17
ACTIVISME PROFESSIONNEL : MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU ALIÉNATION ? Christophe Dejours Martin Média | Travailler 2004/1 - n° 11 pages 25 à 40 ISSN 1620-5340 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-travailler-2004-1-page-25.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dejours Christophe, « Activisme professionnel : masochisme, compulsivité ou aliénation ? », Travailler, 2004/1 n° 11, p. 25-40. DOI : 10.3917/trav.011.0025 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Martin Média. © Martin Média. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. © Martin Média Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. © Martin Média

ACTIVISME PROFESSIONNEL MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

ACTIVISME PROFESSIONNEL : MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OUALIÉNATION ? Christophe Dejours Martin Média | Travailler 2004/1 - n° 11pages 25 à 40

ISSN 1620-5340

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-travailler-2004-1-page-25.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Dejours Christophe, « Activisme professionnel : masochisme, compulsivité ou aliénation ? »,

Travailler, 2004/1 n° 11, p. 25-40. DOI : 10.3917/trav.011.0025

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Martin Média.

© Martin Média. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 2: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

Activisme professionnel :masochisme, compulsivité

ou aliénation ?Christophe DEJOURS

25

Résumé : L’activisme professionnel est une notion mal définie. Tantôtdescriptive, tantôt comparative, elle est surtout prétexte à des juge-ments normatifs. Ces derniers sont souvent condescendants ou iro-niques et sous-entendent la sottise ou l’aliénation d’un sujet supposéincapable de résister aux pressions sociales qui s’exercent sur lui.L’analyse clinique rigoureuse de l’activisme professionnel conduit àun point de vue nettement plus nuancé. L’étiologie de ce « comporte-ment » ne va pas de soi et implique une discussion qui fait l’objet decet article. Summary, p. 39. Resumen, p. 40.

Dans l’analyse étiologique des troubles psychopathologiques liésau travail, en particulier dans les cas de suicide, il est difficile defaire la part entre ce qui ressortit en propre aux contraintes de

travail, ce qui procède de l’idiosyncrasie du sujet et ce qui vient desconflits de l’espace privé. En cas d’hyperactivité professionnelle, on seheurte aux mêmes difficultés d’analyse. Quelle contribution la réfé-rence à la théorie en psychodynamique du travail peut-elle apporter àl’investigation étiologique de l’hyperactivité professionnelle ?

Quelques précisions sur l’usage du terme doivent d’abord êtreenvisagées. « L’hyperactivité professionnelle » est une notion stricte-ment descriptive et ne préjuge pas de ses causes. On peut admettrequ’il y a hyperactivité professionnelle sur la base d’une observationextérieure, par simple comparaison avec le temps consacré au travailpar les membres d’une communauté de référence. Dans ce cas, le

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 3: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

jugement d’hyperactivité ne porte que sur la quantité de travail ou la duréedu travail et ne concerne pas la qualité du travail dont on sait qu’elle n’estpas évaluable par l’observation directe (Dejours, 2001). Mais on peut aussiadmettre qu’il y a hyperactivité lorsque c’est le sujet lui-même qui prétendne pas parvenir à diminuer une charge de travail qu’il juge pourtant exces-sive. Dans ce cas, le diagnostic ne relève pas de l’observation par un tiers,mais de l’allégation du sujet selon lequel l’excès de travail lui est imposéou s’impose à lui, malgré qu’il en ait.

Ce qu’on appelle « workaholism », en revanche, est un diagnosticqui désigne à la fois une conduite et une cause précise : la compulsion, ladépendance psychique à l’égard de l’activité et l’incapacité de s’octroyer etde jouir de temps de repos. La conception étiologique sous-jacente fait plusou moins rigoureusement référence à la théorie de l’addiction (McDougall,1978).

Le terme d’hyperactivité professionnelle renvoie à la notion d’acti-vité qu’il convient ici de distinguer de celle d’action. L’activité désigneessentiellement des gestes, des postures, des processus cognitifs et unengagement de l’affectivité et du corps dans l’intelligence pratique, qui,comme l’intelligence rusée, sont vectorisés vers l’efficacité du faire, dansle monde objectif. C’est la référence à la rationalité cognitive-instrumen-tale qui fournit ici, exclusivement, les critères d’évaluation de l’activité oude l’hyperactivité. La notion d’action implique, quant à elle, la réflexion dusujet sur les conséquences que son activité peut avoir sur autrui. Les cri-tères d’appréciation se situent alors non seulement dans le registre de l’ef-ficacité, comme pour le gestionnaire ou le manager (l’agir stratégiquerelève encore de la stricte rationalité cognitive instrumentale), mais dans leregistre moral. En d’autres termes, l’action suppose la référence explicite àla rationalité axiologique et aux incidences morales et politiques du « tra-vailler ». Le diagnostic d’hyperactivité ne contient aucune référence à ladimension de l’action dans le travail.

L’hyperactivité, comme l’activité, engage d’abord la subjectivité dutravailleur parce qu’il n’y a pas d’activité ni d’habileté professionnelle sanssubjectivation de la matière, de l’outil ou de l’objet technique (Subjekti-vierendes Handeln, Böhle et Milkau, 1991). Mais le fait est qu’à partir d’uncertain niveau d’intensité (de cadence par exemple) ou d’extensivité (ladurée de la journée de travail par exemple), l’activité entre en concurrenceavec la subjectivité. La surcharge de travail met en péril les conditionsnécessaires au jeu du fantasme, de l’imagination et de l’affectivité. L’ex-périence la plus éloquente des effets délétères de l’hyperactivité sur la

26

Christophe Dejours

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 4: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

subjectivité a été donnée par « la double tâche » étudiée en particulier parKalsbeeck (1985). Mais il y a d’innombrables illustrations de cette situa-tion, aussi bien dans les études sur le stress (Stora, 1997 ; Dolan et Arse-nault, 1980) qu’en psychopathologie du travail (Bégoin, 1957) ou en phi-losophie (Simone Weil, 1941).

Les interprétations étiologiques de l’hyperactivitéprofessionnelle

De l’hyperactivité, il existe actuellement trois conceptions étiolo-giques :

La capture « managinaire »

Elle a été développée par V. de Gaulejac (Aubert et de Gaulejac,1991) et repose sur l’hypothèse d’une mise en continuité ou en résonancedu fonctionnement psychique individuel avec la culture d’entreprise. Ducôté du sujet seraient spécifiquement sollicitées les instances idéales, enparticulier l’idéal du moi, qui favoriseraient des identifications héroïqueset des objectifs d’action prestigieux ou glorieux. Du côté de l’entreprise, la« culture d’entreprise » et la « communication d’entreprise » proposeraientsous des formes attrayantes des promesses de réussite et d’accomplisse-ment, de puissance et de richesse, en échange du travail, du dévouement àl’entreprise et de l’adhésion aux valeurs que cette dernière promeut.

La capture des fantasmes portés par les instances idéales reposeraitsur le maniement habile de l’imaginaire par les entreprises. Une fois prisdans cette identification aux idéaux managériaux, il deviendrait très diffi-cile au sujet de se dégager de la manipulation dont il a été l’objet. Pouratteindre les objectifs fixés par les managers et bénéficier des promessesqu’ils contiennent, le sujet engagerait sa vie entière avec le risque ques’abolissent en lui toute critique et toute capacité de résister à l’augmenta-tion des performances que l’on attend de lui.

Les procédés autocalmants

Dans cette conception, proposée par les auteurs œuvrant dansle champ de la psychosomatique (Szwec, 1998), seuls certains sujets pré-disposés courraient le risque de l’hyperactivité. En particulier ceux qui,

27

Travailler, 2004, 11 : 25-40

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 5: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

souffrant précisément d’un déficit de mentalisation, c’est-à-dire de l’apti-tude à produire des fantasmes et des rêves, auraient un fonctionnementpsychique se caractérisant par la pauvreté de l’imagination. Ces particula-rités du fonctionnement psychique témoigneraient de ce qu’en amont, lesdéfenses psychiques, en particulier le refoulement, seraient peu ou pasopérantes. De ce fait, il leur manquerait des instruments essentiels pourmétaboliser l’angoisse inévitablement liée aux conflits intrapsychiques,autant qu’aux conflits interpersonnels. L’activité physique ou intellectuel-le offrirait un exutoire privilégié à l’angoisse, mais exposerait en contre-partie au risque de l’activisme, dans la mesure où ce dernier peut, dans cer-taines conditions, avoir un pouvoir calmant : l’hyperactivité fonctionnealors comme un « procédé autocalmant ». De belles illustrations en ont étédonnées, en particulier chez « les rameurs volontaires » (Szwec).

Une défense contre la souffrance venant du travail

Dans cette approche, ce sont les contraintes de travail qui sont pre-mières. Les cadences infernales imposées par le travail répétitif souscontrainte de temps, mais aussi l’intensification du travail sous l’effetdes nouvelles formes d’évaluation individualisée des performances,aussi bien chez les ouvriers que chez les techniciens ou les cadres(contrat d’objectifs), entrent en concurrence avec le fonctionnementpsychique et affectif. Le fonctionnement psychique et, plus largement,la pensée mobilisée par les affects deviennent un obstacle à la concen-tration qu’exige la performance productive. Pour minimiser le parasita-ge de l’activité par les affects de souffrance, d’angoisse ou de colère,aussi bien que par la rêverie et la distraction, le travailleur s’autoaccélè-re ou intensifie son effort. Grâce à cette stratégie, il parvient à occuper,par l’activité elle-même, l’appareil psychique dans sa totalité et à neu-traliser toute pensée qui ne serait pas strictement vectorisée par la pro-duction. Bien que l’origine du processus soit dans les contraintes de tra-vail, la « répression pulsionnelle » obtenue par l’autoaccélération sup-pose une part de consentement du sujet à rétrécir l’espace nécessaire aujeu de la subjectivité.

Dans la première conception, l’hyperactivité résulte d’une manipu-lation sociale de l’imaginaire individuel. La surcharge de travail est d’ori-gine sociale. Dans la seconde conception, c’est au contraire le défautd’imagination qui fait du sujet un hyperactif compulsif, dépendant de l’ac-tivisme pour calmer son angoisse (workaholism), comme l’alcooliquedépend de l’alcool ou le toxicomane d’une drogue, pour maintenir son

28

Christophe Dejours

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 6: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

équilibre psychique. Dans la troisième conception, c’est la structure del’activité, en tant qu’elle est déterminée par une organisation du travail, quiest à l’origine d’un processus pouvant conduire à l’aliénation.

Quelle que soit l’interprétation étiologique retenue, l’hyperactivitéimplique toujours un risque pour la santé, dans la mesure où les processusintrasubjectifs, en particulier ceux qui sont impliqués dans la protection desoi (cf. les « intérêts du moi » constitués par vicariance de l’autoconserva-tion), sont entravés. Les risques pour la santé sont thématisés comme« stress organisationnel » par les tenants de l’étiologie managinaire,comme « somatisation » par les tenants des procédés autocalmants, comme« pathologie de surcharge » par les tenants de l’étiologie de l’autoaccéléra-tion défensive.

Entre les trois interprétations, toutefois, le rôle du travail dans l’étio-logie de l’hyperactivité n’est pas du tout équivalent. Dans la thèse du sys-tème managinaire, l’imaginaire de l’entreprise entre directement en rela-tion avec les instances psychiques et la nature de l’activité est contingente.Dans la thèse des procédés autocalmants, seul l’activisme compte. Les spé-cificités de l’activité sont là aussi contingentes. Dans la troisième thèse, lastructure de la tâche est une médiation déterminante de l’hyperactivité.

Critique des conceptions étiologiques

La thèse « managinaire » rend compte de certaines conjonctures cli-niques, mais on peut lui opposer plusieurs arguments. Le premier vient dela conception que se font les auteurs des instances idéales et de leur fonc-tionnement d’une part, de la continuité qu’elle suppose ou affirme entreune instance psychique singulière (l’idéal du moi) et une évolution géné-rale des principes de direction des entreprises, d’autre part. On y reviendraplus loin. Le second argument vient du travail : les pathologies de sur-charge surgissent aussi chez les travailleurs dont on ne peut pas supposerqu’ils aient été manipulés par des promesses de statut et de position socialeprestigieux ou héroïques : les travailleurs à la chaîne dans les abattoirs devolailles, par exemple, les travailleurs sociaux qui souffrent de burn-out,les femmes écartelées entre le travail flexible en vacations d’un côté, le tra-vail domestique de l’autre, etc. La capture managinaire est ici peu vrai-semblable. Les pathologies de surcharge qui croissent le plus, dans les paysoccidentaux, sont les troubles musculo-squelettiques. Elles touchent sur-tout les travailleurs situés en bas de l’échelle socioprofessionnelle qui ontpeu de raisons de croire à une destinée princière offerte par l’entreprise.

29

Travailler, 2004, 11 : 25-40

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 7: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

La thèse des procédés autocalmants suppose que seuls les sujets pré-disposés cèdent à l’hyperactivité. Les autres en seraient protégés. Que detelles personnalités existent et se retrouvent effectivement parmi les hyper-actifs est incontestable. Mais la clinique du travail montre que, loin de cal-mer et de protéger tous les sujets de décompensation somatique, l’hyper-activité est source de souffrance et de maladies somatiques qui auraientsûrement été évitées s’il avait été possible de soustraire ces sujets à la sur-charge de travail. Il est facile de montrer aussi que, débarrassés de la sur-charge de travail imposée, de nombreux sujets retrouvent un fonctionne-ment psychique qui n’a rien « d’opératoire » (Boyadjian - 1978).

La question du masochisme

Si l’on tient compte de ces discordances que la clinique ordinaire dutravail oppose aux thèses de la capture managinaire et des procédés auto-calmants, il faut admettre que le déterminisme de l’hyperactivité n’est passimple et qu’il soulève, plus fondamentalement peut-être que d’autres, laquestion des relations entre liberté et contrainte.

La principale discussion lorsqu’on envisage l’hyperactivité sanspathologie associée et sans décompensation concerne l’interprétation qu’ilconvient de donner à la plainte formulée par une masse de travailleurs quidénoncent la surcharge de travail et la souffrance qu’elle leur occasionne.Donc une plainte qui s’énonce dans un contexte où la « normalité » psy-chique et somatique est conservée.

Vient alors, inévitablement, la question posée par le masochisme, sisouvent invoqué, en particulier par les psychopathologues, pour rendrecompte de la complaisance supposée de nombreux geignards à leur martyr.

Quelques précisions sur la notion de masochisme sont sans douteutiles. On distingue théoriquement deux niveaux où se déploie le maso-chisme. Le masochisme primaire érogène et le masochisme secondaire. Lemasochisme primaire érogène correspond à une érotisation primitive del’augmentation de tension ou d’excitation survenant chez l’enfant du faitd’un retard à la satisfaction d’un besoin ou à l’apaisement d’un mouvementpulsionnel. L’augmentation de l’excitation dans l’appareil psychiqueentraîne un régime économique qui s’oppose au principe de plaisir, c’est-à-dire au principe suivant lequel le plaisir accompagne la réduction de latension à l’intérieur de l’appareil psychique (principe de Nirvâna – Freud,1920). Le masochisme primaire rend compte du plaisir paradoxal éprouvé

30

Christophe Dejours

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 8: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

corrélativement au maintien d’une tension psychique élevée. Il est ditérogène parce qu’il est considéré par certains auteurs comme le point dedépart de toute l’économie érotique d’une part (Michel Fain, 2000), del’aptitude à mettre en attente la décharge de l’excitation, d’autre part. Cetteaptitude à l’attente, conférée par le masochisme primaire érogène, a étéinterprétée par certains comme la condition sine qua non de l’avènementdu fantasme. Ainsi compris, ce masochisme est donné pour la plaque tour-nante de la transformation de la quantité (l’excitation) en qualité (la repré-sentation ou le fantasme). Daniel Rosé synthétise cette aptitude sous lenom « d’endurance primaire » (Rosé, 1997).

Même si l’on admet la connotation de l’endurance, il faudra remar-quer que le masochisme primaire ne concerne que des processus rigoureu-sement intrapsychiques où la subjectivité est mise à l’épreuve de sa capa-cité d’endurer ce qui vient à elle de l’intérieur, c’est-à-dire de la pulsion etde l’inconscient. L’extérieur, stricto sensu, l’environnement, ne sont pas encause dans ce que désigne le concept de masochisme primaire érogène, quiconstitue plutôt un chaînon intermédiaire sur lequel repose le développe-ment psychique tout entier.

Le masochisme secondaire ne renvoie pas qu’à la perversionsexuelle communément désignée sous ce nom. Et cette dernière n’est pasnon plus directement visée lorsque, à propos de la surcharge de travail, onl’invoque pour rendre compte de la complaisance du sujet qui se plaint. Lemasochisme secondaire décrit par Freud dans « le problème économiquedu masochisme » (Freud, 1924) concerne plus largement le processus parlequel la douleur peut bénéficier d’une érotisation directe. Pour Freud, ils’agit d’une disposition quasi universelle qu’il avait déjà décrite en 1905dans Les trois essais sur la théorie sexuelle. Se citant lui-même, Freudécrit : « Dans les trois traités sur la théorie sexuelle » dans la section sur lessources de la sexualité infantile, j’ai posé l’affirmation que « l’excitationsexuelle apparaît comme effet marginal dans une grande série de processusinternes, dès lors que l’intensité de ce processus a dépassé certaines limitesquantitatives ». Et même qu’« il ne survient peut-être rien de plus ou moinssignificatif dans l’organisme, qui n’ait à fournir sa composante à l’excita-tion de la pulsion sexuelle ». D’après cela, « même l’excitation de douleuret de déplaisir devrait nécessairement avoir cette conséquence. Cette coex-citation libidinale lors de la tension de douleur et de déplaisir serait unmécanisme infantile physiologique qui, plus tard, se tarit. Elle connaîtraitdans les diverses constitutions sexuelles une extension diversement grande,en tout cas elle fournirait le fondement physiologique qui ensuite est

31

Travailler, 2004, 11 : 25-40

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 9: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

pourvu de cette superstructure psychique, le masochisme érogène »(Freud, 1924). Dans ce fragment, Freud se réfère surtout au masochismeprimaire. C’est seulement ultérieurement que cette base peut servir à for-mer un masochisme secondaire organisé et autonome : « Nous ne seronspas étonnés d’apprendre que, dans des circonstances déterminées, lesadisme ou pulsion de destruction, tourné vers l’extérieur, projeté, peut êtrede nouveau introjecté, tourné vers l’intérieur, ayant de la sorte régressé à sasituation antérieure. Il donne alors le masochisme secondaire qui vients’ajouter au masochisme originel. » (Ibid. page 16.)

Il n’y a, à proprement parler, de masochisme secondaire (de maso-chisme commun) que lorsque le masochisme bénéficie de l’appoint dusadisme retourné contre la personne propre ou transformé en soncontraire. À l’origine du masochisme secondaire, il y a donc le sadismetenu par Freud pour le mouvement pulsionnel premier. Il faudrait, pourcompléter ce résumé schématique, faire une place particulière au maso-chisme moral.

Mais ces éléments suffisent pour tirer deux points essentiels à notrediscussion ; à savoir : – que le masochisme est ubiquitaire ;– que le masochisme peut être interprété comme une ressource protectrice

contre les effets potentiellement dévastateurs de la souffrance et de ladouleur occasionnées, dans le cas qui nous préoccupe, par l’hyperactivitéet la surcharge imposées par l’organisation du travail. Le masochisme, enrendant la souffrance tolérable, voire en la transformant en source dejouissance, protège le sujet du risque de décompensation : maladie soma-tique, dépression, crise clastique.

Nous admettrons que, dans la souffrance au travail, le masochismeest presque toujours au rendez-vous et qu’il se forme à partir de la souf-france, grâce à la coexcitation sexuelle. L’imputation de la tolérance à lasurcharge de travail, au masochisme, n’est pas une conception erronée.Là où les interprétations divergent, c’est sur la part qui revient à ce maso-chisme dans l’hyperactivité. Pour les psychopathologues qui ignorent oudénient les questions spécifiques de l’organisation du travail, le maso-chisme est considéré comme le primum movens de la surcharge de tra-vail : c’est pour jouir de cette souffrance que le travailleur devient hyper-actif.

Pour le clinicien du travail, cette imputation est souvent récu-sable. L’origine de la surcharge de travail ne serait pas dans le masochisme,mais dans l’organisation du travail et dans la mise en œuvre d’une stratégie

32

Christophe Dejours

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 10: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

d’assujettissement des travailleurs, dûment orchestrée et utilisant desméthodes spécifiques de management. Si le masochisme est au rendez-vous de la souffrance, ce serait secondairement comme défense et noncomme primum movens. Et, comme toute défense, il contribue effective-ment à la pérennisation de la situation, fût-elle délétère pour la subjectivitéet la santé de l’intéressé.

Si le masochisme est une défense contre la souffrance de la sur-charge de travail, quel serait alors le primum movens de l’hyperactivité,lorsqu’elle est le fait de sujets qui ne sont ni des pervers ni des « esclavesde la quantité » , mais des névrosés ordinaires ?

Travailler bon gré mal gré(ou l’engagement dans le travail entre contrainte et liberté)

La liberté de s’extraire du travail, lorsque ce dernier conduit à l’ex-cès d’effort et à la surcharge, est limitée par des contraintes d’une part, pardes conflits internes d’autre part.

Des contraintes

Pour la plupart des gens ordinaires, accéder à un emploi et le conser-ver, même lorsqu’il engendre une surcharge de travail et fait courir desrisques pour la santé, résultent de la « discipline de la faim ». Le travail estun gagne-pain, d’abord !

L’emploi est aussi, comme y ont insisté récemment certains auteurs(Castel, 1995), un moyen essentiel d’affiliation sociale et une conditionpour accéder à certains droits, en particulier le droit à la protection socialeet aux soins en cas de maladie pour soi-même et pour sa famille.

L’inégalité des partenaires dans le contrat de travail, en tant qu’ellerésulte des rapports de domination, permet de contraindre le salarié, etc’est cela même qui constitue la cause principale de la surcharge de travail.Avant que le mouvement ouvrier ne se soit construit à la fin du XIXe siècleet que les lois sociales sur la réduction de la journée de travail aient étéarrachées par la lutte, hommes, femmes et enfants souffraient et mouraientsouvent de surcharge de travail (Villermé, 1840). Le masochisme n’étaitsûrement pas le primum movens de cet état de choses. L’érosion actuelle dudroit du travail et les multiples dérogations et contournements de la loidepuis le tournant néolibéral menacent aujourd’hui une part croissante destravailleurs de pathologies de surcharge.

33

Travailler, 2004, 11 : 25-40

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 11: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

Des conflits

Le terme de conflits ne renvoie pas ici à sa signification sociale (lesconflits de travail et les grèves), mais aux conflits intrapsychiques. Lesrecherches interdisciplinaires entre psychodynamique du travail etsciences sociales ont montré que, dans le rapport au travail, se jouent plu-sieurs dynamiques essentielles tant pour la subjectivité que pour la société,qui ont été thématisées sous le nom de « centralité du travail ». L’accès àun emploi est, on le sait, un enjeu de la reconnaissance sociale, via l’iden-tité attribuée, conférée de l’extérieur à un sujet par son statut professionnel(Dubar, 1996 ; Sainsaulieu, 1977). Le travail est aussi un médiateur essen-tiel de la construction de l’identité psychologique (psychodynamique de lareconnaissance avec ses deux volets : l’appartenance et l’identité propre-ment dite). Le travail en outre, par le truchement de l’intelligence de la pra-tique qui engage le corps, est une épreuve pour la subjectivité dont l’ac-croissement de la subjectivité est l’enjeu. De ce fait, le travail peut jouer unrôle majeur dans l’accomplissement de soi.

Mais le travail est aussi un moyen puissant pour apporter une contri-bution à l’évolution de la société, c’est-à-dire qu’il est un médiateur del’action. Dans certaines conditions, il est un moyen d’émancipation(l’émancipation des femmes par rapport à la domination des hommes passepar le travail).

Enfin, le travail est une épreuve où la Kultur se réitère dans chaquesubjectivité ou, au contraire, s’y heurte à un refus qui la disqualifie, ce parquoi chaque subjectivité est aussi responsable de la conservation de laditeKultur : « Kulturarbeit » pour reprendre le terme de Freud qui a été biencommenté par Nathalie Zaltzman (1999).

En raison des multiples dimensions psychodynamiques impli-quées par le travail, la constitution d’un ajustement viable et évolutifentre subjectivité et travail n’est pas aisée. Lorsqu’un compromis a étéétabli, ce qui provient pour une part de la chance, pour une autre dutalent du sujet à tirer le meilleur parti des situations, il constitue une véri-table conquête qui a le prix des efforts qui y ont été consacrés. Dans cecas se constitue un véritable attachement à son travail, qu’il est facile dedistinguer d’une addiction (le commentaire sur le rapport subjectif autravail n’est pas du tout semblable dans les deux cas). Lorsque la situa-tion se dégrade sous l’effet de la surcharge de travail, il n’est pas facilede se dégager de ce rapport au travail, car il y a beaucoup à y perdre :« Un tien vaut mieux que deux tu l’auras. » ; « On sait ce qu’on perd maison ne sait pas ce qu’on gagnera. » Le dégagement n’offre en effet aucune

34

Christophe Dejours

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 12: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

assurance d’un compromis ou d’un devenir meilleur. L’hésitation est lependant conscient d’un conflit d’investissements qui engage toute lasubjectivité.

Réfutation et vérification du diagnostic étiologiquede l’hyperactivité

Ce rappel schématique des enjeux du rapport subjectif au travailpour la protection et l’accomplissement de soi est surtout destiné à montrerque l’activisme ne peut pas être facilement l’effet d’une capture directe parl’imaginaire social ni d’une compulsivité sans contrepartie. L’ajustementpersonnel à une situation de travail suppose trop d’étapes complexes pourque des déterminismes directs puissent s’exercer sur les conduiteshumaines sans conflit, c’est-à-dire sans perplexité, sans angoisse, sanshésitation, sans réflexion, sans effort sur soi.

Pourtant, les situations décrites sous la rubrique du système managi-naire et des procédés autocalmants existent. Mais elle ne sauraient rendrecompte de l’ensemble des situations d’hyperactivité. Est-il alors possiblede faire entre chaque configuration étiopathogénique un diagnostic diffé-rentiel ? Sans doute, mais cela passe par une investigation difficile, dans lamesure où il faut tenir compte de trois pièges cliniques et de contraintesthéoriques lourdes.

Trois pièges cliniques

• Lorsque l’hyperactivité entraîne une surcharge psychique, onretrouve toujours au premier plan un engourdissement de la pensée qui enimpose pour une pensée opératoire au sens qu’a ce terme en psychosoma-tique (Marty, de M’Uzan – 1963). Et si l’on en reste à ce premier diagnos-tic clinique, on est fortement tenté d’en attribuer l’étiologie à une structurede personnalité sous-jacente, de type névrose de caractère ou de comporte-ment, en quête de procédé autocalmant. En fait, cette pensée opératoirepeut tout aussi bien être le terme d’un processus qui part d’une personna-lité psychonévrotique, finalement vaincue par l’intensité du travail et l’au-toaccélération défensive contre la souffrance résultant de la contrainte pro-ductive.

• Le discours manifeste, en cas de surcharge psychique, n’est pas tou-jours opératoire. Il peut parfois être organisé par des stéréotypes proposés

35

Travailler, 2004, 11 : 25-40

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 13: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

massivement par la culture d’entreprise et la célébration du prestige et de lagrandeur de l’excellence et de la performance. Le discours manifeste réper-cute alors l’idéologie triomphaliste, mais fonctionne surtout comme unerationalisation, au sens psychiatrique du terme, c’est-à-dire comme une jus-tification paralogique de la conduite d’hyperactivité permettant de sedéfendre contre l’ambivalence idéo-affective qu’entraîne la souffrance autravail. Le discours manifeste fait passer le sujet pour un champion del’idéologie managériale. Là, comme dans le cas précédent, si l’on en reste àce discours manifeste, on risque de tenir la capture managinaire pour le pri-mum movens de l’hyperactivité, c’est-à-dire de confondre la rationalisationdéfensive avec un désir ou des aspirations authentiques du sujet 1.

• Le masochisme : dans presque tous les cas de figure, on retrouveune part de masochisme dans la parole du patient qui se plaint de surchargede travail. Il est tentant pour certains cliniciens de se saisir de cette donnéepour expliquer l’activisme professionnel et de la considérer comme étantsuffisante. Mais, comme on l’a vu plus haut, le masochisme est souvent uneffet secondaire de la souffrance et non son primum movens. Le diagnosticétiologique du masochisme, comme cause de l’hyperactivité, n’est rece-vable que lorsque le masochisme comme effet secondaire a été dûmentréfuté par une argumentation clinique.

Remettre en cause la congruence simple entre le diagnostic de sur-face et l’étiologie sous-jacente (entre les symptômes et la « structure » depersonnalité) suppose une expérience approfondie du maniement coor-donné de trois corpus théoriques ; la théorie psychanalytique du sujet, lathéorie des rapports sociaux de domination et de genre, la théorie du travailet de l’activité.

Si pour tenir ensemble les références aux trois corpus théoriquesévoqués, il faut en passer par un syncrétisme, il n’y a aucun avantage à enattendre par rapport au psychologisme ou au sociologisme 2. Pourquoi ?Parce que le dosage entre les trois séries de déterminismes dans l’étiologiede l’hyperactivité est alors arbitraire et dépend des préférences de chaqueclinicien. Le syncrétisme ruine le pouvoir discriminateur de la théorie pourconfirmer ou récuser une interprétation étiologique. La psychodynamique

36

Christophe Dejours

1. La façon dont les concepts d’idéal du moi et de narcissisme sont utilisés dans cetteconception mérite une discussion théorique, mais elle n’est pas indispensable pour l’ana-lyse étiologique ici présentée.2. Le sociologisme consiste à méconnaître le fonctionnement des défenses psychiques et cequ’il oppose à la domination comme ressources défensives. Le psychologisme consiste àméconnaître les contraintes de la domination, des rapports sociaux de travail et de genre.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 14: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

du travail propose une théorie non-syncrétique du rapport subjectif au tra-vail. Mais son maniement, il faut bien le reconnaître, est difficile. Dans l’in-vestigation étiologique, il faut pour pouvoir récuser ou confirmer l’analyseen passer par la parole de celui qui se plaint de surcharge. Mais il est dou-teux que l’on parvienne à la validation d’une interprétation à partir d’unseul entretien. Car, en dernier ressort, c’est le travail psychique du patientlui-même et l’évolution, l’approfondissement de ce travail, qui constituentla vérification de l’interprétation étiologique, et non le diagnostic de l’ex-pert. Lorsqu’on laisse au patient le temps nécessaire à l’élaboration de sonexpérience de l’hyperactivité, on constate en effet que l’hésitation diagnos-tique n’est pas que du côté du clinicien, elle est aussi chez le patient lui-même. Si l’on donne au patient les conditions de ce travail psychique, onparvient toujours, après un délai, à une délimitation précise de ce qui revientaux contraintes organisationnelles dans l’hyperactivité et éventuellementdans la pathologie de surcharge qui en est la conséquence (burn-out, TMS,pathologies cardio-vasculaires, dépression, tentative de suicide).

Le diagnostic étiologique est fermement établi lorsque le patient estparvenu à saisir le processus par lequel il s’est fait entraîner d’une part, lesraisons pour lesquelles il ne peut pas se dégager de sa soumission à l’orga-nisation du travail et à l’hyperactivité d’autre part. En général, la validationest fournie par le réaménagement du rapport au travail (voire à l’emploi)que le patient parvient à faire. La perlaboration de la souffrance fonctionneen effet simultanément comme une réappropriation qui permet au patientde reprendre la main sur sa situation.

Conclusion

L’investigation clinique de l’hyperactivité réalisée auprès de patientsvenus en consultation pour des symptômes de surcharge de travail montredans tous les cas que l’hyperactivité est la conséquence évolutive desefforts considérables, auparavant déployés par le sujet, pour assumer descontraintes croissantes imposées par l’organisation du travail tout en conti-nuant de produire un travail de qualité. Pour le dire en d’autres termes, àchaque fois qu’un travailleur réussit à s’impliquer subjectivement dans sontravail, c’est-à-dire à faire consciencieusement son travail, il devient encontrepartie vulnérable au risque de l’hyperactivité. Et cela est vrai pourtout travailleur, quelle que soit sa structure mentale et quelle que soitl’idéologie managériale de l’entreprise ou du service par lesquels il estemployé.

37

Travailler, 2004, 11 : 25-40

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 15: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

Or, les nouvelles formes d’organisation du travail intègrent progres-sivement dans leurs techniques des moyens spécifiques de manipulation dela conscience professionnelle, en particulier l’évaluation individualisée desperformances et les contrats d’objectif. Beaucoup de travailleurs, souffrantde surcharge de travail, sont des victimes de ces techniques 3.

Renvoyer la responsabilité de l’hyperactivité uniquement au tra-vailleur, c’est lui prescrire de facto, de céder sur une part, au moins, de saconscience professionnelle : s’il veut moins souffrir, qu’il tienne les objec-tifs quantitatifs quitte à dissimuler les manquements sur la qualité !

Ceux qui ironisent sur les hyperactifs ou qui les qualifient facile-ment de « workaholics » feraient bien de se rendre compte qu’avec la géné-ralisation des nouvelles formes d’organisation du travail, de gestion et demanagement, ne resteront bientôt « normaux » (c’est-à-dire capablesd’échapper à l’hyperactivité) que ceux qui auront délibérément, voirerationnellement, décidé de céder sur leur conscience professionnelle.

Christophe DejoursDirecteur du laboratoire Psychologie du Travail et de l’action,

CNAM.

BibliographieAUBERT N., DE GAULEJAC V., 1991, Le Coût de l’excellence, Seuil, 352 pages.BEGOIN J., 1957, « La Névrose des téléphonistes et des mécanographes », Thèse,

Faculté de Médecine, Paris.BÖHLE F., MILKAU B., 1991, « Vom Handrad zum Bildschirm », CAMPUS, Institut

für Sozialwissenschaftliche Forschung e.v. ISF München.BOYADJIAN C., 1978, La Nuit des machines, Paris, Les Presses d’aujourd’hui.CASTEL R., 1995, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard.DEJOURS C., 2001, « Subjectivité, travail et action », La Pensée, 328, pp. 7-19.

38

Christophe Dejours

3. Autrefois, dans le travail répétitif sous contrainte de temps, se percevait facilement la dif-férence entre deux types de situation : celle du travail « à la tâche », du travail « auxpièces », ou des primes au rendement, d’une part ; celle du salaire horaire ou mensualiséfixe, d’autre part. Bien que la première fût nettement plus pénible et entraînât souvent despathologies de surcharge, on n’aurait jamais évoqué à son propos un quelconque « worka-holism ». Quant à la seconde, elle n’excluait pas les phénomènes d’autoaccélération défen-sive. Mais on ne parlait pas non plus à ce propos de « workaholism ».L’évaluation individualisée des performances fonctionne sur d’autres ressorts psycholo-giques et peut être mise en œuvre dans presque toutes les formes de production et pas seu-lement dans le travail répétitif sous contrainte de temps. Lorsque cette évaluation est cou-plée à la menace de licenciement, elle est capable de produire des ravages qui vont bienau-delà de la surcharge de travail, en particulier les pathologies de la solitude et la dégrada-tion de la qualité, de la sécurité et de la sûreté. (Dejours, 2003).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 16: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

DEJOURS C., 2003, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fon-dements de l’évaluation, Paris, INRA Éditions.

DOLAN S. , ARSENAULT A., 1980, Stress, santé et rendement au travail, Presses uni-versitaires de Montréal.

DUBAR C., 1996, « Usages sociaux et sociologiques de la notion d’identité », Edu-cation permanente, 128, pp. 37-44.

FAIN M., 2000, « À propos du masochisme érogène primaire, dialogue imaginaireavec Benno Rosenberg », in Aisenstein M., 2000, Michel Fain, Paris, PUF.

FREUD S., 1920, Jenseits des Lustprinzips. Trad. française : Au-delà du principe deplaisir, OCF, PUF, vol. XV, pp. 273-338.

FREUD S., 1924, Das ökonomische Problem des Masochismus. Trad. française : LeProblème économique du masochisme, OCF, PUF, vol. XVII, p. 15.

KALSBEEK J., 1985, « Étude de la surcharge informatique sur le comportement etl’état émotionnel », in Dejours C., Veil C., Wisner A., 1985, Psychopatho-logie du travail, Entreprise moderne d’édition, pp. 167-173.

MARTY P., DE M’UZAN M., 1963, « La pensée opératoire », Revue française dePsychanalyse, 27, pp. 345-356.

MCDOUGALL, 1978, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Gallimard, Paris.DE M’UZAN M., 1984, « Les esclaves de la quantité », in La Bouche de l’incons-

cient, Paris, Gallimard, pp. 155-168.ROSÉ D., 1997, « L’endurance primaire », De la clinique psychosomatique de l’exci-

tation à la théorie de la clinique psychanalytique de l’excès, PUF, Paris. 1 vol.SAINSAULIEU R., 1977, L’Identité au travail, Presses de la Fondation nationale des

sciences politiques, Paris.STORA J.-B., 1997, Le Stress, Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? ».SZWEC G., 1998, Les Galériens volontaires, Paris, PUF.VILLERMÉ L., 1840, De l’état physique et moral des ouvriers, Union générale

d’Édition, 1971.WEIL S., 1941-1942, « Expérience de la vie d’usine », in La Condition ouvrière,

Paris, Gallimard, 1951, pp. 241-259.ZALTZMAN N., 1999, La Guérison psychanalytique, Paris, PUF.

Mots clés : activisme professionnel ; workaholism ; aliénation ; tra-vail ; psychodynamique du travail.

Summary : Professional activism is a badly defined notion. Some-times descriptive, other times comparative, it especially provides anexcuse for standard judgments. Those are often condescending orironic and imply silliness or alienation of the supposed incompetentsubject, to resist to social pressure he’s going under. Rigorous clini-cal analysis of professional activism leads to a clearly more quali-fied point of view. The aetiology of this « behaviour » doesn’t seemobvious and requires a discussion which will be the subject of thisarticle.

39

Travailler, 2004, 11 : 25-40

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia

Page 17: ACTIVISME PROFESSIONNEL  MASOCHISME, COMPULSIVITÉ OU_C.DEJOURS

Keywords : professional activism, workaholism, alienation, work,psychodynamics of work.

Resumen : El activismo profesional es una noción mal definida. Aveces descriptiva, a veces comparativa, sirve, sobretodo, como pre-texto para juicios normativos que son a menudo condescendientes oirónicos y se aprecian como el sobrentendido de la tontería o de laalienación de un sujeto supuestamente incapaz de resistir a las pre-siones sociales que se ejercen sobre él.

El análisis clínico riguroso del activismo profesional conduce a unpunto de vista evidentemente más matizado. La etiología de este« comportamiento» no es evidente e implica una discusión que es,en últimas, el objeto de este artículo.

Palabras claves : activismo profesional, workoholism, alienación,trabajo, psicodinámica del trabajo.

40

Christophe Dejours

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h41.

© M

artin

Méd

ia

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h41. ©

Martin M

édia