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Mme Sandra Alvarez de Toledo Pédagogie poétique de Fernand Deligny In: Communications, 71, 2001. pp. 245-275. Citer ce document / Cite this document : Alvarez de Toledo Sandra. Pédagogie poétique de Fernand Deligny. In: Communications, 71, 2001. pp. 245-275. doi : 10.3406/comm.2001.2087 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_2001_num_71_1_2087

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Mme Sandra Alvarez de Toledo

Pédagogie poétique de Fernand DelignyIn: Communications, 71, 2001. pp. 245-275.

Citer ce document / Cite this document :

Alvarez de Toledo Sandra. Pédagogie poétique de Fernand Deligny. In: Communications, 71, 2001. pp. 245-275.

doi : 10.3406/comm.2001.2087

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_2001_num_71_1_2087

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Sandra Alvarez de Toledo

Pédagogie poétique

de Fernand Deligny

Qui connaît Fernand Deligny ? Comment le connaît-on ? Pédagogue, éducateur, cinéaste, écrivain, poète de l'autisme, artiste ? Graine de cra

pule (1945), qui établit sa réputation de pédagogue libertaire, est son seul livre régulièrement réédité1. Le dernier, Traces d'être et Bâtisse d'ombre, est paru en 1983 2. Le trajet parcouru s'entend dans la différence entre les deux titres. Des amateurs de cinéma se rappellent avoir vu Ce gamin-là, au cinéma Saint-André-des-Arts, à Paris, l'année de la parution de La Forteresse vide, de Bruno Bettelheim. On parlait alors d'« antipsychiatrie », sans distinction. Une poignée de cinéphiles virent Le Moindre Geste, qui fit la couverture d'un numéro des Cahiers du Cinéma. D'autres, plus rares encore, virent Fernand Deligny. À propos d'un film à faire, produit par un cinéaste militant du groupe Medvedkine. Quelques intellectuels, psychiatres, philosophes, sociologues ne connaissent de lui que l'œuvre écrite autour de l'autisme, à partir de sa « tentative » menée dans les Cévennes après 1967 ; ils ont retenu l'étrange cartographie des « lignes d'erre », reproduites dans la revue Recherches. Gilles Deleuze et Félix Guattari en firent l'un des points de départ de leur théorie du rhizome, mais qui s'en souvient vraiment ? Des géographes ont inclu ces documents dans une exposition intitulée Cartes et figures de la Terre3. On les étudie aujourd'hui d'un point de vue phénoménologique, en les rapprochant de l'œuvre de Paul Klee et de la peinture chinoise4. En 1993, le Centre national de formation et d'études de la protection judiciaire de la jeunesse publiait le compte rendu d'une journée d'études sur Deligny, dont l'une des intervenantes était Hélène Gratiot-Alphandéry, communiste et fondatrice avec Henri .Wallon de la revue Enfance en 19485. Mathilde Mon- nier, chorégraphe, s'est inspirée de ses textes sur l'autisme pour mener un travail avec ses danseurs à Montpellier. A la mort de Deligny, plusieurs revues lui ont rendu hommage : Vers l'éducation nouvelle, Lien social, mais également Chimères ; quelques mois auparavant, L'Humanité

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publiait un long entretien. Les auteurs des monographies qui lui ont été consacrées sont pour l'essentiel des spécialistes en sciences de l'éducation 6. Y a-t-il deux Deligny ? Le travailleur social, au service de l'enfance délinquante et handicapée, autour de la Seconde Guerre mondiale, et l'inventeur d'un réseau alternatif d'enfants autistes retiré dans les Céven- nes ? Un Deligny militant, engagé dans des luttes pédagogiques et institutionnelles, et un Deligny ethnologue et éthologue, poète de l'autisme ? Comment mettre en perspective un projet social et une expérience fondée sur le refus de la « loi du langage » ?

Repères biographiques.

L'histoire de Fernand Deligny (1913-1996) coïncide avec quelques grandes orientations.de la culture française depuis les années 1930, et plus particulièrement depuis 1945. Il naît dans le nord de la France, à Bergues. Son père est tué pendant la Première Guerre mondiale (« Etrange drapeau qu'un nom... »). Il passe son enfance avec sa mère, employée de la Banque de France et « mécréante », dans la citadelle Vauban de Lille. Après le lycée Faidherbe, il refuse la perspective de Saint- Cyr, à laquelle le destine son statut de pupille de la Nation, déserte les cours de khâgne puis ceux de philosophie et de psychologie à l'université. Il passe la plus grande partie de son temps à l'asile d'Armentières (à côté de Lille) où il ne remplit, dans un premier temps, aucune fonction déterminée. Il fait son service militaire à Paris (1935-1936), avant d'être affecté à un poste d'instituteur suppléant dans la classe de perfectionnement d'une école du XIIe arrondissement, puis à Nogent. Il adapte librement la méthode Frei- net. Muni d'un CAEA (certificat d'aptitude à l'enseignement des enfants arriérés), il retourne en 1938 à l'asile d'Armentières, où il est nommé instituteur spécialisé. Hormis dix mois de mobilisation (septembre 1939- juillet 1940), il y reste jusqu'en 1943. Il supprime les sanctions et, avec les gardiens - ouvriers du textile au chômage, artisans, anciens détenus, etc., promus éducateurs -, il organise des sorties, des jeux, des séances de sport sous les bombardements. Il écrit des pièces de théâtre, des scénarios, des histoires. Son premier livre, Pavillon 3 — chronique de son séjour à Armentières -, paraît en 1944 7.

Sans doute Deligny n'invente-t-il rien : ces années de guerre sont celles de la naissance de la psychothérapie institutionnelle en France, expérimentée par François Tosquelles, psychiatre et militant antifranquiste, à Saint- Alban, en Lozère, dans le sillage de la Résistance et de la Libération8. Mais Deligny n'est pas psychiatre et n'entretient avec le parti com-

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muniste, comme avec tout le reste, qu'un lien lâche, qui tiendra cependant jusqu'à la fin sur l'idée du « commun ». En 1943, il est détaché au Commissariat à la famille et devient conseiller technique de l'ARSE A (Association régionale de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence) ; il organise dans le vieux Lille ( Wazemmes) des . foyers de prévention de la délinquance. En 1945, il met en place le premier Centre d'observation et de triage (COT) de la région Nord. Après Pavillon 3, Graine de crapule (1945) lui assigne une image d'éducateur qu'il a toujours récusée («Je n'ai pas l'intention d'éduquer qui que ce soit, j'ai l'intention de créer des circonstances favorables pour qu'ils s'en tirent et pour qu'ils vivent »). En 1946, il est nommé délégué de Travail et Culture pour la région Nord ; il y rencontre notamment André Bazin, Chris Marker, Fernand Oury et Aida Vasquez9.

Avec l'aide de quelques intellectuels du monde de l'éducation et de la médecine, dont le psychiatre Louis Le Guillant et le professeur Henri Wallon, et en collaboration étroite avec plusieurs figures militantes de l'époque, dont Huguette Dumoulin, responsable du Service civique de la jeunesse (organe du parti communiste), et Irène Lézine, il crée la Grande Cordée en 1947 à Paris. L'association, dont Deligny définit l'activité comme « une tentative de prise en charge "en cure libre" d'adolescents caractériels, délinquants et psychotiques et qui ne semblaient pas pouvoir s'améliorer par un "placement" où que ce soit, y compris en Service psychiatrique », s'appuie sur les réseaux des Auberges de jeunesse et de l'éducation populaire10. Des difficultés économiques et politiques compromettent ce qui sera sa dernière tentative dans un cadre institutionnel. La Grande Cordée passe l'été 1954 dans le Vercors. En 1955, Deligny quitte définitivement Paris, accompagné de quelques-uns des membres de l'association. Après plusieurs tentatives occasionnelles — en Haute- Loire, dans l'Allier-, au cours desquelles il écrit Adrien Lomme, qui paraît en 1958, le périple s'achève dans les Cévennes, vers 1963. Le tournage du Moindre Geste, improvisé aux environs d'Anduze dans des conditions plus qu'expérimentales, dure deux ans.

En 1965, éloigné, sans projet, Deligny n'est pas pour autant ignoré des circuits pédagogiques et intellectuels. Jean Oury l'invite à la clinique de La Borde. Il accepte mais reste en marge des groupes et des analyses n. Il écrit des scénarios qui donnent lieu à des improvisations et à des jeux avec les patients ; il crée un ciné-club et projette des films militants dans les cafés du Loir-et-Cher. On lui délègue les patients les plus « incurables », les plus agités, ceux dont l'équipe soignante ne sait que faire ; il rencontre un jour Janmari, un enfant de douze ans dont l'autisme presque « pur » sera à l'origine de ses interrogations sur le langage et de son œuvre des trente années à venir. L'expérience de La Borde prend fin dans les

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Cévennes, à Gourgas, la propriété de Félix Guattari, qui accueille les groupes gauchistes et trotskistes de l'avant-68. Deligny, une fois de plus, « esquive ». Il s'installe dans un hameau voisin, à Graniès, qu'il ne quittera plus jusqu'à sa mort, en 1996.

Un réseau de « présences proches » — ouvriers en rupture de ban, paysans et fermiers locaux, travailleurs sociaux et marginaux, en tout cas non-spécialistes et non-éducateurs — s'organise progressivement dans le paysage huguenot et camisard des Cévennes. Un territoire se dessine. Sur ce « radeau » à l'écart des événements de Mai 68 (« Je dis tout simplement qu'un radeau n'est pas une barricade et qu'il faut de tout pour qu'un monde se refasse12 »), Deligny accueille des enfants autistes — Françoise Dolto et Maud Mannoni lui en envoient plusieurs. Dans les années 1970, ils sont plus de vingt. Le réseau s'organise, dans le plus grand dénuement — aucune inscription ni appui institutionnels —, dans la nature, au rythme d'un « coutumier » réglé par une économie de subsistance et par ce « besoin impérieux d'immuable » qui définit l'autisme.

Deligny entretient avec cette organisation la distance qui a toujours été la sienne. Il délègue à ses compagnons la responsabilité de la vie quotidienne avec les autistes. Il invente certaines pratiques, ni artistiques ni thérapeutiques, comme ces « lignes d'erre » qui transcrivent les déplacements et les agirs des enfants mutiques dans le territoire des Cévennes. Il écrit, entretient une correspondance régulière avec des intellectuels, pédagogues, psychiatres, cinéastes, qui ne cessent de le solliciter. Cette écriture, ce travail de plus en plus serré de la langue, se nourrit de l'expérience quotidienne de l'autisme, dont il dégage la pensée d'un humain prélinguistique, d'un « commun d'avant l'un et l'autre ». Le vin de Mai 68 est tiré, la parole a coulé à flots, le silence de Deligny « fait mirage », comme il dit. Il trie soigneusement les visites, qui sinon afflueraient. En 1974, il rencontre Isaac Joseph, avec qui il réalise trois numéros de la revue Recherches et deux livres, Nous et l'Innocent (1975) et Le Croire et le Craindre (1978) 13. Entre 1979 et 1983 il publie chez Hachette, dans la collection « L'échappée belle » dirigée par Emile Copfermann, une trilogie (Les Détours de l'agir ou le Moindre Geste, Singulière Ethnie, Traces d'être et Bâtisse d'ombre) qui, avec La Septième Face du dé et Les Enfants et le Silence, développe la partie la plus théorique de sa pensée 1.4.

La projection du Moindre Geste à la Semaine de la Critique à Cannes, en 1971, avait attiré l'attention des cinéastes. En 1974, Renaud Victor réalise, en collaboration étroite avec Deligny, Ce gamin-là, film-document centré sur la tentative des Cévennes et sur le personnage de Janmari. Au début des années 1980, le réseau, réduit et recentré autour de Graniès, survit toujours sans appui institutionnel. En 1989, Renaud Victor tourne Fernand Deligny.

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À propos d'un film à faire, essai cinématographique organisé autour de réflexions sur l'image et le langage développées dans un texte inédit, Acheminement vers l'image. Deligny fait retour sur la pensée d'Henri Wallon, lit Heidegger, Wittgenstein, les Souvenirs entomologiques de Jean-Henri Fabre et cultive une conception de plus en plus éthologique de l'« humain ». A part quelques éclipses, il ne cesse pas d'écrire. De 1 990 à sa mort, en 1 996, depuis sa chambre-bureau qu'il ne quitte plus, il travaille à L'Enfant de citadelle (autobiographie inachevée) et à des aphorismes (Essi) qu'il amaigrit jusqu'aux haïkus de Copeaux, son dernier manuscrit.

De la pédagogie de la délinquance au réseau de l'autisme.

Le tournage du Moindre Geste (1963-1964) sert d'articulation entre les deux grandes périodes de la vie et de l'œuvre de Deligny : celle des expériences institutionnelles, en milieu urbain, avec de jeunes délinquants et psychotiques, pendant et après la guerre ; celle de la tentative des Cévennes, radicalement marginale et centrée sur l'autisme, à partir de 1967. A ces deux périodes correspondent schématiquement deux types d'écriture : la première ressortit au récit traditionnel, la seconde à une forme d'essai pédagogique et poétique qui mobilise tracés et légendes, photographie, vidéo et film.

Entre 1944 et 1949, Deligny publie cinq livres différemment inspirés de ses expériences pédagogiques. Les aphorismes de Graine de crapule — conseils aux éducateurs qui voudraient la cultiver, Petit Livre rouge de l'éducation libertaire, font toujours référence dans les milieux spécialisés. Les quatre autres sont des récits. La préface à la première édition des Enfants ont des oreilles - recueil d'histoires et de fables - est un réquisitoire contre la pédagogie dogmatique et une apologie du récit improvisé 15. Pavillon 3 est une série de portraits des enfants et adolescents internés à l'asile d'Armentières. Les Vagabonds efficaces sont un récit autobiographique du séjour à la direction du Centre d'observation et de triage de la région Nord, tandis que Puissants Personnages, écrit pendant ce séjour, en serait le Journal imaginaire 16. Dans une lettre à Félix Guat- tari, Deligny parle des Vagabonds efficaces comme d'un « tract qui était dans le ton des Auberges de Jeunesse d'alors, alors qu'ajiste je ne l'étais pas17 ». Le mot est significatif, même s'il exagère la forme militante du livre et passe sous silence les intentions littéraires. Manière, peut-être, de reconnaître (trente ans plus tard) que l'intérêt de ces textes tient moins à une singularité quelconque de l'écriture (qui les apparente au genre flou d'une littérature naturaliste, poétisée par les « sensations » et les effets appuyés de la langue parlée) qu'au fait du « récit pédagogique ».

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Deligny, comme Heinrich Pestalozzi, comme Anton Makarenko, est alors à la fois pédagogue et écrivain 18. Ses récits mettent en scène des situations pédagogiques dans une perspective littéraire. Il raconte des scènes vues et vécues dans le milieu éducatif ou asilaire, et transforme les cas psychiques ou sociaux en personnages. Tandis que Makarenko donne au reportage romancé qu'est son Poème pédagogique le souffle chronologique et épique du projet révolutionnaire soviétique, Deligny fragmente ses expériences en autant de récits courts, fragmentés en saynètes dont certaines ont valeur aphoristique. Ces formes courtes, bricolées, à l'image même du délabrement social et psychique des personnages, et qu'il appelle des « bribes », sont sa forme de prédilection, dont il ne se départit - avec peu de succès - que dans Adrien Lomme, son seul roman publié.

L'écriture de Deligny ne trouve sa forme singulière qu'à partir des années 1960, dans le contexte de l'autisme : le travail dans la langue, dès lors, l'éloigné définitivement du récit à la Makarenko. Il abandonne description et narration. Le réseau d'enfants autistes devient la toile de fond, explicite ou implicite, immuable, de développements théoriques sur l'être, le langage et l'institution. A partir de 1967, il met progressivement en œuvre un véritable dispositif documentaire destiné à signaler la position précise du « radeau ».

Un radeau, vous savez comment c'est fait : il y a des troncs de bois reliés entre eux de manière assez lâche, si bien que, lorsque s'abattent les montagnes d'eau, l'eau passe à travers les troncs écartés. C'est par là qu'un radeau n'est pas un esquif. Autrement dit, nous ne retenons pas les questions. Notre liberté relative vient de cette structure rudi- mentaire dont je pense que ceux qui l'ont conçue — je veux parler du radeau - ont fait du mieux qu'ils ont pu, alors qu'ils n'étaient pas en mesure de construire une embarcation. Quand les questions s'abattent, nous ne serrons pas les rangs - nous ne joignons pas les troncs — pour constituer une plate-forme concertée. Bien au contraire. Nous ne maintenons du projet que ce qui du projet nous relie. Vous voyez par là l'importance primordiale des liens et du mode d'attache, et de la distance même que les troncs peuvent prendre entre eux. Il faut que le lien soit suffisamment lâche et qu'il ne lâche pas 19.

Le radeau est le territoire métaphorique par excellence ; territoire bricolé, avec les « moyens du bord », mais selon les règles d'un véritable savoir- faire qui lui assure la résistance nécessaire ; territoire de la langue, assez légère et assez mobile pour éviter les « tirs groupés » du langage. La langue de Deligny procède désormais essentiellement. par métaphores, par un réseau métaphorique qui fait tenir l'œuvre et qui définit le territoire ima-

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ginaire des Ce venues. Hormis la métaphore maritime, celle qu'il file le plus couramment est la métaphore du tissage {tramer, ourdir, métier, bâti, etc.). Il joue des connotations stratégiques, voire militaires, de ces deux métaphores. La tentative n'est pas un radeau isolé en territoire neutre, pacifié. C'est un lieu dont on parle, et qui est « visé ». Métaphores et jeux de mots qui marquent, comme dit Françoise Bonnardel, « ce nécessaire glissement de la psychologie à la topologie » (il/île, erre/aire, etc.) 20. Cette rematérialisation de la langue se manifeste également par la réapparition d'un vocabulaire lié aux « métiers » (les mots déjà cités à propos du tissage mais d'autres également, comme chevêtre, réfractaire, alliage, etc.). Les mots et les choses, en ce sens, ont le même statut : « C'est quasiment une position politique de faire cause commune avec les mots dénigrés21. »

Huit ans après l'installation de la tentative à Graniès, il est en mesure de publier les données de l'organisation qu'il propose comme alternative aux institutions psychiatriques. C'est alors que paraissent les numéros de Recherches et Nous et l'Innocent22. Ce gamin-là sort sur les écrans en 1975. Quatre livres, un film : ce que Deligny appelle « exposer notre ouvrage, comme des peintres le feraient ». Les pédagogues, les psychiatres, les intellectuels et les parents d'enfants autistes connaîtront avec précision l'existence de la tentative des Cévennes, dans sa forme matérielle, avec ses partis pris pédagogiques et poétiques.

L'individu — dont l'autiste, dans son isolement, présente la forme à la fois la plus réduite et la plus extrême — a toujours intéressé Deligny. Pavillon 3 ou Les Vagabonds efficaces sont des séries de portraits dont la teneur psychosociale ne masque pas l'intérêt que l'auteur porte aux destinées individuelles. La forme de son écriture marque déjà son choix d'une position ambiguë à l'égard de la délinquance et de la maladie mentale : entre pédagogie et poésie. Ses affinités avec Freinet, fondateur de la Coopérative de l'enseignement laïc, ont des limites : les grandes lignes d'une école du peuple de libre expression et ouverte sur la vie ne peuvent que l'intéresser. Mais quelles qu'en soient les raisons, autobiographiques et politiques, l'exposé de principes méthodologiques, aussi ouverts soient-ils, ne lui convient pas. Cette défiance à l'égard de la règle ne le rapproche pas pour autant de l'expérience de Summerhill, dont l'utopisme ne correspond ni à sa formation politique ni à son expérience de la folie, nouée par la violence à celle de la Seconde Guerre mondiale 23. A la différence de Freinet, Neill ou Maka- renko, Deligny prend en charge des enfants délinquants et psychotiques.

Dès Armentières, Deligny a substitué le jeu, le dessin, le théâtre ou le sport à l'apprentissage par la parole. Dévaloriser le langage, celui de l'éducateur comme celui des enfants, est un de ses premiers principes. L'image de Janmari autiste, un Victor de PAveyron auquel il n'enseigne-

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rait ni les bonnes manières ni même le langage, était déjà à l'état d'esquisse dans les figures réfractaires des enfants d'Armentières et de Lille. On imagine sans mal l'intérêt de Deligny pour le rapport d'Itard, qu'il devait lire à La Borde dès sa réédition, en 1964, dans l'étude de Lucien Maison, Les Enfants sauvages. Mythe et réalité2*. Deligny avait déjà suggéré à François Truffaut, qui l'avait sollicité sur le conseil d'André Bazin, l'idée de la fuite vers la mer de l'enfant Jean-Pierre Léaud, à la fin des 400 Coups 25. Elle lui avait sans doute été inspirée par ses propres souvenirs de la mer du Nord et par celui des fugues des gamins de l'asile et du Centre d'observation et de triage.

Si la pratique psychanalytique ne l'intéresse pas, c'est parce qu'il privilégie Y individu biologique sur le sujet et sa mise en question. Dans son approche de l'autisme, il nie l'inconscient au profit du « commun ». Cette position, qu'il précise au début des années 1970, n'est pas étrangère à une pensée du communisme qui lui restera. toujours proche. Dans ses textes, il distingue soigneusement le « commun » de la « communauté » (et donc de la « communauté thérapeutique »). L'individu et le commun se conjuguent dans l'intérêt qu'il manifeste à partir des années 1980 pour l'éthologie, en reprenant la lecture des textes d'Henri Wallon26.

La réintégration sociale des enfants pris en charge par Makarenko passait par le travail. L'objectif pédagogique de la Grande Cordée, sous sa forme historique propre, était le même : trouver, par les réseaux des Auberges de jeunesse, des structures d'accueil et de travail à des jeunes délinquants et psychotiques. Son échec avait tenu aux difficultés de Deligny avec l'Administration et surtout au refus de la Sécurité sociale de payer à l'association des prix de journée pour des adolescents salariés. L'asile pouvait tirer parti de cette main-d'œuvre instable en « colonisant » (du mot « colons », qui désignait les malades employés à la ferme) les moins psychotiques et les plus vigoureux des internés (c'est-à-dire en général les alcooliques), sous couvert d'ergothérapie. Travail et folie étaient compatibles sous la tutelle intéressée de l'administration > asilaire (même si, comme on le sait, le rendement de la ferme n'a jamais rapporté beaucoup plus que de quoi nourrir l'asile) . Dans le contexte plus expérimental d'une association comme la Grande Cordée, il était impensable d'accorder aux délinquants et aux malades mentaux à la fois un traitement psychologique et une rémunération officielle. A partir de 1967, le mot « travail » disparaît définitivement du langage de Deligny. L'autiste profond ne « fait » rien, ne produit rien, ne travaille pas. L'agir est sans sujet et sans fin. L'autisme est antiproductiviste.

La position de Deligny, « pédagogue libertaire », à l'égard du travail, dès les années 1930, est parallèle à l'évolution de la psychiatrie. La

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psychothérapie institutionnelle avait engagé le psychiatre dans une relation avec le patient qui les remettait en cause, lui, sa fonction, son droit, son langage, son inconscient. La guerre d'Espagne (Tosquelles) puis la Seconde Guerre mondiale donnèrent une dimension politique et existentielle supplémentaire à cette relation, qui excédait désormais de loin la production d'un travail, au sens de l'accomplissement d'une fonction sociale. La psychothérapie institutionnelle était plus proche, en ce sens, du surréalisme et de l'« activité surréaliste » que d'une pratique médicale fonctionnelle et systématisée. Le traitement de la folie passait par un réseau d'échanges entre soignants et soignés et par des activités liées à la collectivité intra- et extra-hospitalière plus que par la mise au travail des malades. La « tentative », elle, avait pris le parti de ne s'inscrire dans aucun système institutionnel, fût-il autocritique. L'agir involontaire et poétique de l'autisme, opposé au faire productiviste, devait inspirer les conduites des adultes. Dans cette perspective, construire des abris et des meubles, faire le pain et la cuisine, couper du bois, puiser de l'eau, tailler et coudre des vêtements, prendre soin des enfants autistes, parcourir avec eux la distance entre un lieu et un autre du réseau à travers les Cévennes, tracer les cartes de ces déplacements ne ressortissait pas plus à un travail que les gestes « pour rien » d'un enfant autiste. Le « charisme » de Deligny et sa définition de l'humain méritaient-ils qu'on s'y attachât au prix d'une abnégation, d'un dénuement et d'un isolement presque complets ? On ne peut s'empêcher de voir dans la dédicace de A comme Asile («à Henri Wallon/en ricochet d'il y a trente- sept ans/et aux travailleurs sociaux, mes semblables et mes pairs »), écrit vers 1984, un geste d'apaisement à l'égard de ceux qui, après dix-sept ans de vie monacale et en cette époque de « récupération » des stratégies alternatives et militantes, ne pouvaient manquer de s'interroger sur le sens et la portée de cette résistance « pour rien ». L'adresse fraternelle aux « travailleurs sociaux » cherchait à entretenir la flamme d'une période révolue, celle du communisme de la guerre et de l'après-guerre ; à affirmer la continuité d'un parcours qui, en s'éloi- gnant de l'institution, s'était éloigné du « social » ; et à assurer de sa fidélité ceux qui en avaient vécu les premiers temps (Huguette Dumoulin, Irène Lézine, Emile Copfermann, etc.) et qui ne souscrivaient pas volontiers à sa retraite dans les Cévennes.

La caméra, outil pédagogique.

Ce film, Le Moindre Geste, dont on m'annonce « qu'il a été retenu par le comité de sélection de la Semaine de la Critique et qu'il sera donc

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montré à Cannes », a bien failli rester enroulé dans ces grandes boîtes de fer-blanc qu'on pourrait croire de conserve comme il en advient le plus souvent de ces enfants « anormaux » dont le sort s'enroule dans les lieux prévus pour. Et qu'y faire ? Le sort commun à cet être-là dont je vais parler et aux kilomètres de pellicule qui portent son image éclaire peut-être un peu ce que je veux dire quand je parle de tentative [...]. Qu'Yves, « débile profond », ait échappé à son sort qui était de demeurer dans une demeure à demeurés et que ce drôle de film ne soit pas resté, à jamais autistique comme le sont lés objets abandonnés, enroulé dans ses boîtes, voilà deux événements qui n'en font qu'un [...] qui consiste à tenter de tirer d'affaire un enfant fou. Oublié, voilà qu'il devient. Somme toute, c'est ce qui est arrivé à ce film. La grande loterie des circonstances, SLON, qui a pris le relais pour que Le Moindre Geste sorte, cependant qu'une autre tentative a pris le relais de celle dont ce film est en même temps l'outil et la trace 27.

A partir de 1945, le cinéma - Rossellini, De Sica, Truffaut, etc., et plus tard Maurice Pialat, dont L'Enfance nue peut être vue comme une suite aux 400 Coups - et la photographie - Robert Doisneau, Henri Cartier- Bresson, l'Américaine Helen Levitt, les Anglais Roger Mayne et Nigel Henderson, le Japonais Ken Domon, etc. - ont rendu compte de la guerre et de la misère sociale via des personnages d'enfants, dont l'innocence et les jeux absorbaient sans pathos la violence des situations. On peut se demander si la mobilité physique et psychique des enfants livrés à eux- mêmes, hors école, ne contribua pas à l'invention de ce « style documentaire » qui fit du cinéma néo-réaliste italien le point de repère d'une éthique renouvelée de l'image. ,

Un courant de pensée en faveur d'un cinéma éducatif « responsable du progrès spirituel et moral, de l'amélioration, de la vie sociale et de l'élévation de la pensée28 », avait conduit,- juste après la guerre, à la création d'une Commission ministérielle du cinéma d'enseignement (1944) présidée par Henri Wallon et contemporaine de celle du Centre national du cinéma (1946), placé sous tutelle du ministère de l'Information et, dès 1947, du ministère du Commerce et de l'Industrie. Cette reprise en main par l'industrie contribua à développer un cinéma commercial, soumis à l'obtention de cartes professionnelles et aux autorisations officielles, en fragilisant la pratique d'un cinéma plus expérimental. Les années 1930 avaient produit de nombreux films de fiction autour de l'image d'une enfance idéalisée, incarnée par des personnages fantasques et réfractaires à l'école-caserne29.

Deligny fait partie de cette génération de militants de l'éducation populaire pour qui le cinéma était une des formes essentielles de récit, un art

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et un projet politique et pédagogique30. La question de « faire du cinéma » se posa à lui dès 1947, dans le contexte de la Grande Cordée. En 1955, il publia dans VEN (Vers V éducation nouvelle) un article intitulé « La caméra, outil pédagogique » dans lequel il évoquait deux de ses tentatives cinématographiques, la première en 1947, à Paris, et la seconde pendant l'été 1954. Le texte revendique une mise à disposition de la caméra dans une perspective pédagogique :

J'ai pensé que le cinéma avait sa place dans un organisme comme le nôtre qui veut aider des adolescents en difficulté. Il n'est évidemment pas question que chacun ait sa caméra, mais il est nécessaire que cet outil-là soit réellement à la disposition de ceux qui veulent s'en servir pour raconter en quelques suites d'images ce qu'ils voient de la vie qu'ils vivent * .31

II prend acte de l'invasion du monde par l'image et de l'« assaut permanent qu'elle livre au langage écrit ». Au lieu de subir le cinéma comme une « réalité directement reproduite », il propose que les enfants le considèrent comme un langage à leur portée et s'emparent de l'outil-caméra comme ils s'empareraient d'un porte-plume, pour« raconter ».

Nous aurions voulu, par exemple, avec des anciens de la Grande Cordée, tenter de filmer ce que des garçons de. quatorze ou seize ans voient de leur quartier natal, ce qu'ils perçoivent dans le dédale des rues environnant leur maison, afin que la caméra montre ce que voient leurs yeux, tous les jours, de la réalité familière et ce que ces mêmes yeux voient, quelques mois plus tard, quelques mois passés ailleurs, loin de la maison, parmi d'autres gens, aux prises avec un autre « régime de vie », une fois élaborée quelque intention de métier futur. Essayer de montrer comment un ensemble d'intentions nouvelles modifie la perception de la réalité.

Ou encore :

Le film était là, prêt à faire. Quinze garçons à la recherche du maquis, partout, au long des chemins, dans la mémoire des gens.

L'efficacité pédagogique du cinéma ne passait pas, aux yeux de Deligny, par le spectacle subi, aussi éducatif fût-il ; elle tenait à l'outil, à la possibilité offerte aux enfants de s'en servir, d'en comprendre le fonctionnement et les effets. Son projet dans le cadre de la Grande Cordée était expérimental. Le cinéma qui l'avait toujours intéressé - depuis l'époque où il fuyait l'université pour les salles obscures de Lille — était le cinéma

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soviétique 32. Il avait vu Les Chemins de la vie, le film de Nicolas Ekk qui célébrait," sous la forme d'une fiction édifiante, la figure du pédagogue Makarenko 33. « La caméra, outil pédagogique » oppose explicitement la stabilité de la colonie Gorki (et sa « centaine de gosses ») et sa cohérence dans une société révolutionnaire à la précarité de la tentative :

Pour les nôtres, faire front serait faire cible. Ils multiplient leurs chances de s'en tirer en s'éparpillant dans un pays où rien n'est consciencieusement prévu que leur exploitation, en tant que main-d'œuvre instable34.

Le principe de dispersion des jeunes pour des séjours d'essai à travers la France via les réseaux d'Auberges de jeunesse supposait « une stratégie plus maquisarde ». L'idéal aurait été d'envoyer chacun des « gars » en séjour d'essai équipé d'une caméra, au lieu du simple magnétophone au moyen duquel ils enregistraient le témoignage de leur réinsertion dans un milieu familial et professionnel.

Avec la caméra, écrit Deligny, le monde les regarde, le monde des Autres, qui n'avaient rien à faire d'eux, et seront tout à l'heure les témoins de ce qu'ils font chaque jour. Mise en scène ? Non. Mise en vue. Mise au clair. Mise en public.

Le mot de « public » n'est pas moins étrange dans sa bouche, ou sous sa plume, que celui de « projet ». « Le projet de réaliser un film documentaire qui serait l'œuvre collective des membres de la Grande Cordée... » n'a pas eu lieu.

« La caméra, outil pédagogique » passe entièrement sous silence la question de la forme, comme si le cinéma n'était affaire que de dispositif. Deligny énonce un projet, puis parle de procédure. L'objet-film, manifestement, l'intéresse moins que l'outil-caméra. C'est permettre qui l'intéresse. Permettre à ces enfants et adolescents de se servir d'une caméra pour faire du cinéma. Permettre aux enfants psychotiques et délinquants de sortir. Permettre à Yves d'arpenter les Cévennes en blasphémant et de devenir le héros d'un film. Permettre à Janmari autiste de ne pas parler, etc. Ce qui est une manière de dire non que la pédagogie l'intéresse plus que l'art, mais que l'art, et l'image en> particulier, ressortit à l'activité involontaire plus qu'à la production d'un objet.

La réussite du Moindre Geste tient à la distinction radicale des deux étapes du tournage et du montage. Le tournage eut lieu dans le grand paysage ouvert des Cévennes et dans les fermes autour du Gardon, impro-

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visé au jour le jour sur la trame d'une fable sommaire : un fou (Yves, « débile profond » pris en charge par Deligny depuis l'Allier) s'évade de l'asile avec un ami ; en jouant dans une maison abandonnée, l'ami tombe dans un trou ; le fou essaie en vain de l'en sortir ; au cours de ses péripéties il rencontre une jeune fille qui, à la fin de l'histoire, le ramène à l'asile. Les habitants — certains d'entre eux devinrent les compagnons de la tentative pour les trente années à venir - jouaient leur propre rôle. Deligny ne participait ni aux repérages ni au maniement de la caméra, qu'il laissait à d'autres, à peine plus expérimentés que lui35. Le soir, il enregistrait la parole d'Yves dans une ferme à ciel ouvert :

II délirait tout son saoul et les bandes se remplissaient sur ce magnétophone qu'il respectait, tapant dans l'herbe cependant qu'il vociférait à en avoir l'écume aux lèvres, et cette écume séchait, frange tenace de parole, comme sur les plages on voit la trace des dernières marées 36.

Deligny est encore pédagogue, dans la prééminence qu'il donne au jeu et à la « relation », à la fois lien et récit : le tournage du Moindre Geste est une aventure à plusieurs, la vie d'un groupe averti des formes de la folie autour d'un psychotique dont la stature et l'inscription dans un paysage d'épopée font un héros à la John Ford. L'histoire du film, le délire artau- dien du personnage sont inséparables de ce paysage de lumière blanche, de pierres et d'eau. Deligny n'ignorait pas qu'il était en terrain huguenot et camisard, pas plus qu'il n'était allé dans le Vercors au hasard, mais, malgré son goût des métaphores ou des correspondances historiques, Le Moindre Geste n'est pas un film militant ou résistant. L'expérience ressortit essentiellement au « bris-collage », comme dit Jean Oury, selon la « capacité de reconstruction du monde chez le psychotique », où se joue le rapport entre la psychose et l'œuvre37.

Le Moindre Geste avait été tourné en muet. La bande-son fut fabriquée de toutes pièces, à partir de l'image et des monologues d'Yves, par Jean- Pierre Ruh et Aymé Agnel, alors disciple de Pierre Schaeffer et des recherches électroacoustiques du Groupe de recherches musicales. Travaillée à partir de documents sonores existants, trouvés ou inventés, elle se fait entendre grâce à un jeu de décalages : au lieu de reproduire le son correspondant à l'objet ou à la situation, elle le produit au moyen d'un son analogue (celui d'un instrument de musique par exemple) qui souligne l'image par sa légère étrangeté ; elle joue également du synchronisme, jusqu'à prendre sa complète indépendance à l'égard de l'image. Les sons ont la matérialité des corps, l'âpreté du paysage, des éléments et des objets, le burlesque des situations. La partition fait mieux que relier la parole d'Yves : elle aménage progressivement sa place et sa progression

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en intensité jusqu'au paroxysme du monologue final, qu'elle orchestre d'une fanfare enregistrée en Irlande.

On ne s'étonnera pas que ce film ait intéressé les cinéphiles de la génération de l'après-Nouvelle Vague, qui le virent juste après sa présentation à la Semaine de la Critique à Cannes en 1971. Le Moindre Geste n'était pas un document « sur » la folie. Il était plus proche de l'œuvre d'Antonin Artaud ou du film de Mario Ruspoli, Regard sur la folie, tourné en 1961 à Saint- Alban, que de celui de Marco Bellochio, Fous à délier, qui se révéla avec le temps un document sur la « surcharge idéologique » de l'époque plus qu'un film sur la folie. La phrase de Deligny en épigraphe du Moindre Geste : « Mais pourquoi faudrait-il que la parole appartienne à quelqu'un, même si ce quelqu'un la prend ? », interrogeait la définition dû sujet par le langage. Le cinéma, en écho à la remise en cause de l'auteur en littérature, reniait l'autorité du scénario. Au moment où Jacques Tati rendait les dialogues inintelligibles, où Jean-Luc Godard collait des citations sans en donner les sources, où les Straub mettaient en scène Corneille pour là sonorité matérielle du texte, Jean-Pierre Daniel, selon Jacques Rivette, reprenait des « bandes préenregistrées qui charriaient une parole sans référence fixe dans la fiction, une parole complètement erratique38 ». Le délire du psychotique, délié de toute imposition, de tout ordre autre que celui de sa propre aliénation — de son autorécit, son autofiction -, était plus radical encore. Yves ne jouait rien, aucun scénario, aucun texte, le texte de personne, le sien et celui de tous, le texte grotesque et commun de la folie.

Jean-Pierre Daniel, qui a repris le matériau brut du film (dix heures d'images et de son) à la fin des années 1960, connaissait les positions politiques et pédagogiques de Deligny39. Le « piège » idéologique est apparu dans une première étape du travail :

Un prémontage de quatre heures, centré sur Yves, sans organisation précise, et qui éliminait les scènes de fiction dans lesquelles il ne figurait pas, a révélé tous les contresens possibles : la folie devenait non-sens, le statut de l'image devenait ambigu, passait pour du direct et ouvrait le film à toutes les interprétations. Le jeu d'Yves avec la fiction, avec son décor — les roseaux, la bête, la chaleur —, avec les objets qu'il transforme et avec les mots, avait disparu40.

On imagine sans mal ce que ce premier montage, focalisé pendant quatre heures sur les gestes et les déplacements immotivés d'un fou, pouvait avoir de commun avec un reportage fasciné par les manifestations exotiques et

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pathétiques de la folie, dont le film de Raymond Depardon tourné à l'asile de San Clémente (1980) est un bon exemple. L'identification à peu de frais du spectateur à cet autre lui-même enfouit la perception de la folie sous les fausses questions soulevées par la performance technique du « filmeur ». Comment filmer la folie de si près, comment réussir à capter ces gestes qui échappent au fou lui-même, comment être là au bon moment ? Toutes questions auxquelles le reportage, cinématographique ou photographique, prétend répondre par la rhétorique héroïque du rapprochement.

Il faut donc distinguer le « documentaire » du « direct » :

Je crains fort que ce sacré mur qui renvoie en écho à chacun sa parole ne vienne resurgir entre l'écran et ceux qui verront ce document filmé dont le titre aurait pu être « Le royaume des cieux » — mais ce titre était déjà la propriété d'un académicien41.

Yves, débile profond, est dehors, à l'air libre :

Ce qui intéressait Deligny, dit encore Jean-Pierre Daniel, était de mettre Yves à l'écran, de le mettre en liberté en en faisant le personnage de cette fable. [...] Le rythme du montage a servi à resserrer le regard, à le focaliser sur un son ou sur un geste précis, sur le « moindre geste », justement. Il fallait tout faire pour qu'on se mette à regarder et à écouter Yves autrement que comme un cas. [...] Pour obliger le spectateur à un maximum d'attention à la matérialité de l'image et du son, il fallait une trame vague, une sorte de matrice, qu'on appelle la fiction42.

Pédagogie profonde du film, qui montre un débile condamné par l'expertise psychiatrique en héros, libre de vagabonder dans un paysage d'une beauté archaïque — antédiluvien, préhistorique -, de blasphémer impunément et de désirer (on entend dans cette liste de « libertés » celles que Bunuel donna aux personnages du film surréaliste par excellence, VAge d'or43). L'expérience a montré que cette pro(pré)position de nature documentaire — « outil et trace » d'une tentative - n'a pu trouver sa forme juste qu'en s'appuyant sur la fiction d'une fable assez mince et assez souple pour laisser progressivement la place entière au personnage, livré paroles, corps et gestes à son délire. Comme le disait Serge Daney :

Au début, c'est la fiction qui commande le moindre geste et petit à petit la relation s'inverse, c'est le moindre geste qui génère de la fiction jusqu'à ce qu'on puisse s'en passer, l'oublier, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'enjeu44.

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La fiction n'a d'autre fonction — mais essentielle — dans le film que de familiariser le spectateur avec la folie délirante du personnage, de le faire accéder progressivement à la dimension matérielle de la parole et des gestes erratiques. Le montage travaille le film dans le même sens : des plans larges, qui inscrivent le personnage dans le décor des Cévennes, on passe peu à peu à des plans de plus en plus rapprochés, saturés de la « pure présence physique » (Jacques Rivette) d'Yves.

Le Moindre Geste avait été, grâce à Jean-Pierre Daniel, le premier projet cinématographique accompli de Deligny. À partir de ce film, son intérêt pour le cinéma, et pour l'image en général, trouva plusieurs occasions et plusieurs manières de se manifester. Ce gamin-là fut tourné dans les Cévennes au début des années 1970 par Renaud Victor, avec la collaboration étroite de Deligny45. La réalisation du film fut précédée d'une longue période de préparation, au cours de laquelle il exigea du réalisateur qu'il participât activement à la vie du réseau et à la vie quotidienne avec les autistes. Une caméra vidéo circulait d'un lieu à un autre, dans la double perspective de fournir à Renaud Victor des notes pour son film et d'archiver des séquences destinées aux parents des enfants. Quelques années plus tard une vidéo-paluche (la nouvelle caméra inventée par Jean-Pierre Beauviala, assez petite, comme son nom l'indique, pour tenir dans la main), fournie par l'Institut national de l'audiovisuel (INA), prit le relais de cette activité documentaire.

Le projet de Renaud Victor et de Deligny portait sur la vie quotidienne du réseau et sur Janmari, dont ils firent le personnage central du film. Le Moindre Geste avait donné des clés quant à la manière de montrer la « folie » ; il devenait possible de faire un film plus documentaire, et donc plus directement pédagogique, sur la tentative des Gévennes, sans pour autant faire un film « sur » l'autisme 46. La part de fiction du Moindre Geste lui venait de la fable d'origine et du montage, qui en avait retrouvé la trame. Les gestes et le mutisme de l'autiste - après le délire du psychotique -, ainsi que la non moins étrange scénographie qui se mettait en place autour de lui, pouvaient, selon Deligny, passer pour de la fiction :

Ce gamin-là, c'est un documentaire ou une fiction ? C'est un documentaire pur jus. Et pour cause : vous ne pouvez pas faire faire à Janmari autre chose que ce qu'il effectue chaque jour. On ne peut pas faire plus documentaire. Eh bien ça fait fiction parce que les gens n'ont jamais vécu un truc pareil.' Il n'y a ni documentaire ni fiction, il y a du cou- tumier, ce coutumier étant assez réel pour surprendre47...

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La bande-son du Moindre Geste, tourné en muet, avait été conçue comme une matière musicale et poétique autonome et analogue à l'image. Les séquences de la vie quotidienne de Ce gamin-là ont lieu dans le silence accordé au mutisme des enfants ; les adultes ne leur parlent ni ne se parlent. L'absence du langage donne lieu à des scènes dont l'étrangeté se dissipe dès que s'y substitue le rythme des déplacements et des gestes. Les bruits et les sons enregistrés en direct rendent au paysage, aux objets, aux corps une présence habituellement atténuée par le langage48. La voix de Deligny, tantôt off, tantôt synchrone avec sa présence à l'image, fait entendre une langue dont les torsions redoublent l'énigme de la vacance du langage, sans l'élucider. Le texte de cette voix, publié intégralement (et mis en page comme un long poème) dans les « Cahiers de rimmuable/2 », est aux séquences du film ce que seront à sa suite les « légendes » des cartes et des photographies.

Nous et l'Innocent — ensemble de textes, inédits ou repris, fragments de correspondance et d'entretiens - comportait « trente-deux textes-images » rassemblés en un cahier séparé, placé à l'intérieur du premier chapitre intitulé « Ce silence-là ou le mythe du radeau ». Chaque double page du cahier avait été conçue comme un tableau, « tableau noir » plutôt que « tableau peint », associant image et texte manuscrit. Une forêt de chênes verts, un abri de branches, une scène de vannerie, un four à pain, des vêtements tissés et des objets élémentaires, la présence forte du sol de terre et de pierres où s'ancrent les pieds : ces images d'une « singulière ethnie » n'ont rien de commun avec des photographies ethnographiques ; elles décrivent des situations mais ne vérifient aucun savoir, ne dressent aucun inventaire des pratiques et des rites, ne décodent rien ; elles ne cherchent ni la précision ni le détail. Les mains sont partout — « main d'hu main » -, dans le geste de l'adulte, dans l'agir pour rien de l'enfant autiste, doigts entrelacés, dans l'assiette, dans la bouche ; le visage se penche sur elles, absorbé dans le cercle qu'elles ont formé autour de lui. Documents psychiques, mutiques et circulaires, sans sujet ni objet. Les autistes ignorent le photographe, comme tout « autre ». La question de la « morale » est déplacée : par la simplicité des images, et par l'autisme même, qui élimine le soupçon du voyeurisme et de l'abus de pouvoir49. Le texte manuscrit s'organise dans l'espace de la page en fonction de sa structure poétique propre et des éléments de l'image, dont il soutient la lecture. Des mots renvoient à des signes, des signes à des mots. Le lien qui les unit est étroit, sans être de l'ordre du commentaire. En travaillant dans le matériau visuel et sonore de la langue, avec ses correspondances et ses homophonies (l'eau/l'o/l'autre, l'erre/l'aire/l'air, la main/l'humain,

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sorcier/sourcier, jeu/je, ce/se, Pêtre/lettre, etc.), l'écriture fait apparaître la dimension psychique de l'image.

À propos d'un film à faire fut réalisé par Renaud Victor en 1989. En 1990, les Cahiers du Cinéma consacrèrent six pages à ce film étrange, à mi-chemin entre le document et l'essai, montrant un Deligny âgé, citant Wittgenstein et Malraux à propos du langage et de l'image, et livrant ses ultimes méditations sur l'autisme, le hasard et, la mémoire d'espèce. La fidélité des Cahiers à Deligny depuis Le Moindre Geste ne suffit pas à expliquer, la place accordée au film dans ce numéro. Au même moment, la diffusion en direct — un an après la chute du mur de Berlin — des images de la révolution roumaine et de la chute des Ceau§escu bouleversait le monde et renouait, mais cette fois via la télévision, les liens de l'histoire et du cinéma qu'incarnait l'œuvre de Roberto Rossellini, dont André Bazin avait été l'un des brillants analystes 50. Après le dossier consacré à Deligny, un texte de Serge Daney,1 dont le titre était on ne peut plus clair — « Roumanie, année zéro51 » -, replaça l'événement au cœur de ce débat dont les enjeux dépassaient désormais largement la cinéphilie :

[Car] de cette longue marche vers une visibilité toujours plus grande, les thèmes de la transparence et du direct, bref toute l'ontologie bazi- nienne (qui disait que filmer n'est pas signifier mais bel et bien montrer), nous connaissons quelques moments marquants. Ce qui se boucle aujourd'hui sous nos yeux est aussi bien les quarante premières années des Cahiers que les quarante-cinq ans de l'après-Yalta (ceux-ci étant quand même plus importants que celles-là).

L'information, sinistrée par l'aporie télévisuelle et par ses excès de langage, redonnait soudain à voir du réel en temps réel (« C'est Rossellini qui a changé le cinéma en restant "le nez collé" sur la durée des choses et des êtres, dans le suspens du sens52 »), c'est-à-dire de l'histoire, notre histoire. L'histoire n'était plus l'affaire de Deligny depuis qu'il s'occupait d'autisme. Mais ce retour de l'ontologie bazinienne des années 1940-1950 à propos d'un document filmé en direct coïncidait parfaitement avec la définition radicale qu'il donnait de l'image dans À propos d'un film à faire (reprise dans les Cahiers du Cinéma) :

L'image échappe à la connaissance... une image, si je parle mon propre vocabulaire, ne se prend pas... Une image ne peut pas se prendre, c'est-à-dire être prise par se (qui est une projection de on : un autre que le monde des images). [...] Dans l'absolu, on pourrait dire que l'image a lieu quand se est évacué [...] l'image, au sens où je l'entends,

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l'image propre, est autiste. Je veux dire qu'elle ne parle pas. L'image ne dit rien°3.

Deligny avait connu, et lu, André Bazin pour qui le cinéma, comme pour André Malraux, « lie l'homme au monde par un autre moyen que le langage54 ». « L'ontologie de l'image photographique » — le fameux texte de Bazin de 1945 - la rapportait à une empreinte (ou trace inscrite dans la mémoire d'espèce, dans le vocabulaire de Deligny) du réel, sans la médiation de l'arbitraire du langage et sans la « présence de l'homme55 ».

Les documents psychiques de l'autisme.

Dans Les Enfants et le Silence, Deligny raconte sur le ton de la farce les scènes où Yves « y allait d'un tracé qui se réitérait identique, une ligne horizontale d'où pendaient des petits traits, une dizaine ou plus, alors je disais : - un peigne ? Et lui qui avait peiné pour ce faire, de la salive en bulles au coin des lèvres, beuglait : - une chèvre56 î ». Le jeu, outil de relation entre le pédagogue et le psychotique, sert également à « dévaloriser ce langage-là, cette manière qu'il avait de parler pour ne rien dire. Les cartes viennent aussi de là57... ».

La tentative des Cévennes n'est ni La Borde, ni Bonneuil — la communauté thérapeutique fondée par Maud Mannoni -, ni l'Orthogenic School de Bruno Bettelheim à Chicago, auquel on compare un peu rapidement Deligny à la parution de La Forteresse vide en France. Deligny n'est pas psychiatre et n'entend pas soigner. Les gestes et les agirs des enfants, s'ils font signe, ne sont ni à déchiffrer, ni à décrypter, ni à interpréter. « Cette carte-là est la carte d'origine de cette pratique qui situe le tracer aux antipodes de l'écoute °8... » Deligny, sur cette question, reste à l'écart de la psychanalyse, en particulier quand elle dégénère dans le psychologisme précipité par la vulgarisation de l'interprétation freudienne. Aux enfants à qui il fait classe dans les années 1930-1940, il ne demande pas le sens de leurs dessins. S'il les fait dessiner ou, plutôt, « tracer » (« Un dessin peut s'interroger, pas un tracer dont il est entendu qu'il ne représente rien, quelles que soient les intentions de son auteur59 »), ce n'est pas dans la tradition clinique d'Anna Freud ou de Melanie Klein, mais le plus souvent pour servir de point de départ à une histoire ou à une fable60. Aux tests psychologiques qui condamnent les enfants à une détermination psychologique instantanée et typologisée qu'il juge obscène (« Montre-moi ton Rorschah, je te dirai qui tu es »), il oppose la formation par l'expérience, les circonstances et le jeu.

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Les Vagabonds efficaces parurent l'année même (1947) de la fondation de la Compagnie de l'art brut par Jean Dubuffet61. Deligny ne pouvait se reconnaître dans une collection conduisant à l'institutionnalisation de l'art des fous. Il voulait maintenir, protéger même, l'exception poétique et sociale de la folie. Les « positions anticulturelles » de Dubuffet s'en prenaient au monde de l'art patrimonial auquel il resta étranger, même si on peut relever des affinités entre les deux pensées (la présence opposée au corps, la peinture contre le langage, l'humain révélé par l'empreinte, l'incorporation du regard à la chose regardée, etc.). Le Moindre Geste commence et finit par le « bonhomme » - de la main d'Yves - avec lequel apparaît, en même temps que le langage, la figuration dans les dessins d'enfants. « Chez » Janmari, en revanche, point de bonhomme à la Dubuffet. Point de langage en lui ni au-dehors de lui. Point d'intérieur/extérieur, point de maison ni de « pèremère ». Des cercles, des traits, des zigzags, indéfiniment répétés. Janmari ne dessine pas, il trace, un « tracer d'avant la lettre ». Le cercle n'est ni la lettre ni le chiffre 0 ; le trait n'est pas le trait unaire de l'Idéal du Moi selon Lacan, ni la barre ou le bâton, entre le chiffre 1 et le I majuscule, dont la polysémie participe de la réalphabétisation du corps dans l'œuvre d'Antonin Artaud. Le tracer d'avant la lettre concentre la pure présence, Immuable, de cet humain hors langage dont les lignes d'erre définissent le territoire.

Il ne s'agissait que de transcrire ces trajets, pour rien, pour voir, pour n'avoir pas à en parler, des enfants-là, pour éluder nom et prénom, déjouer les artifices du il de rigueur dès que l'autre est parlé62.

Il faut distinguer « cartes » et « lignes d'erre ». En feuille de fond, la carte des trajets parcourus par les adultes et les enfants ; elle est tantôt figurée (avec dessin du puits, du four à pain, de la table en pierre, etc.), tantôt plus abstraite. Son échelle varie : elle peut définir un large parcours dans la nature, une journée entière de la vie quotidienne, ou les limites d'une pièce ; des déplacements qui engagent l'ensemble du corps, ou de simples gestes. Les lignes d'erre sont tracées sur des feuilles de calque. Elles transcrivent les parcours des adultes, le plus souvent à la mine de plomb, et, à la plume, ceux des autistes qui les accompagnent (dans leurs activités ou dans leurs gestes). Le parcours de l'enfant est retracé plusieurs fois, sur un calque différent, à quelques jours ou semaines d'intervalle. En certains points, les réseaux de lignes sont plus serrés et plus confus ; ces nœuds témoignent des moments d'arrêt des enfants, de leurs « balancers » et de leurs moindres gestes, qui figurent sur les cartes comme des « fleurs noires ». Cet ensemble d'agirs pour rien dessine dans l'espace ce que Deligny appelle l'« orné ». Une langue s'invente, inspirée par les cartes

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qui résultent elles-mêmes de l'observation des mouvements « à l'infinitif » des autistes. Elle fait affleurer un monde d'images organisées en réseau comme les fils que les autistes « établissent entre les choses » 63. Dans un coin de chaque calque marqué au nom de l'enfant, figurent la date de la ligne d'erre et un cadran horaire qui précise la portion de temps concernée par le parcours. Les calques sont ensuite superposés. Ainsi, le dernier tracé marque le parcours le plus récent de l'enfant ; il porte sous lui, en transparence, « à travers le temps », les étapes successives. La superposition d'une série de calques a montré que le réseau des lignes s'inscrivait spontanément dans le périmètre circulaire du tracer d'avant la lettre de Janmari,ou « cerne d'aire » : dans un territoire dont les limites apparaissent sans avoir été définies ni imposées par la règle. Ce territoire est une « île » (ou un radeau). Dans cette île, dont il oppose la « micro-idéologie » du N (le « nous » commun et primordial) à celle du ON (de « on dit »), Deligny voit l'image par excellence d'un lieu sans dit ni dire, l'u-topos de la mémoire d'espèce.

Peu à peu s'est élaboré un système de signes de plus en plus précis et de plus en plus abstrait : une série de barres horizontales (désignant les trajets des adultes liés à leurs activités) et de barres verticales (témoignant de leur pure présence) formait l'image d'un radeau orné des fleurs noires ; quatre traits, croisés en carré, ou en « fenêtre », signalaient au regard un trajet d'antan effacé dans le paysage et retrouvé par l'autiste. Ainsi s'enregistrait, jour après jour, sous l'effet d'une recherche conceptuelle et formelle inséparable de l'écriture, la sismographie inquiétante et réaliste d'un « corps commun » hors langage, aux prises avec les soubresauts de l'« émoi » et l'impératif de l'immuable. La force expressive et la beauté simple et sèche de ces documents tiennent à la synthèse entre l'abstraction du concept (transcrire pour rien) et l'expérimentation directe sur le terrain. Les « présences proches » qui tracent les cartes ne se pensent pas en artistes. L'absence de projet, d'oeuvre et d'auteur est manifeste : le tracer n'est investi d'aucune imagination libérée, d'aucun automatisme à la façon du dessin surréaliste. Il retranscrit de mémoire un enchaînement de trajets et de moments, sans prétendre à une totalisation :

La carte n'est pas un inventaire total ; en un sens c'est une œuvre d'art (quoique tracer n'est pas dessiner). C'est à la fois exact et intuitivement tracé.

L'expérience directe des lignes d'erre modifie la perception qu'en donnent les reproductions dans la revue Recherches. Les commentaires de Deligny, pris dans l'écriture métaphorique qui est la sienne, ne remplacent pas cette expérience. Le temps de la procédure, marqué par l'accumula-

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tion des calques et leur superposition — qui évoque les états successifs d'un projet d'architecte -, disparaît et laisse place à la saisie immédiate d'une cartographie psychique. Le dessin prend l'avantage sur le document. Ce glissement est intéressant, puisqu'il soulève la question de la compatibilité d'une procédure avec l'élaboration d'une forme consciemment ou inconsciemment nourrie de l'histoire de l'art. Deligny n'ignorait ni l'œuvre de Paul Klee (qu'il cite dans Le Croire et le Craindre) ni l'abstraction lyrique de l'art informel des années 1940-1950. Les présences proches qui traçaient cartes et lignes d'erre pouvaient en avoir une idée moins nette. Les lignes d'erre n'en sont pas moins imprégnées d'un pathos lié à l'après-guerre. Certains courants de l'art. des années 1960 (art conceptuel, arte povera ou body art), en écho plus ou moins direct aux théories d'une pratique de l'espace (développées par Henri Lefebvre, Guy. Debord,' Michel Foucault, Michel de Certeau, Gilles Deleuze, Félix Guattari, etc.), ont reconsidéré l'expérience , de l'artiste, à partir de la projection du corps dans l'espace. Les documents de ces actions, ou performances, ne sont pas sans analogies esthétiques avec les cartes des Cévennes. Les artistes de cette époque, on l'oublie toujours, s'étaient formés dans les années 1950. Les procédures étaient nouvelles, mais la pensée et la forme de la trace ne l'étaient pas. Les lignes d'erre sont indissociables de l'organisation d'ensemble du réseau. Elles ont leur place dans une histoire de l'autisme, à l'intérieur d'un dispositif inventé de toutes pièces, parmi d'autres documents, en marge de l'histoire de l'art.

Dans un texte de 1996, « Utopie, atopie, eutopie », Jean Oury qualifie la psychose de « dysfonctionnement du rythme [...] et de la fabrique du dire ». L'enjeu du travail thérapeutique est de « coupler l'espace avec le dire pour en faire un site » où la reconstruction du psychotique puisse avoir, lieu. Cet espace du dire a pour condition la « rencontre » avec l'autre, qu'il définit comme la « conjonction du réel et du hasard » 64. Cette « rencontre qui se joue » est plus qu'une métaphore théâtrale : Oury, comme Deligny, imagine effectivement des mises en espace. Certaines séquences de Ce gamin-là décrivent l'étrange déambulation des présences proches autour de grandes pierres qu'elles frappent d'un bâton, sans autre objet que de reproduire l'orné des déplacements et des gestes autistiques et de tracer ainsi un repère de plus dans l'espace. Ce théâtre pauvre, sans acteur, sans décor ni texte, a la même fonction d'écriture de l'autisme que les lignes d'erre. Toutefois, entre Deligny et Oury subsistait un écart qui correspond à la différence entre psychose et autisme. Contrairement au psychotique, l'autiste « pur » n'a rien à reconstruire. Mais la pensée utopique d'un lieu, dont Jean Oury attend (comme de la « préposition » de La Fabrique du pré de Francis Ponge) l'« émergence » d'un rythme

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et Deligny la trace de la présence de l'être sans conscience, participe d'un imaginaire poétique commun à la génération d'intellectuels, de pédagogues ou psychiatres pour qui l'attrait de la folie était inséparable du travail dans la langue et donc de la poésie.

Dans le dernier numéro (novembre 1976) des « Cahiers de l'Immuable », Deligny livre l'ébauche d'une autocritique qui conduira à l'abandon des cartes. Après quelques années, elles ont cessé d'être « instrument d'interrogation et de surprise » ; elles se sont progressivement transformées en système, figent le « coutumier en routinier » et transcrivent des moments trop particuliers entre les présences proches et les enfants autistes (plutôt que « la toile d'araignée de l'ensemble du réseau »). A l'opposé de cette dérive méthodologique et psychologique,' la dernière carte organise dans l'espace de la page une série de lettres et de signes plus proches des graphes de Lacan que de la description d'un quelconque territoire 65. Deligny entend bien se servir de l'outil de la revue pour signaler la position du radeau et ses changements de cap. Hormis les questions soulevées par le fonctionnement même de l'organisation, il entend répondre à toutes celles venues de l'extérieur : certaines ressortissent à la rumeur (alimentée par l'éloigne- ment et la sélection drastique des « passants »), d'autres à des interrogations fondées. Il avait déjà argumenté son désaccord avec l'interprétation psychanalytique en s'appuyant sur un livre de Denis Vasse (L'Ombilic et la Voix) et sur la comparaison entre le dessin d'enfant de la couverture et un tracer de Janmari. La publication d'une partie de sa correspondance avec Isaac Joseph et avec d'autres lui donnera l'occasion de répondre avec précision à des suspicions pour la plupart inscrites dans les idéologies de l'époque : quant à l'« élision du sexe et de l'affect » (René Schérer) mais également quant à la rumeur d'inceste, à l'« interdit de parler », au caractère non démocratique de l'organisation et à la « militantisation » des enfants (Anne Querrien), etc.

* * *

Après la mort de Deligny, la tentative (réduite à deux ou trois personnes et à quelques autistes adolescents ou adultes) obtint un agrément en tant que « structure d'accueil non traditionnelle et expérimentale », formule inventée spécialement pour elle dans les années 1970. La pratique des cartes est abandonnée depuis vingt ans ; la vidéo et le cinéma n'ont plus cours, faute de temps et d'initiative. Deligny disparu, l'écriture ne prend plus le relais d'une pratique épuisée par trente années de dévouement à une cause animée par les réflexions d'un homme. Certains de ses Uvres

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sont réédités, des inédits paraissent, d'autres (les aphorismes autobiographiques de la fin) sont en passe de paraître. On voudrait que l'inventeur d'une position définitivement marginale quant à l'autisme, de pratiques expérimentales visant à définir un territoire hors langage, d'une poétique singulière, simultanément inspirée par le quotidien de l'« établi » et par une visée utopique, complète l'image du pédagogue sympathisant communiste engagé dans des luttes politiques et institutionnelles pour la sauvegarde de l'enfance. L'« artiste Deligny » a toujours existé : il est indissociable de l'esprit des tentatives, au premier jour. C'est cette « sensibilité » particulière qui a dicté son sens ouvert de la pédagogie, cette intuition que les situations favorables aux enfants et aux adolescents en marge étaient celles qui laissaient la place à leur propre capacité d'invention, quels que soient les risques auxquels ces situations les exposaient (eux et lui). C'est armé d'un « individualisme » (dont l'autisme, il faut le répéter, présentait une forme extrême) inscrit dans son histoire et alimenté par les circonstances qu'il a « créé quelque chose d'autre que ce qui a lieu66 ». Le « Deligny politique » a toujours existé, même si les signes de son engagement étaient plus identifiables quand ils étaient inscrits dans l'histoire de mouvements nationaux. L'hommage à Henri Wallon et aux travailleurs sociaux en épigraphe de A comme Asile (écrit dans les années 1980) est un signe, fût-il de détresse ou de nostalgie. La pensée et la position qu'il adopta dans les Cévennes restèrent résolument anti-institutionnelles. Aujourd'hui, grâce à leur caractère extrême, elles font office de repère. L'intérêt du grand public pour l'autisme, sans cesse réactualisé, depuis La Forteresse vide de Bettelheim, par des récits d'expériences qui accentuent son mystère et auxquels la presse fait un large écho, n'a touché l'œuvre de Deligny que dans une faible mesure, étant donné la nature de ses textes, qui ne les apparente ni à ces récits spectaculaires ni à des études scientifiques. Mais avec le temps, et l'arrière-plan de l'expérience innommable des camps qui sous-tend l'ensemble des interrogations sur le langage depuis l'après- guerre, cette forme extrême de la psychose a pris la figure d'une irréductibilité absolue, au sens où Robert Antelme, entre autres, en parlait à propos des prisonniers des camps nazis dans L'Espèce humaine. Parce qu'il résiste à l'analyse scientifique, à l'interprétation psychologique, à tous les systèmes de code et à toutes les formes d'intégration normative, l'autisme renvoie l'image d'une étrangeté qui est de l'ordre d'une condition sociale mais également d'un lien à soi, à restaurer pour sa dimension poétique et créatrice.

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NOTES

1 . F. Deligny, Graine de crapule, Éd. Victor Michon, 1945 ; réédité par les Éditions du Scarabée, 1960 et 1996 ; repris dans Graine de crapule suivi de Les Vagabonds efficaces, Paris, Dunod, 1998.

2. Paris, Hachette-Littérature, coll. « L'échappée belle ». 3. Françoise Bonnardel, « Lignes d'erre », Cartes et Figures de la Terre, catalogue de l'expo

sition organisée par le Centre de création industrielle au Centre Georges-Pompidou en 1980, p. 195.

4. Cf. Béatrice Han kia-ki, « Contiguïté, immanence et singularité. Recherches phénoménologiques et spatiales », thèse de philosophie entreprise à l'université de Lille sous la direction de Pierre Macherey, poursuivie et soutenue à l'université d'Aix-en-Provence sous la direction de Pierre Livet (1999) ; et « Voir : sur les lignes deligniennes », essai (également inédit) consacré aux lignes d'erre, 1998-1999.

5. « À propos de Deligny », Vaucresson, Centre national de formation et d'études de la protection judiciaire de la jeunesse, 1993.

6. Il existe à ce jour au moins quatre ouvrages traitant de l'œuvre de F. Deligny : Pierre-François Moreau, Fernand Deligny et les Idéologies de l'enfance, Paris, Retz, 1978 ; Louis-Pierre Jouvenet, Jean-Michel Caillot-Arthaud et Claude-Louis Chalaguier, Deligny, 50 ans d'asile, Toulouse, Privât, coll. « Histoire des sciences humaines », 1988; Françoise Ribordy-Tschopp, Fernand Deligny, éducateur sans qualités, Genève, Éd. de l'Institut des sciences sociales, 1989 ; Jean Houssaye, Deligny, éducateur de l'extrême, Toulouse, Érès, 1998.

7. F. Deligny, Pavillon 3, Éd. Opéra, 1944 ; réédité avec Les Vagabonds efficaces et autres récits, Paris, Maspero, coll. « Les textes à l'appui », 1970.

8. François Tosquelles (1912-1994) naquit à Reus, près de Tarragone, en Catalogne. Après des études à Barcelone auprès du professeur Mira y Lopez, il exerça pendant quatre ans, de vingt à vingt-quatre ans, à l'Institut Père Mata, à Reus. De Mira, il dit : « Ce n'était pas un psychiatre classique, ni un professeur classique ; souvent plutôt un psychologue [...]. Son service de recherches, voire d'orientation professionnelle, était exceptionnel : il en existait deux dans le monde, l'un à Chicago, et l'autre à Barcelone. Il m'avait dit que, si je voulais m'intéresser à la psychiatrie, il fallait que je connaisse d'abord les "hommes normaux", alors j'allais travailler tous les soirs avec les ouvriers dans les centres d'apprentissage, faire de l'orientation professionnelle et des études d'organisation du travail. À partir de cette pratique préparatoire à la psychiatrie, je ne me posais pas du tout le problème de l'étrangeté foncière du fou... » (François Fourquet, in Lion Murard [éd.], « Histoire de la psychiatrie de secteur », Recherches, 1980 [2e éd.], p. 65). La psychiatrie catalane fut plus tôt qu'ailleurs sensibilisée à la psychanalyse, du fait de la présence de nombreux psychanalystes allemands et viennois exilés à Barcelone au début des années 1930. Elle anticipa la psychiatrie de secteur en adaptant la répartition de ses services de soins à la division administrative traditionnelle de la Catalogne en « comarques ». En 1935, Tosquelles fit partie des membres fondateurs du parti ouvrier d'unification marxiste (POUM), ce qui explique sans doute que son nom ait disparu de la mémoire catalane. Psychiatre de l'armée républicaine pendant la guerre civile, il créa l'une des premières « communautés thérapeutiques » en engageant des non-spécialistes dans son équipe soignante. Après avoir fui l'Espagne, il fut appelé au début des années 1940 à l'hôpital psychiatrique de Saint- Alban, en Lozère, où il resta jusque dans les années 1960. En pleine guerre, l'hôpital hébergeait simultanément des fous, des médecins, des résistants, des intellectuels (Paul Eluard, Tristan Tzara, Georges Canguilhem, etc.). Tosquelles aménagea progressivement les structures de ce que le psychiatre Georges Daumezon devait en 1952 appeler la « psychothérapie institutionnelle ». L'asile - F« établissement », comme disait Tosquelles - se transforma en un réseau de lieux institutionnels et d'échanges entre patients et soignants. « Le travail de désaliénation du système hospitalier allait du même pas que le tra-

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vail hors l'hôpital : développement des consultations, développement des relations médico- pédagogiques, une espèce de travail migrant qu'on a appelé la géo-psychiatrie » (Lucien Bonnafé, in Lion Murard [éd.], « Histoire de la psychiatrie de secteur », numéro cité, p. 69). Jean Oury fonda la clinique de La Borde à la suite d'un séjour à Saint-Alban. La majorité des livres de Tosquelles est épuisée : La Rééducation des débiles mentaux, Toulouse, Privât, 1976 et 1991 ; Éducation et Psychothérapie institutionnelle, Mantes-la- Ville, Hiatus, 1984 ; L'Enseignement de la folie, Toulouse, Privât, 1992. Parmi ses nombreuses occasions de collaboration avec Jean Oury et Félix Guattari, citons Pratique de l'institutionnel et Politique, Vigneux, Matrice, 1985. Tosquelles a publié de très nombreux textes dans les revues spécialisées, dans Recherches (voir en particulier les deux numéros d? Enfance aliénée, de septembre 1967 et décembre 1968, repris en 10/18 en 1972) et dans Chimères.

9. L'association Travail et Culture a été fondée en 1944 à Paris par Maurice Delarue ; elle conclut un an plus tard un accord avec Peuple et Culture. En 1947, les deux associations créent la revue DOC, consacrée au cinéma, au théâtre, à la littérature et à la musique, et animée à ses débuts par Chris Marker, Joseph Rovan et Maurice Delarue. Fernand Oury et Aida Vasquez, respectivement instituteur et pédagogue (d'origine vénézuélienne), sont les figures marquantes de ce qu'on appela, dans le sillage de la psychothérapie institutionnelle, la « pédagogie institutionnelle ». A la suite de l'école moderne de Célestin Freinet, des pédagogies soviétique et américaine des années 1920 et des mouvements de jeunesse en France créés autour de la guerre (CEMEA [Centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active], Éclaireurs de France, Auberges de jeunesse, etc.), la pédagogie institutionnelle et le Groupe des techniques éducatives orientent leur action contre les effets de l'« école-caserne » en développant le principe des classes coopératives et en associant pédagogie, psychiatrie et psychanalyse - cf. F. Oury et A. Vasquez, Vers une pédagogie institutionnelle, préface de F. Dolto, Paris, Maspero, coll. « Textes à l'appui/Pédagogie », 1967.

10. F. Deligny, « Le groupe et la demande : à propos de la Grande Cordée », Partisans, n° 39, octobre-décembre 1967 ; repris dans Les Vagabonds efficaces et autres récits, op. cit., p. 159.

11. Je dois à François Pain, vidéaste, l'ensemble des informations sur le séjour de Deligny à La Borde, où lui-même était stagiaire à l'époque. Il se rappelle que Deligny ne participait aux réunions que lorsqu'elles concernaient l'actualité politique.

12. F. Deligny, Le Croire et le Craindre, Paris, Stock, 1978, quatrième de couverture. 13. Le rôle d'Isaac Joseph à ce moment de l'histoire de Deligny est important. En 1974, il se

rend dans les Cévennes, dans l'idée de visiter les communautés thérapeutiques. Il publie à la suite de son séjour là-bas quatre pages dans Libération qui résument parfaitement l'esprit et les activités de la tentative. De sa collaboration avec Deligny dans les années qui suivent résulteront les ouvrages parmi les plus significatifs et les plus inspirés que sont les trois numéros de Recherches, Nous et l'Innocent et Le Croire et le Craindre. F. Deligny avait auparavant publié deux textes dans Recherches, « Journal d'un éducateur » (n° 1, 1965) et « Le moindre geste - chronique sans fin » (n° 3-4, 1966).

14. Emile Copfermann (1931-1999) est sans doute l'un des personnages qui incarnent le mieux la période des années 1960-1970 en ce qu'elle héritait, sur le plan de la pédagogie, de la psychiatrie et du théâtre, des mouvements d'éducation populaire (et plus précisément des CEMEA). Après avoir été marionnettiste et moniteur de colonies de vacances - cf. La Génération des blousons noirs. Problèmes de la jeunesse française, Paris, Maspero, 1962 - et avoir assisté à la représentation de Mère Courage de Bertolt Brecht mise en scène par le Berliner Ensemble, il devint délégué des Amis du Théâtre populaire, puis rédacteur de la revue Théâtre populaire, et publia plusieurs livres sur le théâtre. À partir de 1963 il fut secrétaire de rédaction de la revue Partisans, puis directeur littéraire (coll. « Malgré tout ») et responsable des départements pédagogie et psychiatrie chez Maspero jusqu'en 1978. C'est comme directeur de la collection « L'échappée belle » chez Hachette-Littérature qu'il édita les quatre derniers livres de Deligny. Il fait néanmoins partie de ceux, semble-t-il, pour qui le Deligny de l'époque de l'autisme fut un personnage moins marquant que le Deligny « éducateur » : « Je suis d'origine juive. Mes parents ont été arrêtés en 1942 et après la Libération j'ai vécu en maison d'enfants. Comme d'autres j'étais membre du mouvement laïc des Auberges de jeunesse. C'est par ce mouvement que j'ai entendu parler de Deligny. Je l'ai vu pour la première fois à Taverny, au moment du projet de la Grande Cordée. J'étais adolescent

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à l'époque et ça m'intéressait comme m'intéressait le mouvement Freinet, au premier degré, puisque je venais de maisons d'enfants » (entretien avec E. Copfermann, 18 novembre 1998).

15. Les enfants ont des oreilles, Éd. du Chardon rouge, 1949 ; réédité en 1976 dans la collection « Malgré tout » chez Maspero.

16. Puissants Personnages, Éd. Victor Michon, 1946 ; réédité chez Maspero, dans la collection « Malgré tout », en 1978, avec des illustrations de G. Durand. Dans la préface à l'édition de 1978, Deligny écrit : « J'étais l'un et j'étais l'autre : l'un qui dirigeait tant bien que mal ce Centre qui tanguait lourdement et dont on pouvait croire qu'il ne passerait pas le cap du qu'en-dira-t-on, l'autre qui écrivait à pages perdues ce journal dérisoire alors qu'il aurait dû tenir, en brave capitaine, le journal de bord de ce lourd rafiot amarré dans la banlieue proche et plutôt bourgeoise de Lille. »

17. F. Deligny, « Cahiers de l'Immuable/3 », Recherches, n° 24, novembre 1976, p. 73-74. 18. Sur Heinrich Pestalozzi (1746-1827), l'un des fondateurs de la pédagogie moderne, que

Deligny mentionne dans Les Vagabonds efficaces, cf. M. Soëtard, Heinrich Pestalozzi, Paris, PUF, 1995, et « Johann Heinrich Pestalozzi », in J. Houssaye (dir.), Quinze Pédagogues. Leur influence aujourd'hui, Paris, Armand Colin, 1999, p. 37-50.

Anton Makarenko (1888-1939) est le pédagogue auquel on a le plus couramment comparé Deligny dans les années 1950, à l'époque où furent traduits en français à Moscou — Éditions en langues étrangères, 1953 et 1955 — Poème pédagogique et Les Drapeaux sur les tours, les deux récits inspirés de ses expériences de directeur de la colonie Gorki et de la communauté Dzerjinski (1920-1934) ; plusieurs de ses articles parurent à la même époque dans des revues françaises spécialisées. Makarenko a mené en parallèle ses activités de pédagogue et d'écrivain. Poème pédagogique (dont la première partie parut en URSS en 1938) est la chronique réaliste et militaire de la création et de la vie quotidienne de la colonie Gorki. Aucun commentaire n'interfère dans ce récit d'environ mille deux cents pages, qui alterne descriptions d'actions par phrases courtes et dialogues en langue parlée. Un certain sens du grotesque, le portrait des délinquants et l'esprit de fronde à l'égard des méthodes psychologiques instituées apparentent Poème pédagogique à Pavillon 3, aux Vagabonds efficaces ou même à Adrien Lomme. L'amitié et l'influence de l'œuvre de Maxime Gorki furent déterminantes pour Makarenko, qui en fit le maître à penser de sa méthode et l'imposa dans l'esprit des jeunes colons. La productivité comme « pivot du processus instructif », l'indispensable cohésion de la collectivité, le « sentiment de la dignité individuelle et collective », la transformation du délinquant en homme nouveau, le système des sanctions et l'ensemble des « nonnes de conduites extérieures » sont quelques-uns des principes auxquels Deligny ne pouvait évidemment souscrire sur un plan pédagogique. Il publia cependant, en octobre 1955 (fin de la Grande Cordée), dans le numéro 41 de L'École et la Nation, revue mensuelle éditée par le PCF, un article intitulé « Avez-vous lu Makarenko ? », dans lequel il prenait sa défense contre les préjugés anticommunistes.

19. F. Deligny, Le Croire et le Craindre, op. cit., p. 81-82. 20. F. Bonnardel, « Lignes d'erre », art. cité. 21. F. Deligny, Le Croire et le Craindre, op. cit., p. 164. 22. F. Deligny, Nous et l'Innocent, Paris, Maspero, coll. « Malgré tout », 1975. 23. A.S. Neill, Libres Enfants de Summerhill, Paris, Maspero, coll. « Textes à l'appui/Pédago-

gie », 1970 pour l'édition française, préface de Maud Mannoni. 24. Paris, 10/18. 25. Le film de Truffaut inspiré par le rapport d'Itard, L'Enfant sauvage, date de 1970. Les

chemins de Truffaut et de Deligny se croisèrent à nouveau en 1974-1975, à l'occasion de Ce gamin-là, qui fut en partie produit par Les Films du Carrosse, la société de production de Truffaut.

26. L'œuvre du psycho-biologiste Henri Wallon (1879-1962) est aujourd'hui beaucoup moins étudiée que celle de Jean Piaget, d'une génération plus jeune que lui (1896-1980). Ce fait s'explique sans doute par son engagement politique auprès du parti communiste et par sa fidélité à l'égard de l'orthodoxie prosoviétique. Pour une chronologie, voir Emile Jalley, Wallon. La vie mentale, Paris, Éditions sociales, 1982. (E. Jalley lui a consacré deux autres ouvrages : Wallon, lecteur de Freud et de Piaget, Éditions sociales, 1981 ; et Freud, Wallon, Lacan - L'enfant au miroir, EPEL, 1998.)

Docteur en médecine, Henri Wallon fonde le Groupe français d'éducation nouvelle en 1921 ; il dirige le Laboratoire de psycho-biologie de l'enfant à partir de 1927. En 1931, il voyage à Moscou

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et entame sa participation aux activités du Cercle de la Russie neuve. En 1942, il entre au PCF. Deux ans plus tard, il est désigné par le Conseil national de la Résistance comme secrétaire général de l'Éducation nationale et préside une commission chargée d'élaborer un projet de réforme de l'enseignement (projet Langevin- Wallon). En 1946, il est député communiste de Paris. Au début des années 1950, il préside le comité de rédaction de La Raison, revue de psychiatrie prosoviétique, apologétique de l'œuvre de Pavlov. En 1951, il assure la présidence du bureau exécutif de la Fédération internationale des syndicats de l'enseignement et de la Société médico-psychologique. L'année de sa mort (1962), la revue Enfance, fondée par Hélène Gratiot-Alphandéry, René Zazzo et lui-même en 1948, lui consacre un numéro spécial sous la forme d'un recueil d'articles publiés entre 1928 et 1956. Trois de ses livres importants, L'Enfant turbulent (1925), Les Origines du caractère chez l'enfant (1934), Les Origines de la pensée chez Venfant (1945), ont été régulièrement réédités aux PUF, dans la collection « Quadrige », depuis 1984.

Les pages que lui consacre Elisabeth Roudinesco dans son Histoire de la psychanalyse en France (« Marxisme, psychanalyse, psychologie », Paris, Fayard, 1994, vol. 2, p. 81-86) éclairent la singularité d'une pensée scientifique qui sut garder ses distances avec ses propres options idéologiques ; elle rappelle par exemple que Wallon ne prit position ni dans l'affaire Lyssenko ni dans la condamnation jdanovienne de la psychanalyse. L'intérêt de Wallon pour certains aspects de l'œuvre de Freud, qu'il considérait devoir être utilisée par la psychologie objective, le conduisit à anticiper, dans un texte sur l'épreuve du miroir et la notion de corps propre (« Comment se développe chez l'enfant la notion du corps propre », Journal de psychologie, novembre-décembre 1931, repris dans Enfance, numéro spécial consacré à Wallon en 1962), les concepts lacaniens d'imaginaire et de symbolique. (E. Roudinesco reprend cette analyse à E. Jalley ; il la développe dans son dernier livre.) Le matérialisme dialectique n'en constitue pas moins le fondement de sa conception de la psychologie. Contrairement à Piaget, qui met l'accent sur le développement nécessaire des structures à la fois biologiques et logiques, Wallon donne l'avantage au facteur social, constitué par les interactions de l'homme avec son entourage et inséparable du facteur biologique. L'originalité de son optique « consiste à construire une psycho-biologie, c'est-à-dire une théorie des mentalités tenant compte de la culture, d'une part, et de l'hérédité, de l'autre » (E. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, op. cit., p. 83).

Henri Wallon accueille Deligny en 1946 ou 1947 au Laboratoire de psycho-biologie de l'enfance puis parraine la création de la Grande Cordée. À partir des années 1980, l'intérêt de Deligny pour l'éthologie se précise ; il défend alors plus que jamais les idées wallonniennes du rapport de l'individu « avec les milieux où il doit réagir, avec les activités auxquelles il se livre », et les « effets indéfiniment variables des lois qui règlent ses conditions d'existence » (« Spécificité de la psychologie »,La Raison, 1953). Son respect pour la pensée de Wallon n'est pas dissociable de l'expérience directe que celui-ci fit des « enfants anormaux » dans le cadre de ses consultations.

27. F. Deligny, tiré à part de Jeune Cinéma, n° 55 (s.d., après 1971). 28. Lire à ce sujet André Lang, Le Tableau blanc, Horizons de France, 1948. 29. Les Disparus de Saint-Agil, réalisés par Christian- Jaque en 1938, sont caractéristiques. Ils

devaient beaucoup à Zéro de conduite, le film de Jean Vigo, antérieur de cinq ans, dont la forme se situait très exactement à la croisée du cinéma constructiviste soviétique et du surréalisme. L'opérateur de Zéro de conduite (dVÎ propos de Nice et de L'Atalante) était Boris Kaufman, le frère de Dziga Vertov. Le film fut censuré à sa sortie pour sa charge contre l'école-caserne. Jean Oury s'y est souvent référé, pour la représentation qu'il donne de la hiérarchie enseignante.

30. Deligny rencontra André Bazin et Chris Marker à l'époque où il était délégué de Travail et Culture pour la région Nord, en 1946. Le collectif militant SLON — devenu depuis ISKRA, dont Marker était le fondateur - finança le montage du Moindre Geste, auquel Marker s'intéressa personnellement de très près. Le film fut sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes en 1971 sur son intervention.

31. F. Deligny, « La caméra, outil pédagogique », Vers l'éducation nouvelle (VEN), n° 97, octobre- novembre 1955. Deligny avait déjà publié dans la revue, en deux fois (n° 39, janvier-février 1950, et n° 40, mars 1950), un texte intitulé « La Grande Cordée », avec une introduction du docteur Le Guillant. VEN est aujourd'hui encore la revue des CEMEA. Les deux textes ont été repris dans Les Vagabonds efficaces et autres récits, op. cit., et dans Graine de crapule suivi de Les Vagabonds efficaces, op. cit. L'ensemble des citations du paragraphe sont extraites de « La caméra, outil pédagogique ».

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32. Une des activités favorites des membres de la Grande Cordée dans le Vercors était de partir en bande projeter Tempête sur l'Asie (un film de Vsevolod I. Poudovkine de 1928) dans les hameaux des environs.

33. Réalisés en 1931, Les Chemins de la vie (l'un des premiers films soviétiques parlants) racontaient un épisode de la vie de la colonie Gorki. Le récit est situé en 1923. « La République soviétique ne peut tolérer l'existence d'enfants errants. Il lui faut des citoyens jeunes et heureux », précise l'un des premiers cartons du film. La mort de Mustapha, héros-martyr, dont le cercueil porté en gloire traverse la colonie sur le toit d'un train en marche, est un des très beaux moments de la fin du film, dans la plus pure tradition du lyrisme révolutionnaire du cinéma soviétique.

34. « La caméra, outil pédagogique », art. cité. 35. Jo Manenti, psychanalyste, qui l'accompagnait depuis la Grande Cordée, et Guy Aubert,

orphelin rallié au groupe depuis l'Allier. 36. F. Deligny, tiré à part de Jeune Cinéma, op. cit. 37. Jean Oury, //, donc, Paris, 10/18, 1978, p. 120 sq. 38. Jacques Rivette, entretien paru dans La Nouvelle Critique, avril 1973. Après son passage

à la Semaine de la Critique, Le Moindre Geste fut un temps associé aux films de ces réalisateurs : en 1971 il était à l'affiche, à Aix et à Marseille, avec Non réconciliés et Othon, de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, L'Homme à la caméra de Dziga Vertov et Vent d'est, de Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin.

39. La formation de Jean-Pierre Daniel par l'éducation populaire, le parti communiste et le cinéma explique sans mal sa rencontre avec l'œuvre de Deligny. Lorsqu'il termine ses études d'opérateur à l'IDHEC, en 1962, il entreprend, dans le cadre de sa mission de conseiller technique à la Jeunesse et aux Sports, une collaboration qui durera dix ans avec les CEMEA. À partir de 1968, il travaille à la formation cinématographique des moniteurs de l'UCPA et, simultanément, entreprend le montage image et son du Moindre Geste. Il participe ensuite à la création d'une salle polyvalente (futur théâtre du Merlan) dans le cadre d'une politique de développement culturel des quartiers défavorisés de Marseille. De 1980 à 1985, il participe au Centre méditerranéen de création cinématographique fondé par René Allio. Il dirige aujourd'hui un centre culturel cinématographique, l'Alhambra Cinémarseille, à Saint-Henri, dans les quartiers nord de la ville, à partir duquel il mène une importante activité pédagogique liée au cinéma. Son parcours est émaillé de nombreux films réalisés dans le cadre de ses activités pédagogiques. Le Moindre Geste est à la fois une des œuvres les plus représentatives de la poétique de Deligny et le film le plus important de Jean-Pierre Daniel. Certaines questions soulevées dans ces pages sont le fruit d'un entretien avec lui réalisé le 5 novembre 1999 à l'Estaque.

40. Propos tenus par Jean-Pierre Daniel au cours d'une table ronde avec Jacques Aumont, Pascal Bonitzer, Jean-Louis Comolli et Serge Daney en 1971, après la sortie du Moindre Geste, et initialement prévue pour être publiée dans le numéro 233 des Cahiers du Cinéma (novembre 1971). Une image du film fait la couverture de ce numéro, mais le texte de la table ronde n'a jamais été publié. Les extraits que j'en cite sont tirés d'une transcription faite à l'époque.

41. F. Deligny, tiré à part de Jeune Cinéma, op. cit. 42. J.-P. Daniel, ibid. 43. Outre le caractère résolument anticlérical, le lyrisme fantastique et épique, la matérialité

surréelle du paysage associée au désir, « l'amour [qui] nie l'espace et le temps, [...] le jeu des raccords, les discrepances de l'image et du son » (Freddy Buache, Luis Bunuel, Lausanne, L'Âge d'homme, coll. « Mobiles », 1975 et 1980) sont des traits caractéristiques du cinéma surréaliste et quelques-uns des points communs, rarement discutés, entre ces deux films.

44. Serge Daney, cf. n. 40. 45. Ce gamin-là est le premier film de Renaud Victor (1946-1991). En 1978-1979, il réalise

Hé, tu m'entends..., portrait d'un groupe d'adolescents dans une cité ouvrière de Grenoble. Entre 1983 et 1986, il fait un film de fiction {Le Meilleur de la vie, sélectionné au Festival de Berlin) et produit plusieurs films de fiction. En 1989-1991, juste après Fernand Deligny. À propos d'un film à faire, il réalise De Jour comme de nuit, un documentaire filmé à la maison d'arrêt des Baumettes à Marseille. Renaud Victor fut l'interlocuteur privilégié de Deligny en matière de cinéma. L'ensemble des réflexions de Deligny sur l'image, rassemblées dans Acheminement vers l'image (inédit), est le fruit de conversations avec Renaud Victor.

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Sandra Alvarez de Toledo

46. Ce gamin-là fait aujourd'hui partie, avec Fous à délier, de Marco Bellochio, Histoire de Paul, de René Féret, Moi, Pierre Rivière, etc., de René Allio, et quelques autres, des films qui ont marqué l'époque de l'« antipsychiatrie ». Le Moindre Geste est encore, et restera peut-être, un film trop inclassable pour figurer dans cette histoire.

47. F. Deligny, « Ce qui ne se voit pas », Cahiers du Cinéma, n° 428, p. 51. 48. Il est très probable que Renaud Victor se soit intéressé de près au cinéma de Robert Bresson,

pour qui la réévaluation des « rapports d'images et de sons » accompagne la remise en cause de la théâtralité du jeu de l'acteur au profit de « la faculté de ramener à soi, de garder, de ne rien laisser passer dehors du "modèle" ». « Sois sûr d'avoir épuisé tout ce qui se communique par l'immobilité et le silence », écrit Bresson dans Notes pour un cinématographe, Paris, Gallimard, 1975.

49. Je fais allusion à la classique question des relations filmeur-filmé, qui s'est posée au cinéma documentaire dès son origine, puisqu'il est apparu dans un contexte ethnographique et s'est développé dans celui de la colonisation. L'expression (« filmeur-filmé ») est de Serge Daney ; cf. « Johan van der Keuken. La radiation cruelle de ce qui est », Cahiers du Cinéma, n° 290-291, juillet-août 1978 - le texte de S. Daney portait sur l'un des plus beaux filins de Johan van der Keuken, L'Enfant aveugle 2. Dans Singulière Ethnie. Nature et pouvoir et nature du pouvoir (Paris, Hachette-Littérature, coll. «L'échappée belle», 1980), Deligny commente La Société contre l'État, de Pierre Clastres. Il explique l'absence de pouvoir institué dans le cadre de la tentative, singulière ethnie, par l'absence de « vouloir », lié à l'absence du langage.

50. Serge Toubiana, « Ici et ailleurs », editorial du n° 428 des Cahiers du Cinéma : « l'inconscient de la télévision, de son langage, nous est apparu comme le nez au milieu de la figure : elle n'est jamais autant elle-même que lorsqu'elle se contente [...] de montrer le monde tel qu'il est, sans trop savoir à l'avance quoi dire, comment "commenter", comment endiguer le flot d'images vers du discours, du déjà dit ou du déjà vu... La télévision, d'un coup, devenait le heu pédagogique par excellence, pur, vidé de toute substance extérieure, en prise avec le mouvement réel. »

51. Cahiers du Cinéma, n° 428, p. 84-86. 52. Ibid. 53. Fernand Deligny, « Ce qui ne se voit pas », art. cité, p. 50 et 51. 54. DansÀ propos d'un film à faire, Deligny mentionne sous cette forme cette phrase de Malraux

citée, dit-il sans plus de précision, par André Bazin. 55. André Bazin, « Ontologie de l'image photographique », Qu'est-ce que le cinéma?, Paris,

Éd. du Cerf, 1985. 56. Les Enfants et le Silence, Paris, Galilée-Spirali, 1980, p. 10. 57. F. Deligny, « Les cartes et le fil des choses », entretien avec Monique Alliot, Paul Fustier et

Isaac Joseph, « Cahiers de l'Immuable/2 », Recherches, n° 20, décembre 1975, p. 61. 58. F. Deligny, Les Enfants et le Silence, op. cit., p. 37. 59. F. Deligny, deuxième préface des Enfants ont des oreilles, Paris, Maspero, 1976, p. 20. 60. Gilles Deleuze et Félix Guattari (Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 22-23) opposent

la cartographie de Deligny à l'interprétation kleinienne des dessins d'enfants. 61. F. Deligny, Les Vagabonds efficaces et autres récits, op. cit. p. 140 : « Le moindre dessin

d'enfant est un appel. Trop souvent, les adultes y répondent en curieux et fertiles commentaires. [...] Que la même naïveté s'exprime par des actes, instabilités, audaces, dédains, paresses, l'adulte provoqué devient odieux. Voilà, saisie sur le vif, cette dérivation artistique vers laquelle pousse la société qui ne veut pas être dérangée, qui veut bien que l'on crache sur les murs, qui s'empresse même d'encadrer les crachats, qui organisera des expositions de haineux mollards, trop heureuse qu'on ne touche pas à l'ordonnance discrète de ses constructions, de ses hiérarchies, de ses habitudes. Un dessin d'enfant n'est pas une œuvre d'art : c'est un appel à des circonstances nouvelles. »

62. F. Deligny, Les Enfants et le Silence, op. cit., p. 37. 63. La toile d'araignée est une des métaphores consacrées du psychisme : « Les plus sains

comme les plus fous d'entre nous s'accrochent, telles des araignées, à une toile par eux-mêmes tissée, obscurément ancrée dans le vide et sauvagement balancée par les vents du changement. Pourtant, cette toile fragile, à travers laquelle beaucoup ne voient que le vide, constitue le seul artifice permanent, la seule signature authentique de l'espèce humaine, et nous sommes les premiers responsables de sa fabrication » (Geoffrey Vickers [1964], cité en épigraphe du livre de

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Pédagogie poétique de Fernand Deligny

Frances Tustin, Les États autistiques chez l'enfant, Paris, Éd. du Seuil, 1986, pour la traduction française).

64. Jean Oury, « Utopie, atopie et eutopie », Chimères, n° 28, printemps-été 1996. Cette question de l'« espace du dire » traverse l'ensemble de ses textes ; celui-ci les synthétise parfaitement.

65. Cette carte faisait l'objet d'un commentaire dans un article destiné au Congrès sur la folie, à Milan, en décembre 1976, à la demande d'A. Verdiglione. Le texte ne figure pas dans les actes du colloque (cf. La Folie, Paris, 10/18, 1977, pour la traduction française). Il existe à ce jour deux livres de Deligny traduits en italien : Les Enfants et le Silence et Les Détours de Vagir ou le Moindre Geste, parus respectivement en 1980 et 1989 chez Spirali, qui montrent l'écho des tentatives de Deligny dans les milieux de la psychiatrie italienne.

66. F. Deligny, « L'enfant comblé », Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 19, printemps 1979, p. 265.