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Faculteit Letteren & Wijsbegeerte
Afef Ben Ammar
De « lieux de mémoire » à « lugares de la memoria »:
une étude interculturelle des « lieux de mémoire » de
Pierre Nora sur leur conceptualisation, leur réception
en France et leur adaptation en Espagne
Masterproef voorgedragen tot het behalen van de graad van
Master in de Meertalige Communicatie
2014
Promotor Prof. Dr. Guy Rooryck
Vakgroep Vertalen Tolken Communicatie
Faculteit Letteren & Wijsbegeerte
Afef Ben Ammar
De « lieux de mémoire » à « lugares de la memoria »:
une étude interculturelle des « lieux de mémoire » de
Pierre Nora sur leur conceptualisation, leur réception
en France et leur adaptation en Espagne
Masterproef voorgedragen tot het behalen van de graad van
Master in de Meertalige Communicatie
2014
Promotor Prof. Dr. Guy Rooryck
Vakgroep Vertalen Tolken Communicatie
« La mémoire ne cherche à sauver
le passé que pour servir au présent et à
l’avenir. Faisons en sorte que la
mémoire collective serve à la libération
et non à l’asservissement des hommes. »
Jacques Le Goff
Avant-propos
Avant d‟aborder ce mémoire, je voudrait adresser quelques mots de remerciements à tous
ceux qui m‟ont aidé par leurs conseils et qui m‟ont soutenu le long de mes études et que sans
eux ce mémoire n‟aurait jamais pu se faire.
J‟adresse avec plaisir mes remerciements à mon directeur de mémoire le prof. dr. Guy
Rooryck pour sa disponibilité, ses corrections et ses conseils au cours de ce mémoire.
Je souhaite aussi remercier mes amis de l‟université, avec qui j‟ai passé des temps
inoubliables pendant et après les cours, et auprès de qui j‟ai pu me plaindre sur mon mémoire.
Je remercie aussi mes amis en dehors de l‟université qui m‟ont soutenu le long de mes études.
Et finalement, un grand merci à ma mère pour son soutien omniprésent et son amour.
6
Tables des matières
AVANT-PROPOS .................................................................................................................... 4
LISTE DES ABREVIATIONS ............................................................................................... 7
1 INTRODUCTION ................................................................................................................ 8
2 CADRE CONTEXTUEL ET CONCEPTUEL................................................................ 10
2.1 Naissance d‟un concept ................................................................................................. 10
2.2 Définition d‟un concept ................................................................................................. 14
3 RECEPTION EN FRANCE ........................................................................................... 20
3.1 Les caractéristiques des lieux de mémoire et leur approche critique ............................. 20
3.1.1 Le poids du volume ................................................................................................. 20
3.1.2 Le caractère national ............................................................................................... 22
3.1.3 L‟absence de sujets ................................................................................................. 25
3.2 Les contributions des lieux de mémoire : vers une mémoire institutionalisée .............. 26
3.2.1 La boulimie commémorative .................................................................................. 26
3.2.2 Le devoir de mémoire et les lois mémorielles ........................................................ 30
4 ADAPTATION EN ESPAGNE ..................................................................................... 37
4.1 Les lieux de mémoire sont-ils exportables ? .................................................................. 37
4.1.1 Une notion élaborée dans un contexte français ....................................................... 37
4.1.2 Problème de traduction ........................................................................................... 40
4.1.3 Problème d‟adaptation en Espagne ......................................................................... 43
4.2 Les lieux de mémoire en Espagne.................................................................................. 48
4.2.1 Mémoire historique ou lieu de mémoire ? .............................................................. 48
4.2.2 Entre mémoire et oubli : une politique de la mémoire ............................................ 52
4.2.3 Les autres singularités de la question mémorielle espagnole .................................. 60
4.2.3.1. La littérature : un « espace de mémoire » ...................................................... 60
4.2.3.2 La question de la nation .................................................................................. 62
4.2.4. La situation actuelle des lieux de mémoire « espagnols » ...................................... 63
5 CONCLUSION ................................................................................................................... 64
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................. 67
7
LISTE DES ABRÉVIATIONS
LDM Lieux de mémoire
EHSS École des Hautes Études en Sciences Sociales
PR Petit Robert de la Langue française
CNRTL Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales
BNF Bibliothèque Nationale de France
DDHC Déclaration des droits de l‟homme et du citoyen
CESDH Convention européenne des droits de l‟homme
GTB Geïntegreerde Taalbank
BOE Boletín Oficial del Estado
8
1 INTRODUCTION
En 1993 fut introduite dans le Grand Robert de la langue française l‟expression « lieu de
mémoire » :
Le Grand Robert (2013) : Loc. (1984). Lieu de mémoire, « unité significative d’ordre
matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément
symbolique d’une quelconque communauté » (Pierre Nora).1
Depuis lors, la notion, qui provient de l‟ouvrage Lieux de mémoire (La République, La
Nation, Les France), l‟entreprise monumentale et collective sous la direction de Pierre Nora, a
fait l‟objet d‟une attention croissante auprès du grand public. Dans le monde académique, par
contre, de nombreuses études ont été menées sur ce phénomène mémoriel dès la sortie du
premier volume en 1984. Quand la maison d‟édition Gallimard finit de publier le dernier
volume en 1992, personne ne pouvait prévoir que les lieux de mémoire deviendraient un des
produits d‟exportation de la France le plus vendu.
Les Lieux de mémoire ont été traduits et adaptés en plusieurs langues et dans plusieurs pays à
travers le monde. Cette œuvre est aussi imposante et unique par ses idées contemporaines et
sociales sur le patrimoine collectif, que par sa dimension conceptuelle et méthodologique
dans l‟ensemble des études mémorielles. Ce mémoire analysera le rôle de ces lieux de
mémoire dans la société française et leur adaptation de ce concept en Espagne.
Alors que la notion renvoie à une « mémoire », à savoir la mémoire collective, pourquoi ce
concept a-t-il soudainement pris de l‟ampleur dans les années 80, période de la publication du
première volume de l‟ouvrage (1984) ? Dans quelles circonstances les lieux de mémoire sont-
ils nés ?
Partant de la définition du lieu de mémoire, telle qu‟enregistrée dans le dictionnaire du Grand
Robert et qui semble abstraite, en quoi la notion consiste-t-elle exactement? De quoi est-elle
composée ?
1 Grand Robert. [En ligne] http://gr.bvdep.com/version-l/login_.asp [18 octobre 2014].
9
L‟arrivée des lieux de mémoire n‟est pas passée inaperçue en France, ni à l‟étranger ? Quelles
ont été les critiques à leur sujet en France? Quelles sont leurs contributions dans la société
française ? À quel niveau ?
Comment cette notion, née en France, a-t-elle adaptée à l‟étranger ? Dans quelle mesure une
notion d‟origine française est-elle exportable dans d‟autres contextes socio-historiques? Quels
problèmes sont survenus par son exportation ? Qu‟en est-il des lieux de mémoire d‟un pays,
comme l‟Espagne, qui a connu un régime dictatorial ? Est-il possible de parler d‟une mémoire
marquée par une guerre civile et une répression fasciste ? Comment l‟Espagne traite-t-elle la
mémoire de sa communauté, autrement dit : comment traite-t-elle ses propres lieux de
mémoire ?
Pour tenter de répondre à ces questions, nous nous pencherons dans un premier instant sur le
cadre contextuel et conceptuel des lieux de mémoire (chapitre 2). Ensuite, ce mémoire passera
en revue l‟accueil réservé aux lieux de mémoire en France, en abordant entre autres quelques
critiques apportées par les milieux académiques et en explicitant la contribution des lieux de
mémoire à la société française et le rôle de l‟État dans la gestion de la mémoire (chapitre 3).
Avant d‟analyser l‟extrapolation des lieux de mémoire en Espagne, ce mémoire se penchera
sur leur exportation, suscitant des réflexions sur l‟origine française de la notion, sur sa
traduction, dont celle de l‟espagnol, et sur son adaptation au niveau conceptuel et
méthodologique en Espagne (chapitre 4.1). Puis, l‟analyse de la singularité de la question
mémorielle espagnole procédera à une comparaison de memoria histórica , une notion
semblable aux lieux de mémoire. Un lien sera également établi avec la politique de la
mémoire en Espagne. Ensuite, d‟autres composants de la particularité de la mémoire
espagnole seront esquissés, comme la littérature et la pluralité nationale. Finalement, un bref
aperçu de la situation actuelle des lieux de mémoire espagnols sera fourni (chapitre 4.2).
10
2 CADRE CONTEXTUEL ET CONCEPTUEL
2.1 NAISSANCE D’UN CONCEPT
Avant d‟entamer la définition des lieux de mémoire , il est intéressant de clarifier les
circonstances dans lesquelles les lieux de mémoire sont nés, parce qu‟ils pourraient des
problèmes au moment d‟une adaptation des lieux de mémoire à un autre contexte ou à un
autre pays (chapitre 4).
Il y a exactement 30 ans (1984) que l‟historien français Pierre Nora a publié le premier des
sept volumes (« République »)2 de son entreprise collective et près de 20 ans (1993) que
l‟expression est connue du grand public (Valensi 1995 : 1272). Or l‟année 1978 marque le
tournant des lieux de mémoire. Cette années-là apparaît pour la première fois l‟expression de
« lieu de mémoire ». Pendant un séminaire à l‟École des Hautes Études en Sciences Sociales
(EHESS) sur l‟histoire contemporaine Nora expose son projet des LMD ( lieux de mémoire)
en la présence de Michel Foucault, avec qui il a travaillé sur de nouvelles conceptions
historiographiques, quoique le nouvel objet d‟étude était déjà discrètement énoncé dans
l‟encyclopédie La Nouvelle histoire3 de la même année (Valensi 1995 : 1271).
Cette nouvelle histoire fait partie de la 3e génération de l‟École des Annales
4 et symbolise une
nouvelle vague dans l‟historiographie française des années 70 du 20e siècle. Cependant, ce
nouveau courant dans l‟historiographie est provoqué par des changements majeurs, survenus
dans la société française fin des années 60, début des années 70, à savoir une rupture sociale
et politique (Lavabre 2007 : 140). L‟historien français Patrick Garcia (2000 : 136) ajoute que
des changements sociaux et historiographiques mènent à une nouvelle façon d‟écrire
l‟histoire. En d‟autres mots, des éléments sociales et historiographiques ont fait naître une
vague mémorielle, dont les Lieux de mémoire seront le symbole.
2 L‟œuvre de Pierre Nora est constituée de 3 volets : République, Nation et Frances (au pluriel, pour indiquer
qu‟un pays est constitué de plusieurs communautés, de groupes et donc de plusieurs mémoires. (NORA, P.(réd.).
(1992) Les Lieux de mémoire :Les France. Paris :Gallimard.) et comporte 7 volumes : le premier est « la
République », les trois suivants constituent « La Nation » et les trois derniers « Les Frances ». (NORA, P.
(réd.).(1986-1993). Les Lieux de mémoire. Paris :Gallimard.) 3 LE GOFF, J. (réd.). (1978). La Nouvelle histoire. Retz.
4 L‟École des Annales est nommée après la revue historique française, Annales d’histoire économique et sociale,
fondée en 1929.
11
Premièrement, il existe des circonstances sociales en France sans lesquelles les LDM
n‟auraient jamais existés. Les LDM sont se organisés autour de trois événements majeurs, qui
sont survenus en France : les retombées de l‟après-de Gaulle, la crise économique et
l‟exténuation de l‟idée révolutionnaire (Horvàth 2004 : 2, Nora 1993 : 7). Par conséquent, les
LDM sont une notion, d‟origine français. Nora (1993 : 4) ajoute que ces trois événements
provoqueront une conscience de la mémoire collective.
(1) Les retombées de l‟après-de Gaulle :
D‟après Nora (1992 : 992), l‟après-de Gaulle signifie la reprise d‟un passé plus profond,
nourri par une mémoire qu‟on croyait perdue. Apparemment, le mythe de Gaulle s‟est éteint
en même temps que la mort de De Gaulle (1970) et suivi par la remontée d‟un souvenir
obscur de la France vichyste (Nora 1993 : 4). C‟est un « passé qui ne passe pas » (Rousso
1994)5. Plusieurs œuvres de l‟époque en témoignent : Le chagrin et la pitié (1972) de Marcel
Ophüls, ou encore France de Vichy (1973) de Robert Paxton (traduit en français)6. Quoi qu‟il
en soit, à long terme, l‟après-de Gaulle a provoqué une agitation profonde des bases mêmes
de la mémoire collective des Français (Nora 1992 : 992).
(2) La crise économique :
La crise économique des années 70, frappant la France comme le reste du monde, a contribué
à la vague mémorielle, en entraînant la disparition d‟un ensemble de tradition paysanne,
existant en France depuis des siècles7 (Nora 1993 : 5). Les contemporains de l‟époque
renvoient dans leurs ouvrages à cette disparition de cette tradition: Montaillou, village
occitan (1970) de Le Roy Ladurie, Le cheval d’orgueil (1975) de Jakez Hélias, ou encore
L’histoire de la France rurale (1976) de Duby. Dans un entretien avec le journaliste français
François Busnel, le 25 janvier 2012, pour France Inter, Nora décrit cette épisode comme un
tournant majeur dans la conscience collective des Français:
5 Rousso, H., Conan, E. (1994). Vichy, un passé qui ne passe pas. Gallimard, coll. Folio Histoire, n°71.
6 Titre original: Vichy France, Old Guard and New Order, 1940-1944, publié en 1972, tandis que la traduction
„La France de Vichy 1940-1944’ par Claude Bertrand, apparaît un an plus tard en 1973. 7Le taux de la population active engagée dans l‟agriculture ne représentait plus que 10% en 1975, par rapport à
50% au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
12
Mon seul mérite était d‟avoir senti dans les années fin 70 et 80 qu‟il se passait en
France et dans le monde ensuite une sorte de fin de la société rurale […] Vous avez
une espèce de disparition d‟une stabilité presque millénaire de collectivité mémoire
puisque les paysans, c‟est vraiment la mémoire […] On commence à revivre en
histoire qu‟on vit plus réellement. (propos recueillis par Busnel 2012)
(3) L‟exténuation de l‟idée révolutionnaire :
Comme le gaullisme, le communisme prend fin dans un pays qui a vu naître l‟idéologie
révolutionnaire (Colliot-Thélène et al. 1997). Comme bon nombre d‟historiens français
étaient de tradition marxiste8, la fin de cette idéologie a permis à l‟histoire d‟être libre de
toute idéologie et d‟entamer sa course dans la « nouvelle histoire » et dans celle des LDM
(Nora 2002 : 3).
Deuxièmement, les changements historiographiques, de même que les changements sociaux,
ont contribué à l‟importance accordée à la mémoire collective: d‟une part, par la nouvelle
place consacrée à l‟histoire au sein des sciences humaines et d‟autre part, par les changements
généraux dans l‟historiographie du 20e siècle. Dans un numéro spécial de décembre-janvier
2013-2014, consacré aux Grands penseurs d’aujourd’hui dans Le Nouvel Observateur, Nora
déclare dans un entretien que:
Tout ce qui s‟est passé il y a quarante ans dans le domaine des sciences humaines est
considérable. Tout bilan qui ne tiendrait pas compte des bouleversements survenus en
économie, psychanalyse, histoire, ethnologie…serait nul et non avenu. […] La belle
époque des sciences humaines mêlait un nouveau savoir de l‟homme et une subversion
de la société. ( propos recueillis pas Anquetil & Armanet 2013-2014 : 8)
Bien que l‟histoire trouve sa place auprès des sciences sociales, il subsiste encore un « souci
historiographique », à savoir une réflexion contemporaine dans la façon de penser et d‟écrire
l‟histoire, cette « nouvelle histoire (sociale)»9 des années 70 (Delacroix et al. 1996 : 2-3). Un
8 La plupart des historiens français étaient marxistes à cause du fait que la nation française est née des luttes des
classes et devient ainsi le moteur de l‟histoire en France. Par conséquent, l‟orientation du temps historique était
de type révolutionnaire, prenant la Révolution française comme référence du discours de l‟identité française.
(Williame, J.P. (1988). De la sacralisation de la France. Lieux de mémoire et imaginaire national. Archives des
sciences sociales des religions, 66, 125-145. Furet, F. (1978 :27). Penser la Révolution.(pp. 27)). 9 Il faudrait bien faire la distinction entre « l‟histoire nouvelle » et « la nouvelle histoire ». « L‟histoire
nouvelle », dont l‟École des Annales se porte parole depuis 1929 est « nouvelle » aussi parce qu‟elle se distingue
de la « vieille histoire » du 19e siècle, celle du positivisme, de la politique, de l‟événementiel. « La nouvelle
histoire » porté par Le Goff en 1978, faisant partie de la troisième génération des Annales, est un nouveau
courant au sein de l‟historiographie française de l‟École des Annales, dont elle va s‟en séparer.
13
cénacle d‟historiens, originaire de la troisième génération des Annales, dont Le Goff, Le Roy
Ladurie, Burguière et Revel, vont théoriser cette nouvelle histoire dans un livre intitulé tout
simplement La Nouvelle Histoire (1978).
Cette histoire qui se dit « nouvelle » , en étant érudite, critique et interprétative, s‟efforce de
se redéfinir sur le plan épistémologique et méthodologique, concernant les nouveaux
problèmes et les nouveaux objets de l‟histoire, notamment les identités, les mentalités, les
minorités, l‟imaginaire collectif, ou encore le symbolique ( Le Goff & Nora 1974). Après 40
ans, Nora en souligne encore l‟importance en ce 21e siècle dans le même entretien avec le
Nouvel Observateur :
Je n‟imagine pas qu‟un historien digne de ce nom puisse ne pas réfléchir à cet
ébranlement méthodologique, à ce dynamitage théorique opérés grâce à la Nouvelle
Histoire par la génération précédente. (propos recueillis par Anquetil & Armanet
2013-2014 : 8)
Force est cependant de constater que cette « nouvelle histoire » a en outre redécouvert la
« mémoire collective » d‟Halbwachs, sur laquelle Nora va fonder ses LDM (Groulx 2008) :
une mémoire collective qui se repose sur le collectif, sur le « nous » :
L‟histoire s‟écrit désormais sous la pression des mémoires collectives, qui cherchent à
compenser le déracinement historique du social et l‟angoisse de l‟avenir par la
valorisation d‟un passé qui n‟était pas jusque-là vécu comme tel. (Nora 1978 : 400)
Ainsi, il ressort de ce bref aperçu sur le contexte dans lequel sont nés les LDM que les raisons
pour lesquelles ces LDM sont devenus un objet d‟étude, sont ces événements sociaux et
historiographiques. Ces événements ont transformé non seulement la conscience sociale en
France, la faisant basculer dans sa propre mémoire : « On ne parle tant de mémoire que parce
qu‟il n‟y en a plus » (Nora 1984 : xvii), mais aussi la conscience historique et ce respect du
passé à travers la mémoire (Van der Laarse 2005 : 45).
14
2.2 DÉFINITION D’UN CONCEPT
Il résulte des paragraphes précédents qu‟un pays qui part à la recherche de ses LDM, est un
pays qui a récemment connu une brusque et profonde rupture de son modèle et qui doit
retrouver la trace de sa mémoire perdue. Non seulement la France, mais aussi les anciens pays
communistes ou encore l‟Espagne, sortie de la dictature franquiste ont vécu ce genre de
rupture (Nora 1994 : 190). Toutefois, l‟Espagne se révélera être un cas particulier (voir le
chapitre 4).
Les LDM ne sont pas seulement l‟œuvre d‟un historien, mais aussi une entreprise collective,
un nouvel objet d‟étude, un concept et une expression (Hartog 1995 : 1220). En quoi consiste
exactement ce concept ? Partant de l‟expression, il est possible de le décomposer et de
distinguer les mots suivants : « lieu » (spatial comme temporel), « mémoire » (collective
française) et « lieu de mémoire » (comme un ensemble de signification). Le concept de « lieu
de mémoire » peut être aussi analysé à plusieurs niveaux. Outre la décomposition du mot,
plusieurs définitions de « lieu de mémoire » seront utilisées pour éclaircir ce concept, qui tout
en étant fort utilisé, demeure parfois mal défini (Englund 1994 : 145).
I. Le lieu
Le projet des LDM avait à l‟origine pour ambition d‟analyser les lieux, les « topoï » dans
lesquelles s‟est formée la mémoire nationale française (Groulx 2008). Une des premières
descriptions données par Nora sur le « lieu de mémoire » apparaît dans son premier volume
en 1984:
La disparition rapide de notre mémoire nationale m‟avait semblé appeler un inventaire
des lieux où elle [la mémoire nationale] s‟est électivement incarnée et qui par la
volonté des hommes ou le travail des siècles en sont restés comme les plus éclatants
symboles : fêtes, emblèmes, monuments et commémorations, mais aussi éloges,
dictionnaires et musées. (Nora 1984 : vii)
Par cette description Nora explique que les « lieux » (de mémoire) ont été créés de peur de
les voir disparaître. Ces « lieux », volontairement provoqués, leur donnent un caractère
artificiel (Hartog 1995 : 1227), mais aussi multidimensionnel, c.-à-d. allant du « plus matériel
et concret au plus abstrait et intellectuellement construit » (Nora 1984 : vii). Par ailleurs, cette
15
description ressemble fort à la définition de 1992, du dernier volume des LDM (Nora 1992 :
20), mieux connue du public par son apparition dans le Grand Robert en 1993:
Unité significative d‟ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail
du temps a fait un élément symbolique d‟une quelconque communauté (« Le Grand
Robert » 2013). 10
Et voici la définition qui apparaît dans les Lieux de mémoire :
Une „unité significative‟, d‟ordre matériel ou idéel [une idée] dont la volonté des
hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique du patrimoine mémoriel
d‟une quelconque communauté. (Nora 1992 : 20)
Nora explicite dans sa définition le « patrimoine mémoriel » d‟un pays, et qui n‟est pas
mentionné dans la définition du Grand Robert.
Le mot « inventaire » mentionné dans la définition de 1984 (Nora 1984 : vii) suggère une
analyse de type topographique, symbolique et fonctionnelle, même si cette extension du mot
« lieu » met d‟abord l‟accent sur la topographie (Petitier 1989 : 103). Ce « lieu » est celui
d‟un espace, dans lequel l‟héritage collectif français s‟installe, à savoir la mémoire nationale
(ibid.). Nora a voulu ainsi étudier ces lieux dans lesquels la mémoire collective
est inconsciemment vécue par les Français. Tandis que dans d‟autres pays, comme l‟Espagne,
le « lieu » dans leur LDM n‟est pas une vision commune d‟un passé historique, mais un
espace de mémoire conflictuelle (voir § 4.2).
Plus que spatial, le lieu symbolise le lien entre le temps et l‟espace: le passé a trouvé son
moyen d‟expression à travers de ces lieux (Winter 2005 : 20-21, Puncel 1999 : 2). Nora
semble également attacher moins d‟importance au lieu géographique qu‟au lieu sociologique
et anthropologique (Verdier 2009 :6). Selon lui, en reprenant la définition de 1984 :
Ces lieux, il fallait les entendre à tous les sens du mot, du plus matériel et concret,
comme les monuments aux morts et les Archives nationales, au plus abstrait et
intellectuellement construit, comme la notion de lignage, de génération, ou même de
région et d‟ « homme mémoire ». (Nora 1984 : vii)
10
Grand Robert. [En ligne]. http://gr.bvdep.com/version-l/login_.asp [18 octobre 2013].
16
L‟historienne française Mona Ozouf , va jusqu‟à dire qu‟il y avait chez Nora peu d‟intention
de lieux géographiques (Verdier 2009 : 6-7). Il faut noter que dans le dernier volume des
LDM les France III (1992), Nora préfère le mot « hauts-lieux » pour désigner les lieux
topographiques (Verdier 2009 : 7).
En prenant en considération la définition de 1984 ou de 1992, Nora s‟est fixé l‟objectif de
dépasser l‟interprétation topographique des « lieux » de mémoire, car pour lui elle est loin
d‟être l‟unique manière d‟aborder ce concept (Chanet 1993 : 24)
II. La mémoire
Lorsqu‟il est question de mémoire dans l‟historiographie française en général, il s‟agit de la
mémoire « collective », empruntée à la théorie du sociologue français Maurice Halbwachs
dans son livre Les cadres sociaux de la mémoire (1925). En 1978, Nora définit à son tour la
mémoire collective comme « le souvenir ou l‟ensemble de souvenirs, conscients ou non,
d‟une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l‟identité de laquelle le
sentiment du passé fait partie intégrante » (Nora 1978 : 398).
Contrairement à la mémoire bergsonienne11
, Halbwachs considère que la mémoire ne peut
qu‟être collective, puisque la mémoire individuelle est toujours formée dans un cadre social
déterminé, qui représente l‟identité collective (Gaetano 2002 : 4).
Même si Nora emprunte la notion de « mémoire collective » à Halbwachs, il la revisite
complètement : la mémoire collective de Nora est une « représentation » d‟un passé perdu
qu‟il faut se réapproprier et réactiver (den Boer 2005 : 48). Il ne s‟agit plus d‟une mémoire
spontanée, mais bien de mémoires12
« fabriquées » (Blanchard & Veyrat-Masson 2008).
Par conséquent, la mémoire collective se cristallise autour de certains lieux, qui par la
« volonté de l‟homme » ou le « travail du temps » deviennent symboliques (voir la définition
des LDM). Désormais, « la mémoire » nous dit Nora « s‟accroche à des lieux comme
l‟histoire à des événements » (Nora 1984 : xxxix).
11
Pour Henri Bergson, la mémoire dans Matière et mémoire (1896) est individuelle. Elle met l‟accent sur la
capacité d‟un individu à se souvenir. Elle est surtout une expérience personnelle et subjective. 12
« Mémoires » au pluriel, car l‟individu fait partie d‟ une communauté de personnes.
17
III. Le lieu de mémoire
Lors de l‟entrée de Nora à l‟Académie française le 6 juin 2002, l‟historien René Rémond lui
avoue : « Vous avez fait surgir un nouvel objet d‟histoire qui est votre invention » ( Guivarc‟h
s.d.). Le philosophe Paul Ricœur lui attribue également la même contribution : « Pierre Nora
est l‟inventeur des lieux de mémoire. La notion est la pierre d‟angle de l‟immense collection
d‟articles rassemblés par Nora et placés en 1984 sous ce signe tutélaire » (Ricœur 2000a :
522). Le concept est dans le cadre des études mémorielles des années 80 une nouvelle
méthodologie, autrement dit, d‟un « instrument » qui analyse la mémoire (Rothberg 2010 : 3),
ou d‟un « inventaire » de la mémoire française (Nora 1984 : vii).
Bien que l‟invention lui soit attribuée par certains, d‟autres, comme Valensi (1995 : 1272),
contestent que le cadre social (Les cadres sociaux de la mémoire, 1925) et le cadre spatial (La
Topographie légendaire des Évangiles en Terre Sainte, 1941)13
des LDM soient le travail de
Nora. Nora (1984 : xlii) lui-même attribue l‟invention des LDM à Proust, dans « la petite
madeleine »14
dans A la recherche du temps perdu (1913-1927) :
[…] fait invinciblement penser à ce réveil du deuil de l‟amour dont Proust a si bien
parlé, ce moment où l‟emprise obsessionnelle de la passion se lève enfin, mais où la
vraie tristesse est de ne plus souffrir de ce dont on a tant souffert et que l‟on ne
comprend désormais qu‟avec les raisons de la tête et plus l‟irraison du cœur. (Nora
1984 : xlii)
Il est important de noter que l‟origine du concept des LDM remonte aux Grecs anciens et
renvoie à une méthode, appelée Ars memoriae, « la méthode des lieux ». Cette méthode
mnémotechnique consiste à rattacher la matérialité du lieu aux souvenirs (den Boer 2008 :
21). L‟historienne anglaise Frances Yates, avait repris cette notion dans son livre The Art of
Memory (1966). Toutefois, Nora ne fait pas référence à la tradition grecque, ni aux travaux de
Yates (Verdier 2009 : 6-7). Au contraire, il donne un nouveau sens à ces LDM par des
valeurs sociales et historiques (den Boer 2008 : 21).
13
Dans cet ouvrage Halbwachs reprend la méthode mnémotechnique des Grecs Anciens, en réalisant une
reconstruction des différents stades de la mémoire depuis l‟année 333 jusqu‟au 17e siècle, en ayant recours aux
témoignages des pèlerins.
HALBWACHS, M. (1941). La Topographie légendaire des Évangiles en Terre Sainte : étude de mémoire
collective. Presses universitaires de France. 14
La madeleine de Proust évoque ces petits moments de son enfance, chargés d‟émotions, et qui fait revivre le
passé de chacun. Cette madeleine suggère que le passé n‟est jamais mort.
18
Il est important de signaler que les LDM sont aussi polysémiques : ils renvoient à une
nouvelle méthodologie, à une réflexion épistémologique, au livre lui-même dans lequel Nora
donne sa propre interprétation sur l‟histoire de France, tournée vers une nouvelle
interprétation de la mémoire nationale: « les lieux de mémoire [sont] […] l‟étude historique
des manifestations de la mémoire [qui] ne serait que le révélateur de l‟étrangeté d‟une
communauté nationale face à son proche passé » (Pécout 1993 : 57).
Outre le sens spatial des lieux de mémoire, Nora (1984 : xxxiv ; 1992 : 20) attribue au
concept un triple système : matériel, symbolique et fonctionnel ou une double réalité :
matérielle et symbolique.
(1) Matériel : « […] La raison d‟être d‟un lieu de mémoire est d‟arrêter le temps, de
bloquer le travail de l‟oubli […], de matérialiser l‟immatériel pour […] enfermer le
maximum de sens dans le minimum de signes » (Nora 1984 : xxxv). La réalité
matérielle dont Nora fait preuve ici n‟est que matérielle par son contenu
démographique et fonctionnel, c.-à-d. une réalité qui se trouve dans le territoire ou
le patrimoine, par exemple un dépôt d‟archives. Or, la réalité matérielle ne suffit
pas, il faut aussi au lieu de mémoire un esprit symbolique (Ory 1988 : 149).
(2) Symbolique (ou métaphorique): Selon la définition de 1992 (Nora 1992 : 20), un
lieu de mémoire est essentiellement symbolique (Wood 1994 : 124): une
symbolique qui n‟existerait que par « la volonté des hommes ou le travail du
temps » (Nora 1992 : 20). Par ce fait, la symbolique devient un critère des LDM
(Nora 1992 : 13). Les commémorations et les anniversaires en sont de parfaits
exemples. D‟ailleurs, la dimension symbolique est aussi relié avec ce qu‟on
appelle aujourd‟hui « l‟identité nationale » (Lavabre 1994 : 483). Les LDM et
l‟identité nationale deviennent ainsi deux notions indissociables (Den Boer et al
1993 : 61) (voir § 3.1.2.).
(3) Fonctionnel : Nora retrouve dans les LDM « une fonction mémorielle commune »
à laquelle s‟assimilent des valeurs républicaines, dont l‟enjeu politique sera une
fois de plus primordial, comme en témoignent les lois mémorielles dans la section
3.2.2 (Wood 1994 : 124).
19
Par conséquent, LDM sont une notion « flexible», qui rend le concept impossible à définir :
tout peut être défini comme lieu de mémoire (Englund 1994 : 145) Or, Nora (1984 : xv-xlii)
consacre plus d‟importance à l‟organisation de la mémoire collective dans les LDM (la
méthode) qu‟à sa conception:
L‟intérêt de cette ébauche de typologie n‟est pas dans sa rigueur ou dans son
exhaustivité. Ni même dans sa richesse évocatrice. Mais dans le fait qu‟elle soit
possible. Elle montre qu‟un fil relie des objets sans rapport évident […]. Il y a un
réseau articulé de ces identités différentes, une organisation inconsciente de la
mémoire collective qu‟il nous appartient de rendre consciente d‟elle-même. Les lieux
sont notre moment de l‟histoire nationale. (Nora 1984 : xli)
À titre de conclusion, l‟œuvre de Nora est une « histoire de la France par la mémoire » et une
critique de la mémoire collective dans notre temps (Wood 1994 : 144). De plus, les LDM
encouragent à soulever des débats sur la mémoire, sur des questions nationales, qui ont pour
ambition, soit de réconcilier la mémoire avec l‟histoire, soit de politiser la mémoire
(Groulx 2008).
Dans le prochain chapitre, il convient d‟aborder l‟accueil critique des LDM dans les milieux
académiques et dans la société française en général, et dans la politique en particulier.
20
3 RECEPTION EN FRANCE
3.1 LES CARACTÉRISTIQUES DES LIEUX DE MÉMOIRE ET LEUR APPROCHE
CRITIQUE
3.1.1 Le poids du volume
Les LDM ont été situés dans leur cadre contextuel et conceptuel. Maintenant il sera question
d‟aborder leur réception dans les milieux académiques, dans la société française en général, et
dans la vie politique en particulier. Dans ce chapitre, il s‟agira d‟abord de l‟accueil critique,
réservé à l‟œuvre de Nora dès la sortie de son premier volume en 1984 (§ 3.1). Ensuite, les
contributions des LDM seront retracer, telles que le trop-plein de commémorations, suivi par
le devoir de mémoire et les lois mémorielles (§ 3.2).
Entre l‟apparition du premier (1984) et du dernier volume (1992), les critiques à l‟égard des
LDM se sont multipliées et ont fini par être associées aux LDM. Quelques-unes de ces
critiques, à savoir le volume, le caractère national et l‟absence de sujets seront parcourues en
grandes lignes. D‟autres critiques, par exemple la dimension politique de la mémoire ou
l‟abus commémoratif, métamorphosées en phénomènes sociaux seront également abordées
(voir § 3.2 ).
Les 8 années de travaux de l‟entreprise de Nora, lui ont permis de répondre à ces critiques, de
les développer et de les incorporer dans son œuvre, surtout dans le dernier volet Les France
(1992). Dans le premier volume de ce volet, Les France I, Nora (1992a : 11-32), consacre un
chapitre à Comment écrire l’histoire de la France, dans lequel il explique que la fonction d‟un
LDM a changée par rapport au public et au droit, à savoir l‟introduction dans le Grand Robert
et l‟apparition de lois mémorielles (voir §3.2) (Schrader 1994 : 154). Dans Les France III,
Nora (1992 : 997-1012) dédie un autre chapitre à L’ère des commémorations. Il est clair que
son projet initial se voit dépassé par le succès couronnant son œuvre : d‟une notion comme
moyen pour faire autrement l‟histoire, faute de mémoire, les LDM basculent dans l‟excès
mémoriel (Robitaille 2008) :
21
Étrange destinée de ces Lieux de mémoire : ils se sont voulus, par leur démarche, leur
méthode et leur titre même, une histoire de type contre-commémoratif, mais la
commémoration, les a rattrapés […] l‟outil forgé pour la mise en lumière de la
distance critique est devenu l‟instrument par excellence de la commémoration. (Nora
1992b : 977)
Il sera davantage question du trop-plein commémoratif dans la section 3.2.1.
En prêtant flanc à la critique, Nora prend conscience de l‟ampleur de son œuvre et adapte, au
fil des années les LDM par rapport à son projet primaire (Wood 1994 : 141) :
[…] Il fallait aller jusqu‟au bout pour expérimenter si la notion [de lieux de mémoire],
spontanément adaptée aux instruments de la mémorisation, […] née tout entière du
sentiment de la perte et par là empreinte de la nostalgie des choses défuntes, gardait sa
validité heuristique, sa capacité opératoire, sa dynamique de délivrance dans les cas
difficiles où elle devait se retourner sur elle-même, trouver son second souffle,
revitaliser des lieux devenus communs. (Nora 1992a : 15)
Suite aux changements effectués au cours de l‟élaboration des LDM par Nora, l‟œuvre est
qualifiée de « paradoxale » ou d‟« ambigüe », par les uns (Lepeltier 2011) et d‟ « évolutive »,
ou de « volumineuse », par les autres, bien que cette dernière critique sur le volume ait une
signification plus large (Levillian 1993 : 18-20, Schrader, 1994 : 154).
Le poids du volume des LDM se caractérise par sa fonction « descriptive » et « interactive »
selon l‟historienne française Lucette Valensi (1995). Pour l‟historienne française, c‟est une
autre grande œuvre, assimilée à celle de L’histoire de France de Lavisse, par sa qualité, son
volume, sa popularité, bien qu‟elle trouve l‟ensemble trop « répétitif » et « massif » (Valensi
1995 : 1271-1276). En revanche, l‟historien américain Steven Englund (1994 : 143) remarque
que les LDM s‟avèrent « anti-Lavisse » à cause de sa rupture chronologique et de son unité
peu idéologique.
De plus, dans un numéro de février 1993, consacré aux Lieux de mémoire dans le Magazine
littéraire, Ozouf déclare que l‟ouvrage volumineux et délibérément monumental ne suffit pas
à définir les LDM : « L‟originalité des Lieux de mémoire ne tient pas à leur dimension, mais à
leur manière, au traitement différent des questions que suggère le concept de lieu de
mémoire » (Ozouf, cité par Chanet 1993 :22). Cette thèse est confirmée par l‟historien
22
français Alain Corbin (1988 :127), qui les qualifie d‟œuvre « diversifiée » par la nature des
articles, par le côtoiement des générations et par la qualité des contributions. Cependant,
Garcia remarque que la pluralité d‟approches par différents auteurs suscite une difficulté de
lecture :
C‟est cet incessant changement de registre : de l‟analyse à l‟affectif, de l‟objectif
argumenté comme tel au subjectif revendiqué, du descriptif à l‟ontologique qui rend la
lecture des Lieux si complexe, tant il est difficile d‟échapper à la logique globale
proposée par Pierre Nora. (Garcia 2000 : 130)
Dans une vidéoconférence sur les LDM, Vingt ans plus tard, une discussion succédant à la
conférence de Nora sur Les Lieux de mémoire : un programme, une œuvre et sa réception en
2011, Nora se défend face à Valensi du caractère volumineux des LDM par la nécessité
d‟aborder une série de sujets qu‟il ne pouvait pas supprimer faute de cohérence (« Vingt ans
plus tard » s.d.).
Quoi qu‟il en soit, le poids du volume des LDM s‟avère nécessaire pour aborder une panoplie
de sujets, quoiqu‟il existe d‟autres critiques, accusant Nora de ne pas traiter suffisamment de
sujets (voir § 3.1.3).
3.1.2 Le caractère national
Il est clair que les LDM ne sont pas passés inaperçus. Son succès a contribué à ce que l‟État
adopte la notion en l‟ajoutant dans le dictionnaire et à ce que le ministre de la Culture de
l‟époque, Jack Lang, confie à Pierre Nora la campagne pour protéger les lieux de mémoire
nationaux (Wood 1994 : 141). Outre le poids du volume, les LDM ont aussi un caractère
national. Plus qu‟un sujet d‟étude en soi, les LDM ont permis de relancer d‟autres sujets
d‟étude comme la commémoration, le patrimoine et l‟identité (nationale) (Cuesta Bustillo
1998 : 222). Plusieurs termes, comme « identité », « identité collective », « identité
nationale », « nation » sont utilisés pour renvoyer au même débat (Englund 1994 : 151).
Les LDM et l‟identité nationale sont deux notions indissociables (voir § 2.2.), soumises aux
multiples événements commémoratifs entre 1980 et 1990 : l‟année du patrimoine en France
comme en Grande Bretagne (1980), le 50e anniversaire de la Seconde Guerre mondiale (1995)
23
ou encore le 500e anniversaire de Christophe Colomb en Espagne (1992) (De Keizer 2003 :
520).
Les LDM ont permis de revitaliser le sentiment d‟appartenance à la nation, qui provoque
aussi un certain « nationalisme » (Blanchard & Veyrat-Masson 2008). Nora reconnaît lui-
même la tournure patriotique de son projet (Puncel 1999 : 343).
Fortement critiqués comme « trop national », bien que la différence entre « national » et
« nationaliste » ne soit pas toujours constatée (Beaune dans Puncel 1999 : 345), les LDM sont
selon le germaniste Frederick E. Schrader (1994 : 157) au service de « l‟impératif national ».
Toutefois, Nora explique qu‟il propose une « histoire nationale, sans nationalisme » (Schrader
1994 : 161). Autrement dit, les LDM ne « [tomberaient pas] dans les écueils du nationalisme
ou du repli communautaire » (Dosse 2011 : 11).
D‟autres théoriciens, comme Willaime vont jusqu‟à parler d‟une « sacralisation de la nation »
dans les LDM :
La désacralisation politique du religieux s‟est bien accompagnée, dans le cas français,
d‟une sacralisation religieuse du politique. Les cultes révolutionnaires ne sont qu‟un
aspect de cette sacralisation du politique qui parcourt toute l‟histoire de la République
comme en témoignent les nombreux exemples évoqués dans les Lieux de mémoire
[…]. De façon plus générale, il faut noter, qu‟en France, comme le remarque Pierre
Nora […], il y a eu un investissement particulièrement intense du politique dans la
formation de la communauté nationale car l‟être-ensemble français s‟est constitué par
l‟État et de façon très volontariste. C‟est parce que l‟unité de cet être-ensemble ne
repose pas prioritairement sur l‟homogénéité d‟une culture, d‟une langue, d‟une
structure anthropologique, d‟une ethnie, qu‟elle s‟est particulièrement attestée dans la
dimension politique. C‟est parce que la nation française s‟est constituée comme un
vouloir-vivre ensemble, parce qu‟elle s‟est attestée, comme dit Renan, par « le
consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune » et non par
un Volksgeist. (Willaime 1988 : 30)
Autrement dit, la nation (française) s‟est construite à partir de l‟idée d‟un état, c.-à-d., le
territoire et la structure géopolitique (Darviche 2001 :7). Voilà pourquoi, lorsqu‟il s‟agit de
mémoire nationale dans les LDM, il est surtout question de mémoire « républicaine » (surtout
la Troisième République), c.-à-d. la république en tant que structure politique (Wood 1994 :
134).
24
Par ailleurs, Garcia (2000 : 131) voit les LDM sous l‟angle d‟un « roman national », où
l‟historien apporte une vision plus romantique du récit national, bien que Nora conteste, dans
un entretien avec Le Devoir (27 septembre 2008), que « les lieux de mémoire n‟ont rien d‟une
promenade aimable ou poétique dans le jardin du passé » (Robitaille 2008), même s‟il
confirme que « ce n‟est pas un crime d‟aimer la France » (« Vingt ans plus tard » s.d.).
De plus, contrairement à Nora, Schrader pense qu‟il n‟existe pas d‟histoire nationale :
Mais quel cadre national ? Celui d‟avant ou d‟après la Révolution, le national
dynastique ou celui de l‟abstraction révolutionnaire et républicaine ? Ou est-ce qu‟il y
a un cadre national tout court- si oui, lequel ? […] Puisqu‟on vit aujourd‟hui dans un
contexte mondial, véritablement global-ce qui constitue une des raisons du « déclin »
(trop souvent et faussement évoqué) des nations européennes-est-ce que le national a
un sens dans l‟histoire d‟autres pays, d‟autres peuples, dans la grammaire d‟autres
civilisations non-européennes qui, eux aussi, possèdent leurs techniques et leurs lieux
de mémoire spécifiques ? (Schrader 1994 : 158)
Selon Schrader, il est même indispensable de dénationaliser l‟histoire :
Ce que les histoires nationales, de par leurs raisons d‟être, ne peuvent pas avouer c‟est
le fait qu‟elles débordent, non seulement d‟éléments internationaux et supranationaux,
mais aussi et surtout d‟éléments et de structures infranationaux ou tout simplement
non-nationaux. (Schrader 1994 : 162)
Tandis que l‟historien néerlandais Willem Frijhoff (1993 : 62-63) dresse un constat alarmant,
identifiant le caractère national comme « obsessionnel » , voire « dangereux » pour la société
française, comme cela a été le cas par exemple lors du débat sur l‟identité nationale lancé par
Nicolas Sarkozy entre 2007 et 200915
. Il s‟agit d‟un sentiment national qui s‟alimente « d‟un
défaut d‟État douloureusement vécu » (ibid.). Par conséquent, Frijhoff (ibid.) note que les
LDM sont « un indicateur de mémoire nationale », qui risquent de donner lieu à des
crispations identitaires. Autrement dit, les LDM sont un indicateur de la mémoire nationale
française. Dans le chapitre 4, il sera remarqué que la « nation » n‟a pas la même signification
dans d‟autres pays, comme l‟Espagne.
15
Nicolas Sarkozy avait lancé un débat sur l‟identité nationale en France afin de gagner des voix lors des
élections présidentielles en 2007 et afin que l‟UMP gagne aussi des voix lors des élections européennes en 2009.
Par conséquent ce débat a favorisé la montée de l‟extrême droite en France.
25
Le caractère national des LDM fait également obstacle à certains sujets absents dans l‟œuvre.
3.1.3 L‟absence de sujets
Bien que Nora ait consacré 7 volumes aux LDM, près de 130 articles et 5000 pages, il
subsiste toutefois quelques lacunes dans l‟œuvre.
En premier lieu, il est clair que dans une œuvre encyclopédique comme les LDM, il est
impossible d‟aborder tous les sujets, mais selon certaines critiques, un certain nombre de
sujets essentiels restent absents, par exemple la mémoire républicaine dans son ensemble.
Comme il a été déjà brièvement évoqué dans la section 3.1.2, la seule mémoire républicaine,
présente dans les LDM, est la Troisième République (Rudelle 1985 : 182). Bien que
l‟historienne française Odille Rudelle (1985 : 182-183) souligne que la Troisième République
symbolise la période la plus prospère de la République française depuis la Révolution, dans le
cas de l‟enseignement et de l‟expansion économique, il n‟en demeure pas moins vrai que la
Deuxième République et le gouvernement provisoire ont contribué à la Libération et au
suffrage universel et à la Quatrième et la Cinquième République aux droits sociaux.
En second lieu, la critique portant sur l‟absence de la décolonisation dans les LDM provient
surtout des États-Unis et de leurs études sur le post-colonialisme et les minorités (Rothberg
2010 : 7). Il est important de souligner que la décolonisation a entraîné une grande partie de
l‟immigration en France, constituant aujourd‟hui la société et l‟identité française
« multiraciale» (Wesseling 1993 : 278). Valensi (1995 : 1273) ajoute que les LDM n‟ont pas
assez inclus de symboles et d„héritage d‟outre-mer et par conséquent seraient trop français
(voir § 4.1.1). Nora répond à la critique sur l‟absence de la décolonisation en affirmant que la
mémoire coloniale était moins présente (dans les années 80, car l‟état français voulait enterrer
cette période sombre de son histoire et le sujet était encore trop fragile pour en parler dans
son œuvre (« Vingt ans plus tard » 2004).
Dans son dernier volume, Nora se prononce sur l‟ensemble des critiques, faites aux LDM :
Non, c‟était la solution la plus coûteuse, celle qui mobilisait une masse critique de
sujets suffisante pour faire basculer la notion jusqu‟aux frontières du discutable, qui, je
26
m‟en suis convaincu, était dans la droite ligne du projet. Tant pis si l‟entreprise prenait
du retard et du poids. Tant pis si certains des articles manquaient partiellement leur
but ; l‟essentiel était que, pour la majorité, la démonstration soit faite et le pari gagné.
Tant pis si une modeste expérience commencée dans le tâtonnement de séminaire
paraissait s‟achever dans un étalage mégalomaniaque ; les entreprises d‟envergure ne
sont pas de nos jours si fréquentes. (Nora 1992a : 16)
Il ressort de ce résumé et des paragraphes précédents que les LDM ont fait l‟objet de critiques
virulentes, mais que l‟entreprise a su faire preuve d‟ouverture en prenant en considération ces
critiques et en les incorporant à la fin de l‟ouvrage. Outre les réponses aux critiques par les
LDM, il subsiste néanmoins une sévère opinion sur le trop-plein de commémorations et sur
l‟instrumentalisation des LDM.
3.2 LES CONTRIBUTIONS DES LIEUX DE MÉMOIRE VERS UNE MÉMOIRE
INSTITUTIONALISÉE
3.2.1 La boulimie commémorative
Depuis l‟année du patrimoine en 1980 et depuis que le ministre de la Culture et du
Patrimoine16
de l‟époque Jack Lang s‟est servi des LDM de Nora comme référence pour
nourrir sa politique du patrimoine, la politique culturelle française est conditionnée par les
commémorations (Garcia s.d.). Non seulement la France, mais aussi une grande partie de
l‟Europe des années 90, entrent dans « l‟ère des commémorations »17
: la Déclaration
internationale du 6 juin 1991 sur le patrimoine culturel, adoptée à Cracovie, accorde un droit
inaliénable au patrimoine culturel des états membres (Leniaud 1993 : 40).
Il semble que la fin du siècle ait entraîné les Européens, plus précisément les Français, à
adopter un culte obsessionnel de la mémoire (Todorov 2004 : 51). Selon l‟historien et
philosophe français Tzvetan Todorov,
il ne se passe pas de mois sans que l‟on commémore quelque événement
remarquable, au point qu‟on se demande s‟il reste suffisamment de journées
disponibles pour que s‟y produisent de nouveaux événements à commémorer au XXIe
siècle. (Todorov 2004 : 51)
16
Le mot “patrimoine” a été ajouté au ministère français à cette époque. Aujourd‟hui, ce ministère est appelé
« ministère de la Culture et de la Communication ». 17
Titre du dernier chapitre et du dernier volume des Lieux de mémoire (1992:977-1012).
27
Les organisations, institutionnelles comme politiques, ont fortement contribué à l‟émergence
des commémorations. Ainsi, la mémoire n‟appartient plus seulement à la sphère privée, mais
elle devient publique et institutionnalisée par un gouvernement susceptible de
l‟instrumentaliser.
Afin de retracer la politique de la mémoire, notamment le devoir de mémoire et les lois
mémorielles (§ 3.2.2), il semble important de connaître la façon dont la doctrine
commémorative s‟est installée en France.
L‟historien américain Johnston (dans Garcia 1993 : 112) remarque dans son livre Post-
modernisme et bimillénaire (1992) que l‟extension des célébrations du passé est due à trois
éléments : « la volonté d‟affirmation d‟une identité nationale » (voir § 3.1.2), « le goût
postmoderne » ou contemporain de années 80 (voir § 2.1) et « l‟industrie de la
commémoration ». Parmi les nations, connues pour leur politique commémorative, il y a
l‟Allemagne et la France. La France est le précurseur de ce mouvement commémoratif par les
LDM.
Nora consacre le dernier chapitre des LDM à L’ère des commémorations (1992)18
, où il tente
d‟expliquer que les LDM ont « mis la commémoration au centre de ses intérêts » (Nora
1992b : 977) (voir aussi § 3.1.1). Nora ajoute qu‟au moment où la société, et en particulier
l‟État, s‟est intéressé à son œuvre, les LDM sont devenus le moyen de prédilection des
commémorations (ibid.).
Soutenus par le gouvernement Mitterrand au début des années 80, les LDM se démocratisent
(Wood 1994 : 143). Ils deviennent un exemple pour d‟autres LDM « nationaux », c.-à.-d. au
service de l‟État (ibid.). Les activités mémorielles se sont multipliées par la suite : les
anniversaires, dont le bicentenaire de la Révolution française (1989), l‟inauguration de LDM
nationaux, en particulier les monuments aux morts, le musée du Louvre ou encore la BNF19
(ibid.). Bien que Nora avoue ne pas avoir eu l‟intention au début de rendre les LDM une
affaire de commémoration (nationale) : « les commémorations sans objet, le plus vide du
point de vue politique et historique, […] ont été les plus pleines du point de vue de la
18
Lieux de mémoire : les France III (1992 :997-1012). 19
La Bibliothèque nationale de France.
28
mémoire » (Nora 1992b : 988), les LDM sont selon Garcia (2000 : 142), bien à l‟origine de la
doctrine commémorative en France.
Il semble que la France constitue un cas exceptionnel dans les commémorations dues aux
LDM, mais aussi due à leur production effrénée. Selon Gasnier, « rien de ce qui est
commémorable, c‟est-à-dire rien de ce qui peut faire l‟objet d‟un anniversaire n‟est étranger à
la mémoire de la France » (Gasnier 1994 : 92). Todorov ajoute que rien ne semble arrêter la
France de sa « maniaquerie commémorative » et de sa « frénésie de liturgies historiques »
(Todorov 2004 : 51).
À tel point qu‟il existe une panoplie d‟expressions ou d‟œuvres d‟historiens, témoignant de
cette montée de commémorations : Nora (1992) parle de « boulimie commémorative »,
Liauzu (2006) et Dosse (2009) de « tyrannie de la mémoire », Johnston (1992) de « manie
commémorative », Blanchard & Veyrat-Masson (2008) de « guerres de mémoires», ou encore
François (1994) de « frénésie commémorative ». Todorov y consacre même un livre Les abus
de la mémoire (1995) dans lequel il dénonce « une ferveur compulsive, mêlant la nostalgie et
l‟impératif moral » ( Corttret & Henneton 2010 : 9).
Quoique toutes ces expressions témoignent en France d‟une omniprésence de
commémorations, il n‟en demeure pas moins que selon Gasnier, ces commémorations sont
aussi inopérantes, lorsqu‟elles ne représentent qu‟ « une partie des commémorations
françaises » (Gasnier 1994 : 98). LDM ne mentionnent par exemple pas la guerre d‟Algérie
ou la guerre d‟Indochine. Ainsi, une commémoration est la conséquence d‟une action
« délibérée », voulu par des hommes, se basant sur une certaine idée de la France plus ou
moins définie (Raynaud 1994 : 105) : « [le] passé [est] soigneusement trié, certes, mais un
passé quand même, [permettant] de flatter l‟orgueil national et de suppléer à la foi idéologique
déclinante » ( Todorov 2004 : 27-28).
D‟ailleurs, les mots « commémoration » (1) et « patrimoine » (2) ne s‟utilisent plus dans leur
signification primaire à cause de leur emploi massif :
29
(1) commémoration : dans un sens religieux ,« mention que le prêtre fait des morts au
cours de la prière […] »20
, la commémoration devient plus laïque, républicaine,
nationale et patrimoniale, « cérémonie destinée à rappeler le souvenir d‟une
personne, d‟un événement »21
.
(2) patrimoine : il n‟est plus seulement le bien que l‟on possède par héritage en tant
qu‟individu, « biens de famille, biens que l‟on a hérités de ses ascendants »22
, mais
devient surtout le bien qui constitue une communauté, « ce qui est transmis à une
personne, une collectivité, par les ancêtres, les générations précédentes, et qui est
considéré comme un héritage commun »23
.
Cela dit, il semble que l‟État veuille se porter comme l‟unique garant de la mémoire, dans
l‟objectif de toujours pourvoir la communauté française d‟un projet rassembleur (Ory 1993 :
39). Or, même si le rôle étatique est primordial dans la mise en place des commémorations, la
commémoration s‟inscrit avant tout dans le « corps social », c.-à-d., une volonté de la société
française de maintenir son identité à travers le temps (Raynaud 1994 : 112). Autrement dit,
outre la volonté de l‟État, la commémoration est davantage une volonté d‟une communauté.
De plus, il ne faut pas oublier le rôle des médias dans la propagation des commémorations.
Les médias s‟emparent ainsi de chaque événement commémoratif pour mobiliser à grande
échelle tout un pays autour d‟une célébration : la télévision en constitue le meilleur exemple
(Blanchard & Veyrat-Masson 2008 :17-18). Elle propose des débats, des documentaires,
généralement émis par des chaînes publiques, par exemple Secret d’histoire sur France 2
(ibid.). Il y a aussi le cinéma qui en profite, par exemple la sortie des films Indigènes (2006),
évoquant les combattants de l‟Afrique du nord pendant la Seconde Guerre mondiale ou
encore La Rafle (2010), remémorant la rafle du Vel d‟Hiv24
. Ce genre de média autorise aussi
d‟avancer d‟autres modèles que ceux des « mémoires légitimes des États-Nations » (ibid.).
Cette année, dans un genre nouveau, les médias sociaux s‟invitent à participer aux 70e
anniversaire du Débarquement en Normandie ou au centenaire de la Première Guerre
mondiale (Kaufmann 2014).
20
PR. [En ligne] http://pr.bvdep.com/ [29 juin 2014]. 21
PR. [En ligne] http://pr.bvdep.com/ [29 juin 2014]. 22
PR. [En ligne] http://pr.bvdep.com/ [29 juin 2014]. 23
CNRTL. [En ligne] http://www.cnrtl.fr/definition/patrimoine [29 juin 2014]. 24
Abréviation pour le vélodrome d‟Hiver de Paris (1909-1959).
30
De plus, tout comme la mémoire, il existe aussi l‟oubli. Todorov (2004 : 12) signale que,
contrairement à l‟accroissement de la mémoire, il existe
[…] une consommation de plus en plus rapide d‟informations […] [par laquelle] nous
serions condamnés à célébrer allégrement l‟oubli et à nous contenter des vaines
jouissances de l‟instant. La mémoire serait menacée ici, non plus par l‟effacement des
informations, mais par leur surabondance. (Todorov 2004 : 13)
Dans La mémoire, l’histoire, l‘oubli (2000), le philosophe français Paul Ricœur fait
également une très belle synthèse sur l‟oubli, dans laquelle il remarque que l‟oubli est
infiniment lié au pardon :
L‟oubli et le pardon désignent, séparément et conjointement, l‟horizon de toute notre
recherche. Séparément, dans la mesure où ils relèvent chacun d‟une problématique
distincte : pour l‟oubli celle de la mémoire et de la fidélité au passé ; pour le pardon,
celle de la culpabilité et de la réconciliation avec le passé. Conjointement, dans la
mesure où leurs itinéraires respectifs se recroisent en un lieu qui n‟est pas un lieu et
qui désigne mieux le terme d‟horizon. Horizon d‟une mémoire apaisée, voire d‟un
oubli heureux. (Ricœur 2000a : 536)
De plus, Todorov ajoute que la commémoration n‟ a aucune « légitimité tant qu‟on ne précise
pas à quelle fin on compte l‟utiliser » (Todorov 2004 : 52) (voir § 3.2.2). Il sera davantage
question de la relation entre mémoire, oubli et pardon (amnistie) dans la politique de mémoire
espagnole dans la section 4.2.
En conclusion, il résulte des paragraphes précédents que la commémoration est typiquement
française grâce aux LDM. La commémoration a également besoin d‟une légitimité de la
communauté, même si elle est sélectionnée de façon arbitraire, et finalement les médias jouent
aussi un rôle important dans sa propagation.
3.2.2 Le devoir de mémoire et les lois mémorielles
Suite à une obsession commémorative qui caractérise la France, une mémoire politisée va se
mettre en place. Les LDM de Nora ont servi d‟exemple à l‟État pour désigner ses propres
LDM « nationaux » (voir également § 3.2.1). Toutefois, les LDM ne sont « pas un manifeste
31
pour une politique, mais une œuvre analytique qui peut donner lieu à une politique de
mémoire » (Wood 1994 : 147, notre traduction).
Face à une institutionnalisation de la mémoire, par le biais de commémorations nationales,
donc officielles, le risque existe que cette mémoire soit aussi instrumentalisée, surtout par la
politique. Dans les paragraphes suivants, il s‟agira du néologisme « devoir de mémoire » et
des « lois mémorielles ».
Le « devoir de mémoire » est une expression assez récente, provenant du titre d‟un livre de
Primo Levi Le devoir de mémoire (1983), mais la notion est utilisée de façon récurrente à
partir des années 90 (Ledoux 2009 : 1-3). Cristallisé autour de la Shoah25
, le devoir de
mémoire est d‟abord utilisé en tant que signe de témoignage de ce crime contre l‟humanité
(ibid.). Étendu ensuite à d‟autres événements traumatiques, essentiellement « victimaires »,
comme le génocide ou la colonisation, le devoir de mémoire se porte sur une relation au
passé entre « la morale » et « l‟affectif » (Guivarc‟h s.d.). L‟élément victimaire est une des
trois composantes ( les deux autres sont la conscience de crise et le nouveau regard sur
l‟oubli) du devoir de mémoire remarque l‟historien Sébastien Ledoux (2009 : 4). Dans Penser
le devoir de mémoire, le philosophe québécois Emanuel Kattan associe aussi le devoir de
mémoire au rôle de victime parle même de « concurrence des victimes » (Kattan 2002 : 70-
71, cité par Burtin 2004 :372).
Pour Kattan, « la notion [est] incontournable du discours politique et intellectuel français »
(Kattan 2002 : 3, cité par Burtin 2004 :372). Elle concerne surtout la Shoah et la période
vichyste (Burtin, 2002 :372). Par conséquent, Kattan indique que la notion permet à l‟État
d‟instrumentaliser la mémoire historique pour nourrir sa politique (Burtin 2004 : 373). De
même que l‟oubli peut servir d‟instrumentalisation pour l‟État dans le cas de l‟Espagne (voir
§ 4.2.2).
L‟historien français Sébastien Ledoux tente également de définir le devoir de mémoire
comme « un archétype langagier qui aurait formalisé les représentations des individus sur le
présent comme sur le passé, suggérant cela même des pratiques sociales spécifiques »
25
Mot d‟origine hébreu, désignant l‟extermination des 6 millions de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Utilisé plus fréquemment en France que le mot holocaust.
32
(Ledoux 2009 : 1). Ledoux constate aussi que la notion est « paradoxale » : d‟un côté, il existe
le devoir (moral) du souvenir du passé en tant que tel et de l‟autre, il y a le devoir de corriger
« l‟ordre social par la remémoration » (Ledoux 2009 : 5).
Dans une autre définition du « devoir de mémoire » donnée par Burtin, le devoir de mémoire
« serait l‟exhortation à ne pas oublier les crimes du passé afin que ces derniers [les crimes du
passé] ne puissent se rejouir [sic] dans nos sociétés contemporaines » ( Burtin 2004 : 372).
En considérant que le devoir de mémoire est une conséquence du trop-plein commémoratif, il
« constitue » selon Ricœur « à la fois le comble du bon usage et celui de l‟abus dans
l‟exercice de la mémoire » (Ricœur 2000a : 106). Ricœur précise en faisant la distinction,
dans un article L’écriture de l’histoire et la représentation du passé, repris ensuite par le
journal Le Monde, le 15 juin 2000, entre le « travail de mémoire » et le « devoir de
mémoire » :
[…] Le devoir de mémoire est aujourd‟hui volontiers convoqué dans le dessein de
court-circuiter le travail critique de l‟histoire, au risque de refermer telle mémoire, de
telle communauté historique sur son malheur singulier, de la figer dans l‟humeur de la
victimisation, de la déraciner du sens de la justice et de l‟équité. C‟est pourquoi je
propose de dire travail de mémoire et non devoir de mémoire. (Ricœur 2000b : 736)
L‟article de Ricœur a suscité beaucoup de controverses en France, car il semblait, comme
Kattan, vouloir détacher le terme du devoir de mémoire de la Shoah, bien que Ricœur ait
surtout voulu mettre le doigt sur un autre sujet épineux, à savoir le rôle de l‟historien de juger
ou pas en bien ou en mal sur un événement traumatique (Laignel Lavastine 2005). « Il
importe de ne pas tomber dans le piège du devoir de mémoire » ajoute Ricœur (2000b : 735).
Le devoir de mémoire fonctionne comme baromètre de l‟état de santé d une société : il est
omniprésent dans le discours public et dans les institutions, mais il est surtout reconnu
officiellement par la loi française (ibid.). Selon Rémond (2006 : 766), le souvenir devient non
seulement une obligation morale, mais aussi juridique.
Une fois de plus, l‟État ne cesse de prendre part à la mémoire, d‟abord par des LDM
nationaux, des commémorations nationales et enfin par des lois, dite « mémorielles ».
33
La notion « loi mémorielle » quant à elle, apparaît pour la première fois lors de l‟application
de la loi Gayssot, la loi n°90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste,
antisémite ou xénophobe et dont l‟article 9 stipule l‟interdiction du négationnisme (Gouëset
2011) :
Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l‟article 24 ceux qui auront
contesté, par un des moyens énoncés à l‟article 23, l‟existence d‟un ou plusieurs
crimes contre l‟humanité tels qu‟ils sont définis par l‟article 6 du statut du tribunal
militaire international annexé à l‟accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été
commis soit par les membres d‟une organisation déclarée criminelle en application de
l‟article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une
juridiction française ou internationale. (Article 9 de la loi du 13 juillet 1990)26
Bien que la notion « loi mémorielle » n‟ait pas de définition juridique précise, à cause du
caractère parfois peu normatif (comme la loi sur le génocide arménien) ou du caractère
« historicide » (Kerviche 2008 : 2), elle se définit par les dispositions prises dans chacune de
ces lois (Kerviche 2008 : 4). La loi mémorielle est aussi caractérisée dans un rapport sur les
questions mémorielles de l‟Assemblée Nationale comme
un événement du passé, non pour punir rétroactivement ses auteurs mais pour établir
entre le passé et le présent un lien de « reconnaissance », dans toutes les significations
de ce mot : le constat d‟une réalité, l‟expression d‟une gratitude ou au contraire la
contraction d‟une dette. (« Rapport d‟information sur les questions mémorielles »
2008 :22)
Les lois mémorielles françaises font partie d‟une série de quatre lois : la loi sur le génocide
arménien (1), la loi Taubira (2) la loi Mékachera (3) et la loi Gayssot (4). Ces quatre lois
ensemble ont en commun un fait historique, soit un génocide soit une colonisation, mais se
distinguent chacune par leur fonction ( Garibian 2005 : 4.) :
(1) La loi du 29 janvier 2001 sur le génocide arménien: ressemble plus à une
déclaration officielle qu‟à une véritable loi (qui pénalise) : elle a jusqu‟en 2006
seulement une fonction déclarative, autrement dit, elle n‟empêche pas le travail de
l‟historien et n‟impose pas de punition juridique (Garibian 2005 : 5). Elle déclare
26
L‟article 9 de la loi du 13 juillet 1990 insère l‟article 24bis de la loi du 29 juillet 1881.
Légifrance, le service public de la diffusion du droit [En ligne]
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000532990&dateTexte=&categorieLien
=id [3 juillet 2014].
34
en 2001 seulement la reconnaissance du génocide arménien de 1915 commis par
l‟Empire ottoman27
. Cette loi n‟a pas interdit la négation du génocide jusqu‟en
2006, où elle prévoit deux autres articles qui punissent la négation, par le biais de
l‟article 24bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (Article 2 et 3
du 29 janvier 2001)28
. La loi a été finalement votée en janvier 2012 par le Sénat
(« Génocide arménien : la loi adoptée »2012). Toutefois, elle est fortement
critiquée comme communautariste, en particulier parce que la France n‟a pas
connu de génocide arménien. Cette loi représente donc la communauté arménienne
vivante en France (Klarsfeld 2012). Ainsi, la question pourrait se poser sur la
valorisation d‟une communauté dont on reconnaît formellement le génocide au
détriment d‟autres évènements historiques (comme le génocide rwandais).
(2) La loi Taubira : ou la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite
et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, a une fonction normative
(Garibian 2005 : 5), à savoir une prohibition de la haine raciale et une soumission
de l‟histoire de l‟esclavage dans les programmes scolaires et de recherche (Article
1, 2, 4 et 5 de la loi du 21 mai 2001)29
.
(3) La loi Mékachera : ou la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la
Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, reconnaît non
seulement tous les « harkis »30
et autres combattants servant sous le drapeau
français, mais octroie aussi une indemnisation à ces anciens combattants (Article 1
et 13 de la loi du 23 février 2005)31
. Sévèrement critiqué par une pétition, appelée
Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle, l‟article 4 de cette loi
démontre le caractère impérialiste : « les programmes scolaires reconnaissent en
27
Article unique de la loi 2001-70 du 29 janvier 2001.
Légifrance, le service public de la diffusion du droit [En Ligne]
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;?cidTexte=JORFTEXT000000403928&dateTexte=vig [4 juillet
2014]. 28
L‟assemblé nationale [En ligne] http://www.assemblee-nationale.fr/12/ta/ta0610.asp [4 juillet 2014]. 29
Légifrance, le service public de la diffusion du droit [En ligne]
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000405369&dateTexte=&categorieLien
=id [4 juillet 2014]. 30
Des combattants de l‟armée française, issus des anciens départements français en Algérie, au Maroc et en
Tunisie. 31
Légifrance, le service public de la diffusion du droit [En ligne]
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000444898&dateTexte=&categorieLien
=id [4 juillet 2014].
35
particulier le rôle positif de la présence française en outre-mer » (« Rapport
d‟information sur les questions mémorielles » 2008 : 21). La pétition réclame
l‟abrogation de cette loi (ibid.). Finalement, une partie de l‟article 4 a été abrogée
en janvier 2006, suite à cette pétition (Décret n°2006-160 du 15 février 2006)32
.
(4) La loi Gayssot ou la loi du 13 juillet 1990 : est la loi mémorielle la plus normative,
par son caractère pénal particulier (Garibian 2005 : 5) Cette loi, connue comme la
loi anti-négationniste et limitant la liberté d‟expression, en introduisant l‟article
24bis dans la loi sur la liberté de la presse (Article 24bis de la loi du 29 juillet
1881)33
, restreint la liberté d‟expression dans les propos racistes, antisémites et
xénophobes (Article 1 et 2 de la loi du 13 juillet 1990)34
, bien que cette loi semble
controdire les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l‟homme et du
citoyen35
(DDHC) et l‟article 10 de la Convention européenne des droits de
l‟homme36
(CESDH) qui garantit en France la liberté des opinions sans troubler
l‟ordre public et sans abuser de cette liberté (Garibian 2005 : 13). Toutefois, la loi
Gayssot succombe parfois à la pression de la liberté d‟expression, comme dans
l‟affaire de l‟humoriste Dieudonné37
, dans laquelle celui-ci a su par l‟appuie de
l‟opinion publique donner raison à une liberté d‟expression « absolue » dans
l‟humour (Marin 2014).
Force est cependant de constater qu‟après la loi Mékachera (2005), le débat sur les lois
mémorielles est lancé, concernant l‟intervention de la loi dans le travail de l‟historien et la
restriction de la liberté d‟expression (Garibian 2005 : 1-2).
32
Légifrance, le service public de la diffusion du droit [En ligne]
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000264006&dateTexte= [4 juillet 2014]. 33
Légifrance, le service public de la diffusion du droit [En ligne]
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006070722&dateTexte=vig [4 juillet
2014]. 34
Légifrance, le service public de la diffusion du droit [En ligne]
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000532990&categorieLien=id [4 juillet
2014]. 35
Ministère de la Justice [En ligne] http://www.textes.justice.gouv.fr/textes-fondamentaux-10086/droits-de-
lhomme-et-libertes-fondamentales-10087/declaration-des-droits-de-lhomme-et-du-citoyen-de-1789-10116.html
[5 juillet 2014]. 36
CESDH [En ligne] http://www.echr.coe.int/Documents/Convention_FRA.pdf [4 juillet 2014]. 37
Humoriste français, connu pour ses sketchs provocateurs, dont celui de 2003, où il imite un colon israélien.
Suite à ce sketch, il a été accusé d‟antisémitisme. La plupart de ces spectacles ont été interdits en France.
36
Une poignée d‟historiens, menée par l‟historien français Claude Liauzu, se réunit pour signer
une pétition, le 2 décembre 200538
, pour lutter contre l‟intrusion politique dans le domaine de
l‟histoire, qui empêcherait ces historiens de faire leur travail (Garibian 2005 : 2), bien que
Ricœur l‟ait déjà énoncé dans son article L’écriture de l’histoire et la représentation du passé
(2000). Cette pétition, tentant en vain d‟éliminer les quatre lois mémorielles, mentionne
clairement que « dans un État libre, il n‟appartient ni au Parlement ni à l‟autorité judiciaire de
définir la vérité historique. La politique de l‟État, même animée des meilleurs intentions, n‟est
pas la politique de l‟histoire » (« Liberté pour l‟Histoire » 2005).
Dans le cas de la liberté d‟expression, il semble selon le juriste français Laurent Pech (2012 :
3), nettement plus difficile de se lancer dans la recherche de la vérité historique, sans avoir
recours à la liberté d‟expression. Tandis qu‟une autre juriste Sévane Garibian (2005 : 14-16)
trouve que les lois mémorielles ne sont, ni une contrainte à la liberté d‟expression, telle
qu‟elle se définit dans l‟article 10 de la CESDH, ni une contrainte à l‟objectivité du travail de
l‟historien, puisque ces lois ne jugent pas le fait de penser différemment, mais le fait de
démentir un fait historique.
Toutefois le débat sur la place de l‟histoire au sein du système judiciaire français reste ouvert,
tandis que dans d‟autres pays comme en Espagne, il n‟est pas encore question de « devoir de
mémoire », mais seulement de « droit » à la mémoire (voir § 4.2).
En conclusion, les commémorations et les lois mémorielles, assimilées dans le processus du
devoir de mémoire, présentent la mémoire comme un reflet de la volonté de l‟État et de ce
fait, instrumentalisent la mémoire collective d‟un pays. Si en France, le trop-plein de
mémoire, par le biais des LDM, persiste pour ne pas oublier le passé, en Espagne par contre,
le passé a été volontairement oublié sur la scène publique pour ne pas se souvenir de son
passé dictatoriale, ce qui explique aussi le manque de LDM « espagnols » ( voir § 4.2).
Dans le prochain chapitre, il sera question de la transposition des LDM en Espagne.
38
La pétition « Liberté pour l‟Histoire » a été adressée au Parlement et publiée dans les journaux comme Le
Monde ou Libération. Elle est signée entre autre par Pierre Nora, Jacques Julliard ou encore Pierre Vidal-Naquet.
37
4 ADAPTATION EN ESPAGNE
Ce chapitre comporte deux parties. La première partie abordera la problématique de
l‟exportation des LDM, plus particulièrement en Espagne : la légitimité française, la
traduction d‟une référence culturelle et l‟adaptation des LDM dans un contexte socio-
historique différent, tel que l‟Espagne (§ 4.1). La seconde partie concernera les particularités
de la mémoire « espagnole » dans le cadre de ses « LDM » (§ 4.2).
4.1 LES LIEUX DE MÉMOIRE SONT-ILS EXPORTABLES ?
4.1.1 Une notion élaborée dans un contexte français
Dans un article La notion de « lieu de mémoire » est-elle exportable ?, publié dans le livre de
Pim den Boer et al., Lieux de mémoire et identités nationales (1993), Pierre Nora se pose la
question de savoir si les LDM peuvent s‟appliquer à d‟autres contextes nationaux, question
qu‟il s‟était déjà posée avant que l‟entreprise ne s‟achève en 1992, lors d‟une conférence
internationale sur l‟identité culturelle européenne en 1988 à Paris (den Boer et al. 1993 : vii).
Nora avait des appréhensions sur l‟exportabilité de son concept. La raison pour laquelle Nora
n‟est pas confiant sur une transposition des LDM, est, comme il a été remarqué dans les
chapitres 2 et 3, que son intention initiale était d‟établir un inventaire sur l‟héritage national
français, en d‟autres mots, de concevoir une mémoire de la nation française.
Toutefois, le succès des LDM, surprenant son fondateur comme ses coauteurs, est
international (Nora 1993 : 3). Plusieurs traductions de l‟ouvrage ont paru en Europe et outre-
Atlantique : Erinnerungsorte Frankreichs (2005)39
en l‟allemand et Rethinking France (2001-
2010)40
en l‟anglais, qui est précédé de Realms of Memory (1996-1998)41
, une compilation
d‟articles des LDM en 3 volumes. Il s‟agit bien ici de traductions de l‟œuvre et non pas de
leurs adaptations, même si l‟adaptation de Deutsche Erinnerungsorte (2001)42
ait lieu avant la
traduction des LDM de Nora, confirme déjà que « la notion paradigmatique » des LDM
39
Traduit par Étienne François. L‟adaptation des LDM allemands, Deutsche Erinnerungsorte (2001), apparaît
avant la traduction de François. 40
Traduit par David P. Jordan et Mary Seidman Trouille. 41
Traduit par Arthur Goldhammer. 42
FRANCOIS, E. (Éds.).(2001). Deutsche Erunnerungsorte (Band 1).
38
réussit à décrire « une réalité différente et par conséquent, une conception différente de la
nation» (Manikowska et al. 2012 : 155, notre traduction).
Parmi les critiques évoquées dans la section 3.1, il en manque une, qui est essentielle dans
cette problématique des LDM : la « spécificité française », une spécificité déjà énoncée par
son caractère national (voir § 3.1.2). Cette spécificité française s‟est consolidée au moment de
la création des LDM en se liant aux faits sociaux et historiographiques, qui sont précisément
français (voir § 2.1). Signifie-t-il que « les lieux de mémoire appliqués sur la France et le
passé de la France en se basant sur l‟histoire exceptionnelle de la France » (den Boer 2005 :
51, notre traduction) ne peuvent avoir d‟équivalent ?
Il s‟avère que de nombreux pays se sont lancés dans un projet comparable aux LDM :
l‟Allemagne tente l‟expérience avec son premier volume de Deutsche Erinnerungsorte en
2001, qui se focalise davantage sur la diversité que sur l‟uniformité, contrairement à la France
(Manikowska et al. 2012 : 155). L‟Italie avec ses I luoghi della memoria43
, dont le premier
volume sort en 1996, ressemble fort aux LDM de l‟Allemagne, à savoir l‟absence
d‟uniformisation ou de centralisation de l‟État (Isnenghi s.d.). Aux Pays-Bas, le livre de
l‟historien néerlandais Pim den Boer et al., Lieux de mémoire et identités nationales (1993),
analyse les LDM et les assimile au contexte européen, mais les Plaatsen van herinnering
(2005-2007)44
de Wesseling marquent véritablement le début d‟un projet néerlandais. La
Belgique aussi se lance dans ses LDM : België, een parcours van herinnering45
(2008) sous la
direction de Tollebeek, tandis qu‟en Espagne, une équipe de Salamanque, menée par Josefina
Cuesta Bustillo, tente de travailler sur LDM franquistes (Nora 1994 : 188). Il y a même eu des
tentatives à l‟échelle européenne avec Lieux de mémoire européens (2012) de François et
Serrier et Europäische Erinnerungsorte (2012) de den Boer et Durchardt. Selon den Boer et
al., l‟Europe aurait « besoin des lieux de mémoire : pas comme moyens mnémotechniques
pour identifier seulement des corps mutilés, mais pour faire comprendre, pardonner et
oublier » (den Boer et al. 1993 : 29).
Il est nécessaire d‟observer, comme dans la section 2.2, que les LDM sont non seulement une
notion, mais aussi une méthodologie. Lorsque Nora parle d‟une « spécificité française »,
43
ISENGHI,M.(1996-1997). I luoghi della memoria. Roma-Bari: Laterza. 44
WESSELING,H.(2005-2007). Plaatsen van herinnering. Amsterdam:Bert Bakker. 45
TOLLEBEEK,J.(2008). België, een parcours van herinnering. Amsterdam:Bert Bakker.
39
affirmée jusqu‟en 200246
, il s‟agit de l‟origine de la notion, comme de la méthodologie (den
Boer 2005 : 51). Il est important de rappeler que cette méthode des LDM consiste en un
principe mnémotechnique, permettant de mémoriser grâce à un endroit connu, et englobant
toutes les caractéristiques de la notion (des LDM) (voir § 2.2.).
D‟un autre côté, il semble que Nora, outre ses appréhensions sur l‟exportation des LDM, ne
soit pas cohérent dans son discours sur la spécificité française. Dans la revue historique Le
Débat de 1994, Nora déclare qu‟ « en matière de mémoire, il n‟y a pas „d‟exception
française‟ » (Nora 1994 : 188). Il ajoute qu‟
il apparaît de plus en plus évident que l‟entreprise française ne peut que représenter
une référence difficilement contournable, par rapport à laquelle les historiens étrangers
confrontés au même type de problèmes vont être inévitablement amenés à se définir,
en soulignant les différences et les ressemblances. (ibid.)
Nora prône pourtant aussi la spécificité française des LDM dans le cadre de l‟identité
européenne et d‟éventuels LDM européens (Rousso 2004 : 7). Voici ce qu‟il dit :
ce qui compte, c‟est le type de rapport au passé et la manière dont le présent l‟utilise et
le reconstruit ; ce ne sont pas les objets, qui ne sont que des indicateurs et des signes
de piste. Il se trouve que la France, États-Nation par excellence, a connu à la fois une
exceptionnelle continuité et une brutale rupture de cette continuité avec l‟expérience
révolutionnaire. Il se trouve que cet État national a solidifié la richesse de son
répertoire historique dans un système mythico-politique, dans des strates
historiographiques, dans des types de paysage, dans un imaginaire de traditions […]
qu‟un choix judicieux permet de quadriller et que l‟analyse historienne permet
aujourd‟hui de disséquer. Il se trouve, enfin et surtout, que dans le grand basculement
[…] d‟un modèle de nation à un autre, la France a vécu le passage décisif d‟une
conscience historique de soi à une conscience patrimoniale, qui suppose un mélange
de familiarité et d‟étrangeté où la recherche des lieux de mémoire et des symboles de
l‟identité trouve sa vraie justification, et même sa nécessité. (Nora 1993 : 10)
L‟historien allemand Gerd Krumeich, dans un article du Magazine littéraire, consacré aux
LDM, confirme aussi l‟aspect exceptionnellement français des LDM, surtout vis-à-vis de
l‟étranger : « les Lieux de mémoire sont devenus une institution historiographique en France,
et pour nous, à l‟étranger, une ambassade de l‟Histoire de France » (Krumeich 1993 : 52).
46
Nora éprouvera des appréhensions sur l‟exportation des LDM jusqu‟en 2002, lors d‟un Congrès international
sur “European lieux de mémoire” à Londres, le 5 au 7 juillet 2002.
40
Tandis que dans la même revue, l‟historien Gilles Pécout remarque le danger de cette
spécificité française :
le danger d‟expliquer la France par la France et de faire d‟elle tout entière un lieu de
mémoire bien présent à l‟esprit de son éditeur se rattache à cet ordre d‟idées. Les
Lieux de mémoire deviendraient une célébration idéologique et historiographique de la
France […]. (Pécout 1993 : 55)
Au final, dans un entretien pour la Revue internationale d’éducation de Sèvres, Nora admet
qu‟il s‟est trompé sur les LDM :
En cela, je me suis carrément trompé et j‟ai été très surpris de voir que la notion
rebondit à l‟étranger- au point même d‟être copiée récemment en Italie de manière
discutable- et qu‟on dénombre à l‟heure actuelle quantité de projets en Allemagne, en
Espagne, aux États-Unis, en Russie, en Israël… En comparant ce qui se passe dans les
différents pays, j‟ai l‟impression que nous voyons émerger une loi de la mémoire qui
se manifeste par une vague mémorielle de fond. (Nora, cité par Colliot-Thélène et al.
1997 : 58)
Cependant, Rousso remarque que les adaptations étrangères des LDM finiront « par
transformer le sens même de la notion originelle » (Rousso 2010 : 23), par exemple par les
expériences fascistes en Allemagne et en Espagne ou par les expériences communistes dans
les pays de l‟Est. En d‟autres mots, dans chaque pays qui a connu une profonde rupture dans
sa société, la notion des LDM est aperçue différemment (ibid.) Lavabre (2007 : 142) ajoute
qu‟il existe un « décalage théorique », mais aussi un « décalage historique » selon l‟ordre des
événements fondateurs de chaque pays.
Les paragraphes précédents illustrent les LDM sont une notion élaborée dans un contexte
français, capable de dépasser le cadre national et dans certains cas de s‟adapter selon le
contexte socio-historique de chaque pays.
4.1.2 Problème de traduction
La notion « lieu de mémoire » a connu, en France comme à l‟étranger, beaucoup d‟écho :
plusieurs traductions et plusieurs approches empiriques et méthodologiques ont plus ou moins
41
réussies. Il y a toutefois une question qui se pose lorsqu‟une « référence culturelle » ou une
« realia », comme les LDM, s‟applique en dehors de son contexte d‟origine: comment la
traduire ?
Selon la définition de Diederik Grit, les références culturelles ou « realia » sont les termes
utilisés pour désigner
a) les phénomènes concrets et uniques ou les concepts catégoriels qui sont spécifiques
à un certain pays ou à une aire culturelle et qui n‟ont pas d‟équivalent (ou qui ont au
maximum un équivalent partiel) ailleurs et b) les termes qui sont employés pour
exprimer ces phénomènes ou concepts. (Grit 1997 : 42, notre traduction)
Pour la traduction d‟une référence culturelle, Grit (2004 : 281-284) propose un certain nombre
de stratégies de traduction, dont le maintien du référent étranger, le calque, une traduction
littérale ou encore l’adaptation, substituant la référence culturelle par une autre dans la langue
cible.
Dans le cas de la traduction de LDM, il est important de savoir qu‟il s‟agit d‟un néologisme,
d‟origine latine, « loci memoriae » (den Boer 2008 :19). L‟origine latine de ce néologisme
insinue qu‟il y aurait une distinction entre les langues romanes et les langues germaniques
dans la traduction des LDM (den Boer 2008 : 22).
Les langues romanes trouveraient plus facilement un équivalent à travers la stratégie du
calque, par exemple luoghi della memoria dans la version italienne (ibid.). Dans les langues
germaniques, comme l‟allemand ou le néerlandais, en revanche, il est plus difficile de
« calquer » la notion (den Boer 2008 : 22). Par conséquent, la stratégie de l’adaptation semble
plus appropriée pour ces langues, comme Deutsche Erinnerungsorte pour l‟allemand ou
Parcours van herinnering pour le néerlandais (voir § 4.1.1). Dans le cas du néerlandais, outre
le fait que le « lieu » est remplacé par le mot (d‟origine française) « parcours », le mot
« mémoire » pose davantage problème : il est remplacé par le mot « herinnering » qui veut
dire « souvenir »47
, tandis que la traduction de « mémoire » en néerlandais est « geheugen »48
(den Boer 2008 : 23). Comme le verbe néerlandais « herinneren » provient de « erinneren »49
,
47
Van Dale Elektronische grote woordenboeken Frans versie 5.0. (2009). [Cd-rom]. 48
Van Dale Elektronische grote woordenboeken versie 5.0. (2009). [Cd-rom]. 49
GTB. [En ligne]. http://gtb.inl.nl/iWDB/search?actie=article&wdb=WNT&id=M025525 [16 juillet 2014].
42
une forme plus ancienne du néerlandais, d‟origine allemande, qui à son tour provient du latin
« revocare in memoriam »50
, en d‟autres mots, « se remémorer »51
, le mot « herinnering », c.-
à-d. « souvenir » a une lointaine relation avec le mot « mémoire » (ibid.).
De plus, il paraît, selon den Boer (ibid.), que la traduction de LDM résulte difficile au niveau
conceptuel et de la définition, même si selon Pécout (1993 : 54), la notion serait plus
facilement traduisible, puisqu‟elle est utilisée de manière métaphorique dans l‟ensemble
historiographique de l‟entreprise. Un autre historien néerlandais Willem Frijhoff ajoute que
chaque pays dispose de « structures de rappel collectives » (Frijhoff, cité par Nora 1994 :
188).
Force est aussi de constater que selon Nora, « ni l‟anglais, ni l‟allemand, ni l‟espagnol ne
peuvent lui [sic] donner d‟équivalent satisfaisant » (Nora 1993 : 4). Selon Nora, « cette
difficulté à passer à d‟autres langues n‟indique-t-elle pas déjà une matière de spécificité ? »
(ibid.). Or, il admet que, malgré la difficulté qui consiste à traduire le néologisme français, les
LDM ont en commun « [des] points d‟articulation d‟un système symbolique d‟appartenance,
le résidu visible d‟un passé devenu invisible, et plus vivant encore de ce qu‟il véhicule de
mort » (Nora 1994 : 188-189). La question est de savoir par conséquent si ce « système
symbolique » peut s‟appliquer à un autre contexte national.
Par ailleurs, la notion des LDM semble disposer d‟une « élasticité » ou d‟une « flexibilité »,
qui permet d‟être opérationnelle dans d‟autres contextes nationaux, malgré sa spécificité
française (Cuesta Bustilo 1998 : 218-219).
Qu‟en est-il de la traduction espagnole ? L‟historienne espagnole Josefina Cuesta Bustillo
(1998 : 219)52
a traduit les LDM par « lugares de la memoria » en appliquant la stratégie du
calque, bien qu‟une traduction espagnole soit impossible d‟après Nora, comme il a été
mentionné ci-dessus. Toutefois, cette traduction maintient selon Cuesta Bustillo (ibid.), le
sens historiographique de la notion, mais ne tire aucun avantage du concept originel,
autrement dit, la version espagnole ne se focalise pas sur le concept, mais plutôt sur la
50
GTB. [En ligne]. http://gtb.inl.nl/iWDB/search?actie=article&wdb=WNT&id=M025525 [16 juillet 2014]. 51
Etymologiebank.nl [En ligne]. http://www.etymologiebank.nl/trefwoord/herinneren [16 juillet 2014]. 52
Elle est une ancienne étudiante de Pierre Nora et sa fervente disciple.
43
méthodologie. Cuesta Bustillo ajoute qu‟elle préfère « la transparence du référent
méthodologique, déjà expérimentée par Nora » (Cuesta Bustillo 1998 : 218, notre traduction).
Il importe de noter que, outre le terme de « lugares de la memoria», le terme de « depósitos de
la memoria » avait été utilisé (Cuesta Bustillo 1998 : 218-219). « Depósito » signifirait
« posición o colocación en un sitio»53
, autrement dit « localisation d‟un lieu »54
, alors que le
sens de « lugar » semble plus large, à savoir « [ l‟] objet d‟étude de l‟historien, mais aussi [ l‟]
instrument cognitif pour son analyse » (Cuesta Bustillo 1998 : 219, notre traduction). Il sera
davantage question de « depósitos » de la mémoire dans le contexte des LDM franquistes à
partir de la section 4.2.2.
Dans les paragraphes suivants, il s‟agira de la difficulté d‟adaptation des LDM, mentionnée
dans les publications espagnoles peu nombreuses (§ 4.1.3) et par la suite, il sera question de la
particularité de la mémoire « espagnole » dans le contexte de leurs propres LDM (§ 4.2).
4.1.3 Problème d‟adaptation en Espagne
Outre l‟usage conceptuel et méthodologique, étant parfaitement dissociables, il existe
également d‟autres facteurs d‟influence, comme l‟aspect multidisciplinaire des LDM :
sociologique, anthropologique, symbolique, politique, historique … (Cuesta Bustillo 1998 :
221, Labanyi 2005 : 173). Certains de ces éléments ne figurent pas dans la transposition des
LDM de l‟Espagne (Cuesta Bustillo 1998 : 218-219). L‟aspect conceptuel, méthodologique et
multidisciplinaire est susceptible d‟influencer l‟adaptation de LDM dans quelconque contexte
national. Qu‟en est-il de l‟adaptation de la notion des LDM en Espagne?
Dans la section 4.1.2, Cuesta Bustillo a déjà fait remarquer que la notion « passe d‟une
définition théorique à une expérimentation multiple et variée » (Cuesta Bustillo 1998 : 216,
notre traduction). Pour l‟historienne espagnole, les LDM semblent être « plus une méthode
qu‟un concept » (Cuesta Bustillo 1998 : 218, notre traduction).
Elle ajoute qu‟il pourrait s‟agir d‟une nouvelle approche analytique :
53
Clave. (2009). [Cd-rom]. 54
Notre traduction.
44
[Il ne s‟agit] pas tant d‟analyse des faits et de sa mémoration, que des traces laissées ;
[…] pas tant d‟identifier les déterminants, que des causes ; pas tant d‟identifier une
tradition, que de la manière dont elle se transmet ; pas tant d‟analyser le passé de façon
univoque et linaire, que d‟identifier et de redéfinir [le passé] comme un exemple [pour
demain]. (Cuesta Bustillo 1998 : 221, notre traduction)55
Bien que Cuesta Bustillo fasse entrer la notion des LDM en Espagne dans les années 90, la
traduisant par lugares de la memoria, la notion n‟a pas trouvé un écho favorable en Espagne.
Dans les paragraphes suivants seront abordés des publications espagnoles, qui confirmeront la
réticence en Espagne vis-à-vis des LDM.
En 1994, une équipe de Salamanque, menée par Gérard Namer et Josefina Cuesta Bustillo
tente une étude sur des LDM franquistes (Cuesta Bustillo 1998 : 223). Dans la même année
apparaît un article dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine de Stéphane
Michonneau intitulé Un lieu de mémoire barcelonais : le monument au docteur Robert56
, une
analyse d‟un monument, ressemblant à l‟analyse des LDM (Cuesta Bustillo 1998 : 223).
D‟ailleurs, cet article sera à la base d‟une œuvre ultérieure de Michonneau Barcelona,
memòria i identitat (2002)57
, permettant ainsi « la possibilité d‟une histoire de la mémoire »
(Michonneau 2007 : 9) . Par conséquent, avant 1994 la notion semble peu inconnue en
Espagne.
Lorsque Cuesta Bustillo introduit la notion, « il fallut plus d‟une fois expliquer ce qu‟on
entendait par „lieu de mémoire‟» déclare Michonneau (2007 : 9-10) dans l‟introduction de son
livre Barcelone, mémoire et identité, 1830-1930 (2007). Il ajoute que « l‟expression de
„lugares de la memoria‟ n‟a pas eu le succès qu‟elle a connue en français ou en allemand et
elle demeure étrangère à l‟usage courant » (Michonneau 2007 : 10). L‟hispaniste allemand
Ulrich Winter confirme qu‟ « en Espagne il y a eu une certaine réticence envers l‟idée de lieu
de mémoire » (Winter 2005 : 22, notre traduction).
55
[Es] no tanto el análisis de los hechos y de su memorizaciñn, sino de la huella que dejan, […] no tanto
identificar los determinantes como sus efectos ; no tanto identificar una tradición sino la manera en la que se
transmite ; no tanto analizar el desarollo del pasado de forma unívoca y lineal como indentificar y definir las
modalidades de su reutilización. (Cuesta Bustillo 1998 : 221). 56
MICHONNEAU, S. Un lieu de mémoire barcelonais: le monument au docteur Robert. Revue d’histoire
moderne et contemporaine, 41 (2), avril-juin 1994. 57
MICHONNEAU, S. (2002). Barcelona, memòria i identitat. Monuments, commemoracions i mites.
Barcelona : Eumo.
45
Il est aussi important de constater que, selon un article publié dans El País58
le 12 avril 2004,
« les lieux de mémoire dans le sens historique, pédagogique et d‟investigation existent à peine
en Espagne » (Mate 2004, notre traduction) . De plus, Cuesta Bustillo (1998 : 123) confirme
que le concept et sa méthodologie s‟installent d‟un point de vue sociologique et que le déficit
historiographique est un phénomène particulièrement frappant en Espagne (Cuesta Bustillo
1998 : 220). L‟historien français Patrick Henriet atteste aussi au niveau historiographique qu‟
il est infiniment plus facile de manier la notion de lieu de mémoire pour un pays
comme la France […] que pour un pays comme l‟Espagne. Si l‟on imagine volontiers
aujourd‟hui des entreprises éditoriales du type Lieux de mémoire dans telle ou telle
[…] nation, celles-ci semblent plus difficiles à l‟échelle de l‟Espagne, pour ne pas
parler de la péninsule. […] Des Lieux de mémoire qui prendraient pour cible ultime
l‟Espagne du début du XXIe
siècle n‟auraient sans doute pas beaucoup de sens et
seraient vraisemblablement peu « lisibles », ou au contraire trop lisibles. (Henriet
2003 : 21).
Toutefous Cuesta Bustillo explique que la tentative vers des LDM « espagnoles »59
« semblerait ouvrir un nouveau chemin dans le domaine historiographique en Espagne »
(Cuesta Bustillo 1998 : 223, notre traduction).
Dans son ouvrage Memoria y trauma en los testimonios de la represión franquista (2007),
l‟hispaniste José Ignacio Fernández confirme que la notion des LDM n‟a pas été beaucoup
utilisée :
Bien que les lieux de mémoire aient eu beaucoup de succès dans les études culturelles
françaises, en Espagne le terme est peu répandu, probablement parce que l‟identité du
pays est en accord avec divers sentiments d‟appartenance qui rendent impossible une
version univoque et uniforme de l‟identité nationale. Le concept de Nora présuppose
un certain consensus sur « la manière de parler de l‟identité collective » […] et en
Espagne ce consensus ne s‟est pas encore forgé parce que la société espagnole reste
divisée sur le débat de la Guerre civile et la dictature. (Fernández 2007 : 59, notre
traduction)60
58
Un quotidien espagnol, dont le mot signifie « le pays » en français. 59
Le mot « espagnole » est spécialement mis entre guillemets pour des raisons qui seront expliquées
ultérieurement. 60
Aunque el « lugar de memoria »60
ha tenido bastante éxito dentro de los estudios culturales franceses, en
España el término no ha sido muy frequentado, probablemente porque la identidad del país está conformada por
distintos sentimientos de pertenencia que imposibilitan una visión unívoca y uniforme de la identidad nacional.
El concepto de Nora presupone algún tipo de consenso sobre « cómo narrar la identidad colectiva » […] y en
46
Ainsi, Fernández (2007 : 59) racontent que l‟Espagne n‟a pas la même tradition mémorielle
que la France, à cause de son passé récent. Ces lieux seraient condamnés à être des lieux
uniquement chargés de traumatismes (ibid.). Tandis que l‟historienne espagnole Mercedes
Yusta Rodrigo souligne que « „les lieux de mémoire‟ deviennent des objets d‟étude
qu‟on essaie, avec plus ou moins de succès, d‟adapter au contexte espagnol » (Yusta Rodrigo
2003 : 56).
Selon une étude menée au Mexique61
, Winter (2005 : 22) confirme également que des LDM,
dans le cas de l‟Espagne, s‟avèrent difficiles, parce que l‟étude des LDM exige une approche
commémorative et une identité collective. Winter (2005 : 23) donne deux raisons pour
lesquelles un discours uniforme est impossible en Espagne : « la réconciliation
constitutionnelle forcée » (1) et « la pluralité historique » (2) :
(1) La réconciliation constitutionnelle forcée : À la mort de Franco, l‟Espagne entre
dans une période transitoire, appelée la Transición62
, avant les premières élections
législatives et démocratiques de 1982 (Sastre García 1997 :63-65, Prieto 2012).
Cette période est marquée par une politique de mémoire, qui tente d‟oublier la
période dictatoriale de Franco (voir § 4.2.2). Le passé récent de l‟Espagne est vécu
comme un traumatisme pour le groupe des vaincus63
, ceux qui ont perdu la Guerre
Civile espagnole contre Franco, mais un fait naturel pour les vainqueurs64
de la
Guerre Civile (Winter 2005 : 23). Voilà pourquoi des commémorations basées sur
une mémoire « conflictuelle » semblent difficiles à appliquer pour un pays qui ne
connaît pas de discours unique, ni de mémoire unique, dont les LDM ont besoin
(Winter 2005 : 30). Il sera davantage question de cette mémoire « conflictuelle »
dans la section 4.2.2.
(2) La pluralité historique : d‟éventuels LDM « espagnols » sembleraient aussi
impossibles à cause des différentes traditions, langues et cultures existantes en
España este consenso aún no se ha forjado ya que la sociedad española sigue dividida sobre lo que significó la
contienda civil y la posguerra. ( Fernández 2007 : 59). 61
Une étude menée au Mexique en 2000 par l‟hispaniste allemande Klengel sur l‟absence des lieux de mémoire. 62
“La Transiciñn” signifie la période transitoire qui mène à la démocratie de 1975-1982 ou de 1978-1982. 63
Les vaincus de la Guerre Civile espagnole étaient la plupart des républicains, opposés au régime de Franco et
qui ont perdu la guerre face aux franquistes. 64
Les vainqueurs de la Guerre Civile sont les adhérents du régime de Franco, les franquistes, et qui ont gagné
face aux républicains.
47
Espagne (Winter 2005 : 23). Les nombreuses communautés autonomes de
l‟Espagne revendiquent chacune leur « identité » (ibid.). La nation pluraliste sera
abordée davantage dans la section 4.2.3.2.
Ces deux cas expliquent entre autres le problème mémoriel en Espagne. Selon Winter et al.,
« il est nécessaire de tenir compte de la sensibilité du concept par rapport à l‟espace culturel,
son histoire, ses traumatismes et ses métaphores historiques » (Winter et al. 2006 : 12-13,
notre traduction). Par ce fait, l‟Espagne se distingue de la France vis-à-vis des LDM (Winter
2005 : 22).
Il existe toutefois un domaine dans lequel l‟Espagne fait preuve d‟une unanimité ou d‟une
« collectivité », c‟est la « politique identitaire » ou sa « politique de la mémoire » (Winter
2005 : 24). Il en sera davantage question dans la section 4.2.2.
Conformément à la thèse de Winter, l‟hispaniste allemande Claudia Jünke (2006 : 104)
affirme elle aussi que les LDM de Nora sont difficiles à appliquer au contexte espagnol. Jünke
(ibid.) précise qu‟une mémoire « collective » en Espagne est inexistante, à cause de deux
perspectives, temporelle et locale. Ces deux perspectives correspondent à celles de Winter. La
perspective temporelle correspond à « deux traditions mémorielles différentes » (Jünke 2006 :
104, notre traduction) : l‟héritage de la Guerre Civile espagnole des deux camps adverses
empêche une mémoire collective et cohérente (Jünke 2006 :105). La perspective locale
concorde avec la « tension entre la nation espagnole, équivalent au territoire de l‟État
espagnol et les communautés autonomes (le Pays basque, la Catalogne, la Galice) » (ibid.,
notre traduction). Pour qu‟il y ait une adaptation de LDM, il faudrait prendre en considération
les caractéristiques particulières de l„Espagne (ibid.).
Par contre, selon l‟écrivain espagnol Mario Martìn Gijñn (2012 : 173), la possibilité d‟une
œuvre encyclopédique comme les LDM n‟est pas réalisable devant une division dans la
société espagnole face aux événements de son histoire récente et face à des « lieux » de
mémoire des communautés autonomes.
Ainsi, l‟Espagne fait preuve d‟une certaine réticence envers les LDM, à cause de son contexte
socio-historique. Selon Yusta Rodrigo « dès qu‟on se met à chercher des „lieux de mémoire‟
48
sur le territoire espagnol, la trace durable inscrite sur le paysage par la Guerre civile et la
dictature saute aux yeux, d‟où un sérieux problème de nature épistémologique, mais aussi
politique » (Yusta Rodrigo (2003 : 56).
Afin de mieux comprendre les raisons particulières pour lesquelles l‟Espagne semble se
heurter face au problème de transposition d‟éventuels LDM, il est indispensable de revenir sur
sa politique de mémoire et sur d‟autres singularités de la question mémorielle espagnole dans
la section 4.2.
4.2 LES LIEUX DE MÉMOIRE EN ESPAGNE
Cette partie porte sur les particularités de la mémoire espagnole : dans un premier lieu, il
s‟agira de la notion de « mémoire historique » (§ 4.2.1) et de la politique de la mémoire
espagnole (§ 4.2.2). En second lieu, cette partie abordera en grandes lignes les autres
singularités de la mémoire espagnole, à savoir la mémoire antifranquiste à travers le roman
testimonial, comme un espace d‟expression de la mémoire pour l‟Espagne du 20e siècle, et la
pluralité nationale espagnole (§ 4.2.3) En dernier lieu, une brève esquisse de la situation
actuelle des « depósitos » ou « lieux » de mémoire « espagnols », divisés entre une mémoire
franquiste et une mémoire républicaine, sera tracée (§ 4.2.4).
4.2.1 Mémoire historique ou lieu de mémoire ?
L‟expression de « Lugares de la memoria » n‟a pas eu le succès qu‟elle a connu en
français ou en allemand. En revanche s‟est imposée la notion de « mémoire
historique » qui est étrangère aux travaux dirigés par Pierre Nora qui prennent soin de
distinguer sinon d‟opposer les termes de mémoire et histoire. (Michonneau 2007 : 10)
La « mémoire historique » ou « memoria histórica » culmine dans les années 90 en Espagne
en tant qu‟objet d‟histoire, en quête d‟une légitimité historique dans l‟après-Franco (Cuesta
Bustillo 1998 : 224). Selon l‟historien espagnol Pedro Ruiz Torres (2007 : 311), les études sur
la mémoire historique en Espagne atteignent leur apogée en 1996 avec la sortie du livre de
Paloma Aguilar Fernández, Memoria y olvido de la Guerra Civil Española (1996), œuvre
49
pionnière, introduisant l‟existence d‟une mémoire historique en Espagne. Toutefois, c‟est
l‟année 2006 qui est officiellement déclarée « l‟année de la mémoire historique » par la loi du
7 juillet 200665
. Comme la plupart des pays en Europe, l‟Espagne se laisse emporter par la
vague mémorielle. Pays démocratique depuis quelques années, l‟Espagne doit faire face au
souvenir de la Guerre Civile espagnole (1936-1939) et de régime dictatorial (1939-1975)
(Choi 2009 : 1-2). Cette mémoire de la Guerre Civile, maintenue depuis la guerre et resurgie
par un mouvement de « récupération » de la mémoire historique, est le plus souvent
manipulée par la politique (Choi 2009 : 2).
Pour revenir sur les propos de Michonneau (2007 : 10), la distinction entre mémoire et
histoire n‟est pas toujours faite en Espagne (Ruiz Torres 2007 : 310). L‟histoire a quasiment
toujours été utilisée à des fins politiques (ibid.). C‟est la raison pour laquelle la mémoire de la
Guerre Civile espagnole (pour les vaincus) et de la répression franquiste était absente
jusqu‟aux années 90, même si de manière non officielle elle a persisté par le biais de la
littérature (voir § 4.2.3.1). Que signifie encore la mémoire historique?
Plusieurs interprétations sur la mémoire historique se juxtaposent. L‟hispaniste américain
Stanley Payne parle de la mémoire historique dans un entretien pour le quotidien espagnol
ABC66
, le 17 décembre 2006 :
Elle n‟est ni mémoire, ni histoire. Ce qu‟on appelle « mémoire historique » ou
« collective » est une version ou plusieurs versions, créées par des éditeurs, des
patriotes, des activistes politiques, des journalistes et certains historiens concernés. Il
s‟agit essentiellement de mythes ou de légendes autour du passé. Ils ont une certaine
vérité empirique ou aucune. (Astorga 2006 : 10, notre traduction)67
Selon Ruiz Torres (2007 : 318-319), les termes « mémoire historique » ou « politique de
mémoire » sont utilisés de la même manière. Il ajoute que la mémoire historique est « un
récent phénomène social et culturel», fortement influencé par le discours politique (Ruiz
Torres 2007 : 315, notre traduction). Alors que le sociologue Halbwachs avait aussi remarqué
65
BOE [EN ligne] http://www.boe.es/buscar/pdf/2006/BOE-A-2006-12309-consolidado.pdf [22 juillet 2014]. 66
Un journal de droite. 67
Ni es memoria ni es historia. Lo que se llama « memoria histórica» o « colectiva» no es tal cosa, sino una
versión, o versiones, creadas por publicistas, patriotas, activistats políticos, periodistas o hasta por algunos
historiadores interesados. Se trata esencialmente de mitos o leyendas creados acerca del pasado. Pueden tener
alguna dosis de verdad empírica, o ninguna. ( Payne 2006 : 10).
50
que la mémoire historique fait partie de la mémoire collective : elle est « la suite des
événements, dont l‟histoire nationale conserve le souvenir » (Halbwachs, cité par Macaya
2009 : 68). Autrement dit, la mémoire collective est le souvenir de « certains événements
traumatiques […], qui par la pression des propres victimes de ces événements ou de leurs
héritiers, cherche à être intégré dans la histoire nationale » (Macaya 2009 : 68). Dans ce sens,
la mémoire historique ressemble au « devoir de mémoire » français, qui se focalise sur la
victimisation (voir § 3.2.2). Halbwachs ajoute que la différence entre la « mémoire
collective » et la « mémoire historique » serait que la première soit plus « présent » que
« passé », à savoir « une continuité qui n‟a rien d‟artificiel » (Halbwachs, cité par Macaya
2009 : 67).
Toutefois, dans un article intitulé, ¿Para qué recordar?, l‟hispaniste français Jacques Maurice
(2008, para.5), remarque qu‟en France la mémoire collective désigne la mémoire
« collective » de la « nation » française, alors qu‟en Espagne la mémoire historique concerne
la « mémoire commune des citoyens », « faite d‟événements historiques, capables de laisser
une empreinte dans la société » (Pradera, cité par Maurice 2008, para.5, notre traduction). En
outre, dans Casa encantada. Lugares de memoria en la España constitucional (2005), Ramón
Resina et al. signale également une proximité entre la mémoire historique et la mémoire
collective, sauf que la mémoire historique est plus « récente » et plus « précise » que la
mémoire collective : « précise » puisqu‟elle aborde surtout la récupération de la mémoire
historique (Song 2005 : 226). En quoi consiste cependant cette « récupération » de la mémoire
historique?
Il faut tout d‟abord souligner qu‟en Espagne la mémoire historique fait « exclusivement
allusion, dans les débats actuels, aux événements liés à la IIème
République68
, à la Guerre
Civile et à la dictature de Franco » (Macaya 2009 : 68). La mémoire historique dans le cas
espagnol « récupère » les souvenirs du passé, autrement dit, elle « sert à préserver et à faire
persister les expériences du passé, et plus particulièrement l‟identité espagnole et la vision de
son organisation politique » (Song 2005 : 228, notre traduction). Cette récupération s‟exprime
entre autres par une loi mémorielle, par la littérature et autres « depósitos » ou « lieux » de
mémoire (voir § 4.2.2 et § 4.2.3). Winter et al. estime même que « toute tentative de
68
La Seconde République espagnole date de 1931 à 1939, précédée par la monarchie d‟Alphonse XIII, qui était
en réalité par une dictature de Primo de Rivera à partir de 1923. La Seconde République suppose une Première
République, qui n‟a duré qu‟un an entre 1873-1874.
51
récupération de la mémoire historique est un „lugar de memoria‟ » ( Winter et al. 2006 : 15,
notre traduction).
Ainsi, il résulte que la notion « mémoire historique » en Espagne se rapproche des notions
« mémoire collective » et « politique de mémoire » (Matas Morell 2010 : 79). Toutefois, il
semble difficile pour la notion « mémoire historique » d‟être considérée en tant que mémoire
« collective » (voir à partir de § 4.2.2).
Comme il a déjà été remarqué, la mémoire historique en tant qu‟objet d‟étude est assez
récente, bien qu‟il existe tout un processus qui la précède, celui de l‟historiographie
espagnole. En Espagne, il faut bien faire la distinction entre d‟une part la mémoire de la
communauté espagnole, c.-à-d. une mémoire d‟État contre une mémoire populaire, existante
depuis le début de la Guerre Civile et d‟autre part la nouvelle historiographie espagnole, qui
quant à elle date des années 70 (Ruiz Torres 2007 : 319-320).
Depuis 1975, notamment depuis la mort de Franco, l‟historiographie espagnole commence
véritablement à s‟émanciper en tant que science « académique et compétente » (Yusta
Rodrigo 2003 : 51). Face à la politique de la mémoire, l‟historiographie espagnole se
concentre davantage sur la mémoire de la Guerre Civile que sur l‟événementiel, puisqu‟elle
est encore très présente dans « l‟imaginaire collective des Espagnols » (Cuesta Bustillo 2008 :
339, notre traduction). Ses principaux représentants sont entre autres Javier Tussel, Manuel
Tuñón de Lara, Miguel Artola (Yusta Rodrigo 2003 : 53). La plupart sont des anciens exilés
espagnols ou encore des historiens anglo-saxons, comme Stanley Payne ou Ronald Fraser,
dont l‟œuvre Recuérdalo tú y recuérdalo a otros (1979)69
marque le début de cette nouvelle
historiographie (ibid.).
Les années 80 seront imprégnées d‟innombrables études sur la Guerre Civile espagnole,
comme le livre de Manuel Tuñón La Guerra Civil Española. 50 años después (1989) ou le
colloque de Salamanque de 1988 Historia y memoria de la Guerra Civil, influencé par les
commémorations de la Seconde République (1981 et 1989) et de la Guerre Civile (1986 et
1989) (Yusta Rodrigo 2003 : 55). Cependant, c‟est seulement dans les années 90 et début
69
FRASER, R. (1979). Recuérdalo tú y recuérdalo a otros. Historia oral de la Guerra civil española. La version
anglaise s‟intitule: Blood of Spain: An oral history of the Spanish Civil War (1979).
52
2000, sous l‟influence des travaux de Nora, que s‟éveille véritablement une conscience
historique en Espagne, alors que le débat sur l‟identité nationale, causé par la montée des
nationalismes « espagnols », bat son plein (Yusta Rodrigo 2003 : 56, Michonneau 2007 : 11).
Force est cependant de constater qu‟il s‟agit surtout d‟une volonté de relire l‟histoire de
l‟Espagne et de remémorer le passé de toute une communauté, aussi bien les vainqueurs que
les vaincus de la Guerre Civile espagnole (Duplaá 2000 : 29).
Ainsi, la récupération de la mémoire historique s‟exprime-t-elle aussi par cette nouvelle
historiographie espagnole (Margenat 2008 : 29). De plus, si la notion « memoria histórica »
semble plus fréquente en Espagne, la notion « lugares de la memoria » s‟utilise cependant
aussi, particulièrement à partir des années 2000 avec la récupération de la mémoire historique
à travers des associations mémorielles (voir § 4.2.2) ou des témoignages (repris dans les
romans historiques) (voir § 4.2.3.1). Winter et al. (2006 : 12-15) précise que la récupération
de la mémoire historique se fait à travers des événements symboliques ou des objets matériels
ou fonctionnels, c.-à-d. des LDM.
4.2.2 Entre mémoire et oubli : une politique de la mémoire
Comme la France (voir § 3.2), l‟Espagne connaît aussi une politique de mémoire, sauf que le
cas espagnol est plus une politique d‟« oubli », qu‟une politique de « mémoire ». Ramón
Resina et al. (2000 : 86) remarque que la différence entre la France et l‟Espagne réside dans le
fait que la perte de mémoire est une question historique en France, tandis qu‟en Espagne, elle
est plus une question politique. Dans les paragraphes suivants, il convient d‟analyser la
relation entre la mémoire historique et la politique de mémoire.
Lorsqu‟il s‟agit de politique de mémoire ou de mémoire historique, elle porte essentiellement
sur deux événements : la Guerre Civile espagnole et la dictature de Franco (Jünke 2006 : 103-
104). Selon plusieurs hispanistes, comme Nichols (2006 : 156), Colmeiro (2011: 24),
Arostegui (dans Ruiz Torres 2007 : 14) ou encore Winter (2005 : 30), la politique de
mémoire connaît trois étapes : la dictature et sa mémoire de confrontation, la transition et sa
mémoire de réconciliation et la post-transition et sa mémoire de réparation. Ces étapes
53
diviseront successivement la société espagnole entre mémoire et oubli, entre mémoire
franquiste et mémoire des vaincus.
I. La dictature et sa mémoire de confrontation
Comme la plupart des dictatures, l‟Espagne installe au lendemain de la guerre civile une
politique de mémoire, ou plutôt d‟ « oubli » (Colmeiro 2011 : 24). Le régime de Franco
décide d‟instrumentaliser la Guerre Civile pour imposer son idéologie et supprimer toute autre
mémoire, comme celles de la Seconde République espagnole (1931-1939) et celle des
nationalismes ibériques70
(ibid.). Ainsi, une mémoire manipulée s‟impose.
Pendant la dictature de Franco une mémoire artificielle est imposée, que Fernández identifie
avec une politique de monuments, de « lieux » de mémoire franquistes, symbolisant la
victoire de la Guerre Civile (Fernández 2007 : 60). Selon Fernández (2007 : 60-61), Franco a
fait construire pendant 40 ans des monuments à la gloire de la Guerre Civile partout en
Espagne, dont 238 monuments à Madrid seulement, pour légitimer son régime : Cruz de los
Caídos, le Caídos de Madrid, le Arco de la Victoria ou encore le Valle de los Caídos (voir §
4.2.4). Fernández Delgado ajoute que Franco a voulu ainsi exprimer « une politique
monumentale de souvenir collectif en se focalisant sur la reproduction de certains
événements » (Fernández Delgado, cité par Fernández 2007 : 61, notre traduction).
Dans un article de Yusta Rodrigo Histoire et mémoire de la Guerre Civile dans
l’historiographie espagnole contemporaine (2003), l‟historienne espagnole signale également
que
la création des „lieux de mémoire‟ franquistes revenait à effacer la mémoire des
vaincus et à la substituer par une mémoire mythique, créee ad hoc et qui visait d‟une
part à justifier le soulèvement de 1939 et de l‟autre à s‟inscrire dans la lignée des
gestes héroïques de l‟Espagne impériale. (Yusta Rodrigo 2003 : 57)
Beaucoup de ces « depósitos » ou « lieux » de mémoire franquistes, la plupart des
monuments, ont disparu avec la fin du régime (Cuesta Bustillo 2008 : 189). Néanmoins, il
70
En autres de Catalogne, du Pays Basque, de la Galice, de l‟Andalusie …
54
existe aujourd‟hui encore des empreintes de cette politique de mémoire dans les lieux publics,
comme dans les noms des rues (ibid.).
Toutefois, comme il a été brièvement remarqué dans la section 4.1.2, il existe le terme
« depósitos » de la mémoire, outre le terme de « lieux » de mémoire. Les études, menées par
l‟équipe de Salamanque de 1994, démontrent que les LDM franquistes « ne remplissent pas
tous les critères de la définition du concept [des LDM]» (Cuesta Bustillo 1998 : 223, notre
traduction). Autrement dit, il n‟y a ni « travail du temps », ni « volonté de l‟homme » dans
ces LDM franquistes (voir la définition des LDM dans § 2.2). Il n‟y a pas de « travail du
temps », puisque ces « lieux » de mémoire sont conçus et unifiés de manière artificielle et il
n‟y a pas non plus de « volonté de l‟homme », puisque il ne s‟agit que de la volonté d‟un seul
homme, à savoir Franco (Négrier 2007 : 25). Voilà pourquoi les études de Salamanque ont
finalement adopté le mot « depósito » au lieu du mot « lugar » « pour marquer la différence
avec le concept des lieux » (Cuesta Bustillo 1998 : 223, notre traduction). Par conséquent,
lorsqu‟il s‟agit de la mémoire franquiste, le terme de « depósitos » de la mémoire semble plus
approprié. Dans les prochains paragraphes, les deux termes, « depósito » et « lieu » seront
utilisés pour la mémoire franquiste et seulement le terme de « lieu » pour la mémoire des
vaincus.
Ainsi, cette première étape de la politique de mémoire se base sur une mémoire
artificiellement conçue et qui insiste sur l‟oubli de la partie adverse, c.-à-d. les vaincus de la
Guerre Civile espagnole.
II. La transition et sa mémoire de réconciliation
La mort de Franco en 1975 signifie le début de la Transición, à savoir la transition
démocratique, menant aux premières élections législatives en 198271
après la dictature de
Franco (Sastre Garía 1997 :63-65, Prieto 2012). Bien que Juan Carlos I de Bourbon soit
désigné par Franco comme son successeur72
et que la plupart des dirigeants pendant cette
71
Une victoire menée par le parti socialiste espagnol, le PSOE. 72
Le discours de Juan Carlos I en 22 juillet 1969 : « Quiero decir, en primer lugar, que yo he recebido de su
Excelencia el Jefe del estado y generalísimo Franco la legitimidad política que se ha inaugurado el día 16 de
julio de 1936, en medio de tantos sacrificios y sufrimientos, tristes pero necesarios para que nuestra patria
encuentre los caminos de su destino » [« Je voudrais dire, en premier lieu, que j‟ai reçu de son Excellence le chef
55
transition soient des ex-franquistes, l‟Espagne souhaite oublier son passé traumatique (Cuesta
Bustillo 2008 : 126 et 269). Par conséquent, la politique de mémoire espagnole se sert une
fois de plus de l‟oubli, en adoptant la Loi d’amnistie73
le 15 octobre 1977. Selon un article
dans Libération (8 février 2012), cette loi consiste à
amnistier les dizaines de milliers d‟opposants politiques au franquisme, condamnés
pour des faits antérieurs au 15 décembre 1976. […] En clair, alors qu‟elle amnistie
tous ceux qui furent victimes de la répression franquiste, cette même loi signifie de fait
l‟amnistie pour les responsables de la répression. Aucun fonctionnaire, aucun policier
de la dictature ne pourra être jugé. (Pelletier 2012)
La Loi d’amnistie, parfois critiquée comme loi d’amnésie74
, s‟inscrit, avec la nouvelle
constitution de 1978, dans le processus même de la transition démocratique, « qui se fait dans
le silence et l‟oubli des crimes commis par le franquisme » (Fernández 2007 : 22, notre
traduction). Par conséquent, cette loi conduit à établir un consensus, à passer un pacte
d’oubli, appelé aussi pacte de silence, entre les forces démocratiques et les ex-dirigeants
franquistes (Cuesta Bustillo 2007 : 127). Ce pacte d‟oubli ou de silence a pour but de
supprimer une mémoire « commune », celle des vaincus et de la remplacer par une autre,
marquée par la movida madrileña, un mouvement culturelle et sociale, rompant avec le passé
récent de l‟Espagne. (Cardús i Ros 2000 : 25, Dupláa 2000 : 34, Martín Gijón 2012 : 175).
Néanmoins, selon Fernández et la plupart des historiens espagnols, cet oubli ou ce silence n‟a
pas vraiment eu lieu, c.-à-d. que la Guerre Civile continue à occuper les esprits: « les
traumatismes de cette cruelle répression subsistent encore entre nous, si ce n‟est sous forme
active, c‟est dans une réalité de nos pathologies, nos discours politiques, nos peurs »
(Fernández 2007 : 22, notre traduction). En d‟autres mots, Fernández explique que « la
répression franquiste était tellement forte qu‟elle a encore des répercussions dans la société
espagnole d‟aujourd‟hui » (Fernández 2007 : 24, notre traduction).
De plus, Ramón Resina et al. (2000 : 85) signale que le pacte, étant de rigueur jusqu‟au milieu
des années 90, a été détourné par les partis de gauche pour utiliser la mémoire historique
d‟État et le généralissime Franco la légitimité politique, qui s‟est inaugurée le 16 juillet 1936, suite aux
nombreux sacrifices et souffrances, tristes mais nécessaires pour que notre patrie trouve son chemin vers le
destin ». ( notre traduction)] 73
BOE. [EN ligne] http://www.boe.es/boe/dias/1977/10/17/pdfs/A22765-22766.pdf [26 juillet 2014]. 74
El Mundo. http://www.elmundo.es/blogs/elmundo/elblogdesantiagogonzalez/2010/03/15/amnistia-venia-de-
amnesia.html [31 juillet 2014].
56
comme une arme politique. Le gouvernement et les partis politiques manipulent la mémoire à
leur guise (ibid.). Cette politique de mémoire ne bénéficie en aucun cas au peuple espagnol
(ibid.).
D‟ailleurs, il apparaît que les médias, en particulier le quotidien El País, a contribué à la
« construction d‟un mythe collectif national » (Cardús i Ros, 2000 :25, notre traduction). Ce
journal de gauche suit la même politique des parties de gauche, en d‟autres mots la gauche se
sert des médias pour fomenter sa politique de mémoire. (Cuesta Bustillo 2008 : 307). Le
tableau ci-dessous montre un aperçu des références à la Guerre Civile de 1976 à 2005 dans El
País, dont deux piques, en 1986 et en 1999, correspondant aux commémorations de la Guerre
Civile (ibid.):
source 1: Cuesta Bustillo, J. (2008). « La odisea de la memoria. Historia dela memoria en España Siglo XX », p.307
En conséquence, la loi d’amnistie ne semble qu‟une « réconciliation en trompe-l‟œil »
(Rozenberg 2003 : 4) :
En fondant la réconciliation sur l‟oubli, les partis de gauche ont commis non
seulement une grave erreur politique, mais aussi une grande injustice à l‟égard des
vaincus de la Guerre Civile et des antifranquistes. Leur lutte pour la démocratie a été
57
occultée, et aujourd‟hui ils meurent les uns après les autres sans que le pays ait rendu
hommage qu‟ils méritent. (Rozenberg 2003 : 3)
L‟écrivain espagnol Vázquez Montalán (dans Cate-Arries 2005 : 133) ajoute qu‟il a fallu plus
de 40 ans aux vaincus pour être reconnus en Espagne.
Martín Gijón (2012 : 175) note aussi le manque de remémorations concernant cette lutte pour
la démocratie. Il ajoute que les LDM des vaincus sont représentés dans les objets, les
événements, les lieux figurants dans les romans et le cinéma (Martín Gijón 2012 : 175, notre
traduction).
Les LDM des vaincus, majoritairement républicains75
, sont par exemple les camps de
concentration d‟Almendros et d‟Albatera76
ou encore les ports maritimes, comme celui
d‟Alicante77
(Martín Gijón 2012 : 178). Contrairement aux « depósitos » ou « lieux » de
mémoire franquistes, la mémoire des vaincus a été longtemps ignorée (Fernández 2005 : 146).
Ces lieux de « mémoire » sont aussi considérés comme des lieux de « tragédie » selon
l‟écrivain et poète mexicain Max Aub dans Campo de los Almendros (1968)78
:
Ceci est le lieu de tragédie face à la mer, sous le ciel, sur terre. Ceci est le port
d‟Alicante, le 30 mars 1939. Les tragédies ont toujours lieu dans un endroit déterminé,
à une date précise, à une heure qui n‟admet pas de retard. (Aub, cité par Fernández
2005 : 147, notre traduction)79
La mémoire républicaine semble donc être le « théâtre d‟une tragédie espagnole » (Guzman,
dans Fernández 2005 : 150, notre traduction). Voilà pourquoi Fernández (2005 : 149)
remarque que la plupart de ces lieux restent oubliés et pourquoi il n‟y a que peu de LDM
républicains reconnus officiellement. Selon l‟historienne espagnole Paloma Aguilar
75
Même si la mémoire des vaincus ne concerne pas seulement des républicains. 76
Les camps de concentrations, construits à la fin de la Guerre Civile espagnole, contre les opposants du régime
de Franco. 77
Depuis le port d‟Alicante, des milliers de républicains attendaient d‟échapper aux des troupes franquistes
pendant la Guerre Civile espagnole. Beaucoup ont pu se fuir pour aller s‟exiler, dont la plupart au Mexique, mais
la plus grande partie furent tués. 78
AUB, M. (1943-1968). El laberinto mágico: Campo cerrado (1943), Campo de sangre (1945), Campo abierto
(1951), Campo de Moro (1963),Campo francès (1965) y Campo de los Almendros (1968). 79
Éste es el lugar de la tragedia frente al mar, bajo el cielo, en la tierra. Éste es el puerto de Alicante, el 30 de
marzo de 1939. Las tragedias siempre suceden en un lugar determinado, en una fecha precisa, en una hora que
no admite retraso. ( Aub, cité par Fernández 2005 : 147)
58
Fernández « le plus insolite c‟est qu‟en Espagne il n‟y a aucun monument officiel qui rende
hommage à l‟opposition démocratique contre la dictature » (Aguilar Fernández, dans
Fernández 2007 :78, notre traduction).
Dans les paragraphes suivants, la politique de mémoire des années 90 et début 2000 portera
plus d‟importance à la mémoire des vaincus par la « récupération de la mémoire historique »,
poussée en avant par les associations mémorielles.
III. La post-transition et sa mémoire de réparation
Cette politique de mémoire est marquée par les mouvements mémoriels et une loi sur la
mémoire historique, en analogie avec les lois mémorielles en France (voir § 3.2.2). Autrement
dit, il s‟agit d‟une politique de mémoire plus commémorative que les deux précédentes.
À cause de la Loi d’amnistie de 1977, générant le pacte d‟oubli, la mémoire historique de la
Guerre Civile et de la répression franquiste a été niée (Labanyi, dans Fernández 2007 : 71).
Aucune véritable tentative de réconciliation n‟a été faite pour tenir davantage compte de la
mémoire des victimes. La politique d‟oubli et le silence des traumatismes n‟ont fait
qu‟intensifier la volonté de récupérer cette mémoire enfuie (Cuesta Bustillo 2007 : 134).
Par conséquent, plusieurs associations de type mémoriel font leur apparition à la fin du 20e
siècle, suite à la popularisation de la mémoire historique dans les années 90, et brisent ainsi le
pacte de silence: la AABI, la Asociación de Amigos de las Brigadas Internacionales (1995),
los Niños de la Guerra, la Resistencia y el Exilio (1997), et la plus influente d‟entre elles, la
ARMH, la Asociación de la Recuperación de la Memoria Histórica (2000). Le but principal
de la ARMH est de réclamer une réparation morale et économique pour les victimes de la
Guerre Civile et de la répression franquiste, d‟obtenir une aide financière pour les exilés et de
récupérer les corps des républicains disparus pendant la guerre, qui ont été enterrés dans des
fosses communes (Cuesta Bustillo 2008 : 325). Ainsi, comme la France, l‟Espagne connaît un
boom mémoriel (voir chapitre 2 et 3).
Grâce à l‟impact social et médiatique de la ARMH, le débat sur la récupération de la mémoire
historique s‟ouvre au parlement (Cuesta Bustillo 2008 : 331). En novembre 2002, sous le
59
gouvernement Aznar80
, le Parlement espagnol approuve à l‟unanimité la résolution
concernant la reconnaissance morale des victimes de la Guerre Civile et de la dictature et
octroie une aide financière aux exilés (ibid.). Ainsi, le gouvernement reconnaît pour la
première fois la violence subie par les vaincus et par conséquent, leur mémoire devient
légitime devant l‟État (ibid.). En juin 2004, le gouvernement Zapatero81
demande que les
archives de la Guerre Civile, l‟Archivo General de la Guerra Civil Española, soient rendues
publiques (Cuesta Bustillo 2008 : 334). Ensuite, en juillet 2006, le gouvernement socialiste
déclare l‟année 2006 Año de la Memoria Histórica82
.
Toutes ces étapes mènent vers une loi sur la mémoire historique, c.-à-d. une mémoire
républicaine et antifasciste : la Ley por la que se reconocen y amplían derechos y se
establecen medidas en favor de quienes padecieron persecución o violencia durante la
Guerra Civil y la Dictatura, [la Loi pour que soient reconnus et étendus les droits et pour que
soient établis des moyens en faveur de ceux qui ont souffert de la persécution ou de violence
la durant la Guerre Civile et la Dictature (notre traduction)],dite la Ley de Memoria Histórica
[la Loi de la Mémoire Historique], a été votée le 31 octobre 2007 sous le gouvernement
socialiste83
. Elle consiste en des droits, attribués aux victimes de la Guerre Civile et du
franquisme, à savoir un droit à des indemnisations financières, un droit politique aussi,
accordé aux brigades internationales, c.-à.-d. leur donnant la nationalité espagnole, et un droit
symbolique, notamment le fait de retirer tous les monuments franquistes, y compris les noms
de rues en référence à Franco dans les lieux publics (Macaya 2009 : 73-74). Malgré tout, l'État
reconnaît qu‟il y ait eu des violences commises pendant le régime de Franco, mais ne les
condamne pas (Macaya 2009 : 74).
Toutes ces manœuvres pour la mémoire historique, menées pendant le gouvernement
socialiste, sont considérées comme des manipulations politiques par les partis de droite et par
certains historiens (Macaya 2009 : 86-88). De plus, comme en France (voir § 3.2.2), il y a des
historiens qui sont d‟accord sur le fait que « ce n‟est pas aux pouvoirs publics de donner de
80 José María Aznar est chef du gouvernement espagnol de 1996 à 2004 et fait partie du Partido Popular, un parti
de droite. 81
José Luis Rodriguez Zapatero est chef du gouvernement espagnol de 2004 jusqu‟à 2012 et fait partie du
PSOE, le parti socialiste espagnol. 82
BOE [EN ligne] http://www.boe.es/boe/dias/1977/10/17/pdfs/A22765-22766.pdf [28 juillet 2014]. 83
BOE [EN ligne] http://www.boe.es/boe/dias/2007/12/27/pdfs/A53410-53416.pdf [28 juillet 2014].
60
leçon de moral au passé, de [juger] de ce qui est bien ou mal » (Margenat 2008 : 29, notre
traduction).
Suite à l‟adoption de la loi sur la mémoire historique, le bras de fer entre deux mémoires,
appelé las Dos Españas84
, les Deux Espagne, à savoir la républicaine et la dictatoriale, se
poursuit: l‟affaire du juge Garzñn en 2008, autorisant l‟ouverture de fosses communes en
détournant la Loi d’amnistie de 1977 (« Las tres causas de Garzón » 2012). De plus, la loi sur
la mémoire historique est jugée par les mouvements mémorialistes comme « trop limitée »,
comme « une loi de mémoire sans poursuite, sans procès, ni justice » (Cuesta Bustillo 2008 :
447, notre traduction).
Quoi qu‟il en soit, les « depósitos » ou « lieux » de mémoire en Espagne semblent être divisés
entre différentes mémoires collectives (Winter 2005 : 28). Les tentatives de confrontation, de
réconciliation et de réparation, dont la politique de mémoire a fait preuve, s‟exprimeront aussi
par la mémoire populaire à travers la littérature.
4.2.3 Les autres singularités de la question mémorielle espagnole
4.2.3.1. La littérature : un « espace de mémoire »
La littérature espagnole du 20e siècle, plus précisément le roman historique, est un genre de
littérature testimoniale qui rend hommage aux victimes de la Guerre Civile et la répression
franquiste (Fernández 2005 : 146). Selon l‟hispaniste allemand Wolfgang Matzat (2007 : 8),
la narration se présente comme un « lieu » de mémoire. Un autre hispaniste Javier Vilatella
ajoute que « la littérature constitue un espace de la mémoire plus vivante » (Vilatella 1999 :
106, notre traduction). Le roman semblerait être un « lieu » de mémoire au sens matériel,
symbolique et fonctionnel (voir le triple système des LDM dans § 2.2) dans l‟Espagne
démocratique, luttant contre la perte de la mémoire historique (Choi 2009 : 3). Force est de
constater que les romans sont considérés comme des LDM, parce qu‟ils abordent des lieux,
des événements liés à la mémoire des vaincus.
84
Selon le poème d‟ Antonio Machado.
61
Non seulement les dimensions historiques, politiques et psychologiques font de sorte que les
LDM sont ce qu‟ils doivent être (voir § 4.1.3), mais les LDM existent aussi au sein même de
leur dimension littéraire (Bauer-Funke 2006 : 57). C‟est pourquoi, l‟hispaniste anglais Paul
Julian Smith (2005 : 174) remarque que les LDM en Espagne se distinguent de ceux de Nora,
par le fait que Nora ne montre pas le même intérêt pour la littérature et le cinéma dans les
LDM qu‟en Espagne. Ainsi, la mémoire collective et l‟identité collective s‟organisent par le
biais de la littérature (Pagni 2006 : 210). Les romans sur la mémoire historique les plus
connus sont Beatus ille (1986) et El jinete polaco (1991) d‟Antonio Muðoz Molina, El lápiz
del carpintero (1998) de Manuel Rivas ou encore Soldados de Salamina (2001) de Javier
Cercas. La plupart de ces romans ont été adaptés au cinéma dans les années 2000.
La récupération de la mémoire historique ne se fait donc pas seulement par le biais des
associations mémorielles ou par une nouvelle génération d‟historiens, mais se fait aussi par
les romanciers (Rosa 2009 : 210). L‟écrivain espagnol Isaac Rosa signale qu‟en Espagne le
travail du romancier ressemble à celui de l‟historien, puisque « la connaissance sur l‟histoire
se transmet par les romans et le cinéma, plus que par l‟historien » (Rosa 2009 : 211, notre
traduction). Or, il apparaît que ce genre d‟écriture engendre « une image du passé récent
incomplète, simpliste pour les Espagnols » (Rosa 2009 : 212, notre traduction). L‟écrivaine
espagnole Mari José Olaziregi (2011 : 61) ajoute que la littérature testimoniale est un mélange
entre la réalité et la fiction, bien que la fiction soit liée au style romanesque.
Alors que cette littérature apparaît comme une forme de nostalgie, remettant en cause
l‟histoire officielle et écartant l‟historien de son travail, elle a su préserver, malgré le pacte
d‟oubli imposé, la mémoire historique (Ribeiro de Menezes 2009 : 23-27). C‟est la raison
pour laquelle ces romans sont un succès auprès du public espagnol, recevant des prix
littéraires et figurant dans les box-offices : l‟État a longuement déformé la réalité de la
mémoire historique auprès du peuple (Colmeiro 2011 : 26). Selon Winter, « la vraie
réconciliation s‟est réalisée à travers les romans historiques » et non pas par la politique de
mémoire (Winter 2005 : 33, notre traduction).
Comme la littérature testimoniale est l‟unique façon d‟aborder la mémoire des vaincus de la
Guerre Civile jusqu‟au début des années 2000, dans laquelle se racontent les expériences des
62
prisons ou encore celles des camps de concentrations, elle devient le « lieu » de mémoire
historique par excellence (Fernández 2007 : 7-8).
Ainsi, non seulement « la mémoire de la Guerre Civile et du franquisme devient un genre
littéraire », mais cette mémoire se transforme aussi en un LDM (Rosa 2009 : 212, notre
traduction).
4.2.3.2 La question de la nation
L‟autre singularité de la question mémorielle en Espagne est la pluralité nationale. Cette
pluralité divise la mémoire d‟ « une nation de nations »85
. Pendant la dictature de Franco, la
pluralité nationale a été réprimée par l‟ « idée d‟une Espagne nationale (catholique et
impérialiste)» pendant près de 40 ans (Fusi 2000 : 29, notre traduction). Depuis la nouvelle
Constitution de 1978, la loi octroie une autonomie régionale aux 17 communautés autonomes
d‟Espagne (« Constitution espagnole » 1978, articles 143 à 158)86
. Dès lors, les nationalismes
périphériques exigent plus d‟autonomie vis-à-vis de l‟État central (Michonneau 2007 : 11-12).
Dans les années 90, un débat est lancé sur la « question nationale espagnole » (Michonneau
2007 : 11). Or, il n‟y a pas de « question nationale » en Espagne, mais des « questions
nationales » (Négrier 2007 : 26). En outre, la polémique sur l‟enseignement de l‟histoire de
l‟Espagne en 1999 semble rendre impossible toute écriture d‟une histoire nationale (Yusta
Rodrigo 2003 : 57). « Chacune des communautés autonomes [qui décide de revisiter] son
propre passé mettent en question une construction identitaire espagnole » (Négrier 2007 : 32).
Par conséquent, une mémoire « collective » semble impossible en Espagne: c‟est une des
raisons pour lesquelles, les termes « mémoire collective » ou « identité collective » n‟y sont
que peu utilisés (Margenat 2008 : 29).
Il résulte que la singularité de l‟Espagne s‟exprime par une mémoire conflictuelle tant au
niveau de la mémoire historique de la Guerre Civile espagnole et du franquisme, qu‟au niveau
de la mémoire d‟une nation pluraliste.
85
Selon le titre d‟un article de 1979 dans Le Monde diplomatique [En ligne] http://www.monde-
diplomatique.fr/1979/09/RAMONET/35264 [31 juillet 2014]. 86
BOE. [EN ligne] https://www.boe.es/boe/dias/1978/12/29/pdfs/A29313-29424.pdf [30 juillet 2014].
63
4.2.4. La situation actuelle des lieux de mémoire « espagnols »
Depuis que la loi sur la mémoire historique a été votée en 2007, elle prévoit une série de
mesures pour éradiquer tout signe de franquisme dans les lieux publiques (voir § 4.2.2).
Une de ces mesures concerne la dépolitisation de Valle de los Caídos, un mausolée à la gloire
de Franco, où sont enterrés Franco ainsi que Primo de Rivera, dictateur de l‟Espagne, de 1923
à 1930 (Chambraud, 2006). Le Valle a été considéré pendant longtemps comme le « lieu de
mémoire par excellence du franquisme » (ibid.). Il s‟agit de ne pas démolir le Valle de los
Caídos, mais d‟en faire un LDM qui rend hommage à toutes les victimes de la Guerre Civile.
(ibid.). Bien que le Valle soit maintenu, ce n‟est pas le cas pour les autres symboles
franquistes. Encore aujourd‟hui, la chasse aux symboles franquistes restants se poursuit,
comme la substitution des noms de rues franquistes (Cuesta Bustillo 2008 : 402). Selon
Cuesta Bustillo (ibid.), il est clair que la récupération de la mémoire historique se passe dans
le temps, comme dans l‟espace.
En mettant ainsi fin aux « lieux » ou « depósitos » de mémoire franquistes, il semble y avoir
plus de place pour la mémoire des vaincus, même si jusqu‟à présent les monuments aux
victimes de la répression franquiste demeurent encore l‟exception (Cuesta Bustillo 2008 :
436, Fernández 2007 :70). Toutefois, l‟ouverture des fosses communes est considérée comme
un « lieu » de mémoire des vaincus (Colmeiro 2011 : 28).
Cependant, l‟hispaniste allemande Andrea Pagni signale que si l‟Espagne veut mettre fin aux
« depósitos » ou « lieux » de mémoire franquistes, cela « voudrait dire qu‟il faut aussi oublier
la résistance anti-franquiste » ( Pagni 2006 : 213, notre traduction). Selon Cuesta Bustillo, la
« démocratie » serait « incomplète, fondée sur des paradigmes discriminatoires » si elle
continue d‟éliminer tout « lieu » ou « depósito » de la mémoire franquiste (Cuesta Bustillo
2008 : 442, notre traduction). Au lieu de chercher des LDM anti-franquistes, l‟Espagne ferait
mieux de commencer à se souvenir du régime de Franco que de l‟oublier (ibid.). Bien que ce
soit l‟État qui ait entretenu une politique d‟oubli, le peuple espagnol n‟a en aucun cas oublié
les méfaits de la Guerre Civile et de la dictature de Franco (Cuesta Bustillo 2008 : 437).
Quoi qu‟il en soit, il existe toujours encore en Espagne plus de « lieux » ou « depósitos » de
mémoire franquistes que de « lieux » ou de la mémoire des vaincus de la Guerre Civile.
64
5 CONCLUSION
Le but de cette étude était de comparer les lieux de mémoire en la France et avec ceux en
l‟Espagne, ainsi que d‟analyser la façon, dont les lieux de mémoire ont été accueillis en
France et en Espagne et d‟étudier plus précisément leur transposition dans le cadre de la
mémoire espagnole.
L‟étude porte dans un premier temps sur les circonstances particulières de la France dans
lesquelles ont émergé les lieux de mémoire, à savoir des changements sociaux et
historiographiques dans les années 70. Au niveau social, l‟après-de Gaulle, la crise
économique et la fin de l‟idée révolutionnaire ont entraîné au niveau historiographique de
nouveaux objets d‟étude, qui ont marqué la nouvelle histoire contemporaine en France, dont
la mémoire collective. Pour Pierre Nora, la mémoire collective a pris de l‟ampleur à cause de
l‟influence de ces deux changements : « On ne parle tant de mémoire que parce qu‟il n‟y en a
plus » (Nora 1984 : xvii).
À l‟échelle conceptuelle et de définition des lieux de mémoire, l‟étude a révélé que
l‟expression des lieux de mémoire se constitue de 3 éléments : (1) le « lieu » n‟est pas
seulement topographique, mais est surtout utilisé symboliquement et métaphoriquement.
Ensuite, l‟étude sur (2) la « mémoire » collective ne date pas de Nora, mais que bien avant la
mémoire collective a déjà été étudiée par Maurice Halbwachs (1925). Nora a également
emprunté le concept et la méthode des lieux de mémoire à la tradition grecque et à un ouvrage
d‟Halbwachs. Le mérite de Nora est d‟avoir apporté aux lieux de mémoire un cadre
historiographique. Les (3) « lieux de mémoire » sont également polysémiques : ils renvoient
non seulement à un concept, à savoir une nouvelle interprétation de la mémoire nationale
(Pécout 1993 : 57), mais aussi à une méthode historiographique, à savoir une méthode
mnémotechnique, qui inventorie la mémoire collective d‟une communauté ( Nora 1984 : vii,
den Boer 2008 : 21). Les lieux de mémoire ont aussi une dimension matérielle, fonctionnelle
et symbolique (Nora 1984 : xxxiv, 1992 : 20). Par conséquent, il résulte difficile de définir les
lieux de mémoire, puisque tout est susceptible d‟être un lieu de mémoire (Englund 1994 :
145).
En ce qui concerne la réception des lieux de mémoire en France, l‟étude a passé en revue
quelques caractéristiques et critiques sur lieux de mémoire. Trois facteurs importants ont été
65
remarqués : le poids du volume, tant un avantage, notamment par sa diversification de sujets
et sa pluralité d‟approches, qu‟un désavantage, rendant la lecture des lieux de mémoire
difficile. Ensuite, le cadre national nourrit un certain nationalisme et enfin l‟absence de
certains sujets, dont la décolonisation et la mémoire républicaine dans son intégralité ne passe
pas inaperçu. L‟étude expose aussi les contributions des lieux de mémoire en France : une
boulimie commémorative, soutenue par la politique culturelle française, et l‟apparition des
phénomènes de « devoir de mémoire » et de « lois mémorielles ». Ces deux éléments
institutionnalisent et instrumentalisent la mémoire collective en France par le biais de l‟État.
Par conséquent, l‟´État effectue le travail normalement destiné à l‟historien.
Ces observations nous ont conduites à nous interroger sur l‟adaptation des lieux de mémoire
dans d‟autres contextes socio-historiques, plus précisément en Espagne. L‟étude a démontré
qu‟il existe une appréhension devant l‟exportabilité des lieux de mémoire, ressentie par Nora
lui-même (Nora, 1993), se basant sur l‟origine française de la notion, mais que le discours de
Nora est peu cohérent sur cette spécificité française. Les adaptations étrangères des lieux de
mémoire ont bien été effectuées, malgré quelques difficultés de traduction de cette référence
culturelle, dues à la catégorie germanique ou romane des langues, mais aussi dues au contexte
socio-historique des pays. L‟étude montre aussi que les deux traductions espagnoles de la
notion « lieux de mémoire » à savoir « lugar de la memoria » et « depósito de la memoria »
sont particulièrement liées au contexte socio-historique de l‟Espagne. De plus, l‟Espagne, par
son contexte socio-historique, a montré une certaine réticence envers le concept des lieux de
mémoire : à cause non seulement de son passé récent de la Guerre Civile espagnole et du
régime de Franco, mais aussi à cause de sa pluralité nationale, l‟Espagne ne peut pas avoir
une mémoire « collective » (Winter 2005, Jünke 2006).
Quant à la transposition des lieux de mémoire en Espagne, l‟étude a révélé des particularités
espagnoles concernant la mémoire : la « mémoire historique », la politique de mémoire,
insistant sur l‟oubli; la littérature, comme un espace de mémoire et la pluralité nationale.
La mémoire historique concerne la récupération de la mémoire de la Guerre Civile espagnole
et la répression franquiste. Elle est davantage politique qu‟historique et s‟appuie plus
précisément sur une politique de l‟oubli, contrairement à la France ; même si à partir des
années 2000 nous pouvons remarquer un boom mémoriel en Espagne. Il s‟agit pas seulement
66
d‟un oubli, imposé par l‟État : le peuple entretient sa mémoire à travers la littérature,
considérée comme un lieu de mémoire par les sujets abordés, à savoir la mémoire de la guerre
civile et de la répression franquiste. En d‟autres mots, la littérature récupère la mémoire
historique. Finalement, la pluralité nationale est une particularité qui rend une mémoire
« collective » en Espagne difficile.
Il résulte que la singularité de l‟Espagne s‟exprime par une mémoire conflictuelle, tant au
niveau de la mémoire de la Guerre Civile espagnole et du franquisme qu‟au niveau de la
pluralité nationale.
Malgré la réticence envers la notion et les singularités de la mémoire espagnole, il existe bien
des lieux de mémoire espagnols aujourd‟hui.
Globalement, il semble y avoir plus de différences que de ressemblances entre la France et
l‟Espagne en ce qui concerne les lieux de mémoire : mémoire nationale versus mémoire des
nations, mémoire unique versus mémoire conflictuelle, une question historique, malgré
l‟intervention de l‟État français versus une question principalement politique, boulimie
commémorative versus politique de l‟oubli, lieux de mémoire nationaux versus lieux de
mémoire populaires …
Cela dit, il serait intéressant d‟examiner davantage les lieux de mémoire face à l‟ambiguïté de
la collectivité de la mémoire en Espagne. De futures recherches pourraient aussi inventorier la
mémoire espagnole, comme l‟a fait Nora.
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