Au-Dela de Nos Limites Biologiques - Miroslav Radman

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Miroslav Radman avec Daniel Carton

Au-del de nos limites biologiques

PLON www.plon.fr

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Plon, 2011 ISBN : 978-2-259-21513-8 Couverture : Photo de l'auteur : IVAN POSAVEC www.plon.fr

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Avant-proposCet ouvrage sinterroge sur la possibilit de prolonger la vie humaine avec lallongement de son temps de jeunesse. Mais loin de vouloir assommer le lecteur avec un dfil de considrations scientifiques assenes du haut de ma chaire, je me vois plutt, travers ce texte, comme minvitant chez lui bavarder autour dun bon verre de vin ! Il ne sagit donc pas de littrature, ni de science, pas mme de science-fiction, mais plutt de science- inspiration. Ma tche est celle dun chercheur et dun trouveur , non celle dun crivain, ft-il scientifique. Si ce livre suscite des discussions sur les capacits de lhomme transgresser les limites de sa propre biologie, il aura atteint son but : vous initier des bouleversements venir que je crois inluctables. Au fil de ces pages, en nous appuyant sur des donnes scientifiques rcentes, nous nous poserons la question suivante : aurons-nous le courage daller au-del des limites de la biologie humaine qui est fondamentalement celle des primates des singes ? Nous avons accept sans tats dme de compenser nos handicaps biologiques par les prothses mcaniques, optiques, lectroniques et chimiques (les mdicaments). Mais nous butons sur les barrires thiques, philosophiques et religieuses, quand il sagit de rsoudre nos problmes biologiques par la biologie ! On peut argumenter que la pharmacope classique utilise les produits biologiques, ceux provenant des plantes, champignons et bactries. Mais, la transplantation dorganes mise part, on nose pas utiliser la biologie et la gntique humaine pour pallier les problmes biologiques humains. Or, nous savons que parmi les milliards de gnomes individuels de lhumanit, nous aurons les moyens didentifier une rsistance gntique toute maladie humaine, ou presque. Ces rsistances se trouvent le plus souvent au niveau de quelques lettres du livre gntique individuel. Est-il monstrueux dimaginer quon soit un jour lenfant de lhumanit, au lieu de deux parents ? Avec une sant de fer, ou mieux, la longvit comme rcompense ? Pourquoi laisser au seul hasard le soin de choisir les rares heureux gagnants de la loterie gntique ? Cest comme si lon dcidait de laisser pour toujours le droit la malchance de choisir les victimes innocentes du handicap gntique. On veut bien tenter la thrapie gnique somatique, cest--dire celle destine corriger les effets nfastes des mutations hrditaires au niveau des cellules du corps, celles qui ne se transmettent pas. Mais on sanctifie la ligne germinale humaine comme si elle tait parfaite pour tout le monde et on laisse tranquillement les maladies hrditaires se propager. Pourquoi ? Ce livre est inspir surtout par lide quil est possible de prolonger la vie humaine en bonne sant. On va samuser imaginer les consquences de cette longvit celle des jeunes centenaires au moment o la rue proteste contre le travail au-del de soixante ans, mme si, justement, on est en bonne sant. Les vieillards biologiquement jeunes prendront-ils lemploi de leurs enfants et petits-enfants, ou pourront-ils tre lorigine de davantage demplois pour les jeunes ? Sans prjuger lavenir, le fait est que, jusquici, chaque progrs scientifique et technique majeur a gnr dnormes crations demplois. Je voudrais enfin transmettre, au fil de ces pages, la culture scientifique, lesprit et la mthode du chercheur. Faire comprendre mon mtier. Parce quils nont jamais voulu faire cet effort, nos dirigeants nont pas su crer une politique de la recherche productive, cest--dire gnratrice des dcouvertes, des surprises, qui changent le monde et la vie humaine. Aujourdhui, les objectifs de la science ne sont conus qu court terme. Il nous faut tre tout prix rentable court terme

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pour contenter et rassurer les fonds dinvestissement. La consquence en est que la science devient impuissante parce quelle est castre par la culture corporatiste incompatible avec lesprit de libre exploration. Ma science moi est libre comme lair, mais son ventuelle application doit pralablement passer par la discussion publique, sans prjugs. La libert de la cration et la responsabilit daction, nous allons en parler dans ce petit livre.

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Je me prsenteSurvivre, voil le seul enjeu qui compte ! Je me suis accroch la vie mme avant ma naissance. Jai refus de me faire avorter ! Ma jeune future mre Vesna se dcouvre enceinte de moi en 1943, consquence dun petit cong de son amoureux, robuste pcheur, alors guerrier partisan en Bosnie, mon pre Nikola. Cela se passe dans un minuscule village catholique de pcheurs, Maslinica (le petit olivier), sur lle croate de Solta, avant lvacuation de sa population par larme allemande vers Split. Ma mre, pas encore marie, dcide de ne pas donner naissance son enfant pour ne pas le voir souffrir et disparatre dans les tumultes de la guerre. Elle va recourir aux mthodes que lon pratiquait alors en cachette dans nos villages pour provoquer lavortement. Mais jai refus de collaborer. Je suis n en Croatie le 30 avril 1944 dans la cave de la petite maison de loncle de ma mre, dans Kamenita Ulica (rue des pierres), Split, sous les fracas des bombardements allis. Au tout dbut de ma vie, jai support ce boucan pendant des semaines, do mon amour pour la musique douce. Dans un tel remue-mnage, ma mre na rien trouv de mieux que de me donner pour prnom Miroslav : Celui qui clbre la paix ! deux ans, jai assist et, daprs les gens prsents, mme chant au mariage de mes parents. Ensuite, jai connu mon petit paradis : le grand jardin potager sur lle de Hvar. Je pouvais y jouer sans fin, mener tout seul, avec lauthentique casquette verte des partisans sur la tte, les petites batailles imaginaires que jai toutes gagnes. La guerre, les morts et les survivants, la victoire, le communisme nouveau, le culte de Tito, tel fut le dcor de mon enfance. Ce dcor imposait de clbrer la vie en prenant garde de ne pas la perdre. Tout gamin, je le savais : je devais pouvoir rire de tout. Et puis chanter ! Chaque soir avant daller dormir, ma petite famille chantait doucement nos vieilles chansons polyphoniques dalmates trois voix. Au coucher, nous ne nous brossions pas les dents mais nous chantions rituellement. Rire, chanter, ces deux verbes nont plus jamais cess dtre, pour moi, la formule de survie ! Tout mintressait pendant mon enfance. Sans le savoir, je suis devenu autodidacte. Fascin par les bateaux entrant dans la baie de Jelsa sur mon le de Hvar, la fin de la journe, une seule chose comptait mes yeux : tre capable de raconter mes parents quels bateaux javais vus. trois ans, je savais o tait inscrit leur nom sur leur coque. Je me les imprimais dans ma petite tte, puis je courais la maison avant que leur image sen efface en criant la porte : Vite maman, le crayon ! Heureusement pour mon ducation, les sacs en plastique nexistaient pas encore. Le seul papier que nous avions tait celui des emballages. Jy reproduisais limage en hiroglyphes, en demandant : Quel bateau est-ce ? Parfois ma mre devinait. Bakar. Sinon, il me fallait courir et rpter mon petit stratagme. Ensuite, je suis devenu plus malin. Je dcoupais le bout du sac en papier, prenais le crayon avec moi, et je copiais. Facile a ! Cest ainsi que jai appris lire et crire quatre ans. Mes cours de perfectionnement se faisaient par la lecture du journal mural polycopi placard au centre du village et qui, invariablement, se terminait toujours par ces deux slogans : Mort aux fascistes , Libert au peuple . Jai pu entrer lcole avant lge requis. Ainsi commena cette ducation qui me donnait un pouvoir inattendu : pendant les vacances scolaires dans la petite Maslinica, mes tantes illettres dpendaient de moi pour la lecture et lcriture des lettres aux hommes de la famille exils en Argentine, au Chili ou en Californie. Toutes commenaient par : Mon cher frre, je vais bien, ce que je souhaite toi aussi...

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Petit diable, mais trs gentil et clin, jai su sduire les mres de mes belles copines du lyce de Split. Leurs filles avaient la permission de sortir le soir condition de rentrer avec Miroslav . Promesse tenue ! Au lyce, le premier enseignement que jai reu de deux ou trois professeurs, et qui est rest grav au plus profond de moi, est celui-ci : ce que lon fait est moins important que comment et avec qui on le fait . Chaque jour, aussi, je passais au moins cinq heures faire du sport. Jadorais laviron, le basket. Le reste du temps : la guitare, les filles... Jai compris bien plus tard que javais eu une grande chance pendant mes tudes, et dans ma profession : il sest toujours trouv quelquun devant moi pour, sans que je men rende compte, mouvrir les portes. Je dois beaucoup la gnrosit de ceux qui mont permis de ne jamais devoir attendre devant ou frapper sur des portes fermes. Cest ainsi dailleurs que je suis entr Paris lAcadmie des sciences sans jamais avoir envoy mon CV quiconque, jusqu ce que sa prsidente, Mme Marianne Grunberg-Manago, me le rclame. Elle, mon ami limmunologiste Jean-Claude Weill et surtout lancien doyen de la facult parisienne de mdecine de Necker, Philippe Even, mont chang la vie en France. Cest grce eux que je suis devenu un heureux et fier Franais. Les grands personnages scientifiques, Piotr Slonimski, Franois Jacob, Matt Meselson, Sydney Brenner avec son hilarant sens de lhumour , et Max Perutz mont fait le privilge de leur amiti, creusant sous mes pieds une immense source dinspiration et daspiration lexcellence. Je ne vais pas ici vous raconter plus avant ma vie. Mais il me revient encore cet pisode que je veux vous livrer. Ctait en 1986, javais pass la quarantaine. Un soir, seul dans ma grande chambre de lhtel Grand Palace Tokyo, jai fondu en larmes, des larmes comme celles que pouvait verser lenfant que jtais sur son le. Je mtais rendu au Japon avec une dizaine de grands scientifiques de la plante, invits de la famille impriale nippone, en loccurrence dune grande dame, la princesse Takamatsu, sur de lempereur. Nous tions accueillis, nous aussi, comme des princes. Jentre donc dans la trs luxueuse chambre dhtel qui mavait t rserve, puis, dans la salle de bains, un incroyable endroit ressemblant une cabine de pilotage dAirbus. Des boutons sur ma gauche, des manettes sur ma droite. Des boutons pour contrler la temprature et lintensit des jets deau de la toilette, dautres pour lambiance, lumire et climatisation, etc. La symphonie du high-tech. Trs amusant. Soudainement, mes larmes se mirent couler toutes seules. Dun seul coup, je me revis cinq ans avec une petite pelle mtallique et portant jusquau logis la braise rouge brlante de chez la voisine, tante Kate . Chaque fois que la fume du feu de bois sortait de la chemine de la tante Kate avant que la ntre ne soit active, ma mre me pressait de traverser le potager pour aller chercher de la braise afin dallumer son feu elle. Pourtant, elle avait toujours une bote dallumettes ! Jai compris plus tard que mes expditions travers le potager navaient quun seul but : lconomie dune allumette. Le souvenir de cette allumette pargne et, trente-cinq ans plus tard, moi me retrouvant dans ces inimaginables toilettes farcies de technologie... La brutalit de ce contraste mavait rattrap sans prvenir. Tout au long de mon enfance, je nai jamais vraiment ralis que jtais pauvre. Au contraire, il ny avait aucun doute que jtais un prince puisque lautorit suprme, ma mre, men avait facilement convaincu. Si je me suis senti un jour misrable, cest bien plus tard, alors que jtais dj directeur de recherche au CNRS Paris. Ce jour o un huissier sen vint frapper ma porte et il ne se trompait pas de porte. Malgr tout, et surtout cause de mes trois enfants, il mavait fallu trouver la force pour rsister, survivre et russir. En cours de route, jai ralis que la rsilience a t bien plus importante dans ma (sur)vie que le talent ou lapprentissage. Si lon est trs actif et je pense pouvoir dire que je lai toujours t 7

, les choses arrivent. Des bonnes. Des mauvaises. Mais il faut toujours tre l, vivant, en bonne sant, toujours aux aguets, pour, au moment le plus inattendu, tre prt saisir la chance qui sourit, la bonne nouvelle qui survient. En bon vivant, jai toujours clbr les bonnes nouvelles et oubli les mauvaises. La rsilience est aussi un des sujets de ce livre. Mon pre, fort gaillard et brillant pcheur, my a entran. Jtais son rameur sur notre petit bateau de pche en bois. douze ans, javais beau tre maigrichon, a ne le dispensait pas de me rveiller 4 heures du matin. Le plus souvent, mme sous le brlant soleil dt, il ne me faisait pas lcher les lourdes rames avant midi. un mille de la cte, une fois les poissons trouvs par cinquante mtres de profondeur, il fallait tenir le bateau au mme endroit face au nombre infini de combinaisons des directions et des vitesses du vent et du courant marin. Sinon, le tonnerre de mon pre tombait sur moi. Sa voix cent dcibels me donnait des palpitations. La complexit de cette tche na jamais trouv dquivalent plus tard, mme dans mes recherches scientifiques ! Mais mon pre avait un sens pdagogique trs personnel. Lorsque je suis devenu docteur s sciences luniversit de Bruxelles vingt-cinq ans, il ma compliment ainsi : Ceux qui tont donn le doctorat sont plus fous que toi ! Chez moi, en Dalmatie, Split en particulier, on paye trs cher la tentation dattraper la grosse tte. La cruaut verbale y est rige en art. Il faut avoir le sens de lhumour et, surtout, de lautodrision pour y survivre. Jespre que cela excusera ma libert potique et lesprit provocateur que vous trouverez dans ces lignes tout en ayant le souci de ne pas me rpter, afin que ni vous ni moi ne mourions dennui.

Je vous prsente mon livre Vous avez maintenant une ide de ma relation intime, prnatale et postnatale, avec la survie. mon ge, le thme de ce livre simpose. Depuis 2004, jtudie un aspect fondamental de la vie trs peu observ : sa robustesse ! Jai voulu galement faire des recherches sur ses limites. Savoir sil serait un jour possible de prolonger la vie, de prolonger la jeunesse. Jai voulu savoir si un jour viendrait o il nous serait permis de faire marche arrire, de rajeunir ! Le but vritable ntant pas de vivre longtemps, mais de vivre intensment ! Rver avec en tte cette seule question : Que se passerait-il si... Cest lcriture dun scnario qui pourrait devenir ralit, un exercice de prparation pour un futur, peut-tre pas si lointain. Car les recherches trs rcentes de trois laboratoires, dont le mien, viennent dlucider la base molculaire de la robustesse de la vie, et nous sommes surpris par la simplicit avec laquelle certaines espces rares deviennent extrmement robustes. Increvables . Il sagit de produire dans les cellules un cocktail des petites molcules qui protgent la machinerie fonctionnelle cellulaire contre les dgts qui arrivent on le pensait invitablement. Cest pourquoi les scientifiques se sont concentrs sur les recherches des mcanismes de la rparation des dgts molculaires. Or le plus simple est de prvenir, dempcher les dgts sur les molcules rparatrices qui, ds lors, seront en meilleur tat et, en plus, seront moins sollicites ! Cest exactement ce qua donn la slection naturelle dans les conditions extrmes : la prvention par la protection plutt que linvestissement exclusif dans la gurison (thrapie) au niveau des rparations molculaires. De quels dgts sagit-il ? Apparemment des dgts oxydatifs la corrosion, la rouille du matriel biologique frappant sa machinerie fonctionnelle, les protines. Depuis longtemps, on sait que loxygne est une chance mais aussi une menace pour la vie. forte dose, il tue. On a 8

dcouvert que les molcules protectrices sont universelles : celles des espces robustes protgent aussi celles des autres espces. Il devient possible dimaginer la protection de nos propres cellules par une potion magique isole et prleve partir des bestioles robustes. En dautres termes, nous pourrions capter et utiliser notre profit ce qui permet dautres espces de vivre longtemps et en pleine forme. La formidable esprance suscite par cette possibilit ne doit pas occulter les questions quelle soulve : voulons-nous vraiment vivre plus longtemps en pleine forme ? Est-ce que ce sera donn tout le monde ou de faon slective ? Que pouvons-nous gagner individuellement et que pourra y gagner la socit ? Car si notre approche ne russit pas, une autre, un jour, nen doutons pas, russira. Pour nos socits, il y aurait bien des bnfices retirer de ces recherches sur lantivieillissement. Notamment ceux concernant directement les personnes avec une longvit saine, mais aussi ceux de la Scurit sociale, car la plupart de nos maladies sont directement lies lge. Si lon supprimait ces maladies, les hpitaux nabriteraient plus alors que des services de spcialits traumatologiques pour les accidents (ski, voiture, feu...) et les suicids. Sil ny a aucune bonne raison biologique de vivre deux cents ans, y a-t-il des raisons culturelles ? Imaginons lvolution culturelle dune socit dhommes et de femmes de cent ou cent cinquante ans, jeunes mentalement et physiquement, avec une exprience de la vie et une exprience professionnelle immenses ? Une socit avec beaucoup plus de gens culturellement productifs que biologiquement reproductifs ? Serait-ce une mauvaise perspective ? Seront-ils des freins, en conservant les traditions ou, grce leur exprience, des acclrateurs des arts, des sciences et de laptitude vivre ensemble ? Et, pour ne jamais oublier que tout cela ne constitue que des projections imaginaires et incertaines, il faut apporter une dose chronique dhumour ! Mon ami, le Dr Zoran Dermanovic, ma pos une question pratique et impertinente : pourquoi se limiter seulement aux aspects politiquement corrects ? Si lon trouve les substances anti-ges ou, mme, llixir de jouvence, il doit tre facile de trouver leurs antidotes avec un traitement vieillissant ! Entendez alors le jugement dun redoutable criminel : cette honorable cour vous condamne, M. X ou Mme. Y, deletio vitae partialis (bref, raccourcissement de la vie) de vingt ans ! Puis, en cas derreur judiciaire avre, on pourrait toujours faire alors bnficier le condamn de vingt ans de rajeunissement. Formidable ! Voil la fin de lengorgement des prisons... Nous allons donc ici tenter de toucher au fond de certains aspects de la nature humaine en ne nous dispensant pas den sourire. Car lhumour est prcieux. Il joue un rle primordial dans la lutte pour la survie. Rarement on a gnr autant dhumour noir que dans Sarajevo durant les quatre ans de sige et de bombardements assassins. Srieux sont seulement les privilgis ayant peur de perdre les privilges quils nont pas mrits. Profondment curieux et insatiable de nature, ds que mes recherches originales taient tablies ( mainstream , comme on les appelle maintenant), je les abandonnais pour me mettre en danger comme un dbutant dans un autre domaine. Par exemple, je suis lorigine de la dcouverte du systme SOS (encore, le sauvetage de la vie en danger !) et dun des systmes de correction des erreurs gntiques, mais quand une centaine de laboratoires se sont mis travailler sur ces sujets, jai dsert. Je suis parti chercher ailleurs. Vers ce vaste chantier du vieillissement, avec en tte cette seule et lancinante question : Est-il concevable de prolonger la vie humaine saine ? La rponse est clairement oui. Pour quoi faire ? On en discutera car le sujet est intressant, mais aussi et surtout, il peut tre amusant. On ira aussi loin quimaginer, le temps 9

finalement venu, comment on peut mourir joyeusement, trs vieux, par un ultime orgasme dintensit mortelle... ! Est-il scientifiquement dplac de parler de prolongation de la vie humaine saine et dabuser du temps des lecteurs ? Je ne suis pas sr. Imaginez une souris plutt duque qui se demanderait sil est thoriquement possible de vivre plus que deux ans et demi son esprance de vie moyenne ? Mais, bien sr que oui, dira-t-elle, regardez lespce humaine, surtout les femmes, mammifres comme nous, qui vivent trente quarante fois plus longtemps ! Et puis elle en viendra mme se souvenir quil existe une espce de rat sans poil qui vit vingt-huit ans ! Donc, cest bien possible ! Mais la nature ne se soucie gure des dsirs des souris et des hommes de vivre longtemps une fois achev le temps de la reproduction. Or nous, les humains, nous nous aimons et nous sommes bien capables de continuer nous aimer bien aprs larrt des cycles hormonaux de la reproduction. Cest pourquoi nous naurons dautres choix que de ruser avec la nature. Lgitimement, car chaque espce vivante repousse depuis longtemps les limites de ses capacits. Lhomme nest pas une exception. Il triche dj : lunettes, prothses, mdicaments de toutes sortes. Nous disposons dun grand rpertoire pour renforcer les capacits humaines par des moyens mcaniques, lectroniques et chimiques afin de neutraliser nos handicaps biologiques et renforcer nos aptitudes innes. Bref, jusqu maintenant, nous avons tout fait pour viter le handicap et la mort naturelle. Il suffit de continuer de tricher laide de la science actuelle ! Nous sommes fiers de pouvoir pallier les problmes biologiques de lhomme. Or, les interventions biologiques rencontrent une rsistance philosophique largement irrationnelle. Nest-il pas sens de vouloir rsoudre les problmes humains biologiques en appliquant les connaissances de la biologie ? Aujourdhui, et cest trs encourageant, la vie humaine sallonge rgulirement de six heures par jour sans que lon sache exactement pourquoi ni comment. Ainsi, prolonger la vie humaine nest pas impossible puisque cela se passe dj ! La seule question fondamentale qui nous est pose se rsume en somme celle-ci : sommes-nous prts acclrer ce processus ?

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LA RALIT DE L'IMMORTALIT

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1La science du vieillissement

Le vieillissement implique la concidence de deux critres. Le premier est que la probabilit de la mort nimporte quel ge augmente avec lge. Cette dfinition statistique sapplique toute espce, de la bactrie ou de la levure jusquaux mammifres. Elle reflte la nature progressive et multiplicative du vieillissement. On dit que le taux de mortalit augmente exponentiellement avec lge. Par exemple, la probabilit de mourir double chez lhomme tous les huit ans. Cela veut dire qu soixante ans la malchance de mourir dans lanne qui suit est de 32 fois plus grande qu vingt ans. cent ans, elle est de 1 024 fois plus grande qu vingt ans ! Le second critre est que les changements apparaissent chez tous les individus sous forme de diverses dficiences psychologiques et apparentes : rides, cheveux blancs, diminution de la souplesse et de la vitesse des mouvements, etc. La maladie et la mort touchent, elles, seulement une partie de la population. Aussi, lorsquon entend parler de lextension de la vie humaine ou dune autre espce, est-il utile de distinguer sil sagit des changements de la dure moyenne de la vie ou de la dure maximale de la vie ? Par exemple, la dure moyenne de la vie humaine a doubl depuis le XIXe sicle essentiellement par la diminution de la mortalit infantile due aux maladies infectieuses et ce, grce lamlioration des conditions de vie, non cause dun changement intrinsque de la biologie humaine. En revanche, laugmentation de la dure maximale de la vie signale bien, elle, un changement de la biologie humaine. La biologie de Mme Jeanne Calment, lancienne doyenne des Franais et du monde morte cent vingt-deux ans, est significativement diffrente de la biologie dune personne duque et riche morte trente ans dune pneumonie ou dun cancer. Si la dure de vie moyenne et maximale augmente ce qui est, jimagine, souhait par chaque membre de la population humaine sauf celles qui souffrent de tendances suicidaires , on doit considrer quil sagit dun changement de la biologie humaine. Cette possibilit, ou option, sera amplement discute. Plusieurs voies dtude du vieillissement sur des organismes aussi diffrents que la bactrie, la levure, un champignon, un ver microscopique, une mouche, la souris ou lhomme nous ont conduit vers une meilleure comprhension des mcanismes du vieillissement. Les approches taient aussi trs diffrentes : tude des gnes impliqus dans le raccourcissement ou la prolongation de la vie, syndromes hrditaires qui prdisposent un vieillissement acclr (les progrias), conditions physiologiques qui prolongent la vie des animaux telles que la restriction calorique, par exemple. La plus importante de ces approches est peut-tre la dcouverte des mutations (qui gnralement sont les handicaps gntiques) dans un gne spcifique qui doublent la vie maximale danimaux qui restent en bonne sant. Ds lors sest impose la question de savoir si cela tait aussi possible pour nous, et pas ncessairement par mutation. La plus spectaculaire et la plus molculaire dcouverte en relation avec le vieillissement couronne en 2009 par le prix Nobel dcern aux trois chercheurs Elizabeth Blackburn, Carol Greider et Jack Szostak est celle qui a montr sur des cellules animales et humaines que la cause de larrt final de la division cellulaire est le raccourcissement de bouts de chromosomes appels les tlomres. Les tlomres sont les squences de lADN. Ils protgent les bouts de chromosomes par leur structure ferme , replie sur elle-mme comme une pingle cheveux, 12

grce une squence rptitive (comme abcdabcdabcd...). Leur perte laisse les bouts chromosomiques ouverts comme des blessures molculaires signalant la cellule larrt de la division. Les tlomres se raccourcissent progressivement chaque duplication des chromosomes pour finir par disparatre, car lactivit de la protine qui synthtise le tlomre (la tlomrase) diminue progressivement chez les cellules diffrencies. La cellule chromosome sans tlomre ne se divisera plus, et souvent elle mourra par suicide programm. La raison pour laquelle les cellules cancreuses narrtent pas leurs divisions est que la malignit implique aussi lactivation de la tlomrase ! la fin de 2010, les chercheurs ont montr que le destin cellulaire, mortel par la perte de la tlomre, est rversible par activation artificielle du gne de la tlomrase. Donc, encore de lespoir ! Mais, pourquoi la tlomrase steint-elle chez les cellules diffrencies normales et pas chez les cellules embryonnaires (ou souches) et tumorales, cela reste une question cl qui attend la rponse. Jen ferai une proposition dans ma tentative de rduire le vieillissement en mattaquant sa cause principale. Chaque systme exprimental, chaque approche exprimentale, mne un modle diffrent. On a vu le cas o la tlomrase est centrale au vieillissement. Les autres protines vedettes sont les sirtuines dcouvertes dans la levure mais existant aussi chez lhomme. Les sirtuines bloquent lexpression de certains autres gnes et protgent contre une bizarre instabilit gntique menant une dficience fonctionnelle. Le klotho, du nom de la desse grecque qui tisse le fil de la vie, est une hormone protique qui affecte le mtabolisme nergtique et oxydatif. Quand il y a un dficit, la vie est raccourcie. Si lon en rajoute davantage, elle est prolonge. Les mitochondries organelles o lnergie biologique est produite et o les radicaux libres1 doxygne sont gnrs et librs sont certainement impliques dans le vieillissement. Dun champignon la souris, on montre que des dfauts dans les mitochondries peuvent acclrer le vieillissement. Puis, il y a les insultes. Par exemple, les insultes photochimiques (rayons solaires), radiochimiques, les produits toxiques, etc., peuvent acclrer le vieillissement en gnral par formation de radicaux libres agressifs. Ce qui compte, surtout, cest ltat des mcanismes cellulaires de dfense contre les dgts chimiques. Cest mme dterminant pour le sort de la cellule ou de lorganisme vieillissant. Alors, est-ce trop compliqu ? Ny a-t-il pas despoir quon comprenne bientt le vieillissement ? Pas ncessairement. Cest mme peut-tre le contraire : banalement simple ! Car si, pour chaque machinerie peu complique, il y a mille faons de labmer ou de la dtruire, a ne veut pas dire pour autant que dans la ralit de la vie nimporte quelle cause possible peut intervenir. On peut immobiliser la voiture laide dune massue, mais la massue est rarement la cause des pannes de voiture. Or, les chercheurs vendent leurs recherches comme si cela tait le cas, en expliquant que leur massue est la cause du vieillissement. On apprend peu des expriences sur le vieillissement naturel si, pour ce faire, on dtruit une fonction cellulaire qui marche bien. Les mutations ou les conditions physiologiques qui prolongent la vie sont scientifiquement plus intressantes. Construire une voiture capable de parcourir cinq millions de kilomtres est intressant, la massue ne lest pas ! Il y a des questions plus pertinentes que les autres. Par exemple, est-ce que les cellules de tous les organes vieillissent de la mme faon ? Nombreux sont les organes o les cellules doivent se renouveler, comme le sang, la peau, lintestin, le poumon. Ou bien les cellules du systme immunitaire dans la moelle osseuse qui ne cessent de se diviser. Ou encore celles dorganes dont la perte des cellules souches pithliales prognitrices provoque une dgradation rapide de lpithlium et du systme immunitaire avec comme consquence la perte de la protection de lorganisme et de sa beaut. Mais il y a dautres organes importants comme le cerveau 13

(spcifiquement les neurones), le cur, lendothlium vasculaire, les muscles moteurs, etc., o les cellules se divisent trs rarement ou pas du tout. Certaines de nos cellules reues la naissance vont donc pousser en taille mais pas en nombre. Pas de renouvellement par la division ! Alors, comment vieillissent ces cellules-l ? Pas par la perte des tlomres puisquil ny a pas de duplication des chromosomes, pas de raccourcissement des tlomres. Or les crises cardiovasculaires et les dmences, a nous concerne quand on a la chance de pouvoir vieillir. Finalement on doit, et on va, se poser la question : en dehors de la curiosit des chercheurs, quoi servent les recherches sur le vieillissement ? dvelopper les interventions thrapeutiques afin de ralentir, arrter ou peut-tre renverser le vieillissement chez lhomme ? Est-ce bien souhaitable ? Et pour qui ? Moi ou les autres ? Quel dlice thique, nest-ce pas ?

LADN revisit La science de la biologie molculaire tait intellectuellement domine par la notion de linformation, son stockage, sa transmission et son volution sous forme dun code-barre de trois milliards de nuclotides de quatre types diffrents (A, T, G, C) dans les acides nucliques : lADN pour les organismes cellulaires et lARN pour certains virus. Mais linformation biologique est importante la vie seulement dans la mesure de sa ralisation sa translation en fonction biologique porte par les protines. LADN est le programme et les protines sont les ouvriers qui ralisent ce programme. Donc, mme si le programme, lADN, est intact, sa ralisation peut se dgrader par des perturbations, par les dgts chimiques directs aux porteurs de la fonction que sont les protines. Larchitecte peut dessiner le projet dune parfaite maison, mais lincomptence de lingnieur, matre du chantier, ou des ouvriers, voire un budget trop serr, peuvent aboutir la construction dune maison minable. Dans le cas de la vie, larchitecte (lADN) est le designer du personnel excutant (protines) et le dpositaire du budget nergtique (protines des mitochondries). Il protge et scurise. Il ne fait rien mais il contrle, en principe, tout. Notre ADN est le matre de notre destin ! Le problme est quil nest pas parfait. Rien nest parfait , dit le renard dans Le Petit Prince. Comme les mutations dans lADN sont trs rares et disperses dans le gnome, il est improbable que les mutations frappent les mmes gnes dans la majorit des cellules pour que le fonctionnement de lorganisme entier vieillisse exclusivement cause des mutations. Dailleurs, toute mesure de mutations chez les organismes simples ou complexes, comme les humains, montre une trs lgre, parfois ngligeable, augmentation des mutations avec le vieillissement. Donc les problmes fonctionnels dans la majorit des cellules caractristiques du vieillissement sont vraisemblablement dus la dgradation de la qualit des protines sans que les mutations dans les gnes qui les dterminent soient sa cause directe. De quoi sagit-il ? La maladie est souvent la consquence complexe dinsuffisance initiale dune seule et mme protine pour la majorit, ou une grande partie, des cellules dun organe, tandis que le vieillissement et la mort naturelle sont les consquences dune dgradation progressive des fonctions portes par beaucoup de protines. On a pu mesurer la diminution des activits enzymatiques avec le vieillissement chez plusieurs espces animales, dont certains mammifres. Comment un dfaut dune mme protine dans la majorit des cellules pourrait-il se manifester un ge avanc sans que soit en cause lapparition de nouvelles mutations dans les gnes qui 14

dterminent la structure de cette protine ? Nous allons considrer plus loin cette possibilit.

Les experts Les chercheurs ont du toupet : ils dclarent compliqus les phnomnes quils ne comprennent pas. Au lieu de dire je ne sais pas , ils disent, parce quils ne comprennent pas, cest trs compliqu . Donc le vieillissement est trs compliqu. Ils en dduisent logiquement mais faussement : comme les manifestations du vieillissement sont complexes, les causes du vieillissement le sont aussi. Des demandes du financement de projets de recherche ont t refuses par les comits scientifiques qui ont dclar : Le candidat simplifie trop ; on sait que le vieillissement est bien plus compliqu que a. Except leur ignorance, ils nont aucun argument pour se montrer aussi premptoires, car il est possible que la cause du vieillissement soit simple mais quelle chappe notre analyse ou notre imagination. Il y a certainement des raisons valables refuser tel ou tel projet, mais ce ne sont pas celles que fournissent les comits dexperts. Si du point de vue des dtails techniques, les experts sont souvent raisonnables, en stratgie gnrale et en logique de base ils sont souvent fragiles. La majorit de ces experts ne savent pas prendre le temps dlaborer les stratgies de leurs propres projets. Ce qui les intresse, cest le succs immdiat, pas la science. Cela, cest le rsultat dune slection, par le biais du financement, de recherches censes tre dutilit immdiate, ce quelle sont rarement car elles slectionnent les chercheurs conformistes dmunis daudace et de passion. On doit la culture corporatiste que les projets des recherches pour le financement public ressemblent aux business plans industriels (plus volumineux et insenss) et que les chercheurs passent au moins la moiti de leur temps crire ces projets sans envergure. Je livre au public une bonne raison de se dbarrasser de cet exercice. Quon demande des projets dans le domaine de lingnierie, de la technologie et mme quon les programme , soit, mais il ne sagit pas de science crative. Ce nest pas de la recherche fondamentale, la seule vraiment originale et source des grandes perces imprvisibles, et donc non programmable. Programmer toute la recherche, cest lteindre. Et on stonne du dficit des innovations. Il y a une simple formule pour y remdier : si, par la qualit de ses publications, le chercheur a montr comptence, originalit et productivit au cours des cinq dix dernires annes, on lui donne largent pour quil continue encore cinq ans, puis on rpte alors lvaluation sur les mmes critres. Sans lui demander aucun projet, car, sil a une grande ide, soit il la cachera, soit, sil se dcouvre, il la verra rejete pour sa trop grande audace. Les jurys refusent de prendre des risques avec largent public. Ils jouent plac , pas gagnant. Voil cinquante ans que les plus grands le disent.

La logique du vieillissement et de son contraire Revenons sur le vieillissement. Mon propos est ici que mme sil y a une cause simple du vieillissement, les consquences doivent tre complexes. Mme pour une srie de voitures du mme modle, fabriques avec les mmes matriaux, le mme jour, sur la mme chane de production robotise, il ny aura pas la mme panne, le mme jour ou au mme kilomtrage sur toute la srie.Et pourtant, ces voitures sont bien plus simples que les organismes humains, elles 15

sont clones lidentique, ce qui nest pas notre cas. Donc, on sattend a priori une complexit des manifestations du vieillissement humain et a na rien voir avec la complexit des causes. Continuons par une question cl et simple pose par mon collgue et ami Antoine Danchin de lInstitut Pasteur : comment se fait-il que les bbs naissent bbs mme quand ils sont fabriqus par des organismes dj gs ? Par exemple, ma dentiste a donn naissance cinquante-huit ans deux bbs jumeaux en pleine forme. La fcondation est faite avec le sperme fabriqu par son mari lge de soixante-quinze ans : cent trente-trois ans parentaux ! De toute vidence, les organismes gs sont capables de produire la jeunesse. Comment ? On ne le sait pas. Et ensuite, pourquoi ne se servent-ils pas de cette capacit produire la jeunesse pour rester jeunes euxmmes ? Une premire explication est que le bb se construit par expression de ses propres gnes, pas de ceux de ses parents, et que les gnes de ceux-ci vieillissent sans quon sache comment. Une autre explication, que je prfre, est que les protines fabriques au cours de la croissance de lembryon sont toutes nouvellement synthtises donc fonctionnellement jeunes. Quand la qualit des protines qui fabriquent toutes les autres protines, y compris celles qui rparent et maintiennent en fonction les molcules cls de la vie, est bonne, on continue fabriquer de bonnes protines, on se dbarrasse des mauvaises, et on reste jeune pour un bon bout de temps. Combien de temps ? Combien de temps ? Clairement, lespce va lextinction quand les organismes commencent vieillir et mourir avant daccomplir la reproduction. La thorie volutive du vieillissement dit quaprs la reproduction, il ny a aucune pression slective biologique pour la dure de vie infertile, au moins en ce qui concerne les animaux sans hritage culturel, cest--dire sans transmission de lexprience. Mais, par la mme logique darwinienne, si la nature ne sintresse pas aux individus une fois la reproduction passe, il ny a rien non plus qui soppose leur vie postreproductive , sinon que ces vieux sont responsables de la consommation des ressources de leurs enfants et petits-enfants. Ici, on entre dans le domaine de la slection de groupe dteste par les volutionnistes. Pas par moi. Soit on oublie largument et rien ne soppose activement une trs longue vie, soit on pousse largument comme suit. Dans une socit o la connaissance augmente exponentiellement, lacquisition de ces immenses connaissances et surtout lexprience de la vie acquise grce elles favorisent les individus gs. condition videmment que ces vieux vitent le gtisme ! Et voil le plus justifi des projets : Staying alive vivre longtemps en pleine forme ! Si la slection de groupe ne marche pas dans lvolution biologique ce dont je doute , elle marche pour lvolution culturelle. Quen pensez-vous ?

La corrosion molculaire comme lhorloge de la vie ? Aprs le rsum des tendances actuelles dans la biologie molculaire du vieillissement, nous allons galement rsumer les tudes trs rcentes de la biologie molculaire des espces robustes afin de nous demander comment cette robustesse a pu leur permettre de se jouer de la fragilit des espces standard. Hlas, il ny a pas encore eu des recherches molculaires sur les espces immortelles telles que lhydre ou la mduse Turritopsis nutricula. Nous ne faisons que commencer. Les recherches sur les organismes robustes nous ont conduits la conclusion que le vieillissement et la mort surviennent la suite de la diminution de la qualit du protome (lensemble des protines dune cellule ou dun organisme) provoque surtout par le dgt 16

oxydatif plus communment appel corrosion. Laccumulation des dysfonctionnements cellulaires est probablement la consquence du mauvais fonctionnement des protines, en particulier de celles qui sont impliques dans la rparation et la maintenance molculaire. Do vient alors la rsilience des espces robustes ? Les recherches dans le laboratoire de Michael Daly aux tats-Unis et dans le ntre Paris ont pu identifier la cause premire de la dgnrescence fonctionnelle conduisant la mort cellulaire. Lidentification dun systme non enzymatique de protection contre les dgts oxydatifs touchant les protines comme facteur cl de la robustesse biologique extrme de la bactrie Deinococcus radiodurans suggre que lhorloge de la vie des organismes se trouve au niveau de la qualit des protines. Je vais maventurer ici dans llaboration dune problmatique de sant publique et des maladies lies lge, qui implique dabord des mesures biochimiques diagnostiques de la qualit du protome une sorte de bio-grontomtrie. Ce point de vue engage lapproche individualise dune mdecine prventive active. Si elle aboutit et nous sommes encore loin de la certitude, cette prvention ou protection biologique naturelle pourrait prolonger la vie saine de la population humaine et allonger la dure de vie maximale. Quelle est cette chimie du vieillissement et de la mort lhorloge de la vie que jai annonce et qui devrait intgrer toutes les recherches sur le vieillissement ? Actuellement, le meilleur candidat est la corrosion ou loxydation du matriel biologique cl, surtout celui qui assure le fonctionnement cellulaire les protines. Tlomrase, sirtuines, klotho, systmes de la rparation de lADN, du nettoyage biochimique et du remplacement des protines non fonctionnelles sont tous eux-mmes des protines sujettes la corrosion. En mesurant le niveau doxydation des protines, Earl Stadtman et ses collgues aux tats-Unis ont trouv, dj en 1988, quil augmente exponentiellement avec lge comme la morbidit et la mortalit. Mais on ne savait pas si cette oxydation tait la cause ou la consquence du vieillissement. Nos propres recherches ont prouv quelle en est la cause, que le vieillissement correspond une dgradation des fonctions vitales provoque par la corrosion des protines, au moins pour les bactries et petits animaux. Nous savons davantage encore : les petites diffrences dun seul acide amin sur une protine entire faisant partie du fameux polymorphisme humain suffit pour la rendre dix fois plus vulnrable loxydation. Et l se joue le destin de chaque individu : la vitesse du vieillissement de chaque protine qui, daprs son importance vitale, va dterminer le sort de lindividu.

Une nouvelle approche du vieillissement La stratgie fondamentale la base mme du dveloppement de la biologie molculaire est fonde sur ltude des consquences fonctionnelles (phnotypiques) des mutations dans un gne, parfois dans deux ou trois, chez les organismes portant cette mutation. Cette approche rvle le fonctionnement des gnes chez les organismes normaux ( type sauvage ) mais ne nous apprend rien sur les possibilits damlioration des performances de ces organismes normaux. Applique aux problmes de la sant humaine, lapproche classique de la biologie nous apprend beaucoup sur les causes des maladies gntiques hritables et sur les principes de la correction ventuelle de ces dfauts gntiques rares et spcifiques, mais elle ne nous apprend rien sur les causes des variabilits interindividuelles dans lmergence des maladies lies lge, et sur la survenue de la mort, dans la population humaine tout entire. En revanche, on pourra mieux comprendre les limites de la rsilience et de la longvit des 17

espces en tudiant les organismes mutants, ou espces rares, aux performances suprieures (rsilience, longvit) celles des espces standard, telle lespce humaine. Les espces robustes, ou les espces quasi immortelles (car elles existent), ont d voluer de faon djouer les goulots dtranglement responsables de la fragilit, et des limites de la longvit des espces standard. Ces considrations me poussent proposer une nouvelle approche pour tudier et comprendre le vieillissement, approche qui ne soppose pas aux rsultats des recherches antrieures. Au contraire, elle les intgre dans le rseau des consquences attendues et explique pourquoi toutes les maladies lies lge augmentent avec lge de la mme faon exponentielle, comme si elles avaient une cause commune. Sil nous tait possible dintervenir sur cette cause commune, leffet devrait se manifester sur toutes les maladies lies lge. Ainsi, lapproche propose nous offre une possibilit dintervention dans le domaine de la sant publique et de la longvit humaine via la prvention de toutes les maladies lies lge.

Tout systme dont toutes les parties sont remplaables peut devenir immortel condition quil y ait disponibilit illimite de lnergie ncessaire aux remplacements. La ligne germinale est pratiquement immortelle et le soma (corps) est mortel. Le soma est non seulement le vecteur (porteur et transmetteur) du gnome de la ligne germinale mais son fonctionnement (phnotype) est aussi soumis la slection naturelle. Cest ainsi quvolue la vie. La slection naturelle impose par lenvironnement est le tueur potentiel externe du corps (soma) et par suite de son gnome (ligne germinale) si la mort du soma survient avant la reproduction, cest--dire avant la transmission de la ligne germinale dans un nouveau soma. De lautre ct, les dficiences mtaboliques et les cancers sont de potentiels tueurs internes du soma. Comme les tumeurs voluent par mutations somatiques, le taux des mutations doit tre suffisamment bas pour assurer la survie reproductive qui ensuite fera face la slection environnementale. Cest la phnomnologie de base de la vie comme nous la comprenons aujourdhui. Le problme de la sant humaine, cest--dire du fitness , et de la longvit du soma humain peut tre considr de ce point de vue. Si la ligne germinale est par nature goste (R. Dawkins), la conscience de soi et lvolution culturelle font que le soma humain est aussi devenu goste et cherche prolonger son existence bien aprs que la reproduction a t assure, et cela par lhygine, la bonne nutrition, la vaccination et la mdecine. La bataille contre la mort, mene par les innombrables espces, suggre un large spectre de moyens applicables lespce humaine. Nous prsentons ici un largissement possible de ce spectre. Ce projet est cibl vers lexploration des mcanismes et vers le dveloppement de mthodes de mesure de la qualit biologique (fitness) du corps humain qui, finalement, est la donne dterminante de sa sant et de sa longvit. La stratgie de la recherche est dtudier les rares organismes robustes et immortels afin dapprendre comment ils ont surpass les difficults qui causent par ailleurs la fragilit et la mortalit dautres organismes, humain inclus.

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2Les prouvettes du miracle

Lhorloge biologique humaine ou comment dcompter le temps quil nous reste... Il existe une horloge biologique despce (chaque espce ayant des esprances de vie diffrentes), et probablement une horloge biologique de chaque individu, plus difficile dterminer. En moyenne, nous vivions trente quarante fois plus longtemps que la souris. Avec des records. Jeanne Calment est morte en 1997 lge de cent vingt-deux ans. De 1989 jusqu sa disparition, elle fut non seulement la doyenne des Franais, mais aussi celle de lhumanit. Elle a vcu deux, trois, quatre fois plus que dautres personnes qui, lge de vingt ans, devaient pourtant avoir lair en aussi bonne sant que la demoiselle Jeanne. Jaurais bien aim connatre la chimie du tic-tac de cette trs vieille dame ! tait-elle quipe dune horloge particulire et finirat-on par savoir un jour qu la naissance nous est attribue une unique horloge personnelle ? Le fait que cette dame tait rsistante toutes les maladies mortelles plaide plutt en faveur dune cause commune de toutes les maladies associes lge. Voil, cest ainsi que dmarre un travail de recherche. La question dabord, originale et ambitieuse si possible, et puis les hypothses pour expliquer le comment ? . Pour me faire mieux comprendre, je vais ici prsenter mon tout dernier projet, en relation directe avec lhorloge biologique humaine, appel modestement dans mon esprit : La biologie du destin humain . Je compte bien mamuser avec ce projet car il y aura beaucoup de travail faire pendant des annes peut-tre sans rsultat ! mon avis, cest de loin mon plus original et important projet, cest pourquoi je ne pourrai peut-tre pas compter sur lAgence nationale franaise de la recherche ni mme sur les fonds europens pour son financement. Mais jen serai fier, avec ou sans financement. La commission dexperts trouvera que cest trop ambitieux , que le management nest pas suffisamment prcis je les vois dj venir. Et quest-ce qui se passera ? a aussi, je le vois venir : les Amricains vont semparer de mon projet, soit pour le faire aboutir et tresser leurs propres lauriers, soit pour me couper la tte et dcrter que je me suis tromp. Cest une ventualit, fort peu agrable, il est vrai, mais peu mimporte. Si seulement on avait lefficacit amricaine ! Imaginons soyons fou jusquau bout que je ne me trompe pas ! Alors je puis affirmer quun tel projet, une fois arriv son terme, changera fondamentalement la sant publique et le bonheur individuel. Je crois pouvoir prtendre avoir pntr la chimie de base de lhorloge biologique de notre corps. Si cela se confirme, nous serons en position de prdire lavenir de la sant de chacun ! Depuis juin 2008, nous finissons de mettre au point une mesure assez prcise de lge biologique rel de chacun. Car, si notre horloge biologique tourne en moyenne trente fois plus lentement que celle de la souris, elle ne fonctionne pas, pour autant, au mme rythme pour tous. Certaines tictaquent peut-tre 10 ou 20 % plus ou moins vite que dautres. Celle de notre chre Jeanne Calment a de toute vidence tictaqu moins vite que celle de beaucoup de quinquas ou sexagnaires. Un autre exemple, celui de sir Winston Churchill : sdentaire, obse, fumant dix-huit cigares 19

et buvant une bouteille de whisky par jour, il a crit brillamment ses Mmoires entre soixantequatorze et quatre-vingts ans ! Jeanne Calment a fum des cigarettes pendant une centaine dannes, et elle na pas dvelopp de cancer du poumon, alors quun nombre important de personnes dveloppent ce cancer au bout denviron vingt ans de consommation de tabac. Pourquoi ? Sir Winston comme Jeanne ont eu de la chance avec leurs gnes. On prte dailleurs Churchill cette rplique, alors quon lui donnait un conseil dhygine de vie : Une pomme par jour loigne le mdecin ? Peut-tre, mais en visant bien alors. Que veut dire la chance en terme biologique ? Quelle est exactement la biochimie de la chance et de la malchance puisque tout porte croire quelles existent ? Pour trouver la rponse cette question, jai conu avec ma jeune et brillante collgue, Anita Krisko, ce projet de la biologie du destin . Il devrait cibler les causes molculaires de nos diffrences individuelles devant ce qui nous attend un certain ge, quarante ou cinquante ans pour les malchanceux (voire avant pour les plus poissards dentre nous), quatre-vingt-dix, cent voire cent dix pour les chanceux. Ce projet a lambition dlaborer la mthode exprimentale de prdire, ds le plus jeune ge, bien avant quil y ait le moindre signe de la future maladie, de quel mal et peu prs quel ge on va mourir. Bref, le polymorphisme humain par rapport ce quil y a de plus prcieux : la sant. Grce une exprience de ma collgue, Anita Krisko, et aux travaux mens par Samuel Dukan (maintenant au CNRS Marseille) dans le laboratoire de Thomas Nystrom en Sude, nous avons appris que le moindre changement de la structure spcifique de chaque protine peut rendre cette dernire trs vulnrable aux oxydations. Cest un peu comme si loxydation tait depuis des milliards dannes notre principal ennemi, celui qui tue le fonctionnement des protines. Alors, au long de tout ce temps, la slection darwinienne sest exerce sur celles-ci : les mutations ont rendu les protines plus rsistantes loxydation et ont donn un avantage la cellule (ou lorganisme) au sein de laquelle ces protines plus solides fonctionnaient. Finalement, chez les espces encore vivantes, la quasi-totalit des protines a fini par prsenter une structure rsistante aux dgts causs par les oxydations (ce schma est valable pour dautres ennemis chimiques ). Mais les gnes ne sont pas immuables, ils subissent ce que lon appelle des mutations silencieuses chez les personnes en bonne sant. Ces mutations sont trs varies et constituent ce que les chercheurs nomment le polymorphisme humain . Il y a tellement de mutations silencieuses que chaque humain est unique et parfaitement identifiable par le squenage de son ADN, ce quont trs bien compris et exploit les services scientifiques de nos polices ddis lidentification des victimes et criminels. Reste que ces mutations gnrent de subtils changements qui fragilisent la rsilience des protines affectes, et a, la police ne peut rien y faire ! Hlas, les mdecins non plus. Maintenant, entrons dans le quotidien et les risques que chacun dentre nous y court. Les mutations qui entranent une maladie ds la naissance ne sont pas silencieuses : elle crient ds le dbut de la vie du malade par une malformation ou par un dfaut mtabolique. On les appelle les mutations hrditaires puisque leur effet est visible ds la naissance. Mais cest l un abus de langage. Toutes les mutations sont par dfinition hrditaires, sauf les mutations mortelles avant la naissance. Les mutations silencieuses de nos gnes, sans effet vident, peuvent rester silencieuses toute la vie. Mais certaines dentre elles commencent crier partir dun certain ge. La question est donc : Comment et pourquoi commencent-elles sexprimer et montrer tardivement un dfaut fonctionnel progressif, alors quelles taient bien l ds la naissance ? 20

Lide cl de mon projet est que certaines mutations silencieuses ont pour effet de rendre la protine concerne plus sujette loxydation, de sorte quelle brle plus vite que la mme protine non sujette cette mutation chez quelquun dautre. Comme loxydation globale des protines augmente progressivement avec lge, dans une mme cellule, les plus fragiles sont les premires victimes et brleront plus tt et plus vite que les autres et plus vite que la mme protine chez cette autre personne. La fonction de cette protine brle devient insuffisante, et le dfaut fonctionnel aura des consquences spcifiques : une maladie pancratique, rnale, hpatique, le diabte, un cancer, Alzheimer, Parkinson ou autre chose... Mais comment diagnostiquer chez chaque individu jeune lexistence ventuelle des mutations silencieuses qui seront cause de la maladie un ge plus avanc ? Et si plusieurs maladies potentielles apparaissent, comment savoir laquelle frappera la premire ? La rponse ces questions ncessite de dvelopper les mthodes dites protomiques qui permettent dexaminer chaque protine individuellement, spare des autres. Il faut surtout pouvoir mesurer le niveau doxydation de chaque protine. Une fois tabli ce niveau doxydation, il restera faire des comparaisons dune personne lautre. Si, par exemple, au mme ge, la protine p53 est plus oxyde chez Louis que chez Pierre, Paul ou Jacques, alors Louis sera vraisemblablement plus prdispos aux cancers que ses trois amis. Si la protine alpha-synucline soxyde plus chez Paul que chez Louis, Pierre et Jacques, alors il est vraisemblable que Paul commencera souffrir de la maladie de Parkinson plus tt que Louis, Pierre et Jacques. Avec le temps, il sera possible de confronter les prvisions la ralit, et dtablir une corrlation entre loxydation de telle ou telle protine lge de vingt ans et lanne approximative du diagnostic de telle ou telle maladie. Ainsi pourra-t-on prvoir la maladie qui devrait frapper la premire, et approximativement quel ge elle le fera. Mme si ce projet est au stade conceptuel, ce scnario humain thorique est vraisemblable. Plus que possible, il est probable. Cette connaissance, cette apprhension de linvitable ne doivent pas servir gnrer inutilement de langoisse mais btir des prventions spcifiques : il sagit dune mdecine prventive individualise. L dbute notre deuxime programme de recherche qui vise rpondre ces deux interrogations : Comment matriser notre horloge biologique ? Si lensemble des mutations silencieuses prsentent le destin individuel, on ne pourra pas changer ce destin, mais on pourra le dcaler dans le temps. Que la maladie arrive cent ou cent cinquante ans au lieu de cinquante ans ! Mais, comment ? Nous sommes partis de deux constatations. Dabord, celle que les protines sont nos meilleures amies. Ce sont elles qui font tout le boulot. Quand jcris, coute, parle, digre, ce sont elles qui agissent. Cest leur degr doxydation et donc de dgnrescence fonctionnelle qui donne la mesure et permet dtablir lhorloge biologique, celle qui me dira combien de temps encore je pourrai crire, couter, parler, digrer. Hors les protines, point de vie possible. Ensuite, nous avons constat que la mesure de cette horloge de la vie biochimique est probablement universelle, quelle que soit lespce concerne. Anita Krisko, Magali Leroy et moi allons publier, avec le Pr Meselson, de Harvard University, les donnes soutenant cette thse. Nous trouvons que les organismes trs varis par leur robustesse sont galement sensibles loxydation de leurs protines, mais ils les protgent mieux contre loxydation. 21

Quil sagisse dune bactrie, dune petite bestiole banale comme le ver nmatode vivant en parasite sur lhomme, du lamantin des mers (gros mammifre marin appel vache des mers ), du canard sauvage ou de nous, humains, ce que lon est dsormais capable de mesurer permet de prdire le temps quil reste vivre. Et den proposer une chelle universelle. Sil tombait une bombe nuclaire quelque part, en plein milieu de la mer Adriatique, que jarrive sur les lieux et que je mesure la chimie des protines de ces tres vivants irradis, quils soient homme ou animal, je pourrais dire : Voil ! Actuellement il y a x oxydations par protine et ils seront x % survivre. Par exemple, si je dis il y a trois oxydations par protine encore une fois quil sagisse de celles dun humain, dun ours ou dune bactrie quelconque , il y aura 37 % de survivants au moment de la reproduction, ce qui est amplement suffisant pour assurer la prservation de lespce. Ce qui signifie que, indpendamment de la longvit de lespce et de la complexit de lorganisme, le degr doxydation des cellules permet de dterminer leur niveau de dgnrescence et donc leurs chances de survie. Cela est aussi vrai pour une bactrie qui nest constitue que dune seule cellule que pour toutes les espces vivantes multicellulaires telles que lhomme, constitu de cent mille milliards de cellules. Cette mesure du taux doxydation permet de prvoir le pourcentage de survivance. Concrtement, quest-ce quune telle connaissance changerait dans notre quotidien ? Chacun de nous pourrait se rendre dans nimporte quel laboratoire de biologie mdicale et y laisser un minuscule chantillon de cellules rcupres, par exemple, sur la langue, ou quelques gouttes de sang. Le laborantin nuserait que dune machine automatise, simple, peu onreuse, pas plus grande quune machine caf. Cette machine aurait pour tche de casser les cellules, den extraire les protines, de se dbarrasser des membranes et des dbris inutiles et de provoquer une raction chimique spcifique de loxydation des protines. Le laboratoire procderait ensuite une mesure quantitative extrmement prcise et pourrait conclure : Vous, monsieur, vous avez aujourdhui cinquante-six ans, mais votre ge biologique est seulement de quarante-neuf ans. Ce sont de bonnes nouvelles pour vous. Le meilleur des scnarios ! Car videmment, le rsultat inverse serait possible. On est en droit de se demander sil est bien utile de disposer de ce genre dinformation, surtout si elle risque de faire baisser le moral... O se situe lintrt pour la mdecine, et aussi bien sr pour la personne concerne, davoir connaissance dun tel rsultat ? Un intrt, mon avis, majeur. Avoir un diagnostic de ltat de notre organisme, cest comme avoir le diagnostic du contrle technique auquel nous soumettons nos vhicules. Pourquoi craindre de connatre la vrit ? Surtout si nous avons les moyens dagir, de prvenir les pathologies potentielles. De surcrot, bien entendu, personne ny serait contraint. Ce devrait tre pour tous un formidable moyen de prvention. On pourrait dire quelquun : Vous vous usez beaucoup plus vite que la moyenne. vitez de manger trop de sucres. vitez de fumer. Prenez des antioxydants... Voil qui est plus parlant quun check-up. Inutile mme davoir recours un mdecin. Je pourrais me dire : Jai un peu trop de cheveux blancs, je veux voir si cest un signe de vieillissement. Je me moque davoir des cheveux blancs, cela a son charme, mais si cest lindication que mon cur, mon foie, mon cerveau sont oxyds, eh bien, l, a me concerne ! Ce nest plus charmant du tout pour moi de savoir que mon cur ou mon cerveau a des cheveux blancs . Je veux savoir ce quil en est biologiquement, et le cas chant dentendre : Non, le reste de votre corps marche trs bien. Cest un petit dtail de pigmentation des cheveux qui ne devrait pas vous gner. Ce nest pas 22

lindication que vous consumez la vie plus vite. En vrit, je ne vois pour lheure quun seul vrai risque : que lemployeur exige, avant de vous embaucher, de connatre aussi votre ge biologique... Mais est-ce moi, scientifique, danticiper ce corollaire quon a dj vu apparatre une poque pas si lointaine o le sida faisait peur ? Ou lors de la dcouverte du squenage de lADN, avec la possibilit de relever au niveau des gnes les prdispositions spcifiques certaine maladie ? Il appartient aux pouvoirs publics de se saisir de ces questions thiques et dy apporter les rponses appropries. Les nouveauts scientifiques rvlent souvent des problmatiques prsentes dans dautres sphres. Au moment de lembauche, le candidat est souvent un cheval dont on regarde les dents avant de lacheter. Chez nos anciens, les problmes de sant dans la famille taient srieusement considrs chez les candidats au mariage. La fragilit du pre ou de la mre laissait envisager pour la famille entire des risques pour sa survie. Aujourdhui, cest immdiatement suspect. Je citerai la conduite dun de mes amis, architecte aux tats-Unis. Pour soigner son deuxime rhume de lanne, il a prfr prendre sur ses vacances annuelles de... quinze jours, afin que son employeur ne saperoive de rien et ne le mette sur un sige jectable du fait dune trop grande fragilit. Les problmes thiques et mdicaux ne nous arrivent pas aujourdhui par surprise ; ils existent depuis longtemps, mais nous ne montrons pas suffisamment de volont et de solidarit pour les rsoudre. La science ny est pour rien, car lingalit est l, et encore plus, en absence de la science.

Lingalit devant la vie Ce quon sait aujourdhui, sans bien le comprendre, cest que la longvit humaine volue dune faon extrmement rgulire. Des statistiques fiables montrent que, depuis 1840, la vie des femmes a augment, en moyenne, de quarante ans. En cent soixante-dix ans, quarante ans de vie supplmentaire ! a veut dire que, chaque anne, en ce qui concerne cet exemple, la vie sallonge de trois mois. Chaque semaine, de presque deux journes, chaque jour, de six heures. Impressionnant ! Il existe une rgle naturelle gnrale : la longvit des espces est en corrlation directe avec lge de la reproductivit. Il est vident que si des individus meurent avant de se reproduire, leurs gnes sont limins. Nous perdurons seulement si nous nous reproduisons avant de mourir. La diffrence entre ce temps de reproduction et de longvit varie dun facteur de 10 000 chez les animaux selon quils ont une dure de vie trs courte ou trs longue. lextrmit de cette chane, les oursins, qui peuvent vivre deux cents ans, ou encore les tortues, qui peuvent aller jusqu cent soixante ans. Les spcialistes prtendent que certaines ponges vivent vingt mille ans, mais elles ne sont que des socits de cellules, elles ne reprsentent pas une espce. Les plantes aussi ont de grands champions. Je nen citerai quune, la plus connue : lolivier, qui peut frler les cinq mille ans. Mais, au sein de ces variations et ingalits entre espces, il en est qui nous paraissent incomprhensibles. Dabord, les oiseaux et tout ce qui vole en gnral vivent dix fois plus longtemps que leurs cousins qui ne dcollent pas. Les poulets, notamment, vivent beaucoup moins longtemps que les oiseaux migrateurs. Autre exemple encore plus probant : la souris et la chauve-souris, tous les deux des mammifres. La chauve-souris vit au moins dix fois plus longtemps que la souris ou le rat. Un perroquet peut vivre cent ans. Pourquoi, aussi, cette diffrence entre le cheval et lne ? Le cheval vit jusqu vingt-cinq - trente ans. Lne peut tenir 23

jusqu quatre-vingts ans. Il semble que, une fois la reproduction assure, il y ait de grandes variations sur le restant de la vie. Certains, comme les saumons du Pacifique, meurent tout de suite. Aprs avoir dpos les ufs, ils se dcomposent deux-mmes, probablement du fait de la mort programme de leurs cellules, la fameuse apoptose. Dautres vivent trois quatre fois plus longtemps que le temps qui prcde la premire reproduction. Ce quon peut dduire de tout cela, cest que si lhorloge de la vie, dite somatique, celle des individus, est typique de chaque espce, elle est aussi extrmement flexible. Cette flexibilit peut parfois sexpliquer par le pass volutif. Tout ce qui voulait voler le faisait dans les commencements avec des ailes trs primitives, et la quantit dnergie ncessaire pour se dplacer avec ces ailes ridicules tait norme. Avez-vous vu les tentatives pathtiques que font les grosses poules ou les dindons pour voler ? Quel effort pour si peu de rsultats ! Avec cette norme dpense dnergie ncessaire et gnre par le mtabolisme oxydatif, ceux qui nont pas su faire voluer leur systme de protection ont brl leurs protines et ils sont morts, leur espce est teinte. Ceux qui ont survcu, et quon voit aujourdhui, sont ceux qui, malgr les ailes primitives, ont su lpoque survivre cette surcharge de mtabolisme oxydatif norme. Aprs, ils ont eu le temps, peut-tre cent millions dannes, dacqurir des ailes beaucoup plus efficaces, mais la protection acquise est reste. Et aujourdhui, ils en profitent pour vivre plus longtemps. Ce scnario volutif, que jai invent, est une illustration des jeux infinis de lvolution. On pourrait samuser imaginer ce que pourrait tre le scnario volutif pour lhomme. Chacun peut constater que, dans nos socits dites modernes qui nous donnent de plus en plus de commodits, nous dpensons de moins en moins dnergie pour nous dplacer et pour vivre, tout simplement. Il est possible quon profite encore de la slection darwinienne survenue au temps o on ne se dplaait quavec nos pieds : la protection volue dans le pass nous protge aujourdhui dans notre vie confortable sous forme de lallongement de la vie aprs la priode reproductive. Il ny a pas si longtemps, au regard de lhistoire du monde, nous tions des chasseurs contraints de courir beaucoup. Ensuite, sont venus les chevaux domestiqus, les diligences, les trains, les voitures et les avions qui nous rendent progressivement sdentaires. Mais la protection contre loxydation acquise au temps des longues courses o nous tions chasseurs et gibier est toujours prsente. Ce qui nous sauve encore mais pour combien de temps ? cest que nous navons pas encore eu le temps de nous dgrader gntiquement. Nous pouvons encore profiter de lancienne slection de la robustesse de nos anctres. Eux ont survcu en des temps o la charge doxydation tait ncessairement beaucoup plus grande. Le progrs nous ayant rendus paresseux, nous continuons profiter des bienfaits de la rsistance acquise par eux, tandis que notre vie sdentaire engendre dautres problmes tels que lobsit ou le diabte. En revanche, puisque nous brlons plus lentement nos protines, nous vivons plus longtemps que nos aeux. Il est improbable que lhomme primitif ait souffert du diabte. Mais il y a toujours, tt ou tard, des prix payer. Ceux parmi les humains qui se trouvaient gntiquement incapables de stocker lnergie sous forme de graisses lissue dune bonne chasse mouraient pendant les famines. Nous sommes les descendants des survivants de ce temps. En revanche, aujourdhui, dans les pays riches, la consommation excessive de nourriture surtout engendre des populations obses ! Ainsi lexcs de nourriture ajout une vie sdentaire peut contribuer, en labsence dinterventions intelligentes, au raccourcissement de la vie. Au laboratoire, lorsquon fait suivre un rgime des souris en baissant tout simplement, comme pour nous, leur consommation de calories, elles peuvent vivre 30 % de temps 24

supplmentaire. De la mme faon, on a constat que les mutations mimant ce rgime calorique prolongent la vie de ces mmes souris, toujours de 30 %. Pour des animaux plus simples que les souris, la longvit peut tre multiplie par deux. Cette longvit est due ce que lon pourrait appeler la prolongation de la vie saine. On part donc dun tat de fait plutt encourageant : dans la nature et dans le laboratoire, la longvit des vivants est tonnement extensible. Mais ne confondons pas ce qui est allongement de la dure de vie moyenne et allongement de la dure maximum de la vie. Les premiers gains desprance de vie ont t obtenus par la diminution progressive de la mortalit infantile. Au XIXe sicle encore, prs de la moiti des tres humains mouraient avant lge de dix ans, essentiellement de maladies infectieuses. Une meilleure hygine et une meilleure alimentation, et lapparition notamment de la conservation des aliments par le froid, ont progressivement rgl le problme, pour ce qui est, en tout cas, des pays riches et industrialiss. Cette amlioration de la qualit de la vie a permis que celle-ci sallonge de manire spectaculaire, et il ny a pas encore de signes de ralentissement. Cest la mortalit infantile et celle de ladulte qui ont t rduites, et actuellement cest la dernire qui devient responsable de lallongement de la vie dans les pays dvelopps. La prvention a contribu beaucoup plus que la thrapie. Mme pour la tuberculose. Si des dizaines de milliers de vies ont t sauves par les antibiotiques, des dizaines de millions ont t pargnes par prvention hygine, nourriture et vaccination.

Pourquoi meurt-on ? La mort, pour nous, peut se comparer la fin dune voiture. Comme sur un moteur, nos constituants fonctionnels cessent dtre efficaces sils ont t sollicits des centaines de milliers dheures. Cest lusure. Ils sont de moins en moins performants, ont de moins en moins de reprise , jusquau moment o une pice se dtraque dfinitivement. Le vieillissement, cest la diminution progressive de lefficacit et de la prcision du fonctionnement de lorganisme. Et a commence dabord par les organes : les yeux, les oreilles... Ensuite, nous sommes affects dans nos mouvements quotidiens. Larthrose se signale. Tout diminue, y compris lactivit reproductive : la qualit gntique des spermatozodes et des ovules se dtriore progressivement avec lge. Avec le temps, les problmes saccumulent, non pas dune faon additionnelle, mais, pire, multiplicative. On ne rajoute pas simplement, chaque jour ou chaque mois, une quantit gale de dgts molculaires en plus. En fait, le temps multiplie de manire exponentielle les dommages, comme une avalanche dvalant la montagne de plus en plus vite, de plus en plus volumineuse, pour se fracasser dans les ravins. Cest la loi sigmode biexponentielle de Gompertz (le logarithme naturel de la mortalit spcifique de lge augmente linairement avec lge), un mathmaticien autodidacte du XIXe sicle (lUniversit lui avait t interdite parce quil tait juif), qui a remarqu que les taux de morbidit et de mortalit augmentent exponentiellement avec lge. Lespce humaine ne constitue pas en cela une exception. Les animaux et les plantes subissent le mme phnomne. Si la dure de vie selon les espces varie normment, celles-ci vieillissent et meurent avec la mme cintique. Nous mourons en moyenne plus tard que les chiens ou les chats, mais notre organisme se dgrade, proportionnellement, de la mme manire. De toute vidence, lhorloge biologique nest pas rgie, chez tous, par le mme tic-tac. Mais, comme il sagit ncessairement dune horloge chimique, il faudrait savoir si ce tic-tac, rapide ou 25

lent, est, au dpart, universel, et si cette chimie est identique pour toutes les espces. Sagit-il dune horloge situe au niveau de lADN ou au niveau des protines, ou bien dautre chose... ? Probablement pas au niveau de lADN, car si les mutations somatiques (dans les cellules du corps) augmentent lgrement avec lge, elles le font, autant quon le sache, dune faon linaire mais les mthodes de mesure laissent dsirer. Il y a vingt-cinq ans, Earl Stadtman, grand biochimiste amricain et figure de proue des instituts nationaux de la sant, dveloppa une mthode pour mesurer loxydation des protines. Selon ses rsultats, loxydation des protines dans les cellules de la peau humaine augmente dune faon exponentielle avec lge. Ainsi, au moins superficiellement, la loi de Gompertz se vrifiait-elle galement au niveau de loxydation des protines. Il conviendrait donc que lon puisse travailler sur cette oxydation pour esprer comprendre enfin la chimie de la mort au niveau molculaire et cellulaire, mais, lheure actuelle, nous sommes encore loin de disposer dune mthodologie suffisamment prcise et sensible. Il faudrait pouvoir envisager ltude de loxydation de chaque cellule, et non pas damas de cellules, comme on le fait actuellement, en mlangeant cellules vivantes et cellules mortes mlanges. Lorsquon observe tous ces problmes de quasi- mcanique qui saccumulent et apparaissent avec lge, ou quon se penche sur la vitesse dapparition des maladies neurodgnratives, cardiovasculaires, infectieuses, cancer et, in fine, de la mort, on peut tracer des courbes, exponentielles. Elles montrent que tous ces divers processus progressent gnralement en parallle, comme sil y avait une cause commune (mais laquelle ?) toutes ces manifestations du vieillissement. Ces courbes comptabilisent les maladies. Pourquoi les gens vont-ils chez le mdecin ? Questce que le mdecin voit ? Quest-ce quil a not ? Et puis, finalement, on regarde le registre des morts. On prend en compte toutes ces donnes. Cas par cas, on note quel ge avait la personne lors de ses premires douleurs qui lont amene chez le mdecin, quel ge elle est dcde. Et, partir de millions de personnes, une par une, on tudie toute cette comptabilit. Cest une procdure srieuse quon appelle lpidmiologie. Cest ainsi que lon sait, par exemple, que, chaque anne, approximativement 1 % de la population meurt et 1 % nat. Pour une population telle que celle de la France et ses soixante millions dindividus, on apprhende maintenant cette comptabilit de zro cent vingt-deux ans, rfrence lge de son ex-doyenne Jeanne Calment. Au total, sur notre plante, ce sont actuellement 6,5 milliards de personnes qui entrent dans cette comptabilit. partir de toutes ces donnes, on constate que notre horloge biologique individuelle varie beaucoup. En 1800, lesprance de vie moyenne tait de trente-cinq ans, cause principalement dune mortalit enfantine trs leve, prs de 50 % avant dix ans. partir des annes 1960, la mortalit des enfants devient ngligeable dans les pays plus longue dure de vie. De mme, celle des adultes de quinze quatre-vingts ans ne cesse de diminuer chaque anne par rduction des facteurs externes de mortalit. Bientt, cependant, quand tous parviendront quatre-vingt-dix ou cent ans, la dure de vie ne pourra plus augmenter quen rduisant la vitesse de vieillissement par lallongement de la dure de vie intrinsque, interne, de notre espce.

Llixir de jouvence existe, nous lavons rencontr Voil encore moins de deux ans, je naurais os limaginer. Puis notre travail au laboratoire a progress quand une exprience donna du sens tout le travail pralable. Nous vmes clairement 26

que nous tions en face de quelque chose de nouveau et dinattendu. Tout ce qui paraissait compliqu est devenu simple. Nos seuls mrites sont davoir gard intactes notre passion pour comprendre et notre patience pour travailler. Comme toujours, les donnes nouvelles nous ont immdiatement inspir des ides nouvelles. La situation me rappelait celle que javais connue en 1988. cette poque, il mapparaissait possible de raliser lincroyable : croiser deux espces bactriennes qui ne se croisent pas depuis une centaine de millions dannes. Nous avons imagin de croiser une bactrie anodine appele Escherichia coli, qui habite normalement notre intestin, avec une bactrie pathogne qui aurait bien aim, elle aussi, habiter notre intestin et porte le joli nom de Salmonella typhimurium. Aussi austre quil soit sur les photos que lon a de lui, Darwin nous aurait embrasss pour avoir conu un tel projet. Nous avons fait rouler beaucoup de fois les ds et nous avons fini par tomber sur la bonne combinaison : nous avions lev la barrire gntique entre les espces ! (Encore que des changes gntiques transversaux massifs, spontans, soient connus entre bactries, de sorte que larbre de lvolution nest pas un arbre classique branches indpendantes et dichotomies parallles, mais un arbre aux branches capables de se croiser entre elles, comme le dit D. Raoult.) quoi tions-nous parvenus ? Les deux bactries ont chang une partie de leur ADN, parfois 1 ou 2 % seulement, parfois 30 %, et chaque mosaque gntique ainsi cre que nous avons appele Salmorichia constituait une autre espce unique. En 1989, tandis que tombait le mur de Berlin, nous avons fait tomber le mur gntique qui spare les deux espces ! Ctait un grand pas, mais qui relve dj du pass. Revenons au prsent et au problme de la rsilience et du vieillissement des tres vivants. Le dfi qui nous est aujourdhui pos est le suivant : comment se fait-il quil puisse y avoir dans la mme machinerie cellulaire, compose des mmes sortes de molcules, des lments incassables ici et trs fragiles l ? En quoi consiste la diffrence biologique entre un organisme fragile et un organisme robuste ? Quand on observe une Rolls-Royce et quon la compare avec les autres voitures, on saperoit vite que lquipement de cette belle anglaise est incomparable en qualit. Cela saute aux yeux ! Mais, chez les tres vivants, rien de tel. En tudiant deux espces vivantes du genre Rolls-Royce, notre quipe a trouv une formidable capacit rparer lADN, le reconstituer partir des centaines de fragments la suite de doses dirradiation monstrueuses. Les irradiations ne laissent aucun survivant chez les organismes normaux, mais laissent 100 % de survivants chez les bactries ou animaux rares et robustes. Pourtant, ma collgue, post-doctorante, Ksenija Zahradka, a trouv le mcanisme de la rparation, et ma doctorante, Dea Slade, a trouv que les protines de rparation sont essentiellement les mmes que chez les espces sensibles. Ensuite, ma jeune collgue Anita Krisko a dcouvert que les organismes trs robustes ont invent un systme molculaire de prvention des dgts cellulaires, et donc de protection des protines de rparation lorigine de la robustesse. Le concept fut dvelopp avant nous par Michael Daly, un chercheur amricain, par la comparaison des espces bactriennes. Nous avons trouv la relation cause-effet. En effectuant nos recherches sur une bactrie trs robuste au nom bizarre, Deinococcus radiodurans, nous en sommes arrivs concevoir que lon pouvait, thoriquement, prolonger la vie de nimporte quel organisme, humain inclus, bien au-del de ce qui est imaginable aujourdhui car Anita trouvait quun cocktail de petites molcules de Deinococcus radiodurans tait capable de protger les protines dune espce sensible aux radiations. Dsormais, je suis convaincu que limpensable ne lest plus, mme sil est encore impossible de le certifier tant quil ny aura pas eu de tests sur lhomme. Mais une prolongation de la vie humaine saine est devenue un projet de recherche crdible ! 27

Nous avons poursuivi nos recherches et nous savons dsormais que ces substances protectrices , pour linstant lapanage de ces organismes increvables, relvent en ralit dune chimie assez banale. Nos efforts ont consist la dmystifier, et on aurait pu y penser bien avant. Car lintelligence est trompeuse, elle peut vous envoyer dans des ddales ou des culs-de-sac. Les fausses pistes sont partout. Elles attirent lintelligence et la curiosit humaine comme les sirnes de lOdysse. Serait-il possible de se vacciner contre le vieillissement en consommant les substances protectrices ? Nul ne peut le dire avant les tests sur les humains. Mais a vaut la peine de tenter. Pourrait-on exploiter la rsistance aux radiations pour acqurir cette rsistance comme on a pu exploiter la rsistance aux virus pour la vaccination contre le virus ? Rappelons que la variole est un virus spcifique aux tres humains dont on a retrouv trace jusquau IVe sicle avant Jsus-Christ. Il a fait dans le pass des ravages terribles. Lefficacit dun vaccin a permis que ce virus nait plus trouv personne sur terre pour se multiplier, et aujourdhui il nest plus l pour nous attaquer. Ce vaccin, fruit dune recherche entame au XVIIIe sicle par lAnglais Edward Jenner, a rendu rsistante la population humaine entire. Pourrions-nous tre bientt dans une situation de protection quivalente pour toutes les maladies lies lge ? Sera-t-il permis de faire les expriences ncessaires sur lhomme ? Aujourdhui, il est probable quon ne pourrait pas faire ce qui a permis Edward Jenner dinventer le vaccin contre la variole. La manire dont Edward Jenner a procd, cest--dire en se grattant lui-mme avec du pus de vache do le mot vaccin issu de vacca en latin, vache , les autorits laccepteraient-elles aujourdhui ? Jenner stait aperu que des femmes qui travaillaient beaucoup avec les vaches taient plus rsistantes la variole (les vaches pouvaient tre contamines non par la variole mais par la vaccine, maladie proche de la variole et transmissible lhomme pour qui elle tait, le plus souvent, bnigne). On ne savait pas en ce temps-l ce qutait un virus. Son ide tait quun pathogne, sil ne tue pas, peut rendre rsistant ce pathogne, et il a test son ide sur sa propre personne. Ces mmes autorits auraient-elles accept aussi la manire dont Louis Pasteur procda pour radiquer la rage ? Pasteur, lui tout le monde connat cette histoire apprise lcole , a test en 1885 son vaccin contre la rage directement sur un petit berger alsacien, un enfant de neuf ans, Joseph Meister, qui on ne donnait plus deux jours dexistence. Ce quon sait moins, cest que ce Meister devenu grand a pass tout le reste de sa vie comme gardien de lInstitut Pasteur veiller sur le mausole de celui qui lavait sauv. Et quand, en 1940, il na pu empcher que les nazis entrent dans lInstitut, il sest suicid. Pasteur lui avait redonn la vie ; soixante-quatre ans, il lui a son tour sacrifi la sienne. On peut se demander si, avec notre souci permanent de nous protger des risques, cette industrie de gestion des risques, cette vaste manipulation politique aussi, base sur la peur collective, il peut encore y avoir une place un Jenner ou un Pasteur. Je crains que la rponse soit non ! De nos jours, ils nauraient jamais eu carte blanche pour leur vaccination. Sinjecter sur soimme ou sur un enfant condamn une substance nayant pas fait lobjet dexprimentations codifies, les autorits ne lauraient jamais permis. videmment, la porte ne doit pas tre laisse ouverte tous les fous, mais sous ce prtexte, nous sommes mon avis aujourdhui dans lexcs de prcaution. Cette interdiction faite des volontaires qui considrent que leur vie est totalement handicape par la maladie de tester une issue, o ils risquent, certes, beaucoup, est mon sens une atteinte la libert. Quelle incohrence ! Pourquoi laisse-t-on des vies en pleine sant se perdre dans les sports extrmes ? La logique voudrait quon les interdise. Et que dire sur la mortalit et la morbidit des 28

guerres ? Pour ma part, jaime suffisamment la vie pour ne pas la risquer btement. Mais jaime aussi suffisamment vivre pour prendre un tout petit risque qui aboutira un grand gain. Pour en revenir notre recherche sur la prolongation de la vie, pour lheure on na pas encore identifi la substance, ou plutt les substances, qui pourront la favoriser. On sait seulement que ce sont des substances dun petit poids molculaire. Quil ne sagit ni de protine ni dADN. De la dcouverte dun mdicament jusqu la prescription par le mdecin, il peut se passer dix ans. Tout laisse penser dans notre cas que a pourrait tre beaucoup plus rapide. Il sagira dun produit naturel car, a priori, ni les rotifres ni les tardigrades, ni les Deinococcus, toutes ces petites btes robustes sur lesquelles nous avons travaill, ne sont toxiques pour les humains. Donc, les protecteurs des processus de la vie quelles abritent ne sont probablement pas toxiques, non plus. Le passage oblig de lexprimentation sur lanimal, puis sur les volontaires, peut ainsi tre plus court.

La dcouverte du Graal Quand, compter dun certain ge, nous voyons apparatre la surface de nos mains ces petites taches brunes, quon appelle, si on veut verser dans la posie, les taches du tombeau , cest tout simplement loxydation des graisses et des protines cellulaires qui fait son uvre. Un peu comme le brunissement du beurre, la pomme coupe ou la banane oublie dans la corbeille de fruits : loxygne dans lair ne nous pargne pas. Tous les matriaux ont tendance soxyder et les matriaux biologiques ne font pas exception. Loxydation est une modification chimique dune molcule, due une fixation doxygne sur un ou plusieurs des atomes qui la composent. Quand les cellules de notre peau soxydent, ces petites taches sont les reflets de leur corrosion et donc de notre dgnrescence. Nous commenons rouiller, notre valeur biologique, si jose dire, est entame. Les marchands de toutes sortes font croire que le processus peut tre enray. coup sr, pas leur vnalit ! On voit dans les publicits des botes cosmtiques : anti-ge, antioxydant, anti-ceci, anti-cela. Prenez de la vitamine C. Prenez de la vitamine E, car loxydation fait vieillir, etc. Finalement, des millions de gens ont essay et essaient encore. a ne peut pas marcher car la chimie des radicaux est trs complexe : le superoxyde, le peroxyde oxygne et lhydroxyle se transforment lun en lautre, et chacun dentre eux est potentiellement dangereux. Alors bloquer un endroit mais laisser passer lenvahisseur sur des dizaines dautres brches de notre ligne Maginot humaine ne suffit pas. Ce nest pas ainsi en tout cas que lon gagnera la guerre contre le vieillissement. Cest la raison pour laquelle les antioxydants connus sur ce march prospre ne sont pas la panace, ni en mdecine, ni en cosmtique. Nous pouvons faire une comparaison avec un rseau ferroviaire : quand une voie est bloque, on peut toujours la contourner. Ce quil faut, cest agir dun coup sur le rseau tout entier. Les bactries Deinococcus radiodurans et les animaux rotifres, bdelloides, et probablement les tardigrades sont parvenus le faire, et le font mme tout le temps. Ce sont ces bizarres cratures les freaks comme les appellent les Anglais qui dtiennent le secret de notre salut. Ce que les marchands ne font que promettre, nous, biologistes et biochimistes, nous pouvons le raliser. Nous savons maintenant comment empcher et mme enrayer loxydation des cellules. Dabord en dtournant les radicaux libres avant quils ne frappent une structure cellulaire importante et provoquent sa corrosion. Ensuite, en aidant nos cellules se dbarrasser du matriel biologique oxyd, car elles ont dj en elles cette capacit de remplacer les molcules 29

endommages par les mmes molcules nouvelles. Les radicaux libres doxygne provenant de lair, qui contient 21 % doxygne, sont tout simplement des petites parties de loxygne dissous dans leau qui se rvle sous une forme chimiquement agressive. Quand un atome contient un lectron libre cest--dire sans son partenaire complmentaire et neutralisant , latome est soit en manque dlectron soit au contraire en surplus. Il va alors chercher le moyen de squilibrer soit en prenant llectron qui lui fait dfaut soit au contraire en se dbarrassant de celui qui est en trop : il est chimiquement agressif ! Cest un radical qui tt ou tard finira par arracher un lectron un autre atome soit lui en donner un. Cest ainsi quil se stabilise, mais cest alors lautre atome, latome agress, qui aura maintenant un lectron manquant ou un de trop. Consquence : cest lui qui va devenir un radical ! Pour vulgariser plus encore ce que sont ces radicaux libres qui nous attaquent, imaginons quils sont, au sein de nos socits organises et plus ou moins pacifies (latome), soit des clibataires frustrs cherchant arracher autrui un conjoint, soit au contraire un conjoint mal mari qui va se dbarrasser par tous les moyens du partenaire encombrant. Cest dire quel point ces radicaux libres, pas ou mal accompagns, peuvent bouleverser un organisme et mettre mal un organisme (un groupe, une socit dans notre comparaison) lquilibre prcaire. Et ce jeu peut continuer indfiniment, se rpandre telle une contagion, avant que les deux radicaux complmentaires (lun avec son lectron manquant, lautre avec celui quil a de trop) ne se rencontrent et ne passent ce que lon appelle dans le langage la mode un march gagnantgagnant . Alors, survient le calme, la paix des braves ; tout le monde peut respirer, pour un temps. On voit maintenant combien il est difficile darrter lavalanche des radicaux libres. En effet, 99 % des radicaux libres dans nos cellules finissent tranquillement sous forme deau, mais le 1 %