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Philippe Brunet Mettre en scène aujourd'hui le théâtre grec : À quand Agammemnon ? In: Le théâtre grec antique : la tragédie. Actes du 8ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 3 & 4 octobre 1997. Paris : Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1998. pp. 215-227. (Cahiers de la Villa Kérylos, 8) Citer ce document / Cite this document : Brunet Philippe. Mettre en scène aujourd'hui le théâtre grec : À quand Agammemnon ?. In: Le théâtre grec antique : la tragédie. Actes du 8ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 3 & 4 octobre 1997. Paris : Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1998. pp. 215-227. (Cahiers de la Villa Kérylos, 8) http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/article/keryl_1275-6229_1998_act_8_1_987

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  • Philippe Brunet

    Mettre en scne aujourd'hui le thtre grec : quandAgammemnon ?In: Le thtre grec antique : la tragdie. Actes du 8me colloque de la Villa Krylos Beaulieu-sur-Mer les 3 & 4octobre 1997. Paris : Acadmie des Inscriptions et Belles Lettres, 1998. pp. 215-227. (Cahiers de la Villa Krylos, 8)

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    Brunet Philippe. Mettre en scne aujourd'hui le thtre grec : quand Agammemnon ?. In: Le thtre grec antique : la tragdie.Actes du 8me colloque de la Villa Krylos Beaulieu-sur-Mer les 3 & 4 octobre 1997. Paris : Acadmie des Inscriptions etBelles Lettres, 1998. pp. 215-227. (Cahiers de la Villa Krylos, 8)

    http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/article/keryl_1275-6229_1998_act_8_1_987

  • METTRE EN SCENE AUJOURD'HUI LE THTRE GREC

    A QUAND AGAMEMNON ?

    A quand Agamemnon ? : tragdie de Ph. Brunet en grec ancien restitu et en franais cre en hommage Eschyle, avec l'ode L 'Empereur d'ric Pide ; mise en scne de Ph. Brunet, scnographie (scnes, vido, masques, costumes) de Laetitia Delafontaine et Grgory Niel. SACD et ric Pide, coproduction Thtre Dmodocos, Services culturels de l'Universit F. Rabelais et de l'Universit Paris IV-Sorbonne.

    Spectacle cr le 18 mars 1997, salle Thlme l'Universit Franois Rabelais de Tours, et jou au Thtre de l'Escalier des Doms (Festival universitaire d'Avignon, les 26 et 27 avril), repris Tours le 6 mai salle Thlme, et jou le 16 mai dans le grand amphithtre de la Sorbonne.

    Eschyle, au dbut des Perses, rend hommage aux Phniciennes de Phrynichos. Aristophane ne cesse de citer les potes lyriques ou ses confrres de la tragdie. Un geste, un mouvement, un mot, une mlodie : il y a mille faons de rendre hommage au thtre du pass. L'une d'entre elles consiste remettre en scne les tragdies antiques sous une des formes de l'imitation qui a connu une grande fortune au cours des deux sicles prcdents, la traduction. La traduction est un genre littraire trs particulier. Une grande partie des travaux universitaires admet, sous certaines conditions, cet exercice difficile. Chacun sait, pour l'avoir plus ou moins pratiqu, les ambiguts qui se dissimulent dans un acte dont le but est de mettre en lumire en dnaturant, de transposer une uvre qui, sans cela, resterait enferme dans sa langue trangre. Or, le thtre consiste justement dans cet acte de dvoilement et de transformation, et son travail de traduction s'effectue non seulement pour le texte, mais aussi pour toutes les transpositions qui s'oprent du texte crit au texte dit, des mots aux gestes, de l'intrigue la mise en scne, des didascalies la scnographie et au jeu effectif des acteurs.

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    Comme tous les arts, le thtre sait donc que sa matire, son point d'aboutissement comme son point de dpart, reste le monde contemporain. Quoi qu'il fasse, il ne peut se bercer de l'illusion dans laquelle l'hellniste est ncessairement pris. Car la Grce antique, comme toute civilisation du pass, change chaque jour, par ncessit, sous le regard nouveau de celui qui l'interroge inlassablement. Le philologue, dans sa modestie, sait bien qu'il ne peut y accder, et que les donnes les plus strictement objectives, mme les moins lacunaires, n'ont pas une signification objective. Il faut peut-tre rpter, surtout aux hellnistes, historiens ou philologues, que le texte thtral n'existe pas en lui-mme. L'incarner, c'est dj le transformer, et ce serait le trahir, si son identit n'tait pas mystrieuse, sujette par nature au changement. Car le thtre grec est patronn par le dieu des mtamorphoses, Dionysos.

    La tragdie fut crite l'origine pour une reprsentation unique. Les reprises ont exist, mais avec un nouveau chur, des comdiens sans doute diffrents, une interprtation orchestique et musicale nouvelle, ou susceptible de variations. On ne sait si le papyrus musical de YOreste ' date de YOreste d'Euripide ou s'il transmet une interprtation musicale plus rcente. Lycurgue, rapporte Plutarque, avait fait consigner par crit le texte dfinitif des trois Tragiques 2. C'tait capital, et il a pu ainsi assurer un fondement la transmission et donc la recration de la tragdie. Mais ce geste a laiss en mme temps ouverte l'interprtation. La seule contrainte qui ait t laisse par la tradition, c'est la lettre du texte, le rythme du vers, les strophes lyriques pourvues de mtres mais dpourvues de musique, et l'articulation de la tragdie. Ce rythme du vers, un des choix du thtre Dmodocos 3 a t de le rintroduire avec la langue originale, dont la prononciation a t reconstitue d'aprs les analyses des phonticiens et l'exemple de M. S. Daitz 4. Cette prononciation suppose le respect de la quantit et de l'accent musical. Avec le rythme quantitatif, c'est en fait toute l'esthtique de la diction thtrale qui se trouve transforme : le naturalisme de la diction parle, avec son pathos, ses intentions, se trouve abandonn au profit d'une diction chante, contrle,

    1 . Papyrus de Vienne G 23 1 5. 2. Contre Locrate 103. 3. Depuis Le Retour d'Ulysse, adaptation du chant V de Y Odysse, en grec ancien

    et en franais, mise en scne de Robert Ayres, cr en 1995 Tours, salle Thlme (21 mars) et reprsent dans le grand amphithtre de la Sorbonne les 12 mai et 23 juin, sous le patronage de Mme Jacqueline de Romilly.

    4. S. Daitz a notamment enregistr sur cassette : The Iliad of Homer, part one : Books 1-6, read in Ancient Greek, The Living Voice of Greek and Latin, Guilford CT-USA, Jeffrey Norton Publishers Inc., 1990, 6 cassettes, 1 livret ; part two : Books 7-12, 1991 ; part three : books 13-18, part four : books 19-24, 1992.

  • A QUAND A G A M M NON ? 217

    objective. Le rythme a galement t rintroduit dans la langue franaise : la diction potique obtenue est l'aboutissement exprimental de plusieurs annes de travail d'criture plus ou moins solitaire et silencieux 5 et de trois ans d'exprimentation avec les comdiens. En dehors du texte, tout l'aspect visuel est inventer. La rpartition des acteurs et des personnages est recrer. La forme de la scne dpend du plateau utilis, le trac de nouvelles lignes de force dans l'espace scnique rsulte de l'interprtation, et l'usage des masques et des costumes, comme la scnographie dans son ensemble, est rinventer dans une esthtique thtrale dfinir, et toujours place devant nous.

    Trois annes de thtre ont permis de mettre au point un type de production qui se fonde sur des tablissements universitaires 6 et deux principaux lieux de spectacle, Tours et Paris. La participation de professionnels du thtre, tant dans l'encadrement que dans la troupe, a permis une osmose intressante. Deux spectacles, au printemps 1995 et 1996, virent le jour, adapts de Y Odysse, Le Retour d' Ulysse et Les Amours d'Ares et d'Aphrodite 7, dans une mise en scne de Robert Ayres. Le principe d'une adaptation bilingue, et le recours un chur, avaient t dcids. Les comdiens principaux parlaient en grec, des interprtes scandaient la traduction, les choreutes voluaient tantt l'intrieur, tantt l'extrieur de l'espace scnique.

    La troisime anne, je songeais mettre en scne YOrestie, la seule trilogie transmise, et donc YAgamemnon d'Eschyle, qui incarnait mes yeux le commencement par excellence. On constate que toute la dramaturgie mise en uvre ne vaut que par rapport au reste de la trilogie. Et l'on doit tre convaincu qu'il en va de mme pour toutes les autres tragdies. Aucune n'a t compose indpendamment ; mme dans les trilogies non lies, la construction d'une tragdie est lie celle des deux autres : il est illusoire de vouloir les extraire de l'unit que constitue la reprsentation. Malheureusement, en dehors de YOrestie, les tragdies ont t transmises comme des pices individuelles.

    Je n'tais pas sr au dbut d'avoir les comdiens ncessaires pour tenir les rles les plus difficiles. Bien des questions se posaient :

    5. Publication de Pomes et fragments de Sappho (d. L'ge d'Homme, 1991), lectures au sminaire de Jean Irigoin au Collge de France, et en accompagnement des rcitals de S. Daitz en 1993-1994.

    6. Universit F. Rabelais de Tours, cole normale suprieure, Universit Paris IV-Sorbonne.

    7. Le Retour d'Ulysse, spectacle cr le 21 mars 1995 Tours, salle Thlme, puis jou les 12 mai et 23 juin dans le grand amphithtre de la Sorbonne ; Les Amours d'Ares et d'Aphrodite, spectacle cr le 13 mai 1996 Tours, et jou les 14 et 15 juin Paris, dans les mmes salles.

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    comment faire un chur de vieillards avec une majorit djeunes filles et djeunes garons ? L'esthtique actuelle supporte-t-elle les reconstitutions un peu lourdes, avec masques et barbes postiches ? Allais-je tomber dans les costumes ethniques, dans les voiles hindous, les kimonos japonais, les velours bariols ? Je voulais viter les cueils du ralisme, comme ceux des mises en scne convulsives o Cassandre se roule par terre.

    Puis, quel que ft le parti pris, il ne suffisait pas de distribuer les rles aux comdiens pour btir une interprtation. De toute cette diversit de donnes matrielles et humaines, devait sortir une forme ncessaire. Enfin, je ne voulais pas traduire au fur et mesure les propos dits en grec : le dispositif bilingue de traduction conscutive mis en place par Robert yres ne convenait plus, mon avis, la tragdie. Devait-on renoncer au grec, ou renoncer l'exprience de vers franais noclassiques ? Devait-on risquer de compromettre la comprhension du public ? Pouvait-on supprimer ce qui faisait, en partie, l'originalit de notre entreprise, la tentative de reconstitution du vers et de la prononciation ?

    Au cours d'une nuit du mois d'octobre 1996, il m'advint une sorte de rve au cours duquel la vision de la pice me fut donne. Aprs d'autres nuits, la vision se confirma en s'purant. Au lieu d'un chur de vieillards la voix de cigales, j'avais sous les yeux la jeunesse d'Argos dsempare, livre l'ennui et au dsespoir, prise par la fatigue qui transparat dans le discours initial du veilleur. A cette jeunesse assise, aphasique et murmurante, se lamentant sur son sort, sur l'absence d'Agamemnon, il tait soudain intim l'ordre de rpter, pour le prparer, le retour du roi.

    Dans un second tableau, la rptition a lieu. Se succdent donc le prologue, des passages de chur, des pisodes en franais, dans une diction volontairement lente et neutre. Interviennent le veilleur, Cly- temnestre, le messager, Agamemnon, puis Cassandre. Coup de thtre : les comdiens qui jouaient Agamemnon et Cassandre sont amens morts sur la scne. S'ensuit une scne de douleur.

    Dans un troisime tableau, on dcouvre l'Avant-scne-Centre une grille, signalant un tombeau et une sorte d'autel. Dans ce nouvel espace, le veilleur revient, masqu, et recommence, en grec cette fois, le prologue de Y Agamemnon d'Eschyle. Ses cris de victoire dclenchent, comme dans la tragdie grecque, l'entre triomphale anapesti- que du chur, un chur non typ, masqu, mais plus abstrait que le chur originel des vieillards, signifiant surtout le retour de la parole, par le triomphe du grec ancien et la langue retrouve d'Eschyle.

    Aprs le chant, emprunt aux Hymnes de Delphes, les comdiens entrent alors, portant de grands masques non ralistes,

  • A QUAND AG ? 219

    juchs sur des chasses, ou du moins de trs hauts cothurnes non archologiques.

    Cela n'tait qu'un rve. Mais la vision tait suffisamment forte pour rsister tous les dvoiements dans l'criture et la mise en scne. Durant six mois, je n'ai fait que drouler des fils partir de cette ide. Sur la structure ternaire et son rapport avec la trilogie d'Eschyle, sur les effets d'anticipation et les paralllismes l'intrieur de cette pice en trois parties, je m'explique dans un numro des Cahiers du Gita 8. Ainsi la mise en scne des deuxime et troisime tableaux tait strictement parallle, avec des variations et des oppositions. Par exemple, la scne du messager, prsente en franais dans le deuxime tableau, est omise dans le grec. De mme, les corps d'Agamemnon et de Cassandre sont exposs, avec ou sans eccyclme, dans le deuxime tableau, mais pas dans le troisime. \Sexodos, emprunt au premier stasimon de YOreste d'Euripide, n'tait pas prsent dans le second tableau. Du reste, une grande disparit existe dans les parties chorales entre les deuxime et troisime tableaux. Mais ce qui est constant, c'est le dispositif fondamental de mise en scne, les mouvements et les gestes des comdiens qui se rpondent d'un tableau l'autre. Le but tait d'arriver un espace dtermin, et non plus indtermin, dans le troisime tableau, espace qui permettrait la tragdie d'Eschyle de se dvelopper. Je ne sentais pas la possibilit de commencer directement par Eschyle ni en franais ni en grec. A quand Agamemnon ? est donc l'histoire de cet avnement de la posie tragique grecque. Trs sensible aux boucles qui informent les uvres archaques d'Homre, Sappho ou Pindare, comme la progression rigoureuse des trilogies lies d'Eschyle, j'ai voulu que cette apparente rgression vers le pass soit une ouverture vers un avenir plus haut que le prsent, plus ferme et plus formel que sa rptition qui apparat rtrospectivement comme une annonce. C'est en ce sens qu'il faut comprendre les choix esthtiques rsolument et contradictoirement contemporains, ainsi que l'introduction de 'Ode L'Empereur d'ric Pide, dithyrambe victorieux, qui russit le tour de force de crer un tourbillon triomphal de mots l'intrieur du langage le plus pauvre (rduit 8 mots), prparant ainsi, l'intersection des deux premiers tableaux, le passage de l'aphasie ( quand Aga, quand Aga , ne peut que rpter l'un des malheureux Argiens) au vers franais, et annonant par son surdimensionnement, la grandeur tragique venir. Le scandale (ce discours abusivement rptitif et exclamatif) rveillait

    8. criture contemporaine et dramaturgie antique : le principe de la trilogie dans A quand Agamemnon ? paratre dans Tradition cratrice du thtre antique, Cahiers du Gita 1 1 .

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    le public, tout en tant contrast par la finesse de la scne et la navet de l'enfant Patrice. Le geste que fait le personnage d'ric Pide en tenue de Dionysos, geste qui vient d'un clbre tableau de Lonard de Vinci, porte la signification de l'ode, je pense, loin au-del de la limite des premier et deuxime tableaux. Ce geste, qui rincarne la comprhension que la Renaissance avait de l'Antiquit, pouvait devenir, dans les dcombres de l'esthtique contemporaine, une promesse.

    Si l'on part du texte de YOrestie d'Eschyle, reprsente en 458, on se rend compte que les entres et sorties des comdiens exigent, au moins pour Agamemnon, une porte principale 9 en Lointain, au centre, dans ce nouveau bti dont l'existence et le rle sont pour la premire fois attests au thtre ; cette porte centrale s'ajoutent les deux parodoi, ct Cour et ct Jardin. J'emploie ici une terminologie anachronique, mais c'est le seul langage susceptible d'tre compris aussi bien du plateau que du theatron , ou salle . Cette porte centrale donnait accs, dans la terminologie ancienne, l'intrieur de la skn. C'est par elle que Clytemnestre sort du palais pour venir dialoguer avec le chur. Et c'est par cette porte qu'elle tente avec succs de faire entrer Agamemnon, puis Cassandre. C'est enfin par cette porte centrale que sont montrs les corps des deux cadavres ports sur l'eccyclme. On peut supposer que, malgr quelques diffrences de dcor (prsence du tombeau d' Agamemnon), l'espace des Chophores est peu prs identique. Oreste emprunte l'une des deux parodoi, celle par laquelle Agamemnon tait entr sur son char avec Cassandre. La diffrence porte sur le moment de cette entre, diffre jusqu'au troisime pisode dans Agamemnon (mais prpare par l'arrive du messager au deuxime pisode), accomplie ds le dbut des Chophores, avant mme qu'Oreste commence parler, si l'on s'en tient au prologue tel qu'on le reconstitue. L'autre parodos est utilise par le chur, mme dans les Chophores o les premiers mots du chur sont ambigus. Enfin la porte centrale joue le mme rle d'accueil que dans Agamemnon, avec une signification contraire, puisqu'il ne s'agit plus pour une reine d'y faire entrer deux arrivants : ce sont deux arrivants (d'o le rle structurel capital que joue Pylade, personnage qui ne dit que trois vers dans la pice) qui tentent de pntrer dans le palais. Le rsultat, du point de vue du spectacle, est le mme : deux morts sur l'eccyclme, mais les arrivants ne meurent plus, ils tuent les rsidents.

    9. Principale, parce qu'on ne peut pas exclure des portes collatrales, par lesquelles un veilleur peut entrer dans le palais sans utiliser l'accs central et royal, ou par lesquelles, dans les Chophores, Clytemnestre peut venir du gynce sans passer par l'accs central, emprunt par Oreste.

  • A QUAND AGA MEMNON ? 221

    On voit donc quel parti remarquable Eschyle a pu tirer de cette porte, cette interface entre le monde de l'intrieur et le monde de l'extrieur.

    Comment raliser cette porte centrale ? Les solutions sont, mon avis, au moins de trois types, les critres de choix tant d'ordre fonctionnel et esthtique. Ils dpassent le cadre de Y Agamemnon et s'appliquent toute tragdie issue par exemple de la ligne des Cho- phores, comme Y Electre de Sophocle, ou possdant une structure porte centrale, comme Y dipe Roi 1().

    1. La premire solution consiste utiliser ou construire une porte. C'est le recours un bti, existant ou non, opaque, tel qu'Eschyle l'avait conu pour son Agamemnon. Les exemples de ce type abondent ' ' : Barbara Hepworth, Electra de Sophocle, Londres, 1950 ; Gerald Freedman, Electra de Sophocle, scnes de Ming Cho Lee, New York, 1964 ; Peter Stein, Die Orestie d'aprs Eschyle, scne de Karl Ernst Herrmann, Berlin, 1980 ; Ariane Mnouchkine, Les Atrides d'Euripide et d'Eschyle, scnes de Guy-Claude Franois, Thtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 1990-1991. Le danger de ce type de porte, c'est de tomber dans le dcor hollywoodien, dans les pseudo-palais mycniens, dans les portails de forteresse, dans les grottes cyclopennes ou troglodytiques, ou dans les scnes la grecque. Cela peut tre le moyen de respecter l'architecture d'un lieu, et nous avons envisag cette solution pour le grand amphithtre de la Sorbonne, avec sa porte centrale, mais nous n'avions pas cette porte Tours. Tant qu' faire, il valait mieux prvoir un seul type de mise en scne, mme si l'on se rservait une certaine souplesse d'adaptation. Dans une vise de reconstitution, c'est la seule solution conforme la dramaturgie d'Eschyle. Et elle permet ventuellement d'avoir une porte centrale surleve, et ainsi de mettre la scne sur deux niveaux, pour rintroduire une opposition scne/ Orchestra (comme dans YOresteia trs grecque de Peter Hall, scnes de Jocelyn Herbert, Londres, 1981 12). Pour une telle reconstitution il faudrait aussi reconstituer le char d'Agamemnon et de Cassandre et l'eccyclme. Mais les inconvnients existent : la mise en scne des comdiens devient assez statique. Les mouvements de Clytemnestre se rduisent

    10. Pice qui reprend aussi une tragdie d'Eschyle, Y dipe, seconde pice de la ttralogie des Labdacides.

    1 1 . J'emprunte les exemples l'ouvrage de Giovanni Lista, La Scne moderne, Encyclopdie mondiale des arts du spectacle dans la seconde moiti du xxc sicle, Actes Sud, 1997.

    12. Scne qui fait la couverture du livre de rfrence en matire de dramaturgie antique : Oliver Taplin, The Stagecraft of Aeschylus, The dramatie use of exits and entrances in Greek tragedy, Oxford, 1977.

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    un va-et-vient de quelques mtres en avant et en arrire de la porte du palais. Le seul mouvement d'Agamemnon, une fois descendu de son char, consiste tourner le dos au public pour s'en aller en Lointain. La force de ce mur, c'est le passage immdiat de la lumire l'ombre, de l'espace visible l'espace invisible, de la prsence l'absence et rciproquement. Agamemnon et gisthe crient, au moment de mourir, depuis l'espace intrieur non visible du palais.

    2. On peut envisager un espace diffrent, refuser l'orientation frontale, et choisir d'autres dispositifs qui fusionnent les accs au monde extrieur et au monde intrieur. S. Purcarete dans ses Danades cre un espace ouvert en Lointain et sur les cts Cour et Jardin dans toute la profondeur de la scne 13. Mais le roi arrive par le ct, ouvert sur toute la profondeur du plateau. La scne est loigne du palais. Le chur, les comdiens viennent galement du Lointain. Il se forme un espace indistinct, plus mystrieux, plus abstrait, qui ne vise pas rpondre au besoin d'un palais, comme dans Y Agamemnon d'Eschyle. Dans certains espaces, la scne peut n'tre qu'un couloir sparant deux parties de public. Les comdiens vont et viennent. L'espace n'est pas polaris. Le public peut tre dispos de part et d'autre de l'axe de la porte suivi par les comdiens (comme dans la mise en scne de Luca Renconi 14). D'autres choix sont possibles, et l'absence de mur est un choix tout fait lgitime.

    3. Il y a une autre variante du mur. Par une figuration plus abstraite, le mur laisse voir partiellement ce qui se trouve derrire lui. Pour Y Electre de Sophocle mise en scne par Antoine Vitez, dans une scnographie de Yannis Kokkos (Paris, 1986), le mur possde une longueur limite, il se dtache sur un fond bleu lumineux, et se laisse traverser par ses trois portes. Un personnage situ derrire le mur reste visible par l'une des portes. Il n'y a pas d'opacit, ou du moins celle-ci n'est que partielle. Le mur ouvre sur une autre profondeur visuelle.

    La premire solution, celle du mur opaque, a t carte au profit d'un mur tantt opaque, tantt transparent. C'tait en fait le premier projet auquel aboutirent les scnographes Laetitia Delafontaine et Grgory Niel 15 : un mur transparent, fait d'un revtement en plastique, avec des nons monts sur des tasseaux de bois ; ce mur aurait t dot d'une porte centrale galement transparente. En l'absence de lumire intrieure, le mur tait opaque. Il tait cens devenir transparent dans le troisime tableau. Pour des raisons de scurit et de cot (prix du plastique ignifuge), nous avons d renoncer ce projet.

    13. Spectacle vu l'hiver 1996 la Grande Halle de la Villette. 14. Orestea d'Eschyle, scnes et costumes d'Enrico Job, Belgrade, 1972. 1 5. A partir de l, je ne puis plus dissocier ma mise en scne du travail accompli

    par L. Delafontaine et Gr. Niel.

  • A Ql A ND A G A MEMNON ? 223

    De l'ide d'un mur, nous sommes passs l'ide d'un couloir transparent. Celui-ci a t ralis dans l'axe de la porte frontale. Nous avons voulu donner ainsi de la profondeur la porte, marque du crime et du pouvoir de Clytemnestre. La porte est ainsi devenue un corridor. Le mur n'existant plus, nous sommes passs d'un fond de scne, un mur plein, dans YOrestie, un mur opaque/transparent avanc par rapport au fond de scne, enfin une porte-couloir dans un mur matriellement inexistant. Le mur a donc t remplac par un jeu d'ombre et de lumire. Une zone de part et d'autre de la porte a peu peu t faonne par les mouvements et dplacements du chur. Les choreutes et les comdiens ne traversent pas ce mur, qui exprime une inquitude et une hostilit par rapport au palais. Sa force s'est peu peu matrialise dans l'espace.

    Ce couloir frontal a enfin lui-mme volu. La faade du palais n'existant plus de manire raliste, on l'a matrialise par un cran de trois mtres de large, sur lequel des images vido, vritable sknogra- phia selon Agatharchos, ralise par Laetitia Delafontaine et Grgory Niel, ont t projetes durant tout le spectacle, en contrepoint de l'action dramatique. Cet cran a t plac au-dessus du corridor, plus de trois mtres du sol (de manire laisser passer Agamemnon, qui mesurait trois mtres), pendant la premire reprsentation Tours. Lors de la seconde reprsentation Tours, nous avons dcid de supprimer le corridor et de descendre l'cran, de telle sorte que, le projecteur tant plac dans les cintres, les grands masques blancs des acteurs recevaient la coloration de l'image. La projection s'est faite directement sur le masque des comdiens qui se trouvaient dans l'axe : Clytemnestre de face, Agamemnon et Cassandre de dos. L'entre dans le palais a donc t symbolise par un dplacement jusqu' l'cran, sans franchissement, suivi d'un dplacement latral jusqu'au bord de l'cran : aprs un pas pour franchir la ligne, dplacement Cour ou Jardin. Agamemnon ou Cassandre entrant dans le palais se dirigent tout droit vers l'cran, puis le longent en partant ct Jardin.

    Dans le grand amphithtre de la Sorbonne, l'cran a t pos sur pieds, encore plus bas, et une rtroprojection a t ralise partir de l'arrire, par la salle des Autorits. Il n'y avait donc plus de projection possible sur les masques. J'ai demand aux acteurs de s'avancer jusqu' l'cran, puis de longer l'cran par le ct Cour (ou Jardin) afin de passer lentement derrire l'cran et laisser se profiler leur ombre gigantesque sur l'cran en se dirigeant vers le ct Jardin (ou Cour).

    Dans tous les cas, un mouvement purement frontal de Lointain Face, ou de Face Lointain, il s'est ajout une traverse latrale en

  • Illustration non autorise la diffusion

    Ph. BRI

    Fig. 1. Deuxime tableau (en franais) : Clytemnestre et le chur : photographie de Li Wen Ts'ien.

    Lointain de Cour ou Jardin Centre de scne, de Centre de scne Cour ou Jardin.

    Dans ce dispositif, Clytemnestre ne peut plus surgir brutalement du fond de la scne. Elle marche latralement en Lointain de Cour Centre de scne pour soudain apparatre face au public (fig. 1). Les entres latrales tant sur le mme plan que la porte centrale, il n'tait pas possible de distinguer les entres de Clytemnestre et d' Agamemnon (ou il aurait fallu faire entrer Agamemnon par la salle, comme le chur, ce qui n'tait pas possible cause des escaliers et des cothurnes). Agamemnon vient du mme ct Cour que Clytemnestre, mais son trajet l'entrane l'Avant-scne-Cour, au mme endroit que le messager. Ce qui les dfinit, ce sont leurs zones d'arrive au Centre Lointain, ou l'Avant-scne-Cour (fig. 2).

    Aprs un premier tableau, dsorient, o tous les points de la scne semblent s'quivaloir, les Argiens se sont constitus en chur

  • Fig. 2. Le troisim

    e tableau ' quand Agamm

    emnon

  • 226 Ph. BRUNET

    dans le deuxime tableau o ils rptent leurs mouvements et leurs gestes. Enfin, dans le troisime tableau, ils font une vritable entre, et, retrouvant leurs positions, accomplissent leur gestuelle, ragissant aux discours des acteurs.

    Clytemnestre n'a donc, dans l'espace visible, que des dplacements frontaux, de Lointain Milieu de scne, de Milieu de scne Lointain. Agamemnon et Cassandre, immobiles l'Avant-scne- Cour, doivent quitter cette position pour aller Lointain s'engouffrer dans le palais. Cela suffit. Ils n'ont pas besoin de descendre d'un char. Quittant leur position, Agamemnon et Cassandre tournent autour de l'autel matrialis par un clos, une grille, l'Avant-scne Centre. Lorsque Agamemnon se dirige vers le palais, il se heurte Clyterr1- nestre devant l'cran, et tous deux effectuent un tour complet dans le couloir cr par les deux demi-churs. Puis Agamemnon s'engouffre dans la porte, et s'achemine ensuite vers le ct Jardin o l'attend la mort. Cassandre qui a pralablement plus de libert de mouvement sur la scne, marche sur les traces d'Agamemnon, sans toutefois se heurter Clytemnestre qui n'est plus prsente. Ces dplacements frontaux, commencs ou prolongs par des dplacements latraux, font penser au thtre n. La dmarche artificielle cre par les cothurnes en polystyrne (entre 45 et 60 cm de hauteur) va galement dans le sens d'une formalisation (fig. 3). Je conois difficilement des acteurs marchant comme l'on marche dans la rue.

    Ce dispositif prsente donc une certaine volution vers l'abstrait. L'cran, trs large, donne un autre type de profondeur la scne, et la qualit visuelle du spectacle. Les images sont un relais de la perception potique. Eschyle est trs riche en images. Il leur donne une ampleur parfois droutante, se laissant porter par leur pouvoir vocateur, comme dans le clbre passage de Clytemnestre qui intervient juste aprs l'entre d'Agamemnon dans le palais : . ;

    Cette progression dans l'abstrait, le choix rsolu d'abandonner tout ralisme de discours et de couleur va de pair avec la pice qui est un A quand Agamemnon ? avant d'tre un Agamemnon. Mais Eschyle a aussi ses constructions abstraites, ses redoublements et ses renversements analogiques : du messager Agamemnon, d'Agamemnon Oreste, de Y Agamemnon aux Chophores. Il est sans doute plus facile d'attendre Agamemnon que de l'incarner. Si l'on me reprochait d'avoir touch Eschyle, je dirai que j'ai tout fait au contraire pour nous lever jusqu' lui. Je n'ai pas voulu le dissoudre dans le magma contemporain, dans une prose ingale ou un dsordre des formes, ni le rduire des costumes bariols, des grossiers dcors de thtre. Je suis parti d'o nous tions, de la situation de la littrature et de l'art.

  • Illustration non autorise la diffusion

    A QUAND AGAMEM NON : 22/

    Fig. 3. -Troisime tableau (en gre) : Cassandre et le demi-ehur (ct Jardin) ; photographie de Li Wen Ts'ien.

    Et si j'ai tent de le traduire ici et l, en vers, et de faire entendre ma voix ct de la sienne, ce n'est pas pour me substituer lui, c'est au contraire pour rivaliser avec lui, en lui laissant, par la construction dramatique, toute la prminence et toute la gloire.

    Philippe Brunht

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    IllustrationsFig. 1. Deuxime tableau (en franais) : Clytemnestre et le churFig. 2. Le troisime tableau d' quand Agamemnon?Fig. 3. Troisime tableau (en grec) : Cassandre et le demi-chur (ct Jardin)