres si fragiles, si luisantes, comme un miroir de poche. C’était un soir où j’avais dîné seul et de peu de choses, elle, portait un long manteaux. Ses cheveux immenses.

Fin du chapitre sept. A ce moment, Tourneux me demande de prendre de nouveau un congé. Deux jours seulement. Besoin de réfléchir. Selon moi, plutôt un désir sexuel sévèrement alimenté

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par les nombreuses descriptions de corps de femmes et de coîts offertes par le prêtre. Je le soupçonne de tourner autour de Bé-rengère. Il est très étrange depuis qu’il est revenu de Paris, très instable, presque cyclothymique. Je me décide à l’espionner.Durant ces deux jours il ne fait, à mon grand regret, pas grand chose d’intéressant. Il écrit, lit, dort, mange. Bérengère, chaque soir, s’en va vers sept heures et demi après lui avoir préparé son dîner, puis revient de nouveau le lendemain vers huit heures lui préparer son petit-déjeuner et faire la vaisselle du dîner. Lui, tout le jour et une partie de la nuit durant, reste dans sa chambre à écrire, car c’est la seule chose qu’il peut faire dans sa chambre avec la lumière allumée.-Mais n’est-il pas complètement aveugle à ce moment ?-Si, mais il sait quand la lumière est allumée ou non et préfère écrire avec une lumière même s’il n’en tire aucun profit.Au bout de deux jours je reviens et fais semblant de croire à son mensonge et lui au mien. Nous commençons le huitième et der-nier chapitre du livre du prêtre.-Attendez une minute. Et vous, que faites vous pendant ces deux jours ?-Je me promène, surtout la nuit, car je dors très mal depuis que je travaille pour Tourneux. Le jour je m’ennuie, je m’allonge sur mon lit et regarde le plafond. C’est à peu près tout.-Très bien. Vous pouvez lire.

Chapitre huitième. Le Bûcher ( Mts )

Flou. Image rythmée, pourtant floue de ces murs qui m’ac-compagnent jusqu’aux bouts du monde et de moi-même. Des portails montrent des femmes et leurs enfants, les mains volantes et plates dans la lumière du jour qui tua leur dernier chant. Car des mains, voilà bien ce qu’il nous reste si nous avons perdu nos yeux.

Une femme est morte au milieu du champ de bataille. Ses cheveux bruns, ses lèvres sans envergures et pourtant si belles, ses cheveux bruns. Je regarde ses doigts posés sur la peau blanche et nue de son ventre blanc et nu. Si belle murmure Dieu. Les nuages et le ciel derrière eux reprennent ces mots sans un bruit, la terre secoue sa léthargie et pleure avec le monde la mort de cette femme. J’aurais ai-

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mé l’avoir aimée, pourtant les jours, les années, nous ont tenus dans nos coins. Je voudrais pleurer, serrer ce corps dans mes bras, mourir avec lui comme je suis déjà mort avec les soldats sur les champs de bataille. Nulle boue, nul sang sur son visage comme sur celui des autres âmes. Si belle, répète Dieu jusqu’à ce que la mer jalouse gonfle sa poitrine jusqu’à nous. Alors une vague prend le corps et l’emmène dans ses bras. Et la suivante, et les autres encore, aucune enfin ne rend cette jeune femme si belle, une enfant dit Dieu, et je répétai ses mots sans les comprendre. Dieu dit une dernière fois: toutes les colères du monde ne lui rendront pas la vie.

Les justes sont accoudés aux rebords d’un balcon qui regarde la Seine. Une pair d’yeux perdue dans un décor de lampadaire et de beaux immeubles vides, l’image sous-titrée: « Le monde ». La tête se penche en avant, retombe en arrière, puis se penche de nouveau mais plus faiblement vers l’avant et retombe enfin lentement en l’arrière pour acquiescer. Quel dégoût.

Des gants prennent des mains dans une noirceur anonyme, des bottes, des pieds, des visages que les bourreaux ont réduits à des lignes de sang.

Les hommes ont pris l’habitude de penser que la question de Dieu est une question de sentiment.

La photographie, visage de profil, les yeux clos et cernés de noir. Les oreilles détachées nettement d’une masse de cheveux gris. La bouche ouverte indique une parole, fatale aux hommes. Sur la photographie, soldats de dos, l’arme à la main, le cœur déployé vers l’homme debout de profil. Quelle merveille! Les enfants, plus loin, ont des gestes d’adultes, et les horloges ne montrent rien d’autre qu’une obscène et lointaine obstination.

La faim ronge mon ventre. Son corps presque nu glissant hors de l’eau, ses cheveux brillant derrière son visage, son sourire, des jambes lourdes et longues, très belles, ses mains de petite fille. L’aveugle est toujours un solipsiste.

Séduction molle. Je me fatigue à déchiffrer des regards qui ne veulent sans doute rien dire. Le réel, c’est cette femme que j’ai connue, le cercle où je nage sans forces. Et tout au fond, tout en bas, ses lèvres immenses qui brillent de leur première lumière. Un disque tourne et grésille comme une étoile. Deux hommes s’embrassent, deux femmes s’embrassent. On se caresse mais on ne se parle plus.

Rien ne se fait sans tromperie. On a peur du monde, on le fuit, on met nos vérités dans un ciel inconnu et lointain, on s’assoit et re -

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garde le monde avec nos yeux fermés. Nos corps sur la terre et nos yeux sur le ciel, et jamais on ne se demande comment on connaît si bien ces nuages où personne pourtant n’est jamais allé.

Qui veut mettre l’amour entre le cœur de cent femmes? Je re-garde chacune d’elles femme avant de les condamner à me précéder dans la mort. Françoise encore. La mort elle aussi.

J’entends le frottement des cordes, la masse inodore de toutes ces douleurs de l’âme, l’innocence elle-même venue me demander pardon. L’homme qui me regarde me juge, et l’impuissance que je lui sert est comme un plat d’os et de porcelaine. Yeux grands ou-verts, dernier chemin, dernière note avant le silence, c’est-à-dire avant la mort. Je me tiens la main, la souffrance avant et puis après la souffrance. Je suis le bourreau qui tient le couteau, et le couteau qui me transperce.

Le paysage décrit une vallée plate et liquide, un feuillage de maisons, la liberté contrainte d’un lac, le lac de Côme sans doute. Des barques sont là, attendant le péché du pêcheur, le filet du cou-pable, le salut, le vertige du ciel. Je suis heureux, je respire l’inno-cence du monde comme si je devais mourir demain.

J’accepte sans remerciement ce cadeau funeste de Dieu. L’homme est un animal religieux.

Un seul mot: miséricorde: Pitié qui pousse à pardonner, par-don accordé par pure bonté. Voilà le visage de ma foi: la pitié. Pitié de moi et des autres, de mes yeux regardant ce corps si blanc qu’il ne peut être que nu, pitié pour mon corps rué sur cet autre corps, pour toute la misère du monde jouant le jeu de l’amour.

Où met-elle donc ses yeux pour ne pas voir les miens ? Ses lèvres tranquilles, ses mains, ses lèvres, ses mains, ne dis rien, laisse-moi dire les mots qui feront de nous des ombres liées jusqu’au matin.

Des églises le long des routes, des croix taillées dans des arbres vivants pour des christs en guerre, la gloire pour le vainqueur et la religion pour les autres. On pardonne à celui qui meurt et non à celui qui tue, pourtant ce sont les mêmes hommes.

Des mains s’agitent dans l’eau, dans les cheveux épais de la rivière, dans la lourdeur sans nom des jeunes filles données et prises sans amour. Autour des voix qui coulent le long des pierres froides, le long des yeux qui s’abîment à chercher Dieu dans les prières, au-tour des arbres qui régissent le ciel, des femmes qui tendent un bras,

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puis l’autre, qui tendent un ventre nu et blanc comme la lune, leurs larmes retenues un instant, puis un autre, et le bruit du train, leurs lèvres prises, tenues ensemble quelques instant, ici, dans le lointain d’une fenêtre, le bruit du gravier cassant de la cour, et couchés sur le sol comme un animal, un homme, à jamais rue son corps aveugle sur le tien.

Je sors dans la honte et le mépris, et c’est moi que je méprise et c’est moi qui ait honte.

Je perds mon corps dans des alcools quelconques, j’espère l’oubli, plaide l’innocence, je pleure sans raison, je m’ennuie de mes journées ennuyeuses, je crie, je me roule à terre, je vois l’histoire de nos deux vies ensemble, le jour et la nuit sur ton visage, et moi si vide de tout et si plein d’elle, si noir de désir, si vide, si nu déjà, mes derniers mots que je ne comprends pas, mes dernières larmes qu’elle sèche sans les voir, mes derniers mots pour moi, mes dernières larmes pour elle, ma nuit, mon cœur décimé, mes jours de solitude, mes nuits.

Elle met son visage dans ses mains et puis rien d’autre, tout s’arrête ici. Je voulais ses larmes, des excuses, des adieux. La nuit tourne sans fin au-dessus de ma tête.

Le soleil et la lune, dans un coin, confirment la bataille. Vide oblique, nuage de bronze partis dans leurs bras, l’or des montagnes, le sang des rois: faux bijoux de l’âge et du soir.

Voilà que revient le danseur sans musique, tournant entre les rires et les bateaux boiteux dispersés dans la rue, givrant comme des boîtes vides. Plus haut, la forêt encombrante des becs à gaz. Il tré-buche et coule à pic dans une mare d’eau de pluie. « Attention aux défaites, lui lance un enfant sans yeux, car la grandeur a ses serfs comme ses rois. »

Mon cœur à vous aimer est encore malhabile. Non, ne pleurez pas. Je suis si confus. Mais que brûlez-vous dans vos larmes pour qu’elles brillent ainsi? De la haine sans doute, et vos derniers baisers.

Parler de cette femme à nouveau. Françoise. L’amour est aus-si un sentiment, son corps poursuivi jusques dans les tempêtes noires. Je lui disais des mots d’amour et de soie. Maintenant je repense à toutes ces femmes que je n’ai jamais invitées danser.

Une femme, pourquoi ? De l’amour je m’en donne très bien moi-même. Mes mains sont sales, mon âme est gorgée de remords, quelle importance ? Tout cela se lave sans difficulté.

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Du dégoût d’avoir mal agit, mal vécu, de n’être rien. Je suis si peu fait pour l’action. C’es pour cela que je suis prêtre, car je suis un homme de paroles et de fantasmes. Je me parlais à moi-même dans la tranquillité de la cellule, agir est impossible, exister c’est prier, parler, mais plus je parle et je prie et plus je suis convaincu de n’être rien. Je hais tout ce que j’ai pu dire, il faudrait brûler tout cela, tout brûler, moi et tout le reste, tout ce que j’ai pu dire et tout ce que je n’ai pu voir. Un jour je brûlerai tout et c’en sera fini de mes beaux rêves de gloire et d’amour.

Mille démons dans le cachot de mon crâne, chaque image comme un mur de prison. Guérir de l’absurde en dictant une histoire qui portera mon nom et soufflera mes cendres. Passe un bus chargé de visages, une ombre vient jouer sous mes pas dans un bruit de fusil déchargé, et souffle sous mes pieds mous dans un fracas d’usine. J’ai joué il y a longtemps sur une plage sans mer, écartant le sable de mes paupières pour mieux voir avec qui je jouais. Derrière nos corps mi-nuscules, les rochers s’illuminaient de femmes bien habillées.

Deuxième commandement de Moïse : « Tu ne te feras point d’image de Dieu. » Des visages que l’on cache, la même folie par-tout, les mêmes visages que l’on voile. Point d’image de Dieu, quand bien même c’est tout ce qu’il me reste.

Une larme et de l’encre se convoitent du ventre rond au cer-cueil. Ma main porte un chapelet qui me semble un squelette de pierre, le visage luisant, les doigts, le buste, incomplets. Le roi sans royaume soupire. Au loin, un vent quelconque joue avec ses cartes et remplit un masque de son visage immobile.

Je vois les arbres et la fumée, le cauchemar que tu as fait, la vieillesse, les méfaits, et la chance d’exister. Je vois aussi le piano et le bras qui supporte, je vois les femmes et les mortes échouées sur les rêves ou sur le pont des bateaux. La mer commence au bout de la digue, juste une femme sous un drap sombre. Plus loin, des barques imprécises, des souterrains nacrés, un grand tas d’horizons, les vio-lons assassinés sur l’autel, le poison qui n’oublie rien, et les pensées battues d’un pantomime.

Dressez un bûcher pour les bannis et pour les juges, et deman-der le secours de l’orchestre, car la fin doit venir dans un fracas de tambours, dans un grand cri lancé par-dessus les hommes, le grand cri de joie de celui qui, ayant trouvé Dieu au plus profond de lui-même, décide alors de vivre ou de mourir sans tromperie. Brûlons les vieux portraits de Dieu en même temps que leurs peintres, les églises

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si belles où j’appris à mentir, la lune elle aussi pour son silence com-plice, la mer pour sa violence et sa virginité, le ciel pour être l’ombre de cette mer sans douceur, l’humanité tout entière pour les belles promesses qu’elle n’a jamais tenues.

Fin. Je ferme le livre et le laisse sur mes genoux. Tourneux, agite ses doigts comme un insecte ses antennes, se taisant dans son fauteuil. Il doit être onze heures et Bérengère est partie de-puis longtemps. Nous restons quelques minutes dans le silence de Tourneux. Le livre n’apprend rien des histoires qui l’en-tourent. Trois meurtres, l’incendie, les conditions de sa rédac-tion…Tourneux me dit qu’il est quelque peu déçu de sa construction, chaque chapitre ayant été rédigé en même temps, il n’y a rien dans le huitième chapitre que l’on ne sache dès le premier. Dé-çu, il l’est d’autant plus qu’il espérait peut-être comme moi un mot d’ordre explicite de la part du prêtre concernant le triple as-sassinat, le rituel, l’incendie.Puis il me demande d’éteindre les lumières et de rentrer chez moi. Je vois en partant qu’il transpire beaucoup et qu’il s’appuie sur sa canne plus fortement que d’habitude. Alors qu’il monte dans sa chambre et que je franchis le seuil de la maison, il se re-tourne et me demande que je ne vienne pas trop tôt demain ma-tin.Déçu, ce soir-là, je le suis surtout par sa folie. Elle ne semble pas le torturer comme je l’avais souhaité, comme s’il parvenait encore à lutter contre elle. Peut-être ma lecture n’a-t-elle pas ètè bonne, peut-être mes intrusions de métaphores et d’autres subti-lités dans celle-ci n’ont-elles pas été suffisamment fréquentes ou trop discrètes. Peut-être ma voix ne s’est-elle pas faite assez en-voûtante, peut-être son esprit était-il à la base beaucoup plus sain que celui du prêtre et sa vie beaucoup moins dure.Je dors mal cette nuit-là et retourne le lendemain vers dix heures chez Tourneux. Bérengère m’annonce qu’il n’est pas encore le-vé. Je reste seul dans le grand salon et me mets à ouvrir les ti-roirs du secrétaire en recherche de quelque information concer-nant ses projets. Peu m’importe à ce moment d’être surpris et renvoyé, je me sens très las, entièrement vide, d’autant que la

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lecture du livre du prêtre a été aussi vaine pour moi qu’elle a été fructueuse pour Tourneux.Ainsi je fouille et trouve quelques lettres de ses amis qu’il a dû se faire lire par Bérengère, des notes concernant d’autres livres et, prenant tout un tiroir, des notes pillant allègrement le livre du prêtre, réutilisant aussi bien ses innovations linguistiques et syn-taxiques que ses métaphores et ses aphorismes.Mais surtout je trouve de nombreuses feuilles écrites par Béren-gère.Convaincu qu’elle est non la maîtresse mais la lectrice et aussi sûrement la rédactrice de tout ce qui lui est plus intime je la questionne mollement pour ne pas éveiller ses soupçons car il est évident que Tourneux lui a demandé le silence sur ses tâches supplémentaires. Je veux savoir s’il l’a prise pour éviter de subir mon regard en me dictant des imitations et même des copies du livre du prêtre, des lettres à son éditeur et à ses amis parlant de son nouveau livre, ou parce qu’il ne m’a jamais fait confiance. C’est pour cela qu’il ne voulait pas que Bérengère entende la lecture du livre.Je fais mine de m’inquiéter de la santé mentale de Tourneux, in-voquant les troubles de sa personnalité, les défaillances phy-siques, sa fatigue allant grandissante et sa nervosité ces temps derniers. Elle me répond qu’elle voit très peu Tourneux, seule-ment aux moments des repas, qu’elle passe le plus clair de son temps dans la cuisine et que, sa vue étant mauvaise, elle n’a ja-mais été très douée pour lire dans les visages des symptômes ou des changements quelconques. Je l’écoute sans la croire et, à mesure que son visage rougit de gêne, j’acquiers la certitude que Tourneux l’a choisie pour sa choquante naïveté.Je l’interroge sur sa vie au village. Bien que presque voisin je ne lui ai jamais vraiment parlé. Je sais juste qu’ayant perdu ses pa-rents très jeune, c’est sa grand-mère qui l’a élevée, qu’elle a vingt neuf ans, son certificat d’étude, sait lire, écrire et est ma-riée au charpentier du village que je connais assez peu lui aussi. Elle m’apprend qu’elle a eu sept enfants mais que deux sont morts-nés. Un autre est décédé à trois ans. Elle me parle de mon père qui a été son instituteur et qu’elle beaucoup aimé.

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Tourneux arrive à ce moment et s’assoit sur une chaise dans la cuisine après avoir donné un coup de pied maladroit dans un pied de la table. Il balbutie quelques mots. Des fils blancs lui traversant la joue montrent qu’il a bavé cette nuit. Bérengère et toute rouge et je la regarde de profil faire la vaiselle du dîner de la veille. Il m’annonce qu’il n’est plus la peine que je vienne, que le travail est terminé et qu’il demandera l’aide de Bérengère s’il a besoin de quelqu’un pour lui relire certains passages du texte ou écrire son courrier. Cela, bien entendu, n’a aucun rap-port avec mon travail qui a été parfait, et je peux toujours passer le voir dans la semaine lui donner le bonjour. Bérengère viendra me voir s’il a besoin de moi, mais pour l’instant il préfère rester un peu alité pour mieux réfléchir. Je me tais quelques instants. Puis je le remercie et sors doucement.Je rentre chez moi fou de rage. Notre travail est terminé. Il me croit suffisamment stupide pour avaler ça. Vouloir commenter un livre en ne l’ayant lu qu’une fois et de surtout un tel livre. Quelle grossièreté. Et Bérengère, rouge comme si tout le sang de son corps était soudain monté à son visage, et Tourneux qui n’en finit pas d’être insultant et me remercie comme si je l’avais seulement aidé à traverser une rue.Rentré chez moi je déchire un de ses textes que je lui ai volé, tellement en colère contre ma naïveté et contre le cynisme de Tourneux, lui qui s’est servi de moi comme il se serait servi d’une paire de lunettes.Je retrouve mon calme peu à peu et passe la semaine suivante à surveiller la maison. Bien entendu, Bérengère ne vient pas me demander mon aide. Le matin, comme à son habitude, elle ar-rive à sept heures mais repart maintenant le soir à neuf heures. Au milieu de la journée elle rentre chez elle quelques heures et revient préparer son dîner. Pas une fois je ne la vois laver les carreaux ni le parquet ni ne faire la poussière ou les cuivres.Non, elle passe la grande partie du jour à l’étage. Que font-ils? Tourneux doit sûrement lui dicter tout le jour son prochain « chef d’œuvre » afin qu’il soit le plus rapidement possible sous les presses. Peut-être a-t-il craint de ma part que je ne le fasse

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chanter avec le livre du prêtre? Aussi pour ne pas éveiller les soupçons ne les visité-je pas.Au cours de cette semaine, je vois aussi à deux ou trois reprises autour de la maison le mari de Bérengère, sûrement pris de doutes quant à la conduite de sa femme.Un soir pourtant, tout s’éclaire. Revenu chez moi après un après midi caché devant la maison de Tourneux, je trouve le texte que je lui avais volé déchiré en petits morceaux, sous mon bureau. Je les ramasse, lis sur l’un d’eux les suites de quelques lettres les unes en dessous des autres et m’aperçoit que cela ressemble étrangement au poème phonique de la fin du sixième chapitre.Le lendemain, ayant à peine dormi, je me rue dès le petit matin chez Tourneux. J’attends devant la porte, sous une pluie fine, et quand Bérengère me voit, au bout du chemin qui mène jusqu’à la maison de pierres grises, elle esquisse maladroitement un mouvement de crainte. Puis elle s’avance, me dit malgré tout bonjour et ouvre la porte. Elle me dit qu’il sera levé dans quelques minutes, le temps pour elle de lui préparer son petit-déjeuner. Je lui demande si je peux monter et elle me répond qu’elle veut voir s’il va bien avant car il ne faut pas le fatiguer. Apparemment il a donné des instructions très fermes. Me crain-drait-il à ce point ?Elle monte et redescend, sans doute après avoir rangé les feuillets qu’il lui a dictés toute la semaine. Je monte à mon tour et trouve Tourneux dans un état pitoyable. Il est couché dans ses draps, le visage gris et jaune, les bras tombant par dessus ses draps, des mèches de cheveux collés sur le front par la sueur. Je m’enquerre de sa santé auprès de Tourneux et lui demande l’au-torisation de consulter le livre du prêtre et de prendre quelques notes dans le but d’écrire une esquisse de critique que je lui montrerai pour qu’il juge de mes talents de réflexion. Il me ré-pond vaguement oui et je passe la moitié de l’heure à recopier sur le secrétaire d’en bas la fin du sixième chapitre.Tourneux n’est pas encore levé quand je remonte lui rendre le livre. Il ne dit rien et je prends congé. Je repars rapidement, ca-chant à peine mon excitation. Sur le chemin du retour je repasse dans ma tête les images de ma visite.

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Tourneux avait l’air plus vieux en effet de dix ans, et la folie qui l’accable et qu’il combat n’y est à n’en pas douter pour quelque chose. Bérengère doit le veiller, ce qui expliquerait la lumière. En effet il n’y a aucun papier nulle part, juste sa machine à écrire et des feuilles blanches à côté.C’est comme cela que j’ai toujours imaginé le prêtre, agonisant dans des draps humides, le regard vide, les orbites rouges, les yeux gonflés malgré leur impuissance, les bras maigres hors des draps, les lèvres blanches.De retour chez moi, je me mets à mon bureau et sors le papier de ma poche. Tout d’abord, il est évident que le texte a été dé-coupé en morceaux, que les lettres de chaque morceau ont été collées, et que les morceaux ont été mélangés. La seule chose à savoir est: selon quel procédé?Je prends les dix premiers morceaux et essaye toutes les combi-naisons possibles. Ca ne marche pas. Je repasse dans ma tête le film de notre visite dans la ferme. L’emplacement des crucifix, les livres, non, autre chose, quelque chose d’étrange. Comment savoir, tout était brûlé. A moins que, les six croix sur le mur le long du lit du prêtre, la mention dans l’un des chapitres de croix gravées dans le mur au moyen de ses ongles. « La vérité sous mes doigts, le chemin d’une croix à une autre » J’y suis.J’essaie alors toutes les combinaisons possibles avec le nombre six: prendre un morceau sur six, une lettre sur six, une lettre tous les six morceaux... mais rien. Je finis par m’endormir au petit matin.Je me réveille à midi et passe l’après-midi dehors, sur la côte, à faire le vide dans mon esprit. Il est clair que je suis trop agité pour pouvoir penser droitement. Aussi de retour chez moi, je me remets au travail calmement mais rien n’y fait et je m’endors de nouveau sur l’amas de papiers griffonnés de mots incompréhen-sibles sans avoir avancé d’un pouce. Le lendemain, je recom-mence ma prospection après une promenade matinale du côté de chez Tourneux, ce qui me permet de voir que Bérengère est en-core une fois à l’étage.Commencer par le début: Six croix, six croix. Pourquoi des croix? La croix de Jésus, la croix d’une tombe, dix en chiffres

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romains. Il est question de combinaisons donc de nombres. Ca ne peut être que cela. Donc six croix = soixante? Non, il aurait écrit LX. J’essaye quand même, prenant un morceau sur soixante, ce qui donne… Attendez que je le retrouve. Le voilà :

Jemes uiss oust rait àlav ie,àl’a cte,e npron onça ntt outh au tmesp ensé es,del amê mema nièreq uec hezKi erke gaar dl’éc ritur eprit lapla cedel’e xist ence.P arlere sttel lemen tmoi nscon traig nantqu ed’agi r, quedec hois ir,qu edefa ire.

C’est à dire, une fois chaque mot reformé en déplaçant les es-paces :

Je me suis soustrait à la vie, à l’acte, en prononçant tout haut mes pensées, de la même manière que chez Kierkegaard l’écriture prit la place de l’existence. Parler est tellement moins contraignant que d’agir, que de choisir, que de faire.

Je continue, comme pris d’une soudaine frénésie. Comptant soixante morceaux je note les lettres du soixantième et le raye, ce qui rend la retranscription très facile une fois que la première bande est reconstitué.En effet, le prêtre a dû demandé à l’un de ses compagnons, sûre-ment Thd, le rédacteur du chapitre sixième d’écrire sur de très longues pages, de manière à obtenir un texte de soixante lignes, puis de le découper en bandes verticales. Ensuite il a suffit de recopier le texte en prenant les mots par bandes, les uns en des-sous des autres. Ainsi en prenant un morceau sur soixante on prend en fait les morceau les uns à côté des autres horizontale-ment. Il suffisait donc de recopier les soixante premiers mor-ceaux les uns en dessous des autres, puis à droite les soixante suivants et ainsi de suite pour restituer le texte original.-Et, et vous l’avez ?-Bien entendu.

Le commissaire semble très surpris. Il s’est pen-ché en avant et le regarde les yeux grands ouverts de surprise. Il ajoute aussitôt :

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-Et bien qu’attendez-vous pour le lire.-Euh, rien.-Alors dépêchez-vous je vous prie.

Mes compagnons m’ont trop longtemps conforté dans ce fa-cile renoncement au monde. Mais la faute me revient aussi. Devenu aveugle je me suis cru mort. Je ne sortis plus, ni ne dessinai, ni même ne me nourris, et ne fis bientôt plus rien d’autre que me plaindre tout haut des cauchemars qu’aucune autre image ne venait disperser, des hallucinations qui me hantaient et me montraient tour à tour des images de l’hôpital, des scènes de la Bible et des suites d’hommes et de femmes que j’avais vues durant les années où je fus prêtre.

Blessé pendant la guerre, à trente ans, je fus interné dans une clinique de Paris dont on ne me dit même pas le nom. Pendant plu-sieurs semaines je vécus au milieu des cris des blessés et des ma-lades, des enfants, criant moi-même la douleur de ma blessure au vi -sage et de mes cauchemars, passant mes jours et mes nuits à diva-guer, à demi-conscient, le corps baignant dans le sang et l’urine. Au bout de ces semaines, presque aveugle et subissant toujours le siège de la douleur, je me proposai pour remplacer le prêtre de l’hôpital mort il y a quelques mois de la tuberculose.

Je confessais, donnais l’absolution aux morts, jusqu’au jour où je me rendis compte de la bêtise de la religion, de ses mensonges, et que l’on mourait toujours en vain. Je quittai mon poste mais restais à Paris et, ma vue s’améliorant, je pus même être employé comme coursier dans une maison d’édition dont le directeur était devenu mon ami. C’est à cette occasion que je rencontrai Stéphane Mallar-mé, en 18 , un mardi soir, avec lequel je pus discuter de temps à autre ultérieurement. Je vivais sous les toits dans une chambre de bonne que me louait un ami du directeur. Je vivais chichement mais j’étais heureux.

Puis dix années passèrent durant lesquelles je m’éloignai com-plètement de Lui, jusqu’au jour où, au cours d’une bagarre avec un mendiant qui voulait me voler le sac que je portais à un éditeur, je reçus un violent coup à l’œil gauche qui me fit perdre connaissance. Je me réveillai pris d’un mal de tête horrible et ne voyant rien, dans un autre hôpital parisien où l’on m’expliqua que j’avais reçu plu-sieurs coups au visage et qu’ils avaient provoqué une réouverture de la plaie et des saignement sur la rétine. Le médecin me dit aussi que je ne recouvrerai jamais la vue. Le lendemain me visita mon ami édi-

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teur qui m’annonça qu’il ferait son possible pour me trouver un autre travail.

Quelques jours plus tard je m’enfuis de l’hôpital et errai dans Paris. Finalement je retrouvai sa boutique et glissai un mot dans sa boîte aux lettres le remerciant pour son offre mais la déclinant. Je montai dans un train et retournai dans ma province natale, dans le village où j’avais fait ma prêtrise. Ma tête me faisait si mal qui bour-donnait d’images et de bruits lugubres convoqués par ma douleur et ma détresse. Je me réfugiai dans la ferme que j’avais habité seul trente années auparavant, avant de partir pour la guerre, et restai im-mobile sur mon lit plusieurs jours durant lesquels je me parlais à moi-même de cette vie que j’avais eue et de cette mort que j’atten-dais sans regret.

Mais ce ne fut pas elle qui vint la première. En effet mes an-ciens amis du village avaient eu vent de mon arrivée par le cocher et venaient me proposer leur aide. Ils s’installèrent avec moi dans cette ferme à demi abandonnée, cultivèrent un potager, me firent la lec-ture, soignèrent ma plaie et me proposèrent aussi de prendre en note aussi bien ce que je disais dans mes divagations que mes pensées sur ma vie et celle des autres. J’acceptai sans en voir l’utilité sinon celle de les divertir. Ils continuèrent ainsi à se relayer à mon chevet mais maintenant avec chacun un livre dans lequel ils consignaient mes mots.

L’autre fait marquant de mon début de convalescence fut le retournement de ma foi. En effet, prêtre en hôpitaux ou sur les champs de bataille, j’avais été le témoin des plus basses misères de l’homme et en ce sens je m’étais malgré moi entouré au cours des ans d’une carapace d’insensibilité. Ainsi, d’abord habité d’une foi profonde et sincère je me trouvai peu à peu étranger à celle-ci, me séparant de Dieu à mesure que je me rapprochais des hommes. Frap-pé de cécité je me mis à haïr le monde entier et Dieu en tête car c’était moi cette fois-ci que frappait la misère humaine. Puis au fur et à mesure de ma vie dans ma ferme perdue, je retrouvai le chemin de Dieu et celui de la foi chrétienne, tout en me forgeant une nouvelle conception de Lui et de mon sentiment religieux. Je me mis à croire en une âme humain d’inspiration divine existant en chacun mais que la chrétienté avait enfoui sous des institutions, une hiérarchie, des croyances et des rites stupides.

Pendant ce temps, mes compagnons avaient laissé leurs vies séculières et m’avaient entièrement rejoint dans ma vie d’ermite. Les journées se passaient en diverses activités, et je sortais à peine de ma chambre tandis qu’eux sortaient à peine de la ferme. Chaque di -manche je donnais dans l'un des bâtiments une messe pour mes huit compagnons et nous entonnions ensemble quelques chants. Chaque jour la folie me prenais violemment, me secouant le corps et l’esprit

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en tout sens. Je balbutiais des mots et tordais mes membres dans l’enfer des visions qui piétinaient alors le calme de mon esprit. Je me doutais que nos séances de dictée y étaient pour quelque chose. Dans un premier temps elles avaient simplement aggravé mes maux de têtes et mes cauchemars mais bientôt elles rendirent d’une violence insoutenable mes hallucinations visuelles et auditives. Je sentais les images se distendre, se bousculer, se mêler avec frénésie dans l’œuf clos de ma tête, mon esprit prisonnier de mes souvenirs, incapable de recycler mes rêves et mes pensées parce que privé de toute nouvelle image.

Au bout de quelques mois je fus exténué par ces soliloques bavards et souvent contraints par l’intérêt que portaient mes compa-gnons à cette prise de note. Mais, ceux-ci s’occupant jour et nuit de ma santé fragile, je me sentais leur obligé. Ainsi, plutôt que d’exorci -ser mes maux dans une sorte de catharsis, nos séances avaient fini par me replonger dans la folie que j’avais apprise à l’hôpital, ne me laissant ma raison qu’à de rares moments comme celui-ci, pendant lesquels j’essayais de miner le livre de vérités puis même au bout d’un moment de contresens.

Six mois passèrent avant que je leur fisse part de mon souhait d’interrompre nos séances de dictée. Ils en furent très affectés et ne purent concevoir que je les prisse comme un divertissement tandis que dans leur cas il s’agissait de mettre en forme la pensée d’une nouvelle religion, moi étant une sorte de second Christ, mes paroles constituant une seconde Bible et eux étant bien sûr les huit nouveaux évangélistes. J’avais bien parfois parlé de refonte de la religion mais c’était un projet utopique, insensé. Je commençai à avoir peur du sé -rieux avec lequel ils avaient pris note du moindre de mes mots.

Je sentis qu’ils étaient comme des enfants à qui l’on n’a conté que la moitié d’une histoire et qui trépignent pour en connaître la fin.

Finalement ils s’en allèrent et me laissèrent dans un lourd si-lence. Ce silence se prolongea toute la semaine durant et lorsque je leur demandai l’heure, ou le jour ou des explications ils me répon-daient tous par un silence qui me glaçait chaque fois un peu plus. Ils me servaient les repas à heures décalées, parfois quatre petits déjeu-ners de suite pour que je ne puisse pas compter les jours, seul moyen dont je disposais étant donné la réfection du clocher, et pour me perdre un peu plus dans le fouillis du labyrinthe où je végétais depuis sept mois. Ainsi allai-je même à de nombreuses reprises jusqu’à croire que j’étais mort.

Fort heureusement, Victor, que les autres appelaient Thadée du nom de l’un des apôtres et à qui je confie en ce moment mes der-niers mots assis en face de la mer pour qu’ils ne puisse écouter cette discussion comme ils écoutent les autres depuis quelque temps, vint me dire qu’il désapprouvait la servilité passive dans laquelle ses

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compagnons me tenait et me confia que mon seul moyen de ne pas les énerver plus était de leur obéir pour l’instant, le temps pour lui de trouver une solution. Lui faisant entièrement confiance, je me remis à parler tout haut.

J’entendis aussitôt le bruit sec de la plume courant sur le pa-pier. Leurs orientations allaient maintenant vers la mort, le meurtre, la fin du monde. D’origine bourgeoise ou noble, ils n’avaient pas connu la guerre et semblaient fasciné par l’acte de tuer, la destruc-tion, eux qui n’avaient connu que le confort d’une grande propriété bien entretenue et d’un foyer bien sec et bien chauffé, eux qui n’avaient jamais travaillé que scolairement, qui avaient beaucoup lu, certes, mais fait si peu du chemin qui mène au cœur des hommes et à celui de Dieu.

En un mois je leur dictai la moitié de ce que je leur avais dicté en six, et au bout de ce mois Victor m’annonça son départ dès la fin de la semaine pour la ville où il comptait, à la demande de tous, faire imprimer l’ouvrage en neuf exemplaire et ce à compte d’auteur. Il me dit aussi qu’il avait peur pour moi car il n’avait pas été choisi au hasard pour cette tâche.

En effet, d’un naturel plutôt timide et complexe, Victor se si-tuait un peu en dehors du groupe et ne me demandait aucune ré-flexion sur la vie ou Dieu ou sur n’importe quoi d’autre mais seule-ment des descriptions de paysages et de femmes, car il n’avait jamais voyagé ni conquis de nombreux cœurs et se sentait malheureux de n’avoir jamais vraiment rien fait de cela. Je lui portais une grande af -fection et c’est peut-être pour cela que son cahier contenait, je l’ai entendu par hasard un soir dernier qu’ils mettaient une dernière fois en forme leurs manuscrits en vue de l’édition, beaucoup plus que ceux des autres. En outre il voyait de temps à autre l’instituteur du village, un de mes anciens amis que j’aimais beaucoup mais qui avait refusé de laisser sa vie pour se retirer avec nous, craignant de l’isolement qu’il ne rende le groupe malsain. Aussi les sept autres compagnons regardaient-ils d’un oeil noir les rendez-vous de Victor et de celui qu’ils considéraient comme un traître.

Victor me fit aussi part des discussions qu’il avait entendues à propos de prétendus meurtres et de cérémonies pour fêter la fin de cette seconde Bible, ainsi que de rivalités concernant l’avenir du groupe à ma mort si proche. Mes huit compagnons s’étaient séparés en deux groupes qui s’affrontaient sur la question de savoir ce que l’on ferait après la mort du prêtre. Pour les uns il ne fallait rien faire et revenir chez eux tranquillement pour distiller à ses proches ce qu’ils avaient appris du prêtre. Pour les autres, il fallait fonder une société secrète afin que les vérités du prêtre soient répandues à une échelle digne d’elles.

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C’est pour toutes ces raisons que je suis en train de dicter à Victor, la veille de son départ pour la ville, cette dernière confession qu’il codera selon mon vœu, car je crains les pires représailles contre mon ami s’il porte à l’imprimerie le texte dans son état actuel.

Aussi suis-je au moins content de mettre dans leur Bible la vé-rité de sa Genèse et j’espère qu’un jour quelqu’un parviendra à dé-chiffrer le mystère de cette fin de chapitre.

Cette journée de douleurs et de faiblesse est donc peut-être la dernière. Mon oeil gauche, papillon douloureux, cessera dès lors de s’enfoncer dans mon crâne continuellement et de provoquer d’in-tenses fièvres. J’entendrai les voix graves de mes compagnons qui se liront leurs cahiers enfin terminés. Elles se cogneront une à une sur les pans de mon corps. Je sentirai mon esprit s’en aller puis revenir à mesure que je parlerai, et d’un ongle de ma main droite je creuserai dans le mur la sixième et dernière croix qui garde la dernière vérité de ce livre.

Armand semble plus surpris que jamais. A la fin de la lecture il se relève et lance vers Dunois un sourire satisfait et dégoûté. Pour la première fois depuis le début de leur discus-sion il est visiblement décontenancé. Dunois ne paraît pas l’avoir vu et continue en fixant le mur derrière le commissaire :-La vérité, cette vérité que j’ai trouvée. Je me sens, à la fin de ma lecture, invincible et méprisant. Oui, je méprise Tourneux qui m’a pris pour un idiot. Lui qui essaie en vain de trouver son génie en frottant son cerveau à celui d’un fou, lui comme un en-fant rejouant les gestes de son héros, lui que j’ai poussé à la mé-diocrité autant qu’à la folie.Pourtant je devrais me trouver insatisfait. Aucune mention des trois religieuses, ni de l’incendie bien que le texte montre que le prêtre a parlé de bûchers, de meurtres et de sadisme dans la seule intention de satisfaire aux frustrations évidentes de ses compagnons.Et la question: que faire de ce texte? Le montrer à Tourneux, tâche délicate, d’autant qu’il est beaucoup plus porté vers le sur-réalisme du prêtre que vers l’histoire du livre et les ombres qui l’entourent, et qu’il est en train de le vider de sa substance et de son visage. Sans doute me félicitera-t-il comme un chien qui rapporte un os qu’il jette ensuite à la poubelle.

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Le soir je bois deux bouteilles de vin que je gardais pour le jour où se finirait notre lecture, et il me semble que ce jour est au-jourd’hui et que je l’ai finie seul, Tourneux étant resté collé à ses rêves de gloriole de mauvais romancier.De nouveau je dors mal, et durant la nuit je me lève et vais faire un tour. Le vent souffle très fort et, passant devant la maison de Tourneux, je crois entendre un cri de femme. Je m’avance sur l’allée qui mène jusqu’à sa maison mais bientôt reviens sur mes pas et retourne chez moi, essayant tant bien que mal de me per-suader que j’ai eu une hallucination auditive à cause de l’alcool et à force de me torturer le cerveau. Devant ma porte je croise des marins qui partent pêcher. Il doit être quatre heures et je suis surpris de voir que je suis resté presque deux heures dehors. Je ne pensais pas avoir marché si longtemps.Le lendemain toutefois, trop fier d’avoir percé le secret du prêtre, je décide de me rendre chez Tourneux. Je cherchai en vain le texte du prêtre recopié au propre et, ne le trouvant pas, en prends le brouillon.Je frappe à la porte mais on ne me répond pas. Je tourne la poi-gnée et pousse la porte qui n’est pas fermée à clé.Au rez-de-chaussée, personne. Dans la cheminée, des braises meurent doucement. Je monte l’escalier le plus discrètement possible, posant les pieds aux extrémités des marches afin de ne pas faire craquer le bois. A l’étage, la porte de la chambre de Tourneux est entrebâillée, et l’on entend le vent passer dans la maigre ouverture.Je pousse la porte et retiens un cri. Bérengère est nue, pendue à une poutre, les mains attachées dans le dos, des traces de cou-teau en travers des cuisses et des signes étranges gravés dans la chair de son buste. En dessous, couché dans son grabat, Tour-neux la regarde avec des yeux de moribond, la bouche ouverte comme pour crier, nu lui aussi, mort lui aussi, les bras et les jambes attachées aux bords du lit. Des marques rouges semblent indiquer que l’assassin l’a étranglé.Pris de panique et craignant pour ma vie, je veux partir mais je suis comme glacé. Mes pensées se bousculent dans ma tête, et la première: qui a pu faire cela? Un survivant du groupe? Impos-

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sible c’était il y a près de trente cinq ans et ils avaient tous au moins la soixantaine. Comment aurait-il attaché Tourneux et soulevé Bérengère jusqu’à la poutre ? De toute façon ils tous sont morts dans l’incendie. Alors le mari de Bérengère qui se se-rait énervé en ne la voyant pas revenir ce soir-là? Non, impos-sible aussi car comment aurait-il été au courant de la manière dont avaient été tuées les religieuses? Mais alors qui?Je balaie la chambre d’un coup d’œil. En dessous de Bérengère sont éparpillés divers papiers qu’elle a dû faire tomber du bu-reau en se débattant et le couteau tâché de son sang. Je reconnais un couteau de Tourneux. Sinon aucun indice. Je ramasse les pa-piers, le livre du prêtre ainsi que l’argent que cache Tourneux sous son matelas et m’enfuis chez moi. Je sais que le mari de Bérengère découvrira bientôt les corps en allant la chercher. Il sera sans-doute soupçonné mais moi aussi je le serai, au détail près que je n’ai pas d’alibi. Pire encore: les marins m’ont vu rentrer chez moi juste avant l’aube, l’air perturbé, le pas rapide. Je sais que les gendarmes n’iront pas plus loin et que je serai condamné sans autre preuve.J’enfourne dans un sac, quelques vêtements, un rasoir, l’argent que j’ai pris à Tourneux sans vraiment savoir pourquoi, le livre du prêtre ainsi que tous les papiers que j’ai pu récupérer. A ce moment j’en aperçois un qui me glace le sang. Il s’agit de ma traduction de la fin du sixième chapitre, la traduction que je ser-rais dans ma poche comme un trésor ce soir-là en allant me pro-mener, cette traduction que je lis à Tourneux après l’avoir bâillonné et attaché ainsi que Bérengère, cette traduction que j’avais ensuite mise sur le bureau par-dessus tous les autres pa-piers le temps de pendre Bérengère, cette même traduction qu’elle avait faite tomber avec toutes les autres feuilles en se dé-battant dans un dernier effort, la corde au cou et les poings liés dans son dos, le sang coulant de son ventre tailladé de dessins, Tourneux assommé à ses pieds et le regard béant. Enfin toujours cette traduction que je n’avais pas eu le courage de brûler après avoir étranglé Tourneux. Cet incendie qui m’aurait sauvé la vie.

Un meurtre suffit rarement à faire de vous un meurtrier, même si vous tuez avec le sourire.

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J’étais rentré chez moi et, paniqué sans doute par mes gestes je l’avais oubliée. Tout le reste du travail a été produit par mon cerveau. C’est lui qui m’a fait oublier tout ceci le soir même et lui qui m’a sauvé de la police en me faisant prendre les feuilles et l’argent.J’enfourche mon vélo et me rends à la gare de la ville. Là, je le laisse à un enfant et prends un billet pour Le Mans. Mais je monte dans un train pour Argentan.. Arrivé là-bas je prends un billet pour Paris mais ne monte pas dedans. Je descends en ville et achète un vélo afin de me rendre ainsi à Paris. Je suis pani-qué.Chaque personne que je croise semble me juger, et je suis sûr que la police est déjà à mes trousses, que mes ruses ne serviront à rien.Je prends toutes les précautions nécessaires pour semer les gen-darmes tout en n’étant pas remarqué, rasant ma barbe chaque jour pour ne pas avoir l’air d’un brigand, dormant dans les champs mais lavant régulièrement mes vêtements, déjeunant dans des restaurants aux heures d’affluences et souriant à chaque personne rencontrée comme si j’étais en promenade.Dans le même temps je reconstitue chaque instant de la vie au village. Sur mon vélo jusqu’à la gare je m’imagine le mari de Bérengère se réveiller seul dans le lit, s’habiller en vitesse et courir chez Tourneux, trouver les corps et se rendre au bourg prévenir, en larmes, les gendarmes.Dans le train pour Argentan, j’imagine les gendarmes inspecter la chambre et y relever mes traces de pas car la terre était boueuse ce matin-là, et constater aussi que les tiroirs du secré-taire sont ouverts et vides. Puis je les vois interroger les voisins et les voisins dire que j’ai été employé chez Tourneux pendant plusieurs mois, et surtout qu’ils m’ont vu roder autour de la maison toute la semaine précédente. Puis ce sont les marins qui disent qu’ils m’ont vu rentrer chez moi très tard dans la nuit avec un air louche, et enfin le village tout entier s’accordant pour dire que je suis quelqu’un d’introverti et d’instable, et même d’étrange, « tout ça parce qu’il a lu des livres ». En même

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temps l’image des deux corps rythme mes pas et mes coups de pédales. Je tremble comme une feuille et j’ai de plus en plus de mal à avoir l’air naturel.Les gendarmes trouveront cent mobiles pour ce meurtre, éloi-gnant immédiatement la thèse du mari jaloux à la vue de ce pauvre homme qui les a prévenus en sanglots, et qui pleurt de-puis plusieurs jours la mort de l’être qui lui était le plus cher, après bien entendu, son chien, son voisin et le patron du bar.Sur mon vélo je me récite les mobiles attribué à « mon » meurtre : Vengeance pour cause de renvoi, vengeance pour cause de complexe d’infériorité et de jalousie, crise de folie par jalousie car Tourneux a dû avoir avec Bérengère des relations que je n’avais pu avoir, meurtre pour cause d’insalubrité men-tale, meurtre en vue d’un vol…« Son crime est de surcroît prémédité, précédé d’actes de torture et exécuté avec sang-froid » auront-ils sûrement la stupidité de dire. J’enrage de fuir car, plus que tous ces soi-disant indices, ma fuite me désigne immédiatement comme coupable. En fuyant j’avoue ma culpabilité, et les gendarmes peuvent dès lors lancer un mandat d’arrêt contre moi. Mais que faire d’autre. Avouer comme je le fais aujourd’hui que ce n’est pas de ma faute, que Tourneux méritait cette mort.-Et que faites-vous ?-Arrivé à Paris je loue une chambre de bonne à Belleville. Sur le chemin j’ai compté l’argent pris sous le matelas de Tourneux. Il y en a suffisamment pour vivre au moins deux ans. Puis je mets le livre du prêtre ainsi que les très nombreux papiers que j’ai ra-massé ce matin-là dans un tiroir que je ferme à clé.Alors je ne fais rien, ne lis pas, ne sort pas et mène une vie sûre-ment aussi médiocre que celle de tous les coquins que vous at-trapez chaque jour. Enfin je m’enterre dans un mutisme qui finit d’alerter ma logeuse et la fait appeler la police. Vous menez votre enquête et un soir que vous pensez en savoir suffisamment vous débarquez chez moi pour m’arrêter. N’est-ce pas ?-Ca n’est pas aussi simple, et ce n’est pas votre logeuse qui m’a conduit jusqu’à vous. Mais avant que je vous raconte mon his-toire et pourquoi je suis chez vous ce soir, finissez donc la vôtre

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et dites-moi pourquoi vous avez tué votre employeur et sa bonne.-Ce fameux soir, alors que je me promenais, je vis de la lumière dans la chambre de Tourneux. J’avais la clé de derrière et je pus entrer sans que l’on m’entende. Arrivé dans la chambre je sur-pris Bérengère en train de recopier à la machine les passages soulignés du livre du prêtre et Tourneux allongé dans son lit à lui demander qu’elle se dépêche, qu’il part demain et que ça doit être fini ce soir, qu’il est déjà deux heures du matin.Ainsi, n’étant parvenu au niveau du prêtre, il avait décidé de re-copier directement le livre. C’est à cela que travaillait Bérengère depuis le début, mettant aussi longtemps car elle ne savait pas taper à la machine et lisait assez lentement. Voilà qui expliquait son agitation, sa façon de me renvoyer dès la fin de la lecture, son craintes contre moi. Voilà ce qu’il recherchait avant tout dans l’œuvre du prêtre : l’étincelle de génie qui lui avait tou-jours manqué. Il s’était volontairement laissé aller à une folie bien innocente en pensant y trouver un ingrédient du génie, ou peut-être le génie lui-même. Il n’a jamais été fou, ce qui veut dire que c’est moi qui le suis, que j’ai tout inventé, tout imaginé, que je n’ai jamais rien compris, que je suis l’imbécile que je voulais qu’il devienne. Mon piège était trop beau pour que per-sonne n’y tombât.Je me sens trompé, trahi, et cela par un littérateur de troisième zone. Je chute soudain du haut de ma gloire de manipulateur ex-pert jusque dans les profondeurs de la crédulité puérile, de celle de psychiatre à celle de malade.Je me jette sur Tourneux et gifle Bérengère qui essaie de m’em-pêcher de le battre. Ils crient tous deux. Puis je rattrape Béren-gère qui essaie de s’échapper et l’assomme. Tourneux est tou-jours dans son lit dont il a chassé les couvertures et me demande en hurlant ce qui me prend, ce que je fais chez lui. Ma colère et ma panique m’empêche de parler quelques secondes puis je l’in-sulte d’être allé aussi bas, de recopier le livre du prêtre en le fai-sant passer pour le sien. Il me répond que je ne peux pas com-prendre et que de toute façon je n’avais jamais rien compris. Je me rue vers lui et l’étrangle. Je suis plus grand d’une tête et mon

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corps écrasant tout le sien l’empêche de se débattre. Je tue aussi Bérengère et maquille le tout en une messe noire, laissant sur la table le livre du prêtre afin de faire croire en la vengeance d’un groupe de sataniques locaux qui auraient pensé que Tourneux enquêtait sur eux.Mais j’y retourne le lendemain matin en pensant que j’ai rêvé, que je suis en train de devenir fou. Alors je panique, emmène le livre du prêtre et fuis, ce qui fait de moi le coupable idéal.Arrivé à Paris, je sens bien que je n’ai plus toute ma raison, confonds mes rêves, mes souvenirs, les descriptions du livre du prêtre. C’est peut-être mieux que vous m’arrêtiez.-Mais je ne compte pas vous arrêter cher Monsieur Dunois.-Excusez-moi mais j’ai peur de ne pas comprendre.-Vous comprenez très bien. Ne vous ai-je pas dit qu’il s’agissait d’une affaire compliquée. Ainsi laissez-moi vous raconter mon histoire maintenant qu’est finie la vôtre.

Il a toujours ses gants et se caresse les paumes. Ses yeux se baissent vers celles-ci puis se relèvent en direction de Dunois, l’air plus préoccupé que jamais.

-Tout commence il y a environ un an et demi, à peu près au mo-ment où vous arrivez à Paris. Je suis à l’époque commissaire et j’enquête sur l’étrange assassinat d’un vieillard, une histoire liée aux surréalistes et aux courants ésotériques qui pullulent dans Paris. L’homme était un clochard qui hantait les quais de la Seine entre le Louvre et Notre Dame. Il parlait souvent très haut de religion et d’histoires d’apocalypse. Il ne faisait de mal à per-sonne et pourtant, un soir, on le retrouve égorgé, au-dessus de la Seine, pendu par les pieds à l’armature d’un pont, le corps bar-bouillés d’inscriptions et de signes. Vous avez peut-être eu vent de l’histoire ?-Pas du tout. J’avais déjà fort à faire avec mes propres pro-blèmes à l’époque.-C’est là que vous vous trompez. Cette affaire est très directe-ment liée à la vôtre, le clochard égorgé étant un des huit membres de la secte du prêtre.

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-Pardon ?-Les huit compagnons du prêtre ne sont pas morts dans l’incen-die qui a ravagé sa ferme. Deux ont survécu. A la suite de ce meurtre, j’ai questionné les voisins qui m’ont répété ce qu’il di-sait quand il gueulait sur le trottoir. Il parlait d’un prêtre aveugle, d’une communauté vivant en totale autarcie, « plus loin des hommes, plus proche de Dieu », d’un livre, de prophéties, d’un village où je me suis rendu, persuadé que le meurtre avait un lien avec les autres compagnons du prêtre. Au cours de mon enquête, j’ai rencontré un gendarme qui m’a raconté l’histoire d’un ancien professeur parisien assassiné ainsi que sa domes-tique par un homme du pays, leur corps mutilés et portant des inscriptions semblables à celles de mon clochard. Mais peut-être avez-vous entendu comme moi parler de cette affaire-là ?-Amusant commissaire. -C’est ainsi que je me suis retrouvé en charge des deux affaires. J’ai entendu mille fois l’histoire des huit bourgeois du village enfermés avec un prêtre fou dans une vieille ferme du coin, et ça ne m’a mené à rien, sinon à la révélation par l’un des habitant de L. accouru vers la ferme de la survie de deux hommes qui y vivaient et que votre père n’avait pu voir car ils étaient sorti par la grange, de l’autre côté du portail. Tous deux sont gravement brûlés et s’enfuient chacun de leur côtéJe fais aussi des recherches dans le second village, accumulant divers portraits de vous, recueillant les états d’âme de toutes les grands-mères du coin, mais une fois encore n’apprenant rien de très nouveau sinon que des employés de gare vous avaient vu prendre différents trains et qu’une femme avait dit vous avoir vendu un vélo. Pourtant ces deux histoires avaient beaucoup trop d’éléments en communs pour ne pas être liées. Je me suis posé les mêmes questions que vous. Pourquoi cet incendie, était-ce un meurtre, un suicide, un accident ? Pourquoi autant de mystère autour d’évènements aussi flagrants dans deux villages aussi paisibles ?Mais mon cas était plus difficile encore que le votre car je ne disposais d’aucun élément sérieux et que je m’occupais de deux affaires en même temps. Pourquoi les chemins convergeaient-ils

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vers Paris ? Etiez-vous aussi le meurtrier du clochard ? Je vous ai cherché ainsi que le deuxième homme échappé de l’incendie dans toute la ville. Je me suis renseigné dans tous les bars, tous les groupes d’artistes, toutes les librairies de la ville à propos de personnes cherchant des livres sur la religion chrétienne, l’ésoté-risme, les mythes de la religion chrétienne ou n’importe quoi d’autre en rapport avec Dieu. C’était très difficile. Il y a telle agitation depuis quelques années, les gens s’intéressent à beau-coup de choses dont on se moquait il y a de cela quinze ans.Quoi qu’il en soit j’ai remonté la piste jusqu’à un homme se fai-sant appeler Monsieur Philippe, féru de livres de religions, don-nant des conférences en cercle très fermé sur une nouvelle reli-gion. Il se disait en rapport avec divers démons et procédait à des messes noires durant lesquelles il transperçait des souris blanches après les avoir nourries d’hosties. J’ai réussi à m’intro-duire dedans un soir. Les gens étaient des bourgeois ou des nobles pour la plupart, il y avait quelques artistes connus, des religieux aussi. Nous l’avons attendu et il est arrivé au milieu d’une grande fumée et dans un très beau châle noir et bleu qui traînait autour de ses pieds. Il a convoqué divers esprits malé-fiques, est entré en transe, ses mains se sont crispées puis il est tombé par terre, évanoui, du sang coulant de ses oreilles et de son nez. Ses serviteurs nous ont raccompagnés dehors et chacun est rentré chez soi, tous bien trop orgueilleux pour se sentir trompés.Je me suis ensuite renseigné sur cet homme. Vous même vous doutez bien de qui il s’agit n’est-ce pas ?-Le rédacteur du deuxième chapitre, Ph. Mais quel âge peut-il avoir ?-Soixante et onze ans très exactement. En effet tous les compa-gnons du prêtre, contrairement à ce que vous pensiez, n’avaient pas au moins quarante ans au moment de la rédaction du livre. Quelques uns étaient plus jeunes, dont ce fameux Ph.Après s’être échappé de la ferme en flammes il erre dans les campagnes et finit comme beaucoup de vagabonds par échouer à Paris. Il est sans le sou mais dispose d’un grand charisme et d’un fort pouvoir de persuasion ainsi que d’une imposante

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culture religieuse et ésotérique. Très vite monte une sorte de groupe qui se réunit pour procéder à des messes noires ainsi qu’à des séances de spiritisme. Il devient très riche et très in-fluent dans les milieux artistiques et a un jour vent par un ami qu’un clochard féru lui aussi de religion prononçait parfois son nom. Un soir, Monsieur Philippe va le voir accompagné de quelques uns de ses amis et ils le tuent en lui cisaillant le cou et les mains pour ensuite dessiner dans sa chair des signes sata-niques.-Mais comment savez-vous tout cela ?-Parce que cet homme est passé aux aveux.-Vous voulez dire que vous l’avez arrêté ?-Tout à fait, lui ainsi que trois de ses compagnons ayant partici-pé au meurtre.-Donc vous avez dû lui demander ce qui s’était passé le soir de l’incendie. C’est incroyable. Mais je vous ai coupé, continuez.-Il m’a en effet tout raconté au sujet de cette fameuse nuit, et tout aussi au sujet du prêtre et du fonctionnement du groupe. Il m’a dit notamment que de profondes divergences étaient nées au fur et à mesure entre lui et d’autres membres du groupe, surtout après la publication du livre au sujet de l’avenir du groupe et de l’attitude à adopter maintenant qu’il possédait une bible. Il s’était disputé avec trois membres, Ad, JA et Thd, qui esti-maient leur tâche accomplie alors que pour lui tout restait en-core à faire.Il voulait notamment explorer le satanisme qu’il voyait poindre parfois chez le prêtre et était convaincu que sa cécité lui avait été infligée par un prêtre tourné dans cette voie qu’il aurait vio-lemment combattu. Il était persuadé aussi que le prêtre n’allait jamais si près de l’infini que lorsqu’il parlait du Mal.Ph était bien décidé à mettre en actes les paroles du prêtre, faire et non plus écouter puis recopier stupidement.Ainsi avait-il réussi à convaincre les quatre autres membres du groupe, Bt, Th, SZ et Mts, de donner une messe noire pour le prêtre à la manière des rites antiques, sacrifiant trois religieuses soupçonnée d’inccubat à la gloire de leur Dieu nouveau. Les di-vergences étaient allées grandissantes entre les différents

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membres du groupe séparé en deux, le prêtre, dans un état de démence totale ne comprenant plus rien à rien et surtout pas que l’on puisse se battre pour les non-sens qu’il avait pu proférer pendant un an. Mais le groupe continua son chemin jusqu’à ce jour de décembre que le prêtre choisit pour mourir. Le soir, ils organisèrent un grand bûcher dans la cour centrale en vue de son incinération. Là, notre compagnon dissident sorti de sa poche un discours en hommage à leur maître qui dénonçait en même temps les dérives vers la passivité et la mollesse de certains membres du groupe. S’ensuivit une proposition d’immolation pour prouver, disait-il, leur fidélité en leur maître, ce que l’autre groupe refusa. Ph et ses quatre compagnons renversèrent les dif-férents bidons d’essence qu’ils s’étaient procuré pour l’incinéra-tion du prêtre en direction des trois bâtiments de la ferme où vi-vaient les compagnons après avoir assommé les trois autres qui essayaient de s’opposer au sacrifice des religieuses. Ils y procé-daient lorsque Thd, revenu à lui, mit le feu au bûcher sur lequel demeurait le prêtre. Aussitôt s’enflammèrent les trois bâtiments. Thd essaya de tirer ses deux compagnons en dehors de la ferme mais le feu se propageait plus vite qu’il ne l’eut cru. Pendant ce temps, les cinq autres compagnons essayaient de sauver des flammes au moins un exemplaire du livre du prêtre. Tous mou-rurent sauf Thd et Ph qui sortirent ensemble en grimpant au-des-sus du mur de la grange.-Puis Thd était devenu un vagabond et Ph un bourgeois. Cela ne vous dit pas comment vous êtes parvenu jusqu’à moi puisque ce n’est pas ma logeuse qui vous y a conduit.-Je savais que vous étiez à Paris, que vous aviez les économies de Tourneux et que vous vouliez être logé chez quelqu’un de peu curieux quant à votre identité et votre passé. En tant que commissaire je connais toutes ces adresses où vous pouviez être logé. Il me suffisait alors d’interroger, à l’aide d’un chantage bien sûr, les tenanciers de tels établissements sur leur clientèle. Des homme d’une quarantaine d’années, à l’accent normand, maigres, l’air absent, ça ne court pas les rues vous savez. Ca fait trois bon mois que je sais où vous logez, mais je savais que vous ne bougeriez pas d’ici.

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Avant de vous voir il m’était évident que Ph, apprenant par ses très multiples relations dans le milieu artistique parisien qu’un ancien professeur exilé en Normandie avait retrouvé le livre d’un prêtre aveugle, n’avait pas hésité à se rendre sur les lieux et à tuer le malheureux, même si je savais qu’il n’aurait pas signé son meurtre.Par ailleurs vous étiez d’un naturel trop posé pour tuer deux per-sonnes sans raisons apparentes. Ph au contraire disposait de la volonté et de la cruauté nécessaire à une telle chose. Je savais qu’il était prêt à tout pour cela, mais je ne pouvais l’arrêter faute de preuves.Maintenant vous avez avoué…-Et maintenant vous allez m’arrêter, n’est-ce pas ? Toutes les pièces du puzzle sont ici et sont en place. Je ne vois ce que vous attendez de moi.-Mais que vous me rendiez un petit service. Attendez une se-conde je vous prie. Armand ouvrit la fenêtre, se pencha et siffla. Dunois était tou-jours assis sur sa chaise et le regardait faire sans rien dire, intri-gué par ce dernier évènement et par l’assurance du commissaire. Celui-ci se dirigea vers la porte d’entrée, l’ouvrit, et revint s’as-seoir en face de Dunois. Deux hommes entrèrent, tenant un tapis roulé sur ce qui semblait un corps . Ils le déroulèrent au milieu de la pièce et apparut le corps d’un homme d’une quarantaine d’année, la chemise tachée de sang, de sueur et de bave, les mains liées, mort. Les deux hommes l’attachèrent à une chaise, le commissaire les remercia et leur demanda d’attendre dans le couloir. Puis il fit un geste de dédain vers le cadavre, une gri-mace, se leva et, tout en enlevant ses gants et son foulard, lan-ça :

-Vous savez, cher Monsieur Dilois, il m’a fallu employer la force pour obtenir la plupart des informations que je vous ai communiquées ce soir.-Qui est-ce ? Il est visiblement trop jeune pour être Ph.-Où vous habitiez, c’était surtout cela que je voulais savoir.

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Et, s’étant approché suffisamment de lui, Dunois put voir que la peau de ses mains ainsi que celle de son cou étaient brûlées. Il recula sur sa chaise, pris de panique, et bientôt la peur l’immobilisa mieux encore que ne l’auraient fait les deux hommes qui attendaient dans le couloir.

-C’est, le commissaire je suppose ?-Bien évidemment. Pauvre commissaire, le surmenage sans doute. Quelle folie d’avoir voulu s’occuper de deux affaires en même temps n’est-ce pas ?-Est-il mort ?-Ne soyez donc pas si romantique. Bien sûr qu’il est mort. Mais ce qui compte maintenant c’est le livre du prêtre et les notes de Tourneux. Si vous pouviez avoir l’amabilité de me les trans-mettre, que cette mascarade finisse.-Pourquoi l’attacher dans ce cas ?-Nous vous inquiétez pas pour cela, tout est prévu, organisé, de-puis des semaines, des mois. Ah monsieur Dunois, vous nous en avez donné de la peine, oui, beaucoup de peine.

Dunois regarda le vieil homme avec une moue de dégoût, comme s’il allait pleurer, ou crier, ou tomber au sol. Il jeta par terre les feuillets avec un geste lent, le regard vide tourné vers cet homme qui était Ph, à qui il venait de raconter sa propre vie et qui l’avait écouté sans mot dire.

-Vous ne comprenez pas que ces livres sont des faux, l’un écrit par un prêtre sous la menace et dans la peur, et l’autre par un professeur sans talent paraphrasant sans intelligence le premier.-Vous n’y êtes pas du tout. Peu importe comment ils ont été conçus pourvu qu’ils possèdent la force de convaincre et de faire croire. Qu’est-ce donc que la Bible sinon le pot-pourri de mensonges et de vieux rêves de l’antiquité ?-Et la fin du sixième chapitre ?-Une farce de notre ami Thd pour me nuire. Il était jaloux de l’ascendant que j’avais pris sur le groupe et sur le prêtre. Le

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prêtre était loin d’avoir une telle lucidité d’esprit. Il était possé-dé, c’était Satan qui parlait par sa bouche et non Dieu, ce Dieu misérable qui l’avait abandonné.-Et les six croix dans le mur ?-Les six croix de Satan, le grand nombre satanique, 666. Main-tenant c’en est fini de ces sacrilèges et de ces tromperies de col-légiens autour du livre.Vous savez, j’avais désespéré d’en revoir un jour un exemplaire. Je ne savais pas qu’il en existait un aux archives. Vingt ans qu’il dormait là-bas et moi qui ne passait pas une seule journée sans me lamenter sur sa perte. Puis un jour ce charmant commissaire est venu me poser des questions sur mes activités, mon passé, toutes ces choses que je ne pouvais lui dire et que je ne lui dis pas, et je lui donnai alors en pâture quelques indices sans impor-tance mais qui suffisaient à le garder dans les parages, car lui avait échappé lors de la discussion une allusion à votre histoire avec Tourneux et à l’existence d’un exemplaire du livre du prêtre. Quel imbécile. Un soir qu’il était venu me poser toujours les mêmes questions je le fis boire et le droguait. Je tentai de l’hypnotiser mais cela ne marcha pas. Alors je le torturai. Il me fallait à tout prix savoir où vous habitiez car vous seul pouviez être en possession du livre. Puis je suis venu chez vous et, non pas pour éviter d’avoir à vous torturer car c’est devenu un péché qui me plaît bien qu’il ne convienne qu’aux aveux brefs en gé-néral, mais pour jouer un peu car je n’ai plus beaucoup l’occa-sion de le faire, je me suis fait passé pour le commissaire.Vous m’avez tout raconté, docile comme un agneau, tout cela parce que depuis le début vous n’avez pas assez de force en vous pour porter tant de poids et surtout parce que depuis le dé-but vous avez peur. Peur de Tourneux, peur du livre, peur de la police, peur d’être un peu plus qu’un petit provincial désœuvré.-Et maintenant que vous avez ce que vous vouliez, qu’allez-vous faire de moi ?-Mais vous tuer bien sûr, vous en savez beaucoup trop.

Il s’approche de Dunois, la main droite dans sa poche.

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-Qu’allez vous faire du livre du prêtre maintenant.-Ce que j’ai toujours voulu faire : fonder une nouvelle religion, et cela m’était impossible sans l’aide du prêtre. Voyez-vous, du-rant toutes ces années passées à faire le singe savant devant des bourgeois peureux et avides de scandales faciles, j’ai compris que la foi passe par l’écriture, par le livre. Il n’y a de vrai reli-gion que celles-la du livre. Il faut une voix immuable sur la-quelle poser la sienne, un chemin où mettre ses pas, un père qui nous guide alors que nous ne voyons rien de plus que ce que nous voulons voir.-Et qu’allez-vous faire de nos deux corps ?-Ah, les problèmes d’intendance… Mes deux amis qui attendent dans le couloir vont disposer sur votre table de salle à manger les instrument de torture que j’ai utilisés sur le commissaire, et je mettrai dans vos mains ce poignard avec lequel je vais vous transpercer le cœur quand vous en aurez fini avec vos questions. Merveilleux : le meurtrier de L. tue le commissaire venu l’arrê-ter avant de se donner la mort. Les enquêteurs n’iront pas plus loin, je vous l’assure.-Très bien. Faites votre ouvrage, faites de moi le martyr de votre satané religion. Je n’ai pas peur de mourir.-Vous êtes d’un romantisme mon jeune ami, et prétentieux avec cela. Cette religion a déjà tué plus d’un homme. Pourquoi sont morts, à votre avis, le prêtre,  mes sept compagnons, vos deux amis et le commissaire ici présent? Espèce d’imbécile naïf.

Il s’approcha plus près encore de Dunois qui se tenait immobile, les yeux ouverts mais ne suppliant pas, et de son poignard lui transperça la poitrine. L’homme poussa un lé-ger cri avant de s’écrouler.

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