1701

ac-reunion.fr ! - Michel... · R ome ! L’antique capitale du monde civilisé dormait, appesantie en une morne tristesse. Une sorte de terreur mystérieuse et profonde glaçait la

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  • Michel Zévaco

    Borgia !

    Un texte du domaine public.

  • Une édition libre.

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  • Chapitre 1

    PRIMEVERE

  • Rome ! L’antique capitaledu monde civilisédormait, appesantie enune morne tristesse.

    Une sorte de terreurmystérieuse et profonde

    glaçait la superbe cité jusque dansses moelles. Rome se taisait, Romepriait, Rome étouffait.

    Là où la voix puissante de Cicéronavait fait retentir la tribune d’unForum tumultueux, psalmodiaientdes voix sinistres. Là où lesGracchus avaient combattu pour laliberté, pesait de tout son poids lesombre et farouche despotisme deRodrigue Borgia.

  • Et Rodrigue Borgia n’était qu’unepersonne dans la trinité menaçantequi régnait sur la Ville des Villes.Rodrigue avait un fils qui, plus quelui, représentait la Violence, et unefille qui, mieux que lui, symbolisaitla Ruse !

    Le fils s’appelait César. La filles’appelait Lucrèce…

    Nous sommes au mois de mai de l’an1501, à l’aube du seizième siècle. Cejour-là, le soleil s’est levé dans unciel rutilant. La matinée est radieuse.Une joie immense est dans les airs.

    Mais Rome demeure glacée, glaciale,car les prêtres règnent sur terre.

  • Pourtant, devant la grande porte duchâteau Saint-Ange, la forteresse qui,près du Vatican, hérisse ses odieusestourelles, des hommes du peuplesont rassemblés par la curiosité.

    Pieds nus, en haillons, la têtecouverte de crasseux bonnetsphrygiens, ils contemplent, avec uneadmiration pleine de respect, ungroupe de jeunes seigneurs qui,réunis sur la place, paradent, causentbruyamment, rient aux éclats etdédaignent de laisser tomber unregard sur la tourbe qui, de loin, lesenvie.

    Ces cavaliers, couverts de velours etde soie, par-dessus les fines

  • cuirasses, parfois entrevues dans unmouvement des manteauxchatoyants, brodés d’or, montés surde beaux chevaux, sont groupés prèsde la porte du château… Soudain,cette porte s’ouvre toute grande.

    Le silence se fait. Les têtes sedécouvrent. Un homme à figurebasanée, vêtu de velours noir, paraîtsur un magnifique étalon noir ets’avance vers les jeunes seigneursqui, sur une seule ligne, se rangentpour le saluer.

    Il laisse errer ses yeux sur la villequi, à son aspect, semble plussilencieuse encore, comme prised’une angoisse.

  • Puis, sa tête tombe sur sa poitrine.Et il murmure quelques paroles quenul n’entend :

    – Cet amour me brûle… Primevère !… Primevère !… Pourquoi t’ai-jerencontrée ?…

    Alors, il fait de la main un signe auxcavaliers et la petite troupe, riant etcaracolant, se met en marche versl’une des portes de Rome tandis que,parmi les gens du peuple courbés,passe comme un frisson ce motsourdement répété par des boucheshaineuses et craintives :

    – Le fils du Pape !… MonseigneurCésar Borgia !…

  • En cette même matinée de mai, à septlieues de Rome environ, sur la routede Florence, cheminait, solitaire, aupas de son rouan, un jeune cavalier,qui, sans hâte, insoucieusement, sedirigeait vers la Ville des Villes. Ilparaissait vingt-quatre ans.

    Son costume était fatigué, délabré. Ily avait plus d’une reprise à sonpourpoint, et ses bottes en peau dedaim étaient rapiécées par endroits.

    Mais vraiment, il avait fière minesous ses longs cheveux quiretombaient sur les épaules enboucles naturelles, avec sa finemoustache retroussée en crocs, sataille svelte, hardiment découplée,

  • ses yeux vifs et perçants, et surtoutcet air d’ingénue gaîté qui rayonnaitsur son visage.

    Bien que le jeune homme n’eût nil’allure, ni la physionomie d’uncontemplatif, il semblaits’abandonner à une sorte de rêverieet son regard parcourait avecindolence la campagne romainebrûlée par le soleil, vaste plainedéserte et nue.

    – Parbleu ! s’écria-t-il, voilà qui neressemble guère aux tant joyeuxenvirons de mon cher Paris, avec sesbois ombreux, ses bouchons et sesguinguettes où l’on boit de si joli vin,et ses filles accortes… Allons,

  • Capitan, un temps de trot, mon ami…et voyons si nous ne pourronsrencontrer quelque honnêtehôtellerie où deux bons chrétienscomme toi et moi puissents’abreuver…

    Capitan, c’était le nom du cheval.Celui-ci dressa les oreilles et prit untrot relevé.

    Dix minutes ne s’étaient pasécoulées lorsque le cavalier, sedressant sur ses étriers, aperçut auloin un petit nuage de poussièreblanche qui, rapidement, s’avançaitau-devant de lui. Quelques instantsplus tard, il distingua deux chevauxlancés au galop.

  • Sur l’un d’eux flottait une robenoire : un prêtre ! Sur l’autre, unerobe blanche : une femme !

    Presque aussitôt, ils furent sur lui.

    Le jeune Français s’apprêtait àsaluer la dame blanche avec toute lagrâce que la nature lui avait départie,lorsque à sa grande stupéfaction, ellearrêta net sa monture lancée à fondde train et vint se ranger près de lui.

    – Monsieur, s’écria-t-elle d’une voixtremblante, qui que vous soyez,secourez-moi !…

    – Madame, répondit-il avec chaleur,je suis tout à vous, et si vous voulezme faire l’honneur de me dire en quoi

  • je puis vous servir…

    – Délivrez-moi de cet homme !…

    Du doigt, elle désignait le moine quis’était arrêté et qui haussaitdédaigneusement les épaules.

    – Un homme d’église ! s’exclama leFrançais.

    – Un démon… Je vous en supplie,faites que je puisse continuer seulemon chemin…

    – Holà, sire moine, vous avezentendu ?…

    L’homme noir ne jeta même pas uncoup d’œil sur celui qui lui parlaitainsi et, s’adressant à la jeune

  • femme :

    – Vous vous repentirez amèrement…mais il sera trop tard.

    – Silence, moine ! éclata le jeunecavalier. Silence ou, par le ciel, tu vasfaire connaissance avec cette épée !

    – Vous osez menacer un prêtre ? fitle moine d’une voix fielleuse.

    – Vous osez bien, vous, menacer unefemme ! Arrière ! Tournez bride àl’instant, ou vous n’aurez plusjamais occasion de menacer qui quece soit.

    En même temps, le Français tiraitson épée et marchait sur le moine.

  • Celui-ci lança au jeune homme unregard de rage affreuse, puis,tournant bride, il s’enfuit au galopdans la direction de Rome. Uneminute on put voir son manteau noirqui voltigeait au vent comme les ailesd’un oiseau de malheur. Puis ildisparut.

    Le jeune cavalier se retourna alorsvers la dame blanche. Il demeurasaisi d’admiration.

    C’était une jeune fille d’environ dix-huit ans, d’une merveilleuse beauté.D’admirables cheveux d’un blondcendré encadraient harmonieusementun visage qu’éclairaient deux grandsyeux noirs. Une sorte de grâce

  • hautaine se dégageait de toute sapersonne.

    A ce moment, la rougeur del’indignation empourprait son visageet la rendait mille fois plus belleencore. Elle aussi avait suivi desyeux l’affreux moine qui s’envolaitcomme un hibou.

    – Je vous dois, dit-elle d’une voixpure et chantante, je vous dois toutema reconnaissance, monsieur… ?

    – Le chevalier de Ragastens, réponditle cavalier en s’inclinantprofondément.

    – Un Français !

  • – Parisien, madame…

    – Eh bien… monsieur le chevalier deRagastens, soyez mille fois remerciépour l’immense service…

    – Bien faible service, madame, etj’eusse été heureux de tirer l’épéecontre un ennemi sérieux, enl’honneur d’une dame aussiaccomplie… Mais pourrais-je savoirpourquoi ce moine…

    – Oh ! c’est bien simple, monsieur, fitla jeune fille qui ne put s’empêcherde frissonner. J’ai commisl’imprudence de m’écarter seule, plusque je ne devais… Cet homme s’esttout à coup approché de moi… Il m’a

  • outragée par ses paroles… j’ai voulufuir… il m’a poursuivie…

    Il était visible qu’elle ne disait pastoute la vérité.

    – Et vous ne le connaissez pas ?reprit le jeune homme. Elle hésita uninstant. Puis, se décidant :

    – Je le connais… pour mon malheur !… C’est le vil instrument d’unhomme néfaste et puissant… Oh !monsieur, vous disiez que c’est là unennemi peu sérieux… Ce moine estau contraire, pour vous, et dès cemoment, un redoutable ennemi… Sivous le rencontrez, fuyez-le… Sivotre destinée est de vous trouver

  • avec lui, n’acceptez rien de lui…Redoutez le verre d’eau qu’il vousoffrira, le fruit dont il mangera unemoitié devant vous, l’arme qu’il vouspriera d’accepter… Redoutez surtoutqu’il ne vous fasse saisir et jeterdans quelque oubliette du châteauSaint-Ange… Le moine que vousvenez de voir s’appelle domGarconio…

    – Madame, reprit le chevalier deRagastens, je vous rends grâce pourles inquiétudes que vous voulezconcevoir à mon sujet… Mais je necrains rien, ajouta-t-il en seredressant…

    – Il faut que je vous demande un

  • autre service…

    – Parlez, madame !

    – C’est de ne pas chercher à voir dequel côté je me dirige… de ne paschercher à savoir qui je suis…

    – Quoi ! madame !… Je n’aurai doncaucun souvenir de cette rencontreque je bénis… Je ne saurais mêmepas quel nom je dois mettre sur cevisage charmant qui va, dès cetteheure, hanter mes rêves ?…

    Le chevalier parlait d’une voix émueet tendre. Elle le regarda avec unintérêt non dissimulé. Un sourirevint se jouer sur ses lèvres.

  • – Je ne puis vous dire mon nom, dit-elle. De trop graves intérêtsm’obligent à le tenir caché… Mais jepuis vous dire le surnom que m’ontdonné ceux qui me connaissent.

    – Et quel est ce surnom ? demanda leFrançais.

    – Quelquefois… on m’appelle…Primevère !…

    Et, faisant un signe d’adieu, la dameblanche prit le galop et s’enfonçadans la direction de Florence…

    Le chevalier était demeuré sur place,tout étourdi, ébloui par cetteéclatante et fugitive apparition. Sonregard demeurait invinciblement

  • attaché sur la robe blanche quiflottait dans un nuage de poussière.

    Il la vit tourner brusquement à droiteet se jeter en pleine campagne. Puiselle disparut.

    Longtemps, il demeura au mêmeendroit… Enfin, il poussa un soupir.

    – Primevère ! fit-il. Le joli nom !Primevère… primavera… printemps !Elle est belle, en effet, belle comme leprintemps en fleur… Mais à quoi bonsonger à cela ! Sans doute ellem’aura oublié dans une heure… Etquand même, que pourrais-jeespérer, pauvre aventurier ?

    Sur cette mélancolique réflexion, le

  • chevalier de Ragastens poursuivitvers Rome son voyage interrompu.

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  • Chapitre 2

    RAGASTENS

  • La brillante escorte dejeunes seigneurs quiaccompagnaient CésarBorgia trottait depuis prèsde deux heures sur laroute de Florence. Le fils

    du Pape interrogeait fiévreusementla campagne, et de temps à autre, unjuron lui échappait.

    – Enfin ! s’exclama-t-il tout à coup.

    Et il se précipita au-devant d’uncavalier qui accourait vers lui.

    – Dom Garconio !… Quellesnouvelles ? demanda Césarimpétueusement.

    – Bonnes et mauvaises…

  • – Ce qui veut dire ? Explique-toi, parla madone !

    – Patience, monseigneur ! Mon amiMachiavel m’affirmait, hier encore,que la patience est une inestimablevertu pour les princes.

    – Drôle ! Prends garde que macravache…

    – Eh bien… j’ai vu la jeune fille…

    Borgia pâlit.

    – Tu l’as vue !… fit-il en frémissant.

    – Je lui ai parlé…

    – Garconio !… Je te ferai donner parmon père le bénéfice du couvent deSainte-Marie-Mineure…

  • – Monseigneur, vous êtes un maîtregénéreux…

    – Ce n’est pas moi qui paie !grommela César dans samoustache… Mais achève !… Donc…tu lui as parlé ?… Qu’a-t-elle dit ?…

    – C’est là que les nouvellesdeviennent mauvaises…

    – Elle refuse !…

    – Elle se dérobe… Mais nous enviendrons à bout…

    – As-tu su son vrai nom ?…

    – Je n’ai rien su… sinon qu’elle semontre indomptable, pour lemoment.

  • – Mais tu l’as suivie ? Tu sais en quelrecoin elle se cache ?… Parle, tu mefais mourir…

    – Monseigneur, j’ai suivi la jeunefille selon vos instructions et vousallez voir que si je n’ai pas encoredécouvert son nid, ce n’est pas de mafaute…

    – Enfer !… Elle m’échappe…

    – Je l’ai rencontrée près du boisd’oliviers, et ce fut un vrai miracle…Dès lors, je m’attachai à ses pas… jelui parlai comme il convenait… Ellevoulut fuir… Je la serrai de près…Affolée, telle une biche aux abois,j’allais enfin savoir la vérité

  • lorsque…

    – Elle t’échappa, sans doute,misérable moine…

    – Nous fîmes, continua domGarconio sans broncher, la rencontred’un jeune bandit qui me cherchadispute et fonça sur moi, l’épée à lamain… Pendant ce temps, le beloiseau blanc s’envolait…

    – Malédiction !… Et cet homme… cemisérable… où est-il ?… Qu’est-ildevenu ? Tu l’as perdu de vue aussi,lâche ?…

    – Non pas ! Je l’ai épié de loin… Et,en ce moment même, le drôle déjeuneà l’auberge de la Fourche, à vingt

  • minutes d’ici…

    – En route ! hurla le fils du Pape enenfonçant ses éperons d’or dans lesflancs de son cheval qui bondit enavant.

    – Le compte du Français me paraîtclair ! murmura le moine.

    Ruée en un galop infernal, la troupene tarda pas à se trouver devantl’hôtellerie signalée par le moine.

    C’était une méchante auberge, unesorte de bouchon de bas étage où levoyageur altéré ne trouvait pour serafraîchir qu’un mauvais vin et del’eau tiède. Un jardin s’étendaitcontre cette masure, le long de la

  • route, dont il n’était séparé ni par unfossé, ni par une palissadequelconque. Dans ce jardin quelquechose se dressait, qui avait laprétention de ressembler à unetonnelle.

    C’est sous cette tonnelle recouverted’une toile, à défaut de verduresgrimpantes, que déjeunait en effet lechevalier de Ragastens.

    – Voilà l’homme ! fit le moine.

    César examina d’un œil sombre lejeune homme qui, à l’arrivéesoudaine de ces nombreux cavaliers,avait salué, puis s’était remistranquillement à son déjeuner.

  • Ragastens avait reconnu le moine et,aussitôt, il avait rajusté la ceinturede cuir qui soutenait son épée etqu’il avait dégrafée. Puis, son œilperçant, en parcourant le groupe,avait aussi reconnu un autre homme.Et celui-là, c’était César Borgia !…

    – Parbleu ! murmura le chevalierentre ses dents, la rencontre estadmirable. Ou je me trompe fort, ouma bonne étoile m’a ménagé uneheureuse surprise…

    Cependant, Borgia s’était tournévers les jeunes seigneurs quil’entouraient et, s’adressant à l’und’eux :

  • – Que te semble, dit-il d’un tongoguenard, de cet illustre seigneurqui déjeune en ce palais ? Parlefranchement, Astorre.

    Le chevalier ne perdit pas une syllabede cette interrogation et il en saisit lesens méprisant.

    – Oh ! oh ! pensa-t-il, je crois quedécidément la surprise n’aura riend’heureux et que ma bonne étoile n’yest pour rien…

    Le seigneur que Borgia avaitinterpellé s’était avancé de quelquespas. C’était un homme d’unetrentaine d’années, taillé en hercule,avec une encolure de taureau, des

  • yeux sanglants… Il avait, à Rome,une réputation de spadassin terrible.Les quinze duels qu’on luiconnaissait s’étaient terminés parquinze morts.

    Le colosse considéra un instant lechevalier et éclata d’un gros rire.

    – Je pense, dit-il, que je vais donner àce magnifique inconnu l’adresse dusavetier qui raccommode les bottesde mes domestiques…

    Il y eut un éclat de rire général.Borgia seul demeura sérieux, mais ilfit un signe imperceptible à Astorre.L’imagination de celui-ci étant àbout de ressources, il se contenta de

  • répéter la même plaisanterie :

    – Je lui donnerai aussi l’adresse d’untailleur pour recoudre sonpourpoint… Mais j’y pense, ajouta-t-il…

    Il s’avança encore.

    – Eh ! monsieur… je veux vousrendre un service… car votre air meplaît…

    Le chevalier de Ragastens se levaalors et s’avançant à son tour :

    – Quel service, monsieur ? Voudriez-vous, par hasard, me prêter un peude cet esprit qui pétille dans vosdiscours ?

  • – Non, répondit Astorre sanscomprendre. Mais si vous voulezpasser chez moi, mon valet a mis decôté son dernier costume… Je luiordonnerai de vous en faireprésent… car le vôtre me paraît enmauvais état.

    – Vous faites allusion sans doute,monsieur, aux nombreuses reprisesqui ornent mon pourpoint ?…

    – Vous avez deviné du premier coup !…

    – Eh bien, je vais vous dire… Cesreprises sont une mode nouvelle queje veux acclimater en Italie… Aussi, ilme déplaît fort que votre pourpoint,

  • à vous, soit intact, et j’ai laprétention d’y pratiquer autantd’entailles qu’il y a de reprises aumien…

    – Et avec quoi, s’il vous plaît ?…

    – Avec ceci ! répondit le chevalier.

    En même temps, il tira son épée.Astorre dégaina.

    – Monsieur, dit-il, je suis le baronAstorre, garde noble,avantageusement connu à Rome.

    – Moi, monsieur, de la Bastille, aupied de laquelle je suis né, jusqu’auLouvre, on m’appelle le chevalier dela Rapière… parce que ma rapière et

  • moi ne faisons qu’un… Est-ce que cenom vous suffit ?…

    – Un Français ! murmura CésarBorgia étonné.

    – Va pour la rapière, riposta Astorre.Cela me permettra de faire coupdouble… car je vais vous briser etvous percer en même temps…

    Les deux hommes tombèrent engarde et les fers s’engagèrent.

    – Monsieur le baron Astorre, vousqui avez un si bon œil, avez-vouscompté combien il y a de reprises àmon pourpoint ?

    – Monsieur La Rapière, j’en vois

  • trois, répondit Astorre en ferraillant.

    – Vous faites erreur… Il y en a six…Vous avez donc droit à six entailles…et en voici une !

    Astor bondit en arrière, avec un cri :il venait d’être touché en pleinepoitrine, et une goutte de sangempourpra la soie grise de sonpourpoint. Les spectateurs de cettescène se regardèrent avec surprise.

    – Prends garde, Astorre ! fit Borgia.

    – Par l’enfer ! Je vais le clouer ausol…

    Et le colosse se rua, l’épée haute.

    – Deux ! riposta Ragastens en

  • éclatant de rire.

    Coup sur coup, le chevalier se fendittrois fois encore. Et, à chaque fois,une goutte de sang apparaissait surla soie. L’hercule rugissait,bondissait, tournait autour de sonadversaire. Ragastens ne bougeaitpas.

    – Monsieur, dit-il, vous en avez cinqdéjà… Prenez garde à la sixième.

    Astorre, les dents serrées, porta sansrépondre une botte savante, cellequ’il réservait aux adversairesréputés invincibles. Mais, au momentoù il se fendait, il jeta un hurlementde douleur et de rage en laissant

  • tomber son épée. Ragastens venaitde lui transpercer le bras droit.

    – Six ! fit tranquillement le chevalier.

    Et, se tournant vers le groupe despectateurs :

    – Si quelqu’un de ces messieurs veutse mettre à la mode…

    Deux ou trois des jeunes seigneurssautèrent à terre.

    – A mort ! crièrent-ils.

    – Holà ! silence… et paix !

    C’était Borgia qui parlait. Dansl’âme de ce bandit, il n’y avait qu’unculte : celui de la force et del’adresse. Il avait admiré la

  • souplesse du chevalier, son sang-froid, son intrépidité. Et il s’était ditque c’était là, peut-être, uneexcellente recrue…

    – Monsieur, dit-il en s’avançant,tandis que ses compagnonss’empressaient autour d’Astorre,comment vous nommez-vous ?

    – Monseigneur, je suis le chevalier deRagastens…

    Borgia tressaillit.

    – Pourquoi m’appelez-vous« monseigneur » ?

    – Parce que je vous connais… Et, nevous eussé-je pas connu, qui ne

  • devinerait, à votre prestance et àvotre air, l’illustre guerrier que laFrance admire comme un granddiplomate sous le nom de duc deValentinois et que l’Italie saluecomme un moderne César sous lenom de Borgia ?

    – Par le ciel ! s’écria César Borgia,ces Français sont plus habiles encoredans l’art de la parole que dans l’artde l’épée… Jeune homme, vous meplaisez… Répondez-moifranchement… Qu’êtes-vous venufaire en Italie ?…

    – Je suis venu dans l’espoir d’êtreadmis à servir sous vos ordres,monseigneur… Pauvre d’écus, riche

  • d’espoir, j’ai pensé que le plus grandcapitaine de notre époque pourraitpeut-être apprécier mon épée…

    – Certes !… Eh bien, votre espoir nesera pas trompé… Mais comment sefait-il que vous parliez si bienl’italien ?…

    – J’ai longtemps séjourné à Milan, àPise, à Florence, d’où je viens… etpuis, j’ai lu et relu Dante Alighieri…C’est dans la Divine Comédie que j’aipris mes leçons.

    A ce moment, dom Garconios’approcha de Borgia.

    – Monseigneur, dit-il, vous ne savezpas que cet homme a osé porter la

  • main sur un homme d’Eglise…Songez que, sans lui, Primevèreserait en votre pouvoir…

    Ragastens n’entendit pas ces mots.Mais il en devina le sens. Il comprit,à l’expression de sombre menace quienvahissait le visage de Borgia, queson affaire allait peut-être prendremauvaise tournure.

    – Monseigneur, dit-il, vous ne m’avezpas demandé où et quand je vous aiconnu… Si vous le désirez, je vaisvous l’apprendre…

    Le chevalier déganta rapidement samain droite. Au petit doigt de cettemain brillait un diamant enchâssé

  • dans un anneau d’or.

    – Reconnaissez-vous ce diamant,monseigneur ?

    Borgia secoua la tête.

    – C’est mon talisman, reprit lechevalier, et il a fallu que j’y tiennepour que je ne le vende pas, mêmepour me présenter en une tenuedécente devant vous… Voicil’histoire de ce diamant… Un soir, ily a quatre ans de cela, j’arrivais àChinon…

    – Chinon ! s’exclama Borgia.

    – Oui, monseigneur… et j’y arrivai lesoir même du jour où vous y fîtes

  • une entrée dont on parle encore enFrance… Jamais on n’avait vu, etjamais sans doute on ne verra riend’aussi magnifique… Les mules devotre escorte étaient ferréesd’argent… et quant aux chevaux, ilsportaient des clous d’or à leursfers… et ces clous tenaient à peine àla corne, en sorte que mules etchevaux semaient de l’or et del’argent sur votre passage, et que lapopulation se ruait pour ramasserces bribes de votre faste…

    » Le soir, vers minuit, vous commîtesune grande imprudence… Voussortîtes du château… seul !… Ayantfranchi la porte de la ville, vous vous

  • dirigiez vers une certaine demeureécartée, de riche apparence,lorsque…

    – Lorsque je fus attaqué par trois ouquatre malandrins qui en voulaientsans aucun doute à mes bijoux…

    – Tout juste, monseigneur… Vousrappelez-vous la suite ?

    – Par le ciel ! Comment pourrais-jel’oublier ?… J’allais succomber. Toutà coup, un inconnu survint ets’escrima si bien de l’épée qu’il miten fuite les drôles…

    – Ce fut alors, monseigneur, quevous me donnâtes ce beau diamant…

  • – C’était vous ?…

    –… en me disant qu’il me servirait àme faire reconnaître de vous partoutoù vous seriez, dès que j’auraisbesoin d’aide et de protection…

    – Jeune homme ! Touchez là… Monaide et ma protection vous sontacquises… Dès cette heure vous êtesà mon service et malheur à quioserait seulement vous vouloir dumal !…

    Un regard circulaire jeté autour delui appuya ces paroles. Toutel’escorte, jusqu’à Astorre, dont lebras était bandé, jusqu’à domGarconio, s’inclina devant le jeune

  • Français qui, d’une façon aussiimprévue, venait de conquérir lafaveur de César Borgia.

    – En route, messieurs, commandacelui-ci. Nous retournons à Rome.Quant à vous, jeune homme, je vousattends ce soir, à minuit… Minuit,ajouta-t-il avec un singulier sourire,c’est mon heure, à moi !…

    – Où vous trouverai-je,monseigneur ?

    – Au palais de ma sœur Lucrèce… AuPalais-Riant… Tout le monde, àRome, vous l’indiquera.

    – Au Palais-Riant !… A minuit !… Ony sera !…

  • Le chevalier de Ragastens s’inclina.

    Quand il se redressa, il vit la troupedes seigneurs qui s’éloignait dans unnuage de poussière. Mais, si vite ques’éloignât cette troupe, le chevaliern’en distingua pas moins deuxregards de haine mortelle qui luifurent jetés à la dérobée : l’un par lebaron Astorre, l’autre par le moineGarconio.

    Ragastens haussa les épaules. Ilacheva tranquillement son modestedéjeuner et, ayant payé son écot, seremit en selle.

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  • Chapitre 3

    LE PALAIS-RIANT

  • Il était environ quatre heuresde l’après-midi, lorsque lechevalier de Ragastens pénétradans la Ville Eternelle. Il avait faitau pas le reste de la route, tantpour donner du repos au brave

    Capitan qu’il aimait comme un bonet fidèle compagnon, que pour selivrer à l’aise à ses méditations…

    Enfant du pavé parisien, le chevalierde Ragastens avait jusqu’à cetteépoque vécu un peu au hasard. Iln’avait connu ni son père, ni sa mère.

    En effet, celle-ci était morte en luidonnant le jour. Et quant à son père,pauvre gentilhomme gascon, venu àParis pour tâcher de faire fortune, il

  • avait succombé à la misère, alors quele petit chevalier tétait encore le seind’une nourrice.

    Cette nourrice, marchande de hardessous un auvent placé à l’encoignurede la rue Saint-Antoine, presque enface la grande porte de la Bastille,s’était attachée au petit orphelin.Elle s’était mis en tête d’en faire sonsuccesseur dans son négoce defriperies.

    Or, étant devenue veuve, elle prit unamant pour remplacer le dignehomme que l’on venait de porter enterre. Le petit chevalier avait alorssept ans.

  • L’amant de la fripière était un clerc.Vrai savant qui lisait, écrivait, etmême calculait. Toute la science duclerc passa de son cerveau à celui del’enfant.

    A quatorze ans, celui-ci en savaitpresque autant qu’un abbé. La dignefripière rêvait déjà pour lui deflamboyantes destinées, lorsqu’uneépidémie de petite vérole l’emporta.

    Le jeune chevalier suivit en pleurant,jusqu’au cimetière, le corps de cellequi lui avait servi de mère. Puis ilrevint, s’ébroua, sécha ses larmes etdans la boutique de la défunte,choisit un équipement complet dontle principal ornement était une

  • immense rapière qui traînait sur lepavé dès qu’il cessait d’appuyer surla poignée.

    Vers l’âge de dix-huit ans, c’était unfieffé spadassin, redouté dans lescabarets et tavernes, grand coureurde filles, grand videur de brocs deSuresnes, un peu dépenaillé, friandde la lame, l’épée toujours à moitiéhors du fourreau, courant laprétentaine, rossant le bourgeois etbattant le guet : enfin, un vrai gibierde potence.

    Le chevalier était surtout une natureaventureuse. Généreux, il partageaitce qu’il avait – quand il avait ! – avecde plus pauvres que lui. Il défendait

  • les faibles avec sa bonne rapière. Iln’eût pas commis une mauvaiseaction. Mais, sans ressources,n’ayant pour guide que son robusteappétit d’aventures, jeté d’ailleursdans un milieu d’une moraleinfiniment élastique, il vivait commeil pouvait, prenait son bien où il letrouvait…

    Un beau jour, celui qu’on appelait lechevalier La Rapière et qui, entre laBastille et le Louvre, était devenu cequ’on appelait une « Terreur »,disparut soudain.

    Nous le retrouvons assagi. Lesbonnes qualités l’ont emporté sur lesmauvaises. Le chevalier de Ragastens

  • a jeté sa gourme et, à bon droit, ilpeut alors se considérer comme unparfait gentilhomme.

    Au moment où le cavalier franchit laporte de Rome, il conclut, ensecouant la tête comme pour laisserderrière lui un passé qui était bienmort :

    – Me voici avec deux ennemis sur lesbras : le signor Astorre et le moineGarconio. J’ai menacé l’un etmalmené l’autre. Oui, mais j’ai unprotecteur puissant…

    Et le chevalier jeta autour de lui unregard conquérant. Pourtant, danscet avenir rose et or qu’il

  • entrevoyait, un point noirobscurcissait son horizon. Bien qu’ils’en défendît, il pensait à cettemystérieuse inconnue au nom sidoux, au visage plus doux encore, etce fut avec un profond soupir, qu’ilrépéta :

    – Primevère !… La reverrai-jejamais ?… Qui est-elle ?… Pourquoicet horrible moine la poursuivait-il ?…

    Cependant, ayant tout à coup levé latête, il s’aperçut que des gens leregardaient avec curiosité. Il jeta lesyeux autour de lui et vit qu’il setrouvait sur un pont.

  • – Quel est ce pont ? demanda-t-il àun gamin en lui jetant une menuepièce de monnaie.

    – Excellence, c’est le pont desQuatre-Têtes…

    – Et le Palais-Riant, le connais-tu ?

    – Le palais de la signora Lucrézia !s’exclama l’enfant, avec une évidenteterreur.

    – Oui, sais-tu où il est ?

    – Là ! fit le gamin en étendant lebras.

    Puis, il s’enfuit comme s’il eût eu àses trousses une armée des diablesd’enfer. Le chevalier se dirigea dans

  • la direction qui venait de lui êtredésignée, réfléchissant à cetteétrange frayeur qu’avait manifestéel’enfant.

    Une fois encore, il demanda sonchemin à un homme. Et l’homme, aunom du Palais-Riant, le regarda toutà coup d’un air sombre, puis passason chemin en grommelant unemalédiction.

    – Etrange ! murmura le chevalier.

    Il arriva enfin sur une place déserte.Au fond de cette place se dressaitune somptueuse demeure. Unedouble rangée de colonnes en marbrerose, que doraient les rayons du

  • soleil à son déclin, formaient unesorte de galerie couverte quis’étendait en avant du palais.

    Au fond de cette galerie, par unelarge baie ouverte, on apercevait unescalier monumental, également enmarbre… Quant à la façade dupalais, elle était décorée de motifsd’ornements, précieux travaux desculpture antique pris, raflés auhasard des trouvailles parmi lestrésors de l’ancienne Rome.

    Le chevalier se dit que ce devait êtrelà le Palais-Riant qui, à coup sûr,méritait son nom grâce à laprofusion de statues blanches etriantes qui l’ornaient, grâce aussi à

  • la profusion de plantes rares et defleurs merveilleuses qui formaient,sous la galerie, un incomparablejardin.

    En avant de ce jardin, pareils à deuxstatues équestres, deux cavaliersimmobiles, silencieux, montaient lagarde. Ragastens s’adressa à l’und’eux.

    – C’est ici le Palais-Riant ? demanda-t-il.

    – Oui… au large ! répondit la statued’un ton menaçant.

    – Diable ! murmura le chevalier enpoursuivant son chemin, voilà unpalais bien gardé.

  • La place était déserte : pas unpassant… pas une boutique ouverteOn eût dit d’un lieu maudit !Ragastens poussa son cheval et unecinquantaine de pas plus loin, enentrant dans la rue qui faisait suite àla place, il se trouva devant unehôtellerie. Là, la vie semblaitrenaître, mais avec une sorte decrainte et d’hésitation encore.

    Ragastens mit pied à terre et pénétradans l’hôtellerie qui, par un singuliercaprice du patron, ou par un excès debizarre latinité, s’appelait Aubergedu beau Janus.

    Le chevalier demanda une place àl’écurie pour Capitan et une chambre

  • pour lui. Un domestique s’empara ducheval et l’hôtelier conduisitRagastens à une chambrette du rez-de-chaussée.

    – C’est humide, observa-t-il.

    – Nous n’en avons pas d’autredisponible.

    – Je la prends tout de même, parceque vous êtes tout près du Palais-Riant.

    – Vous êtes bien servi, fit l’hôteétonné, car de votre fenêtre vouspouvez justement voir le derrière dupalais.

    L’hôte ouvrit la fenêtre ou plutôt la

  • porte-fenêtre, et Ragastens reçut auvisage une bouffée d’humidité.

    – Qu’est-ce que cela ? fit-il.

    – Cela ?… C’est le Tibre, donc !

    En effet, le fleuve coulait entre deuxrangées de maisons, sans quai, sansberge. Derrière chaque maison, unescalier de quelques marchesaboutissait au ras de l’eau. Devant saporte-fenêtre, un de ces escaliersmontrait quatre marches de pierreverdâtre.

    – Tenez, reprit l’hôte, voyez là-bas…au coude du fleuve, cet escalier pluslarge que les autres… c’est celui duPalais-Riant.

  • – Bon ! fit Ragastens en rentrant etrefermant la porte, cette chambre meplaît, tout humide qu’elle est…

    – On paie d’avance, seigneur,observa l’hôte.

    Le chevalier s’exécuta.

    Puis, ayant demandé du fil et uneaiguille, il s’absorba en uneméticuleuse réparation de sespauvres effets, qu’il brossa, battit,nettoya de fond en comble. Aprèsquoi, il dîna de bon appétit.

    Ces diverses occupations leconduisirent jusqu’à neuf heures.Une heure plus tard, Ragastens,flamboyant de propreté, l’épée au

  • côté, attendait avec impatience lemoment de se rendre au palais deLucrèce Borgia.

    Un profond silence pesait sur la ville,endormie depuis longtemps. Seul, lesourd murmure du Tibre qui roulaitau pied de la maison ses eauxgrisâtres, élevait dans la nuit desvoix tristes comme des plaintesfugitives. Le chevalier les écoutaitavec une émotion dont il n’était pasle maître… Il se secoua pouréchapper à cette impressionnerveuse. Bientôt, d’ailleurs, il allaitêtre minuit…

    Le chevalier souffla sa chandelle et,drapé dans son manteau, s’apprêta à

  • sortir. A ce moment, une plainte plusdéchirante monta du fleuve.Ragastens tressaillit.

    – Cette fois, murmura-t-il, ce n’estpas une illusion… c’est une voixhumaine.

    Un nouveau cri de détresse se fitentendre. On eût dit qu’il venait deretentir dans la chambre. Ragastensfrémit… Ses tempes se mouillèrent.Pour la troisième fois une plaintes’éleva, étouffée comme un râled’agonisant.

    – Cela vient du Tibre ! s’écriaRagastens.

    Il s’élança, ouvrit la porte-fenêtre…

  • La nuit était opaque. Le Tibre,resserré entre les maisons au hautdesquelles on apercevait à peine unpan de ciel étoilé, roulait des flotsnoirs. A tâtons, le chevalierdescendit les quatre marches ; il sebaissa… allongea les mains.

    Ses mains rencontrèrent une étoffesoyeuse. L’étoffe couvrait le corpsd’un homme. L’homme râlait,haletait. Ragastens le saisit par lesépaules.

    – Qui êtes-vous ? demandal’inconnu.

    – Ne craignez rien… un étranger… unami…

  • – Il n’y a pas d’amis… Oh ! je vaismourir… Ecoutez !…

    L’homme incrusta ses mains sur lesdalles… Ragastens voulut le tirer del’eau…

    – Non ! fit l’homme dans un hoquetd’agonie… inutile… je vais…mourir… mais je veux… me venger…Ecoutez…

    – J’écoute ! fit Ragastens, lescheveux hérissés.

    – Le comte Alma… prévenez-le…prévenez sa fille… il veut l’enlever…il ne faut pas…

    – Qui, le comte Alma ? Qui, sa fille…

  • – Sa fille !… Béatrix… Primevère !…

    – Vous dites, fit Ragastens d’unevoix rauque d’angoisse, vous ditesqu’il veut l’enlever… Qui ?…

    – Celui qui vient de me tuer… mon…

    A ce moment, l’homme fut secouéd’un spasme mortel… il se raidit…ses mains lâchèrent la pierre, lecorps roula dans l’eau… et disparutdans un remous des flots noirs.

    Ragastens se redressa. Ses yeuxfouillèrent avidement l’ombreépaisse. Mais en vain !

    Alors, il rentra dans la chambre, etessuya son visage couvert d’une

  • sueur d’angoisse.

    – Oh ! prononça-t-il sourdement,quel est cet horrible secret que je n’aipu saisir !… Elle s’appelle Béatrix…elle est la fille du comte Alma… Etquelqu’un veut l’enlever… Mais qui ?… Qui ?…

    A ce moment, l’heure sonnalentement à Saint-Pierre.

    – Minuit, fit le chevalier bouleversé.

    Et il s’élança au dehors, courant versle Palais-Riant où l’attendait sonillustre protecteur, César Borgia.

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  • Chapitre 4

    LES NUITS DEROME

  • Apeu près au moment oùle chevalier deRagastens, setransformait en tailleuret s’occupait à recoudreà son pourpoint quelques

    passementeries destinées à enrehausser la bonne mine, CésarBorgia, escorté de quatre jeunesgens, pénétrait au Palais-Riant.

    César et son escorte traversèrentrapidement ces magnifiques salonsoù se trouvaient accumulées lesmerveilles de l’art italien. Ilsarrivèrent à une porte de bronze doréque gardaient deux Nubiens, noirscomme la nuit, muets comme le

  • silence.

    César fit un signe. L’un des Nubiensposa le doigt sur un bouton et laporte de bronze s’ouvrit.

    … Là commençait la partie intime dupalais.

    Dès que César et ses amis eurentfranchi la porte, elle se referma sansbruit. Ils se trouvèrent alors dansune sorte de vestibule, aux hautesmurailles de jaspe.

    Face à la porte de bronze se trouvaitune porte en bois de rose incrusté dedélicates orfèvreries d’argent…

    Cette fois, c’étaient deux femmes qui

  • gardaient la porte : deux femmesnues, d’une sculpturale beauté,assises ou plutôt à demi couchéessur d’épais coussins…

    Cette porte s’ouvrit mystérieusementcomme la première, sur un signe deCésar. Toujours suivi de son escorte,il pénétra alors dans une pièce demoindre dimension, mais d’un luxeplus raffiné, plus subtil.

    Une musique douce où dominaientles accords d’harmonie de flûte, deviole et de guitare, se faisait entendreen un murmure à peine perceptible.Et cette musique, arrivant comme parbouffées mystérieuses, se mêlait devoix féminines qui chantaient la

  • gloire et l’amour.

    Il n’y avait pas de meubles dans cettesalle, hormis un dressoir et uneimmense table ; mais çà et là, uneprofusion de larges et moelleuxcoussins, des tapis épais, richementbrodés, invitait au repos.

    La table dressée supportait des platsd’une fabuleuse richesse danslesquels des fruits glacés, desconfitures exotiques, des pâtisseriesdélicates dont Lucrèce avait seule laformule et qu’elle faisait pétrir dansson palais…

    Autour de cette table, plusieurshommes déjà avaient pris place. Ils

  • n’étaient pas assis, mais à demicouchés sur une sorte de lit, à lamode des anciens Romains.

    Parmi eux se trouvait une femme,une seule : la maîtresse du palais, laCircé de cette caverne enchantée, laprodigieuse magicienne qui régnaitsur les sens des hommes, la sœur deCésar, la fille du Pape, LucrèceBorgia !

    – Comme vous venez tard, monfrère !

    – Excusez-nous, ma chère Lucrèce,répondit César, ces seigneurs et moi,nous sommes rentrés à la nuit, aprèsune longue promenade sur la route

  • de Florence…

    – Vous êtes pardonné… mais vous nedites rien à votre frère ?

    César se tourna vers un homme qui,près de Lucrèce, avait tressaillid’inquiétude en voyant entrer César.C’était François Borgia, duc deGandie, deuxième fils du pape, frèrede César et de Lucrèce.

    Les deux frères se tendirent la mainavec un sourire. Mais chacun d’euxsurveillait étroitement chaquemouvement de l’autre.

    Lucrèce se pencha tout à coup versFrançois, saisit sa tête à pleinesmains et l’embrassa sur la bouche.

  • – Voilà de l’amour fraternel, ricanaCésar, ou je ne m’y connais pas ! Etpourtant, je suis expert en lamatière…

    – C’est vrai, fit Lucrèce, j’aimeFrançois… c’est le meilleur d’entrenous.

    – Vous me comblez, ma sœur, ditavec inquiétude le duc de Gandie…vous oubliez que si notre maison estglorieuse, et le trône pontifical denotre père inébranlable, nous ledevons à l’épée de notre cher César…

    – C’est juste ! reprit César. J’ai assezjoliment manié l’épée… L’armeblanche, c’est mon affaire…

  • En disant ces mots, il sortit sonpoignard et, d’un coup violent,l’enfonça sur la table. Unfrémissement parcourut les convives.François pâlit affreusement. MaisLucrèce éclata de rire.

    – Soupons ! fit-elle gaiement.

    Elle avait jeté un rapide coup d’œilsur une portière en étoffe de brocardqui s’était agitée doucement.

    Aussitôt les servantes commencèrentleur office.

    Lucrèce Borgia était vêtue – maisjuste assez pour apparaître auxconvives plus désirable encore. Unegaze légère recouvrait sa nudité, sa

  • beauté, un peu massive – des formesqui semblaient taillées en pleinmarbre.

    De temps à autre, elle jetait un regardfurtif vers la portière de brocard quifrémissait imperceptiblement. Maissi léger que fût ce frisson de l’étoffe,il suffisait à Lucrèce pour lui fairecomprendre que quelqu’un laregardait et l’écoutait.

    – Que dit-on dans notre bonne villede Rome ? demanda-t-elle.

    – Parbleu, madame, on raconte unechose fabuleuse, inouïe, incroyable…

    – Et que raconte-t-on, duc de Rienzi ?

  • – Duc ! interrompit François Borgiad’un ton presque suppliant.

    – C’est une histoire d’amour ! repritle duc.

    – Voyons l’histoire… dit Lucrèce…L’amour… la seule chose vraie, laseule digne qu’on vive et qu’onmeure pour elle !…

    En même temps, elle enlaçait le coude François…

    – Racontez, duc ! ordonna-t-elled’une voix pâmée.

    – Oui, oui ! s’écrièrent les convives.De l’amour ! Ne parlons qued’amour !

  • – Oh ! continua le duc de Rienzi,c’est un amour pur et virginal. J’aipresque de la honte à le dire ici…

    – Parlez, fit César d’un ton bref.

    – Puisque c’est vous-même quil’ordonnez, monseigneur… On ditdonc qu’un célèbre capitaine, le plusnoble qui soit, se trouve amoureux…

    Les regards convergèrent vers César.

    – Mais, reprit le duc, amoureuxcomme il ne le fut jamais. Lui qui,assure-t-on, avait un cœur de bronze,a maintenant un cœur de colombe…il soupire, il gémit… Ce qu’il y a deplus curieux, c’est que l’objet de saflamme se trouve être une inconnue

  • que nul n’a pu approcher… Et enfin,où l’histoire devient invraisemblable,mais demeure pourtant véridique,c’est que l’inconnue loin d’accueilliravec transport et reconnaissance lesoffres de ce grand capitaine, lesrepousse et les dédaigne !…

    – Et le nom du bel amoureux ?demanda Lucrèce.

    – Cherchez ! bégaya le duc de Rienzitout à fait ivre… Il est parmi nous…

    – Inutile ! gronda César Borgia.L’amoureux, c’est moi !… Et malheurà qui trouverait à y redire !…

    – Monseigneur !… Croyez…

  • – Quant à la femme je vous jure que,sous peu, elle aura cessé de medédaigner !…

    Lucrèce éclata de rire.

    – Ainsi, mon cher César, fit-elle,vous me trahissez ?… Vousm’abandonnez ?…

    – Non pas ! répondit César quisentait son cerveau se troubler dansune ivresse envahissante, ivresse duvin, ivresse des sens, ivresse del’orgueil.

    Et il continua, balbutiant :

    – Non, Lucrèce, je ne te trahis pas, tues à moi ! Comme elle sera à moi, elle

  • aussi !… Comme ta femme, Rienzi, aété à moi !… Comme tout doit être àmoi ! à moi ! à moi seul ! Entendez-vous, vous tous !…

    Il haletait. Son regard lançait deséclairs sanglants… Ce fut à cetteminute précise que Lucrèce, selevant, saisit François, duc deGandie, dans ses deux bras.

    François subit ce baiser, avec unepâleur croissante. Il essayavainement de se dégager…

    – Enfer ! rugit César Borgia qui,d’une poussée furieuse, repoussa latable.

    En même temps, il saisit son

  • poignard qui était resté plantédevant lui et, hagard, s’avança surson frère François… D’un bond, il futsur lui.

    Son bras se leva, puis s’abaissa dansun geste foudroyant. L’arme pénétratout entière dans la poitrine du ducde Gandie. Celui-ci tomba à larenverse. Sa bouche vomit un flot desang.

    Les spectateurs de cette scène,épouvantés, demeurèrent commepétrifiés. Lucrèce s’était reculée,simplement, et un singulier sourirevint errer sur ses lèvres.

    – A moi, râlait l’infortuné duc de

  • Gandie… à moi !… Oh !… je brûle…De l’eau !… par pitié !… Un peud’eau…

    – Ah ! tu veux de l’eau, fit César dansun ricanement sinistre. Attends, monfrère, je vais te faire boire !…

    Alors on vit une chose monstrueuse.César Borgia se baissa, saisit sonfrère par les pieds et, traînant ainsile corps dont la tête livides’ensanglantait sur les dalles, ill’emporta en hurlant :

    – De l’eau pour mon frère François !De l’eau pour l’amant de Lucrèce !…Toute l’eau du Tibre pour le duc deGandie !…

  • César parcourut ainsi une enfilade depièces et parvint enfin à une dernièreporte. Il l’ouvrit lui-même… Le Tibreétait là qui coulait dans la nuit.César souleva le corps et, d’unepoussée violente, le lança dans lefleuve.

    Les témoins de cette scène s’étaientenfuis, blêmes d’horreur et d’effroi…Alors Lucrèce Borgia s’élança vers laportière de brocard, la souleva etpénétra dans une sorte de cabinet àpeine éclairé.

    Là, un vieillard aux traits rudes etempreints d’une indéfinissablemalice était assis dans une sorte defauteuil. Ce vieillard avait tout

  • entendu, tout vu !… C’était le père deFrançois, duc de Gandie, le père deCésar, duc de Valentinois, le père deLucrèce, duchesse de Bisaglia, c’étaitRodrigue Borgia… C’était le papeAlexandre VI…

    – Etes-vous content, mon père ?demanda Lucrèce.

    – Per bacco, ma fille, tu as été un peuloin… Ce pauvre François !… Enfin,je dirai moi-même une messe pour lerepos de son âme !… C’est dommage,peccato !… C’était un bon diable, ceFrançois… mais… mais le duc deGandie gênait mes projets… Allons,adieu, ma fille… je te donne labénédiction pontificale, que ce

  • nouveau péché te soit entièrementremis…

    Lucrèce s’inclina. Le pape se leva,étendit la dextre. Lorsque LucrèceBorgia se releva, son père avaitdisparu.

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  • Chapitre 5

    LES CAPRICESDE LUCRECE

  • Lucrèce Borgia rentradans la salle du festin ets’aperçut qu’elle étaitvide.

    – Les lâches, murmura-t-elle, ils ont fui… l’ivresse

    de l’épouvante a remplacé dans leursveines l’ivresse de la volupté… Ah ! iln’y a pas d’hommes !… Mon père enfut un… mais c’est un vieillard…Pourquoi la nature m’a-t-elle donnéce sexe, à moi… à moi qui me sensd’appétit à dévorer un monde…

    Elle se renversa sur une pile decoussins, et s’étira.

    Une ombre se dressa près d’elle tout

  • à coup. Elle tourna négligemment latête.

    – C’est vous, mon frère ? dit-elle entendant la main à César.

    Il venait de rentrer, et qui l’eût vu ence moment n’eût jamais pu supposerque cet homme venait d’assassinerson frère. Il montrait un visageenjoué à sa sœur qui, de son côté, leregardait en souriant. C’étaitquelque chose d’effroyable que ledouble sourire de ce couplemonstrueux.

    – Méchant ! fit Lucrèce, pourquoiavez-vous fait du mal à ce pauvreFrançois ?… Vous étiez donc jaloux ?

  • – Ma foi, oui, Lucrèce… Il me déplaîtque, devant mes amis, en quelquelieu que ce soit, en quelquecirconstance qui se présente, je nesois pas le premier…

    Lucrèce hocha la tête et demeurapensive.

    – Au fait, reprit-elle soudain, mais tuhérites, mon César… Cette mortt’enrichit, toi déjà si riche… etl’« accident » te fait duc de Gandie…

    – C’est vrai, petite sœur… mais tuauras ta part. Je te réserve un millionde ducats d’or sur la succession… es-tu contente ?…

  • – Mais oui, répondit Lucrèce avec unbâillement. J’avais justement enviede bâtir un temple…

    – Un temple ? s’écria César étonné.

    – Oui… un temple à Vénus… Je veuxrétablir son culte dans Rome… Jeveux que le temple s’élève entreSaint-Pierre et le Vatican… Et, tandisque notre père dira sa messe, auprochain jour de Pâques, en sontemple chrétien, je veux, moi, dire lamienne en mon église païenne, etnous verrons qui des deux aura leplus de fidèles.

    – Lucrèce, s’écria César, tu esvraiment une femme admirable. Ton

  • idée est sublime.

    – Moins que ton idée de t’emparer del’Italie et d’en faire un seul royaumedont tu serais le roi, le maître absolu,mon César…

    – A nous deux, Lucrèce, lorsquej’aurai réalisé mon plan, à nousdeux, nous dominerons le monde etnous le transformerons…

    A ce moment, un bruit de clameurss’éleva près d’eux. Ils prêtèrentl’oreille. Le bruit venait desappartements du palais.

    Lucrèce jeta un manteau de soie surses épaules et, précédée de César,s’élança dans le vestibule aux

  • statues, puis ouvrit la porte debronze. Le frère et la sœurs’arrêtèrent sur le seuil.

    Une trentaine de domestiqueshurlant, vociférant, tourbillonnant,se bousculant, se culbutant,entouraient ou essayaient d’entourerun homme, un étranger qui tenaittête à toute la meute enragée.

    – Quel est l’insolent ?… s’écriaLucrèce.

    Elle allait s’élancer. César la saisitpar le poignet et la retint.

    – Eh ! s’écria-t-il, c’est mon petitFrançais… Je lui avais donné rendez-vous ici, à minuit… Par le diable !

  • Quel gaillard ! Quels coups ! Pan ! àdroite ! Pan ! à gauche ! En voicideux à terre… et deux autres quicrachent leurs dents !

    César, enthousiasmé, battit desmains, frénétiquement ! L’hommequi s’escrimait contre la meute desvalets, à la grande admiration deCésar et à la grande satisfaction deLucrèce, était en effet le chevalier deRagastens. Comme minuit sonnait, ils’était élancé de l’auberge du Beau-Janus.

    – Oh ! l’abominable vision !songeait-il tout en courant. Cethomme dans le Tibre !… Cemalheureux qu’on vient

  • d’assassiner… oh ! ces deux mainscrispées sur la dalle… ce corps quidisparaît dans les eaux noires… Etces paroles mystérieuses… On veutenlever Primevère !… Et celui quiveut l’enlever, c’est précisémentl’assassin ! Mais qui est cetassassin ?… Où le trouver ?…Comment prévenir le comte Alma ?…Il faut que je raconte ces étrangesévénements à l’illustre capitaine quim’attend… Lui seul, à Rome, estassez puissant pour démêler lavérité, et prévenir peut-être denouveaux meurtres !…

    En monologuant ainsi le chevalieratteignit rapidement le palais de

  • Lucrèce. Il voulut pénétrer sous lacolonnade que nous avons décrite.Mais les deux gardes équestres sejetèrent au-devant de lui.

    – Au large ! ordonnèrent-ils.

    – Eh ! l’ami, fit Ragastens,doucement, que diable ! On m’attenden ce palais…

    – Au large ! répondit le garde.

    – Vous êtes bien entêté, mon cher !…Je vous dis que je suis attendu… parmonseigneur César Borgia, s’il vousplaît !… Place donc !…

    Non seulement le cavalier n’obéitpas à cette injonction, mais encore

  • une douzaine de valets, attirés par lebruit, accoururent et se ruèrent sur lechevalier.

    – Oh ! oh ! s’écria Ragastens, ilparaît que la valetaille est enragée ence beau pays… Morbleu !… Est-cequ’ils oseraient porter la main surmoi ! Arrière, valets !

    De fait, l’air du chevalier devint siterrible que les domestiquesreculèrent, effarés. Mais le garde, lui,fonça sur le jeune homme. Ragastenscomprit que sa victoire serait decourte durée et qu’il allait être cerné,malmené, s’il ne faisait pas unexemple salutaire.

  • En moins de temps qu’il ne faut pourl’écrire, il s’élança sur le garde et sesuspendit à sa jambe, cherchant, parde violentes secousses, à lui faireperdre l’équilibre.

    A la première secousse, le gardevociféra un « sang et tripes ! » à fairetrembler les fenêtres des maisonsenvironnantes, et se raccrocha à lacrinière de son cheval.

    A la deuxième secousse, il leva lepommeau de son sabre pour enassommer son impétueux adversaire.Mais il n’eut pas le temps de mettrece projet à exécution.

    Une troisième secousse venait de se

  • produire, plus violente que les deuxpremières. La bouche du cavalier, quis’apprêtait à envoyer à toute voléeun nouveau juron bien senti,demeura entr’ouverte et silencieusede stupéfaction. Ragastens, de soncôté, avait reculé de plusieurs pas etavait failli tomber…

    Qu’était-il arrivé ?… Avait-il lâchéprise ?… Non !… Il arrivait toutsimplement qu’à force de tirer sur lajambe du géant, Ragastens avait faitvenir l’énorme botte du cavalier, etque celui-ci, hébété de surprise,demeurait déchaussé d’un pied, maistoujours vissé sur son cheval, tandisque le chevalier, emporté par l’élan

  • de la secousse, reculait, tenant àpleines mains une bottegigantesque…

    Il y eut une débandade parmi lesvalets. Mais cette hésitation fut decourte durée. Les assaillants avaientreçu du renfort. Ils étaientmaintenant une trentaine, armés debâtons.

    Ragastens jeta les yeux autour de luiet se vit entouré de toutes parts.

    – Ah ! maroufles, tonna-t-il, ah !ramassis de primauds ! C’est à coupde bottes que je vais vous chasser…

    Et il fit comme il avait dit !…Saisissant la botte par le pied, il se

  • servit de la tige comme d’une massed’armes et exécuta un moulinetterrible. En même temps, il se dirigeavers l’escalier qu’il atteignit enquelques enjambées toujourspoursuivi par la meute hurlante.

    Au bout de l’escalier, Ragastens sevit dans une salle immense… Ilchoisit son champ de bataille, ets’accula à un coin. Alors, ce futépique.

    Ragastens manœuvrait sa tige debotte comme Samson dut jadismanœuvrer sa mâchoire d’âne pouren assommer les Philistins. Cette tigetourbillonnait, voltigeait au-dessusde sa tête.

  • A chaque instant, comme une claqueretentissante, elle s’abattait sur unetête, sur une joue, sur un dos… Il yeut des cris de douleur, desgrincements de dents, des menacesapocalyptiques proférées à tue-têtepar la bande affolée. Cela durajusqu’au moment où, une dizaine devalets, étant hors de combat, lesautres reculèrent en désordre, enappelant au secours…

    Maître du champ de bataille, sansune égratignure, son manteau à peinedérangé, Ragastens partit alors d’unéclat de rire formidable et s’écria :

    – Allons, valets ! Allez prévenir votremaître que le chevalier de Ragastens

  • est à ses ordres…

    – Je suis tout prévenu, fit une voix,vous vous chargez de vous annoncervous-même, monsieur !…

    Ragastens se retourna et se trouva enprésence de César et de Lucrèce. Uneseconde, il demeura ébloui, fascinépar la beauté fatale de la fille dupape. Lucrèce vit l’effet qu’ellevenait de produire et elle sourit. Maisdéjà le chevalier se remettait,s’inclinait et répondait :

    – Monseigneur, et vous, madame,daignez m’excuser d’avoir quelquepeu malmené vos valets… Je n’aid’autre défense à présenter que

  • l’ordre que vous m’aviez donné deme trouver ici à minuit… Or, pourêtre à un tel rendez-vous, j’eussepassé à travers une légion dedémons…

    – Venez monsieur, dit César, c’estmoi qui suis coupable de n’avoir pasprévenu ces imbéciles…

    Ragastens suivit le frère et la sœur,tandis que les valets, courbésjusqu’au sol, demeuraient stupéfaitsde l’accueil fait à cet intrus si malvêtu.

    Près des Nubiens, postés à la portede bronze, Lucrèce s’arrêta uninstant. Les deux muets n’avaient

  • pas bronché. Ils avaient une porte àgarder : ils la gardaient.

    – Et vous, demanda-t-elle,qu’eussiez-vous fait si on eût essayéde franchir cette porte ?

    Les noirs sourirent largement enmontrant une double rangée de dentséblouissantes. Ils touchèrent du boutdu doigt le fil de leurs yatagans, puisils montrèrent le cou du chevalier.

    – C’est clair ! fit celui-ci en riant : ilsm’eussent tranché le col. Mais, pouravoir le bonheur de vous contempler,madame, je jure que j’eusse affrontéce péril…

    Lucrèce sourit de nouveau. Puis,

  • ayant tapoté la joue des deuxNubiens, ce qui parut les plongerdans une extase de ravissement, ellepassa, suivie de César et duchevalier.

    Elle les conduisit dans une sorte deboudoir dont Ragastens admira leluxe raffiné. Mais le chevalier segarda bien de laisser paraître lessentiments qui l’agitaient.

    – Ma sœur, dit alors César, monsieurest le chevalier de Ragastens, unFrançais, un enfant de ce pays quej’aime tant… Son titre de Françaisserait donc une suffisanterecommandation à vos bontés, machère sœur… mais ce n’est pas tout :

  • lors de mon voyage à Chinon, M. leChevalier que voici me sauva la vie…

    – Oh ! monseigneur, vous êtes tropbon de parler de cette misère, fit lechevalier ; je ne vous ai rappelé cetteaventure que pour me fairereconnaître…

    – J’aime les Français, dit à son tourLucrèce, et j’aimerai M. le chevalierparticulièrement, pour l’amour devous, mon frère… Nous vouspousserons, chevalier…

    – Ah ! madame, je suis confus de lafaveur que vous me faites l’honneurde me témoigner si promptement.

    – Vous la méritez, fit Lucrèce avec

  • enjouement. Mais j’y pense, ajouta-t-elle tout à coup… Vous devez avoirbesoin d’un rafraîchissement, aprèscette grande bataille… Venez, venez,chevalier !

    Elle le saisit par la main et l’entraîna.Le chevalier fut agité d’un frisson.Cette main tiède, langoureuse,parfumée avait serré la sienne.

    L’aventurier ferma les yeux uneseconde, la gorge nouée parl’angoisse d’inexprimables voluptés.

    – Tant pis ! songea-t-il. Je risquegros peut-être… Mais la partie envaut la peine.

    Et sa main, fortement, presque

  • brutalement, rendit la pressionamoureuse à la main de Lucrèce.L’instant d’après, ils se trouvaientdans la fabuleuse salle des festins…

    Enfiévré, Ragastens se cruttransporté dans quelque paradismahométan… Lucrèce elle-mêmeplaçait devant lui des cédrats confits,des pastèques glacées par unprocédé qu’elle avait imaginé, puiselle versait dans sa coupe un vin quimoussait et pétillait.

    – Buvez, dit-elle avec un regard quiacheva de bouleverser le chevalier…C’est du vin de votre pays… mais jele fais traiter par une méthodespéciale…

  • Le chevalier vida sa coupe d’un trait.Ses veines charrièrent des flammes…

    Il goûta aux confitures que luiprésentait Lucrèce. Et ses tempes semirent à battre, tandis que sonimagination s’ouvrait à des visionsdélirantes…

    – Madame, s’écria-t-il, je bois, jemange, j’entends, je vois… et je medemande si je ne fais pas quelquerêve splendide après lequel la réalitéme paraîtra plus cruelle !… Où suis-je !… Dans quel palais enchanté !…Dans la demeure de quelle adorablefée !…

    – Hélas ! vous êtes simplement chez

  • une mortelle… chez la pauvreLucrèce Borgia, qui cherche à sedistraire et qui y arrive rarement.

    – Quoi ! madame, vous seriezmalheureuse ? Ah ! dites quel vœuvous avez formulé… lequel de vosdésirs est resté inassouvi…Morbleu ! quand je devrais remuer lemonde… quand je devrais, comme lesTitans de jadis, escalader l’Olympepour aller demander le secret dubonheur…

    – Bravo chevalier ! s’exclama César.Et s’il ne suffit pas de l’Olympe,nous escaladerons le ciel pourdemander au Père Eternel la recettedes confitures idéales par quoi

  • Lucrèce se tiendra satisfaite !…

    – Je ne suis qu’un gentilhomme sansfortune, répondit Ragastens enreprenant son sang-froid. Mais j’aiun cœur qui sait vibrer, un bras quine tremble pas et une épée ; je lesmets, madame, à votre dévotion, tropheureux si vous daignez en accepterl’hommage.

    – J’accepte cet hommage, ditLucrèce, avec une gravité qui fittressaillir le chevalier.

    – Et maintenant que vous voilàl’homme-lige de la duchesse deBisaglia, reprit César, voyons,chevalier, à vous trouver une

  • situation officielle où vous puissiezutiliser vos talents… Je puis obtenirde mon père un brevet de garde-noble pour vous.

    – Monseigneur, fit le chevalier,rappelé par ces paroles à la réalité, jevous avoue que j’aimerais mieuxautre chose.

    – Diavolo ! Vous êtes difficile, moncher ! Les gardes-nobles doiventprouver six quartiers de noblesse…et, après tout, ajouta-t-il, avec unebrutalité voulue, j’ignore, au fond,qui vous êtes…

    Ragastens se leva et se campafièrement.

  • – Monseigneur, dit-il d’une voixmordante, vous ne m’avez pasdemandé mes parchemins à Chinon.

    – Aïe ! je suis touché ! fit César.

    – Quant à mes titres de noblesse, ilssont écrits sur mon visage ; cheznous, les gentilshommes se devinentau premier coup d’œil… et ces titres,je suis prêt à les contresigner dubout de ma rapière.

    – Bravo ! Bien riposté !…

    – Puisque vous pensez que je suisvenu en Italie pour monter la gardedans les églises, autour d’un vieillardqui dit des prières, adieu,monseigneur !…

  • – Eh là ! Quel diable d’enragé êtes-vous donc… ? Je sais, parbleu, quevous méritez mieux ! Aussi, ne vousl’ai-je proposé que pour vouséprouver… Vous me plaisez, tel quevous êtes… La manière dont vousavez arrangé mon terrible Astorre,dit l’Invincible, vos réponses, votreair, et jusqu’à cette magnifique volée,tout à l’heure… ah ! cela surtout…j’en ris encore…

    César se renversa, riant en effet àpleine gorge. Le chevalier se rassit,en souriant.

    – Donc, vous voulez entrer à monservice ?…

  • – Je vous l’ai dit, monseigneur !

    – Eh bien, c’est fait, monsieur… Danspeu de temps, je vais recommencer lacampagne contre certainsprincipicules qui se croient toutpermis… Mais je m’entends… A cemoment-là, je compterai sur vous,chevalier. Les hommes braves etspirituels sont rares… je vousconnais depuis quelques heures,mais le peu que j’ai vu me répond devous… Chevalier de Ragastens, vousentrerez en campagne sous mesordres, à la tête d’une compagnie.

    – Ah ! monseigneur, fit Ragastens enbondissant, que dites-vous là ?…Vous voulez vous moquer, sans

  • doute…

    – Après-demain, au château Saint-Ange, venez chercher votre brevet…

    Ivre de joie, tous ses rêves dépassésd’un coup par la plus singulièrefortune, le chevalier s’inclina, saisitla main de César et la porta à seslèvres…

    – Maintenant, vous pouvez vousretirer, monsieur… Un mot encore,cependant. Ce matin, lorsque vousfîtes peur à ce bon Garconio, vousavez rencontré une jeune dame vêtuede blanc et montée sur un chevalblanc ?…

    Il allait parler… Il cherchait les mots

  • qui devaient assurer à Primevère lesbonnes grâces de César… Tout àcoup, une pâleur livide s’étendit surson front. Les paroles s’étranglèrentdans sa gorge…

    En s’inclinant, Ragastens avait jetéles yeux, par hasard, sur la mosaïquede marbre qui formait le plancher dela salle. Et il venait d’apercevoir unelarge tache de sang !…

    Pourquoi cette vue arrêta-t-elle lesmots irréparables qu’il allaitproférer… Frémissant, il se tut…

    – Eh bien, monsieur, fit César, vousalliez dire…

    – J’allais dire, monseigneur, que j’ai

  • en effet rencontré la dame dont vousme parlez et que j’ai bien regrettéd’avoir interrompu la conversationde ce digne moine, lorsque j’ai suqu’il était à vous !

    – Ainsi, reprit Borgia devenusombre, vous ne la connaissez pas ?…

    – Comment la connaîtrais-jemonseigneur ?… J’ignore son nom :je ne sais même pas par quel cheminelle a disparu…

    – Bien, monsieur… Vous pouvezvous retirer. Après-demain, auchâteau Saint-Ange… N’oubliez pas !

    – Diable, monseigneur, pour oublier,

  • il faudrait que j’eusse perdu l’esprit.

    Et Ragastens, de l’air le plus natureldu monde, fit une profonde etgracieuse salutation à Lucrèce, quilui donna sa main à baiser. Puis ilsortit, se réservant de réfléchir à ladécouverte qu’il venait de faire.

    Ses soupçons éveillés, il sedemandait maintenant si toute cetteaventure, commencée comme unbeau rêve, n’allait pas aboutir àquelque traquenard. Avec un frisson,il se rappela les avertissements dePrimevère. A ce moment, une petitemain douce saisit la sienne et unevoix lui glissa à l’oreille :

  • – Venez, et ne faites pas de bruit…

    Ragastens était brave. La voixn’avait rien de sinistre au contraire…Et pourtant, il fut saisi d’un malaise.Mais il se remit promptement et, s’enremettant à sa bonne étoile, il suivitson guide féminin.

    Après des tours et des détours, il seretrouva tout à coup dans la salle desfestins. La vaste pièce étaitmaintenant faiblement éclairée parun seul flambeau. Le cœur deRagastens battait à rompre.

    – Ne bougez pas… ne remuez pas,murmura son guide, et attendez ici…jusqu’à ce qu’on vienne vous

  • chercher.

    Puis la servante qui avait conduit lechevalier disparut.

    Les yeux de Ragastens furentaussitôt invinciblement attirés versla tache de sang… Elle était làencore… Il s’approcha sur la pointedu pied… se baissa… toucha lesang… il n’était pas encorecomplètement coagulé.

    – Il y a une heure à peine que ce sanga été répandu ! murmura-t-il… Oh !Qu’est cela ?…

    Une autre tache apparaissait plusloin… puis d’autres… tout un cheminrouge, une piste sanglante ! Haletant,

  • il suivit cette piste, courbé sur lesdalles, pas à pas…

    Il arriva à une porte et mit la mainsur le verrou… La porte s’ouvrit…Au delà, la piste continuait…

    Guidé par elle, Ragastens traversaplusieurs salles et parvint enfin à unedernière porte qu’il ouvrit. Il étouffaalors une exclamation de surpriseépouvantée. Il se trouvait au bord duTibre !…

    Un instant, il eut la pensée de selaisser glisser dans le Tibre, de sesauver… Mais l’idée de fuir – de fuirdevant une femme ! – le révolta.

    Il raffermit son épée, ferma la porte

  • et rapidement, d’un pas léger,regagna la salle des festins, toujoursobscure et silencieuse. Quelquesminutes pleines d’angoisses’écoulèrent.

    Enfin la même servante reparut.Comme tout à l’heure, elle le prit parla main et lui fit traverser trois ouquatre pièces obscures. Elle s’arrêtaalors devant une porte et lui ditsimplement :

    – Vous pouvez entrer.

    Ragastens hésita une seconde ; puis,haussant les épaules, poussa laporte…

    Il se trouva au seuil d’une sorte de

  • réduit mystérieusement éclairé,comme le sont les chapelles, pendantles nuits de prières.

    Au fond de ce réduit, sur un amas depeaux de panthères, une femme !…Une femme nue qui souriait, les brastendus… C’était Lucrèce !…

    q

  • Chapitre 6

    L’IDYLLE APRESL’ORGIE

  • Il était environ trois heures dumatin, lorsque Ragastens, rentré àl’hôtellerie du Beau-Janus, tombasur son lit, épuisé de fatigue, ets’endormit d’un sommeil deplomb. Il dormit d’une traite

    jusqu’à huit heures et fut réveillé parson hôte.

    Le digne Romain venait lui demanderle prix de la journée qui commençait.C’était, dans son honorable maison,une règle invariable : on payaitd’avance.

    Le chevalier tâta ses poches etconstata qu’il était pauvre commeJob. Il soupira, jeta un coup d’œilsur son diamant et pria l’hôte d’aller

  • lui chercher un joaillier. L’hôte avaitsurpris le coup d’œil et comprit.

    – Le Ghetto est à deux pas, seigneur ;dans cinq minutes, je vous amène unJuif de mes amis qui achète lespierres précieuses.

    – Amenez-en aussi un autre quivende des hardes.

    – Ce sera le même ! réponditl’aubergiste, qui partit en courant.Quelques minutes plus tard ilrevenait, en effet, suivi d’un vieillardà barbe majestueuse, mais sale etcrasseuse, lequel se confondit ensalutations et déposa sur le lit unassortiment complet de costumes.

  • Ragastens lui tendit son diamant.

    Le Juif tira une petite balance de sapoche, pesa la superbe pierre etl’examina à la loupe.

    Il y eut un débat. Le Juif commençapar offrir le quart de la valeur dudiamant. Mais, il s’aperçut bientôtqu’il avait affaire à forte partie et,avec force gémissements, il dut serésigner à ne gagner que le tiers duprix réel.

    Ragastens, alors, fit choix d’unéquipement tout neuf et s’habilla aufur et à mesure qu’il choisissait lesdiverses pièces de son costume, dontchacune donna lieu à un

  • marchandage effréné.

    Finalement, le chevalier se trouvaéquipé de pied en cap, luisant,rayonnant, flamboyant. Mais, toutpayé, et l’hôte prudemment soldépour trois jours d’avance, il ne luirestait plus que quelques écus.

    Il allait sortir, lorsque l’hôtelierintroduisit dans sa chambre unpersonnage bizarre qui demandait àle voir.

    Ce vieillard entra en exécutant unesérie de courbettes. L’hôtelier l’avaitintroduit en lui témoignant unrespect étrange, où il y avait de laterreur. Et, comme il demeurait là

  • pour satisfaire une intense curiosité,Ragastens, d’un signe impérieux, luiordonna de sortir.

    L’hôte s’éclipsa. Mais il n’en perditpas un coup d’œil car, penché à laserrure de la porte, il assista àl’entrevue. Dès qu’ils furent seuls,Ragastens interrogea son visiteurd’un regard.

    – Il signor Giacomo, pour vousservir.

    – Monsieur Giacomo, que me vaut leplaisir ?…

    – Je suis chargé de vous remettrececi.

  • En parlant ainsi, le signor Giacomoavait entr’ouvert son vaste manteauet déposé sur le coin d’une table unpetit sac rebondi. Le sac rendit unson de métal…

    – Il y a là cent pistoles, continuaGiacomo en multipliant lescourbettes… si vous voulez vousdonner la peine de compter…

    – Hein ? s’écria Ragastens. Vousdites qu’il y a là cent pistoles ? Etc’est pour moi ?

    – Vous êtes bien le seigneur chevalierde Ragastens ?…

    – En chair et en os, bien que doutants’il rêve ou s’il veille, depuis cette

  • nuit.

    – En ce cas, les cent pistoles sontpour vous.

    – Mais qui me les envoie ?… Je veuxêtre pendu si je comprends…

    – Chutt !… Comptez, signor mio…

    Abasourdi, Ragastens défit le sac,tandis qu’un large souriresardonique balafrait la figureratatinée de Giacomo. Les centpistoles y étaient bien.

    Et, tout émerveillé qu’il fût,Ragastens les engloutit à l’instantmême dans la ceinture de cuir qu’ilportait autour des reins. Cette

  • besogne accomplie, il se prépara àinterroger l’étrange visiteur. Maiscelui-ci s’était évanoui !… Il appelal’hôte.

    – Où est passé le signor Giacomo ?

    – Il vient de s’en aller, monseigneur,répondit l’aubergiste courbé en deux.

    Cette soudaine vénération surpritRagastens.

    – Oh ! oh ! fit-il en saisissantl’hôtelier par l’oreille, tu as tout vu,toi ?…

    – Monseigneur, excusez-moi… maisvous voudrez bien pardonner à unpauvre aubergiste qui ignorait quel

  • puissant seigneur il avait l’honneurde loger…

    – Ah çà ! interrompit Ragastensétourdi, m’apprendras-tu ce que celasignifie ?…

    – Cela signifie que je sais maintenantce que je ne savais pas tout àl’heure… que je loge sous monhumble toit un allié… un ami… unparent peut-être des plus illustres etdes plus redoutables seigneurs deRome… Et je le sais, puisque lesignor Giacomo qui sort d’ici estl’homme de confiance de LucrèceBorgia… l’intendant du Palais-Riant.

    Sur ces mots, prononcés avec un

  • frisson d’émoi, l’hôte sortit àreculons, en saluant plus bas queterre !…

    Ragastens demeura une minuterêveur.

    Puis, secouant la tête, il s’en alla àl’écurie, sella Capitan, sauta à chevalavec la légèreté d’un homme qui sesent en passe de faire bonne fortune.Au pas, il prit le chemin de la porteFlorentine par laquelle, la veille, ilétait entré dans la Ville Eternelle.

    Il se donnait à lui-même pourprétexte qu’il fallait absolumentprévenir Primevère de ce qui setramait contre elle. En réalité, il

  • voulait ardemment la revoir, pour leseul bonheur de la contemplerencore.

    Et, des deux genoux, il pressa lesflancs de Capitan comme s’il eûtpensé la sauver en allant plus vitevers le lieu où il l’avait rencontrée.La brave bête comprit ce qu’on luidemandait, sans l’intermédiaire del’éperon, et accentua son galop.

    Ce fut ainsi qu’il parvint à l’endroitprécis où Primevère, poursuivie parle moine Garconio, s’était tout àcoup approchée de lui pour implorerson aide.

    Il alla plus loin et se jeta à travers

  • champs, sur la droite, à l’endroitexact où il avait vu tournerPrimevère.

    Il ne tarda pas à se trouver à lalisière d’un bois d’oliviers et dut semettre au pas, le sol étant hérissé deracines qui crevaient la terre, pourdarder au ciel de nouvelles pousses.Le bois, clairsemé au début, se fitépais et serré. Il mit pied à terre.

    Ragastens parvint sur les bords d’unruisselet qui courait sous le bois. Ils’arrêta donc, débrida Capitan et lefit boire. Alors, il songea à lui-mêmeet tira de ses fontes un pain, un carréde viande froide et un fiasco de vinblanc, protégé par une enveloppe

  • d’osier. Il mit le fiasco à rafraîchirdans le ruisseau et attaqua sonmorceau de viande froide.

    – Corbleu ! fit-il presque à hautevoix, le joli bois ! Et le joli ruisseauque voilà ! Il n’y manque que lanaïade ou la nymphe.

    – C’est que vous ne la voyez pas !Car elle est là qui assiste à votrerepas, répondit une voix pure avecun éclat de rire moqueur.

    Le chevalier se leva d’un bond,effaré… Et il demeura tout troublé envoyant, de l’autre côté du ruisseau,sortant d’un buisson de verdure,celle qu’il cherchait en vain, la jeune

  • fille à la robe blanche… Primevère !

    Dans ce cadre, elle semblait plus quejamais mériter son surnom. Elle étaitvraiment l’incarnation radieuse duprintemps.

    – Eh bien ! reprit-elle, il paraît que lanymphe du ruisselet vous fait peur,chevalier ?

    – Madame, répondit Ragastens, sanstrop savoir ce qu’il disait, je n’aipeur que d’une chose… c’est quel’apparition s’évapore…

    – Que faisiez-vous donc en ces lieuxécartés ? reprit-elle pour se donnerune contenance.

  • – Je vous cherchais ! Et vous,madame ?

    – Je vous attendais, répondit-elle.

    Ragastens jeta un léger cri de joie,franchit d’un bond le ruisseau qui lesséparait et il allait tomber aux piedsde la jeune fille, lorsque, d’un gesteplein d’une charmante dignité, celle-ci l’arrêta.

    – Je vous attendais, chevalier,continua-t-elle d’une voix altérée parune subite émotion, parce que j’ai vuen vous, un je ne sais quoi me disantque je pouvais me fier à vous… Ai-jeeu tort ?…

    – Oh non, madame, dit le chevalier

  • en se courbant avec un profondrespect, non, vous n’avez pas eu tortd’avoir confiance en un homme qui,depuis qu’il vous a vue, ne songeplus qu’à se dévouer à votredéfense…

    – En effet, chevalier, j’ai besoind’être défendue, hélas !…

    – Je le sais, madame !

    – Vous le savez ?

    – Vos paroles suffiraient pour mel’apprendre… mais je sais aussi autrechose, et ceci m’amène à vous direpourquoi je vous cherchais…

    – Qu’avez-vous donc appris ? s’écria

  • la jeune fille avec une surprise mêléede frayeur.

    – D’abord votre vrai nom !… Je saisque vous vous appelez Béatrix, quevous êtes la fille du comte Alma…

    A ces mots, elle pâlit et recula, enjetant autour d’elle un regard deterreur. Une soudaine méfiance parutdans ses yeux.

    – Oh ! rassurez-vous, madame, fitardemment Ragastens ; ce nom nesortira jamais de ma bouche.

    Elle se rapprocha, toute tremblanteencore, et tendit sa main que lechevalier porta à ses lèvres.

  • – Pardonnez-moi, monsieur… c’estque je suis entourée d’embûches etd’ennemis… c’est que ce nom est, eneffet, un secret et que je suisépouvantée que quelqu’un l’aitappris, fût-il le loyal et bravegentilhomme que vous êtes !

    – Un hasard m’a seul fait connaîtrece secret… et j’avoue d’ailleurs quece hasard est assez effrayant…

    – Que voulez-vous dire ?…

    Ragastens raconta alors dans tousses détails la scène terrible à laquelleil avait assisté et il répétatextuellement les paroles lugubres dublessé du Tibre.

  • – Je suis perdue !… finit-elle parmurmurer.

    – Par le soleil qui nous éclaire,s’écria Ragastens, je vous jure queles jours du misérable qui vous faitpleurer sont comptés, si vous merévélez son nom…

    Primevère secoua la tête et unfrisson l’agita. Puis elle jeta unprofond regard sur le chevalier.

    – Eh bien, oui, fit-elle tout à coup.Vous saurez tout !… Mais pasaujourd’hui… pas ici !… Vendredi, àune heure de la nuit, rendez-vous surla voie Appienne… Comptez survotre gauche vingt-deux tombeaux…

  • au vingt-troisième, arrêtez-vous,approchez-vous et à celui qui vousdira : Roma ! répondez : Amor !…Alors, chevalier, vous saurez quelsterribles ennemis sont les miens.

    Le chevalier mit la main sur soncœur, qui battait à rompre et voulutrépondre. Mais, légère et gracieuse,Primevère s’était déjà enfoncée dansl’épais feuillage…

    Pensif, agité de mille penséesdiverses, le chevalier rebridaCapitan, sortit du bois et sauta enselle. Puis il prit le chemin de Rome.Mais, rendu prudent par le peu qu’ilsavait, et surtout par ce qu’ilsupposait, il fit un grand détour, et,

  • vers le soir, rentra dans la ville parune autre porte que celle qu’il avaitprise pour en sortir.

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  • Chapitre 7

    ALEXANDREBORGIA

  • Le lendemain, de bonneheure, Ragastens,resplendissant dans sonbeau costume se prépara àse rendre au châteauSaint-Ange. Comme il

    allait sortir, il vit une foule de gensdu peuple qui, causant et riant entreeux, se dirigeaient tous dans le mêmesens.

    – Où vont donc tous ces gens ?demanda le chevalier à son hôte qui,respectueusement, lui tenait l’étrier.

    – A Saint-Pierre, seigneur.

    – A Saint-Pierre ? Il y a donc une fêtereligieuse ? Nous ne sommes ni à

  • Pâques, ni à la Pentecôte…

    – Non, mais il y aura cérémonie toutde même ! Et une belle ! On dit que cesera magnifique. Pour tout dire, ils’agit des funérailles de monseigneurFrançois Borgia, duc de Gandie, mortlâchement assassiné…

    – Assassiné ?…

    – Hélas, oui ! On a retrouvé soncadavre, percé d’un maître coup depoignard !

    – Et où a-t-on retrouvé ce cadavre ?… demanda Ragastens avec une avidecuriosité.

    – Dans le Tibre !… A trois cents pas

  • à peine d’ici !

    – Dans le Tibre !…

    – Les brigands, non contentsd’assassiner le pauvre seigneur, ontjeté à l’eau son corps, dans l’espoirpeut-être qu’il serait entraînéjusqu’à la mer…

    – Ainsi, on a trouvé le cadavre dansle Tibre ! interrompit Ragastens.

    – Comme j’ai l’honneur de vous ledire, à trois cents pas d’ici !… Ladécouverte en fut faite hier matin,une heure à peine après que vouseûtes quitté l’hôtellerie…

    – Et soupçonne-t-on l’assassin ?…

  • – On a arrêté une douzaine de gensmal famés… Il est sûr qu’onretrouvera les criminels, car c’estmonseigneur César en personne quidirige les recherches…

    – Merci de vos renseignements, moncher monsieur Bartholomeo.

    – Savez-vous, seigneur chevalier, ceque quelques-uns disent tout bas ?…

    – Que dit-on ? fit Ragastens en sepenchant sur sa selle, car il était déjàà cheval.

    Mais Bartholomeo se tut soudain. Ilvenait de se rappeler que le chevalieravait reçu, la veille, la visite deGiacomo, l’intendant du Palais-

  • Riant, et que, selon toute apparence,il était l’ami des Borgia… Il jeta unregard effaré sur Ragastens.

    – Rien ! fit-il en balbutiant ; on ne ditrien…

    – Eh bien, je vais vous l’apprendre,ce qu’on dit ! On dit que le Palais-Riant est bien près du Tibre où l’on aretrouvé le duc de Gandie… n’est-cepas ?

    Bartholomeo devint cramoisi, puislivide de terreur.

    – Je n’en sais rien, Excellence… Rien,je vous jure ! je ne dis rien, je nesuppose rien, je ne sais rien…

  • Le chevalier se dirigea, au pas de samonture, vers le château Saint-Angeet passa Saint-Pierre. Là, sur la placedallée, venaient aboutir et se perdreen de sombres remous les fleuvesd’hommes que déversaient toutes lesrues.

    La nouvelle de la mort de FrançoisBorgia avait produit une profondeimpression.

    Ragastens observa la foule qu’ilfendait lentement du poitrail duCapitan. De sourdes rumeursfaisaient tressaillir cette foule etcouraient à sa surface comme lessouffles d’une prochaine tempête surla face des mers. Dans certains

  • groupes, on n’hésitait pas à dire qu’ilfallait venger la mort de François. Et,au mot de vengeance, des regards setournaient vers le château Saint-Ange. De toute évidence, ces regardsmenaçaient César.

    Préoccupé de ce qu’il voyait etentendait, Ragastens ne fit pasattention à un homme – un religieux,un moine ! – qui parcourait lesgroupes, glissant un mot dansl’oreille des uns, faisant à d’autresdes signes mystérieux. Ce moine,c’était Dom Garconio.

    A quelle besogne se livrait-il ?

    C’est ce que se fût demandé le

  • chevalier s’il eût vu le moine. Mais,comme nous l’avons dit, il marchait,tâchant de recueillir les impressionsqui se dégageaient de la foule, puissongeant à l’étrange entrevue qu’ilavait eue la veille avec Béatrix.L’image de la jeune fille flottantdevant ses yeux finit par l’absorbercomplètement.

    Et lorsqu’il fut parvenu devant laporte du château Saint-Ange, unemodification extraordinaire s’étaitopérée dans l’attitude de la foule.Tout brave qu’il était, Ragastens eûtsans doute frémi s’il eût vu à cemoment les yeux luisants qui sebraquaient sur lui, et les sourires

  • mauvais qui l’accompagnaient. Maisil ne vit rien et, paisiblement, pénétradans la cour du château, sillonnée delaquais, de soldats, d’officiers et deseigneurs.

    Ragastens avait mis pied à terre et,assez embarrassé, regardait autourde lui sans trop savoir à quis’adresser, lorsqu’une voix de basse-taille retentit à ses côtés.

    – Comment, « facchini » !… Vous nevoyez pas que M. le chevalier deRagastens vous tend la bride de samonture ?

    Les laquais auxquels s’adressaitcette apostrophe se précipitèrent

  • vers le chevalier et, avec toutes lesmarques d’un grand respect,s’emparèrent de Capitan, qu’ilsconduisirent dans l’une des vastesécuries du château. Ragastens s’étaitretourné vers celui qui venait si àpropos de le tirer d’embarras.

    – Le baron Astorre ! s’écria-t-il nonsans surprise.

    – Moi-même, répondit le colosse,enchanté de me mettre à votredisposition, pour vous guider àtravers cette petite ville touffuequ’est le château de Saint-Ange !

    – Ma foi, mon cher baron, je voussuis vraiment obligé de l’offre…

  • Mais permettez-moi de m’enquérir devotre santé… Bien que vous ayez lebras en écharpe, j’espère que jen’aurais pas été assez maladroitpour vous endommagersérieusement…

    – Vous le voyez, chevalier, je n’ai pasl’air d’un moribond ; par tous lesdiables, l’épée qui doit m’envoyer adpatres n’est pas encore forgée… Maisvenez… je vais vous conduirejusqu’aux appartements demonseigneur César qui, en cemoment, est en conférence avec sonillustre Père…

    Le baron lui fit monter unsomptueux escalier de granit rose, au

  • haut duquel commençait une enfiladede salles décorées avec un luxe plussobre que celui du Palais-Riant. Ilsarrivèrent ainsi à une sorte de vastesalon où grouillait tout un monde deseigneurs chamarrés, de gardes, decourtisans, qui bavardaient sans lamoindre retenue.

    – Messieurs, dit Astorre de façon àdominer les conversations,permettez-moi de vous présenterM. le chevalier de Ragastens,gentilhomme français, venu en Italiepour nous montrer à tous commenton manie une épée et qui a débutépar me donner, à moi l’InvincibleAstorre, une leçon dont je me

  • souviendrai longtemps !

    Tous les regards convergèrent sur lechevalier. Ragastens tressaillit. Car illui avait semblé démêler dans la voixd’Astorre quelque intonationironique et c’étaient des regardsmoqueurs qui se tournaient verslui…

    César Borgia se trouvait en effet chezle pape, ainsi que le baron Astorrel’avait annoncé à Ragastens.

    Alexandre VI était, à cette époque,un vieillard de soixante-dix ans. Saphysionomie « ondoyante etdiverse » portait les marques d’unesubtile diplomatie.

  • Alexandre était de taille un peu au-dessus de la moyenne ; il se tenaitdroit, bien que parfois il feignît decourber la tête comme sous le poidsde la pensée. C’était un vieillardd’une admirable verdeur. Sesorigines espagnoles se révélaientdans son œil dur et hautain, dans lecirco