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Article Reference L'Hécube d'Euripide et la définition de l'étranger SCHUBERT, Paul Abstract L'Hécube d'Euripide propose, implicitement, une illustration des rapports entre Athènes et - respectivement - Sparte et la Perse. SCHUBERT, Paul. L’Hécube d’Euripide et la définition de l’étranger. Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 2000, vol. 64, p. 87-100 Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:80724 Disclaimer: layout of this document may differ from the published version. 1 / 1

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Article

Reference

L'Hécube d'Euripide et la définition de l'étranger

SCHUBERT, Paul

Abstract

L'Hécube d'Euripide propose, implicitement, une illustration des rapports entre Athènes et -

respectivement - Sparte et la Perse.

SCHUBERT, Paul. L’Hécube d’Euripide et la définition de l’étranger. Quaderni Urbinati di

Cultura Classica, 2000, vol. 64, p. 87-100

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:80724

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L'Hécube d'Euripide et la définition de l'étranger

Paul Schubert

Introduction

L'l-lécube d'Euripide est une trag~rli ~ atypique en cc qu'elle com­porte deux parties que les lecteurs modernes considèrent le plus sou­vent comme distinctes: dans un premier temps, Hécube, après la prise de Troie, se voit arracher sa fille Polyxène, qui est sacrifiée à la de­mande du fantôme d'Achille; mais un second coup du sort s'abat sur elle, puisque son dernier fils survivant, Polydore, est tué par Polymes­tor, roi thrace auprès duquel Priam avait envoyé le jeune prince 1

.

D'emblée, le poète choisit de brouiller quelque peu les données géo­graphiques et chronologiques. En effet, la pièce se déroule en Cherso­nèse de Thrace, c'est-à-dire sur la rive nord de l'Hellespont, alors que Troie ainsi que le tombeau d'Achille se situen t sur l'autre rive. En ou­tre, la tragédie s'ouvre sur un prologue prononcé par le fantôme de Po­lydore: ce dernier est déj à mort, mais Hécube ne découvrira son se­cond malheur que dans la seconde partie de la pièce. Elle décide alors, avec l'acquiescement d'Agamemnon, de se venger de Polymestor: elle l'atlire dans sa tente et, aidée par ses compagnes, elle aveugle Poly­mestor et tue ses enfants. La pièce s'achève sur une semi-victoire de la reine: si son forfait se justifie en partie par la double perte qu'elle vient de subir, en revanche, elle a rejoin t Polymestor dans la barbarie de son geste. Finalement , Polymestor lance sur elle des imprécations qui ne sont pas sans faire écho à la victoire provisoire de Clytemnestre à la fin de l'Agamemnon d'Eschyle 2.

Dès ]ors, l'Hécube a donné lieu à des tentatives d'interprétation

1 Cf. ~ur. Hec. 80: yî.ve•oL ÔLJtÀoiJv 1:0 Jtétf}oç • ·iiç 1:Qoyq>ôtoç, n:ii JlÈV IloÀu~Évl']v OÔ'UQOfléVl']Ç ,;i'jç 'ExéL~'Y]ç, n:i'j ôè floÀvôwgov.

2 Stu· le lien entre l'J fécube d'Eurip ide ct l'Agamemnon d'Eschyle, cf. C. Segal, 'Violence and the Other: Greek, Female, and Barbarian in Euripides' Ilecuba', Trans. Am.. Philo!. Ass. 120, 1990, pp. 109-131, en particulier p. 129.

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multiples et parfois contradictoires 3. La structure bipartite de la

pièce ainsi que le caractère des divers personnages comportent en effet des ambiguïtés qu ' il est difficile d'élucider. Les réüexions qui suivent ne résoudront certes pas de manière définiti ve la question de la cohé­rence de la pièce. fl s'agira plulôt de montTer que les apparentes con­tradictions des personnages et de l'intTigue reflètent une intenogation sur certaines Yaleu rs fondamentales de l'identité des Athéniens au mo­ment où la pièce fut rnise en scène. Les schémas d'oppositions binaires sont remplacés par des réseaux triangulaires, dans lesquels la position relative de chaque partie en cause varie au gré de la pièce. Ces fluctua­tions ressortent notamment de la généalogie d'Ilénilie; ce sera la pre­mière étape de la présente réflexion. Les liens de réciprocité ct les con­flits de loyauté qui en résultent feront l'objet de la suite du raisonne­ment. Enfin, la comparaison entre les relations triangulaires, telles qu'elles apparaissent dans la pièce, et le contexte athénien, lui aussi marqué par de tels rapports tTiangulaires, permettra de mieux cerner les perceptions du public athénien face à la représentation de l'! !écu be.

GénéaLogie d'Hécube

Dans le prologue (Hec. 3-4), le fantôme de Polydore commence par décliner son identité, et indirectement celle de sa mère Hécube: l'auditeu.r apprend ainsi que cette dernière est l'épouse de Priam et la fille de Cissée. Celle généalogie permet d'ancrer les origines d'Hécube en Thrace, par le biais de Cisséc; mais elle comporte des divergences importantes avec le personnage d'Hécube telle qu'il se présente dans l'lliade 4.

3 Pour tm smvol de diverses interprétations, cf. G. l. Kirkwood, 'Hccuba and Nomos', Trans. Am. Philo!. Ass. 78, 1947, pp. 61-69; G. R. Stanton , 'Aristocratie Obli­gation in Euripides' Hekabe' , Mnemo~yne 48, 1995, pp. 11-33, en particulier pp. 11-12; C. Segal, art. cit. {p. 109 n. 1); et surtout M. Heath,' 'Jure principem locum tenet' : Emipidcs' Hecuba', Bull. lnst. Class. SLud. London 34, 1987, pp. 40-68, qui retrace rhistoire de la critique littéraire de l'Hécllbe depuis la Renaissance jusqu'à nos jom·s; ré­sumé de J. Mossman, lfli/d Justice. A Stuc/)· of Euripides' Hecuba, Oxford 1995, p. 164 n. 2.

" Cf. J. \V. Gregory, 'Gcnealogy and ln tertextuality in Hecuba', Am. ]ollm. Philo/. 11 6, 1995, pp. 389-397.

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Généalogie d'Hécube et de sa famille d'après Euripide (l-Iee. 3-4) .

Cissée

Hécube ~ Priam

Polydore

Généalogie d'Hécube et de sa famille d'après l'Iliade

a) Il. 11, 221-224. Cissée, un Thrace, est le père de Théano, et le oTand-père d'Iphidamas. Cissée a donc une existence tangible dans Piliade, mais il n'est pas directemente lié à Hécube.

Cissée

Théano T Anténor

Iphiclamas

b) Il. 16, 718. Dymas a pour fils Asios, frère d'Hécube. Autrement dit: Hécube est la fille de Dymas. Hécube est évidemment l'épouse de Priam et la mère d'Hector.

Dy mas

~ Priam T Hécube

Hector

Asios

c) Il. 21, 84-91. Polydore est le frère de Lycaon; les deux sont fils de Priam et de La.othoé (originaire de Pedasos, en Troade). Le poète pré­cise que Polydore est le plus jeune fils de Priam:, il est tué par Achille (20, 407-418). Synthèse: 22, 46-48.

Laol~t·iam

Lycaon Polydore

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Trois arbres généalogiques indépendants sont nécessaires pour représenler dans 1'1/iade des rapports familiaux de personnages qui, chez Euripide, sont rétmis dans un seul schP.m::~. Gregory (art. âl. n. 4) a montré commeul Euripide a effectué une superposition de l'iden­tité d'Hécube et de Théano, à partir d'un passage de l'Tliade (6, 269-310). Hcclor a demandé à sa mère de faire des supplications à Athéna; or, lorsq ue Yient le moment de l'exéculion de ces prières, on constate que c'est la prêtresse Théano qui a plis le rôle d'Hécube, sans que le poète n 'explicite ce glissement. Pour Gregory (p. 395 ), le lien entre Hécube ct Théano permet certes d'expliquer comment Euripide a co­nstruit une généalogie.1 mais il ne s'agirait que d'un emprunt enfoui au plus profond du texte: '- 'The borrowings 1 have been discussing ( ... ) are buried deep within the d rama tic text, do not announce themseJ.ves as allusions, and were probably never intended to be noticed by the audience. They do, however, offer an interesting glimpse into the playwrighl's working methods" .

On peut toutefois se demander si Gregory n'a pas péché par excès de modeslie. En effel, le lien unissant Hécube à Théano ne se limite pas au seul prologue de la pièce. Hécube entre en scène (vv. 59-97), suivie du chœur des prisonnières troyennes (Yv. 98-153), puis elle chante à sa fille l'annonce du malheur qui va la frapper (vv. 154-215). Enfin, elle affronte Ulysse, qui lui signifie la décision de l'armée troyenne de sacrifier Polyxène; Hécube, quant à elle, rappelle à Ulysse la dette que ce dernier a contractée envers elle dans le passé ( vv. 218-295) . Ulysse était venu en espion dans les murs de Troie, déguisé en mendiant. Or Hélène l'avait reconnu, et s'était confiée à la seule Hé­cube. L 'espion démasqué avail saisi les genoux d'Hécube el l'avait suppliée de lui laisser la vie sauve; la reine l'avait par conséquent laissé retourner dans le camp des Grecs 5

.

Les poèmes homériques font état de deux épisodes de visites d'U­lysse à Troie. Le plus connu est l''EMv11ç à:rtaL'tTlO'LÇ (Il. 3, 199-204). Ulysse, accompagné de Ménélas, se rend à Troie pom· réclamer Hé­lène. Ils sont hébergés par Anténor, qui assure leur protection 6. ous apprenons d'un auu:e passage de l'Iliade (11, 138-142) qu'un héros lroyen, Antimachos, avait proposé de mettre à mort Ulysse et Ménélas.

5 Le motif d'Ulysse suppliant tme femme pour obtenir le retour parmi les siens est probablement inspil'é de l' épisode d' Ulysse chez les Phéaciens: une fois ent ré clans le pa­lais d'Alcinoos, il saisit immédiatement les genoux d'Arété et la supplie de le laisser re­tourner dans sa pan·ie (Od. 7, 142-152). Cf. M. I. Da\'ies, 'The Heclamation of Helen', Anlike Kw1St 20, 1977. pp. 73-85. en particulier p. 81 n. 51.

6 Cf. aussi Bacchyl. 15 (= dith. 1). Représentation sm vase: LIMC s.v. 'llermati­das' 1 {cratère corinthien, env. 560 av. J. -C.). Sur le sauYetage in extremis cl' lysse et Ménélas., cf. Davies, arl. cit. en pa rli cnlier p. 75 n. 10.

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Comme l'ambassade n'aboutit à rien, les Grecs lancent l'expédition contre TroiP-. L'autre épisode est celui auquel Hécube fait directement allusion: en pleine guerre de Troie, après les événements de l'Iliade, Ulysse, se rend à Troie en espion, déguisé en mendiant ( Od. 4, 244-258). Il est reconnu par Hélène.1 qui le rassure et le cache, avant de le laisser repartir vers le camp grec 7

.

Dans la même perspective intertextuelle à laquelle Gregory a re­couru, on peut constater que a) Euripide associe Hécube à l'épisode de la supplication d'Ulysse déguisé en mendiant; b) les deux épisodes de visites d'Ulysse à Troie présentent des ressemblances non négligea­bles; c) dans l'<EÀ.Év11ç &nal.tYJOLÇ, Ulysse est protégé par Anténor, qui n 'est autre que le mari de Théano.

Comme dans le prologue, le personnagge d'Hécube est donc su­perposé à celui de Théano par un jeu d'associations. C'est selon toute vraisemblance Euripide qui a ajouté le personnage d'Hécube dans un récit dont elle était jusqu'alors absente. L'ajout d'une participation directe d'Hécube à l'épisode de la réclamation d'Hélène, en soi assez peu plausible, n'a pas manqué de provoquer la perplexité des com­mentateurs antiques, reflétée dans les scholies 8

. Toutefois, considé­rée dans la persective du parallèle entre Théano et Hécube, cette inno­vation se justifie pleinement.

Dans la tradition relative à la guerre de Troie, le couple formé par Anténor et Théano représente le parti de la conciliation. Anténor ac­compagne Priam lorsque ce dernier se rend auprès des Grecs pour prononcer le serment qui fixera les clauses du combat singulier entre Ménélas et Pâris (Il. 3, 261-262). C'est aussi Anténor~ qui recom­mande aux Troyens de rendre Hélène (Il. 7, 34 7-353). A la chute de Troie, Anténor et sa famille sont épargnés par les Grecs, et ils émigrent soit à Cyrène, soit en Italie 9

. Dans la version cyrénéenne, relatée par Pindare (Pyth. 5, 82-88) , ils sont accompagnés d'Hélène, ce qui con­firme une certaine connivence entre Hélène et Théano. Or dans la pièce d'Euripide, c'est Hécube qui a repris le rôle de Théano, associée à Hélène pour cacher la présence d'Ulysse.

7 Cet épisode trouve un parallèle frappant dans le récit biblique de la prise de Jé­richo (Josué 2 et 6); cf. M. L. West, The East Face of Helicon Oxford 1997, pp. 488-489.

8 Cf. M. Heath, art. cit. p. 42, avec référence à LEm·. Hec. 241: &nt-thxvov ,;Ô nM-0'1:-LCt xcxt O'ÙX '0!-L'I']QLx6v· où yàQ uv toty11Q'€V 'Exà~'l'] noAé~-twv {}eaacx~-téVl') xcxtontevovta tà XCX'tà to'Ùç TQwcxç nQàY~:-Lettcx. ~ ôé 'E"-évl') dx61:wÇ' &'t'I']V yàQ J.l.€'téanwev 'A<pQOÔL't'l']ç; LOd. 4, 255: 6i'jÀ.ov ôé O'tL xcxi. 1Î 'Exa~1l &yvoeï: ,;i]v 'Oôvaaéwç eLO'ÉÀ.€'UO'LV' d yO.g ëyvw, o'Ùx av EO'LY'I']O'EV.

9 Cf. M. 1. Davies, 'Antenor I', LIMC I1 , 1981, pp. 811-815.

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Pour en revenir à l'analyse de Gregory, la superposilion des per­sonnages d'Hécube ct de Théano dans l'llécube s'avère donc êlre dou­ble: d'une part~ la généalogie énoncée dans le prologue rapproche les deux femmes: œautre part- ce fait est resté ignoré de Gregory-, l'épi­sode de la supplication d'Hécube par Ulysse nous ramène dans le con­texte du couple fo rmé par Théano ct Anténor. Pris isolément, chacun de ces deux rapprochements pourraiL paraître anodin. Mais, combi­nés, ils suggèrent une perception plus forte pour le public: en superpo­sant Hécube à Théano, Euripide rapproche des Grecs le .rejne tro­yenne. À la démence de son geste envers Ulysse s'ajoute les liens d'hospitalité que la famille d'Anténor semble avoir entretenu avec les Grecs 10

. Le salut accordé par les Crees à Anténor et sa famille fait res­sortir la cruauté du sort réservé à Hécube, dont le mari a péri et dont les derniers enfants lui échappent. Mais aussi, cette cmmivence entre Hécube et les Grecs rend plus flou e la limite qui sépare le monde des Troyens de celui des Grecs. Relevons l'inalement que la généalogie d'Hécube établie par Euripide en fait la fille de Clssée, un Thrace, alors que dans l'lliade elle est fille de Dymas, un Phrygien. Par consé­quent, Hécube entretient un lien de qu asi-hospitalité avec les Grecs, mais aussi un lien de sang avec les TlU'aces.

Obligations réciproques et conflits de Loyauté

L'intrigue de l'Ilécube se fonde en bonne partie sur des conflits de loyauté auxquels sont soumis les différents personnages de la piè~e. Ces conflits sont provoqués par un réseau dense d'obligations récipro­ques: la cpLÀLa est entretenue par la XUQLÇ et par des liens d'hospitalité (~evta) 11

. Ainsi par exemple, Ulysse, en tant que soldat grec, a reçu la faveur (xaQLÇ) d'l Achille, qui, par le sacrifice de sa vie, a contxibué à la victoire des Grecs. Il lui doit donc une fayeur réciproque, qui consiste à sacrifier Polyxène sm· le tombeau d'Achi1le. Néanmoins, Ulysse est redevable d'une autre faveur, celle qu'Hécube lui avait prod·iguée lors de son incursion à Troie. Devant ce di lemme, Ulysse doit procéder à un choix: préférant les intérêts du groupe à ceux de l'individu (ou, se­lon le point de vue d'Hécube, cédan t à la pression de la .foule) , il af­firme que sa loyauté envers Achille l'emporte sur la dette de recon­naissance contractée envers Hécube 12

. Cette dernière, quant à e11e, se

1° Cf. aussi ~T Il. 3, 261-262: èlyeL ôè tov 'Avtl]voQCL c.ùç ouvetov xCLt nQ6!;evov ' EÀ.À.ilVWV.

11 Cf. Stanton, art. cit. 12 Derrière ce trait du caractère d'Ulysse, on reconnaît probablement la figure du

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L'I!écube crEuripiclc Cl la définition de rétranger 93

trouve eno·agée clans un rapport ambigu avec Agamemnon. D'une part, elle ~ perdu sa fille pour satisfaire les exigences d'un compagnon disparu d'IAgamemnon; d'autre part~ elle a besoin de l'aide d'Aga­memnon pour venger l'assassinat de Polydore par le roi thrace Poly­mestor. Elle en appelle donc atL'X liens d'ami tié (q)L/~ta ) qui l'unissent à Aaamemnon, en particulier du fail que Cassauch·c. fille d'Hécube. p~rtage désormais sa couche. Pol~rmestor entretient un lien d'hospita­lité (~evta) avec la famille royale troyenne, mais il profane ce lien en tuant Polydore. Agamemnon se tronve donc lui a ussi confronté à un confli1 de loyauté, enlre Polymcstor qui revendique également un lien d'amitié (cpt,À.La) aYeC le roi grec, ct Hécube qui lui a fait Yaloir sa dette de reconnaissance; dans ce cas, c'est la position d'Hécube qui prévaut sur ceLle de Polymestor. En conclusion d'une anal. se serrée des usages lexicaux dans la pièce, Stanton ne peut que constater que les conflits de loyauté ne sont pas résolus à la fin de la pièce. Cela s'explique en partie par le fait qu'Euripide procède fréquemment à un jeu sophis­tique dans lequel l'intérêt du débat contradictoire en soi l'emporte sur le besoin d'aboutll.· à un choix tranché 13

.

L'examen de l'idenli.té d'Hécube a permis de montrer précédem­ment qu'elle ne s'inscrit pas simplem.ent dans un rapport antithétique avec les Grecs: la frontière entre la reine troyenne et ses nouveaux: maîtres est rendue floue par l'association aYCC Théano. En outre, les liens d'amitié, d'obligation réciproque et d'hospitalité sont construn­ment malmenés à travers la pièce. Il reste à aborder une autre facette des rapports qu'entretiennent les divers ~e:rsonnages de la pièce, à sa­vo:ir le concept de liberté et d'esclavage 4

. Là aussi, les idées précon­çues sont bouleversées. Polyxènc, une captive, choisit de mourir vo­lontairement pour affiimer sa liberté de manière paradoxale; com1ne le souligne Daitz (p. 219), c'est elle qui raffermit la résolution d'U­lysse, en lui enjoignant de prendre courage (f}agoeL, v. 345). Le com­portement de Polyxène lors du sacrifice de la jeune fille, tel qu'il est relaté par le héraut Talthybios (vv. 521-582), montre qu'elle poursuit sa résolution de mourir libre. Hécube aussi, dru1s ses tractations avec Agamemnon poul' obteniT vengeance du mem·tre de Poly1nestor~ in­verse les rôles entTe esclave et personne libre. Elle déplore le fait qu'A­gamemnon soit prisonnier de l'opinion du groupe auquel il appartient

démagogue Cléon; cf. W. R. C01mor. The New Politicians ofFifth-CenturyAthens. Prin­ceton 1971. p. 98.

I:J Cf. E. Hall., Invenling the Barbarian. Greek Se(f-Definition through Tragec(y, Oxford 1989, pp. 221 -223.

H Cf. S. G. Dai.tz, ~concepts of Freedom and Sla,·cry jn. Euripidcs'., Hennes 99, 1971. pp. 217-226.

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(v v. 864-867; cf. Daitz, p. 221 ); de même que Polyxène avait libéré Uly~~t de ses hésitations, Hécube soulage Agamemnou Ùes craintes qu 'il powTait a\·oir (v''· 868-869) .

Grecs et barbares

Dans la perspective historique du dévcloppemcJll du concept d'esclavage en Grèce ancienne, Daitz (p. 218) montre aussi que le contact avec les Perses a amené les Grecs à établir une équivalence qui se résume grossièrement par le rapport Grec 1 barbare = libre 1 es­clave 15. Si cel auteur souhaite avant tout faire ressortir une mise en question par Euripide de la pratique de l'esclaYage - ct quoi qu'on puisse penser de celte approche -, il n 'en a pas moins montré que, dans l'Hécube, le poète brouille les pistes en cc qui concerne les rap­ports de liberté ou d'esclavage.

En défini tive, face aux Grecs, il n'y a pas slinplemcut un peuple barbare, mais deux peuples, les Troyens et les Thraces, représentés respectivement par Hécube et par Polymestor. C'est donc une relation triangulaire qu'Euripide a choisi de mettre en place 16

. Dans cette re­lation, les rapports de loyauté et d'hosp italité sont confus, tout comme le concept d'esclavage, qui dénote parallèlement la distinction Cree 1 barbare. Euripide sc démarque en cela des modèles établis par ses prédécesseurs. En effet, c'est le modèle antilhétique Cree 1 barbare qui contribue généralement à définir l'identité des spectateurs de la tragédie athénienne. Dans Je contexte athénien également, Hérodote peine à se détacher d'une approche polarisée des rapports entre les peuples. HaJl (p. 215) relève que les Perses, tels qu'ils sont vus par Hérodote, vivent d'ordinaire dans le luxe et la tyrannie; mais, lors­qu'ils se battent contre les Scythes, perçus cormn:e un peuple encore plus barbare, ils se comportent comme des hoplites grecs. Euripide, pour sa part, se démarque à plusieurs reprises de cc schéma, cl re­nonce à recourir à des schémas simples, construits sur un mode d'op­positions binaires 17. Ce procédé de " déconstruction" se manifeste en particulier par des inversions de rôles: Jes Troyens deviennent de no­bles héros, victimes de la barbarie des Grecs.

13 Sur la polarisation entre Crees ct barbares, cf. 1 fa li , op. cü. 16 Cf. Segal, art. cit. pp. 109, 111 ("thrcc-way interaction") ct 129 ("ln expan­

ding into a tlu·ee-"·ar struggle this brutal conflict between an insatiAbly Ycngcfttl old worn~ n and a brutaH7.cd, trcacherous barbarian king. Emipidcs is sho"·ing to the Grccks the barbarizalion that is going on among them, even in Grcece itself'').

17 Cf. Hall. op. cit. p. 215 .

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J} Hécube d~Euripide et la définition de l'étranger 95

Production littéraire contemporaine à Athènes

Dans le contexte d'une représentation dramatique au sein de la cité, il devient légitime de se demander quels facteurs ont pu con tri­huer à cette remise en question d'un critère identitai:re aussi fort que l'opposition tranchée entre le Grec et le barbare. La période d'activité d'Euripide coïncide avec l'avènement de la sophistique, et, comme l'a montré Hall (pp. 215-223)., cette influence est décisive pour expliquer !"ambiguïté des choix d'Euripide; on peut parler ici d'une cause géné­rale, ou indirecte. Par ailleurs, il se pourrait que cette apparente con­fusion da ns la pièce fasse écho à une confusion similaire des rapports de loyauté traditionnels que la cité entretient avec l'extérieur au mo­rnent. où Euripide compose l'Hécube. Il ne s'agit pas d'affirmer qu'Eu­ripide propose un commentaire crypté de l'actualité athénienne 18.

Mais les circonstances d'exécution d'une tragédie font que l'auteur dramatique est nécessairement engagé dans un dialogue avec ses con­citoyens. Ainsi, il est frappant de constater par exCinple que les pièces dans lesquelles les Grecs sont présentés sous un jour défavorable n 'ont jamais trait au..~~. Athéniens, mais à leurs ennemis dans la guerre du Pé­loponnèse, et en particulier aux Atrides (Hall, p. 213) . On remarquera néanmoins que le vocabulaire utilisé pour caractériser le processus de prise de décision des Grecs est emprunté au système démocratique athénien 19. C'est pourquoi, après avoir établi une date probable pour l'exécution de l'Hécube, il sera nécessaire de passer brièvement en re­vue les autres productions littéraires du moment pour voir dans quelle mesure elles peuvent refléter des préoccupations similaires à celles qui ont été dégagées dans les réflexions qui précèdent.

Nous ne possédons pas de date assurée pour l'Hécube d'Euripide. C'est donc à une approximation que l'on doit procéder, sur la base d'arguments de trois natures différentes: a) échos de passages de la pièce dans une pièces d'Aristophane datée avec certitude (terminus ante quem) ; b) échos dans la pièce d'événements historiques connus par ailleurs (terminus post quem); c) comparaison de la structure mé­trique de l'Hécube avec celle d'autres pièces d'Euripide (chronologie relative).

18 Pour une mise en garde contre tme telle approche, cf. Hall, op. cit. pp. 108-109, qui rejette tme interprétation purement historicisante de l'Hécube, fondée sur les rap­ports d'Athènes avec la Thrace, tout en reconnaissant notamment que la duplicité et l'a­varice de Polymestor reflètent la perception athénienne des Thraces telles qu'elle trans­paraît en particulier chez Thucydide.

19 Cf. p. ex. vv. 218-219: ~VWf,lY]V crtgm:ou 1 'ljlfjcpôv "Cê "CTJV %Qav-&eï:aav; 220: ëôof 'AxaLOiç.

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Daus la première catégorie, deux passages de l'Hécube pourraient trouver un écho sous form e de parodie clans les i\Tuées d'Aristophane, dont la première ersion fut exécutée au printemps de l'an 423 20

:

liee. 160-161 - Nub. 718-719; Hec. 171-174 - Nub. 1165-1166. Toutefoi s~ nous ne disposons pas de critères fiables pour distinguer ce qui relève de la première ou de la seconde version des Nuées~ cette der ­nière sc situant entre les an nées 420 ct 417 21

. Le terminus ante quem ainsi obtenu se situe entre les années 423 ct 417, ce qui est relative­ment vague.

Dans la detLxième catégorie, on peut mentionner principalement le rétablissement de la célébration peutétérique de Délos en 426 (Thuc. 3 , 104) , atLxquels les vers 462-465 de l'Hécube pourraient faire écho; mais !"éventuelle référence à un festival dans l'Ilécube con­cerne un chœur, alors qu'il s'agit précisément cPunc composante du festival dont Thucydide nous elit explicitement qu'elle n 'avait pas subi d'interruption 22

. La situation politique et militaire de la pé1iode en question incite Ley à situer 1'.1/écube après la défaite athénienne de Delion en 424 (Thuc. 4, 93-96), et même plutôt autour de 421. Fina­lement, Thucydide (3, 82-83) fait une descliption de la situation gé­nérale de l'année 427 qui pourrait constituer un parallèle avec la ré­probation implicite de la guerre qui ressort de l'J-Iécube 23

. Aucun des arguments avancés dans cette catégorie n'est vraiment convaincant. On aboutit, au mieux, à un terminus post quem se situant entre 427 et 421; mais le choix des événements qui ont été rapprochés de l'Hécube dépend de toute façon en grande partie d' une opinion préconçue des commentateurs respectifs quant à la date approximative de la . ' p1ece.

Les deux approches abordées jusqu'à présent , en dépit de leur fragilité, semblent favoriser un e date vers le milieu des années 420. Pris isolément, ces arguments sont évidemment fragiles. Mais ils trou­vent une heureuse confirmation dans l'ét'tlde de l'évolution de la mé­trique chez Euripide, qui constitue la troisième catégmie éYoquée pré-

2° Cf. {m:ô{h::mç H: at ng&tm Neq>ÉÀaL èôLôétX'6110av f.v &otEL btt &gxovtoç ' Ioagxou ( ... ) . Sm· le problème des detLX versious des Nuées. cf. K. J. Dover. Aristophanes, Cloud s. Oxford 1968, pp. lxxx-xcviii.

21 Cf. Dover, op. cit. p. Lxx.x. L' u1ili1é des parallèles est rejel éc par \'\1. Schmid, Ge­schichte dertJ''iechischen Lileralur I 3. München 1940, p. 463, qui opte pour une date n·ès hasse de 417.

22 Cf. C. Ley, 'The Date of the Hecuba'. Emnos, 85, 1987, pp. 136-137. 2

:1 Cf. Jï:. L. Abrahamson., ~,Elll'ipicles ' Trageclr of Hecuba' , Trans. Am. PhiLo!. Ass. 83, 1952., p. 121.

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L'flécube d'Euripide ct la définition de l'étranger 97

cédemment 21. Ce faisceau d'indices nous permeL donc de placer rHé­cube aux alentours de l'année 425 ou 424. La date précise importe peu. puisqu'il ne s·1agira pas de comparer les œuvres contemporaines pou~· déceler des emprur:ts dans u~ sens o~ dans l'autre, mais plutô~ de saisir quelles ont pu etre les preoccupatiOns du moment cu cc qm concerne les rapports aYec l'étranger.

En 425, c'est -à-dire la période présumée d' exécution de l'Hé­cube, .la politique extérieure d'/Athènes est focalisée principa le1nent sur deux puissances extérieures, à savoir Sparle et la Perse. Les Athé­niens sont en guerre avec les premiers depuis 431 ) et entretiennent des relations parfois ambiguës avec la seconde. Com1nc nous aw·ons l'oc­casion de le voir, Sparte et la Perse ne demetu·ent pas en reste, et maintiennent aussi entre elles des contacts diplomatiques soutenus. C'est donc ce triangle politique Athènes- Sparte - Perse qu \ 1 s'agira d'examiner, et de comparer avec les relations triangulaires mjses en évidence dans l'Hécube.

À cette même période, les Athéniens prennent connaissance de deux œuvres qui nous ont été_ conservées: les .Anquêtes d'Hérodote et les Acharniens d'Aristophane 2;). Point n'est besoin de rappeler dans le détail la perspective générale des livres dits "eLhno.l.ogiquesn des En­quêtes d'Hérodote: en même temps que l'auteur ouvrait ses contempo­rains à la découverte de peuples étrangers, il affinnait également la distinction très for le entre le monde des Grecs et celui des barbares 26

.

2-t Cf. E. B. Ceadel, ' Resolved Feet in the Trimeters of Emipides and the Chrono­logy of the Plays', Glass. Quart. 35, 1941, pp. 66-89, en parllctùier pp. 74-75 (année 424); Mossman, op. cil. p. 10 (année 425); Heath, art. cit. pp. 40-41 (ruméc 424); R. Meridor. 'The Function of Polymestor' s Crùnc in the 'Hecu.ba' of Emipidcs', 1:-/·anos 81, 1983, pp. 13-20, en particLÙier p. 20 (années 425/4); pom Gregory, art. cit. p. 391, l'Hécube et l'Andromaque semblent contemporaines, sur Ja base de critères métri­ques.

2·> La publication des Enquêtes est placée en 425 par F. Jncob)r, s.v. 'Hcrodotos', RE Suppl. Il, 1913, col. 232. Une date plus basse, autom de 414, a été proposée par C. \V. F01·nara. ''Evidence for the Date of Herodotus' Publica1ion', ]oum. Ile//. Stud. 91. 1971. pp. 25-34, position vigow,eusement repoussée par J. Cobet, 'Wann " 'mde He­rodots Darstelhmg der Pcrserkriege publizicrt?' , Hermes 105, 1977, pp. 2-27, qui re­vient à la période 430-426. J. A. S. Evans, 'llerodotus' Publication Date', Athenaeum 57, 1979, pp. 145-149, ignore Cobet mais défend pru·allèlcment une date autour de 425, tout en envisageant une publication graduelle. D. Sansone, 'The Date of Hcrodo­tus' Publication', Ill. Class. Stud. 10, 1985, pp. 1-9, propose une rédaction des quatre p~·emiers lin·es entre 430 et 425, la suite étaut publiée entre 425 ct 420. R. ~leridor, art. ca. p. 20, place le terminus ante quem à 425. La date des Achamiens (LénéemlCS de r an 425) est assw·ée pro· une didascalie: ÈÔLôaX{tTJ ènt Eù{tiJvou OQXOV'tOÇ èv A11vai.oLÇ ôl.à KaÀÀLO"CQénou.

26 Cf. F. liartog, Le miroù· d'Hérodote. Essai de représentation sur L'autre, Paris 19912.

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Qu'il s'agisse des Scythes, des Égyptiens ou des Perses, la description des pPnpl~s étrangers passe par une mise en opposition avec le monde de la Grèce. Cette perspective n 'est pas entièrement nouvelle au mo­ment de la publication des Enquêtes; le poète Eschyle, par exemple, avait déjà exploité l'antinomie séparant les Grees des barbares. Dans les Perses , la leçon est fondamentalement la même que dans les En­quêtes: en essayant d'envahir un domaine qui n 'était pas le sien, Xer­xès a enfreint une composante de l'ordre elu monde lel qu'il a été insti­tué par les dieux 27

.

Hérodote traite d'un sujet qui remonte à plus d'tm demi-siècle avant l'époque où son ouvrage est publié, et se distingue en ceci des Acharniens d'Aristophane, où le genre littéraire même autorise une ré­flexion plus actuelle. Si la pièce propose avant tout une réflexion sur la guerre qui oppose Athènes à Sparte et à ses alliés, l'épisode de l'am­bassade envoyée auprès des Perses, placé au début de la pièce (vv. 61-125), reflète une autre préoceupation du moment. L 'ambassadeur athénien explique que sa délégation a été envoyée avec une indemnité journalière de deux drachmes par jour, et qu'elle est partie sous l'ar­chontat d'Euthyménès (vv. 65-67) . L 'effet comique est obtenu par un rapide calcul, qui indique que l'ambassade a mis 11 ans pour revenir à Athènes 28. Le tactx d'indemnisation n 'est pas choquant en soi, à une époque où le salaire moyen à Athènes tournait autour d'une dracmne par jour 29

. Mais, pour des raisons qui tiennent essentiellement à sa durée, l' ambassade fictive 1nise en scène dans les Acharniens est parti­culièrement ruineuse, puisqu'elle aurait couté à elle seule entre 4 et 13 talents 30 .

27 Cf. A. Dihle, Die Griechen und elie Fremclen, Münchcn 1994, p. 37; Hall, op. cit.

28 Cf. M. C. Miller, Athens in the Fifth Centwy BC. A Stuc/y in Cultllral Recepti-vity, Cambridge 1997, p. 112.

29 Cf. Miller op. cil. p. 112 n. 20; D. J. Mosley, Envoys and Diplomacy in Ancient Greece, Wiesbaden 1973, p. 74. Ucffectif d'une ambassade variait entre trois et eUx personnes, selon les circonstances, cf. Mosley, op. cit. p. 55.

30 En guise de comparaison, la construction du Parthénon (env. 447-437 a,·. J.-C.) est estimée à environ 700-800 talents. et le siège de Potidée (au printemps de 429), con­sidéré comme ruineux au moment où les stratèges décident de négocier avec les Potidéa­tes, atteint un coût de 2000 talents. Pour les coùts de construction du Parthénon, cf. 101

339-353 = 10 3 436-451, interprétées par R Mciggs - D. Lewis, Greek Historical In­scriptions, Oxford 1969, nr. 59, en particulier p. 165; E. Kluwe, 'Die Athenische Geldwirtschaft im 5. Jahrhundert und die Finanziemngsweise des Parthenon', in E. Berger (cd.) , Parthenon-Kongreft Base[ I, Mainz 1984, pp. 11 -14. Il faut aussi incl me dans la discussion le témoignage de Thuc. 2, 13, 3. Sm le siège de Potidée, cf. Thuc. 2, 70, 2 et S. Hornblower, A Commentcuy on 1'huc_ydides 1, Oxford 1991, pp. 356-357.

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L'Hécube d'Euripide et la définition de l'étranger 99

Le passage sur 1 '/a~assade ; nvoyée c~1~z les Pers_es refl~te les in­terrogations des Athemens sur l_ opport~mte /de . Rare1lles ?enlar~hes, qui avaient effective1nent cours. de ma~1ere re?uhere depms plus1~urs décennies. Les paons auxquels Il est fa1t allusion dans les Acharmens (v. 63 ) doivent êtr~ mis en rapport a:ec les ambassades /auxquelles a participé Pyrilampes, oncle de Charm1?e, autour des annees 449-443:1

Pyrilampès avait apparemment rmnene des paons offerts par le Grand R~i 31. Les Spartiates, quant à eux, ont aussi poursuivi des relations diplomatiques avec les rois _ p/er~es : l;s _Acharniens (vv. 646-65!) té­moignent du fait que les Athemens etaient au cour~nt de ces demar­ches, et qu'elles suscitaient un débat dans le public. A la fin de l'hiver , les Athéniens capturent Artaphernès, qui se rend à Sparte, envoyé par le roi de Perse (Thuc. 4, 50). Les documents qu'il porte sont traduits à Athènes, et l'on apprend que les Spartiates ont envoyé de nombreux émissaires auprès des Perses. Mais l'attitude des Athéniens face à la Perse pendant les années qui précèdent n'est pas dénuée d'ambiguïté. Ainsi, par exemple, l'impérialisme athénien est célébré par un impo­sant progrmnme de constructions, clans lequel figure non seulement le Parthénon, mais aussi l'Odéon, dont la forme même a été associée à une influence perse 32

.

Un autre élément pourrait être versé au dossier des relations triangulaires qu'entretiennent les Athéniens, les Spartiates et les Per­ses. Dans un frag1nent de l'Omphale d'lon de Chios, un personnage af­firme qu'il est ~ 'meilleur de connaître le parfum, la myrrhe et le ma­quillage de Sarcles que le mode de vie de l'île de Pélops" 33

. Nous ne disposons malheureusement pas elu contexte général de cette citation. En outre, il est impossible de dater l'Omphale avec précision: le frag­ment de L'Omphale pourrait se situer clans la période entre 451 et 421 34

. Cet intervalle de trente ans représente en gros une génération, ce qui est évidemment trop imprécis pour l'objet de la présente discussion.

J l Cf. Miller, op. cit. p. 110; Plat. Chcmn. 158a; Athen. 9, 397c-d. 32 Cf. Miller , op. cit. p. 218. La date de construclion de l'Odéon se situe soit vers les

a~.nées 440, soit vers les mmées 430, la dernière date étant plus probable, cf. Miller, op. clt. PP· 221, 223 et M. Hose, 'Kratinos tmcl cler Bau des perikleischen Ocleions', Philolo­B·us 137, 1993, pp. 3-11.

33 TrGF I 19, fr . 24: ~axxâQl.Ç ôè xat !J.VQ<X 1 xat L<XQÔLavov x6o!J.OV dÔÉvm XQ06ç 1

Ü!JZLvov 11 1:ov IIÉÀ.orcoç èv vi]oq> w6rcov. 31 La Souda J?-Ous apprend qu'Ion de Chios a débuté clans son activité clramatmgi­

que pendant la 82cmc olympiade (451-448; cf. TrGF I 19, T1) , qu'il était actif en 428 (DID C 13), et qu'il est mort peu avant 421 (T2a = Aristoph. Pax 834-835).

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Conclusion

En conclusion, on peut constater l'existence d'un triangle de rela­tions entre Athènes, Sparte et la Perse à l'époque de l'exécution de l'J{écube. Ce triangle existe déjà depuis plusieurs décennies, puisque l'union des Grecs contre l'ennemi perse, établie lors des guerres médi­ques, n'la pas duré longtemps. Néanmoins, la sensibilité des Athéniens a du être exacerbée par les événements de la guerre du Péloponnèse.1 et par l'activité diplomatique menée tant par les Athéniens que par les Spartiates auprès des Perses, comme l'atteste le parallèle fourni par les Acharniens. Dans ce contexte, la notion d'ami ( cptÀ.oç) et de barbare prend un caractère très incertain: les relations privilégiées qu 'entre­tiennent en temps de paix les cités grecques entre elles doivent-elles primer sur l'intérêt que représenterait l'aide de l'ennemi atavique perse? Personne n 'affirmerait que l'l-!écube constitue un commentaire de la situation politique du moment. Mais le mythe n 'est pas un corpus figé de manière immuable dans la conscience collective d'un peuple: il est réinterprété au gré des circonstances. La pièce a donc pu, de ma­nière indirecte, refléter les préoccupations du public athénien à cette période de son histoire. La pièce n'apporte d'ailleurs pas de réponse à ces interrogations: comme l'a montré Stanton, Euripide se contente de représenter les conflits de loyauté que doivent affronter les divers per­sonnages, sans pour autant que ces conflits soient entièrement résolus à la fin de la pièce.

Université de Neuchâtel