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ARTICLES BACON, DIDEROT ET L'ORDRE ENCYCWPEDIQUE Michel MALHERBE RESUME: Diderot a emprunte l'ordre du Systeme figure de l'EncyclopMie au De augmentis de Bacon. Sans vouloir etablir le catalogue des similitudes et des differences entre les deux classifications, on essaie de saisir dans la reference affi- chee des Encyclopedistes Ii Bacon l'apport de ce demier, quant Ii l'esprit meme de l'entreprise des Lumieres. Les Encyclopedistes se sont rappones Ii Bacon, parce que celui-d leur foumissait et la possibilite de legitimer le projet encydopedique et le moyen de mesurer le progres des connaissances dont l'Encyclopedie est le signe et, enfin, le principe meme de I'arbre encyclopedique. On termine en analysant rapide- ment le sens de l'inversion operee par Diderot dans la tripartition fondamentale des faculu» humaines. I. - PREALABLES Au debut de ses Etudes galileennes 1, Alexandre Koyre declare: «" Bacon initiateur de la science modeme " est une plaisanterie, et fort mauvaise, que repetent encore souvent les manuels. En fait, Bacon n'a jamais rien compris Ii la science. » Le propos est plus que vigoureux et Ie parti pris epistemologique evident: la vieille comparaison entre les droits respectifs de Galilee et de Bacon apretendre Ii la paternite de la revolu- tion modeme est ainsi reactivee, au benefice de la these selon laquelle la physique est devenue une science modeme en devenant mathematique, et non point en devenant experimentale. Si ce n'est pas Ie lieu ici d'engager un debat sur ce point, il convient d'observer que la reaction de Koyre est parfaitement traditionnelle, puisqu'elle continue de traiter Bacon beau- coup plus comme un embleme (qu'il faudrait repudier) que comme un I. Alexandre KoYRE, Etudes galileennes, ed, rev., Paris, Hermann, 1966, p. 12. Revue de synthese : IV S. N'" 1-2, janv.-juin 1994.

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ARTICLES

BACON, DIDEROT ET L'ORDRE ENCYCWPEDIQUEMichel MALHERBE

RESUME: Diderot a emprunte l'ordre du Systeme figure de l'EncyclopMie auDe augmentis de Bacon. Sans vouloir etablir le catalogue des similitudes et desdifferences entre les deux classifications, on essaie de saisir dans la reference affi­chee des Encyclopedistes Ii Bacon l'apport de ce demier, quant Ii l'esprit meme del'entreprise des Lumieres. Les Encyclopedistes se sont rappones Ii Bacon, parce quecelui-d leur foumissait et la possibilite de legitimer le projet encydopedique et lemoyen de mesurer le progres des connaissances dont l'Encyclopedie est le signe et,enfin, le principe meme de I'arbre encyclopedique. On termine en analysant rapide­ment le sens de l'inversion operee par Diderot dans la tripartition fondamentaledes faculu» humaines.

I. - PREALABLES

Au debut de ses Etudes galileennes 1, Alexandre Koyre declare:« " Bacon initiateur de la science modeme " est une plaisanterie, et fortmauvaise, que repetent encore souvent les manuels. En fait, Bacon n'ajamais rien compris Ii la science. » Le propos est plus que vigoureux et Ieparti pris epistemologique evident: la vieille comparaison entre les droitsrespectifs de Galilee et de Bacon apretendre Ii la paternite de la revolu­tion modeme est ainsi reactivee, au benefice de la these selon laquelle laphysique est devenue une science modeme en devenant mathematique, etnon point en devenant experimentale. Si ce n'est pas Ie lieu ici d'engagerun debat sur ce point, il convient d'observer que la reaction de Koyre estparfaitement traditionnelle, puisqu'elle continue de traiter Bacon beau­coup plus comme un embleme (qu'il faudrait repudier) que comme un

I. Alexandre KoYRE, Etudes galileennes, ed, rev., Paris, Hermann, 1966, p. 12.

Revue de synthese : IV S. N'" 1-2, janv.-juin 1994.

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philosophe; comme une figure placee, pour le meilleur ou pour le pire,au moment decisif de la naissance de la pensee modeme, plutot quecomme l'auteur d'une ceuvre constituee qui merite analyse et critique.

Bien avant Koyre, Diderot et les Encyclopedistes avaient reagi sem­blablement, mais cette fois de facon tellement positive qu'ils emprun­terent au De Augmentis le systeme de la classification des sciences et desarts presente en tete de l'Encyclopedie. Des le Prospectus, Diderots'exprime sur ce point de la facon la plus claire: la nouvelle encyclopedicannoncee est entierement nouvelle, sans commune mesure avec le projetinitial qui etait de traduire la Cyclopaedia de Chambers. Sans doute I'ideevenait de Chambers que le premier pas « Ii faire vers l'execution raison­nee et bien entendue d'une Encyclopedic, c'etait de former un arbregenealogique de toutes les sciences et de tous les arts » ; mais la difficulteetait precisement d'elaborer un tel arbre au seuil d'un ouvrage dont laredaction devait s'etaler sur un certain nombre d'annees et occuper plu­sieurs volumes in-folio, et d'etre Ii meme de le presenter comme 1'affichede toute 1'entreprise. Et « si nous en sommes sortis avec sucres, nous enaurons principalement obligation au chancelier Bacon ... » 2. La formuledisparait dans le Discours preliminaire, pour eviter une repetition (leProspectus devenant la troisieme partie du Discours). Mais D'Alembertdeclare pour sa part :

« Nous avons choisi une division des sciences qui nous a paru satisfaire toutIi la fois, Ie plus qu'il est possible, Ii l'ordre eneyclopedique de nos connais­sances et Ii leur ordre genealogique. Nous devons cette division Ii un auteurcelebre dont nous parlerons dans la suite de ce discours » 3.

Tel est le fait: au moment de presenter 1'ordre encyclopedique sous laforme du «Systeme figure », les editeurs de l'Encyclopedie expriment leurdette envers le chancelier Bacon.

11 n'est pas toutefois si aise de comparer l'ordre baconien (cf. tableaun° 1, p. 16-17) et 1'ordre encyclopedique de 1750 (cf. tableau n" 2, p. 18­19). En effet, Bacon n'a jamais dresse de tableau synoptique de sa classi­fication des sciences et des arts qui puisse etre compare au « Systemefigure» de l'Encyclopedie, mais il s'est borne Ii conduire en plusieurslivres un recensement des acquis et des faiblesses des savoirs de son

2. a. Denis DIDEROT, (Euvres completes, publ. SODS la dir. de Herbert DIECKMANN,Jacques PROUST et Jean VARLOOT, Paris, Hermann, 1975 et suiv., t, V, p. 90-91 (cite par la suitecomme DPV).

3. Cf. Jean Lerond D'ALEMBERT, Discours preliminaire de I'Encyclopedie publie integrale­ment d'apres l'edition de 1763, avec les avertissements de 1759 et 1763, la dedicace de 1751,des variantes, une analyse et des notes, ed, F. PICAVET, Paris, A. Colin, 1894, repro in Paris,Vrin, 1984, p. 62 (cite par la suite comme Discours).

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M. MALHERBE : BACON, DIDEROT ET L'ORDRE ENCYCLOPEDIQUE 15

temps. Ensuite, a considerer les textes preparatoires de l'Encyclopedieelle-meme, I'on se trouve devant plusieurs versions. Ala fin du Prospec­tus, Diderot fait une presentation discursive du systeme des connaissanceshumaines (repris dans le Discours preliminaire sous le titre « Explicationdetaillee du systeme des connaissances humaines »), avant de presenter le« Systeme figure» lui-meme (Ie tableau synoptique). Or ce « Systemefigure », lorsqu'il est repris dans le Discours preliminaire fait I'objet detransformations non negligeables, enregistrees dans la seconde version de1'« Explication detaillee ». Par ailleurs, on n'oubliera pas que D'Alem­bert lui-meme, dans la premiere partie du Discours, presente sa propreexplication detaillee du «Systeme », qui vient done doubler celIe deDiderot, maintenue dans la troisieme partie. Les differences entre lesdeux auteurs sont importantes, D'Alembert s'attachant a coordonnerl'ordre encyclopedique ainsi doublement presente (discursivement etsynoptiquement) avec, d'une part, l'ordre genealogique des sciences etdes arts (ou genealogie etfiliation de nos connaissances) qui fait l'essen­tiel de la premiere partie du Discours et qui constitue I'apport original duphilosophe-mathematicien et, d'autre part, avec l'ordre historique du pro­gres de la connaissance humaine qui organise la seconde partie et qui vade la Renaissance aux Lumieres.

Les modifications apportees au Prospectus, les differences, sinon lesdesaccords, entre les deux auteurs, la triplicite des ordres chez D'Alem­bert, interdisent une comparaison simple et exhaustive. Aussi bienserait-il non seulement fastidieux, mais certainement assez vain, de vou­loir dresser par comparaison des tableaux le catalogue des similitudes etdes differences". Notre intention est plutot de saisir, dans Ie rapport affi­che des Encyclopedistes a Bacon, I'apport de ce dernier, quant a l'espritmeme de l'Encyclopedie. Pourquoi, quand ils ont eu a penser le sens deleur entreprise (et sans cet effort prealable l'ouvrage n'eut jamais eteredige), les Eneyclopedistes ont-ils ete chercher l'ordre des connaissancesdans l'reuvre baconienne?

Si D'Alembert, autant que Diderot, exprime sa reconnaissance auChancelier, il convient de dire que c'est Diderot qui fut l'inventeur du DeAugmentis et qui tres certainement dressa le « Systeme figure.» Dansl'article « Art », qu'il presente promotionnellement ala faveur de sa que­relle avec le Pere Berthier, il declare ne jamais se lasser de lire Bacon 5.

Dans l'article « Encyclopedic », paru dans le tome V de l'Encyclopedie

4. Nous avons rente cet exercice, de facon restreinte, sur une portion du « Systemefigure», dans « Mathematiques et sciences physiques dans Ie Discours preliminaire del'Encyclopt!die», Recherches sur Diderot et l'Encyclopedie, IX, 1990, p. 109-146.

5. DPY, t. Y, p. 399.

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TABLEAU N° 1(source systeme etabli par BOUILLET dans son edition des (Euvres de Bacon, 1834, t. I)

FR. BACONI PARTITIO UNIVERSALIS DOCTRINiE HUMANiE.

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Idola.ron.Appeftdi'llfli'l~dicaTld, : 1."1101'.de"'.""llloaurn pro .alara nhjeeci.

f Doel,ina de .dminiculi. 1MIIOt'i.. •

Art retiModi.· l Doe",na de memoria ip.a. f :::~~'.

l..Doetri•• de DOli, nnl1D ~. ~::;:::c:.:~tu.

Doelri". d. O1',lno .ennoli.. Doelrin d. loeulioae : $01'1.'. M....,., Aeeenlu•.,.". Grammatica linerari•.

. Doetri •• d. ICI'lptione {,~~:~:e'~:Deniphr'lio .

~ 4 [ IMe,;.',:"I;,. e.' i.ltie'i~e.J •.t Es:olet'lea. eel aeroamallca."l! ,~ :: ,'fir .phnri~. atll melhoJiee,• ,; Z 1In!1'lTlRIoram 'p""ld.,. Per ....nicmft••ut peT qUelt~~c... _,

Art luJeadi,. ~: -s Per. inr~rmatione•• aul per anllC:lp"lone,prnJlln(us:u.

'S~i. Di;;:it:;=~'"fel arc"menti.A rt )fDlbodtparte.clullt .... [ LimitalKtpropoeitionDm.

Doelrina d. iIIuatratione MnIIODi •• lift J\hetortct.

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Doetri.a 1Bonum'UDple~ Ioo.m. COII'MItGo l Omcia poen~iit,de ncmplllri nioni•••.• " Ol'ncia rapeet"a.

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TABLEAU N° 2(source : quatrieme appendice du Discours preliminaire de l'Encyclopedie, 1751)

*SYSTEME FIGUREDES CON N 0 I S SAN C E S HUM A I N E S.

"IMACINATION.M EM 0 IRE.

ENT END E MEN T.,r----- -....A --.

RAISON.

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(1755), il se vante d'avoir appris a ses «concitoyens aestimer et a lire lechancelier Bacon» 6. Mais Diderot n'explicite jamais directement Ie sensde son emprunt. C'est D'Alembert qui donne l'explication ; mais ille faitapres avoir expose dans l'ordre genealogique sa propre version de l'unitedu savoir humain et de ses embranchements. Or, de l'aveu meme del'auteur, l'ordre genealogique et l'ordre encyclopedique ne coincidentpas 7 : le premier, dit D'Alembert, suit un ordre analytique confonne auprogres naturel (et methodise) de l'esprit humain; Ie second est un moded'exposition artificiel dont l'utilite tient asa clarte d'apprehension. Syste­matique et fonnel, ce dernier mode n'est pas sans arbitraire", Or l'ordregenealogique de D'Alembert, qui est un ordre d'abstraction, s'il n'est passans rappeler l'induction baconienne, dans sa double operation d'inven­tion inductive de la generalite des principes et de deduction des conse­quences ou des effets, est neanmoins d'un esprit tout afait different: tan­dis que l'induction baconienne est une methode de connaissancemetaphysique, visant a degager les abstraits ou les natures qui sont lesformes generatrices de toute existence, l'abstraction chez D'Alembertenveloppe un processus de formalisation qui mene aux principes les pluseleves de l'algebre. Cette transformation profonde de la conception de lamethode est certainement responsable de la formation au XVIII

e siecled'un baconisme que Ie Chancelier n'aurait pas reconnu. Mais c'est plutotl'histoire d'une fidelite que nous voudrions brosser ici : les Encyclo­pedistes pensent au travers de Bacon Ie sens de l'encyclopedie, et celaavec assez de conformite ala pensee baconienne. Et comme Diderot estsur ce point l'inspirateur de l'ouvrage, nous nous en tiendrons principale­ment a lui",

II n'est pas tout afait exact que Diderot soit, au XVIIle siecle, l'inventeur

de Bacon en France. II fut precede par Voltaire qui, le premier, avaitbrosse Ie portrait de Bacon dans les Lettres philosophiques (1733-1734),le presentant comme Ie pere de la philosophie experimentale. Or Ie por­trait renfermait un eloge ambigu : Bacon anticipe Newton, mais n'est pasNewton. Dans sa douzieme Lettre, Voltaire declare :

« Le plus singulier et Ie meilleur de ses ouvrages est celui qui est aujourd'huiIe moins lu et Ie plus utile: je veux parler de son Novum Scientiarum Orga­num. C'est l'echafaud avec lequel on a bati la nouvelle philosophie; et quand

6. DPV, t. VII, p. 253.7. Discours, p. 58, 74.8. Discours, p. 62, 74.9. Nous avons traite d'un point de vue general la reception de Bacon en France au

xvm' siecle, dans « Bacon, l'Encyclopedie et la Revolution », Les Etudes philosophiques, 3,1985, p. 387·404.

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cet edifice a ete eleve au moins en partie, I'echafaud n'a plus ete d'aucunusage. »

L'idee de l'echafaudage ou du canevas se retrouve chez Diderot, mais,en echo en que1que sorte a Voltaire, i1 declare dans 1'article « Encyclo­pedie » qu'aucun contemporain ne s'est encore dresse ala hauteur de vuedu Chancelier ". Plus net sera encore Naigeon, 1'un de ses disciples, quideclare contre Voltaire: « Le Novum Organum n'est si 1'on veut qu'unechafaudage, mais avec lequel on batira dans tous les temps» ". Si done,d'une facon generale, Bacon est presque unanimement recu, dans lesLumieres et chez leurs adversaires, il y a debat sur son utilite,

2. - LA POSSIBILrrE DE L'ENCYCLOPEDIE

Pourquoi Diderot a-toil emprunte 1'ordre encyclopedique au De Aug­mentis 12 de Bacon, alors que ce dernier n'en constitue pas expressementun et que l'idee pouvait en etre cherchee chez bien d'autres auteurs?

La premiere raison, la plus simple, et qui, si elle n'est pas suffisante,n'en demeure pas moins veritable, est que Diderot travaillait tres vite etparait au plus presse : le De Augmentis lui fournissait ala fois une revueassez generale des sciences et des arts pour satisfaire aun ordre aussicomplet que possible, et une organisation suffisamment souple pour pou­voir accueillir les adaptations requises par un siecle et demi de sciencemoderne. Manifestement, Diderot ne fait pas oeuvre d'historien ni ne faitpreuve de scrupule critique. Meme sous les accusations precises du PereBerthier qui a lu Bacon et compare par Ie menu le « Systeme figure» del'Encyclopedie et le De Augmentis, il refuse de s'engager dans une dis­cussion detaillee ou de donner les raisons de ses fidelites et de ses ecarts :il se borne a evoquer les differences concernant la branche philoso­phique.

Une seconde raison, de plus de poids, et qui montre que Diderotn'avait pas lu si vite Bacon, reside dans la question de la possibilite del'entreprise. La note qui accompagne le titre du Prospectus, apres avoirevoque l'etymologie du mot encyclopedie, oppose aceux qui douteraientqu'un tel ouvrage fUt realisable, une citation de Bacon, lequel, au seuil

10. DPV, t. VII, p. 253.II. Encyclopedie methodique, p. 302.12. Diderot se refere toujours ala version latine (etendue) du De Augmentis, etjarnais ala

version anglaise de I'Advancement of Learning.

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mente des divisions du savoir qu'il proposait et anticipant les critiquesqui lui pouvaient etre faites, critiques ad hominem et ad possibilitatem,repondait Ii cette derniere en ces termes :

« Je regarde comme possible, comme faisable, tout ce qui peut etre executepar certains hommes sans pouvoir l'etre par toutes sortes de gens; par plu­sieurs individus reunis, sans pouvoir l'etre par un homme isole ; par la suc­cession des siecles, sans etre possible Ii un seul siecle; entin, par les soins etles depenses publiques, sans etre Ii la portee des moyens de l'industrie desparticuliers » 13.

Or, au debut de I'article « Encyclopedie », Diderot repete la questionet la citation; et I'on peut lire toute la premiere partie de I'article commeun commentaire assez complet, et neanmoins critique, de la formulebaconienne 14.

Diderot accorde Ie premier point. A l'objection que la matiere est sietendue qu'il parait impossible de I'embrasser, il suffit de retorquer que,si I'entreprise ne peut etre rnenee Ii terme par un seul homme, neanmoinselle pourra reussir dans son effort de reforme ou de recollection, a lacondition d'etre supportee par plusieurs esprits qui, reunissant leurstalents respectifs, seront judicieusement choisis pour leur competence,mais de facon eparse, et seront unis non par les liens de quelque societesavante ou litteraire, mais par un amour commun du genre humain.

« C'est al'execution de ce projet etendu, non seulement aux differents objetsde nos academies, mais Ii toutes les branches de la connaissance humaine,qu'une encyclopedic doit suppleer, ouvrage qui ne s'executera que par unesociete de gens de lettres et d'artistes, epars, oceupes chacun de sa partie, etlies seulement par l'interet general du genre humain et par un sentiment debienveilIance reciproque » IS.

A la difference de Descartes qui tenait que I'ouvrage d'un seul estsuperieur Ii l'ouvrage de plusieurs et que la matiere est necessairementcontenue dans I'unite d'un systeme pense Ii partir d'un principe supreme,ce qui suppose que rien ne soit dl1 aux ages anterieurs et que le savoirprealablement acquis soit soumis Ii un doute universel, Bacon, Ii la facond'un magistrat recensant, partie par partie, les connaissances et les igno­ranees des hommes de son temps, a fixe aux siecles Ii venir une tache

13. De Augmentis, II, I, p. 54b. Nous citons dans l'edition BUCHON, Paris, 1838, fondeesur la traduction de LAsALLE, Dijon/Paris, 1800·1803 (cite par la suite eomme De Aug­mentis).

14. Notamment, Diderot conteste que I'entreprise doive dependre, comme Ie voulaitBacon qui s'adressait au roi, de la decision du pouvoir royal et des subsides publics.

15. DPV,1. VII, p. 180.

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immense et multiple. Par-hi meme, sans avoir rien execute lui-meme, il apense les conditions d'une execution collective. En ce sens, l'ordre ency­clopedique trace n'a pas le caractere dogmatique d'une idee systematiquequi postulerait un achevement instantane, dispensant du labeur que lesgenerations futures ont a foumir; il exprime la coherence d'une tachelongue, variee, mais unissant les hommes dans une meme intention deconnaissance. En etTet, et le point est fondamental, l'anticipation inaugu­rale, faite par un seul, de l'reuvre a accomplir n'a de validite que parl'execution qui en sera faite par la communaute scientifique, au til destemps. Elle n'est pas une architectonique se legitimant dans un principerationnel propre, mais un programme; et chacun sait qu'un programmese corrige au fur et a mesure de sa realisation.

Toutefois, Diderot n'accorde pas a Bacon que la tache soit indefinie,que l'execution n'ait pas de cesse, car si le Chancelier ne donnait qu'unprogramme, les auteurs de 1750 ont a donner une encyclopedic. Danscette sorte d'oeuvre, il y a bien, a defaut d'un achevement veritable, unemaniere d'accomplissement. Accomplissement assez marque pour legiti­mer l'entreprise et neanmoins portant Ie germe de son depassement.Toute encyclopedie lutte contre Ie temps qui la rattrape, temporalite d'unprogres qui motive l'existence de l'ouvrage, mais le condamne egalementadevenir caduc. C'est pourquoi, « une encyclopedic, ainsi qu'un vocabu­laire, doit etre commencee, continuee, et finie dans un certain intervallede temps» 16, sous peine de se trouver frappee de vieillissement, du faitmeme des constants progres et meme des transformations continuellesqui s'operent dans les sciences et les arts. La difficulte est bien celle-ci :etant un ouvrage, elle doit etre renfermee dans un nombre determine devolumes mis a la disposition du souscripteur en un temps restreint. Maiscomment clore un tel ouvrage si la matiere est en renouvellementconstant? Et on ne peut se satisfaire d'une cloture accidentelle comme leserait celle d'une compilation qui s'arrete au moment qu'on a voulu luifixer. L'encyclopedie doit exprimer et illustrer jusque dans le detail de sesarticles et dans ses methodes de renvoi, l'unite du savoir, unite elaboreedans la substance meme des contenus, mais aussi unite menacee par Ierenouvellement constant des contenus. C'est bien pourquoi, d'un cote, ilfaut placer Ie « Systeme figure» a la tete du premier volume. Maiscomme, de l'autre cote, ce systeme n'a pas la valeur d'une forme archi­tectonique absolue et immuable, et n'a d'etre que dans les progres effec­tifs et renouvelables des sciences et des arts, il faut bien que la redactiond'une encyclopedie coincide avec un moment privilegie de l'histoire de la

16. DPV, t. VII, p. 182.

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connaissance; il faut qu'il y ait dans le progres des poses (relatives), inci­tant a l'appreeiation des acquis et a la reappreciation des manques.

Aussi Diderot honore-t-il son siecle d'un privilegeambigu : celui d'etremoins le temps de l'invention, que le temps des regles, moins le temps dugenie en avance sur son epoque, que celui de la philosophie, de laconnaissance maitrisee. Ce que le genie a pu tracer sans connaitre lesregles (mais en les respectant), les Lumieres peuvent le comprendre apartir de la nature des choses connue selon une perfection bornee relativeau temps 17. Temps de la « science normale » (pour parler en des termesanaehroniques) ou le discours, au sein d'une certaine perfection (depas­sable) des sciences, se fonde sur la raison des choses, ou done leshommes peuvent communiquer entre eux et s'instruire mutuellement.Temps par excellence de la diffusion des Lumieres. Mais aussi intervallecompris entre deux revolutions qui sont comme les limites des progres etde la diffusion actuelle du savoir. « Les revolutions sont necessaires ; il yen a toujours eu, et il y en aura toujours » 18. Les sciences ont chacuneleurs Iimites, qu'elles ne peuvent depasser, et tout progres ulterieur, quine s'obtient que par revolution, les laisseront sur Ie rivagede la memoire,comme objet de euriosite ou d'admiration. Et Diderot se plait a reverd'une eneyclopedie qui serait placee a un moment d'exception, au bordd'une revolution, comme le monument qu'aurait laisse l'intervalle ante­rieur; veritable phare, pour une humanite retombee dans les tenebres,unique aliment al'invention de nouveaux genies et pour l'instruction deshommes redevenus barbares 19.

Ainsi, l'entreprise d'une encyclopedic est-elle legitime, puisqu'elle estrealisable en ce temps des Lumieres. L'objection que la matiere estimmense et qu'eUe ne peut etre renfermee en quelques volumes ni maitri­see par un auteur, ne tient pas : l'encyclopedie est l'ceuvre de plusieursauteurs, competents en leur domaine respectif, assez savants dans leurpartie pour preceder et, de la sorte, instruire leur siecle ou leur nation.Car l'encyclopedie est capable d'anticiper sur Ie progres imrnediat, desorte qu'elle est l'reuvre autant de la raison que de la memoire et qu'ellen'epuise pas ses forces dans un travail de recueil, d'accumulation aveugle.Mais cette anticipation est possible, parce qu'elle est bornee : Ie siecle desLumieres (si l'on s'autorise ageneraliser ce que Diderot dit apropos dela geometric dans les Pensees sur l'interpretation de la nature) est sieclede l'achevement borne des sciences actuelles - temps par excellence de

17. DPV, t. VII, p. 185; cr. ibid., p. 233, la formule : « Nous avons vu que l'Encyclopediene pouvait etre que la tentative d'un siecle philosophe; que ce siecle etait arrive. »

18. DPV,t. VII, p. 186.19. DPV, t. VII, p. 187-188.

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la diffusion du savoir, temps qui nous achemine peut-etre vers de nou­veaux bouleversements. Si le futur etait indefiniment ouvert dans lesmemes termes, il faudrait douter qu'une encyclopedic puisse etre ecrite.

On voit de la sorte la difference entre Bacon et Diderot : alors queBacon convoque toutes les puissances de l'humanite, tant intelIectuelIesque financieres et politiques, pour realiser la tache immense et indefiniede l'Interpretation de la nature, puissances qui n'egaleront jamais l'eten­due et la variete de la nature, mais qui seront assez fortes pour y decouperdes espaces, ou plus precisement des profondeurs d'espace, ou leshommes peuvent assurer leur maitrise, toujours relative, sur les choses,Diderot raisonne en termes d'achevement borne, de maitrise confortee(celIe du genie devenu philosophe) et monumentale, au sein d'une tem­poralite syncopee : la philosophie des Lumieres est le moment privilegiede la confirmation du savoir, d'un savoir assez conscient de lui-memepour instruire les prochaines generations, mais peut-etre place au bordd'une revolution qui le fixera definitivement dans une perfection revolue,

3. - LA MESURE DU PROGRES

Toutefois, l'encyclopedie n'est pas simplement Ie registre de savoirsaptes a recapituler Ie travail du genie dans des regles conformes a lanature des choses et, dans leur perfection bornee, aetre quelque peu enavance sur leur temps; elle en est aussi l'ordre organique qui permet deles faire communiquer. Mais d'ou tirer le principe de l'ordre, lequel doitbien etre pense avant la realisation de l'ouvrage, ne serait-ce que pour desraisons techniques? Si on le derive empiriquement des contenus, onrisque de se perdre dans une multiplicite d'ordres, au demeurant chacundifficile a stabiliser. Si on I'impose architectoniquement a partir d'unprincipe, on tombe dans l'esprit de systeme ou d'artifice, et I'on perdcette conscience historique indispensable de l'etat present de la connais­sance humaine. En verite, la difficulte,qui est bien connue de toute tenta­tive de classification,conduit ordinairement areunir les deux membres del'altemative, c'est-a-dire a cumuler leurs inconvenients respectifs. Unesimple conjonction empirique des parties conduit aussi surement al'arti­fice d'une forme a priori, que cette derniere, par son formalisme meme,appelle un remplissement empirique. Forme et contenus, ordre et partiesne doivent done pas etre separes, et il faut toujours renvoyer d'un terme al'autre, et reciproquement. Cela dit, on ne peut pas ne pas les distinguer,ne fut-ce que par une distinction de raison, pour garder ala forme syste-

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matique son caractere programmatique et pour imprimer aux contenusune dynamique unitaire, qui entretient le mode d'invention particulieraux encyclopedies.

Or, Bacon a non seulement le merite de proposer un tel principed'ordre, ni empirique, ni artificieux; mais il offre aussi le moyen de proje­ter la distinction de raison dans une structure temporelle de progreso Eneffet, pour reprendre l'image de l'echafaud, Bacon a une faiblessemajeure, qui fait son merite majeur: il n'a pas fourni d'oeuvre, Ii la dif­ference d'un Galilee qui ne pretendait pas anticiper sur I'avenir de laconnaissance, au surtout d'un Descartes qui pretendait Ii la fois fixer leplan et, Ii partir du principe du plan, deriver les contenus. Mais il n'a pasnon plus fourni d'encyelopedie, puisqu'au debut du XVII

e siecle, il n'yavait pas de savoirs Ii recueillir. Bacon declare lui-meme :

« Man dessein est done d'entreprendre cette espece de promenade dans lessciences, ce recensement general et exact dontj'ai parle ; et cela en y joignantune recherche laborieuse et aussi exacte des parties qui sont encore inculteset negligees, esperant qu'un trace et un enregistrement de cette sorte (hujus­modi de/ineatio et registratio) servira comme de flambeau aux entreprisespubliques et aux travaux spontanes des particuliers »20.

Et le Chancelier de dresser Ie tableau des manques plutot que desacquis, de marquer les perspectives plutot que les resultats (qu'ils fussentles siens propres au ceux d'autrui). La registratio Ii laquelle il se livre esten fait une delineatio : il fait du passe un recueil en creux, recueil qui estune ebauche pour I'avenir. Diderot n'a done pas tort de declarer: « Cegenie extraordinaire, dans l'impossibilite de faire l'histoire de ce qu'onsavait, faisait celIe de ce qu'il fallait apprendre »21. A defaut de faire aude recueillir la science Ii son epoque, laquelle emergeait Ii peine destenebres medievales, il anticipa la science Ii venir. Bacon n'a ni Ie genie dequi invente I'reuvre, ni le talent de qui pense l'oeuvre selon les regles d'unsavoir etabli. Mais ainsi son genie est extreme, puisque dans sa faiblessememe, qui en fait un auteur de son temps, il a la puissance de penserI'ordre du savoir Ii venir. Tout le xvnr" siecle reprend cette caracterisation:le genie de Bacon tient Ii l'ampleur et Ii la prescience de ses vues. Diderotdeclare:

« Nous sommes cependant encore bien loin de sentir l'importance de sesouvrages; les esprits ne sont pas assez avances [...J Qui sait si Ie NovumOrganum, les Cogitata et VISa et Ie livre De Augmentis scientiarum ne sontpas trop au-dessus de la portee moyenne de l'esprit humain, pour devenir en

20. De Augmentis, II, 1, p. 54a.21. Prospectus. DPV, t. V, p. 91.

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aucun siecle une lecture facile et commune? C'est au temps Ii eclaircir Iedoute »22.

Assez perfidement, Ie Pere Berthier, dans sa recension du Prospectus,souligne Ie trait: Bacon n'a pas ecrit d'encyclopedie, meme s'il a eu lemerite de representer

« le til et l'enchainement de toutes les connaissances humaines [...] Le pointde vue de I'Encyclopedie qu'on annonce est tout different: il n'est pas ques­tion d'un projet Ii remplir, mais d'un ouvrage consomme »23.

Alors que Bacon avait su ouvrir aux hommes la carriere de l'invention,I'Encyclopedie annoncee ne ferait qu'en gayer la memoire. L'argumentest incisif; mais la reponse est pour Diderot dans la reference meme aBacon, reference essentiellement dynamique. Encore une fois, Diderot aparfaitement conscience qu'une encyclopedic est faite pour l'instructionet que par consequent elle a une fonction de transmission et de diffusion;meme si, ecrite par les plus grands savants du moment, en un temps quiest celui de la philosophie, elle peut etre quelque peu en avance sur lageneration presente, elle recense non pas des manques, mais desaccomplissements. Or, pour que ces accomplissements prennent signifi­cation, pour qu'on puisse mesurer leur degre d'achevement, et cela nonsur un mode cumulatif, mais solidairement avec l'ensemble des progresdes arts et des sciences, il fallait qu'une carte eut ete prealablement dres­see, carte a la maniere des marins qui ayant fait Ie tour du monde sontrevenus au port et ont done une idee du systeme terrestre, mais qui n'ontfait que reconnaitre avec plus ou moins d'exactitude le trace des iles etdes continents, laissant de la sorte aux explorateurs avenir la tache depenetrer les terres, d'en decouvrir les reliefs et les voies de communica­tion ou d'en exploiter les richesses. Bacon lui-meme, dans sa conclusiondu De Augmentis, semble avoir epouse ce role de premier decouvreur :

« Ainsi il me semble en avoir fini de faconner un petit globe de l'orbe intel­leetuel avec autant de fidelite qu'il m'a ete possible, ayant eu soin en memetemps de designer et de decrire les parties auxquelles, m'est-il apparu,l'industrie et le soin des hommes ne se sont point assez constamment appli­ques et qui n'ont point ete assez cultivees »24.

Etabli ainsi dans ce role, non seulement Bacon est un repere pose auxdebuts des temps modemes, alors qu'il n'y avait pas encore ces progres

22. DPV, t, VII, p. 253.23. Memoires pour l'histoire des sciences et des beaux-arts [Memoires de Trevoux], janv.

1751.24. De Augmentis, IX, in fine, p. 258 a-b.

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des arts et des sciences que les Lumieres connaissent et dont ellespeuvent faire la somme, repere pennettant de mesurer Ie chemin par­couru, premier moment d'un intervalle qui aujourd'hui s'approche peut­etre de sa fin ; mais c'est un repere ace point dynamique que sa perspec­tive en creux reste actuelle, que la mesure foumie pennet d'apprecier lesconnaissances acquises comme des connaissances en devenir.

II y a dans I'ordre encyclopedique foumi par Bacon quelque chosed'irreduetiblement inaugural, et qui fait que precisement on peut placer leChancelier a Ia naissance de Ia pensee moderne, Mais ce caracterecontingent qui est le trait du genie sert l'entreprise eneyclopedique.CeIIe-ci doit placer Ie systeme des arts et des sciences, figure en untableau, a la tete du premier volume, pour fixer son intention et I'usagequ'on pourra faire d'elle. Ce « Systeme figure », elle l'emprunte aBacon,elle le recoit d'une autorite exemplaire qui en a pense l'ordre par anti­cipation, mais d'une autorite qui est conscience historique et critique, quia reconnu cet ordre dans l'etat des connaissances de son temps. Aussi, lesEncyclopedistes en l'adoptant se reclament bien d'une disposition prea­lable, mais ce prealable ne descend pas tout anne du ciel intelligible : itest ala fois un diagnostic fait al'aube des temps modernes et une mesurehistorique pour l'age des Lumieres, C'est pourquoi, egalement, il n'y anulle raison de lui etre serupuleusement fidele, de I'employer sans Ietransformer si le besoin s'en fait sentir. Les ecarts entre la delineatio deBacon et Ie « Systeme figure» lui-meme montrent que Diderot et sesamis ne se sont pas sentis lies.

4. - L'ARBRE ENCYCLOPEDIQUE

L'ordre eneyclopedique est un arbre encyclopedique. Assurement, leterme est Iargement recu, et it ne faut pas en surevaluer I'importanee.Mais pour des auteurs soucieux d'assurer la circulation a l'interieur deleur ouvrage, il a Ie merite de traiter les divisions comme autantd'embranchements et de tracer des liaisons par proximite et eloignement,C'est D'Alembert qui, dans Ie Discours preliminaire, comrnente Ie rnieuxl'idee : dans l'histoire reelle de la connaissance, les homrnes ont souventprecede comme dans un labyrinthe, tentant les multiples voies quis'offraient a eux a chaque ernbranchernent et finissant par organiser unreseau dans Ie desordre. L'arbre eneyclopedique, c'est son merite, s'offreen une seule vue; et moins qu'un labyrinthe, it est une carte geo­graphique. Assurement, « celui de tous les arbres encyclopediques qui

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offrirait le plus grand nombre de liaisons et de rapports entre les sciences,meriterait sans doute d'etre prefere »25. Pour sa part, dans l'article« Encyclopedie », Diderot emploie l'image pour fixer la composition desparties:

« n y a des premiers principes, des notions generales, des axiomes donnes.Voila les racines de I'arbre. II faut que cet arbre se ramifie Ie plus qu'il serapossible; qu'il parte de l'objet general comme d'un tronc; qu'il s'eleved'abord aux grandes branches ou premieres divisions; qu'il passe de cesmaitresses branches a de moindes rameaux; et ainsi de suite... »26.

Or la formule est trop rapide et en tout cas inexacte : elle ne considereque la division du genre en especes, Le « Systeme figure », en effet, pourassurer sa circulation interne et valoir ainsi comme un veritable arbre,croise au minimum trois ordres : un premier ordre horizontal qui permetla distribution en colonnes (la tripartition des facultes), un second, verti­cal, qui divise chaque colonne en parties (ainsi, Dieu, l'homme et lanature pour la raison), un troisieme, horizontal, qui procede par divisionspecifique,

Diderot pouvait trouver l'idee de l'arbre chez Bacon:

«Les partitions des sciences ne ressemblent nullement a des lignes dif­ferentes qui coincident en un seul point, mais plutot aux branches d'un arbrequi se reunissent en un seul tronc, lequel dans un certain espace demeureentier et continu, avant de se diviser en branches... » 27.

Plus nettement encore il pouvait retenir la valeur que Ie Chancelieraccordait ala metaphore :

« Posons cette regie generale : que toutes les partitions 28 des sciences soientainsi comprises et employees qu'elles signalent et distinguent plus qu'ellesne decoupent et ne separent les sciences, afin qu'a tout jamais soit eviteedans les sciences nne solution de continuite, Faire Ie contraire, c'est rendreles sciences partieulieres steriles, vides et erronees, ce qui se passe aussi long­temps qu'elles ne se nourrissent pas, ne se soutiennent pas ou ne se rectifientpas apartir d'une essence commune» 29.

25. Discours, p. 61.26. DPV, t. VII, p. 216.27. De Augmentis, III, I, p. 82a.28. Jean-Marie POUSSEUR, in Bacon. inventer [a science. Paris, Belin, 1988, p. 152-153,

souligne que Bacon emploie partitio plutot que divisio, et ainsi s'eloigne de l'esprit aristoteli­cien de la division par genre et par espece.

29. De Augmentis, IV, 1, p. 104b.

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La faiblesse des sciences et des arts herites tient precisement Ii cetesprit de specialisation qui ecartele l'essentielle unite du savoir en autantde parties independantes,

Mais Ii insister ainsi sur la continuite des sciences, on ne fait que ren­forcer la difficulte de determiner la forme de l'arbre: pour que lesembranchements soient valides et conduisent Ie lecteur sur les voies de laverite, it convient qu'ils ne soient pas livres Ii un total arbitraire. Les prin­cipes d'ordre peuvent varier, mais its doivent etre chacun legitimes. Pourcomprendre comment Bacon fixe l'ordre encyclopedique, it convient dereconsiderer l'intention qui preside au De Augmentis. Cette premiere par­tie de l'Instauratio magna

« expose la somme ou la description generate de la science et de la doctrinequi sont deja en la possession du genre humain. [...) Cependant les divisionsque nous employons dans la partition des sciences sont telles qu'ellesn'embrassent pas seulement les choses deja inventees et connues, mais egale­ment des choses jusqu'a ce jour omises et cependant exigees » 30.

Or l'evaluation de l'ancien peut etre ainsi l'acces au nouveau, grace Ii lapropedeutique des signes que Bacon s'attache Ii mettre en place. II s'agitmoins de faire la critique des earences des savoirs constitues que de tirerde leur examen l'indication des connaissances et des arts qu'il faut inven­ter. L'analyse de l'etat des sciences et des arts est essentiellement pros­pective.

Assurement, cette pedagogie du signe suppose que l'etat du savoir soiten quelque maniere assume, que, en quelque mesure, ses partitions soientprises en charge telles qu'elles s'offrent. Bacon ne se cache pas dereprendre des divisions en usage, souvent sans les justifier; it intervientpar choix ou par corrections. S'il ne retient pas d'autres divisions quis'offrent, cela ne signifie pasqu'illes desapprouve absolument. Toutefois,deux motifs generaux et complementaires motivent cette procedure tresmoderee : d'une part, eviter toute solution de continuite et garantir l'unitedu savoir, ce qui conduit Ii deplacer une division, Ii reconnaitre un champnouveau; d'autre part, se regler autant qu'il est possible sur la nature elle­meme, puisque la fin de cette entreprise est la connaissance des choses.

« C'est ainsi que dans cet espece de depot general des sciences, les divisionsdoivent etre appropriees a la nature des choses memes; au lieu que, si nous

30. cr. Francis BACON, « Distributio operis », in Novum Organum, ed. Michel MALHERBEet Jean-Marie POUSSEUR, Paris, Presses universitaires de France, 1986, p. 75-76 (cite par lasuite comme « Distributio operis »).

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eussions eu Ii traiter de quelque science partieuliere, nous eussions suivi despartitions mieux appropriees Ii l'usage et Ii la pratique» 31.

Se regler sur la nature des choses qui sont a connaitre : Bacon veutsubstituer aux anticipations de l'esprit, a ces projections de l'esprithumain sur la nature des choses que sont les systemes, les manuels, mis al'honneur par la dialectique - il veut substituer l'interpretation progres­sive et continue de la nature. Quand on invente la verite, on invente ega­lement la methode qui conduit ala verite; quand on analyse les divisionsde la connaissance, on decouvre egalement les partitions a venir quis'approcheront davantage de l'ordre de la nature. L'ordre encyclopediquepeut evoluer, des lors qu'est respectee la double exigence de l'unite dusavoir et de l'ordre de la nature, exigence contenue dans la figure del'arbre veritable. «Les additions, en modifiant Ie tout, modifient aussinecessairement les parties et leurs sections» 32.

On comprend aisement l'interet que Diderot pouvait trouver dans cetteconception eminemment plastique et dynamique de l'ordre encyclo­pedique. L'ordre baconien pouvait etre repete sans esprit de systeme ; ilpouvait etre repris et cependant amende, augmente, affine, sans quel'unite en rut menacee, sans que ses intentions fussent remises en cause. IIpouvait accueillir les developpements de la science modeme, suffisam­ment importants pour etre traites doctrinalement, sans que l'espritd'inventivite qui preside au tout rut diminue. II pouvait meme, sans quesa lecon rut trahie, etre traite a moindre frais, etre decharge de tout lebagage metaphysique qu'il vehicule encore chez Ie Chancelier - parexemple quand les divisions les plus generales constituees chez celui-cien sciences distinctes sont tenues pour de simples titres generiques d'uneevidence suffisamment recue pour qu'il ne soit pas necessaire d'en faire lecommentaire, la fonction systematique n'etant deployee que pour assurerla circulation generate.

5. - LA lRIPARTITION DES FACULTES : LE SENS DE L'HOMME

Assurement, l'historien de la philosophie, tout en reconnaissant lafidelite de Diderot al'esprit baconien, ne laissera pas d'enregistrer les dif-

31. De Augmentis, VI, 3, p. 187a.32. «Distributio operis », in op. cit. supra n. 30, liv. I, aph. 130, p. 76 : « Nous nous gar­

dons d'affirmer que rien ne puisse etre ajoute a ces preceptes ; bien au contraire, nous quiconsiderons I'esprit non seulement dans sa nature propre, mais aussi dans son union avec leschoses, nous devons declarer que l'art de I'invention peut croitre avec les inventions elles­memes. »

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ferences et d'en souligner le sens. Pour ne nous en tenir qu'a un seulexemple, le plus notable et le plus discute des la parution du Prospectus,considerons la partition la plus generale, celle qui partage les troiscolonnes selon les trois grandes facultes de connaissance.

Reprenons l'ensemble de 1'argument par lequel Diderot justifie cettedivision majeure dans 1'article « Encyclopedic », quand il analyse les dif­ferents types d'ordre amettre en oeuvre au moment de rediger un ouvragede cette sorte. Et marquons combien cette justification de 1'emprunt fait aBacon est peu baconienne. Le « Systeme figure » represente 1'ordre gene­ral par lequel1'ouvrage, quoique suivant 1'ordre alphabetique comme undictionnaire, merite le nom de dictionnaire raisonne ou d'encyclopedie. 11offre en un tableau 1'enchainement des parties, des sciences et des arts,relativement a la matiere encyclopedique, Or la matiere, c'est-a-dire letout de la nature, « ne nous offre que des choses particulieres, infinies ennombre et sans aucune division fixe ni determinee. Tout s'y succede pardes nuances insensibles » 33.

Sans compter que notre connaissance toujours partielle ne saisit jamaisque des ilots, des regions d'etre, dont la delimitation et la geographie nepeuvent etre que relatives aux hommes eux-memes. Tout ordre est donedans son principe arbitraire, moins parce qu'il serait elabore artificielle­ment que parce que son choix, qui peut etre legitime, exclut d'autresordres tout aussi legitimes. La nature est a ce point variee qu'il faudraitcroiser et combiner une multitude d'ordres egalement feconds pour la cir­culation encyclopedique, Le seul ordre absolu serait celui qui est derivede la volonte creatrice divine, ordre au demeurant de peu d'utilitepuisqu'il serait le doublon de Ia nature elle-meme et qu'il condamneraitnotre comprehension finie a progresser toujours en oubliant toujours.L'ordre encyclopedique ne peut done qu'etre relatif a1'esprit humain qui,partie de Ia nature, est condamne amultiplier les points de vue sur lanature. Au demeurant,

« une consideration surtout qu'il ne faut point perdre de vue c'est que si !'onbannit l'homme ou l'etre pensant et contemplateur de dessus la surface de laterre, ce spectacle pathetique et sublime de la nature n'est plus qu'une scenetriste et muette [...) C'est la presence de I'homme qui rend l'existence desetres interessante »34.

De la se conelut que l'ordre le plus naturel qu'il convient de retenir estcelui des facultes principales de 1'homme. « L'homme est Ie terme uniqued'ou il faut partir, et auquel il faut tout ramener, si 1'on veut plaire, inte-

33. Prospectus, DPY, t. Y, p. 91.34. DPV, t. VII, p. 212.

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resser, toucher [...] » 35. Voila ce que Bacon n'aurait pas accepte, lui quidemande que, par I'induction, dans son effort de connaissance, l'hommes'efface autant qu'il le peut devant la nature.

On sait que Ie « Systeme figure» modifie I'ordre des facultes retenupar Bacon et place I'imagination apres la raison. Des janvier 1751, Ie PereBerthier s'empare de cette modification, pour Ia reprocher aux editeursde l'Encyclopedie : Ie « Systeme figure» et I'exposition qui l'accompagneplagient le De Augmentis, sauf sur Ie point ou ils auraient do lui etrefideles, Et Berthier de paraphraser Bacon:

« Sa methode etait de faire preceder les deux facultes qui ont pour objet leschoses individuelles que les sens nous fournissent; et ces faeultes sont lamemoire et l'imagination; apres quoi, il considerait la faculte qui s'exercesur les notions abstraites tirees des individus; qui divise ces notions, qui lesrassemble, qui les compare; et c'est ce qui ne convient qu'a la raison. »

La remarque est bonne, et Diderot, dans Ia querelle de Trevoux, ne sesoucie pas d'y repondre avec precision. Qui plus est, la critique d'infide­lite est juste, car elle porte beaucoup plus loin qu'un simple probleme declassification.

On peut en effet douter que Diderot soit redevable a Bacon autrementque materiellement. Le Chancelier presente Ia tripartition d'une faconextremement rapide :

« C'est une partition tres vraie de la connaissance humaine, que celle qui setire des trois facultes de l'ame rationnelle, laquelle est le siege propre de laconnaissance : l'histoire se rapporte Ii la mernoire, la poesie Ii l'imagination,la philosophie Ii la raison» 36.

L'interpretation de ce Iaconisme de Bacon n'est pas simple; mais onpeut avancer trois raisons. D'abord, la division n'est pas tout a fait origi­nale ". Ensuite, par sa brievete meme, elle tranche au travers des deve­loppements complexes auxquels s'etait portee la psychologie medievaleet qui n'interessent pas Bacon. Enfin, cette division est beaucoup plusmethodique que psychologique, puisqu'elle s'efface presque immediate­ment devant la distinction qu'elle supporte, celle entre l'histoire, la poesieet la philosophie.

En un sens, on pourrait dire que la desinvolture de Diderot a se justi­fier de son emprunt repond bien a la facon de faire du Chancelier, et sur-

35. DPV, t. VII, p. 213.36. De Augmentis, II, 1. Notre traduction. La traduction de Lasalle, repro in op. cit. supra

n. 13, p. 54b, est manifestement sous influence encyelopediste !37. On la trouve deja, par ex., chez Juan HUARlE, Examen de ingenios para les scientias,

Baeza, 1575.

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tout a l'intention de celui-ci. De part et d'autre, on ne se soucie pas depsychologie; de part et d'autre, on se hate vers l'ordre encyclopedique.Cependant, la difference est de taille : en efTet, l'inversion des facultes del'imagination et de la raison modifie la nature du processus d'abstractionqui est a I'eeuvre ici et lao Bacon, a peu pres fidele sur ce point a l'ensei­gnement du livre III du Traite de l'dme d'Aristote et au demier chapitredes Seconds ana/ytiques, represente ce progres de l'abstraction de lafacon suivante :

« Que les choses soient ainsi, c'est ce dont il est aise de s'assurer en remon­tant Ii l'origine des choses intellectuelles. Les seuls individus frappent lessens, qui sont comme la porte de l'entendement. Les images des individusou les impressions recues par les sens se gravent dans la memoire et s'ylogent d'abord comme en leur entier et telles qu'elles se presentent ; puisl'ilme humaine les recole et les rumine. Entin, ou elle en fait simplement Ierecensement, ou elle les imite par une sorte de jeu, ou elle les digere en lescomposant et les divisant» 38.

L'ame rationnelle se caracterise par ceci qu'elle est principe d'ordre;ordre des choses recues conserve dans la memoire, ordre libre de l'imagi­nation, ordre de connaissance par analyse et synthese dans la raison. Orle libre jeu de l'imagination pennet a la raison de s'afTranchir de l'ordrede la memoire et met done en eeuvre la puissance d'invention de l'amerationnelle. Quand, dans Ie Discours preliminaire, D'Alembert repond auPere Berthier, puisque c'est lui qui repond precisement sur ce point, ildeclare que l'inversion de l'imagination et de la raison est « conforme auprogres naturel des operations de l'esprit » 39. La raison, comme entemoigne la geometric, est elle-meme une puissance creatrice, creatricedes etres abstraits, et elle n'a pas besoin pour cela du libre jeu de l'imagi­nation, laquelle, pour sa part, cree en imitant, c'est-a-dire en etant fidele ala fois a la memoire et a la raison 40.

Or ce debat sur l'invention commande le sens meme de la connais­sance et de son proces d'abstraction. EfTectivement, en mettant en rap­port les facultes avec les sciences, Bacon s'applique a donner une echelledes modes de connaissance. L'histoire (naturelle, civile) a pour objet lesindividus, qui sont determines par des parametres de temps et de lieu :l'ordre est ici un ordre de contiguite entre les etres individuels, ordre

38. De Augmentis, II, I, p. 55 a-b. Diderot paraphrase ce texte au moment d'exposer defacon discursive Ie « Systeme figure », in DPV, t. V, p. 105.

39. Discours, p. 47-48, 65.40. On notera cependant que, lorsqu'il passe de I'exposition genetique al'exposition his­

torique, D'Aiembert retrouve Ie classement baconien (les temps successifs de l'erudition, desbelles-lettres, de la philosophie).

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recueilli de l'experience par la memoire, ordre par consequent phenome­nal. La poesie, elle, a toujours pour objets les individus, mais composesavec fantaisie al'imitation de l'histoire naturelle : l'ordre est ici de fantai­sie, c'est-a-dire, quoique encore attache au monde concret, il n'est plusastreint al'ordre donne phenomenal. La philosophie, enfin, qui porte surles notions abstraites, et non sur les individus, compose ces notions exlege naturae et rerum ipsarum evidentia : l'ordre est devenu l'ordre de lanature meme, Ainsi, de la memoire a la raison, l'ordre passe inductive­ment du divers contigu des etres concrets, fixe parce que donne, al'enchainement rationnel des natures (pour reprendre Ie terme de Bacon)conformement ala loi naturelle. Connaitre, c'est aller du sensible au reel,du phenomene a la loi, de l'homme a la nature meme, Tout l'effort del'induction baconienne est de lever, dans la connaissance, l'hypothequeque font peser les facultes de la connaissance humaine : dans la memoire,la connaissance est astreinte a la phenomenalite ou nous melons notrenature humaine a la nature des choses; dans la philosophie (si elle estpossible), la connaissance est conforme al'ordre meme des choses. II fautdone reduire l'homme au profit de l'etre des choses. Nous sommes ainsiaux antipodes de la justification que Diderot donne pour le choix de latripartition :

« Pourquoi n'introduirons-nous pas l'homme dans notre ouvrage, comme ilest place dans l'univers ? Pourquoi n'en ferons-nous pas un centre commun?Est-il dans l'espace infini quelque point que nous puissions avec plusd'avantage faire partir les lignes immenses que nous nous proposonsd'etendre Ii tous les autres points? »41.

L'homme est ici la reference obligee. La methode dont l'ordre est misen oeuvre dans l'ordre encyclopedique est conforme a la nature del'homme, elle a cessed'etre le passage de l'homme ala nature. L'hommeest desormais separe de la nature.

Le baconisme n'est pas baconien. II faut cependant nuancer ce juge­ment, aconsiderer Ie role de la tripartition aun autre egard, Au compterendu du Pere Berthier, Diderot se contente d'abord de repondre par uncoup publicitaire : a sa lettre-reponse, il joint l'article «Art». Or cetarticle fait la preuve d'une grande fidelite a Bacon sur un point fonda­mental. On a pu noter " que la tripartition des trois facultes permettait aBacon d'evacuer la vieille et traditionnelle division entre philosophietheoretique (metaphysique, mathematique et physique), pratique (ethique

41. DPV, t. VII, p. 212.42. Lisa JARDINE, Francis Bacon. Discovery and the Art of Discourse, Cambridge, Cam­

bridge University Press, 1974, p. 97 sq.

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et politique), poetique (l'ensemble des arts). II suffit de considerer lestrois colonnes pour voir qu'elles incorporent, chacune selon son mode, etl'inventio rerum et l'inventio operum. Bacon inscrit dans les divisions dessciences et des arts internes Ii I'histoire, la poesie et surtout la philo­sophie, sa logique inductive : l'invention theoretique des causes reelles dela nature vaut comme deductio ad praxin, comme puissance d'inventerdes oeuvres. Or dans l'article « Art », Diderot multiplie les references etles paraphrases baconiennes.

« Apres avoir remarque avec un philosophe que je ne me lasse point delouer, parce que je ne me suis jarnais lasse de Ie lire, que I'histoire de lanature est incomplete sans celie des arts, et apres avoir invite les naturalistesacouronner leur travail sur les regnes des vegetaux, des mineraux, des ani­maux, etc., par les experiences des arts mecaniques, dont la connaissanceimporte beaucoup plus ala philosophie,j'oserai ajouter ason exemple : ergorem quam ago, non opinionem, sed opus esse; eamque non sectae alicujusaut placiti: sed utilitatis esse et amplitudinis immensae fundamenta » 43.

En verite, toute connaissance est art, car l'art est l'operation parlaquelle l'esprit, ayant commence par faire des observations sur la natureet sur l'emploi des choses, forme Ii partir de ce qu'il a recueilli un systemede regles tendant au meme but et autorisant un progres nouveau. Spe­culation et pratique ne doivent pas etre separees, car la pratique permetl'invention des regles et les regles, reprises par la speculation, conduisentIi de nouveaux effets. La condition pour que la connaissance humaineobeisse Ii une structure de progres est qu'elle invente inductivement lesregles et qu'elle deduise pratiquement les efIets, Ii titre de productionshumaines ou naturelles. Que l'effort speculatif mene Ii une connaissanceessentielle de la nature, comme Ie veut Bacon, ou Ii une connaissance lar­gement conventionnelle, dans son effort methodique meme, comme Ielaisse entendre Diderot, dans les deux cas l'invention des causes ou desprincipes permet de produire des effets pour l'utilite des hommes. Dansles deux cas Ie savoir non seulement mene Ii une pratique qui est au ser­vice des hommes, mais encore s'en nourrit pour de futurs progreso SiBacon et l'Encyclopedie divergent Quant au statut epistemologique del'abstraction, Quant au statut metaphysique de la connaissance humaine,ils s'accordent Quantau statut final du savoir : amenager la vie et menagerIe bonheur des hommes. « Science et puissance humaines aboutissent au

43. DPV, t, Y, p. 399. Diderot cite un passage des Cogitata et visa, ed, James SPEDDING,

Londres, Longman, 1858, t. III, p. 618.

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meme, car I'ignorance de la cause prive de l'effet. On ne triomphe de lanature qu'en lui obeissant ; et ce qui dans la speculation vaut commecause, vaut comme regie dans l'operation »44.

Michel MALHERBE,

Universite de Nantes,Departement de Philosophie,

Chemin de la Sensitive du TertreB.P. 1025, 44036 Nantes Cedex

(mai 1991).

44. Novum Organum, op. cit. supra n. 30, !iv. I, aph. 3, p. 233.