Anatole France - La Rotisserie de La Reine Pedauque

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    Anatole France

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    Anatole France

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    LA RTISSERIE DE LA REINE PDAUQUE

    PAR

    ANATOLE FRANCE

    SIXIME DITION

    PARIS 1893

    LA RTISSERIE DE LA REINE PDAUQUE

    [Note: Le manuscrit original, d'une belle criture du XVIIIe sicle, porte en soustitre: Vie et opinions de M.l'abb Jrme Coignard. (NOTE DE L'DITEUR.)]

    J'ai dessein de rapporter les rencontres singulires de ma vie. Il y en a de belles et d'tranges. En lesremmorant, je doute moimme si je n'ai pas rv. J'ai connu un cabbaliste gascon dont je ne puis dire qu'iltait sage, car il prit malheureusement, mais qui me tint, une nuit, dans l'le aux Cygnes, des discourssublimes que j'ai eu le bonheur de retenir et le soin d mettre par crit. Ces discours avaient trait la magie etaux sciences occultes, dont on est aujourd'hui fort entt. On ne parle que de RoseCroix.* Au reste, je ne meflatte pas de tirer grand honneur de ces rvlations. Les uns diront que j'ai tout invent et que ce n'est pas lavraie doctrine; les autres que je n'ai dit que ce que tout le monde savait. J'avoue que je ne suis pas trs instruitdans la cabbale, mon matre ayant pri au dbut de mon initiation. Mais le peu que j'ai appris de son art mefait vhmentement souponner que tout en est illusion, abus et vanit. Il suffit, d'ailleurs, que la magie soitcontraire la religion pour que je la repousse de toutes mes forces. Nanmoins, je crois devoir m'expliquer surun point de cette fausse science, pour qu'on ne m'y juge pas plus ignorant encore que je ne le suis. Je sais que

    les cabbalistes pensent gnralement que les Sylphes, les Salamandres, les Elfes, les Gnomes et les Gnomidesnaissent avec une me prissable comme leur corps et qu'ils acquirent l'immortalit par leur commerce avecles mages.** Mon cabaliste enseignait, au contraire, que la vie ternelle n'est le partage d'aucune crature, soitterrestre, soit arienne. J'ai suivi son sentiment sans prtendre m'en faire juge.

    * Ceci fut crit dans la seconde moiti du XVIIIe sicle. (NOTE DEL'DITEUR.)

    ** Cette opinion est soutenue notamment dans un petit livre de l'abbMontfaucon de Villars: Le comte de Gabalis ou Entretiens sur les

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    sciences secrtes et mystrieuses suivant les principes desanciens mages ou sages cabbalistes. Il y en a plusieurs ditions.Je me contenterai de signaler celle d'Amsterdam (chez Jacques LeJeune, 1700, in18, figures) qui contient une seconde partie, quin'est pas dans l'dition originale. (NOTE DE L'DITEUR.).

    Il avait coutume de dire que les Elfes tuent ceux qui rvlent leurs mystres et il attribuait la vengeance deces esprits la mort de M. l'abb Coignard, qui fut assassin sur la route de Lyon. Mais je sais bien que cettemort, jamais dplorable, eut une cause plus naturelle. Je parlerai librement des Gnies de l'air et du feu. Ilfaut savoir courir quelques risques dans la vie, et celui des Elfes est extrmement petit.

    J'ai recueilli avec zle les propos de mon bon matre, M. l'abb Jrme Coignard, qui prit comme je viens dele dire. C'tait un homme plein de science et de pit. S'il avait eu l'me moins inquite, il aurait gal en vertuM. l'abb Rollin, qu'il surpassait de beaucoup par l'tendue du savoir et la profondeur de l'intelligence. Il eutdu moins, dans les agitations d'une vie trouble, l'avantage sur M. Rollin de ne point tomber dans le

    jansnisme. Car la solidit de son esprit ne se laissait point branler par la violence des doctrines tmraires, etje puis attester devant Dieu la puret de sa foi. Il avait une grande connaissance du monde, acquise dans lafrquentation de toutes sortes de compagnies. Cette exprience l'aurait beaucoup servi dans les histoiresromaines qu'il aurait sans doute composes, l'exemple de M. Rollin, si le loisir et le temps ne lui eussent faitdfaut, et si sa vie et t mieux assortie son gnie. Ce que je rapporterai d'un si excellent homme feral'ornement de ces mmoires. Et comme AuluGelle, qui confra les plus beaux endroits des philosophes enses Nuits attiques, comme Apule, qui mit dans sa Mtamorphose les meilleures fables des Grecs, je medonne un travail d'abeille et je veux recueillir un miel exquis. Je ne saurais nanmoins me flatter au point deme croire l'mule de ces deux grands auteurs, puisque c'est uniquement dans les propres souvenirs de ma vieet non dans d'abondantes lectures, que je puise toutes mes richesses. Ce que je fournis de mon propre fondsc'est la bonne foi. Si jamais quelque curieux lit mes mmoires, il reconnatra qu'une me candide pouvait seules'exprimer dans un langage si simple et si uni. J'ai toujours pass pour trs naf dans les compagnies o j'aivcu. Cet crit ne peut que continuer cette opinion aprs ma mort.

    J'ai nom ElmeLaurentJacques Mntrier. Mon pre, Lonard Mntrier, tait rtisseur rue SaintJacques l'enseigne de la Reine Pdauque, qui, comme on sait, avait les pieds palms la faon des oies et des canards.

    Son auvent s'levait visvis de SaintBenotleBtourn, entre madame Gilles, mercire auxTroisPucelles, et M. Blaizot, libraire l'Image SainteCatherine, non loin du Petit Bacchus, dont la grille,orne de pampres, faisait le coin de la rue des Cordiers. Il m'aimait beaucoup et quand, aprs souper, j'taiscouch dans mon petit lit, il me prenait la main, soulevait l'un aprs l'autre mes doigts, en commenant par lepouce, et disait:

    Celuil l'a tu, celuil l'a plum, celuil l'a fricass, celuil l'a mang. Et le petit Riquiqui, qui n'a riendu tout.

    Sauce, sauce, sauce, ajoutaitil en me chatouillant, avec le bout de mon petit doigt, le creux de la main.

    Et il riait trs fort. Je riais aussi en m'endormant, et ma mre affirmait que le sourire restait encore sur meslvres le lendemain matin.

    Mon pre tait bon rtisseur et craignait Dieu. C'est pourquoi il portait, aux jours de fte, la bannire desrtisseurs, sur laquelle un beau saint Laurent tait brod avec son gril et une palme d'or. Il avait coutume deme dire:

    Jacquot, ta mre est une sainte et digne femme.

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    C'est un propos qu'il se plaisait rpter. Et il est vrai que ma mre allait tous les dimanches l'glise avec unlivre imprim en grosses lettres. Car elle savait mal lire le petit caractre qui, disaitelle, lui tirait les yeuxhors de la tte. Mon pre passait, chaque soir, une heure ou deux au cabaret du Petit Bacchus, quefrquentaient Jeannette la vielleuse et Catherine la dentellire. Et, chaque fois qu'il en revenait un peu plustard que de coutume, il disait d'une voix attendrie en mettant son bonnet de coton:

    Barbe, dormez en paix. Je le disais tantt encore au coutelier boiteux: Vous tes une sainte et digne femme.

    J'avais six ans, quand, un jour, rajustant son tablier, ce qui tait en lui signe de rsolution, il me parla de lasorte:

    Miraut, notre bon chien, a tourn ma broche pendant quatorze ans. Je n'ai pas de reproche lui faire. C'estun bon serviteur qui ne m'a jamais vol le moindre morceau de dinde ni d'oie. Il se contentait pour prix de sapeine de lcher la rtissoire. Mais il se fait vieux. Sa patte devient raide, il n'y voit goutte et ne vaut plus rienpour tourner la manivelle. Jacquot, c'est toi, mon fils, de prendre sa place. Avec de la rflexion et quelqueusage, tu y russiras sans faute aussi bien que lui.

    Miraut coutait ces paroles et secouait la queue en signe d'approbation. Mon pre poursuivit:

    Donc, assis sur cet escabeau, tu tourneras la broche. Cependant, afin de te former l'esprit, tu repasseras taCroix de Dieu, et quand, par la suite, tu sauras lire toutes les lettres moules, tu apprendras par coeur quelquelivre de grammaire ou de morale ou encore les belles maximes de l'Ancien et Nouveau Testament. Car laconnaissance de Dieu et la distinction du bien et du mal sont ncessaires mme dans un tat mcanique, depetit renom sans doute, mais honnte comme est le mien, qui fut celui de mon pre et qui sera le tien, s'il plat Dieu.

    A compter de ce jour, assis du matin au soir, au coin de la chemine, je tournai la broche, ma Croix de Dieuouverte sur mes genoux. Un bon capucin, qui venait, avec son sac, quter chez mon pre, m'aidait peler. Ille faisait d'autant plus volontiers que mon pre, qui estimait le savoir, lui payait ses leons d'un beau morceau

    de dinde et d'un grand verre de vin, tant qu'enfin le petit frre, voyant que je formais assez bien les syllabes etles mots, m'apporta une belle Vie de sainte Marguerite, o il m'enseigna lire couramment.

    Un jour, ayant pos, comme de coutume, sa besace sur le comptoir, il vint s'asseoir prs de moi, et, chauffantses pieds nus dans la cendre du foyer, il me fit dire pour la centime fois:

    Pucelle sage, nette et fine,Aide des femmes en gsine,Ayez piti de nous.

    A ce moment, un homme d'une taille paisse et pourtant assez noble, vtu de l'habit ecclsiastique, entra dans

    la rtisserie et cria d'une voix ample:

    Hol! l'hte, servezmoi un bon morceau.

    Il paraissait, sous ses cheveux gris, dans le plein de l'ge et de la force. Sa bouche tait riante et ses yeux vifs.Ses joues un peu lourdes et ses trois mentons descendaient majestueusement sur un rabat, devenu parsympathie aussi gras que le cou qui s'y rpandait.

    Mon pre, courtois par profession, tira son bonnet et dit en s'inclinant:

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    Si Votre Rvrence veut se chauffer un moment mon feu, je lui servirai ce qu'elle dsire. Sans se faireprier davantage, l'abb prit place devant la chemine ct du capucin.

    Entendant le bon frre qui lisait:

    Pucelle sage, nette et fine,

    Aide des femmes en gsine...,

    il frappa dans ses mains et dit:

    Oh, l'oiseau rare! l'homme unique! Un capucin qui sait lire! Eh! petit frre, comment vous nommezvous?

    Frre Ange, capucin indigne, rpondit mon matre.

    Ma mre, qui de la chambre haute entendit des voix, descendit dans la boutique, attire par la curiosit.

    L'abb la salua avec une politesse dj familire et lui dit:

    Voil qui est admirable, madame: Frre Ange est capucin et il sait lire!

    Il sait mme lire toutes les critures, rpondit ma mre.

    Et, s'approchant du frre, elle reconnut l'oraison de sainte Marguerite l'image, qui reprsentait la viergemartyre, un goupillon la main.

    Cette prire, ajoutatelle, est difficile lire, parce que les mots en sont tout petits et peine spars. Parbonheur, il suffit, dans les douleurs, de se l'appliquer comme un empltre l'endroit o l'on ressent le plus demal, et elle opre de la sorte aussi bien et mieux mme que si on la rcitait. J'en ai fait l'preuve, monsieur,lors de la naissance de mon fils Jacquot, ici prsent.

    N'en doutez point, ma bonne dame, rpondit frre Ange: L'oraison de sainte Marguerite est souveraine pource que vous dites, la condition expresse de faire l'aumne aux capucins.

    Sur ces mots, frre Ange vida le gobelet que ma mre lui avait rempli jusqu'au bord, jeta sa besace sur sonpaule et s'en alla du ct du Petit Bacchus.

    Mon pre servit un quartier de volaille l'abb, qui, tirant de sa poche un morceau de pain, un flacon de vin etun couteau dont le manche de cuivre reprsentait le feu roi en empereur romain sur une colonne antique,commena de souper.

    Mais, peine avaitil mis le premier morceau dans sa bouche, qu'il se tourna vers mon pre, et lui demandadu sel, surpris qu'on ne lui et point d'abord prsent la salire.

    Ainsi, ditil, en usaient les anciens. Ils offraient le sel en signe d'hospitalit. Ils plaaient aussi des saliresdans les temples, sur la nappe des dieux.

    Mon pre lui prsenta du sel gris dans le sabot, qui tait accroch la chemine. L'abb en prit saconvenance et dit:

    Les anciens considraient le sel comme l'assaisonnement ncessaire de tous les repas et ils le tenaient entelle estime qu'ils appelaient sel, par mtaphore, les traits d'esprit qui donnent de la saveur au discours.

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    Ah! dit mon pre, en quelque estime que vos anciens l'aient tenu, la gabelle aujourd'hui le met encore plushaut prix.

    Ma mre, qui coutait en tricotant un bas de laine, fut contente de placer son mot.

    Il faut croire, ditelle, que le sel est une bonne chose, puisque le prtre en met un grain sur la langue des

    enfants qu'on tient sur les fonts du baptme. Quand mon Jacquot sentit ce sel sur sa langue, il fit la grimace,car, tout petit qu'il tait, il avait dj de l'esprit. Je parle, monsieur l'abb, de mon fils Jacques, ici prsent.

    L'abb me regarda et dit:

    C'est maintenant un grand garon. La modestie est peinte sur son visage, et il lit attentivement la Vie desainte Marguerite.

    Oh! reprit ma mre, il lit aussi l'oraison pour les engelures et la prire de saint Hubert, que frre Ange lui adonnes, et l'histoire de celui qui a t dvor, au faubourg SaintMarcel, par plusieurs diables, pour avoirblasphm le saint nom de Dieu.

    Mon pre me regarda avec admiration, puis il coula dans l'oreille de l'abb que j'apprenais tout ce que jevoulais, par une facilit native et naturelle.

    Ainsi donc, rpliqua l'abb, le fautil former aux bonnes lettres, qui sont l'honneur de l'homme, laconsolation de la vie et le remde tous les maux, mme ceux de l'amour, ainsi que l'affirme le poteThocrite.

    Tout rtisseur que je suis, rpondit mon pre, j'estime le savoir et je veux bien croire qu'il est, comme ditVotre Grce, un remde l'amour. Mais je ne crois pas qu'il soit un remde la faim.

    Il n'y est peuttre pas un onguent souverain, rpondit l'abb; mais il y porte quelque soulagement la

    manire d'un baume trs doux, quoique imparfait.

    Comme il parlait ainsi, Catherine la dentellire parut au seuil, le bonnet sur l'oreille et son fichu trs chiffonn.A sa vue, ma mre frona le sourcil et laissa tomber trois mailles de son tricot.

    Monsieur Mntrier, dit Catherine mon pre, venez dire un mot aux sergents du guet. Si vous ne le faites,ils conduiront sans faute frre Ange en prison. Le bon frre est entr tantt au Petit Bacchus, o il a bu deuxou trois pots qu'il n'a point pays, de peur, disaitil, de manquer la rgle de saint Franois. Mais le pis del'affaire est que, me voyant sous la tonnelle en compagnie, il s'approcha de moi pour m'apprendre certaineoraison nouvelle. Je lui dis que ce n'tait pas le moment, et, comme il devenait pressant, le coutelier boiteux,qui se trouvait tout ct de moi, le tira trs fort par la barbe. Alors, frre Ange se jeta sur le coutelier, qui

    roula terr, emportant la table et les brocs. Le cabaretier accourut au bruit et, voyant la table culbute, le vinrpandu et frre Ange, un pied sur la tte du coutelier, brandissant un escabeau dont il frappait tous ceux quil'approchaient, ce mchant hte jura comme un diable et s'en fut appeler la garde. Monsieur Mntrier, venezsans tarder, venez tirer le petit frre de la main des sergents. C'est un saint homme et il est excusable danscette affaire.

    Mon pre tait enclin faire plaisir Catherine. Mais cette fois les paroles de la dentellire n'eurent pointl'effet qu'elle en attendait. Il rpondit net qu'il ne trouvait pas d'excuse ce capucin et qu'il lui souhaitait unebonne pnitence au pain et l'eau, au plus noir cul de bassefosse du couvent dont il tait l'opprobre et lahonte.

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    Il s'chauffait en parlant:

    Un ivrogne et un dbauch qui je donne tous les jours du bon vin et de bons morceaux et qui s'en va aucabaret lutiner des guilledines assez abandonnes pour prfrer la socit d'un coutelier ambulant et d'uncapucin celle des honntes marchands jurs du quartier! Fi! fi!

    Il s'arrta court cet endroit de ses invectives et regarda la drobe ma mre qui, debout et droite contrel'escalier, poussait petits coups secs l'aiguille tricoter.

    Catherine, surprise par ce mauvais accueil, dit schement:

    Ainsi, vous ne voulez pas dire une bonne parole au cabaretier et aux sergents?

    Je leur dirai, si vous voulez, qu'ils emmnent le coutelier avec le capucin.

    Mais, fitelle en riant, le coutelier est votre ami.

    Moins mon ami que le vtre, dit mon pre irrit. Un gueux qui tire la bricole et va clochant!

    Oh! pour cela s'criatelle, c'est bien vrai qu'il cloche. Il cloche, il cloche, il cloche!

    Et elle sortit de la rtisserie, en clatant de rire.

    Mon pre, se tournant alors vers l'abb, qui grattait un os avec son couteau:

    C'est comme j'ai l'honneur de le dire Votre Grce: chaque leon de lecture et d'criture que ce capucindonne mon enfant, je la paie d'un gobelet de vin et d'un fin morceau, livre, lapin, oie, voire gline ouchapon. C'est un ivrogne et un dbauch!

    N'en doutez point, rpondit l'abb.

    Mais s'il ose jamais mettre le pied sur mon seuil, je le chasserai grands coups de balai.

    Ce sera bien fait, dit l'abb. Ce capucin est un ne, et il enseignait votre fils bien moins parler qu'braire. Vous ferez sagement de jeter au feu cette Vie de sainte Catherine, cette prire pour les engelures etcette histoire de loupgarou, dont le frocard empoisonnait l'esprit de votre fils. Au prix o frre Ange donnaitses leons, je donnerai les miennes; j'enseignerai cet enfant le latin et le grec, et mme le franais, queVoiture et Balzac ont port sa perfection. Ainsi, par une fortune doublement singulire et favorable, ceJacquot Tournebroche deviendra savant et je mangerai tous les jours.

    Topez l! dit mon pre. Barbe, apportez deux gobelets. Il n'y a point d'affaire conclue quand les partiesn'ont pas trinqu en signe d'accord. Nous boirons ici. Je ne veux de ma vie remettre le pied au Petit Bacchus,tant ce coutelier et ce moine m'inspirent d'loignement.

    L'abb se leva, et, les mains poses sur le dossier de sa chaise, dit d'un ton lent et grave:

    Avant tout, je remercie Dieu, crateur et conservateur de toutes choses, de m'avoir conduit dans cettemaison nourricire. C'est lui seul qui nous gouverne, et nous devons reconnatre sa providence dans lesaffaires humaines, encore qu'il soit tmraire et parfois incongru de l'y suivre de trop prs. Car, tantuniverselle, elle se trouve dans toutes sortes de rencontres, sublimes assurment pour la conduite que Dieu ytient, mais obscnes ou ridicules pour la part que les hommes y prennent, et qui est le seul endroit par o elles

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    nous apparaissent. Aussi, ne fautil pas crier, la faon des capucins et des bonnes femmes, qu'on voit Dieu tous les chats qu'on fouette. Louons le Seigneur; prionsle de m'clairer dans les enseignements que jedonnerai cet enfant, et, pour le reste, remettonsnousen sa sainte volont, sans chercher la comprendrepar le menu.

    Puis, soulevant son gobelet, il but un grand coup de vin.

    Ce vin, ditil, porte dans l'conomie du corps humain une chaleur douce et salutaire. C'est une liqueurdigne d'tre chante Tos et au Temple, par les princes des potes bachiques, Anacron et Chaulieu. J'enveux frotter les lvres de mon jeune disciple.

    Il me mit le gobelet sous le menton et s'cria:

    Abeilles de l'Acadmie, venez, venez vous poser en harmonieux essaims sur la bouche, dsormais sacreaux Muses, de Jacobus Tournebroche.

    Oh! monsieur l'abb, dit ma mre, il est vrai que le vin attire les abeilles, surtout quand il est doux. Mais ilne faut pas souhaiter que ces mchantes mouches se posent sur les lvres de mon Jacquot, car leur piqre estcruelle. Un jour que je mordais dans une pche, je fus pique la langue par une abeille et je souffris lestourments de l'enfer. Je ne fus soulage que par un peu de terre, mle de salive, que frre Ange me mt dansla bouche, en rcitant l'oraison de saint Cme.

    L'abb lui fit entendre qu'il parlait d'abeilles au sens allgorique. Et mon pre dit sur un ton de reproche:

    Barbe, vous tes une sainte et digne femme, mais j'ai maintes fois remarqu que vous aviez un fcheuxpenchant vous jeter tourdiment dans les entretiens srieux comme un chien dans un jeu de quilles.

    Il se peut, rpondit ma mre. Mais si vous aviez mieux suivi mes conseils, Lonard, vous vous en seriezbien trouv. Je puis ne pas connatre toutes les espces d'abeilles, mais je m'entends au gouvernement de la

    maison et aux convenances que doit garder dans ses moeurs un homme d'ge, pre de famille etportebannire de sa confrrie.

    Mon pre se gratta l'oreille et versa du vin l'abb qui dit en soupirant:

    Certes, le savoir n'est pas de nos jours honor dans le royaume de France comme il l'tait chez le peupleromain, pourtant dgnr de sa vertu premire, au temps o la rhtorique porta Eugne l'Empire. Il n'est pasrare de voir en notre sicle un habile homme dans un grenier sans feu ni chandelle. Exemplum ut talpa. J'ensuis un exemple.

    Il nous fit alors un rcit de sa vie, que je rapporterai tel qu'il sortit de sa bouche, cela prs qu'il s'y trouvait

    des endroits que la faiblesse de mon ge m'empcha de bien entendre, et, par suite, de garder dans mammoire. J'ai cru pouvoir les rtablir d'aprs les confidences qu'il me fit plus tard quand il m'accordal'honneur de son amiti.

    Tel que vous me voyez, ditil, ou pour mieux dire, tout autre que vous ne me voyez, jeune, svelte, l'oeil vifet les cheveux noirs, j'ai enseign les arts libraux au collge de Beauvais, sous MM. Dugu, Gurin, Coffin etBaffier. J'avais reu les ordres et je pensais me faire un grand renom dans les lettres. Mais une femmerenversa mes esprances. Elle se nommait Nicole Pigoreau et tenait une boutique de librairie la Bible d'or,sur la place, devant le collge. J'y frquentais, feuilletant sans cesse les livres qu'elle recevait de Hollande, etaussi ces ditions bipontiques, illustres de notes, gloses et commentaires trs savants. J'tais aimable,madame Pigoreau s'en aperut pour mon malheur. Elle avait t jolie et savait plaire encore. Ses yeux

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    parlaient. Un jour, les Cicron et les TiteLive, les Platon et les Aristote, Thucydide, Polybe et Varron,pictte, Snque, Boce et Cassiodore, Homre, Eschyle, Sophocle, Euripide, Plaute et Trence, Diodore deSicile et Denys d'Halicarnasse, saint Jean Chrysostme et saint Basile, saint Jrme et saint Augustin, Erasme,Saumaise, Turnbe et Scaliger, saint Thomasd'Aquin, SaintBonaventure, Bossuet tranant Ferri sa suite,Lenain, Godefroy, Mzeray, Mainbourg, Fabricius, le pre Lelong et le pre Pitou, tous les potes, tous lesorateurs, tous les historiens, tous les pres, tous les docteurs, tous les thologiens, tous les humanistes, tous les

    compilateurs, assembls du haut en bas des murs, furent tmoins de nos baisers.

    Je n'ai pu vous rsister, me ditelle, n'en prenez pas une mauvaise opinion de moi.

    Elle m'exprimait son amour avec des transports inconcevables. Une fois, elle me fit essayer un rabat et desmanchettes de dentelle, et trouvant qu'ils m'allaient ravir, elle me pressa de les garder. Je n'en voulus rienfaire. Mais comme elle s'irritait de mes refus, o elle voyait une offense l'amour, je consentis prendre cequ'elle m'offrait, de peur de la fcher.

    Ma bonne fortune dura jusqu'au temps o je fus remplac par un officier. J'en conus un violent dpit, et dansl'ardeur de me venger, je fis savoir aux rgents du collge que je n'allais plus la Bible d'or, de peur d'y voirdes spectacles propres offenser la modestie d'un jeune ecclsiastique. A vrai dire, je n'eus pas me fliciterde cet artifice. Car madame Pigoreau, apprenant comme j'en usais son gard, publia que je lui avais vol desmanchettes et un rabat de dentelle. Ses fausses plaintes allrent aux oreilles des rgents qui firent fouiller moncoffre et y trouvrent la parure, qui tait d'un assez grand prix. Ils me chassrent, et c'est ainsi que j'prouvai, l'exemple d'Hippolyte et de Bellrophon, la ruse et la mchancet des femmes. Me trouvant dans la rue avecmes hardes et mes cahiers d'loquence, j'tais en grand risque d'y mourir de faim, lorsque, laissant le petitcollet, je me recommandai un seigneur huguenot, qui me prit pour secrtaire et me dicta des libelles sur lareligion.

    Ah! pour cela! s'cria mon pre, c'tait mal vous, monsieur l'abb. Un honnte homme ne doit pas prterla main ces abominations. Et, pour ma part, bien qu'ignorant et de condition mcanique, je ne puis sentir lavache Colas.

    Vous avez raison, mon hte, reprit l'abb. Cet endroit est le plus mauvais de ma vie. C'est celui qui medonne le plus de repentir. Mais mon homme tait calviniste. Il ne m'employait qu' crire contre les luthrienset les sociniens, qu'il ne pouvait souffrir, et je vous assure qu'il m'obligea traiter ces hrtiques plusdurement qu'on ne le fit jamais en Sorbonne.

    Amen, dit mon pre. Les agneaux paissent en paix, tandis que les loups se dvorent entre eux.

    L'abb poursuivit son rcit:

    Au reste, ditil, je ne demeurai pas longtemps chez ce seigneur, qui faisait plus de cas des lettres d'Ulric de

    Hutten que des harangues de Dmosthne et chez qui on ne buvait que de l'eau. Je fis ensuite divers mtiersdont aucun ne me russit. Je fus successivement colporteur, comdien, moine, laquais. Puis, reprenant le petitcollet, je devins secrtaire de l'vque de Sez et je rdigeai le catalogue des manuscrits prcieux renfermsdans sa bibliothque. Ce catalogue forme deux volumes infolio, qu'il plaa dans sa galerie, relis enmaroquin rouge, ses armes, et dors sur tranches. J'ose dire que c'est un bon ouvrage.

    Il n'aurait tenu qu' moi de vieillir dans l'tude et la paix auprs de monseigneur. Mais j'aimais la chambrirede madame la baillive. Ne m'en blmez pas avec trop de svrit. Brune, grasse, vive, frache, saint Pacmeluimme l'et aime. Un jour, elle prit le coche pour aller chercher fortune Paris. Je l'y suivis. Mais je n'yfis point mes affaires aussi bien qu'elle fit les siennes. J'entrai, sur sa recommandation, au service de madamede SaintErnest, danseuse de l'Opra, qui, connaissant mes talents, me chargea d'crire, sous sa dicte, un

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    libelle contre mademoiselle Davilliers, de qui elle avait se plaindre. Je fus un assez bon secrtaire, et mritaibien les cinquante cus qui m'avaient t promis. Le livre fut imprim Amsterdam, chez MarcMichel Rey,avec un frontispice allgorique, et mademoiselle Davilliers reut le premier exemplaire au moment o elleentrait en scne pour chanter le grand air d'rmide. La colre rendit sa voix rauque et tremblante. Elle chantafaux et fut siffle. Son rle fini, elle courut avec sa poudre et ses paniers chez l'intendant des me*nus, quin'avait rien lui refuser. Elle se jeta tout en larmes ses pieds et cria vengeance. On sut bientt que le coup

    partait de madame de SaintErnest.

    Interroge, presse, menace, elle me dnona et je fus mis la Bastille, o je restai quatre ans. J'y trouvaiquelque consolation lire Boce et Cassiodore.

    Depuis j'ai tenu une choppe d'crivain public au cimetire des SaintsInnocents et prt aux servantesamoureuses une plume, qui devait plutt peindre les hommes illustres de Rome et commenter les crits desPres. Je gagne deux liards par lettre d'amour et c'est un mtier dont je meurs plutt que je n'en vis. Mais jen'oublie pas qu'pictte fut esclave et Pyrrhon jardinier.

    Tantt j'ai reu, par grand hasard, un cu pour une lettre anonyme. Je n'avais pas mang depuis deux jours.Aussi me suisje mis tout de suite en qute d'un traiteur. J'ai vu, de la rue, votre enseigne enlumine et le feude votre chemine, qui faisait flamber joyeusement les vitres. J'ai senti sur votre seuil une odeur dlicieuse. Jesuis entr. Mon cher hte, vous connaissez maintenant ma vie.

    Je vois qu'elle est d'un brave homme, dit mon pre, et, hors la vache Colas, il n'y a trop rien y reprendre.Votre main! Nous sommes amis. Comment vous appelezvous?

    Jrme Coignard, docteur en thologie, licenci s arts.

    Ce qu'il y a de merveilleux dans les affaires humaines, c'est l'enchanement des effets et des causes. M.Jrme Coignard avait bien raison de le dire: A considrer cette suite bizarre de coups et de contrecoups os'entrechoquent nos destines, on est oblig de reconnatre que Dieu, dans sa perfection, ne manque ni

    d'esprit ni de fantaisie, ni de force comique; qu'il excelle au contraire dans l'imbroglio comme en tout le reste,et qu'aprs avoir inspir Mose, David et les prophtes, s'il daignait inspirer M. Le Sage et les potes de lafoire, il leur dicterait les pices les plus divertissantes pour Arlequin. C'est ainsi que je devins latiniste parceque frre Ange fut pris par les sergents et mis en chartre ecclsiastique, pour avoir assomm un coutelier sousla tonnelle du Petit Bacchus. M. Jrme Coignard accomplit sa promesse. Il me donna ses leons, et, metrouvant docile et intelligent, il prit plaisir m'enseigner les lettres anciennes. En peu d'annes il fit de moi unassez bon latiniste.

    J'ai gard sa mmoire une reconnaissance qui ne finira qu'avec ma vie. On concevra toute l'obligation que jelui ai, quand j'aurai dit qu'il ne ngligea rien pour former mon coeur et mon me en mme temps que monesprit. Il me rcitait les Maximes d'Epictte, les Homlies de saint Basile et les Consolations de Boce. Il

    m'exposait, par de beaux extraits, la philosophie des stociens; mais il ne la faisait paratre dans sa sublimitque pour l'abattre de plus haut devant la philosophie chrtienne. Il tait subtil thologien et bon catholique. Safoi demeurait entire sur les dbris de ses plus chres illusions et de ses plus lgitimes esprances. Sesfaiblesses, ses erreurs, ses fautes, qu'il n'essayait ni de dissimuler ni de colorer, n'avaient point branl saconfiance en la bont divine. Et, pour le bien connatre, il faut savoir qu'il gardait le soin de son salut terneldans les occasions o il devait, en apparence, s'en soucier le moins. Il m'inculqua les principes d'une pitclaire. Il s'efforait aussi de m'attacher la vertu et de me la rendre, pour ainsi dire, domestique et familirepar des exemples tirs de la vie de Znon.

    Pour m'instruire des dangers du vice, il puisait ses arguments dans une source plus voisine, me confiant que,pour avoir trop aim le vin et les femmes, il avait perdu l'honneur de monter dans une chaire de collge, en

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    robe longue et en bonnet carr.

    A ces rares mrites il joignait la constance et l'assiduit, et il donnait ses leons avec une exactitude qu'onn'et pas attendue d'un homme livr comme lui tous les caprices d'une vie errante et sans cesse emport dansles agitations d'une fortune moins doctorale que picaresque. Ce zle tait l'effet de sa bont et aussi du gotqu'il avait pour cette bonne rue SaintJacques, o il trouvait satisfaire tout ensemble les apptits de son

    corps et ceux de son esprit. Aprs m'avoir donn quelque profitable leon en prenant un repas succulent, ilfaisait un tour au Petit Bacchus et l'Image SainteCatherine, trouvant runis ainsi dans un petit espace deterre, qui tait son paradis, du vin frais et des livres.

    Il tait devenu l'hte assidu de M. Blaizot, le libraire, qui lui faisait bon accueil, bien qu'il feuillett tous leslivres sans faire emplette d'aucun. Et c'tait un merveilleux spectacle de voir mon bon matre, au fond de laboutique, le nez enfoui dans quelque petit livre frachement venu de Hollande et relevant la tte pour disserterselon l'occurrence, avec la mme science abondante et riante, soit des plans de monarchie universelle attribusau feu roi, soit des aventures galantes d'un financier et d'une fille de thtre. M. Blaizot ne se lassait pas del'couter. Ce M. Blaizot tait un petit vieillard sec et propre, en habit et culotte puce et bas de laine gris. Jel'admirais beaucoup et je n'imaginais rien de plus beau au monde que de vendre comme lui des livres, l'Image SainteCatherine.

    Un souvenir contribuait revtir pour moi la boutique de M. Blaizot d'un charme mystrieux. C'est l qu'unjour, tant trs jeune, j'avais vu pour la premire fois une femme nue. Je la vois encore. C'tait l've d'uneBible en estampes. Elle avait un gros ventre et les jambes un peu courtes, et elle s'entretenait avec le serpentdans un paysage hollandais. Le possesseur de cette estampe m'inspira ds lors une considration qui se soutintpar la suite, quand je pris, grce M. Coignard, le got des livres.

    A seize ans, je savais assez de latin et un peu de grec. Mon bon matre dit mon pre:

    Ne pensezvous point, mon hte, qu'il est indcent de laisser un jeune cicronien en habit de marmiton?

    Je n'y avais pas song, rpondit mon pre.

    Il est vrai, dit ma mre, qu'il conviendrait de donner notre fils une veste de basin. Il est agrable de sapersonne, de bonnes manires et bien instruit. Il fera honneur ses habits.

    Mon pre demeura pensif un moment, puis il demanda s'il serait bien sant un rtisseur de porter une vestede basin. Mais l'abb Coignard lui reprsenta que, nourrisson des Muses, je ne deviendrais jamais rtisseur, etque les temps taient proches o je porterais le petit collet.

    Mon pre soupira en songeant que je ne serais point, aprs lui, portebannire de la confrrie des rtisseursparisiens. Et ma mre devint toute ruisselante de joie et d'orgueil l'ide que son fils serait d'glise.

    Le premier effet de ma veste de basin fut de me donner de l'assurance et de m'encourager prendre desfemmes une ide plus complte que celle que m'avait donne jadis l've de M. Blaizot. Je songeaisraisonnablement pour cela Jeannette la vielleuse et Catherine la dentellire, que je voyais passer vingt foisle jour devant la rtisserie, montrant quand il pleuvait une fine cheville et un petit pied dont la pointe sautillaitd'un pav l'autre. Jeannette tait moins jolie que Catherine. Elle tait aussi moins jeune et moins brave en seshabits. Elle venait de Savoie et se coiffait en marmotte, avec un mouchoir carreaux qui lui cachait lescheveux. Mais elle avait le mrite de ne point faire de faons et d'entendre ce qu'on voulait d'elle avant qu'onet parl. Ce caractre tait extrmement convenable ma timidit. Un soir, sous le porche deSaintBenotleBtourn, qui est garni de bancs de pierre, elle m'apprit ce que je ne savais pas encore etqu'elle savait depuis longtemps. Mais je ne lui en fus pas aussi reconnaissant que j'aurais d, et je ne songeais

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    qu' porter d'autres plus jolies la science qu'elle m'avait inculque. Je dois dire, pour excuser moningratitude, que Jeannette la vielleuse n'attachait pas ces leons plus de prix que je n'y donnais moimme,et qu'elle les prodiguait tous les polissons du quartier.

    Catherine tait plus rserve dans ses faons; elle me faisait grand'peur et je n'osais pas lui dire combien je latrouvais jolie. Ce qui redoublait mon embarras, c'est qu'elle se moquait sans cesse de moi et ne perdait pas une

    occasion de me taquiner. Elle me plaisantait de ce que je n'avais pas de poil au menton. Cela me faisait rougiret j'aurais voulu tre sous terre. J'affectais en la voyant un air sombre et chagrin. Je feignais de la mpriser.Mais elle tait bien trop jolie pour que ce mpris ft vritable.

    Cette nuitl, nuit de l'piphanie et dixneuvime anniversaire de ma naissance, tandis que le ciel versaitavec la neige fondue une froide humeur dont on tait pntr jusqu'aux os et qu'un vent glacial faisait grincerl'enseigne de la Reine Pdauque, un feu clair, parfum de graisse d'oie, brillait dans la rtisserie et la soupirefumait sur la nappe blanche, autour de laquelle M. Jrme Coignard, mon pre et moi, tions assis. Ma mre,selon sa coutume, se tenait debout derrire le matre du logis, prte le servir. Il avait dj rempli l'cuelle del'abb, quand, la porte s'tant ouverte, nous vmes frre Ange trs ple, le nez rouge et la barbe ruisselante.Mon pre en leva de surprise sa cuiller pot jusqu'aux poutres enfumes du plancher.

    La surprise de mon pre s'expliquait aisment. Frre Ange, qui, une premire fois, avait disparu pendant sixmois aprs l'assommade du coutelier boiteux, tait demeur cette fois deux ans entiers sans donner de sesnouvelles. Il s'en tait all au printemps avec un ne charg de reliques, et le pis est qu'il avait emmenCatherine habille en bguine. On ne savait ce qu'ils taient devenus, mais il y avait vent au Petit Bacchus quele petit frre et la petite soeur avaient eu des dmls avec l'official entre Tours et Orlans. Sans compterqu'un vicaire de SaintBenot criait comme un diable que ce pendard de capucin lui avait vol son ne.

    Quoi, s'cria mon pre, ce coquin n'est pas dans un cul de bassefosse? Il n'y a plus de justice dans leroyaume.

    Mais frre Ange disait le Bndicitet faisait le signe de la croix sur la soupire.

    Hol! reprit mon pre, trve de grimaces, beau moine! Et confessez que vous passtes en prison d'glise tout le moins une des deux annes durant lesquelles on ne vit point dans la paroisse votre face de Belzbuth.La rue SaintJacques en tait plus honnte, et le quartier plus respectable. Ardez le bel Olibrius qui mne auxchamps l'ne d'autrui et la fille tout le monde.

    Peuttre, rpondit frre Ange, les yeux baisss et les mains dans ses manches, peuttre, matre Lonard,voulezvous parler de Catherine, que j'eus le bonheur de convertir et de tourner une meilleure vie, tant et sibien qu'elle souhaita ardemment de me suivre avec les reliques que je portais et de faire avec moi de beauxplerinages, notamment la Vierge noire de Chartres? J'y consentis la condition qu'elle prt un habitecclsiastique. Ce qu'elle fit sans murmurer.

    Taisezvous! rpondit mon pre, vous tes un dbauch. Vous n'avez point le respect de votre habit.Retournez d'o vous venez et allez voir, s'il vous plat, dans la rue si la reine Pdauque a des engelures.

    Mais ma mre fit signe au frre de s'asseoir sous le manteau de la chemine, ce qu'il fit tout doucement.

    Il faut beaucoup pardonner aux capucins, dit l'abb, car ils pchent sans malice.

    Mon pre pria M. Coignard de ne plus parler de cette engeance, dont le seul nom lui chauffait les oreilles.

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    Matre Lonard, dit l'abb, la philosophie induit l'me la clmence. Pour ma part, j'absous volontiers lesfripons, les coquins et tous les misrables. Et mme je ne garde pas rancune aux gens de bien, quoiqu'il y aitbeaucoup d'insolence dans leur cas. Et si, comme moi, matre Lonard, vous aviez frquent les personnesrespectables, vous sauriez qu'elles ne valent pas mieux que les autres et qu'elles sont d'un commerce souventmoins agrable. Je me suis assis la troisime table de M. l'vque de Sez, et deux serviteurs, vtus de noir,s'y tenaient mon ct: la Contrainte et l'Ennui.

    Il faut convenir, dit ma mre, que les valets de monseigneur portaient des noms fcheux. Que ne lesnommaitil Champagne, l'Olive ou Frontin, selon l'usage!

    L'abb reprit:

    Il est vrai que certaines personnes s'arrangent aisment des incommodits qu'on prouve vivre parmi lesgrands. Il y avait la deuxime table de M. l'vque de Sez un chanoine fort poli, qui demeura jusqu' sondernier moment sur le pied crmonieux. Apprenant qu'il tait au plus mal, monseigneur l'alla voir dans sachambre et le trouva toute extrmit: Hlas! dit le chanoine, je demande pardon Votre Grandeur d'treoblig de mourir devant Elle. Faites, faites! ne vous gnez point, rpondit monseigneur avec bont.

    A ce moment, ma mre apporta le rti et le posa sur la table avec un geste empreint de gravit domestiquedont mon pre fut mu, car il s'cria brusquement et la bouche pleine:

    Barbe, vous tes une sainte et digne femme.

    Madame, dit mon bon matre, est en effet comparable aux femmes fortes de l'criture. C'est une pouseselon Dieu.

    Dieu merci! dit ma mre, je n'ai jamais trahi la fidlit que j'ai jure Lonard Mntrier, mon mari, et jecompte bien, maintenant que le plus difficile est fait, n'y point manquer jusqu' l'heure de la mort. Je voudraisqu'il me gardt sa foi comme je lui garde la mienne.

    Madame, j'avais vu, du premier coup d'oeil, que vous tiez une honnte femme, repartit l'abb, car j'airessenti prs de vous une quitude qui tenait plus du ciel que de la terre.

    Ma mre, qui tait simple, mais point sotte, entendit fort bien ce qu'il voulait dire et lui rpliqua que, s'il l'avaitconnue vingt ans en , il l'aurait trouve toute autre qu'elle n'tait devenue dans cette rtisserie, o sa bonnemine s'en tait alle au feu des broches et la fume des cuelles. Et, comme elle tait pique, elle conta quele boulanger d'Auneau la trouvait assez son got pour lui offrir des gteaux chaque fois qu'elle passaitdevant son four. Elle ajouta vivement qu'au reste, il n'est fille ou femme si laide qui ne puisse mal faire quandl'envie lui en prend.

    Cette bonne femme a raison, dit mon pre. Je me rappelle qu'tant apprenti dans la rtisserie de l'OieRoyale, proche la porte SaintDenis, mon patron, qui tait en ce tempsl portebannire de la confrrie,comme je le suis aujourd'hui, me dit: Je ne serai jamais cocu, ma femme est trop laide. Cette parole medonna l'ide de faire ce qu'il croyait impossible. J'y russis, ds le premier essai, un matin qu'il tait laValle. Il disait vrai: sa femme tait bien laide; mais elle avait de l'esprit et elle tait reconnaissante.

    A cette anecdote, ma mre se fcha tout de bon, disant que ce n'taient point l des propos qu'un pre defamille dt tenir sa femme et son fils, s'il voulait garder leur estime.

    M. Jrme Coignard, la voyant toute rouge de colre, dtourna la conversation avec une adroite bont.Interpellant de faon soudaine le frre Ange qui, les mains dans ses manches, se tenait humblement au coin du

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    feu:

    Petit frre, lui ditil, quelles reliques portiezvous sur l'ne du second vicaire, en compagnie de soeurCatherine? N'taitce point votre culotte que vous donniez baiser aux dvotes, sur l'exemple d'un certaincorelier dont Henry Estienne a cont l'aventure?

    Ah! monsieur l'abb, rpondit frre Ange de l'air d'un martyr qui souffre pour la vrit, ce n'tait point maculotte, mais un pied de saint Eustache.

    Je l'eusse jur, si ce n'tait pch, s'cria l'abb en agitant un pilon de volaille. Ces capucins vous dnichentdes saints que les bons auteurs, qui ont trait de l'histoire ecclsiastique, ignorent. Ni Tillemont, ni Fleury neparlent de ce saint Eustache, qui l'on eut bien tort de ddier une glise de Paris, quand il est tant de saintsreconnus par les crivains dignes de foi, qui attendent encore un tel honneur. La vie de cet Eustache est untissu de fables ridicules. Il en est de mme de celle de sainte Catherine, qui n'a jamais exist que dansl'imagination de quelque mchant moine byzantin. Je ne la veux pourtant pas trop attaquer parce qu'elle est lapatronne des crivains et qu'elle sert d'enseigne la boutique du bon M. Blaizot, qui est le lieu le plusdlectable du monde.

    J'avais aussi, reprit tranquillement le petit frre, une cte de sainte Marie l'gyptienne.

    Ah! ah! pour cellel, s'cria l'abb en jetant son os par la chambre, je la tiens pour trs sainte, car elledonna dans sa vie un bel exemple d'humilit.

    Vous savez, madame, ajoutatil en tirant ma mre par la manche, que sainte Marie l'gyptienne, se rendanten plerinage au tombeau de Notre Seigneur, fut arrte par une rivire profonde, et que, n'ayant pas un denierpour passer le bac, elle offrit son corps en paiement aux bateliers. Qu'en ditesvous, ma bonne dame?

    Ma mre demanda d'abord si l'histoire tait bien vraie. Quand on lui donna l'assurance qu'elle tait imprimedans les livres et peinte sur une fentre de l'glise de la Jussienne, elle la tint pour vritable.

    Je pense, ditelle, qu'il faut tre aussi sainte qu'elle pour en faire autant sans pcher. Aussi, ne m'yrisqueraisje point.

    Pour moi, dit l'abb, d'accord avec les docteurs les plus subtils, j'approuve la conduite de cette sainte. Elleest une leon aux honntes femmes, qui s'obstinent avec trop de superbe dans leur altire vertu. Il y a quelquesensualisme, si l'on y songe, donner trop de prix la chair et garder avec un soin excessif ce qu'on doitmpriser. On voit des matrones qui croient avoir en elles un trsor garder et qui exagrent visiblementl'intrt que portent leur personne Dieu et les anges. Elles se croient une faon de SaintSacrement naturel.Sainte Marie l'gyptienne en jugeait mieux. Bien que jolie et faite ravir, elle estima qu'il y aurait trop desuperbe s'arrter dans son saint plerinage pour une chose indiffrente en soi et qui n'est qu'un endroit

    mortifier, loin d'tre un joyau prcieux. Elle le mortifia, madame, et elle entra de la sorte, par une admirablehumilit, dans la voie de la pnitence o elle accomplit des travaux merveilleux.

    Monsieur l'abb, dit ma mre, je ne vous entends point. Vous tes trop savant pour moi.

    Cette grande sainte, dit frre Ange, est peinte au naturel dans la chapelle de mon couvent, et tout son corpsest couvert, par la grce de Dieu, de poils longs et pais. On en a tir des portraits dont je vous apporterai untout bni, ma bonne dame.

    Ma mre attendrie lui passa la soupire sur le dos du matre. Et le bon frre, assis dans la cendre, se trempa labarbe en silence dans le bouillon aromatique.

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    C'est le moment, dit mon pre, de dboucher une de ces bouteilles, que je tiens en rserve pour les grandesftes, qui sont la Nol, les Rois et la SaintLaurent. Rien n'est plus agrable que de boire du bon vin, quand onest tranquille chez soi, et l'abri des importuns.

    A peine avaitil prononc ces paroles, que la porte s'ouvrit et qu'un grand homme noir aborda la rtisserie,dans une rafale de neige et de vent.

    Une Salamandre! une Salamandre! s'criaitil.

    Et, sans prendre garde personne, il se pencha sur le foyer dont il fouilla les tisons du bout de sa canne, augrand dommage de frre Ange, qui, avalant des cendres et des charbons avec son potage, toussait rendrel'me. Et l'homme noir remuait encore le feu, en criant: Une Salamandre!... Je vois une Salamandre", tandisque la flamme agite faisait trembler au plafond son ombre en forme de grand oiseau de proie.

    Mon pre tait surpris et mme choqu des faons de ce visiteur. Mais il savait se contraindre. Il se leva donc,sa serviette sous le bras, et, s'tant approch de la chemine, il se courba vers l'tre, les deux poings sur lescuisses.

    Quand il eut suffisamment considr son foyer boulevers et frre Ange couvert de cendres:

    Que Votre Seigneurie m'excuse, ditil, je ne vois ici qu'un mchant moine et point de Salamandre.

    Au demeurant, j'en ai peu de regret, ajouta mon pre. Car, ce que j'ai ou dire, c'est une vilaine bte, velueet cornue, avec de grandes griffes.

    Quelle erreur! rpondit l'homme noir, les Salamandres ressemblent des femmes, ou, pour mieux dire, des Nymphes, et elles sont parfaitement belles. Mais je suis bien simple de vous demander si vous apercevezcelleci. Il faut tre philosophe pour voir une Salamandre, et je ne pense pas qu'il y ait des philosophes danscette cuisine.

    Vous pourriez vous tromper, monsieur, dit l'abb Coignard. Je suis docteur en thologie, matre s arts; j'aiassez tudi les moralistes grecs et latins, dont les maximes ont fortifi mon me dans les vicissitudes de mavie, et j'ai particulirement appliqu Boce, comme un topique, aux maux de l'existence. Et voici prs de moiJacobus Tournebroche, mon lve, qui sait par coeur les sentences de Publius Syrus.

    L'inconnu tourna vers l'abb des yeux jaunes, qui brillaient trangement sur un nez en bec d'aigle, et s'excusa,avec plus de politesse que sa mine farouche n'en annonait, de n'avoir pas tout de suite reconnu une personnede mrite.

    Il est extrmement probable, ajoutatil, que cette Salamandre est venue pour vous ou pour votre lve. Je

    l'ai vue trs distinctement de la rue en passant devant cette rtisserie. Elle serait plus apparente si le feu taitplus vif. C'est pourquoi il faut tisonner vivement ds qu'on croit qu'une Salamandre est dans la chemine.

    Au premier mouvement que l'inconnu fit pour remuer de nouveau les cendres, frre Ange, inquiet, couvrit lasoupire d'un pan de sa robe et ferma les yeux.

    Monsieur, poursuivit l'homme la Salamandre, souffrez que votre jeune lve approche du foyer et dise s'ilne voit pas quelque ressemblance d'une femme audessus des flammes.

    En ce moment, la fume qui montait sous la hotte de la chemine se recourbait avec une grce particulire etformait des rondeurs qui pouvaient simuler des reins bien cambrs, la condition qu'on y et l'esprit

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    extrmement tendu. Je ne mentis donc pas tout fait en disant que, peuttre, je voyais quelque chose.

    A peine avaisje fait cette rponse que l'inconnu, levant son bras dmesur, me frappa du poing l'paule sirudement que je pensai en avoir la clavicule brise.

    Mon enfant, me ditil aussitt, d'une voix trs douce, en me regardant d'un air de bienveillance, j'ai d faire

    sur vous cette forte impression, afin que vous n'oubliiez jamais que vous avez vu une Salamandre. C'est signeque vous tes destin devenir un savant et, peuttre, un mage. Aussi bien votre figure me faisaitelleaugurer favorablement de votre intelligence.

    Monsieur, dit ma mre, il apprend tout ce qu'il veut, et il sera abb s'il plat Dieu.

    M. Jrme Coignard ajouta que j'avais tir quelque profit de ses leons et mon pre demanda l'tranger si saSeigneurie ne voulait pas manger un morceau.

    Je n'en ai nul besoin, dit l'homme, et il m'est facile de passer un an et plus sans prendre aucune nourriture,hors un certain lixir dont la composition n'est connue que des philosophes. Cette facult ne m'est pointparticulire; elle est commune tous les sages, et l'on sait que l'illustre Cardan s'abstint de tout alimentpendant plusieurs annes, sans tre incommod. Au contraire, son esprit acquit pendant ce temps une vivacitsingulire. Toutefois, ajouta le philosophe, je mangerai de ce que vous m'offrirez, seule fin de vouscomplaire.

    Et il s'assit sans faon notre table. Dans le mme moment, frre Ange poussa sans bruit un escabeau entrema chaise et celle de mon matre et s'y coula point pour recevoir sa part du pt de perdreaux que ma mrevenait de servir.

    Le philosophe ayant rejet son manteau sur le dossier de sa chaise, nous vmes qu'il avait des boutons dediamant son habit. Il demeurait songeur. L'ombre de son nez descendait sur sa bouche, et ses joues creusesrentraient dans ses mchoires. Son humeur sombre gagnait la compagnie. Mon bon matre luimme buvait

    en silence. On n'entendait plus que le bruit que faisait le petit frre en mchant son pt.

    Tout coup, le philosophe dit:

    Plus j'y songe et plus je me persuade que cette Salamandre est venue pour ce jeune garon.

    Et il me dsigna de la pointe de son couteau.

    Monsieur, lui disje, si les Salamandres sont vraiment telles que vous le dites, c'est bien de l'honneur quecelleci me fait, et je lui ai beaucoup d'obligation. Mais, vrai dire, je l'ai plutt devine que vue, et cettepremire rencontre a veill ma curiosit sans la satisfaire.

    Faute de parler son aise, mon bon matre touffait.

    Monsieur, ditil tout coup au philosophe, avec un grand clat: J'ai cinquante et un ans, je suis licenci sarts et docteur en thologie; j'ai lu tous les auteurs grecs et latins qui n'ont point pri par l'injure du temps ou lamalice de l'homme, et je n'y ai point vu de Salamandre, d'o je conclus raisonnablement qu'il n'en existe point.

    Pardonnezmoi, dit frre Ange demi touff de perdreau et d'pouvant. Pardonnezmoi. Il existemalheureusement des Salamandres, et un pre jsuite dont j'ai oubli le nom a trait de leurs apparitions. J'aivu moimme, en un lieu nomm SaintClaude, chez des villageois, une Salamandre dans une chemine, toutcontre la marmite. Elle avait une tte de chat, un corps de crapaud et une queue de poisson. J'ai jet une pote

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    d'eau bnite sur cette bte et aussitt elle s'est vanouie dans les airs avec un bruit pouvantable comme defriture et au milieu d'une fume trs acre, dont j'eus, peu s'en faut, les yeux brls. Et ce que je dis est sivritable que pendant huit jours, pour le moins, ma barbe en sentit le roussi, ce qui prouve mieux que tout lereste la nature maligne de cette bte.

    Vous vous moquez de nous, petit frre, dit l'abb, votre crapaud tte de chat n'est pas plus vritable que la

    Nymphe de monsieur que voici. Et, de plus, c'est une invention dgotante.

    Le philosophe se mit rire.

    Le frre Ange, ditil, n'a pu voir la Salamandre des sages. Quand les Nymphes du feu rencontrent descapucins, elles leur tournent le dos.

    Oh! oh! dit mon pre en riant trs fort, un dos de Nymphe, c'est encore trop bon pour un capucin.

    Et, comme il tait de bonne humeur, il envoya une grosse tranche de pt au petit frre.

    Ma mre posa le rti au milieu de la table et elle en prit avantage pour demander si les Salamandres taientbonnes chrtiennes, ce dont elle doutait, n'ayant jamais ou dire que les habitants du feu louassent le Seigneur.

    Madame, rpondit l'abb, plusieurs thologiens de la Compagnie de Jsus ont reconnu l'existence d'unpeuple d'incubes et de succubes, qui ne sont point proprement des dmons, puisqu'ils ne se laissent pas mettreen droute par une aspersion d'eau bnite et qui n'appartiennent pas l'glise triomphante, car des espritsglorieux n'eussent point, comme il s'est vu Prouse, tent de sduire la femme d'un boulanger. Mais, si vousvoulez mon avis, ce sont l plutt les sales imaginations d'un cafard que les vues d'un docteur. Il faut har cesdiableries ridicules et dplorer que des fils de l'Eglise, ns dans la lumire, se fassent du monde et de Dieu uneide moins sublime que celle qu'en formrent un Platon ou un Cicron, dans les tnbres du paganisme. Dieu,

    j'ose le dire, est moins absent du Songe de Scipion que de ces noirs traits de dmonologie dont les auteurs sedisent chrtiens et catholiques.

    Monsieur l'abb, prenezy garde, dit le philosophe. Votre Cicron parlait avec abondance et facilit, maisc'tait un esprit banal, et il n'tait pas beaucoup avanc dans les sciences sacres. Avezvous jamais ou parlerd'Herms Trismgiste et de la Table d'meraude?

    Monsieur, dit l'abb, j'ai trouv un trs vieux manuscrit de la Table d'meraude dans la bibliothque de M.l'vque de Sez, et je l'aurais dchiffr un jour ou l'autre sans la chambrire de madame la baillive qui s'en fut Paris chercher fortune et me fit monter dans le coche avec elle. Il n'y eut point l de sorcellerie, monsieur lephilosophe, et je n'obis qu' des charmes naturels:

    Non facit hoc verbis; facie tenerisque lacertis

    Devovet et flavis nostra puella comis.

    C'est une nouvelle preuve, dit le philosophe, que les femmes sont grandes ennemies de la science. Aussi lesage doitil se garder de tous rapports avec elles.

    Mme en lgitime mariage? demanda mon pre.

    Surtout en lgitime mariage, rpondit le philosophe.

    Hlas! demanda encore mon pre, que restetil donc vos pauvres sages, quand ils sont d'humeur rireun peu?

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    Le philosophe dit:

    Il leur reste les Salamandres.

    A ces mots, frre Ange leva de dessus son assiette un nez pouvant.

    Ne parlez pas ainsi, mon bon monsieur, murmuratil; au nom de tous les saints de mon ordre, ne parlezpas ainsi! Et ne perdez point de vue que la Salamandre n'est autre que le diable, qui revt, comme on sait, lesformes les plus diverses, tantt agrables, quand il parvient dguiser sa laideur naturelle, tantt hideuses, s'illaisse voir sa vraie constitution.

    Prenez garde votre tour, frre Ange, rpondit le philosophe; et puisque vous craignez le diable, ne lefchez pas trop et ne l'excitez pas contre vous par des propos inconsidrs. Vous savez que le vieil Adversaire,que le grand Contradicteur garde, dans le monde spirituel, une telle puissance, que Dieu mme compte aveclui. Je dirai plus: Dieu, qui le craignait, en a fait son homme d'affaires. Mfiezvous, petit frre; ilss'entendent.

    En coutant ce discours, le pauvre capucin crut our et voir le diable en personne, qui l'inconnu ressemblaitprcisment par ses yeux de feu, son nez crochu, son teint noir et toute sa longue et maigre personne. Sonme, dj tonne, acheva de s'abmer dans une sainte terreur. Sentant sur lui la griffe du Malin, il se mit trembler de tous ses membres, coula dans sa poche ce qu'il put ramasser de bons morceaux, se leva toutdoucement et gagna la porte reculons, en marmonnant des exorcismes.

    Le philosophe n'y prit pas garde. Il tira de sa veste un petit livre couvert de parchemin racorni, qu'il tendit toutouvert mon bon matre et moi. C'tait un vieux texte grec, plein d'abrviations et de ligatures, et qui me fittout d'abord l'effet d'un grimoire. Mais M. l'abb Goignard ayant chauss ses besicles et plac le livre labonne distance, commena de lire aisment ces caractres, plus semblables des pelotons de fil demidvids par un chat, qu'aux simples et tranquilles lettres de mon saint JeanChrysostme o j'apprenais lalangue de Platon et de l'vangile. Quand il eut termin sa lecture:

    Monsieur, ditil, cet endroit s'entend de cette sorte: Ceux qui sont instruits parmi les gyptiens apprennentavant tout les lettres appeles pistolographiques, en second lieu l'hiratique, dont se servent leshirogrammates, et enfin l'hiroglyphique.

    Puis, tirant ses besicles et les secouant d'un air de triomphe:

    Ah! ah! monsieur le philosophe, ajoutatil, on ne me prend pas sans vert. Ceci est tir du cinquime livredes Stromates, dont l'auteur, Clment d'Alexandrie, n'est point inscrit au martyrologe, pour diverses raisonsque S. S. Benot XI a savamment dduites, et dont la principale est que ce Pre errait souvent en matire defoi. Cette exclusion doit lui tre mdiocrement sensible, si l'on considre quel loignement philosophique,

    durant sa vie, lui inspirait le martyre. Il y prfrait l'exil et avait soin d'pargner un crime ses perscuteurs,car c'tait un fort honnte homme. Il crivait avec lgance; son gnie tait vif, ses moeurs taient pures, etmme austres. Il avait un got excessif pour les allgories et pour la laitue.

    Le philosophe tendit le bras, qui, s'allongeant d'une manire prodigieuse, autant du moins qu'il me parut,traversa toute la table pour reprendre le livre des mains de mon savant matre.

    Il suffit, ditil en remettant les Stromates dans sa poche. Je vois, monsieur l'abb, que vous entendez legrec. Vous avez assez bien rendu ce passage, du moins quant au sens vulgaire et littral. Je veux faire votrefortune et celle de votre lve. Je vous emploierai tous deux traduire, dans ma maison, des textes grecs que

    j'ai reus d'gypte.

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    Et se tournant vers mon pre:

    Je pense, monsieur le rtisseur, que vous consentirez me donner votre fils pour que j'en fasse un savant etun homme de bien. S'il en cote trop votre amour paternel de me l'abandonner tout fait, j'entretiendrai demes deniers un marmiton pour le remplacer dans votre rtisserie.

    Puisque votre Seigneurie l'entend ainsi, rpondit mon pre, je ne l'empcherai point de faire du bien monfils.

    A condition, dit ma mre, que ce ne soit point aux dpens de son me. Il faut me jurer, monsieur, que voustes bon chrtien.

    Barbe, lui dit mon pre, vous tes une sainte et digne femme, mais vous m'obligez faire des excuses ceseigneur sur votre impolitesse, qui provient moins, la vrit, de votre naturel qui est bon que de votreducation nglige.

    Laissez parler cette bonne femme, dit le philosophe, et qu'elle se tranquillise, je suis un homme trsreligieux.

    Voil qui est bon! dit ma mre. Il faut adorer le saint nom de Dieu.

    J'adore tous ses noms, ma bonne dame, car il en a plusieurs. Il se nomme Adona, Tetragrammaton,Jehovah, Otheos, Athanatos et Schyros. Et il a beaucoup d'autres noms encore.

    Je n'en savais rien, dit ma mre. Mais ce que vous en dites, monsieur, ne me surprend pas; car j'ai remarquque les personnes de condition portaient beaucoup plus de noms que les gens du commun. Je suis natived'Auneau, proche la ville de Chartres, et j'tais bien petite quand le seigneur du village vint trpasser de cemonde l'autre; or je me souviens trs bien que, lorsque le hraut cria le dcs du dfunt seigneur, il lui donnaautant de noms, peu s'en faut, qu'il s'en trouve dans les litanies des saints. Je crois volontiers que Dieu a plus

    de noms que le seigneur d'Auneau, puisqu'il est d'une condition encore plus haute. Les gens instruits sont bienheureux de les savoir tous. Et, si vous avancez mon fils Jacques dans cette connaissance, je vous en aurai,monsieur, beaucoup d'obligation.

    C'est donc une affaire entendue, dit le philosophe. Et vous, monsieur l'abb, il ne vous dplaira pas sansdoute de traduire du grec; moyennant salaire, s'entend.

    Mon bon matre qui rassemblait depuis quelques moments les rares esprits de sa cervelle qui n'taient pointdj mls dsesprment aux fumes des vins, remplit son gobelet, se leva et dit:

    Monsieur le philosophe, j'accepte de grand coeur vos offres gnreuses. Vous tes un mortel magnifique; je

    m'honore, monsieur, d'tre vous. Il y a deux meubles que je tiens en haute estime, c'est le lit et la table. Latable qui, tour tour charge de doctes livres et de mets succulents, sert de support la nourriture du corps et celle de l'esprit; le lit, propice au doux repos comme au cruel amour. C'est assurment un homme divin quidonna aux fils de Deucalion le lit et la table. Si je trouve chez vous, monsieur, ces deux meubles prcieux, jepoursuivrai votre nom, comme celui de mon bienfaiteur, d'une louange immortelle et je vous clbrerai dansdes vers grecs et latins de mtres divers.

    Il dit, et but un grand coup de vin.

    Voil donc qui est bien, reprit le philosophe. Je vous attends tous deux demain matin chez moi. Voussuivrez la route de SaintGermain jusqu' la croix des Sablons. Du pied de cette croix vous compterez cent

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    pas en allant vers l'Occident et vous trouverez une petite porte verte dans un mur de jardin. Vous soulverez lemarteau qui est form d'une figure voile tenant un doigt sur la bouche. Au vieillard qui vous ouvrira cetteporte vous demanderez M. d'Astarac.

    Mon fils, me dit mon bon matre, en me tirant par la manche, rangez tout cela dans votre mmoire,mettezy croix, marteau et le reste, afin que nous puissions trouver demain cette porte fortune. Et vous,

    monsieur le Mcne...

    Mais le philosophe tait dj parti sans que personne l'et vu sortir.

    Le lendemain, nous cheminions de bonne heure, mon matre et moi, sur la route de SaintGermain. La neigequi couvrait la terre, sous la lumire rousse du ciel, rendait l'air muet et sourd. La route tait dserte. Nousmarchions dans de larges sillons de roues, entre des murs de potagers, des palissades chancelantes et desmaisons basses dont les fentres nous regardaient d'un oeil louche. Puis, ayant laiss derrire nous deux outrois masures de terre et de paille demi croules, nous vmes, au milieu d'une plaine dsole, la croix desSablons. A cinquante pas au del commenait un parc trs vaste, clos par un mur en ruines. Ce mur tait percd'une petite porte verte dont le marteau reprsentait une figure horrible, un doigt sur la bouche. Nous lareconnmes facilement pour celle que le philosophe nous avait dcrite et nous soulevmes le marteau.

    Aprs un assez long temps, un vieux valet vint nous ouvrir, et nous fit signe de le suivre travers un parcabandonn. Des statues de Nymphes, qui avaient vu la jeunesse du feu roi, cachaient sous le lierre leurtristesse et leurs blessures. Au bout de l'alle, dont les fondrires taient recouvertes de neige, s'levait unchteau de pierre et de brique, aussi morose que celui de Madrid, son voisin, et qui, coiff tout de travers d'unhaut toit d'ardoises, semblait le chteau de la Belle au Bois dormant.

    Tandis que nous suivions les pas du valet silencieux, l'abb me dit l'oreille:

    Je vous confesse, mon fils, que le logis ne rit point aux yeux. Il tmoigne de la rudesse dans laquelle lesmoeurs des Franais taient encore endurcies au temps du roi Henri IV, et il porte l'me la tristesse et mme

    la mlancolie, par l'tat d'abandon o il a t laiss malheureusement. Qu'il nous serait plus doux de gravirles coteaux enchanteurs de Tusculum, avec l'espoir d'entendre Cicron discourir de la vertu sous les pins et lestrbinthes de sa villa, chre aux philosophes. Et n'avezvous point observ, mon fils, qu'il ne se rencontre surcette route ni cabaret, ni htellerie d'aucune sorte, et qu'il faudra passer le pont et monter la cte jusqu'aurondpoint des Bergres pour boire du vin frais? Il se trouve en effet cet endroit une auberge duChevalRouge o il me souvient qu'un jour madame de SaintErnest m'emmena dner avec son singe et sonamant. Vous ne pouvez concevoir, Tournebroche, quel point la chre y est fine. Le ChevalRouge est autantrenomm pour les dners du matin qu'on y fait, que pour l'abondance des chevaux et des voitures de postequ'on y loue. Je m'en suis assur par moimme, en poursuivant dans l'curie une certaine servante qui mesemblait jolie. Mais elle ne l'tait point; on l'et mieux juge en la disant laide. Je la colorais du feu de mesdsirs, mon fils. Telle est la condition des hommes livrs euxmmes: ils errent pitoyablement. Nous

    sommes abuss par de vaines images; nous poursuivons des songes et nous embrassons des ombres; en Dieuseul est la vrit et la stabilit.

    Cependant nous montmes, la suite du vieux valet, les degrs disjoints du perron.

    Hlas! me dit l'abb dans le creux de l'oreille, je commence regretter la rtisserie de monsieur votre pre,o nous mangions de bons morceaux en expliquant Quintilien.

    Aprs avoir gravi le premier tage d'un large escalier de pierre, nous fmes introduits dans un salon, o M.d'Astarac tait occup crire prs d'un grand feu, au milieu de cercueils gyptiens, de forme humaine, quidressaient contre les murs leur gaine peinte de figures sacres et leur face d'or, aux longs yeux luisants.

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    M. d'Astarac nous invita poliment nous asseoir et dit:

    Messieurs, je vous attendais. Et puisque vous voulez bien tous deux m'accorder la faveur d'tre moi, jevous prie de considrer cette maison comme vtre. Vous y serez occups traduire des textes grecs que j'airapports d'Egypte. Je ne doute point que vous ne mettiez tout votre zle accomplir ce travail quand voussaurez qu'il se rapporte l'oeuvre que j'ai entreprise et qui est de retrouver la science perdue, par laquelle

    l'homme sera rtabli dans sa premire puissance sur les lments. Bien que je n'aie pas dessein aujourd'hui desoulever vos yeux les voiles de la nature et de vous montrer Isis dans son blouissante nudit, je vousconfierai l'objet de mes tudes, sans craindre que vous en trahissiez le mystre, car je m'assure en votreprobit, et, aussi, dans ce pouvoir que j'ai de deviner et de prvenir tout ce qu'on pourrait tenter contre moi, etde disposer, pour ma vengeance, de forces secrtes et terribles. A dfaut d'une fidlit dont je ne doute point,ma puissance, messieurs, m'assure de votre silence, et je ne risque rien me dcouvrir vous. Sachez doncque l'homme sortit des mains de Jhovah avec la science parfaite, qu'il a perdue depuis. Il tait trs puissant ettrs sage sa naissance. C'est ce qu'on voit dans les livres de Mose. Mais encore fautil les comprendre. Toutd'abord, il est clair que Jhovah n'est pas Dieu, mais qu'il est un grand Dmon, puisqu'il a cr ce monde.L'ide d'un Dieu la fois parfait et crateur n'est qu'une rverie gothique, d'une barbarie digne d'un Welche oud'un Saxon. On n'admet point, si peu qu'on ait l'esprit poli, qu'un tre parfait ajoute quoi que ce soit saperfection, ftce une noisette. Cela tombe sous le sens. Dieu n'a point d'entendement. Car, tant infini, quepourraitil bien entendre? Il ne cre point, car il ignore le temps et l'espace, conditions ncessaires touteconstruction. Mose tait trop bon philosophe pour enseigner que le monde a t cr par Dieu. Il tenaitJhovah pour ce qu'il est en ralit, c'estdire pour un puissant Dmon, et, s'il faut le nommer, pour leDmiurge.

    Or donc, quand Jhovah cra l'homme, il lui donna la connaissance du monde visible et du monde invisible.La chute d'Adam et d've, que je vous expliquerai un autre jour, ne dtruisit pas tout fait cette connaissancechez le premier homme et chez la premire femme, dont les enseignements passrent leurs enfants. Cesenseignements, d'o dpend la domination de la nature, ont t consigns dans le livre d'Enoch. Les prtresgyptiens en avaient gard la tradition, qu'ils fixrent en signes mystrieux, sur les murs des temples et dansles cercueils des morts. Mose, lev dans les sanctuaires de Memphis, fut un de leurs initis. Ses livres, au

    nombre de cinq et mme de six, renferment, comme autant d'arches prcieuses, les trsors de la sciencedivine. On y dcouvre les plus beaux secrets, si toutefois, aprs les avoir purgs des interpolations qui lesdshonorent, on ddaigne le sens littral et grossier pour ne s'attacher qu'au sens plus subtil, que j'ai pntr engrande partie, ainsi qu'il vous apparatra plus tard. Cependant, les vrits gardes, comme des vierges, dans lestemples de l'Egypte, passrent aux sages d'Alexandrie, qui les enrichirent encore et les couronnrent de toutl'or pur lgu la Grce par Pythagore et ses disciples, avec qui les puissances de l'air conversaientfamilirement. Il convient donc, messieurs, d'explorer les livres des Hbreux, les hiroglyphes des gyptienset les traits de ces Grecs qu'on nomme gnostiques, prcisment parce qu'ils eurent la connaissance. Je me suisrserv, comme il tait juste, la part la plus ardue de ce vaste travail. Je m'applique dchiffrer ceshiroglyphes, que les gyptiens inscrivaient dans les temples des dieux et sur les tombeaux des prtres. Ayantrapport d'Egypte beaucoup de ces inscriptions, j'en pntre le sens au moyen de la cl que j'ai su dcouvrir

    chez Clment d'Alexandrie.

    Le rabbin Mosade, qui vit retir chez moi, travaille rtablir le sens vritable du Pentateuque. C'est unvieillard trs savant en magie, qui vcut enferm pendant dixsept annes dans les cryptes de la grandePyramide, o il lut les livres de Toth. Quant vous, messieurs, je compte employer votre science lire lesmanuscrits alexandrins que j'ai moimme recueillis en grand nombre. Vous y trouverez, sans doute, dessecrets merveilleux, et je ne doute point qu' l'aide de ces trois sources de lumires, l'gyptienne, l'hbraque etla grecque, je ne parvienne bientt acqurir les moyens qui me manquent encore de commander absolument la nature tant visible qu'invisible. Croyez bien que je saurai reconnatre vos services en vous faisantparticiper de quelque manire ma puissance.

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    Je ne vous parle pas d'un moyen plus vulgaire de les reconnatre. Au point o j'en suis de mes travauxphilosophiques, l'argent n'est pour moi qu'une bagatelle.

    Quand M. d'Astarac en fut cet endroit de son discours, mon bon matre l'interrompit:

    Monsieur, ditil, je ne vous clerai point que cet argent, qui vous semble une bagatelle, est pour moi un

    cuisant souci, car j'ai prouv qu'il tait malais d'en gagner en demeurant honnte homme, ou mmediffremment. Je vous serai donc reconnaissant des assurances que vous voudrez bien me donner ce sujet.

    M. d'Astarac, d'un geste qui semblait carter quelque objet invisible, rassura M. Jrme Coignard. Pour moi,curieux de tout ce que je voyais, je ne souhaitais que d'entrer dans ma nouvelle vie.

    A l'appel du matre, le vieux serviteur, qui nous avait ouvert la porte, parut dans le cabinet.

    Messieurs, reprit notre hte, je vous donne votre libert jusqu'au dner de midi. Je vous serais fort obligcependant de monter dans les chambres que je vous ai fait prparer et de me dire s'il n'y manque rien. Critonvous conduira.

    Aprs s'tre assur que nous le suivions, le silencieux Criton sortit et commena de monter l'escalier. Il legravit jusqu'aux combles. Puis, ayant fait quelques pas dans un long couloir, il nous dsigna deux chambrestrs propres o brillait un bon feu. Je n'aurais jamais cru qu'un chteau aussi dlabr au dehors, et qui nelaissait voir sur sa faade que des murs lzards et des fentres borgnes, ft aussi habitable dansquelquesunes de ses parties. Mon premier soin fut de me reconnatre. Nos chambres donnaient sur leschamps, et la vue, rpandue sur les pentes marcageuses de la Seine, s'tendait jusqu'au Calvaire du montValrien. En donnant un regard nos meubles, je vis, tendu sur le lit, un habit gris, une culotte assortie, unchapeau et une pe. Sur le tapis, des souliers boucles se tenaient gentiment accoupls, les talons runis etles pointes spares, comme s'ils eussent d'euxmmes le sentiment du beau maintien.

    J'en augurai favorablement de la libralit de notre matre. Pour lui faire honneur, je donnai grand soin ma

    toilette et je rpandis abondamment sur mes cheveux de la poudre dont j'avais trouv une bote pleine sur unepetite table. Je dcouvris propos, dans un tiroir de la commode, une chemise de dentelle et des bas blancs.

    Ayant vtu chemise, bas, culotte, veste, habit, je me mis tourner dans ma chambre, le chapeau sous le bras,la main sur la garde de mon pe, me penchant, chaque instant, sur mon miroir et regrettant que Catherine ladentellire ne pt me voir en si galant quipage.

    Je faisais depuis quelque temps ce mange, quand M. Jrme Coignard entra dans ma chambre avec un rabatneuf et un petit collet fort respectable.

    Tournebroche, s'criatil, estce vous, mon fils? N'oubliez jamais que vous devez ces beaux habits au

    savoir que je vous ai donn. Ils conviennent un humaniste comme vous, car humanits veut dire lgances.Mais regardezmoi, je vous prie, et dites si j'ai bon air. Je me sens fort honnte homme dans cet habit. Ce M.d'Astarac semble assez magnifique. Il est dommage qu'il soit fou. Mais il est sage du moins par un endroit,puisqu'il nomme son valet Criton, c'estdire le juge. Et il est bien vrai que nos valets sont les tmoins detoutes nos actions. Ils en sont parfois les guides. Quand milord Verulam, chancelier d'Angleterre dont je gotepeu la philosophie, mais qui tait savant homme, entra dans la grand'chambre pour y tre jug, ses laquais,vtus avec une richesse qui faisait juger du faste avec lequel le chancelier gouvernait sa maison, se levrentpour lui faire honneur. Mais le milord Verulam leur dit: Asseyezvous! Votre lvation fait monabaissement. En effet, ces coquins l'avaient, par leur dpense, pouss la ruine et contraint des actes pourlesquels il tait poursuivi comme concussionnaire. Tournebroche, mon fils, que l'exemple du milord Verulam,chancelier d'Angleterre et auteur du Novum organum, vous soit toujours prsent. Mais, pour en revenir ce

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    seigneur d'Astarac, qui nous sommes, c'est grand dommage qu'il soit sorcier, et adonn aux sciencesmaudites. Vous savez, mon fils, que je me pique de dlicatesse en matire de foi. Il m'en cote de servir uncabbaliste qui met nos saintes critures cul pardessus tte, sous prtexte de les mieux entendre ainsi.Toutefois, si comme son nom et son parler l'indiquent, c'est un gentilhomme gascon, nous n'avons rien craindre. Un Gascon peut faire un pacte avec le diable; soyez sr que c'est le diable qui sera dup.

    La cloche du djeuner interrompit nos propos.

    Tournebroche, mon fils, me dit mon bon matre en descendant les escaliers, songez, pendant le repas, suivre tous mes mouvements, afin de les imiter. Ayant mang la troisime table de M. l'vque de Sez, jesais comment m'y prendre. C'est un art difficile. Il est plus malais de manger comme un gentilhomme que deparler comme lui.

    Nous trouvmes dans la salle manger une table de trois couverts o M. d'Astarac nous fit prendre place.

    Criton, qui faisait office de matre d'htel, servit des geles, des coulis et des pures douze fois passes autamis. Nous ne vmes point venir le rti. Bien que nous fmes, mon bon matre et moi, trs attentifs cachernotre surprise, M. d'Astarac la devina et nous dit:

    Messieurs, ceci n'est qu'un essai et, pour peu qu'il vous semble malheureux, je ne m'y entterai point. Jevous ferai servir des mets plus ordinaires, et je ne ddaignerai pas moimme d'y toucher. Si les plats que jevous offre aujourd'hui sont mal prpars, c'est moins la faute de mon cuisinier que celle de la chimie, qui estencore dans l'enfance. Ceci peut toutefois vous donner quelque ide de ce qui sera l'avenir. Pour le prsent,les hommes mangent sans philosophie. Ils ne se nourrissent point comme des tres raisonnables. Ils n'ysongent mme pas. Mais quoi songentils? Ils vivent presque tous dans la stupidit, et ceux mmes qui sontcapables de rflexion occupent leur esprit des sottises, telles que la controverse ou la potique. Considrez,messieurs, les hommes dans leurs repas depuis les temps reculs o ils cessrent tout commerce avec lesSylphes et les Salamandres. Abandonns par les Gnies de l'air, ils s'appesantirent dans l'ignorance et dans labarbarie. Sans police et sans art, ils vivaient nus et misrables dans les cavernes, au bord des torrents, ou dans

    les arbres des forts. La chasse tait leur unique industrie. Quand ils avaient surpris ou gagn de vitesse unanimal timide, ils dvoraient cette proie encore palpitante.

    Ils mangeaient aussi la chair de leurs compagnons et de leurs parents infirmes, et les premires spultures deshumains furent des tombeaux vivants, des entrailles affames et sourdes. Aprs de longs sicles farouches, unhomme divin parut, que les Grecs ont nomm Promthe. Il n'est point douteux que ce sage n'ait eucommerce, dans les asiles des Nymphes, avec le peuple des Salamandres. Il apprit d'elles et enseigna auxmalheureux mortels l'art de produire et de conserver le feu. Parmi les avantages innombrables que les hommestirrent de ce prsent cleste, un des plus heureux fut de pouvoir cuire les aliments et de les rendre par cetraitement plus lgers et plus subtils. Et c'est en grande partie par l'effet d'une nourriture soumise l'action dela flamme, que les humains devinrent lentement et par degrs intelligents, industrieux, mditatifs, aptes

    cultiver les arts et les sciences. Mais ce n'tait l qu'un premier pas, et il est affligeant de penser que tant demillions d'annes se sont coules sans qu'on en ait fait un second. Depuis le temps o nos anctres cuisaientdes quartiers d'ours sur un feu de broussailles, l'abri d'un rocher, nous n'avons point accompli de vritableprogrs en cuisine. Car srement vous ne comptez pour rien, messieurs, les inventions de Lucullus et cettetourte paisse laquelle Vitellius donnait le nom de bouclier de Minerve, non plus que nos rtis, nos pts,nos daubes, nos viandes farcies, et toutes ces fricasses qui se ressentent de l'ancienne barbarie.

    A Fontainebleau, la table du Roi, o l'on dresse un cerf entier dans son pelage, avec sa ramure, prsente auregard du philosophe un spectacle aussi grossier que celui des troglodytes accroupis dans les cendres etrongeant des os de cheval. Les peintures brillantes de la salle, les gardes, les officiers richement vtus, lesmusiciens jouant dans les tribunes des airs de Lambert et de Lulli, les nappes de soie, les vaisselles d'argent,

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    les hanaps d'or, les verres de Venise, les flambeaux, les surtouts cisels et chargs de fleurs, ne peuvent vousdonner le change ni jeter un charme qui dissimule la vritable nature de ce charnier immonde, o des hommeset des femmes s'assemblent devant des cadavres d'animaux, des os rompus et des chairs dchires, pour s'enrepatre avidement. Oh! que c'est l une nourriture peu philosophique. Nous avalons avec une gloutonneriestupide les muscles, la graisse, les entrailles des btes, sans distinguer dans ces substances les parties qui sontvraiment propres notre nourriture et celles, beaucoup plus abondantes, qu'il faudrait rejeter; et nous

    engloutissons dans notre ventre indistinctement le bon et le mauvais, l'utile et le nuisible. C'est ici pourtantqu'il conviendrait de faire une sparation, et, s'il se trouvait dans toute la facult un seul mdecin chimiste etphilosophe, nous ne serions plus contraints de nous asseoir ces festins dgotants.

    Il nous prparerait, messieurs, des viandes distilles, ne contenant que ce qui est en sympathie et affinit avecnotre corps. On ne prendrait que la quintessence des boeufs et des cochons, que l'lixir des perdrix et despoulardes, et tout ce qui serait aval, pourrait tre digr. C'est quoi, messieurs, je ne dsespre point deparvenir un jour, en mditant sur la chimie et la mdecine un peu plus que je n'ai eu le loisir de le faire

    jusqu'ici.

    A ces mots de notre hte, M. Jrme Coignard, levant les yeux de dessus le brouet noir qui couvrait sonassiette, regarda M. d'Astarac avec inquitude.

    Ce ne sera l, poursuivit celuici, qu'un progrs encore bien insuffisant. Un honnte homme ne peut sansdgot manger la chair des animaux et les peuples ne peuvent se dire polis tant qu'ils auront dans leurs villesdes abattoirs et des boucheries. Mais nous saurons un jour nous dbarrasser de ces industries barbares. Quandnous connatrons exactement les substances nourrissantes qui sont contenues dans le corps des animaux, ildeviendra possible de tirer ces mmes substances des corps qui n'ont point de vie et qui les fourniront enabondance. Ces corps contiennent, en effet, tout ce qui se rencontre dans les tres anims, puisque l'animal at form du vgtal, qui a luimme tir sa substance de la matire inerte.

    On se nourrira alors d'extraits de mtaux et de minraux traits convenablement par des physiciens. Nedoutez point que le got n'en soit exquis et l'absorption salutaire. La cuisine se fera dans des cornues et dans

    des alambics, et nous aurons des alchimistes pour matresqueux. N'tesvous point bien presss, messieurs,de voir ces merveilles? Je vous les promets pour un temps prochain. Mais vous ne dmlez point encore leseffets excellents qu'elles produiront.

    A la vrit, monsieur, je ne les dmle point, dit mon bon matre en buvant un coup de vin.

    Veuillez, en ce cas, dit M. d'Astarac, m'couter un moment. N'tant plus appesantis par de lentes digestions,les hommes seront merveilleusement agiles; leur vue deviendra singulirement perante, et ils verront desnavires glisser sur les mers de la lune. Leur entendement sera plus clair, leurs moeurs s'adouciront. Ilss'avanceront beaucoup dans la connaissance de Dieu et de la nature.

    Mais il faut envisager tous les changements qui ne manqueront pas de se produire. La structure mme ducorps humain sera modifie. C'est un fait que, faute de s'exercer, les organes s'amincissent et finissent mmepar disparatre. On a observ que les poissons privs de lumire devenaient aveugles; et j'ai vu, dans le Valais,des ptres qui, ne se nourrissant que de lait caill, perdent leurs dents de bonne heure; quelquesuns d'entreeux n'en ont jamais eu. Il faut admirer en cela la nature, qui ne souffre rien d'inutile. Quand les hommes senourriront du baume que j'ai dit, leurs intestins ne manqueront pas de se raccourcir de plusieurs aunes, et levolume du ventre en sera considrablement diminu.

    Pour le coup! dit mon bon matre, vous allez trop vite, monsieur, et risquez de faire de mauvaise besogne.Je n'ai jamais trouv fcheux que les femmes eussent un peu de ventre, pourvu que le reste y ft proportionn.C'est une beaut qui m'est sensible. N'y taillez pas inconsidrment.

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    Qu' cela ne tienne! Nous laisserons la taille et les flancs des femmes se former sur le canon des sculpteursgrecs. Ce sera pour vous faire plaisir, monsieur l'abb, et en considration des travaux de la maternit; bienque, vrai dire, j'aie dessein d'oprer aussi de ce ct divers changements dont je vous entretiendrai quelque

    jour. Pour revenir notre sujet, je dois vous avouer que tout ce que je vous ai annonc jusqu' prsent n'estqu'un acheminement la vritable nourriture, qui est celle des Sylphes et de tous les Esprits ariens. Ilsboivent la lumire, qui suffit communiquer leur corps une force et une souplesse merveilleuses. C'est leur

    unique potion. Ce sera un jour la ntre, messieurs. Il s'agit seulement de rendre potables les rayons du soleil.Je confesse ne pas voir avec une suffisante clart les moyens d'y parvenir et je prvois de nombreux embarraset de grands obstacles sur cette route. Si toutefois quelque sage touche le but, les hommes galeront lesSylphes et les Salamandres en intelligence et en beaut.

    Mon bon matre coutait ces paroles, repli sur luimme et la tte tristement baisse. Il semblait mditer leschangements qu'apporterait un jour sa personne la nourriture imagine par notre hte.

    Monsieur, ditil enfin, ne parltesvous pas hier la rtisserie d'un certain lixir qui dispense de toute autrenourriture?

    Il est vrai, dit M. d'Astarac, mais cette liqueur n'est bonne que pour les philosophes; et vous concevez par lcombien l'usage s'en trouve restreint. Il vaut mieux n'en point parler.

    Cependant, un doute me tourmentait; je demandai mon hte la permission de le lui soumettre, certain qu'ill'claircirait tout de suite. Il me permit de parler, et je lui dis:

    Monsieur, ces Salamandres, que vous dites si belles et dont je me fais, sur votre rapport, une si charmanteide, ontelles malheureusement gt leurs dents boire de la lumire, comme les paysans du Valais ontperdu les leurs en ne mangeant que du laitage? Je vous avoue que j'en suis inquiet.

    Mon fils, rpondit M. d'Astarac, votre curiosit me plat et je veux la satisfaire. Les Salamandres n'ont pointde dents, prop