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 Luc Boltanski Monsieur Yann Darré Madame Marie-Ange Schiltz La dénonciation In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 51, mars 1984. La dénonciation. pp. 3-40. Citer ce document / Cite this document : Boltanski Luc, Darré Yann, Schiltz Marie-Ange. La dénonciation. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 51, mars 1984. La dénonciation. pp. 3-40. doi : 10.3406/arss.1984.2212 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1984_num_51_1_2212

BOLTANSKI, Luc; DARRÉ, Yann; SCHILTZ, Marie-Ange. La dénonciation

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In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 51, mar 1984.

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  • Luc BoltanskiMonsieur Yann DarrMadame Marie-Ange Schiltz

    La dnonciationIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 51, mars 1984. La dnonciation. pp. 3-40.

    Citer ce document / Cite this document :

    Boltanski Luc, Darr Yann, Schiltz Marie-Ange. La dnonciation. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 51, mars1984. La dnonciation. pp. 3-40.

    doi : 10.3406/arss.1984.2212

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1984_num_51_1_2212

  • RsumLa dnonciation.La distinction entre l'action individuelle et l'action collective constitue une des oppositionsfondamentales sur lesquelles reposent, souvent implicitement, tant elle va de soi, la sociologie etl'histoire sociale des modes de protestation. Elle sert aussi, plus gnralement, faire le partage entreles objets de la psychologie et les objets de la sociologie. On tentera ici d'esquisser une problmatiquevisant surmonter cette opposition en tablissant une grammaire permettant d'interprter, au moyendes mmes rgles, les variations qui affectent les actes de protestation selon qu'ils sont prsentscomme des actes individuels ou comme des actes collectifs et, d'autre part, les jugements denormalit que les autres portent sur eux. Pour construire cette problmatique, on prendra pour objet ladnonciation publique. L'analyse statistique et stylistique d'un corpus de lettres de dnonciations reuespar un grand journal permet d'apporter une premire srie de rponses deux questions, savoir quelles conditions doit satisfaire une dnonciation publique pour tre juge normale et pourquoiaccomplir un acte de dnonciation publique qui a toutes chances d'tre peru comme anormal ?

    ZusammenfassungDie Denunziation.Die Unterscheidung von individuellem und kollektivem Handeln bildet einen der grundlegendenGegenstze, auf denen hufig implizit, da derart selbst-verstndlich die Soziologie wie dieSozialgeschichte der Protestweisen beruht. Genereller wird sie zur Trennung der Gegenstandsbereichevon Psychologie und von Soziologie herangezogen. Im vorliegenden Aufsatz wird demgegenber eineFragestellung umrissen, die jenen Gegensatz mittels einer Grammatik zu berwinden sucht, die unter Verwendung derselben Regeln gleichermaen die Variationen der Protestakte je nachPrsentation als individuelle bzw. kollektive wie die von den anderen an sie herangetragenenNormalittsurteile zu interpretieren gestattet. Entwickelt wird diese Fragestellung anhand desPhnomens der ffentlichen Denunziation. Mittels statistischer und stilistischer Analyse vonDenunziationsbriefen aus dem Archivmaterial einer grofien Pariser Tageszeitung lassen sich in einemersten Anlauf 2 Fragen beantworten : 1. Welche Bedingungen mu eine ffentliche Denunziationerfullen, uni als normal zu gelten ; 2. Aus welchen Grnden wird ein solcher Akt ffentlicherDenunziation begangen, der aller Wahrscheinlichkeit nach als anormal wahrgenommen wird ?

    AbstractDenunciation.The distinction between individual and collective action is one of the fundamental oppositions underlying(often implicitly, because it is so much taken for granted) the sociology and the social history of modesof protest. It also serves, more generally, to distinguish between the objects of psychology and those ofsociology. This article endeavours to outline a problematic aimed at overcoming this opposition, byestablishingagrammar making it possible to interpret, by means of the same rules, the variations foundin actsof protest depending on whether they are presented as individual or collective acts, and alsothe judgements of normality that other people apply to them. This problematic is contructed by referenceto acts of public denunciation. Statistical and stylistic analysis of a corpus of letters of denunciationreceived by a major newspaper makes it possible to provide a first series of answers to two questions :What conditions must a public denunciation fulfil in order to be judged normal ? and what makes aperson perform an act of public denunciation which has every likelihood of being seen as ab normal ?

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    DENONCIATION lue boltanski avec yann darr et marie-ange schiltz

    Cinq jours aprs la mise en droute des deux corps militaires expdis contre lui, Kohlhaas tait devant Leipzig et mettait le feu la ville en trois endroits. Dans le mandement qu'il fit rpandre cette occasion, il se dsigna comme le 'lieutenant et vicaire de Michel l'Archange, venu chtier par le fer et par le feu, en la personne de tous ceux qui prendraient dans ce conflit le parti du junker, la perfidie et la malice o le monde entier avait sombr'. En outre, du chteau de Liitzen dont il s'tait empar et o il s'tait tabli, il appela le peuple se rallier lui pour l'tablissement d'un meilleur ordre des choses ; et ce nouveau mandement, dans sa souscription, portait une trace de dmence, car il tait sign : 'Fait Liitzen, au sige de notre gouvernement mondial provisoire, dans le chteau de l'Archange'. Heinrich von Kleist, Michael Kohlhaas

    La distinction entre l'action individuelle et l'action collective constitue une des oppositions fondamentales sur lesquelles reposent, souvent implicitement, tant elle va de soi, la sociologie et l'histoire sociale des modes de protestation. Ces disciplines ne se reconnaissent comme objet lgitime que les revendications associes un mouvement social et rejettent hors de leur univers de comptence (par exemple vers la psychanalyse historique ou la psychiatrie sociale) et dans l'anormalit les violences physiques ou symboliques, les manifestations de rvolte ou les dolances dont les auteurs agissent seuls et sans que l'on puisse rattacher leur action une srie prsentant des caractres rptitifs ou encore les relier des rgularits conomiques. On voudrait, dans les pages qui suivent, esquisser une problmatique visant surmonter cette opposition et, plus prcisment, tenter de construire un systme de transformation ou, si l'on veut, une grammaire, permettant de rendre compte des variations qui affectent les actes de protestation et la perception que les autres en ont selon le degr auquel ils sont prsents et reus comme des actes individuels ou comme des actes collectifs et cela en utilisant les mmes rgles pour analyser les cas normaux (dont s'occupent la sociologie et l'histoire sociale) et les cas anormaux (qui intressent habituellement les sciences psychologiques ou psychiatriques).

    Le traitement statistique des anecdotes Pour construire cette problmatique, on prendra pour objet la dnonciation et plus prcisment la dnonciation publique, en jouant sur les variations qui affectent la signification du terme en franais selon que l'on parle de la dnonciation d'une injustice (qui est toujours prsente dans la protestation sociale et politique) ou de la dnonciation d'un individu (cette fois au sens de dlation). La dnonciation de l'injustice suppose en effet la rfrence un coupable ou un responsable qui peut, selon une casuistique dont on cherchera montrer la logique, tre reprsent par une synecdoque d'abstraction (e.g. le capitalisme dans un nonc syndical destin protester contre des licenciements) ou tre identifi et dsign nommment la vindicte publique. Cette forme de violence a pour particularit de s'exercer par personne interpose et par la mdiation du langage : le dnonciateur doit instituer une croyance et, au moyen d'une rhtorique, convaincre d'autres personnes, les associer sa protestation, les mobiliser et pour cela non seulement les assurer qu'il dit vrai, mais aussi que cette vrit est bonne dire et que la violence conscutive au dvoilement est la mesure de l'injustice dnonce. A la diffrence de la violence directe, qu'elle soit physique (coups) ou symbolique (injures), qui peut toujours tre ralise, mme si les effets attendus ne sont pas obtenus, la dnonciation peut ainsi ne pas s'accomplir et chouer si le dnonciateur, qui a renonc exercer lui-mme la violence, ne rencontre personne dispos le suivre. L'auteur d'une dnonciation publique demande, en effet, tre suivi par un nombre indfini, mais ncessairement lev, d'individus (par tous ; par tous ceux qui comptent ; par tous les nommes de bien, etc). Il n'existe pas dans ce cas de limites naturelles la taille que peuvent revtir les affaires, comme dit le jargon juridique et politique, pour dsigner ces processus d'enrlement et d'enroulement autour d'un cas problmatique et litigieux dont la dtermination et la dcision sont lies aux efforts de mobilisation dploys dans chaque camp : les luttes s'y expriment dans le vocabulaire de la dimension entre ceux qui

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    s'emploient les tendre, les faire grandir, grossir, sortir ou, au contraire, les ramener leurs justes proportions, les dgonfler, les touffer dans l'uf, etc. Les oprations accomplies par les affaires, qui contribuent, leur faon, faire et dfaire des groupes, sont ainsi toujours associes des dplacements entre le cas particulier et l'intrt gnral, le singulier et le collectif (1). Les conflits qu'elles instaurent ont pour enjeu le crdit et, comme dans les luttes d'honneur (2), la victime ne peut obtenir la reconnaissance qu'elle rclame des autres sans diminuer d'autant la considration de celui qu'elle rend responsable de l'injustice subie : la sanction explicitement restitutive (tre restaur dans son honneur) est indirectement rpressive. En ce sens, la dnonciation publique est bien, comme dit Bayle, un homicide civil (3).

    Le matriel sur lequel reposent les analyses dont on trouvera ici une premire esquisse est constitu par un ensemble de lettres (n = 275) reues parle Service des informations gnrales du journal Le Monde en 1979, 1980 et 1981 auxquelles elles ont t envoyes pour information et pour publication (bien que seul un nombre infime d'entre elles aient t effectivement publies) et dont les dimensions varient de 2 40 pages ejiviron (4). Ces lettres peuvent avoir t expdies directement au Service des informations gnrales ou avoir t adresses au directeur, au rdacteur en chef ou au Monde sans plus de prcisions, les diffrents secrtariats intresss les ayant ensuite diriges vers le Service des informations gnrales en considrant qu'elles relevaient des comptences de ce service. Le Service des informations gnrales s'occupe, dans ce journal, qui ne tolre les faits divera que sous une forme sublime (c'est--

    1 Cela vaut notamment pour les affaires qu'tudie Thompson, dans l'article qu'il a consacr aux lettres anonymes au 18e sicle, qui peuvent tre interprtes dans la logique de la vengeance prive ou, au contraire, dans celle de la protestation collective (cf. E. P. Thompson, The Crime of Anonymity, in : D. Hay et al., Albion's Fatal Tree, London, Allen Lane, 1975, pp. 255-344). 2 Cf. P.' Bourdieu, Esquisse d'une thorie de la pratique, Paris, Droz, 1972, pp. 13-44. 3 Cit par R. Kogselleck, Le rgne de la critique, Paris, d. de Minuit, 1979, pp. 94-95 : liest bien ais de connatre pourquoi la puissance souveraine a d laisser chacun le droit d'crire contre les auteurs qui se trompent, mais pas celui de publier des satires. C'est que les satires tendent dpouiller un homme de son honneur, ce qui est une espce d'homicide civil et, par consquent, une peine qui ne doit tre inflige que par le souverain. Fixer la frontire entre la critique, qui est licite, et la diffamation, qui usurpe la majest de l'tat, est ncessaire pour fonder l'autonomie de la Rpublique des lettres et pour dlimiter un espace a-politique d'o s'oprera la rappropriation du politique. 4 Ce travail a t ralis dans le cadre du Centre de sociologie de l'ducation et de la culture de l'cole des hautes tudes en sciences sociales. Il n'aurait pas t possible sans l'extraordinaire gnrosit de M. Bruno Frappt, chef du Service des informations gnrales du journal Le Monde, qui a bien voulu m'ouvrir les archives dans lesquelles il a conserv toutes les lettres qui lui ont t adresses ou qui sont parvenues son service, non par routine bureaucratique, mais parce qu'il tait pleinement conscient de leur valeur humaine et de leur intrt scientifique. J'espre simplement qu'il retrouvera dans ce texte quelque chose de l'intrt la fois dtach et passionn avec lequel il observe les hasards de la vie quotidienne. La rflexion dont on trouvera ici une premire laboration provisoire doit beaucoup aux recherches menes par ailleurs avec Laurent Thvenot et nombre d'hypothses ou de concepts mis en uvre dans ce travail sont directement ou indirectement le produit de cette collaboration. Je remercie enfin tous ceux (trop nombreux pour les nommer tous ici mais parmi lesquels je ne parviens pas faire un choix) qui, l'occasion de sminaires ou par amiti, ont pris la peine de lire et de critiquer des versions antrieures de ce texte.

    dire gnralise), des questions concernant la police et la justice, mais aussi de la rdaction de la page Socit. Cette page est consacre aux problmes, aux faits, aux individus et aux groupes qui, sans trouver place dans les pages de Politique intrieure (o figurent les informations concernant le gouvernement, le personnel politique et les partis politiques), ni dans la page d' Actualits sociales ( laquelle revient ce qui relve directement de l'action des grands syndicats nationaux, conflits du travail dans les grandes entreprises, grves, ngociations et accords nationaux, etc.) sont jugs pertinents pour comprendre la socit franaise et son volution. La forme de l'anecdote (qui, comme on le trouve crit dans le Dictionnaire Robert, claire le dessous des choses) ou mme de la parabole ou de la fable y est utilise pour rapporter, dans leur singularit, des vnements arrivs des gens et dans des circonstances ordinaires tout en faisant valoir leur valeur exemplaire et leur porte gnrale. La position que le Service des informations gnrales occupe dans le jounal dtermine et limite le champ couvert par le corpus de lettres dont on a entrepris l'analyse : en sont absentes les lettres strictement politiques (e.g. une lettre du prsident d'un grand parti portant sur un problme de rforme lgislative) ou directement lies aux affaires sociales , dans leur dfinition officielle (e.g. lettre du secrtaire national d'un grand syndicat propos d'un accord avec le gouvernement sur l'ge de la retraite) . On trouvera, par contre, un grand nombre de lettres qui concernent des groupes en voie d'organisation, des associations, des causes et des problmes en voie de politisation, qu'il s'agisse, par exemple, du fminisme, du rgionalisme, de l'cologie, du racisme, de la rforme des institutions pnitentiaires, de la peine de mort, de l'homosexualit, de la jeunesse, de la drogue, de la pauvret, de la scurit ou de l'action de la police, etc.

    Toutes ces proprits font que le corpus de lettres examin ici tait remarquablement adapt l'tude de la faon dont se construisent les causes (5) formes autour de la dnonciation d'une injustice et l'analyse de la relation entre la construction des causes et la formation des groupes : les causes constitues sont toujours associes des groupes et on peut montrer qu'un grand nombre de groupes se sont cristalliss autour d'une cause. Enfin, dans les deux cas, les technologies sociales mises en uvre pour constituer des personnes collectives objectives et pour rattacher les personnes individuelles aux personnes collectives, sont relativement similaires (6). C'est prcisment la prsence (qui s'explique par la position du Monde dans la presse franaise et par la position du Service des informations gnrales l'intrieur du journal) dans un mme ensemble, produit de la pratique (et non faonn par le sociologue pour les besoins de sa dmonstration), de dnonciations lies des causes trs ingalement constitues, qui fait l'intrt de ce corpus. On y trouve en effet des dnonciations lies des causes reconnues et reconnues comme collectives (e.g. lettre d'un professeur d'Universit pour dfendre un prisonnier politique ou encore lettre en provenance du bureau d'un parti ou d'un syndicat), des dnonciations associes des causes en cours de constitution possdant elles-mmes des chances trs ingales de russite (e.g. rgionalisme, homosexualit, lutte contre les vaccinations, etc.), ce qui peut tre l'occasion aussi de s'interroger sur les conditions qui assurent le succs d'une cause (7), enfin des dnonciations qui paraissent associes des intrts individuels et des causes dont on pourrait dire qu'elles sont singulires (par exemple lorsqu'un individu crit propos du litige qui l'oppose un collgue, un voisin ou un membre de sa propre famille), s'il n'y avait prcisment dans le rapprochement de ces deux termes quelque chose de paradoxal qui en souligne l'tranget. On a eu accs la totalit du courrier reu et archiv pendant ces trois annes. L'analyse a port sur les lettres comportant, explicitement ou non, une dnonciation d'injustice (76 % de l'ensemble). Dans ce corpus on a opr une distinction selon que s'y trouvait ou non dsigne une victime, au sens d'une personne individuelle ou collective ayant capacit pour

    5 Sur le processus qui va de la perception d'une injustice sa formulation et sa constitution en cause, cf. B. Moore, Injustice. The Social Bases of Obedience and Revolt , New York, M. E. Sharpe, 1978. 6 Cf. L. Boltanski, Lei cadres, la formation d'un groupe social, Paris, d. de Minuit, 1982. 7 Cf., par exemple, pour les tats-Unis, W. A. Gamson, The Strategy of Protest, Homewood (111.), The Dorsey Press, 1975.

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    se porter partie civile devant les tribunaux ou encore au nom de laquelle un individu pourrait tre autoris se porter partie civile. Ainsi, par exemple, un individu qui crit pour stigmatiser les mfaits de la socit de consommation ralise bien un acte de dnonciation mais sans dsigner explicitement de victime. Il existe bien une victime implicite mais qui demeure, en l'absence de dsignation, indtermine et gnrique (la socit, l'homme, l'homme moderne, la France, etc.). Ce n'est pas le cas lorsqu'une mre crit en faveur de son fils, objecteur de conscience emprisonn, ou encore lorsque l'Action catholique ouvrire (ACO) d'une commune de la banlieue parisienne crit pour dnoncer les manuvres de l'Association des rsidents locaux visant empcher la construction d'une mosque par l'Association islamique de la mme localit. Le travail prsent ici ne porte que sur les lettres dans lesquelles figure une victime (43 %). Les lettres comportant seulement une dnonciation en gnral feront l'objet d'une analyse ultrieure (8).

    Les journalistes lisent ces lettres, mais, disent-ils, sans trop d'illusion, par devoir professionnel, dans l'espoir qu'elles contiendront peut-tre une information intressante dont il leur faudra ensuite vrifier le bien-fond. Mais l'interrogation sur la vrit des noncs est subordonne la question pralablement pose toutes les lettres reues et qui est celle de leur normalit. Les lettres de dnonciation dont les consquences, si elles sont prises en considration, peuvent tre non ngligeables, particulirement lorsqu'un individu s'y trouve nommment dsign, sont immdiatement soumises, par ceux qui les reoivent, un contrle tacite dans lequel ils engagent leur sens ordinaire de la normalit (9). Mis en uvre de faon implicite et souvent, semble-t-il, presque inconsciente, ce sens commun peut, en situation d'interview, faire l'objet d'explicitations partielles. Ainsi, les journalistes interrogs dclarent reconnatre la folie certains signes, souvent formels, comme l'criture, la disposition du texte dans la page (serr, ar, etc.), la faon de signer, la prsence de plusieurs signatures de la mme personne, de tampons, de nombreux soulignements ou encore la mention par l'auteur de la lettre de titres sans valeur ou peu crdibles prsident de l'Association des joueurs de boules de..., trsorier de l'Amicale des anciens combattants de... et, plus gnralement, le contraste entre les marques d'importance et les signes de mdiocrit. On ne peut pourtant, disent-ils, apporter

    8 L'erreur qui s'est introduite dans la rponse l'une des lettres fera mieux comprendre la diffrence entre les cas o l'auteur crit au nom d'une cause en gnral et les cas dans lesquels il crit au nom d'une victime particulire (qui peut n'tre autre que lui-mme). Le chef du Service des informations gnrales rpond la plupart (80 %) des lettres qui lui sont envoyes. Dans 33 % des cas, la secrtaire choisit entre quelques formules standardises. L'une de ces formules (Merci de nous avoir envoy votre point de vue sur (...) mais l'abondance de l'actualit nous interdit de publier (...) doit tre utilise plus particulirement pour rdiger les rponses aux lettres prsentant une dnonciation en gnral. Employe par mgarde, pour rpondre une lettre dans laquelle une mre dnonce l'emprisonnement injuste dont son fils a t victime, la mme formule engendre la phrase suivante : Madame, vous aviez eu l'amabilit, il y a dj quelques semaines, de nous faire part de votre point de vue propos de votre fils Jean-Pierre. Nous aurions beaucoup souhait pouvoir y faire cho. Malheureusement l'abondance de l'actualit ne nous l'a pas permis. Croyez que nous le regrettons sincrement. Un fils, cet objet d'investissement singulier, n'appartient pas la srie des tres sur lesquels il est licite, pour une mre, d'avoir un point de vue. 9 Cf. H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology , Englewood Cuffs (N. J.), Prentice-Hall, 1967 (spt. pp. 116-186 -.l'histoire d'Agns).

    la question de la normalit une rponse discrte : si certaines lettres sont envoyes sans aucun doute par des personnes normales et si d'autres proviennent de toute vidence de personnes dsquilibres, il existe de nombreux cas propos desquels il est difficile de trancher (comme en tmoigne, par exemple, cette lettre adresse par un membre du service un correspondant de province : Une Toulousaine nous a adress rcemment une sorte d'appel au secours dont il nous est bien difficile de juger de Paris s'il est authentique ou s'il mane d'une personne paranoaque. Je me permets de vous la transmettre en vous laissant le soin de voir s'il y a lieu ou non un article. Bien cordialement...). Mais ce sont prcisment cette diversit mme et cette ambigut qui font, pour une grande part, l'intrt de ce corpus distribu sur un continuum du particulier au gnral, des individus singuliers aux personnes collectives, dont les caractristiques justifient la recherche de rgles permettant de mettre en correspondance les proprits des textes, la reprsentation de l'auteur qui s'y trouve mise en scne et le sentiment de normalit ou d'anormalit qu'ils suscitent chez le lecteur. Ce travail ne saurait tre accompli ni en utilisant un ensemble de textes politiques ou syndicaux, ni en accumulant des lettres d'individus considrs comme dsquilibrs ni mme en comparant deux chantillons constitus selon ce principe d'opposition qui, en l'absence de populations- mres nettement dlimites (10), ne pourraient tre fonds que sur l'autorit d'experts, politologues d'un ct, psychiatres de l'autre dont on se contenterait ainsi de reproduire le mode indigne de catgorisation. On se donnerait alors deux populations compltement trangres l'une l'autre, sans intersections et parfaitement discrtes, correspondant aux intrts spcifiques de ces deux corps de mtier. Mais on se retirerait toute chance de voir diminuer l'cart dsastreux entre les disciplines du collectif et les sciences du singulier qui structure profondment le champ des sciences humaines (sans doute parce que cette opposition cognitive est, depuis au moins un sicle, associe des dispositions thiques et politiques diffrentes).

    On trouvera, dans les pages qui suivent, une premire analyse du matriel recueilli, organise essentiellement autour de deux questions : 1- quelles conditions doit satisfaire une dnonciation publique pour tre juge normale et quels sont les traits qui signalent son caractre anormal (et la bizarrerie de son auteur) ? Peut-on construire un

    10 Comme l'ont montr toute une srie de travaux, l'existence d'une population-mre aux frontires nettes est le plus souvent le produit d'un acte juridique ou quasi juridique de dfinition et de dlimitation (e.g. le dpartement). Dans tous les autres cas, on ne peut parler de la reprsentativit ou de la non- reprsentativit d'un corpus sans prendre position sur les proprits, les dimensions et les frontires de la population- mre, ce qui revient toujours dfinir des groupes, c'est--dire aussi intervenir de faon quasi juridique dans le champ de la pratique en tablissant des critres visant dterminer de faon discrte l'appartenance et la non-appartenance (cf. notamment A. Desrosires, L. Thvenot, Les mots et les chiffres, conomie et statistique, 110, avril 1979, pp. 49-75 ; A. Desrosires, A. Goy, L. Thvenot, L'identit sociale dans le travail statistique, conomie et statistique, 152, fvrier 1983, pp. 55-81 ; L. Boltanski, Les cadres, op. cit., pp. 256-266 et 373-376).

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    systme de rgles permettant de dterminer dans quels cas l'attitude qui consiste donner de la voix ( 1 1) et protester publiquement a des chances d'tre reconnue comme valide (mme si elle est combattue) et dans quels cas elle est ignore ou disqualifie ? 2- la seconde question laquelle on tentera d'apporter un dbut de rponse peut tre sommairement formule de la faon suivante : pourquoi accomplir un acte de dnonciation publique qui a toutes chances d'tre peru comme anormal et dont l'effet est le plus souvent, on le verra, de disqualifier l'auteur de la plainte ? Peut-on dgager des proprits structurales caractrisant d'une part l'identit sociale des individus qui entreprennent une dnonciation auprs de l'opinion publique dans des conditions de russite incertaine et, d'autre part, les situations de crise au cours desquelles l'acte de dnonciation est initialement accompli ?

    On a entrepris de traiter au moyen des mmes instruments les 275 textes recueillis, qui sont remarquablement disparates sous la plupart des rapports, et d'en rduire la diversit en leur appliquant uniformment un ensemble de codes c'est--dire, en d'autres termes, en les soumettant tous, quelles que soient les caractristiques de leurs auteurs, leur objet, leur contenu, leurs dimensions, leurs proprits formelles, etc., aux mmes interrogations. Comme les questionnaires, dont ils ont la plupart des proprits, les codes exercent sur l'objet une double contrainte en appliquant une forme standard des entits diffrentes et, d'autre part, en donnant au questionnement les limites de la thorie qui leur est sous-jacente(12). Les mmes remarques valent pour les analyses factorielles des correspondances sur lesquelles repose , pour une grande part, la description des textes et de leurs conditions de normalit, qui dpendent fondamentalement, dans leurs rsultats, du codage pralable et qui prolongent aussi le travail d'unification du matriau en donnant lire et en obligeant surtout nommer des principes de pertinence plus forts, c'est--dire dots d'un pouvoir de gnralisation plus lev, que ne l'est chacun des codes pris sparment.

    La codification des lettres a port : 1) sur la description du contenu des affaires qui s'y trouvaient relates (milieu dans lequel l'affaire s'est dveloppe, dure, nature des perscutions subies par la victime, ressources institutionnelles utilises pour tenter d'obtenir rparation, gestes et instruments de mobilisation, mention d'une conspiration, etc.) ; 2) sur la description du contenu des lettres et des dossiers qui souvent les accompagnent (prsence de pices justificatives : photocopies de minutes de procs, de tracts, de lettres ouvertes, etc.) ; 3) sur les proprits graphiques des textes (fautes de frappe, lisibilit et caractristiques de l'criture, fautes d'orthographe, surcharges telles que tampons, soulignements, etc.) ; 4) sur les proprits stylistiques et rhtoriques des textes (titres utiliss par l'auteur pour se qualifier, manuvres stylistiques et genres littraires

    1 1 Ce travail voudrait par l contribuer notamment spcifier certains des modles tablis par Albert Hirschman en introduisant les contraintes de normalit (qui sont, on le verra, trs troites) auxquelles sont soumises les protestations et les dnonciations publiques (cf. A. O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970). Pour analyser les dplacements sur l'axe particulier/gnral, il est galement utile, comme on le verra mieux par la suite, de tenir compte des contraintes de normalit qui contribuent dfinir ce qu'il est licite d'investir en priv ou publiquement (cf., A. O. Hirschman, Shifting involvements. Private Interest and Public Action , Princeton, Princeton University Press, 1982). 12 Dans le cas prsent, la contrainte des codes sur l'analyse de contenu et, surtout, sur l'analyse statistique est plus visible que lorsque l'opration taxinomique s'applique des objets dont le dcoupage (e.g., ge, sexe, rsidence, profession, etc.) semble aller de soi parce qu'il est dj mis en uvre dans le monde ordinaire, par exemple des fins de gestion administrative, et qu'il contribue par l engendrer la forme sous laquelle le phnomne tudi s'offre au discours sociologique. Mais cela ne signifie pas pour autant que la contrainte soit plus forte (cf. A. Desrosires, L. Thvenot, art. cit.).

    de rfrence, invectives, menaces, nologismes, sobriquets, marqueurs de censure, de distance ou d'ironie, rptitions strotypes, discordances stylistiques, etc.) ; 5) sur les proprits de la rponse apporte par la rdaction du journal.

    On a d'autre part introduit d'autres codes dans l'analyse factorielle des correspondances sous forme de variables supplmentaires. Les premiers recensent les proprits sociales de Fauteur de la lettre : lieu de rsidence, sexe, profession, ge. Les seconds enregistrent les jugements de normalit. On a demand six personnes de lire rapidement les lettres et de noter de l,(tout fait normal) 10 (compltement fou) le degr de normalit de l'auteur de la lettre. La consigne tait de donner la note immdiatement aprs la lecture et il tait interdit de modifier la note (par exemple en comparant ultrieurement les lettres entre elles) (13).

    Le systme actanciel Une dernire srie de codes, introduits sous forme de variables supplmentaires, caractrisent le systme actanciel de la dnonciation. Ces codes dfinissent, d'une part, les caractristiques de chacun des actants et les diffrentes modalits sous lesquelles ils peuvent se prsenter et, d'autre part, les diffrents modes de relations qui peuvent s'tablir entre eux (14). Une dnonciation instaure, en effet, un systme de relations entre quatre actants : 1) celui qui dnonce ; 2) celui en faveur de qui la dnonciation est accomplie ; 3) celui au dtriment de qui elle s'exerce ; 4) celui auprs de qui elle est opre. Pour simplifier la suite de l'expos (et sans ignorer les risques de schmatisation et de rification inhrents toute dnomination lapidaire) on parlera, par convention, de dnonciateur, de victime, de perscuteur et djuge (ce qui revient prendre sur le systme un point de vue particulier, qui est celui de l'auteur de la lettre, l'un des enjeux de la crise dans laquelle s'inscrit la dnonciation tant prcisment de fixer la qualification relative de chacune des positions du systme). Chacun des quatre actants occupe une position dtermine sur un continuum qui va du plus singulier au plus collectif.

    13 La dure de la tche consistant lire et juger les 275 lettres (dont certaines, rappelons-le, sont trs longues) est de 40 60 heures environ. En l'absence de crdits suffisants qui auraient permis de rmunrer les juges, on a t contraint de limiter le nombre des juges (tous bnvoles) 6 et de les choisir dans l'entourage de l'auteur (qui saisit cette occasion pour les remercier). Il s'agit de deux hommes et de quatre femmes dont l'ge varie entre 25 et 70 ans et qui exercent tous des professions intellectuelles. On ne peut, ce stade de la recherche, valuer le biais introduit par l'appartenance des juges un milieu social relativement homogne. On ignore en effet si les jugements de normalit varient avec le milieu social, et quel degr, ou si ils sont, au contraire, relativement indpendants de la position occupe. Un certain nombre d'indices suggrent en fait une autre possibilit : l'apprciation du degr de normalit varierait relativement peu, chaque individu possdant la comptence ncessaire pour distinguer ce qui a une apparence normale de ce qui a une apparence anormale en ajustant son jugement sur l'anticipation du jugement des autres ou par rfrence, comme dit George Herbert Mead, un autrui gnralis. Mais cette premire estimation pourrait tre aussitt modifie par le jugement que l'individu porte sur le jugement de sens commun qu'il vient de mettre en uvre, en ta>nt qu'il y reconnat, prcisment, l'intriorisation du jugement d'autrui. Or la faon dont les individus raffirment la singularit de leur prise de position (au sens thique ou politique) par rapport ce qu'ils pensent tre le sens commun, varie trs certainement avec la position sociale. On tentera de vrifier ces hypothses en demandant des juges, en nombre suffisamment lev pour permettre une exploitation statistique, d'apprcier la normalit d'un petit nombre de documents choisis pour leur caractre typique.

  • La dnonciation 7

    Soit, d'abord, l'tre auprs de qui la dnonciation est porte : il peut s'agir d'un individu singulier (e.g. dnoncer auprs d'une femme le comportement de son mari qui cherche la dpossder d'un hritage au profit d'une matresse) ou, au ple oppos, d'une personne collective habilite reprsenter l'humanit tout entire (e.g. dnoncer la tribune de l'ONU, c'est--dire la face du monde, le gnocide du peuple armnien par les Turcs). Une multitude d'instances occupent une position intermdiaire entre ces deux extrmes :1a dnonciation auprs d'un service de police parallle ou secrte est plus singulire, par exemple, que la dnonciation (la dposition) auprs du juge d'instruction qui peut avoir tre rpte en public ; la dnonciation auprs du bureau politique d'un parti, plus singulire que la dnonciation auprs de l'assemble gnrale ou du congrs, etc. Dans le cas des lettres analyses ici, qui sont envoyes un grand journal d'information (fonctionnant tacitement comme une instance de jugement moral) et destines pour la plupart, par leurs auteurs, la publication, l'tre auprs de qui la dnonciation est porte (identique en chaque cas, si bien qu'il n'a pas t ncessaire de le dcrire au moyen d'un code) occupe une position leve sur l'axe du singulier et du collectif puisqu'il s'agit de Y opinion publique.

    On peut faire les mmes remarques propos des trois autres actants, le dnonciateur, la victime et le perscuteur qui occupent galement une position dtermine entre le singulier et le collectif. L'auteur de la lettre peut ainsi 1) ne pas s'accorder lui-mme sa propre caution, ce qui est le cas lorsqu'il ne mentionne pas son nom {individu anonyme) (15) ; 2) parler en son nom et seulement en son nom {individu singulier) ;3) parler en son nom mais en signalant qu'il est un peu plus que lui-mme, par exemple en se rclamant d'une profession, comme celle de mdecin, de prtre, de sociologue, d'avocat, etcqui autorise parler pour les autres ou en faisant valoir les liens entretenus avec d'autres (e.g. en crivant sur le papier en-tte d'une entreprise, d'une administration, d'un club) mme si la dnonciation n'est pas explicitement opre en leur nom {individu autoris) ; 4) s'exprimer au nom d'une personne collective sans parvenir rendre son existence indniable, c'est--dire sans parvenir faire croire qu'il est rellement suivi par d'autres, ce qui est le cas, par exemple, lorsque le dnonciateur est la

    14 Le terme d'actant, emprunt la smiologie (cf., par exemple, A. J. Greimas, Smiotique : dictionnaire raisonn de la thorie du langage, Paris, Hachette, 1979) a t utilis en sociologie dans le sens qui lui est donn ici par Bruno Latour (cf. B. Latour, Irrductions, Paris, Pandore, 1981). Il prsente l'intrt de dsigner les tres qui interviennent dans la dnonciation par un mme terme, qu'il s'agisse de personnes individuelles, de personnes collectives constitues ou en voie de constitution (e.g. les Corses, les femmes, etc.) ou encore de collectifs nominaux non raliss (e.g. les hommes de bonne volont, tous ceux qui souffrent, etc.). On peut alors substituer des diffrences substantielles (e.g. entre les individus et les groupes) des variations continues de taille (cf. M. Calln, B. Latour, Unscrewing the Big Leviathan, in : K. Knorr-Cetina, A. V. Cicourel (eds.), Advances in Social Theory and Methodology, Boston, Routledge and Kegan Paul, 1981, pp. 277-303). Le systme actanciel tudi ici se distingue en cela des structures de rles au sens de Bakhtine (relations entre l'auteur, le hros, l'interlocuteur, etc.). Ces rles, bien que dissocis de l'auteur ou du lecteur rels conservent les proprits attaches un individu (ou plutt un acteur} ce qui interdit d'analyser les relations entre personne individuelle et personne collective et les procdures de passage de l'une l'autre (cf. T. Todorov, Mikhal Bakhtine, le principe dialogique, suivi de crits du cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981, pp. 75-77). 15 Sont places entre parenthses les dnominations des diffrentes modalits du code retenues dans les analyses des correspondances.

    fois la victime et le prsident du Comit de dfense au nom duquel il dit intervenir {personne collective douteuse) ; 5) parler au nom d'une personne collective dont l'existence est atteste et collectivement reconnue (mme si sa reprsentativit est conteste, notamment par les instances concurrentes, ce qui est pratiquement toujours le cas) mais dont le domaine de spcialisation est limit, qu'il s'agisse, par exemple, de la Socit des agrgs, de l'Association pour la culture biologique, de l'Association des usagers contre le bruit, etc. {personne collective restreinte) ; 6) intervenir au nom d'une personne collective dont l'existence est indniable et le champ d'activit tendu, comme c'est le cas, par exemple, pour les grandes centrales syndicales comme la CGT ou la CFDT ou les grands partis politiques {personne collective tendue). La victime occupe galement une position dtermine entre le singulier et le collectif. Il peut s'agir : 1) d'un simple particulier dont le cas n'est pas li une cause reconnue {vict = individu singulier) ; 2) d'un individu qui n'incarne pas, en tant que personne, une cause mais dont la dnonciation peut tre connecte une cause collective, comme c'est le cas, par exemple, pour un objecteur de conscience {vici= individu en puissance d'tre cause) ; 3) d'un individu qui est, dans sa singularit et indissociablement, en tant qu'il incarne un intrt collectif, une cause pour d'autres. Ce fut le cas du capitaine Dreyfus qui demeure l'exemple type, et souvent invoqu, de la srie (.16). C'est le cas, dans le corpus des lettres analyses ici, des grvistes de la faim de TIRA, mais aussi du condamn mort Philippe Maurice et d'un autre condamn de droit commun, Roger Knobelspiess, qui incarnent la lutte contre la peine de mort, contre l'institution carcrale et les quartiers de haute scurit {vict - individu fait cause) ;4) d'une personne collective constitue, association, parti, institution, etc. {vict - personne collective constitue) ; ou enfin 5) d'un groupe nominalement dsign dans sa gnralit (et non travers ses instances de reprsentation) sans rfrence des critres d'appartenance ni des frontires nettes, comme lorsqu'on parle du proltariat, des victimes du racisme, des pauvres, des handicaps, de la bourgeoisie, etc. {vict = groupe flou).

    Il en va de mme, enfin, du perscuteur qui peut tre 1) un individu inconnu, ce qui est le cas, par exemple, lorsque la lettre dnonce une agression perptre dans un lieu public {pers inconnu) ; 2) un individu singulier dot d'un nom et d'une identit reconnue {pers individu identifi) ; 3) un individu singulier mais agissant en tant qu'il reprsente une institution ou un groupe comme c'est le cas, par exemple, lorsque le perscuteur est le directeur d'une entreprise, un juge, un inspecteur d'Acadmie, etc. {pers = reprsentant

    16 Dreyfus, dpossd de son affaire mesure qu'il devient objet et instrument de mobilisation, n'existe pour ses dfenseurs qu'en tant qu'il est le support d'une cause et, par l, le liant d'un groupe : ce qui lui donne sa consistance, mais de faon souple et sans trop le durcir ( la diffrence des modes de constitution critriels et juridiques). On le voit bien dans l'pisode de la grce, racont par Pierre Vidal-Naquet : si Dreyfus accepte la grce qui lui est propose et qui lui donne la libert mais non la reconnaissance collective et officielle de son innocence, il ne reprsente plus que lui-mme, c'est--dire rien, comme l'crit un dreyfusard radical, l'avocat Fernand Labori : Ds lors que la dfense de Dreyfus cessait d'tre porte sur les hauteurs, ds lors qu'elle tait envisage et conduite comme une dfense particulire, ds lors que la personnalit physique de celui qui jusque-l incarnait un principe immatriel devenait pour ses amis, j'allais dire pour ses partisans, la proccupation essentielle, l'affaire Dreyfus cessait d'tre une affaire humaine et universelle. Les journes de Rennes et l'acceptation de la grce ont t terriblement dcisives. En acceptant sa grce, Alfred Dreyfus n'a, ni de prs, ni de loin, reconnu sa culpabilit. Il a, pour des raisons que je n'ai point juger, prfr sa libert immdiate la continuation hroque, ininterrompue, de l'effort pour sa rhabilitation judiciaire (...). Mais il se conduit par l comme un tre indpendant et isol, non comme un homme pris d'humanit et conscient de la beaut du devoir social : il agit comme un pur individu, non comme un membre de la collectivit humaine, solidaire de tous ses semblables. Du mme coup, et quelle que soit la grandeur du rle qu'il a pu tenir, il ne reprsente plus rien (cit par P. Vidal-Naquet, Dreyfus dans l'Affair et dans l'histoire, introduction l'ouvrage de A. Dreyfus, Cinq annes de ma vie, Paris, Maspero, 1982, p. 22).

    moi . * ci / ? J

  • 8 Luc Boltanski

    La structure du systme actanciel

    Collectif | Qxe 2 4,27%

    ;onne collect douteuse

    Proximit

    vlct-pers Lien impersonnel pers ceprsentant autoris

    vlct-pers lien professionnel vict-dr Lien familial

    personne collective restreinte v l c t Individu fait cause

    dn = o n n e c o l tendue

    -per sor pe -ne m

    'S C 0 l l .V l C t me l fait

    -den ndlv caus

    ve Id e

    axe 1 8, 71% vlct-pens lien de volslnoge pers 7 v l c t - 3 e r s Individu l d e n 1 1 f l ..en familial 8

    dlvldu slngu Ile l c t - d n e Individu Inguller

    NB. Les chiffres reprsentent la projection des notes de normalit. 10,

    -ct-den d'tre cause professionnel o u amical 3

    Singulier

    La construction de l'analyse La saisie initiale des donnes s'effectue au travers de 140 variables comportant un total de 803 modalits effectivement utilises. Les premires analyses univaries permettent d'liminer certaines variables et de regrouper des catgories trop faiblement reprsentes. Au total 106 variables sont retenues avec 385 modalits possibles. Ces variables ne sont pas toutes de mme nature : 87 variables en 227 modalits dcrivent la nature de l'affaire, les contenus et aspects du dossier-lettre. Viennent ensuite 7 variables en 52 modalits qui dcrivent le systme actanciel et 6 variables en 33 modalits consacres la description de l'auteur de la lettre ; enfin, 6 indicateurs de normalit en 13 modalits. Les 227 descripteurs de l'affaire et du dossier constituent les lments actifs de l'analyse factorielle des correspondances, les autres groupes de variables ayant t mis en lments supplmentaires. Dans le cas des variables qui concernent les proprits sociales de l'auteur, cette dcision s'explique par la fiabilit relativement faible et le nombre important de non-rponses : la profession, par exemple, est connue avec exactitude dans un peu moins de 80 % des cas et l'ge dans seulement 30 % des cas. Des catgories CSP estime et ge estim ont alors t introduites pour pallier ce manque d'information.

    En ce qui concerne les jugements de normalit, il a paru vident que ces lments exognes ne pouvaient intervenir de faon active dans la dcomposition factorielle. Six juges ont t chargs de noter les 275 affaires de 1 10, du plus normal au plus pathologique. L'opration de codage disjonctif cre ensuite, pour chacun de ces juges, 10 variables codes en prsence-absence, soit au total 60 variables. Pour le juge 1 par exemple on obtient :

    =1 oui =1 oui =1 oui JU1,1 note=l ,JU1,2 note=2 , JUl,10 note=10 =0 non =0 non =0 non Si on veut allger les reprsentations factorielles et retenir un rsum unique des valeurs attribues aux lettres en ngligeant l'information qui a jug, on est conduit raisonner sur les notes. On comptabilise alors pour chaque dossier le nombre de fois o il a t not 1, 2,... 10. On obtient ainsi la distribution des notes de l'affaire que l'on conserve dans 10 nouvelles variables nommes NOT1, NOT2, NOT3 NOT 10.

    Par exemple les lettres 462 et 769 ont t notes de la faon suivante :

    JUl JU2 JU3 JU4 JU5 JU6 462 4 3 2 3 2 7 769 11113 1 et recodes : NOTl NOT2 NOT3 NOT4 NOT5 NOT6 NOT7 NOT8 NOT9 NOT10 022100100 0 501000000 0

    A la fin de ce recodage, la variable NOTl est associe tous les dossiers qui ont au moins une fois obtenu 1 et elle est pondre par le nombre d'accords. Rsumer, de cette faon, les six jugements conserve toute l'information que l'on avait originellement sur les notes, seule l'information concernant les juges est perdue. Si on avait choisi comme rsum la moyenne des six jugements on aurait obtenu des rsultats moins prcis. Une moyenne de 5 peut tre la fois le rsum d'un accord parfait (555555), d'un dsaccord partiel (553764) ou encore d'un jugement discordant (9 1 4 2 8 6) et dans ce dernier cas le rsum moyen ne correspond aucune des notes effectivement attribues : on n'associe plus alors des notes et des dossiers mais des dossiers et des jugements moyens qui peuvent rsumer de faon identique des configurations extrmement diverses. Dans sa reprsentation dfinitive, l'analyse factorielle ne porte plus que sur 155 modalits actives et 68 lments supplmentaires, aprs limination des modalits non pertinentes. La procdure suivie a t dcrite dans : M. A. Schtz, L'limination des modalits non pertinentes dans un dpouillement d'enqute par analyse factorielle, Bulletin de mthodologie sociologique, I, oct. 1983, pp. 19-40. Pour une description plus dtaille des rsultats statistiques, on se reportera cet article qui contient, notamment, les diffrents tats du premier plan factoriel, l'histogramme des valeurs propres et le tableau des 10 variables qui contribuent, positivement ou ngativement, le plus fortement au premier facteur, pour les trois analyses successives. tant donn que dans le cas d'un tableau disjonctif, le phi-deux ne peut servir d'indicateur de liaison entre les variables, c'est dans la dcroissance rapide ou non des valeurs propres et dans l'importance numrique des premires d'entre elles que l'on peut trouver ces renseignements. Les deux premires valeurs propres lambdal=0.3736 et lambda2=0.1832 permettent de conclure l'existence d'une bonne liaison entre les variables actives et les dossiers.

  • La dnonciation 9

    autoris) ; ou encore 4) une institution ou un groupe dsign dans sa gnralit (pers personne collective). Deux autres codes caractrisent la relation entre les

    actants et, plus prcisment, le degr de proximit, c'est--dire, on le verra mieux par la suite, de singularit de la relation que le dnonciateur entretient avec la victime et de la relation que la victime entretient avec le perscuteur. Le dnonciateur peut 1) tout ignorer de la victime, ce qui est le cas, par exemple, dans les tmoignages qui rapportent des violences de rue {vict-dn = aucun lien) ; il peut 2) tre associ la victime dans une relation militante (e.g. appartenir son comit de soutien) ; 3) entretenir avec elle une relation professionnelle (lorsqu'il s'agit, par exemple, de collgues appartenant une mme institution) ou une relation amicale, ou encore 4) appartenir la mme famille. Mais le dnonciateur et la victime peuvent aussi tre un seul et mme individu lorsque l'auteur de la lettre crit pour exposer son propre cas. Cette relation de soi soi est elle-mme plus proche de l'identit lorsque 5) le dnonciateur-victime est un individu singulier que lorsque 6) il est dj reconnu par d'autres comme une cause en sorte qu'il peut parler de lui, non en son propre nom, mais au nom d'un intrt collectif et, en quelque sorte, comme s'il tait tranger lui-mme {vict-dn - mme individu fait cause).

    La victime peut enfin 1) n'avoir eu auparavant aucune relation avec celui qui lui a caus un grief, par exemple, qui l'a agresse (vict-pers = aucun lien) ; 2) tre situe dans le mme univers que celui qui la perscute (et qui, par exemple, a pouvoir sur elle) sans entretenir avec lui de relations personnelles, comme c'est le cas lorsqu'un employ est amen dnoncer les agissements d'un chef du personnel (vict-pers .lien impersonnel). Mais la victime peut aussi entretenir ou avoir entretenu dans le pass des relations troites et personnelles avec son perscuteur, qu'il s'agisse 3) d'un collgue (vict-pers : lien professionnel), 4) d'un voisin (vict-pers = lien de voisinage) ou 5) d'un parent (vict-pers : lien familial).

    L'analyse factorielle des correspondances donne une reprsentation des proprits du corpus qui s'organise conformment la structure du systme actanciel. Le premier axe qui reprsente 8,71 % de l'inertie totale oppose les lettres en fonction du degr de proximit entre les actants, c'est--dire en fonction du degr auquel la relation qui les unit est singulire. Cela vaut aussi bien pour la relation entre la victime et le dnonciateur que pour la relation entre la victime et le perscuteur. S'opposent ainsi les cas o le dnonciateur et la victime sont une mme personne singulire aux cas o ils n'ont aucun lien. Entre ces deux positions extrmes on trouve des relations de moins en moins investies mesure que l'on se dplace vers la droite du schma : liens familiaux (e.g. une femme crit pour son mari), liens amicaux et/ ou professionnels et, enfin, relation militante (e.g. le membre d'une association ou d'un comit de soutien dfend un individu en tant qu'il reprsente une cause). Les relations entre la victime et le perscuteur s'ordonnent sur le mme axe et selon un principe similaire. Soit, l'un des ples, les cas dans lesquels la victime et le perscuteur entretiennent les relations les plus singulires, puisqu'ils sont unis par des liens familiaux et, au ple oppos, les cas dans lesquels leur rencontre a t fortuite et passagre : ils sont rentrs en interaction en tant que chacun d'eux appartient pour l'autre une catgorie sociale dtermine, en sorte que l'on pourrait substituer aux acteurs de la dnonciation n'importe quels autres membres appartenant aux mmes catgories sans modifier la structure de la relation qui les unit. Entre ces deux extrmes on trouve, en se dplaant vers la droite du schma, un continuum allant dans le sens d'un dsinvestissement et d'un loignement de la relation entre la victime et celui dont elle subit les mfaits qui peuvent, dans l'ordre, tre de proches voisins ou tre en rapport direct dans une mme communaut locale, tre en relation dans la mme communaut professionnelle

    Les

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    ressources avocat

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    ou la mme institution ou, enfin, tre situs dans le mme univers, tre lis par des dpendances institutionnelles ou par des rapports de pouvoir, mais sans se connatre personnellement. On trouve enfin, plus loin dans la mme srie, les cas dans lesquels le perscuteur n'est pas un individu mais une personne collective, groupe ou institution ou mme Etat (modalit qui est galement pertinente sur le second axe).

    Le second axe (4,27 % de l'inertie totale) exprime la position des actants entre le singulier et le collectif et le degr auquel des ressources collectives ont t mises en uvre. Il oppose les cas dans lesquels les principaux actants sont de simples individus n'ayant pas mobilis de ressources collectives aux cas dans lesquels les principaux actants sont des personnes collectives, ou leurs reprsentants, et dans lesquels de nombreuses ressources collectives (telles que associations, tribunaux, journaux, etc.) ont t utilises. Les lettres dans lesquelles l'auteur crit en son nom seul (et, plus loin encore dans l'ordre de la singularit mais avec un poids factoriel faible, celles dans lesquelles il reste anonyme) s'opposent ainsi aux lettres dans lesquelles il crit au nom d'une personne collective. Entre ces deux ples se trouve une srie de cas intermdiaires dans lesquels, par exemple, l'auteur crit en son nom mais en signalant la liaison qui l'unit d'autres ou encore ceux dans lesquels il accomplit son acte au nom d'une personne collective inconnue et sans garanties. Ces diffrences se manifestent dans la faon mme dont l'auteur dcline son identit avec, par exemple, l'opposition entre les lettres crites sur papier libre et sans en-tte, les lettres comportant un en-tte manuscrit ou tap la machine et, enfin, plus proches du ple du collectif, les lettres rdiges sur papier en-tte imprim, comportant le nom et les titres ou, pour les personnes collectives, la raison sociale. La prsentation d identit

    en-tte manusc rit

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  • 10 Luc Boltanski

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  • La dnonciation 1 1

    Les diffrentes faons de dnoncer

    Aux diffrents tats que peut prendre le systme actanciel correspondent diffrents modes de dnonciation, comme on va essayer de le montrer en dcrivant rapidement le graphique divis, pour en rendre la lecture plus aise, en quatre parties dessines par l'intersection des deux premiers axes. Dans la premire zone (A), caractrise la fois par un niveau lev de singularit des actants et des relations qui les unissent, la victime accomplit elle-mme la dnonciation de l'injustice dont elle dit faire l'objet et dsigne un perscuteur qui lui est proche, auquel elle est unie par des relations de voisinage ou mme par des liens familiaux. L'affaire n'est pas prise en charge par des instances collectives. La victime crit seule de longues lettres aux pages satures de texte et surcharges de signes et de singularits graphiques ou syntaxiques : soulignements, utilisation d'encres de plusieurs couleurs, lettres capitales, rticences (i.e. interruptions brusques du cours d'une phrase), paradoxismes (i.e. rapprochement de mots ordinairement opposs), etc. Elle numre dans le dsordre les perscutions nombreuses dont elle a fait l'objet, souvent depuis longtemps, et mobilise les figures de langue les mieux mme d'exprimer le dsespoir et la violence telles que injures, sobriquets, sarcasmes, rptitions, no- logismes, etc.

    Dans la seconde zone (B), des ressources collectives sont utilises. Mais il s'agit de ressources qui, comme c'est le cas pour l'institution judiciaire, ont pour caractristique principale de grer, au nom de la collectivit, des litiges entre individus qui restent dsigns par leur nom propre, en tant que personnes, et non, comme dans le discours politique, en tant que personnification de forces historiques et conomiques : recours aux tribunaux (fortement reprsent sur les deux axes), un avocat (bien reprsent sur l'axe 2), intervention (mme trs courte) de la police, etc. Figurent ici, par exemple, les conflits conomiques (e.g. propos de ventes de biens, d'immeubles, de terres, de concurrence dloyale, etc.) dans lesquels la victime est souvent un agriculteur, un commerant, un artisan ou un petit patron qui accomplit lui-mme la dnonciation ou la fait prendre en charge par un proche (c'est dans ces catgories sociales que le dnonciateur est le plus souvent li la victime par des liens familiaux). En se dplaant vers la droite (diminution de la proximit) ou vers le haut (accroissement du caractre collectif), on trouve des modalits qui, des titres et des degrs divers, correspondent des modes de constitution et de mise en forme "et des stratgies d'nonciation intermdiaires entre le juridique et le politique. Elles concernent particulirement les litiges qui se situent dans les entreprises ou les administrations et dans lesquels la victime et le perscuteur appartiennent au mme milieu professionnel sans ncessairement se connatre personnellement. Ces affaires se forment par exemple autour d'un licenciement jug abusif. Elles peuvent comporter un recours aux prud'hommes (bien reprsent sur l'axe 2). Ces lettres, dans lesquelles sont rapportes des affaires en voie de constitution collective, caractrises par l'occupation d'une position intermdiaire entre le litige personnel opposant des individus lis par un tissu de relations notamment affectives et, d'autre part, le conflit

    syndical ou politique o se trouvent engags (au moins dans la reprsentation qu'en donnent les porte-parole) non plus des individus mais des groupes, comportent un rcit construit selon un ordre chronologique et une prsentation ostensiblement factuelle (voici les faits). L'utilisation de manuvres stylistiques d'allure politique se- trouve inscrite dans cette partie du plan factoriel avec les autres stratgies au moyen desquelles des individus qui ne bnficient pas du soutien d'organisations politiques peuvent tenter de confrer une dimension collective leur affaire en entreprenant un travail individuel de mobilisation (par exemple en accomplissant des gestes valeur symbolique tels que transgressions publiques de rglements, prises de parole, distributions de pamphlets, grves de la faim, etc.).

    La mobilisation politique : des gestes individuels la prise en charge des institutions

    ransgressi verbale

    3 r v e de la faim

    de', rglement OSSOCLOt pet Lt i ablllsatlon

    A ces protestations individualises (souvent lies la recommandation de personnes collectives douteuses) s'opposent, dans le troisime quart du plan'(C), les modalits qui font rfrence l'univers de la politique proprement dit, caractris la fois par la formalisation et la normalisation des relations entre actants et par une prise en charge collective de la dnonciation. L'auteur crit en tant que reprsentant et s'exprime la premire personne du pluriel (nous) ; la victime est associe une cause constitue (objecteur de conscience, militant politique rgiona- liste, etc.). Elle est perscute par un tat, au nom de la raison d'tat ou par un individu mais seulement en tant qu'il reprsente une institution ou un groupe. Le dnonciateur li la victime par une relation militante utilise, comme argument principal pour mobiliser l'opinion publique, la manifestation de la mobilisation dont la victime aurait dj bnfici : il invoque le soutien de ressources collectives et politiques, associations, syndicats, partis, comits de dfense et il en fournit des preuves matrielles, en l'espce de ptitions, de photocopies de tracts ou de coupures de presse (tous les indicateurs de mobilisation collective ont un poids factoriel trs lev dans la dtermination du deuxime axe). La dimension des actants diminue mesure que l'on descend le long de l'axe 2 qui reprsente, on s'en souvient, le facteur caractris par l'opposition entre les personnes singulires et les personnes collectives. On trouve ainsi, dans la partie du schma proche de l'axe 1 , les lettres dans lesquelles le dnonciateur s'exprime en son nom propre, mais en tant qu'il possde une autorit personnelle qui l'autorise s'exprimer au nom des autres (comme en tmoigne l'alternance du je et du nous ou du on) en faveur de grandes

  • 12 Luc Boltanski Echantillons

    Ces textes sont extraits de 1 2 lettres slectionnes en raison de la position typique qu'elles occupent sur le premier plan factoriel. Toutes les informations (noms de personnes, de lieux, dates, etc.) qui auraient pu permettre d'identifier l'auteur ont t supprimes ou modifies. Il en a t de mme pour les citations insres plus loin dans le corps du texte. L'orthographe et la syntaxe ont t respectes.

    1 Suite des violations de vie prive, vols et forfaitures du parquet de M. 1960-1979. Je me permets de vous signaler que, dans le cas o l'on considrerait ma rfrence B. (le nom seulement, je ne suis pas juriste) dans la Thse de doctorat, trois volumes dactylographis, 950 pages, rdaction de 1969 1971; 49 rue XXX, lOeme tage, appartement loue Mr XXX, 750, puis 1000 f par mois, type F5, sur des dpouillements effectus par moi, sur mon programme et mes ides, avec des fiches achetes et payes par moi, sur ma solde, 25 rue du XXX paris XIV, ou sur du papier m'appartenant (rebuts ou achats), 66 rue XXX M., dactylographies par deux dames qui avaient rpondu une annonce, payes mes frais, 8000 f au total environ, relie A., la Pense Universitaire, mes frais, 500 f, graphiques tirs M., place de la Bourse, mes frais 1200 f. Soutenue Paris le XXX, voyage aller-retour Paris-M. mes frais,

    comme un travail collectif que de la merde de suisse et d'officier de rserve aurait manipul, commandit, ou eu un droit utiliser, actualiser, plagier, vous voudrez bien en faire informer, sous couvert de Mme le Ministre des Universits, le Procureur Gnral de la Seine, pour acheminement aux juridictions concernees. En particulier, je n'ai rien voir avec les Suisses, malgr que j'ai t invit avec ma femme et mes enfants a la St Sylvestre 1971 par des protestants du lieu, dont M. XXX dont j'avais fait la connaissance quand il tait EOR et moi 2eme pompe vie. On n'est pas brouills, mais tous ces types se croient autoriss donner des ordres aux analphabtes et aux youpins du lieu et leur font faire n'importe quoi pour se valoriser. Je ne suis pas voltairien, sentiments dvous. (Lettre n 615)

    POUR MES ENFANTS EN DANGER PHYSIQUE ET MORAL. suite aux carences administratives de la filire divorce, qui permet n'importe quel bandit de s'emparer impunment d'enfants, processus qui n a rien voir avec le clich d'un diffrend entre homme et femme. suite ma lettre d'approbation, propos de la Police, dont vous aviez dnonc le comportement S. et dont je signalais qu'elle ne se comportait pas mieux P., le comble tant que force de l'ordre qui se prend pour une FORCE DE FRAPPE est au service de la JUSTICE, vous avez bien voulu m'informer que vous prpariez un article propos du DIVORCE, et de ses consquences catastrophiques pour les enfants. Mon tmoignage tant susceptible de retenir votre attention, selon ce dont vous m'avez fait

    part, je vous adresse ci-joint, comme premire raction la rception de texte de la deuxime enqute SOCIALE, que j'ai obtenue par arrt du 20 novembre 1970 ; - photocopies d'extraits de lettres des deux principaux faux tmoins clibataires : -Melle XXX, dite Corinne, reprsentant elle seule la coucherie, la drogue, les vols dans les grands magasins - sortie avec trois robes sur le dos, avec utilisation de jeunes enfants lui donnant l'allure d'une brave mre de famille , dans les htels aprs lesquels elle collectionne les draps brods aux cussons respectifs, et mme chez au moins un de ses employeurs, d'o j'ai russi l'extraire ; mre clibataire ; son fils chez la grand'mre. -Mr XXX, dsquilibr clibataire 42 av. XXX, o mes enfants de huit et sept ans ont t squestrs et malmens la sortie des coles. -Mr XXX, veuf au moment du rapt, qu'il a utilis pour me contraindre rinstaller mon foyer 250 km de Paris, selon la rponse que j'ai obtenu ma demande reconventionnelle ; ma prsence le gnait pour se remarier. (Lettre n 531)

    C'est un jeune homme, qui a besoin de vider son cur, a un homme qu'il pense, tre com- prhensif et reprsente ce qu'il considre de plus haut en justice. Aprs des vnements survenus ces temps derniers. Je tiens spcialement vous avertir de choses qui m'ont parues suspectes, et de la perscution qu'on dit imaginaire, mais qui tait en effet relative. Aprs une lutte qui dure depuis l'ge de 15 ans, pour manger, m'instruire, et me faire une situation capable de subvenir aux besoins de ma mre et d'un foyer. Cette anne nos affaires reprenaient bonne marche et devant peut tre la capacit et la volont, avaient reveill la jalousie de certains qui par le fait, ont jou un rle de dtracteurs par argumentations et sabotages. S'il n'y avait que quelques personnes particulires intresses a ce mange, ce ne serait rien, mais quand administration et socit,.. se mle ce jeu que voulez-vous qu'un jeune homme, bout par le travail et sa mre use et continuellement malade fassent. ..plainte pour l'un ou pour l'autre ? Dans ce cas on aurait fait que a. Mais ! Quand on le faisait certains s'ingniaient faire avorter ou retourner l'enqute (annuler). Telle ont t les bruits, que la gnisse de 18 mois creve en pture, avait t tue par moi (coup de couteau). Alors que je n avais pas t lbas depuis cinq ou six jours. Qui ? me lchait mes chiens la nuit, faisait des plaintes, m'a envoy au tribunal, combien de fois et pourquoi ?... M'a renferm mes chiens sans boire ni manger, m'arrachait mes siges d'afft, disparatre bornes ou essayait de les dtruire (brler en nettoyant les prs ... etc..) tribunal pour pacage sur autrui avec clture dfectueuse (pourquoi Monsieur XXX prfrait-il lire mes dpositions lui mme). Et ces derniers bois vole abmes, clture lectrique sabote, lancer son chien aprs mes vaches (intrt d'avortement) se trouver sur le chemin avec chiens en libert lorsque je les menais aux champs, sans compter les provocations, ..etc.. il y aurait trop, j'en aurais un livre crire... (Lettre n 560)

    4 Ayant eu monsieur XXX au tlphone ce matin, celui-ci tant le Prsident du Comit de Dfense, ayant t lui mme victime d'un Syndic escroc C, et qu'il a fait mettre en tole pour plusieurs annes ; les mmes escrocs rgnent F., R. et bien sur toute la France. Mais R. il sont tomb sur un Manche car pour moi les escrocs et complices ne passeront pas, aussi profitant des lections prochaines Monsieur XXX m'a demand si vous ne pourriez pas relater les Faits dans votre journal, car ce que j'cris est trs srieux car comme le

    disait lorsqu'il tait R. la Fripouille de Procureur et que j'ai fait dplacer si au moins W. (il s'agit de l'auteur de la lettre) faisait une btise je le ferais interner Belle Mentalit cette ordure, mais W. n'a pas fait de Btise, il poursuit les escrocs dans leurs agissements et ce n'est pas beau, ils sont rendu sur la commune de P. et Monsieur le Maire de cette commune doit me contacter ce soir ; car aprs tre alls M. ils sont venu, non XXX roi des escrocs et Directeur des allocations familiales de I. a t les Chercher A. Je dtiens tous les dtails et je vous propose de vous en donner connaissance quant vous voudrez mais le plus tt possible car je vous serais reconnaissant si vraiment vous pouviez publier des articles sur la Magouille qui Rgne R. et dans toute la France,, en ce moment pour que les franais votent en toute connaissance de cause pour des Gens propres et non des protecteurs de la Magouille, des escrocs car comme je l'avais dit mes Avocats le 2 ou 3 Mars il y aura du nouveau sous peu ils taient ceptique mais prsent ils sont tonn de ce que je sais et quant l'odieux Ministre XXX est venu R. en passant car L. et N. c'tait tout simplement pour garer les soupons, car il aurait t trs gn s'il avait fallu et dire la Presse qu'il t venu pour savoir si je disais la Vrit sur la Magouille du Palais, les Juges, les Flics de la Police Judiciaire qui ont fait des faux documents pour protger les escrocs tel XXX Notaire et XXX roi des Escrocs notaire G. et d'autres. (Lettre n 759)

    Mon pre tant victime d'une escroquerie de 150 000 (cent cinquante mille francs) et d'une grave injustice, je me permets de vous adresser la prsente. Je suis certes bien conscient qu'un journal d'une importance telle que le vtre doit recevoir des centaines de lettres de ce type, mais j'estime que le cas de mon pre mrite qu'on s'y intresse. Si je m'adresse votre journal plutt qu' un autre, c'est parce qu' l'heure actuelle Le Monde reste le seul organe de presse avoir os critiquer les incohrences du systme judiciaire franais et qu'en dehors du Canard Enchan qui a publi trois articles (copies jointes) sur ce sujet, la presse a fait un black out total sur ce scandale comme chaque fois qu'un homme politique est l'origine d'un scandale. Afin de vous informer sommairement de la nature exacte du problme je vous adresse ci-jointe la copie d'une lettre que j'ai vainement tent de faire publier dans la presse il y a dj plus d'un an. Les faits qui y sont dcrits constituent dj en eux-mmes un scandale. L'affaire se complique lorsqu'on sait que mon pre a t condamn dedomager XXX prsident de la Ce XXX, et la scurit sociale pour l'affaire de coups et blessures, que le pourvoi en cassation pour la proprit du vhicule s'est sold par un rejet (arrt du 12 XXX 81), que mon pre a adress deux lettres recommandes Monsieur le Garde des Sceaux restes sans rponse, une lettre recommande Monsieur le Prsident de la Rpublique qui reut, elle, une rponse ngative. Mais ce qui reste le plus effarant dans le cas de mon pre, ce sont les anomalies - ou les incomptences - qui ont marqu toute cette affaire depuis le dbut de son rglement en justice. Esprant que vous daignerez accorder toute votre attention cette lettre et me tenant votre disposition pour toute information complmentaire, je vous prie de croire en l'assurance de mes sentiments les meilleurs.

    XXX P. S. je tiens vous signaler que, afin d'obtenir justice, mon pre a entam une grve de la faim depuis jeudi dernier au soir et qu'il se trouve depuis vendredi soir devant le Ministre de la Justice, place Vendme. (Lettre n 711)

  • La dnonciation 13

    Ne dsesprant pas de faire partager mon point de vue (c'est terrible ce que chacun pense d'autrui) je vous prie de trouver ci-joint, cette fin, mon dernier mmoire au Tribunal administratif d'A., en vous autorisant le transcrire dans Le Monde notamment pour les moyens relevant de l'opinion publique de notre pays. La vraie question, eu gard la gravit d'une rvocation arbitraire de la Fonction publique (assortie d'une tentative d'homicide par suggestion) est de savoir si la loi du 1er juillet 1972 sur la discrimination n'est pas elle-mme discriminatoire -et si elle ne viole pas implicitement ( tout le moins) la Constitution : la loi sur la discrimination implique-t-elle des rserves ? C'est la question queje vous pose galement. (Lettre n 583)

    Les Equipes Enseignantes de la S., runies en assemble gnrale le 12 octobre 1980, au nom de leur attachement l'cole publique et l'vangile de Jsus, se dclarent interpeles par tous les faits qui mettent en cause l'cole, la justice, les droits de l'homme et par toutes les souffrances individuelles ou collectives. Elles sont profondment mues par le procs et la condamnation de leur collgue XXX, institutrice dans le dpartement, attache avec dvouement l'ducation et l'instruction d'enfants particulirement dshrits et en difficult (en S.E.S. et en I.M.P.). Sa comparution est intervenue dans une priode de paix pour notre pays alors que la Cour de Sret de l'tat a t institue dans une priode de guerre. Son statut ne donne pas tous ceux qui sont traduits devant elle des garanties quivalentes celles qui sont offertes par d'autres juridictions :bienque ces dernires aient statuer sur des faits criminels, toutes comportent des procdures d'appel. Des erreurs judiciaires clbres nous imposent - pour la sauvegarde des droits des accuss et la paix publique de demander le rexamen en Cour de Cassation des conditions formelles du procs de XXX. (Lettre n 559)

    8 La section de C. du PCF dnonce la lamentable provocation anticommuniste de la direction du PS de C. En effet, dans le Monde du X/X/80 et par tracts, le PS explique qui veut l'entendre que deux militants socialistes ont t agresss par des communistes. De cette affirmation il n'y a aucune preuve. Peut tre s'agit il d'une provocation de la droite ? feint de s'interroger le PS, qu'importe de toutes faons le PCF est l'inspirateur de cet acte en raison de sa campagne l'gard du PS. La malhonnte de cette basse manuvre politicienne se trouve renforce par le fait que les enquteurs eux mmes, aprs avoir identifi le propritaire du vhicule des agresseurs ont dclare que rien ne permet d'affirmer que les auteurs de ces violences sont membres du PCF. La vrit c'est qu'il ne reste plus que la calomnie et la diversion la direction du PS pour sortir des difficults o l'ont plac les propositions des communistes pour sauver l'emploi et l'avenir de C. en exigeant de la municipalit socialiste qu'elle cesse de favoriser avec la droite le dpart des entreprises : ne pouvant rpondre sur ses responsabilits relles concernant l'avenir de l'entreprise XXX, la direction du PS a choisi la fuite en avant. Les communistes de C. quant eux ne perdront pas leur sang froid face cette provocation irresponsable et continueront comme par le pass agir pour la dfense de l'emploi et l'avenir de notre ville. Pour la direction de section, XXX Premier secrtaire de la section de C. du PCF. (Lettre n 623)

    XXX, sculpteur, 35 ans, breton, dont les uvres ont t retenues par le salon de la jeune sculpture, par le salon d'automne, par le salon europen de Strasbourg. Invit des expositions New York, Montral, Lausanne, Genve..., titulaire honoris causa de l'Acadmie europenne des Beaux-Arts, est en prison, B.. Il sera jug par le tribunal de T. le 16 janvier 80 pour vol d'objets d'art. Si je m'adresse vous, ce n'est pas pour faire l'apologie du vol, mais pour vous informer et pour centrer l'clairage sur un fait divers lourd de significations et de consquences. Si XXX, individu foncirement honnte, humble, et courageux, a commis ce mfait c'est pour deux raisons : la premire est la situation dplorable dans laquelle, comme la plupart des jeunes artistes en France, il tait plonge. La seconde est qu'il avait eu connaissance de l'existence, dans la maison secondaire pratiquement abandonne d'un mdecin, M. XXX, d'un amoncellement d'oeuvres d'art peintures de grands matres, sculptures grecques, gyptiennes, icones russes, tapisseries - de quoi faire plir d'envie nombreux de nos muses. Rvolt de voir confisqu, dlaiss un tel patrimoine artistique, accabl par une situation matrielle sans espoirs, indign par le sort rserv aux forces cratrices et artistiques dans notre pays qui se veut le porte flambeau de la culture et de l'ART, a assum seul ce vol, par dfi et dsespoir. Il ne s'agit pas d'innocenter XXX, il plaide coupable et la JUSTICE jugera. Il ne demande personnellement ni aide, ni indulgence. Il endosse toute la responsabilit et les consquences de son acte. A travers ce fait divers qui touche aujourd'hui un ami, c'est la situation gnrale des jeunes artistes que je veux dnoncer. (Lettre n 511) 10 Nous ne pouvons passer sous silence l'incident qui s'est produit le 19 novembre dernier 22 heures 40 au caf XXX, aux Champs- Elyses. Les faits sont les suivants : Nous avions toutes deux dcid, aprs une sance de cinma de prendre un verre dans ce caf, la terasse ferme. Nous avons command un tilleul et un jus de fruit. Le garon est revenu au bout de quelques instants nous informer qu'il ne lui tait pas possible de servir deux femmes seules. Nous avons demand des explications et l'un des matres d'htel est intervenu pour nous prciser : - qu'effectivement les ordres de la direction taient de ne point servir les femmes seules. - que nous nous livrions certainement du raccolage. - et sur une question de notre part, il n'a pas hsit rpondre qu'il nous prenait effectivement pour des putains. Trs choques par cette attitude, nous avons quitt cet tablissement sans faire de scandale, srement tort. Nous considrons que ce comportement orte gravement atteinte, d'une part la dignit de femme, d'autre part la lgislation sur le refus de vente. Nous avons crit au directeur de cet tablissement et nous attendons bien videmment une rponse que nous ne manquerons pas de vous faire connatre. Nous vous remercions par avance de participer notre RVOLTE face de tels procds et nous nous tenons bien videmment votre entire disposition pour tous renseignements complmentaires que vous pourriez souhaiter. (Lettre n 405)

    11 Habitant V. je vais I. pour choisir mes livres la bibliothque. Elle se trouve au 3 tage d'un btiment. Au premier tage se trouve le commissariat de Police. Aujourd'hui il y avait foule qui attendait. Tous immigrs

    devant faire leur dmarche pour renouveller leur carte de sjour pour 1 an selon la nouvelle loi 'Stoleru' (pour les Nord s- Africains). Avant de monter chercher mes livres, une grande agitation m'attira. 'Dix personnes seulement, tous les autres dehors et revenez demain' cria un policier. Les gens qui attendaient depuis longtemps crient aussitt leur indignation : 'Mais s'crie l'un - j'ai dj perdu 3 heures sur mon travail, je ne peux pas en perdre trois autres demain'. 'Fermez-l et foutez le camp, allez ouste !' Rvolte des personnes. Trois policiers arrivent la rescousse. Ils poussent de toutes leurs forces l'assemble. Une femme tombe. Son mari repousse un policier, voyant sa femme terre. Le policier lui assne un violent coup sur la tte. Les immigrs sont terroriss. Un vieil arabe aveugle accompagn d'un etit garon de six ou sept ans, est frapp a son tour. Un autre homme est pass tabac par deux policiers. Il crie qu'il est dj accident et qu'il est malade. Redoublement des coups. L'homme tombe et ne bouge plus. Les gens affols se prcipitent dehors. Moi, je me trouve avec d'autres personnes. Les trois policiers nous rcrient : 'Vous aussi dehors'. 'Mais nous allons la bibliothque' dis-je. 'Dehors, j'ai dit'. Ils nous empoignent violemment et nous mettent dehors sans mnagement. Une ambulance arrive et enmne l'homme bless. J'entends un Policier dire 'on est en France et on fait la loi. Ils ont qu' crever dans leur pays'. Indign, je suis retourn chez moi. J'ai dcid d'aller la bibliothque de ma ville maintenant. Mais j'ai honte de l'attitude des policiers. J'ai honte d'tre Franais. (Lettre n 454)

    12 Je me permets de vous crire pour vous exposer les faits suivants : ma nice, mre de deux enfants gs de 6 et 3 ans et actuellement en grossesse de sept mois s'est rfugie chez moi depuis le samedi 22 mars 1980 pour chapper aux coups rpts de son concubin qui lui a confisqu ses papiers d'identit, ses cls et ses affaires personnelles pour l'obliger quitter l'appartement qu'ils ont acquis en commun au 2 A.. Depuis son dpart d'A. ma nice a t agresse dans la rue plusieurs reprises par son ex-concubin qui lui a arrach chaque fois son sac main contenant duplicata des diffrents papiers que les autorits comptentes ont bien voulu lui refaire aprs de nombreuses dmarches de longue haleine. Le vendredi 4 avril 1980 l'ex-concubin de ma nice m'a tlphon mon bureau pour savoir s'il pouvait venir rendre visite ses enfants chez moi ? Ne trouvant pas d'inconvnients cela nous nous sommes donc donn rendez-vous chez moi le mercredi 9 courant 18 h. Malheureusement mon visiteur en partant avait emport discrtement le nouveau sac main de ma nice contenant ses papiers, de l'argent et un trousseau de cls complet de mon appartement. Ce qui est trs grave car j'ai moi-mme trois enfants gs de 8 ans, 6 ans et 4 mois et je travaille de nuit. Aux commissariats de B. et de A. on se dclare incomptents pour trouver une solution au problme et c'est pour cela que je m'adresse personnellement vous pour rsoudre rapidement cette affaire qui peut tourner au pire tout moment. C.C. : M. le Commissaire d'A. ; M. le Commissaire de B. ; Mme l'Assistante sociale de la mairie d'A. ; Le Canard Enchan, RTL, Le Monde, France Soir, Le Meilleur ; Association des femmes battues, Assoc. Laisser les vivre ; M. XXX ex-concubin de ma nice ; M. le Ministre de l'Intrieur. (Lettre n 501)

  • 14 Luc Boltanski

    causes humanitaires (il s'agit de grands mdecins, d'avocats, de grands intellectuels, de cadres de la fonction publique, d'artistes qui crivent sur papier en-tte, mentionnent leur titre, etc.).

    La dernire zone (D) est caractrise, comme la troisime, par l'absence de relations singulires et investies entre les tres qui sont prsents dans la dnonciation, mais elle s'en diffrencie par la dimension des actants : dans la partie suprieure du schma figurent des personnes collectives plus ou moins juridiquement constitues ; dans la partie infrieure, des individus dots d'un corps (ils peuvent avoir chang des coups). On trouve en effet dans cette partie du plan les lettres de dnonciation qui ont pour objet des affaires rapides, ponctuelles, caractrises par l'absence de liens antrieurs entre les participants qui sont brutalement mis en relation par l'affaire elle-mme : c'est le cas, de faon paradigm atique, des litiges souvent accompagns d'agression physique et de brutalit qui ont pour cadre des lieux anonymes, rues des grandes villes, ou encore, par exemple, grands magasins ou supermarchs, parkings, gares, etc. Un individu est agress par la police (dans de nombreux cas), par des vigiles, par un voyou, parce qu'il est noir ou originaire d'Afrique du Nord (racisme), parce que c'est une femme (sexisme), etc. La victime et son agresseur sont dfinis par leur appartenance une catgorie. Un autre individu qui se trouve l, souvent, dit-il, par hasard, qui ne connat pas les acteurs ni les raisons de la dispute, s'agrge cette affaire naissante et la constitue prcisment comme telle, soit en intervenant, soit simplement la faon du journaliste, en observant passivement, puis en tmoignant publiquement. La victime et le perscuteur, le dnonciateur et la victime sont sans rapports : ils ne se connaissaient pas avant la rencontre qui les runit et n'taient pas jusque-l objets les uns pour les autres d'investissements, ngatifs ou positifs. Rien de durable, dette, gratitude ou envie, ne les rattache.

    Le sens de la normalit Les notes de normalit se distribuent de faon ordonne sur la diagonale du plan factoriel. Elles s'lvent rgulirement mesure que l'on passe des affaires qui ont fait l'objet d'une prise en charge collective, et dont les participants n'entretiennent pas de relations personnelles, aux affaires qui associent des individus dj lis par des relations investies (et, notamment, par des liens familiaux) et qui doivent tre entirement gres par la victime sans l'aide de ressources collectives et sans mme le recours cette forme minimale d'assistance sociale que constitue la possibilit de se dcharger sur un autre, serait-ce un proche, du poids de la dnonciation. On peut faire une premire hypothse propos des rgles sur lesquelles reposent les jugements de normalit. Le sentiment de normalit ou d'tranget ressenti par le lecteur dpend de la taille relative des quatre actants et de la position respective qu'ils occupent entre le singulier et le collectif, le particulier et le gnral. La dnonciation n'a, en elle-mme, rien d'anormal. L'injustice et le scandale peuvent se dire et se disent en permanence dans des registres diffrents : des degrs divers de publication, dans le discours politique

    ou syndical (et, d'une autre faon, dans le discours religieux), mais aussi quotidiennement et comme en passant, de personne personne, entre amis, au tlphone, en famille, dans l'autobus, entre collgues, bien haut, la cantine, mots couverts, dans l'ascenseur, tout seul, en un ternel ressassement (alors je lui ai dit..., alors tu sais pas ce qu'il a eu le culot de me rpondre, c'est quand mme pas croyable, c'est honteux, tu te rends compte si a se savait, il faut le voir pour y croire, etc.). Ce qui est anormal, ce n'est pas de se croire humili et offens, ni mme de le faire savoir, c'est de le dire- dans des conditions et des personnes qui ne conviennent pas, l'erreur consistant essentiellement se tromper sur la dimension relative des actants. Une dnonciation n'est pas juge anormale (ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle soit juge moralement justifiable ou lgitime) lorsque les actants occupent des positions grossirement homologues sur l'axe singulier/collectif : il n'est pas anormal de dnoncer publiquement au nom du bureau d'un grand syndicat national la destruction des camps palestiniens par l'aviation isralienne ; ni, pour l'Association des rsidents de Boissy-Saint-Lger, de dnoncer auprs de la municipalit l'expulsion par une socit de promotion immobilire des habitants d'un quartier dshrit. On reconnat l deux modalits de l'action politique qui peut se situer elle-mme diffrents niveaux de gnralit (ainsi, aux dnonciations politiques particulires et circonstancielles, s'oppose le programme politique dans lequel la dnonciation peut demeurer implicite, prcisment parce qu'elle est plonge dans le gnral, en sorte que certains des actants, par exemple la victime, n'ont plus besoin d'tre explicitement dsigns). Mais il n'est pas non plus anormal, pour un simple particulier, de dnoncer un ami ou un collgue, de bouche oreille et sur le mode du ragot, les injustices commises par son chef de bureau.

    Le ragot est la faon dont le singulier se fait connatre sans tre publiquement formul, dans un discours du particulier qui circule de faon srielle dans des relations singulires, de particulier particulier, et qui a pour proprit principale d'tre sans sujet puisque chacun ne fait que rapporter un autre l'information qu'il tient d'un tiers, et qui n'est disponible pour de nouveaux investissements que dans la mesure o peut tre suspendue la question de son rapport au rel. Dans le ragot on peut tout dire parce que la parole ne fait que passer dans des relations o rien ne vient la durcir. Ainsi on ne peut, comme l'a remarqu Max Gluckman (17), recueillir des ragots qu'incidemment, en s'insrant dans une des chanes o ils circulent, jamais de faon systmatique ni explicite. On ne peut, par exemple, procder une campagne d'interview sur le thme : Racontez-moi les ragots qui circulent dans votre milieu professionnel. Le mme, qui tait prt vous tenir des heures dans le registre du ragot, reste coi. Non qu'il se censure mais parce qu'il ne trouve plus rien dire dans une situation de parole caractrise par cette forme minimum de durcissement qu'est l'enregistrement.

    Par contre, plus l'cart entre la position que les diffrents actants occupent entre le singulier et le collectif est grand, plus la dnonciation a des chances d'tre perue comme anormale : il n'est pas normal, par exemple, pour un pre de famille, d'crire un programme politique destin uniquement ses enfants ; il n'est pas normal d'envoyer une lettre la police pour dnoncer les agissements de la classe dominante

    17-Cf. M. Gluckman, Gossip and Scandal, Current Anthropology, IV, 3, 1963, pp. 307-316.

  • La dnonciation 1 5

    en gnral. Il n'est pas normal non plus, pour un individu singulier, de dnoncer publiquement, au moyen d'une lettre envoye la presse, son fils coupable de lui manquer de respect.

    Les chances que possde une dnonciation d'tre perue comme normale ou comme anormale paraissent dpendre aussi du degr auquel les individus engags dans l'affaire sont proches ou lointains. Sachant que la dnonciation publique est une violence par procuration, on comprend qu'elle paraisse d'autant plus suspecte que celui dont les mfaits sont dnoncs est plus proche, qu'il appartient la mme famille, la mme institution, la mme communaut : l'acte de dnonciation publique met en effet en pril non seulement l'individu dsign mais aussi l'ensemble de la communaut dont le crdit externe diminue et qui risque en outre la dissociation interne sous l'effet de polarisation inhrent la logique des affaires. Le soupon crot encore lorsque le dnonciateur agit seul et qu'il intervient pour prendre sa propre dfense en fonction de ce qui parat tre un intrt purement personnel. Le ddoublement de la victime et de celui qui porte pour lui l'accusation publique (et qui joue souvent par rapport une victime silencieuse le rle de montreur ou de bateleur) garantit que les intrts engags ne sont pas purement individuels et cela d'autant plus que l'altrit des deux partenaires est plus leve et que s'accrot la chane des interpositions entre celui qui dsigne un individu la vindicte publique et celui qui il a t caus prjudice. La puissance de cautionnement qu'un individu peut mettre au service d'un autre dpend ainsi non seulement de sa valeur sociale (de son crdit, de son honorabilit, etc.) et, par l, de son pouvoir de mobilisation, mais aussi du degr auquel la victime et son dfenseur paraissent loigns. Les proches, amis, voisins, camarades, confrres et, surtout, videmment, ceux qui appartiennent une mme famille, ne sont pas compltement autres. Ils participent, dans leur singularit, de la singularit de la victime et la faon dont ils font corps avec elle est suspecte parce qu'elle tend toujours ramener, par le biais de l'intrt cach, l'altrit l'unit : apparemment doubles, ils ne sont qu'un puisqu'ils sont de mche. Il faut, pour que le soutien exerce son effet sur les autres, que rien ne rattache les partenaires l'exception de la relation de cautionnement elle-mme.

    Conformment ce principe, il n'existe, au cours des conflits sociaux, que deux faons de rduire l'effet d'une dnonciation et de disqualifier un cautionnement. La premire (que l'on pourrait appeler