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Michel Bakounine
LES ENDORMEURS
L'GALIT, N23 27 (26 juin - 24 juillet 1869)
I.
L'Association internationale des bourgeois
dmocrates, qui s'appelle la Ligue internationale de
la paix et de la libert, vient de lancer son nouveau
programme, ou plutt elle vient de pousser son cri de
dtresse, un appel plutt touchant tous les
dmocrates bourgeois de l'Europe, qu'elle supplie de
ne point la laisser prir faute de moyens. Il lui manque
plusieurs milliers de francs pour continuer son
journal, pour l'achvement du bulletin de son dernier
congrs et pour rendre possible la runion d'un
congrs nouveau, ensuite de quoi le Comit central,
rduit la dernire extrmit, a rsolu d'ouvrir une
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souscription, et il invite tous les sympathisants et
croyants de cette ligue bourgeoise de vouloir bien
prouver leur sympathie et leur foi, en lui envoyant, n'importe quel titre, le plus d'argent que possible.
En lisant cette circulaire nouvelle du Comit central
de la Ligue, on croit entendre des moribonds qui
s'efforcent de rveiller des morts. Pas une pense
vivante, rien que la rptition de phrases rebattues etl'expression impuissante de vux aussi vertueux que
striles, et que l'histoire a depuis longtemps
condamns, cause mme de leur dsolante
impuissance.
Et pourtant, il faut rendre cette justice la Ligue de la
paix et de la libert qu'elle runit dans son sein les
bourgeois les plus avancs, les plus intelligents et les
plus gnreusement disposs de l'Europe ; bien
entendu l'exception d'un petit groupe d'hommes qui,quoique ns et levs dans la classe bourgeoise, du
moment qu'ils ont compris que la vie s'tait retire de
cette classe respectable, qu'elle n'avait plus aucune
raison d'tre et qu'elle ne pouvait continuer d'exister
qu'au dtriment de la justice et de l'humanit, ont bris
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toute relation avec elle et, lui tournant le dos, se sont
mis rsolument au service de la grande cause de
l'mancipation des travailleurs exploits et dominsaujourd'hui par cette mme bourgeoisie.
Comment se fait-il donc que cette Ligue, qui compte
tant d'individus intelligents, savants et sincrement
libraux dans son sein, manifeste aujourd'hui une sigrande pauvret de pense et une incapacit vidente
de vouloir, d'agir et de vivre ?
Cette incapacit et cette pauvret ne tiennent pas aux
individus, mais la classe toute entire laquelle cesindividus ont le malheur d'appartenir. Cette classe, la
bourgeoisie, comme corps politique et social, aprs
avoir rendu des services minents la civilisation du
monde moderne, est aujourd'hui historiquement
condamne mourir. C'est le seul service qu'ellepuisse rendre encore l'humanit qu'elle a servie si
longtemps par sa vie. Eh bien, elle ne veut pas mourir.
Voil l'unique cause de sa btise actuelle et de cette
honteuse impuissance qui caractrise aujourd'hui
chacune de ses entreprises politiques, nationales aussi
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bien qu'internationales.
La Ligue toute bourgeoise de la paix et de la libertveut l'impossible : elle veut que la bourgeoisie
continue d'exister et qu'en mme temps elle continue
servir le progrs. Aprs de longues hsitations, aprs
avoir ni au sein de son comit, vers la fin de l'an
1867, Berne, l'existence mme de la question sociale; aprs avoir repouss dans son dernier congrs, par le
vote d'une immense majorit, l'galit conomique et
sociale, elle est enfin arrive comprendre qu'il est
devenu absolument impossible de faire dsormais un
seul pas en avant dans l'histoire sans rsoudre laquestion sociale et sans faire triompher le principe de
l'galit. Sa circulaire invite tous ses membres
cooprer activement tout ce qui peut hter
l'avnement du rgne de la justice et de l'galit.
Mais en mme temps, elle pose cette question : Quelrle doit prendre la bourgeoisie dans la question
sociale ?
Nous lui avons dj rpondu. Si rellement elle dsire
rendre un dernier service l'humanit ; si son amour
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pour la libert vraie, c'est--dire universelle et
complte et gale pour tous, est sincre ; si elle veut,
en un mot, cesser d'tre la raction, il ne lui restequ'un seul rle remplir : c'est celui de mourir avec
grce et le plus tt possible.
Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas de la mort des
individus qui la composent, mais de sa mort commecorps politique et social, conomiquement spar de
la classe ouvrire.
Quelle est aujourd'hui la sincre expression, l'unique
but de la question sociale ? C'est, comme le reconnatenfin le Comit central lui-mme : le triomphe et la
ralisation de l'galit. Mais n'est-il pas vident, alors,
que la bourgeoisie doit prir, puisque son existence
comme corps conomiquement spar de la masse des
travailleurs implique et produit ncessairement del'ingalit ?
On aura beau recourir tous les artifices du langage,
embrouiller les ides et les mots et sophistiquer la
science sociale au profit de l'exploitation bourgeoise,
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tous les esprits judicieux et qui n'ont point d'intrt
se tromper comprennent aujourd'hui que tant qu'il y
aura, pour un certain nombre d'hommesconomiquement privilgis, une manire et des
moyens particuliers de vivre, qui ne sont pas ceux de
la classe ouvrire ; que tant qu'il y aura un nombre
plus ou moins considrable d'individus qui hriteront,
diffrentes proportions, des capitaux ou des terresqu'ils n'auront pas produits par leur propre travail,
tandis que l'immense majorit des travailleurs
n'hriteront de rien du tout ; tant que l'intrt du
capital et la rente de la terre permettront plus ou
moins ses individus privilgis de vivre sanstravailler ; et qu'en supposant mme, ce qui, dans un
pareil rapport de fortunes, n'est pas admissible,
supposant que dans la socit tous travaillent, soit par
obligation, soit par got, mais qu'une classe de la
socit, grce sa position conomiquement et par lmme socialement et politiquement privilgie, puisse
se livrer exclusivement aux travaux de l'esprit, tandis
que l'immense majorit des hommes ne pourra se
nourrir que du travail de ses bras ; et qu'en un mot,
tant que tous les individus humains naissant la vie
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ne trouveront pas dans la socit les mmes moyens
d'entretien, d'ducation, d'instruction, de travail et de
jouissance, l'galit politique, conomique etsociale sera tout jamais impossible.
C'est au nom de l'galit que la bourgeoisie a jadis
renvers, massacr la noblesse. C'est au nom de
l'galit que nous demandons aujourd'hui soit la mortviolente, soit le suicide volontaire de la bourgeoisie,
avec cette diffrence que, moins sanguinaires que ne
l'ont t les bourgeois, nous voulons massacrer, non
les hommes, mais les positions et les choses. Si les
bourgeois se rsignent et laissent faire, on ne toucherapas un seul de leurs cheveux. Mais tant pis pour eux
si, oubliant la prudence et sacrifiant leurs intrts
individuels aux intrts collectif de leur classe
condamne mourir, ils se mettent en travers de la
justice la fois historique et populaire, pour sauverune position qui bientt ne sera plus tenable.
II.
Une chose qui devrait faire rflchir les partisans de la
Ligue de la Paix et de la Libert, c'est la situation
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financire misrable dans laquelle cette Ligue, aprs
deux annes peu prs d'existence, se trouve
aujourd'hui. Que les bourgeois dmocrates les plusradicaux d'Europe se soient runis sans avoir pu ni
crer une organisation effective, ni engendrer une
seule pense fconde et nouvelle, c'est un fait sans
doute trs affligeant pour la bourgeoisie actuelle, mais
qui ne nous tonnera plus, parce que nous noussommes rendus compte de la cause principale de cette
strilit et de cette impuissance. Mais comment se
fait-il que cette Ligue toute bourgeoise et qui, comme
telle, est videmment compose de membres
incomparablement plus riches et plus libres dans leursmouvements et leurs actes que les membres de
l'Association Internationale des Travailleurs,
comment se fait-il qu'aujourd'hui elle prisse faute de
moyens matriels, tandis que les ouvriers de
l'Internationale, misrables, opprims par une foule delois restrictives et odieuses, privs d'instruction, de
loisir, et accabls sous le poids d'un travail
assommant, ont su crer en peu de temps une
organisation internationale formidable et une foule de
journaux qui expriment bien leurs besoins, leurs
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vux, leur pense ?
A ct de la banqueroute intellectuelle et morale
dment constate, d'o vient encore cette banqueroutefinancire de la Ligue de la Paix et de la Libert ?
Comment ! tous ou presque tous les radicaux de la
Suisse, unis la Volkspartei de l'Allemagne, aux
dmocrates garibaldiens d'Italie et la dmocratieradicale de la France, sans oublier l'Espagne et la
Sude, reprsentes, l'une par Emilio Castelar lui-
mme, et l'autre par cet excellent colonel qui a
dsarm les esprits et conquis tous les curs au
dernier congrs de Berne ; comment ! des hommespratiques, de grands faiseurs politiques comme M.
Haussmann et comme tous les rdacteurs de la
Zukunft, des esprits comme MM. Lemonnier, Gustave
Vogt et Barni, des athltes comme MM. Armand
Goegg et Chaudey, auraient mis la main la crationde la Ligue de la Paix et de la Libert, bnie de loin
par Garibaldi, par Quinet et par Jacoby de
Koenigsberg, et, aprs avoir tran pendant deux ans
une existence misrable, cette Ligue doit mourir
aujourd'hui, faute de quelques millions de francs !
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Comment ! mme l'embrassement symbolique et
pathtique de MM. Armand Goegg et Chaudey, qui,
reprsentants, l'un de la grande patrie germanique,l'autre de la grande nation, en plein Congrs, se sont
jets dans les bras l'un de l'autre, en criant devant
toute l'assistance ahurie : Pax ! Pax ! Pax ! jusqu'
faire pleurer d'enthousiasme et d'attendrissement le
petit Thodore Beck, de Berne ; comment ! tout celan'a pas pu attendrir, ramollir les curs secs des
bourgeois de l'Europe, et leur faire dlier les cordons
de leurs bourses tout cela n'a pas produit un sou !
La bourgeoisie aurait-elle fait banqueroute ? Pasencore. Ou bien aurait-elle perdu le got de la libert
et de la paix ? Pas du tout. La libert, elle continue de
l'aimer toujours, bien entendu cette seule condition
que cette libert n'existe que pour elle seule, c'est--
dire condition qu'elle serve toujours la libertd'exploiter l'esclavage de fait des masses populaires
qui, n'ayant, dans les constitutions actuelles, de la
libert que le droit, non les moyens, restent forcment
asservies au joug des bourgeois. Quant la paix,
jamais la bourgeoisie n'en a ressenti autant le besoin
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qu'aujourd'hui. La paix arme qui crase le monde
europen cette heure l'inquite, la paralyse et la
ruine.
Comment se fait-il donc que la bourgeoisie, qui n'a
pas encore fait banqueroute, d'un ct, et qui, de
l'autre, continue aimer la libert et la paix, ne veuille
pas sacrifier un sou l'entretien de la Ligue de la paixet de la libert ?
C'est parce qu'elle n'a pas foi dans cette Ligue. Et
pourquoi n' y a-t-elle pas foi ? C'est parce qu'elle n'a
plus aucune foi en elle-mme. Croire, c'est vouloiravec passion, et elle a irrvocablement perdu la
puissance de vouloir. En effet, que pourrait-elle
encore vouloir raisonnablement aujourd'hui, comme
classe spare ? N'a-t-elle pas tout : richesse, science
et domination exclusive ? Elle n'aime pas trop ladictature militaire qui la protge un peu brutalement,
il est vrai, mais elle en comprend bien la ncessit et
elle s'y rsigne par sagesse, sachant fort bien qu'au
moment o cette dictature sera brise, elle perdra tout
et cessera d'exister. Et vous lui demandez, citoyens de
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la Ligue, qu'elle vous donne son argent et qu'elle
vienne se joindre vous pour dtruire cette dictature
militaire ? Pas si bte ! Doue d'un esprit pluspratique que le vtre, elle comprend ses intrts mieux
que vous.
Vous vous efforcez de la convaincre en lui montrant
l'abme vers lequel elle se laisse fatalement entraner,en suivant cette voie de conservation goste et
brutale. Et croyez-vous qu'elle ne le voie pas, cet
abme ? Elle sent aussi bien l'approche de la
catastrophe qui doit l'engloutir. Mais voici le calcul
qu'elle se fait : Si nous maintenons ce qui est, sedisent les conservateurs bourgeois, nous pouvons
esprer de traner notre existence actuelle encore des
annes, de mourir avant l'avnement de la catastrophe
peut-tre et aprs nous le dluge ! Tandis que si
nous nous laissons entraner dans la voie duradicalisme et renversons les pouvoirs actuellement
tablis, nous prirons demain. Vaut donc mieux
conserver ce qui est.
Les conservateurs bourgeois comprennent mieux la
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situation actuelle que les bourgeois radicaux. Ne se
faisant aucune illusion, ils comprennent qu'entre le
systme bourgeois qui s'en va et le socialisme qui doitprendre sa place, il n'est point de transaction possible.
Voil pourquoi tous les esprits rellement pratiques et
toutes les bourses bien remplies de la bourgeoisie se
tournent du ct de la raction, laissant la Ligue de
la paix et de la libert les cerveaux les moins puissantset les bourses vides, ensuite de quoi cette Ligue
vertueuse, mais infortune, faut aujourd'hui une
double banqueroute.
Si quelque chose peut prouver la mort intellectuelle,morale et politique du radicalisme bourgeois, c'est son
impuissance crer la moindre des choses,
impuissance dj si bien constate en France, en
Allemagne, en Italie, et qui se manifeste avec plus
d'clat que jamais aujourd'hui en Espagne. Voyons, ily a neuf mois peu prs, la rvolution avait clat et
triomph en Espagne. La bourgeoisie avait sinon la
puissance, au moins tous les moyens pour se donner la
puissance. Qu'a-t-elle fait ? La royaut et la rgence
de Serrano.
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III.
Quelque profonds que soient notre antipathie, notredfiance et notre mpris pour la bourgeoisie moderne,
il est toutefois deux catgories dans cette classe, dont
nous ne dsesprons pas de voir au moins une partie
se laisser convertir tt ou tard par la propagande
socialiste, et qui, pousses, l'une par la force mmedes choses et par les ncessits de sa position actuelle,
l'autre par un temprament gnreux, devront prendre
part sans doute avec nous la destruction des iniquits
prsentes et l'dification du monde nouveau.
Nous voulons parler de la toute petite bourgeoisie etde la jeunesse des coles et des universits. Dans un
autre article, nous traiterons particulirement de la
question de la petite-bourgeoisie. disons aujourd'hui
quelques mots sur la jeunesse bourgeoise.
Les enfants des bourgeois hritent, il est vrai, le plus
souvent des habitudes exclusives, des prjugs troits
et des instincts gostes de leurs pres. Mais tant qu'ils
restent jeunes, il ne faut point dsesprer d'eux. Il est
dans la jeunesse une nergie, une largeur d'aspirations
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gnreuses et un instinct naturel de justice, capables
de contrebalancer bien des influences pernicieuses.
Corrompus par l'exemple et par les prceptes de leurspres, les jeunes gens de la bourgeoisie ne le sont pas
encore par la pratique relle de la vie ; leurs propres
actes n'ont pas encore creus un abme entre la justice
et eux-mmes, et, quant aux mauvaises traditions de
leurs pres, ils en sont sauvegards quelque peu parcet esprit de contradictions et de protestation
naturelles dont les jeunes gnrations sont toujours
animes vis-?-vis des gnrations qui les ont
prcdes. La jeunesse est irrespectueuse, elle mprise
instinctivement la tradition et le principe de l'autorit.L est sa force et son salut.
Vient ensuite l'influence salutaire de l'enseignement,
de la science. Oui, salutaire en effet, mais condition
seulement que cet enseignement ne soit point fauss etque la science ne soit point falsifie par un
doctrinarisme pervers au profit du mensonge officiel
et de l'iniquit.
Malheureusement aujourd'hui l'enseignement et la
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science, dans l'immense majorit des coles et des
universits d'Europe, se trouvent prcisment dans cet
tat de falsification systmatique et prmdite. Onpourrait croire que ces dernires ont t tablies
exprs pour l'empoisonnement intellectuel et moral de
la jeunesse bourgeoise. Ce sont de boutiques de
privilgis, o le mensonge se vend en dtail et en
gros.
Sans parler de la thologie, qui est la science du
mensonge divin, ni de la jurisprudence, qui est celle
du mensonge humain ; sans parler aussi de la
mtaphysique ou de la philosophie idale, qui est lascience de tous les demi-mensonges, toutes les autres
sciences : histoire, philosophie, politique, science
conomique, sont essentiellement falsifies, parce
que, prives de leur base relle, la science de la
nature, elles se fondent toutes galement sur lathologie, sur la mtaphysique et sur la jurisprudence.
On peut dire sans exagration que tout jeune homme
qui sort de l'universit, imbu de ces sciences ou plutt
de ces mensonges et de ces demi-mensonges
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systmatiss qui s'arrogent le nom de science, moins
que des circonstances extraordinaires ne viennent le
sauver, est perdu. Les professeurs, ces prtresmodernes de la fourberie politique et sociale patente,
lui ont inocul un poison tellement corrosif, qu'il faut
vraiment des miracles pour le gurir. Il sort de
l'universit un doctrinaire achev, plein de respect
pour lui-mme et de mpris pour la canaille populairequ'il ne demande pas mieux que d'opprimer et
d'exploiter surtout, au nom de sa supriorit
intellectuelle et morale. Alors plus il est jeune, et plus
il est malfaisant et odieux.
Il en est autrement de la facult des sciences exactes
et naturelles. Voil les vraies sciences ! trangres
la thologie et la mtaphysique, elles sont hostiles
toutes les fictions et se fondent exclusivement sur la
connaissance exacte et sur l'analyse consciencieusedes faits, et sur le raisonnement pur, c'est--dire sur le
bon sens de chacun, largi par l'exprience bien
combine de tout le monde. Autant les sciences
idales sont autoritaires et aristocratiques, autant les
sciences naturelles sont dmocratiques et largement
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librales. Aussi, que voyons-nous ? Tandis que les
jeunes gens qui tudient les sciences idales se jettent
avec passion, presque tous, dans le parti dudoctrinarisme exploiteur et ractionnaire, les jeunes
gens qui tudient les sciences naturelles embrassent
avec une gale passion le parti de la rvolution.
Beaucoup d'entre eux sont de francs socialistes-
rvolutionnaires comme nous-mmes. Voil lesjeunes gens sur lesquels nous comptons.
Les manifestations du dernier congrs de Lige nous
font esprer que bientt nous verrons toute cette partie
intelligente et gnreuse de la jeunesse desuniversits, former au sein mme de l'Association
Internationale des Travailleurs des sections nouvelles.
Leur concours sera prcieux, condition seulement
qu'ils comprennent que la mission de la science
aujourd'hui n'est plus de dominer, mais de servir letravail, et qu'ils auront bien plus de choses
apprendre chez les travailleurs qu' leur en enseigner.
S'ils forment, eux, une partie de la jeunesse
bourgeoise, les travailleurs sont la jeunesse actuelle de
l'humanit ; ils en portent tout l'avenir en eux-mmes.
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Dans les vnements qui se prparent, les travailleurs
seront donc les ans, les tudiants bourgeois de bonne
volont les cadets.
Mais revenons cette pauvre Ligue de la paix et de la
libert. Comment se fait-il que dans ses congrs la
jeunesse bourgeoise ne brille que par son absence ?
Ah ! c'est parce que, pour les uns, pour lesdoctrinaires, elle est dj trop avance, et que, pour la
minorit socialiste, elle l'est trop peu. Puis vient la
grande masse des tudiants, le ventre, des jeunes gens
noys dans la nullit et indiffrents pour tout ce qui
n'est pas l'amusement trivial d'aujourd'hui ou l'emploilucratif de demain. Ceux-l ignorent jusqu'
l'existence mme de la Ligue de la paix et de la
libert.
Lorsque Lincoln fut lu prsident des tats-Unis, lefeu colonel Douglas, qui tait alors l'un des principaux
chefs du parti vaincu, s'tait cri : Notre parti est
perdu, la jeunesse n'est plus avec nous ! Eh bien !
cette pauvre Ligue n'a jamais eu de jeunesse, elle est
ne vieille, et elle mourra sans avoir vcu.
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Ce sera galement le sort de tout le parti de la
bourgeoise radicale en Europe. Son existence n'ajamais t qu'un beau rve. Il a rv pendant la
Restauration et la Monarchie de Juillet. En 1848,
s'tant montr incapable de constituer quelque chose
de rel, il a fait une chute dplorable, et le sentiment
de son incapacit et de son impuissance l'a poussjusque dans la raction. Aprs 1848, il a eu le malheur
de se survivre. Il rve encore. Mais ce n'est plus un
rve d'avenir, c'est le rve rtrospectif d'un vieillard
qui n'a jamais rellement vcu ; et tandis qu'il
s'obstine rver lourdement, il sent autour de lui lemonde nouveau qui s'agite, la puissance de l'avenir
qui nat. C'est la puissance et le monde des
travailleurs.
Le bruit qu'ils font l'a enfin rveill moiti. Aprsles avoir longtemps mconnus, renis, il est enfin
arriv reconnatre la force relle qui est en eux ; il
les voit pleins de cette vie qui lui a toujours manqu
et, voulant se sauver en s'identifiant avec eux, il tche
de se transformer aujourd'hui. Il ne s'appelle plus la
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dmocratie radicale, mais le socialisme bourgeois.
Sous cette nouvelle dnomination, il n'existe quedepuis un an. Nous dirons dans un prochain article
ce qu'il a fait pendant cette anne.
IV.
Nos lecteurs pourraient se demander pourquoi nousnous occupons de la Ligue de la paix et de la libert,
puisque nous la considrons comme une moribonde
dont les jours sont compts ; pourquoi nous ne la
laissons pas mourir tout doucement, comme il
convient une personne qui n'a plus rien faire dansce monde. Ah ! nous ne demanderions pas mieux que
de la laisser finir ses jours tranquillement, sans en
parler du tout, si elle ne nous menaait pas de nous
faire cadeau, avant de mourir, d'un hritier fort
dplaisant et qui s'appelle le socialisme bourgeois.Mais si dplaisant qu'il soit, nous ne nous occuperions
pas mme de cet enfant illgitime de la bourgeoisie,
s'il ne se donnait seulement pour mission que de
convertir les bourgeois au socialisme et, sans avoir la
moindre confiance dans le succs de ses efforts, nous
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pourrions mme en admirer l'intention gnreuse, s'il
ne poursuivait en mme temps un but diamtralement
oppos et qui nous parat excessivement immoral :celui de faire pntrer dans les classes ouvrires les
thories bourgeoises.
Le socialisme bourgeois, comme une sorte d'tre
hybride, s'est plac entre deux mondes dsormaisirrconciliables : le monde bourgeois et le monde
ouvrier ; et son action quivoque et dltre acclre,
il est vrai, d'un ct, la mort de la bourgeoisie, mais en
mme temps, de l'autre, elle corrompt sa naissance
le proltariat. Elle le corrompt doublement : d'aborden diminuant et en dnaturant son principe, son
programme ; ensuite, en lui faisant concevoir des
esprances impossibles, accompagnes d'une foi
ridicule dans la prochaine conversion des bourgeois,
et en s'efforant de l'attirer par l mme, pour l'y fairejouer le rle d'instrument, dans la politique
bourgeoise.
Quant au principe qu'il professe, le socialisme
bourgeois se trouve dans une position aussi
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embarrassante que ridicule : trop large ou trop
dprav pour s'en tenir un seul principe bien
dtermin, il prtend en pouser deux la fois, deuxprincipes dont l'un exclut absolument l'autre, et il a la
prtention singulire de les rconcilier. Par exemple, il
veut conserver aux bourgeois la proprit individuelle
du capital et de la terre, et il annonce en mme temps
la rsolution gnreuse d'assurer le bien-tre dutravailleur. Il lui promet mme davantage : la
jouissance intgrale des fruits de son travail, ce qui ne
sera ralisable pourtant que lorsque le capital ne
prendra plus d'intrts et la proprit de la terre ne
produira plus de rente, puisque l'intrt et la rente nese prlvent que sur les fruits du travail.
De mme, il veut conserver aux bourgeois leur libert
actuelle, qui n'est autre chose que la facult d'exploiter
grce la puissance que leur donnent le capital et laproprit, le travail des ouvriers, et il promet en mme
temps ces derniers la plus complte galit
conomique et sociale : l'galit des exploits avec
leurs exploiteurs !
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Il maintient le droit d'hritage, c'est--dire la facult
pour les enfants des riches de natre dans la richesse,
et pour les enfants des pauvres de natre dans lamisre ; et il promet tous les enfants l'galit de
l'ducation et de l'instruction que rclame la justice.
Il maintient, en faveur des bourgeois, l'ingalit des
conditions, consquences naturelles du droit d'hritage; et il promet aux proltaires que, dans son systme,
tous travailleront galement, sans autre diffrence que
celle qui sera dtermine par les capacits et les
penchants naturels de chacun ; ce qui ne sera gure
possible qu' deux conditions, toutes les deuxgalement absurdes ; ou bien que l'tat, dont les
socialistes bourgeois dtestent autant que nous-mmes
la puissance, force les enfants des riches travailler
de la mme manire que les enfants des pauvres, ce
qui nous amnerait directement au communismedespotique de l'tat ; ou que les enfants des riches,
pousss par un miracle d'abngation et par une
dtermination gnreuse, se mettent travailler
librement, sans y tre forcs par la ncessit, autant et
de la mme manire que eux qui y seront forcs par
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leur misre, par la faim. Et encore, mme dans cette
supposition, en nous fondant sur cette loi
psychologique et sociologique naturelles qui fait quedeux actes issus de causes diffrentes ne peuvent
jamais tre gaux, nous pouvons prdire avec
certitude que le travailleur forc serait ncessairement
l'infrieur, le dpendant et l'esclave du travailleur par
la grce de sa volont.
Le socialiste bourgeois se reconnat surtout un signe
: il est un individualiste enrag et il prouve une
fureur concentre toutes les fois qu'il entend parler de
proprit collective. Ennemi de celle-ci, il l'estnaturellement aussi du travail collectif et, ne pouvant
l'liminer tout fait du programme socialiste, au nom
de cette libert qu'il comprend si mal, il prtend faire
une place trs large au travail individuel.
Mais qu'est-ce que le travail individuel ? dans tous les
travaux auxquels participent immdiatement la force
ou l'habilet corporelle de l'homme, c'est--dire dans
tout ce qu'on appelle la production matrielle, c'est
l'impuissance ; le travail isol d'un seul homme,
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quelque fort et habile qu'il soit, n'tant jamais de force
lutter contre le travail collectif de beaucoup
d'hommes associs et bien organiss. Ce que dansl'industrie on appelle actuellement travail individuel
n'est pas autre chose que l'exploitation du travail
collectif des ouvriers par des individus, dtenteurs
privilgis soit du capital, soit de la science. Mais du
moment que cette exploitation cessera et lesbourgeois socialistes assurent au moins qu'ils en
veulent la fin, aussi bien que nous il ne pourra plus
y avoir dans l'industrie d'autre travail que le travail
collectif, ni par consquent aussi d'autre proprit que
la proprit collective.
Le travail individuel ne restera donc plus possible que
dans la production intellectuelle, dans les travaux de
l'esprit. Et encore ! L'esprit du plus grand gnie de la
terre n'est-il point toujours rien que le produit dutravail collectif, intellectuel aussi bien qu'industriel,
de toutes les gnrations passes et prsentes ? Pour
s'en convaincre, qu'on s'imagine ce mme gnie,
transport ds sa plus tendre enfance dans une le
dserte ; en supposant qu'il n'y prisse pas de faim,
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que deviendra-t-il ? Une bte, une brute qui ne saura
pas mme prononcer une parole et qui par consquent
n'aura jamais pens ; transportez-le l'ge de dix ans,que sera-t-il quelques annes plus tard ? Encore une
brute qui aura perdu l'habitude de la parole et qui
n'aura conserv de son humanit passe qu'un vague
instinct. Transportez-l'y enfin l'ge de vingt, de
trente ans, dix, quinze, vingt annes de distance,il deviendra stupide. Peut-tre inventera-t-il quelque
religion nouvelle !
Qu'est-ce que cela prouve ? Cela prouve que l'homme
le mieux dou par la nature n'en reoit que desfacults, mais que ces facults restent mortes, si elles
ne sont pas fertilises par l'action bienfaisante et
puissante de la collectivit. Nous dirons davantage :
plus l'homme est avantag par la nature, et plus il
prend la collectivit ; d'o il rsulte que plus il doitlui rendre, en toute justice.
Toutefois, nous reconnaissons volontiers que bien
qu'une grande partie des travaux intellectuels puisse
se faire mieux et plus vite collectivement
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qu'individuellement, il en est d'autres qui exigent le
travail isol. Mais que prtend-on en conclure ? Que
les travaux isols du gnie ou du talent tant plusrares, plus prcieux et pus utiles que ceux des
travailleurs ordinaires, doivent tre mieux rtribus
que ces derniers ? Et sur quelle base, je vous prie ?
Ces travaux sont-ils plus pnibles que les travaux
manuels ? Au contraire, ces derniers sont sanscomparaison plus pnibles. Le travail intellectuel est
un travail attrayant qui porte sa rcompense en lui-
mme, et qui n'a pas besoin d'autre rtribution. Il en
trouve une autre encore dans l'estime et dans la
reconnaissance de ses contemporains, dans la lumirequ'il leur donne et dans le bien qu'il leur fait. Vous qui
cultivez si puissamment l'idal, Messieurs les
socialistes bourgeois, ne trouvez-vous pas que cette
rcompense en vaut bien une autre, ou bien lui
prfreriez-vous une rmunration plus solide enargent bien sonnant ?
Et d'ailleurs, vous seriez bien embarrasss s'il vous
fallait tablir le taux des produits intellectuels du
gnie. Ce sont, comme Proudhon l'a fort bien observ,
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des valeurs incommensurables : elles ne cotent rien,
ou bien elles cotent des millions... Mais comprenez-
vous qu'avec ce systme, il vous faudra vous presserd'abolir au plus tt le droit d'hritage, car vous aurez
les enfants des hommes de gnie ou de grand talent
qui hriteront sans cela des millions ou des centaines
de mille francs ; ajoutez que ces enfants sont
ordinairement, soit par l'effet d'une loi naturelleencore inconnue, soit par l'effet de la position
privilgie que leur ont faite les travaux de leurs pres
qu'ils sont ordinairement des esprits fort ordinaires
et souvent mme des hommes trs btes. Mais alors
que deviendra cette justice distributive dont vousaimez tant parler, et au nom de laquelle vous nous
combattez ? Comment se ralisera cette galit que
vous nous promettez ?
Il nous parat rsulter videmment de tout cela que lestravaux isols de l'intelligence individuelle, tous les
travaux de l'esprit, en tant qu'invention, non en tant
qu'application, doivent tre des travaux gratuits. Mais
alors de quoi vivront les hommes de talent, les
hommes de gnie ? Eh, mon Dieu ! Ils vivront de leur
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travail manuel et collectif comme les autres.
Comment ! vous voulez astreindre les grandes
intelligences un travail manuel, l'gard desintelligences les plus infrieures ? Oui, nous le
voulons, et pour deux raisons. La premire, c'est que
nous sommes convaincus que les grandes
intelligences, loin d'y perdre quelque chose, y
gagneront au contraire beaucoup en sant de corps eten vigueur d'esprit, et surtout en esprit de solidarit et
de justice. La seconde, c'est que c'est le seul moyen de
relever et d'humaniser le travail manuel, et d'tablir
par l une galit relle entre les hommes.
V.
Nous allons considrer maintenant les grands moyens
recommands par le socialisme bourgeois pour
l'mancipation de la classe ouvrire, et il nous sera
facile de prouver que chacun de ces moyens, sous uneapparence fort respectable, cache une impossibilit,
une hypocrisie, un mensonge. Ils sont au nombre de
trois : 1 l'instruction populaire,2 la coopration,3 la
rvolution politique.
Nous allons examiner aujourd'hui ce qu'ils entendent
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par l'instruction populaire.
Nous nous empressons de dclarer d'abord qu'il est unpoint o nous sommes parfaitement d'accord avec eux
; L'instruction est ncessaire au peuple. Ceux qui
veulent terniser l'esclavage des masses populaires
peuvent seuls le nier ou seulement en douter
aujourd'hui. Nous sommes tellement convaincus quel'instruction est la mesure du degr de libert, de
prosprit et d'humanit qu'une classe aussi bien qu'un
individu peuvent atteindre, que nous demandons pour
le proltariat non seulement de l'instruction, mais
toute l'instruction, l'instruction intgrale et complte,afin qu'il ne puisse plus exister au-dessus de lui, pour
le protger et pour le diriger, c'est--dire pour
l'exploiter, aucune classe suprieure par la science,
aucune aristocratie de l'intelligence.
Selon nous, de toutes les aristocraties qui ont opprim
chacune leur tour et quelquefois toutes ensemble la
socit humaine, cette soi-disant aristocratie de
l'intelligence est la plus odieuse, la plus mprisante, la
plus impertinente et la plus oppressive. L'aristocrate
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nobiliaire vous dit : Vous tes un fort galant homme,
mais vous n'tes pas n noble ! C'est une injure qu'on
peut encore supporter. L'aristocrate du capital vousreconnat toutes sortes de mrites, mais, ajoute-t-il,
vous n'avez pas le sou ! C'est galement supportable,
car ce n'est au fond rien que la constatation d'un fait,
qui, dans la plupart des cas, tourne mme, comme
[dans] le premier, l'avantage de celui auquel cereproche s'adresse. Mais l'aristocratie de l'intelligence
vous dit : Vous ne savez rien, vous ne comprenez
rien, vous tes un ne, et moi, homme intelligent, je
dois vous bter et conduire. voil qui est intolrable.
L'aristocratie de l'intelligence, cet enfant chri du
doctrinarisme moderne, ce dernier refuge de l'esprit de
domination qui depuis le commencement de l'histoire
a afflig le monde et qui a constitu et sanctionn tous
les tats, ce culte prtentieux et ridicule del'intelligence patente, n'a pu prendre naissance qu'au
sein de la bourgeoisie. L'aristocratie nobiliaire n'a pas
eu besoin de la science pour prouver son droit. Elle
avait appuy sa puissance sur deux arguments
irrsistibles, lui donnant pour base la violence, la
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force de son bras, et pour sanction la grce de Dieu.
Elle violait et l'glise bnissait telle tait la nature
de son droit; Cette union intime de la brutalittriomphante avec la sanction divine lui donnait un
grand prestige, et produisait en elle une sorte de vertu
chevaleresque qui conqurait tous les curs.
La bourgeoisie, dnue de toutes ces vertus et detoutes ces grces, n'a pour fonder son droit qu'un seul
argument : la puissance trs relle, mais trs prosaque
de l'argent. C'est la ngation cynique de toutes les
vertus : si tu as de l'argent, quelque canaille ou
quelque bte stupide que tu sois, tu possdes tous lesdroits ; si tu n'as pas le sou, quels que soient tes
mrites personnels, tu ne vaux rien. Voil dans sa
rude franchise le principe fondamental de la
bourgeoisie. On conoit qu'un tel argument, si
puissant qu'il soit, ne pouvait suffire l'tablissementet surtout la consolidation de la puissance
bourgeoise. La socit humaine est ainsi faite que les
plus mauvaises choses ne peuvent s'y tablir qu'
l'aide d'une apparence respectable. De l est n le
proverbe qui dit que l'hypocrisie est un hommage que
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le vice rend la vertu. Les brutalits les plus
puissantes ont besoin d'une sanction.
Nous avons vu que la noblesse avait mis toutes les
siennes sous la protection de la grce divine. La
bourgeoisie ne pouvait recourir cette protection.
D'abord parce que le bon Dieu et sa reprsentante,
l'glise, s'taient trop compromis en protgeantexclusivement, pendant des sicles, la monarchie et
l'aristocratie nobiliaire, cette ennemie mortelle de
la bourgeoisie ; et ensuite parce que la bourgeoisie,
quoi qu'elle dise et quoi qu'elle fasse, dans le fond de
son cur est athe. Elle parle du bon Dieu pour lepeuple, mais elle n'a [pas] besoin pour elle-mme, et
ce n'est jamais dans les temples ddis au Seigneur,
c'est dans ceux qui sont ddis Mammon, c'est la
Bourse, dans les comptoirs de commerce et de banque
et dans les grands tablissements industriels, qu'ellefait ses affaires. Il lui fallait donc chercher une
sanction en dehors de l'glise et de Dieu. elle l'a
trouve dans l'intelligence patente.
Elle sait fort bien que la base principale, et on pourrait
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dire unique, de sa puissance politique actuelle, c'est sa
richesse ; mais, ne voulant ni ne pouvant l'avouer, elle
cherche expliquer cette puissance par la suprioritde son intelligence, non naturelle mais scientifique ;
pour gouverner les hommes, prtend-elle, il faut
savoir beaucoup, et il n'y a qu'elle qui sache
aujourd'hui. Il est de fait que dans tous les tats de
l'Europe, la bourgeoisie, y compris la noblesse quin'existe plus aujourd'hui que de nom, la classe
exploitante et dominante seule reoit une instruction
plus ou moins srieuse. En outre, il se dgage de son
sein une sorte de classe part, et naturellement moins
nombreuse, d'hommes qui se ddient exclusivement l'tude des grands problmes de la philosophie, de la
science sociale et de la politique et qui constituent
proprement l'aristocratie nouvelle, celle de
l'intelligence patente et privilgie. C'est la
quintessence et l'expression scientifique de l'esprit etdes intrts bourgeois.
Les universits modernes de l'Europe, formant une
sorte de rpublique scientifique, rendent actuellement
la classe bourgeoise les mmes services que l'glise
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catholique avait rendus jadis 'aristocratie nobiliaire ;
et de mme que le catholicisme avait sanctionn en
son temps toutes les violences de la noblesse contre lepeuple, de mme l'universit, cette glise de la science
bourgeoise, explique et lgitime aujourd'hui
l'exploitation de ce mme peuple par le capital
bourgeois. Faut-il s'tonner aprs cela que, dans la
grande lutte du socialisme contre l'conomie politiquebourgeoise, la science patente moderne ait pris et
continue de prendre si rsolument le parti des
bourgeois ?
Ne nous en prenons pas aux effets, attaquons toujoursles causes : la science des coles tant un produit de
l'esprit bourgeois, les hommes reprsentants de cette
science tant ns, [ayant t] levs et instruits dans le
milieu bourgeois et sous l'influence de son esprit et
de ses intrts exclusifs, l'une aussi bien que les autressont naturellement opposs l'mancipation intgrale
et relle du proltariat, et toutes leurs thories
conomiques, philosophiques, politiques et sociales
ont t successivement labores dans ce sens, n'ont
au fond d'autre fin que de dmontrer l'incapacit
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dfinitive des masses ouvrires, et par consquent
aussi la mission de la bourgeoisie, qui est instruite
parce qu'elle est riche et qui peut toujours s'enrichirdavantage parce qu'elle possde l'instruction, de les
gouverner jusqu' la fin des sicles.
Pour rompre ce cercle fatal, que devons-nous
conseiller au monde ouvrier ? C'est naturellement des'instruire et de s'emparer de cette arme si puissante de
la science, sans laquelle il pourrait bien faire des
rvolutions, mais ne serait jamais en tat d'tablir, sur
les ruines des privilges bourgeois, cette galit, cette
justice et cette libert qui constituent le fond mme detoutes ses aspirations politiques et sociales. voil le
point sur lequel nous sommes d'accord avec les
socialistes bourgeois.
Mais en voici deux autres trs importants et surlesquels nous diffrons absolument d'eux :
1 Les socialistes bourgeois ne demandent pour les
ouvriers qu'un peu plus d'instruction qu'ils n'en
reoivent aujourd'hui, et ils ne gardent les privilges
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de l'instruction suprieure que pour un groupe fort
restreint d'hommes heureux, disons simplement :
d'hommes sortis de la classe propritaire, de labourgeoisie, ou bien d'hommes qui par un hasard
heureux ont t adopts et reus dans le sein de cette
classe. Les socialistes bourgeois prtendent qu'il est
inutile que tous reoivent le mme degr d'instruction,
parce que, si tous voulaient s'adonner la science, ilne resterait plus personne pour le travail manuel, sans
lequel la science mme ne saurait exister.
2 Ils affirment d'un autre ct que, pour manciper
les masses ouvrires, il faut commencer d'abord parleur donner l'instruction, et qu'avant qu'elles ne soient
devenues plus instruites, elles ne doivent pas songer
un changement radical dans leur position conomique
et sociale.
Nous reviendrons sur ces deux points dans notre
prochain numro.
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Michel Bakounine
L'INSTRUCTION
INTGRALE
L'GALIT, N28 31 (31 juillet - 21 aot 1869)
I.
La premire question que nous avons considrer
aujourd'hui est celle-ci : L'mancipation des massesouvrires pourra-t-elle tre complte, tant que
l'instruction que ces masses recevront sera infrieure
celle qui sera donne aux bourgeois, ou tant qu'il y
aura en gnral une classe quelconque, nombreuse ou
non, mais qui, par sa naissance, sera appele auxprivilges d'une ducation suprieure et d'une
ducation (sic : instruction) plus complte ? Poser
cette question, n'est-ce pas la rsoudre ? N'est-il pas
vident qu'entre deux hommes, dous d'une
intelligence naturelle peu prs gale, celui qui saura
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davantage, dont l'esprit se sera plus largi par la
science, et qui, ayant mieux compris l'enchanement
des faits naturels et sociaux, ou ce que l'on appelle leslois de la nature et de la socit, saisira plus
facilement et plus largement le caractre du milieu
dans lequel il se trouve, que celui-ci, disons-nous,
s'y sentira plus libre et plus puissant que l'autre ?
Celui qui sait davantage dominera naturellement celuiqui saura moins ; et n'existt-il d'abord entre deux
classes que cette seule diffrence d'instruction et
d'ducation, cette diffrence produirait en peu de
temps toutes les autres, le monde humain se
retrouverait son point actuel, c'est--dire qu'il seraitdivis de nouveau en une masse d'esclaves et un petit
nombre de dominateurs, les premiers travaillant
comme aujourd'hui pour les derniers.
On comprend maintenant pourquoi les socialistes
bourgeois ne demandent que de l'instruction pour lepeuple, un peu plus qu'il n'en a maintenant et que
nous, dmocrates-socialistes, nous demandons pour
lui l'instruction intgrale, toute l'instruction, aussi
complte que la comporte la puissance intellectuelle
du sicle, afin qu'au-dessus des masses ouvrires, il ne
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puisse se trouver dsormais aucune classe qui puisse
en savoir davantage, et qui, prcisment parce qu'elle
en saura davantage, puisse les dominer et lesexploiter. Les socialistes bourgeois veulent le
maintien des classes, chacune devant reprsenter,
selon eux, une diffrente fonction sociale, l'une, par
exemple, la science et l'autre le travail manuel ; et
nous voulons au contraire l'abolition dfinitive etcomplte des classes, l'unification de la socit, et
l'galisation conomique et sociale de tous les
individus humains sur la terre. Ils voudraient, tout en
les conservant, amoindrir, adoucir et enjoliv
l'ingalit et l'injustice, ces bases historiques de lasocit actuelle, et nous, nous voulons les dtruire.
D'o il rsulte clairement qu'aucune entente, ni
conciliation entre les socialistes bourgeois et nous
n'est possible.
Mais, dira-t-on, et c'est l'argument qu'on nous oppose
le plus souvent et que Messieurs les doctrinaires de
toutes les couleurs considrent comme un argument
irrsistible, mais il est impossible que l'humanit tout
entire s'adonne la science ; elle mourrait de faim. Il
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faut donc que, pendant que les uns tudient, les autres
travaillent, afin de produire les objets ncessaires la
vie, pour eux-mmes d'abord, et ensuite pour leshommes qui se sont vous exclusivement aux travaux
de l'intelligence ; car les hommes ne travaillent pas
seulement pour eux-mmes ; leurs dcouvertes
scientifiques, outre qu'elles largissent l'esprit humain,
s'appliquent l'industrie et l'agriculture, et, engnral, la vie politique et sociale, n'amliorent-elles
pas la condition de tous les tres humains, sans
aucune exception ? Les crations artistiques
n'ennoblissent-elles pas la vie de tout le monde ?
Mais non, pas du tout. Et le plus grand reproche que
nous ayons adresser la science et aux arts, c'est
prcisment de ne rpandre leurs bienfaits et de
n'exercer une influence salutaire que sur une portion
trs minime de la socit, l'exclusion, et parconsquent aussi au dtriment, de l'immense majorit.
On peut dire aujourd'hui des progrs de la science et
des arts ce qu'on a dit dj avec tant de raison du
dveloppement prodigieux de l'industrie, du
commerce, du crdit, de la richesse sociale en un mot,
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dans les pays les plus civiliss du monde moderne.
Cette richesse est tout exclusive, et tend chaque jour
le devenir davantage, en se concentrant toujours entreun plus petit nombre de mains et en rejetant les
couches infrieures de la classe moyenne, la petite-
bourgeoisie, dans le proltariat, de sorte que le
dveloppement [de cette richesse] est en raison directe
de la misre croissante des masses ouvrires. D'o ilrsulte que l'abme qui dj spare a minorit
heureuse et privilgie des millions de travailleurs qui
la font vivre du travail de leurs bras, s'ouvre toujours
davantage, et que plus les heureux, les exploiteurs du
travail populaire, sont heureux, plus les travailleursdeviennent malheureux. Qu'on mette seulement en
prsence de l'opulence fabuleuse du grand monde
aristocratique, financier, commercial et industriel de
l'Angleterre, la situation misrable des ouvriers de ce
mme pays ; qu'on relise la lettre si nave et sidchirante crite tout dernirement par un intelligent
et honnte orfvre de Londres, Walter Dungan, qui
vient de s'empoisonner volontairement avec sa femme
et ses six enfants, seulement pour chapper aux
humiliations de la misre et aux tortures de la faim, et
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on sera bien forc d'avouer que cette civilisation tant
vante n'est, au point de vue matriel, rien
qu'oppression et ruine pour le peuple.
Il en est de mme des progrs modernes de la science
et des arts. Ces progrs sont immenses ! Oui, c'est
vrai. Mais plus ils sont immenses, et plus ils
deviennent une cause d'esclavage intellectuel, et parconsquent aussi matriel, une cause de misre et
d'infriorit pour le peuple ; car ils largissent
toujours davantage l'abme qui spare dj
l'intelligence populaire de celle des classes
privilgies. La premire, au point de vue de lacapacit naturelle, est aujourd'hui videmment moins
blase, moins use, moins sophistique et moins
corrompue par la ncessit de dfendre des intrts
injustes, et par consquent elle est naturellement plus
puissante que l'intelligence bourgeoise ; mais, parcontre, cette dernire a pour elle toutes les armes de la
science, et ces armes sont formidables. Il arrive trs
souvent qu'un ouvrier fort intelligent est forc de se
taire devant un sot savant qui le bat, non par l'esprit
qu'il n'a pas, mais par l'instruction, dont l'ouvrier est
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priv, et qu'il a pu recevoir, lui, parce que, pendant
que sa sottise se dveloppait scientifiquement dans les
coles, le travail de l'ouvrier l'habillait, le logeait, lenourrissait et lui fournissaient toutes les choses,
matres et livres, ncessaires son instruction.
Le degr de science rparti chacun n'est point gal,
mme dans la classe bourgeoise, nous le savons fortbien. L aussi il y a une chelle, dtermine non par la
capacit des individus, mais par le plus ou moins de
richesse de la couche sociale dans laquelle ils ont pris
naissance ; par exemple, l'instruction que reoivent les
enfants de la trs petite bourgeoisie, trs peusuprieure celle que les ouvriers parviennent se
donner eux-mmes, est presque nulle en comparaison
de celle que la socit rpartit largement la haute et
moyenne bourgeoisie. Aussi, que voyons-nous ? La
petite-bourgeoisie, qui n'est actuellement rattache la classe moyenne que par une vanit ridicule d'un
ct, et, de l'autre, par la dpendance dans laquelle
elle se trouve vis--vis des gros capitalistes, se trouve
pour la plupart du temps dans une situation plus
misrable et bien plus humiliante encore que le
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proltariat. Aussi, quand nous parlons des classes
privilgies, n'entendons-nous jamais cette pauvre
petite-bourgeoisie, qui, si elle avait un peu plusd'esprit et de cur, ne tarderait pas se joindre
nous, pour combattre la grande et moyenne
bourgeoisie [qui] ne l'crase pas moins aujourd'hui
qu'elle crase le proltariat. Et si le dveloppement
conomique de la socit allait continuer dans cettedirection encore une dizaine d'annes, ce qui nous
parat d'ailleurs impossible, nous verrions encore la
plus grande partie de la bourgeoisie moyenne tomber
dans la situation de la petite-bourgeoisie d'abord, pour
aller se perdre un peu plus tard dans le proltariat,toujours grce cette concentration fatale de [la
richesse en un] nombre de mains de plus en plus
restreint ; ce qui aurait pour rsultat infaillible de
partager le monde social dfinitivement en une petite
minorit excessivement opulente, savante, dominante,et une immense majorit de proltaires misrables,
ignorants et esclaves.
Il est un fait qui doit frapper tous les esprits
consciencieux, c'est--dire tous ceux qui ont cur la
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dignit humaine, la justice, c'est--dire la libert de
chacun dans l'galit et par l'galit de tous. C'est que
toutes les inventions de l'intelligence, toutes lesgrandes applications de la science l'industrie, au
commerce et gnralement la vie sociale, n'ont
profit jusqu' prsent qu'aux classes privilgies,
aussi bien qu' la puissance des tats, ces protecteurs
ternels de toutes les iniquits politiques et sociales,jamais aux masses populaires. Nous n'avons qu'
nommer les machines, pour que chaque ouvrier et
chaque partisan sincre de l'mancipation du travail
nous donne raison. Par quelle force les classes
privilgies se maintiennent encore aujourd'hui, avectout leur bonheur insolent et toutes leurs jouissances
iniques, contre l'indignation si lgitime des passes
populaires ? Est-ce par une force qui leur serait
inhrente elles-mmes ? Non, c'est uniquement par
la force de l'tat, dans lequel d'ailleurs leurs enfantsremplissent aujourd'hui, comme il l'ont fait toujours,
toutes les fonctions dominantes, et mme toutes les
fonctions moyennes et infrieures, moins celle des
travailleurs et des soldats. Et qu'est-ce qui constitue
aujourd'hui principalement toute la puissance des
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tats ? C'est la science.
Oui, c'est la science. science de gouvernement,d'administration et science financire ; science de
tondre les troupeaux populaires sans trop les faire
crier, et quand ils commencent crier, science de leur
imposer le silence, la patience et l'obissance par une
force scientifiquement organise ; science de tromperet de diviser les masses populaires, afin de les
maintenir toujours dans une ignorance salutaire, afin
qu'elles ne puissent jamais, en s'entraidant et en
runissant leurs efforts, crer une puissance capable
de les renverser ; science militaire avant tout, avectoutes ses armes perfectionnes, et ces formidables
instruments de destruction qui font merveille ;
science du gnie enfin, celle qui a cr les bateaux
vapeur, les chemins de fer et les tlgraphes ; les
chemins de fer qui, utiliss par la stratgie militaire,dcuplent la puissance dfensive et offensive des tats
; et les tlgraphes, qui, en transformant chaque
gouvernement en un Briare cent, mille bras, lui
donnent la possibilit d'tre prsent, d'agir et de saisir
partout, crent les centralisations politiques les plus
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formidables qui aient jamais exist au monde.
Qui peut donc nier que tous les progrs de la sciencesans aucune exception, n'aient tourn jusqu'ici qu'
l'augmentation de la richesse des classes privilgies
et de la puissance des tats, au dtriment du bien-tre
et de la libert des masses populaires, du proltariat ?
Mais, objectera-t-on, est-ce que les masses ouvriresn'en profitent pas aussi ? Ne sont-elles pas beaucoup
plus civilises qu'elles ne l'taient dans les sicles
passs ?
A ceci nous rpondrons par une observation deLassalle, le clbre socialiste allemand. Pour juger des
progrs des masses ouvrires, au point de vue de leur
mancipation politique et sociale, il ne faut point
comparer leur tat intellectuel dans le sicle prsent
avec leur tat intellectuel dans les sicles passs. Ilfaut considrer si, partir d'une poque donne, la
diffrence qui avait exist alors entre elles et les
classes privilgies ayant t constate, elles ont
progress dans la mme mesure que ces dernires. Car
s'il y a eu galit dans les deux progrs respectifs, la
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distance intellectuelle qui les spare aujourd'hui du
monde privilgi sera la mme ; si le proltariat
progresse plus vite davantage et plus vite que lesprivilgis, cette distance est devenue ncessairement
plus petite ; mais si au contraire le progrs de l'ouvrier
est plus lent et par consquent moindre que celui des
classes dominantes, dans le mme espace de temps,
cette distance s'agrandira ; l'abme qui les avait sparest devenu plus large, l'homme privilgi est devenu
plus puissant, l'ouvrier est devenu plus dpendant,
plus esclave qu' l'poque qui a t prise pour point de
dpart. Si nous quittons tous les deux, la mme
heure, deux points diffrents, et que vous ayez eu 100pas d'avance sur moi, vous faisant 60, et moi
seulement 30 pas par minute, au bout d'une heure, la
distance qui nous sparera ne sera plus de 100, mais
de 280 [1900] pas.
Cet exemple donne une ide tout fait juste des
progrs respectifs de la bourgeoisie et du proltariat
jusqu'ici. Les bourgeois ont march plus vite dans la
voie de la civilisation que les proltaires, non parce
que leur intelligence ait t naturellement plus
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puissante que celle de ces derniers , aujourd'hui
bon droit on pourrait dire tout le contraire, mais
parce que l'organisation conomique et politique de lasocit a t telle, jusqu'ici, que les bourgeois seuls
ont pu s'instruire, que la science n'a exist que pour
eux, que le proltariat s'est trouv condamn une
ignorance force, de sorte que si mme il avance et
ses progrs sont indubitables , ce n'est pas grce elle, mais bien malgr elle.
Nous nous rsumons. Dans l'organisation actuelle de
la socit, les progrs de la science ont t la cause de
l'ignorance relative du proltariat, aussi bien que lesprogrs de l'industrie et du commerce ont t la cause
de sa misre relative. Progrs intellectuels et progrs
matriels ont donc galement contribu augmenter
son esclavage. Qu'en rsulte-t-il ? C'est que nous
devons rejeter et combattre cette science bourgeoise,de mme que nous devons rejeter et combattre la
richesse bourgeoise. Les combattre et les rejeter dans
ce sens que, dtruisant l'ordre social qui [en] fait le
patrimoine d'une ou de plusieurs classes, nous devons
les revendiquer comme le bien commun de tout le
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monde.
II.Nous avons dmontr que, tant qu'il y aura deux ou
plusieurs degrs d'instruction pour les diffrentes
couches de la socit, il y aura ncessairement des
classes, c'est--dire des privilges conomiques et
politiques pour un petit nombre d'heureux, etl'esclavage et la misre pour le grand nombre.
Membres de l'Association internationale des
Travailleurs, nous voulons l'galit et, parce que nous
la voulons, nous devons vouloir aussi l'instructionintgrale, gale pour tout le monde.
Mais si tout le monde est instruit, qui voudra travailler
? demande-t-on. Notre rponse est simple : tout le
monde doit travailler et tout le monde doit treinstruit. A ceci on rpond fort souvent que ce mlange
du travail industriel avec le travail intellectuel ne
pourra avoir lieu qu'au dtriment de l'un et de l'autre :
les travailleurs feront de mauvais savants et les
savants ne seront jamais que de bien tristes ouvriers.
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Oui, dans la socit actuelle, o le travail manuel
aussi bien que le travail de l'intelligence sont
galement fausss par l'isolement tout artificiel auquelon les a condamns tous les deux. Mais nous sommes
convaincus que dans l'homme vivant et complet,
chacune de ces deux activits, musculaire et nerveuse,
doit tre galement dveloppe, et que, loin de se
nuire mutuellement, chacune doit appuyer, largir etrenforcer l'autre ; la science du savant deviendra plus
fconde, plus utile et plus large quand le savant
n'ignorera plus le travail manuel, et le travail de
l'ouvrier instruit sera plus intelligent et par consquent
plus productif que celui de l'ouvrier ignorant.
D'o il suit que, dans l'intrt mme du travail aussi
bien que dans celui de la science, il faut qu'il n'y ait
plus ni ouvriers ni savants, mais seulement des
hommes.
Il en rsultera ceci, que les hommes qui, par leur
intelligence suprieure, sont aujourd'hui entrans
dans le monde exclusif de la science et qui, une fois
tablis dans ce monde, cdant la ncessit d'une
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position toute bourgeoise, font tourner toutes leurs
inventions l'utilit exclusive de la classe privilgie
dont ils font eux-mmes partie, que ces hommes,une fois qu'ils deviendront rellement solidaires de
tout le monde, solidaires, non en imagination ni en
paroles seulement, mais dans le fait, par le travail,
feront tourner tout aussi ncessairement les
dcouvertes et les applications de la science l'utilitde tout le monde, et avant tout l'allgement et
l'ennoblissement du travail, cette base, la seule
lgitime et la seule relle, de l'humaine socit.
Il est possible et mme trs probable qu' l'poque detransition plus ou moins longue qui succdera
naturellement la grande crise sociale, les sciences les
plus leves tomberont considrablement au-dessous
de leur niveau actuel ; comme il est indubitable aussi
que le luxe, et tout ce qui constitue les raffinements dela vie, devra disparatre de la socit pour longtemps,
et ne pourra reparatre, non plus comme jouissance
exclusive mais comme un ennoblissement de la vie de
tout le monde, que lorsque la socit aura conquis le
ncessaire pour tout le monde. Mais cette clipse
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temporaire de la science suprieure sera-t-elle un si
grand malheur ? Ce qu'elle peut perdre en lvation
sublime, ne le gagnera-t-elle pas en largissant sa base? Sans doute, il y aura moins de savants illustres, mais
en mme temps il y aura infiniment moins d'ignorants.
Il n'y aura plus ces quelques hommes qui touchent les
cieux, mais, par contre, des millions d'hommes,
aujourd'hui avilis, crass, marcheront humainementsu la terre ; point de demi-dieux, point d'esclaves. Les
demi-dieux et les esclaves s'humaniseront la fois, les
uns en descendant un peu, les autres en montant
beaucoup. Il n'y aura donc plus de place ni pour la
divinisation ni pour le mpris. Tous se donneront lamain, et, une fois runis, tous marcheront avec un
entrain nouveau de nouvelles conqutes, aussi bien
dans la science que dans la vie.
Loin donc de redouter cette clipse, d'ailleurs tout fait momentane, de la science, nous l'appelons au
contraire de tous nos vux, puisqu'elle aura pour effet
d'humaniser les savants et les travailleurs la fois, de
rconcilier la science et la vie. Et nous sommes
convaincus qu'une fois cette base nouvelle conquise,
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les progrs de l'humanit, tant dans la science que
dans la vie, dpasseront bien vite tout ce que nous
avons vu et tout ce que nous pouvons imagineraujourd'hui.
Mais ici se prsente une autre question : Tous les
individus sont-ils galement capables de s'lever au
mme degr d'instruction ? Imaginons-nous unesocit organise selon le mode le plus galitaire et
dans laquelle tous les enfants auront ds leur
naissance le mme point de dpart, tant sous le
rapport politique, qu'conomique et social, c'est--dire
absolument le mme entretien, la mme ducation, lamme instruction ; n'y aurait-il pas, parmi ces millions
de petits individus, des diffrences infinies d'nergie,
de tendances naturelles, d'aptitudes ?
Voici le grand argument de nos adversaires bourgeoispurs et socialistes bourgeois. Ils le croient irrsistible.
Tchons donc de leur prouver le contraire. D'abord, de
quel droit se fondent-ils sur le principe des capacits
individuelles ? Y a-t-il place pour le dveloppement
de ces capacits dans la socit telle qu'elle est ? Peut-
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il y avoir une place pour leur dveloppement dans une
socit qui continuera d'avoir pour base conomique
le droit d'hritage ? videmment non, car, du momentqu'il y aura hritage, la carrire des enfants ne sera
jamais le rsultat de leurs capacits et de leur nergie
individuelle ; elle sera avant tout celui de l'tat de
fortune, de la richesse ou de la misre de leurs
familles. Les hritiers riches, mais sots, recevront uneinstruction suprieure ; les enfants les plus intelligents
du proltariat continueront recevoir en hritage
l'ignorance, tout fait comme cela se pratique
maintenant. N'est-ce donc pas une hypocrisie que de
parler non seulement dans la prsente socit, maismme en vue d'une socit rforme, qui continuerait
seulement d'avoir pour bases la proprit individuelle
et le droit d'hritage, n'est-ce pas une infme
tromperie que d'y parler de droits individuels fonds
sur des capacits individuelles ?
On parle tant de libert individuelle aujourd'hui, et
pourtant ce qui domine, ce n'est pas du tout l'individu
humain, l'individu pris en gnral, c'est l'individu
privilgi par sa position sociale, c'est donc la
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position, c'est la classe, qu'un individu intelligent de la
bourgeoisie ose seulement s'lever contre les
privilges conomiques de cette classe respectable, etl'on verra combien ces bons bourgeois, qui n'ont la
bouche cette heure que la libert individuelle,
respecteront la sienne ! Que nous parle-t-on de
capacits individuelles ! Ne voyons-nous pas chaque
jour les plus grandes capacits ouvrires etbourgeoises forces de cder le pas et mme de
courber le front devant la stupidit des hritiers du
veau d'or ? La libert individuelle, non privilgie
mais humaine, les capacits relles des individus ne
pourront recevoir leur plein dveloppement qu'enpleine galit. Quand il y aura l'galit du point de
dpart pour tous les hommes sur la terre, alors
seulement en sauvegardant toutefois les droits
suprieurs de la solidarit, qui est et qui restera
toujours le plus grand producteur de toutes les chosessociales : intelligence humaine et biens matriels
alors on pourra dire, avec bien plus de raison
qu'aujourd'hui, que tout individu est le fils de ses
uvres. D'o nous concluons que, pour que les
capacits individuelles prosprent et ne soient plus
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empches de porter tous leurs fruits, il faut avant tout
que tous les privilges individuels, tant politiques
qu'conomiques, c'est--dire toutes les classes, soientabolis. Il faut la disparition de la proprit
individuelle et du droit d'hritage, il faut le triomphe
conomique, politique et social de l'galit.
Mais une fois l'galit triomphante et bien tablie, n'yaura-t-il plus aucune diffrence entre les capacits et
les degrs d'nergie des diffrents individus ? Il y en
aura, pas autant qu'il en existe aujourd'hui peut-tre,
mais il y en aura toujours sans doute. C'est une vrit
passe en proverbe, et qui probablement ne cesserajamais d'tre une vrit : qu'il n'y a pas sur le mme
arbre deux feuilles qui soient identiques. A plus forte
raison sera-ce toujours vrai par rapport aux hommes,
les hommes tant des tres beaucoup plus complexes
que les feuilles. Mais cette diversit", loin d'tre unmal, est, au contraire, comme l'a fort bien observ le
philosophe allemand Feuerbach, une richesse de
l'humanit. Grce elle, l'humanit est un tout
collectif, dans lequel chacun complte tous et a besoin
de tous ; de sorte que cette diversit infinie des
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individus est la cause mme, la base principale de leur
solidarit, un argument tout-puissant en faveur de
l'galit.
Au fond, mme dans la socit actuelle, si l'on
excepte deux catgories d'hommes, les hommes de
gnie et les idiots, si l'on fait abstraction des
diffrences cres artificiellement par l'influence demille causes sociales, telle qu'ducation, instruction,
position conomique et politique, qui diffrent non
seulement dans chaque couche de la socit, mais
presque dans chaque famille, on reconnatra qu'au
point de vue des capacits intellectuelles et del'nergie morale, l'immense majorit des hommes se
ressemble beaucoup ou qu'au moins ils se valent, la
faiblesse de chacun sous un rapport tant presque
toujours compense par une force quivalente sous un
autre rapport, de sorte qu'il devient impossible de direqu'un homme pris dans cette masse soit beaucoup au-
dessus ou au-dessous de l'autre. L'immense majorit
des hommes ne sont pas identiques, mais quivalents
et par consquent gaux. Il ne reste donc, pour
l'argumentation de nos adversaires, que les hommes
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de gnie et les idiots.
L'idiotisme est, on le sait, une maladie psychologiqueet sociale. Il doit donc tre trait, non dans les coles,
mais dans les hpitaux, et l'on a droit d'esprer que
l'introduction d'une hygine sociale plus rationnelle et
surtout plus soucieuse de la sant physique et morale
des individus que celle d'aujourd'hui, et l'organisationgalitaire de la nouvelle socit, finiront par faire
compltement disparatre de la surface de la terre cette
maladie si humiliante pour l'espce humaine, quant
aux hommes de gnie, il faut d'abord observer
qu'heureusement ou malheureusement, comme onveut, ils n'ont jamais apparu dans l'histoire que
comme de trs rares exceptions toutes les rgles
connues, et on n'organise pas les exceptions. Esprons
toutefois que la socit venir trouvera dans
l'organisation rellement dmocratique et populaire desa force collective, le moyen de rendre ces grands
gnies moins ncessaires, moins crasants et plus
rellement bienfaisants pour tout le monde. Car il ne
faut jamais oublier le mot profond de Voltaire : Il y a
quelqu'un qui a plus d'esprit que les plus grands
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gnies, c'est tout le monde. Il ne s'agit donc plus que
d'organiser ce tout le monde par la plus grande libert
fonde sur la plus complte galit, conomique,politique et sociale, pour qu'il n'y ait plus rien
craindre des vellits dictatoriales et de l'ambition
despotique des hommes de gnie.
Quant produire des hommes de gnie parl'ducation, il ne faut pas y penser. D'ailleurs, de tous
les hommes de gnie connus, aucun ou presque aucun
ne s'est manifest comme tel dans son enfance, ni
dans son adolescence, ni mme dans sa premire
jeunesse. Ils ne se sont montr tels que dans lamaturit de leur ge, et plusieurs n'ont t reconnus
qu'aprs leur mort, tandis que beaucoup de grands
hommes manqus, qui avaient t proclams pendant
leur jeunesse pour des hommes suprieurs, ont fini
leur carrire dans la plus complte nullit. Ce n'estdonc jamais dans l'enfance, ni mme dans
l'adolescence, qu'on peut dterminer les supriorits et
les infriorits relatives des hommes, ni le degr de
leurs capacits, ni leurs penchants naturels. Toutes ces
choses ne se manifestent et ne se dterminent que par
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le dveloppement des individus, et, comme il y a des
natures prcoces et d'autres fort lentes, quoique
nullement infrieures et mme souvent suprieures, ilest vident qu'aucun professeur, aucun matre d'cole
ne pourra jamais prciser d'avance la carrire et le
genre d'occupations que les enfants choisiront
lorsqu'ils seront arrivs l'ge de la libert.
D'o il rsulte que la socit, sans aucune
considration pour la diffrence relle ou fictive des
penchants et des capacits, et n'ayant aucun moyen de
dterminer, ni aucun droit de fixer la carrire future
des enfants, doit tous, sans exception, une ducationet une instruction absolument gales.
III.
L'instruction tous les degrs doit tre gale pour
tous, par consquent elle doit tre intgrale, c'est--dire qu'elle doit prparer chaque enfant des deux sexes
aussi bien la vie de la pense qu' celle du travail,
afin que tous puissent galement devenir des hommes
complets.
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La philosophie positive, ayant dtrn dans les esprits
les fables religieuses et les rveries de la
mtaphysique, nous permet d'entrevoir dj quelledoit tre, dans l'avenir, l'instruction scientifique. Elle
aura la connaissance de la nature pour base et la
sociologie pour couronnement. L'idal, cessant d'tre
le dominateur et le violateur de la vie, comme il l'est
toujours dans tous les systmes mtaphysiques etreligieux, ne sera dsormais rien que la dernire et la
plus belle expression du monde rel. Cessant d'tre un
rve, il deviendra lui-mme une ralit.
Aucun esprit, quelque puissant qu'il soit, n'tantcapable d'embrasser dans leur spcialit toutes les
sciences, et comme, d'un autre ct, une connaissance
gnrale de toutes les sciences est absolument
ncessaire pour le dveloppement complet de l'esprit,
l'enseignement se divisera naturellement en deuxparties : la partie gnrale, qui donnera les lments
principaux de toutes les sciences sans aucune
exception, aussi bien que la connaissance, non
superficielle, mais bien relle, de leur ensemble ; et la
partie spciale, ncessairement divise en plusieurs
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groupes ou facults, dont chacune embrassera dans
toute leur spcialit un certain nombre de sciences
qui, par leur nature mme, sont particulirementappels se complter.
La premire partie, la partie gnrale, sera
obligatoirement pour tous les enfants ; elle
constituera, si nous pouvons nous exprimer ainsi,l'ducation humaine de leur esprit, remplaant
compltement la mtaphysique et la thologie, et
plaant en mme temps les enfants un point de vue
assez lev pour qu'une fois parvenus l'ge de
l'adolescence, ils puissent choisir en pleineconnaissance de cause la facult spciale qui
conviendra [le] mieux leurs dispositions
individuelles, leur got.
Il arrivera sans doute qu'en choisissant leur spcialitscientifique, les adolescents, influencs par quelque
cause secondaire, soit extrieure, soit mme
intrieure, se tromperont quelquefois et qu'ils pourront
opter d'abord pour une facult ou une carrire qui ne
seront pas prcisment celles qui conviendraient le
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mieux leurs aptitudes. Mais comme nous sommes,
nous, les partisans non hypocrites mais sincres de la
libert individuelle; comme, au nom de cette libert,nous dtestons de tout notre cur le principe de
l'autorit ainsi que toutes les manifestations possibles
de ce principe divin, anti-humain ; comme nous
dtestons et condamnons, de toute la profondeur de
notre amour pour la libert, l'autorit paternelle aussibien que celle du matre d'cole ; comme nous les
trouvons galement dmoralisantes et funestes, et que
l'exprience de chaque jour nous prouve que le pre
de famille et le matre d'cole, malgr leur sagesse
oblige et proverbiale, et cause mme de cettesagesse, se trompent sur les capacits de leurs enfants
encore plus facilement que les enfants eux-mmes, et
que, d'aprs cette loi tout humaine, loi incontestable,
fatale, que tout homme qui domine ne manque jamais
d'abuser, les matres d'cole et les pres de famille, endterminant arbitrairement l'avenir de leurs enfants,
interrogent beaucoup plus leurs propres gots que les
tendances naturelles des enfants ; comme enfin les
fautes commises par le despotisme sont toujours plus
funestes et moins rparables que celles qui sont
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commises par la libert, nous maintenons, pleine et
entire, contre tous les tuteurs officiels, officieux,
paternels et pdants du monde, la libert des enfantsde choisir et de dterminer leur propre carrire.
S'ils se trompent, l'erreur mme qu'ils auront commise
leur servira d'enseignement efficace pour l'avenir, et
l'instruction gnrale qu'ils auront reue servant delumire, ils pourront facilement revenir dans la voie
qui leur est indique par leur propre nature.
Les enfants, comme les hommes mrs, ne deviennent
sages que par les expriences qu'ils font eux-mmes,jamais par celles d'autrui.
Dans l'instruction intgrale, ct de l'enseignement
scientifique ou thorique, il doit y avoir
ncessairement l'enseignement industriel ou pratique.C'est ainsi seulement que se formera l'homme complet
: le travailleur qui comprend et qui sait.
L'enseignement industriel, paralllement avec
l'enseignement scientifique, se partagera comme lui
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en deux parties : l'enseignement gnral, celui qui doit
donner aux enfants l'ide gnrale et la premire
connaissance pratique de toutes les industries, sans enexcepter aucune, aussi bien que l'ide de leur
ensemble, qui constitue la civilisation en tant que
matrielle, la totalit du travail humain ; et la partie
spciale, divise en groupes d'industries plus
spcialement lies entre elles.
L'enseignement gnral doit prparer les adolescents
choisir librement le groupe spcial d'industries, et
parmi ces dernires, l'industrie toute particulire, pour
lesquels ils se sentiront plus de got. Une fois entrsdans cette seconde phase de l'enseignement industriel,
ils feront, sous la direction de leurs professeurs, les
premiers apprentissages du travail srieux.
A ct de l'enseignement scientifique et industriel, il yaura ncessairement aussi l'enseignement pratique, ou
plutt une srie successive d'expriences de la morale
non divine, mais humaine. La morale divine est
donde sur ces deux principes immoraux : le respect
de l'autorit et le mpris de l'humanit. La morale
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humaine, au contraire, ne se fonde que sur le mpris
de l'autorit et sur le respect de la libert et de
l'humanit. La morale divine considre le travailcomme une dgradation et comme un chtiment ; la
morale humaine voit en lui la condition suprme du
bonheur humain et de l'humaine dignit. La morale
divine, par une consquence ncessaire, aboutit une
politique qui ne reconnat de droits qu' ceux qui, parleur position conomiquement privilgie, peuvent
vivre sans travailler. La morale humaine n'en accorde
qu' ceux qui vivent en travaillant ; elle reconnat que
par le travail seul, l'homme devient homme.
L'ducation des enfants, prenant pour point de dpart
l'autorit, doit successivement aboutir la plus entire
libert. Nous entendons par libert, au point de vue
positif, le plein dveloppement de toutes les facults
qui se trouvent en l'homme ; et, au point de vuengatif, l'entire indpendance de la volont de
chacun vis--vis de celle d'autrui.
L'homme n'est point et ne sera jamais libre vis--vis
des lois naturelles, vis--vis des lois sociales ; les lois,
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qu'on divise en deux catgories pour la plus grande
connaissance de la science, n'appartiennent en ralit
qu' une seule et mme catgorie, car elles sont toutesgalement des lois naturelles, des lois fatales et qui
constituent la base et la condition mme de toute
existence, de sorte qu'aucun tre vivant ne saurait se
rvolter contre elle sans se suicider.
Mais il faut bien distinguer ces lois naturelles des lois
autoritaires, arbitraires, politiques, religieuses,
criminelles et civiles, que les classes privilgies ont
tablies dans l'histoire, toujours dans l'intrt de
l'exploitation du travail des masses ouvrires, cetteseule fin de museler la libert de ces masses, et qui,
sous le prtexte d'une moralit fictive, ont toujours t
la source de la plus profonde immoralit. Ainsi,
obissance involontaire et fatale toutes les lois qui,
indpendantes de toute volont humaine, sont la viemme de la nature et de la socit ; mais
indpendance aussi absolue que possible de chacun
vis--vis de toutes les prtentions de commandement,
vis--vis de toutes les volonts humaines, tant
collectives qu'individuelles, qui voudraient lui
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imposer, non leur influence naturelle, mais leur loi.
Quant l'influence naturelle que les hommes exercentles uns sur les autres, c'est encore une de ces
conditions de la vie sociale contre lesquelles la rvolte
serait aussi inutile qu'impossible. Cette influence est
la base mme, matrielle, intellectuelle et morale, de
l'humaine solidarit. L'individu humain, produit de lasolidarit ou de la socit, tout en restant soumis ses
lois naturelles, peut bien, sous l'influence de
sentiments venus du dehors, et notamment d'une
socit trangre, ragir contre elle jusqu' un certain
degr, mais il ne saurait en sortit sans se placeraussitt dans un autre milieu solidaire et sans y subir
aussitt de nouvelles influences. Car, pour l'homme,
la vie en dehors de toute socit et de toutes
influences humaines, l'isolement absolu, c'est la mort
intellectuelle, morale et matrielle aussi. La solidaritest non le produit, mais la mre de l'individualit, et la
personnalit humaine ne peut natre et se dvelopper
que dans l'humaine socit.
La somme des influences sociales dominantes,
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exprime par la conscience solidaire ou gnrale d'un
groupe humain plus ou moins tendu, s'appelle
l'opinion publique. Et qui ne sait l'action toute-puissante exerce par l'opinion publique sur tous les
individus ? L'action des lois restrictives les plus
draconiennes est nulle en comparaison avec elle. C'est
donc elle qui est par excellence l'ducateur des
hommes ; d'o il rsulte que, pour moraliser lesindividus, il faut moraliser avant tout la socit elle-
mme, il faut humaniser son opinion ou sa conscience
publique.
IV.Pour moraliser les hommes, avons-nous dit, il faut
moraliser le milieu social.
Le socialisme, fond sur la science positive, repousse
absolument la doctrine du libre arbitre; il reconnatque tout ce qu'on appelle vices et vertus des hommes
sont absolument le produit de l'action combine de la
nature proprement dite et de la socit. La nature, en
tant qu'action ethnographique, physiologique et
pathologique, cre les facults et dispositions qu'on
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appelle naturelles, et l'organisation sociale les
dveloppe, ou en arrte ou en fausse le
dveloppement. Tous les individus, sans aucuneexception, sont tous les moments de leur vie ce que
la nature et la socit les ont faits.
Ce n'est que grce cette fatalit naturelle et sociale
que la science statistique est possible. Cette science nese contente pas de constater et d'numrer seulement
les faits sociaux, elle en cherche l'enchanement et la
corrlation avec l'organisation de la socit. La
statistique criminelle, par exemple, constate que dans
une priode de 10, de 20, de 30 ans et quelquefoisdavantage, si aucune crise politique et sociale n'est
venue changer les dispositions de la socit, le mme
crime ou le mme dlit se reproduit chaque anne,
peu de choses prs, dans la mme proportion ; et ce
qui est encore plus remarquable, c'est que le mode deleur perptration se renouvelle presque autant de fois
dans une anne que dans l'autre ; par exemple, le
nombre des empoisonnements, des homicides par le
fer ou par les armes feu, aussi bien que le nombre
des suicides par tel ou tel moyen, sont presque
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toujours les mmes. Ce qui fait dire au clbre
statisticien belge, M. Qutelet, ces paroles
mmorables : La socit prpare les crimes et lesindividus ne font que les excuter.
Ce retour priodique des mmes faits sociaux n'aurait
pu avoir lieu, si les dispositions intellectuelles et
morales des hommes, aussi bien que les actes de leurvolont, avaient pour source le libre arbitre. Ou bien
ce mot de libre arbitre n'a pas de sens, ou bien il
signifie que l'individu humain se dtermine
spontanment, par lui-mme,