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Monsieur Giovanni Brizzi Guerre des Grecs, guerre des Romains : les différentes âmes du guerrier ancien In: Cahiers du Centre Gustave Glotz, 10, 1999. pp. 33-47. Citer ce document / Cite this document : Brizzi Giovanni. Guerre des Grecs, guerre des Romains : les différentes âmes du guerrier ancien. In: Cahiers du Centre Gustave Glotz, 10, 1999. pp. 33-47. doi : 10.3406/ccgg.1999.1492 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccgg_1016-9008_1999_num_10_1_1492

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Monsieur Giovanni Brizzi

Guerre des Grecs, guerre des Romains : les différentes âmesdu guerrier ancienIn: Cahiers du Centre Gustave Glotz, 10, 1999. pp. 33-47.

Citer ce document / Cite this document :

Brizzi Giovanni. Guerre des Grecs, guerre des Romains : les différentes âmes du guerrier ancien. In: Cahiers du CentreGustave Glotz, 10, 1999. pp. 33-47.

doi : 10.3406/ccgg.1999.1492

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccgg_1016-9008_1999_num_10_1_1492

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Giovanni Brizzi

GUERRE DES GRECS, GUERRE DES ROMAINS : LES DIFFÉRENTES ÂMES DU GUERRIER ANCIEN

Les circonstances qui ont amené les Romains à introduire dans leur religion d'état le culte de Mens sont bien connues. La défaite - la troisième depuis le début de la guerre avec Hannibal - essuyée au Lac Trasimène1 par l'armée de Caius Flaminius parut tout de suite tellement grave2 qu'elle éveilla dans la ville, pendant l'été 217, une très forte émotion3 .

Plus encore qu'à la temeritas ou à Yïnscitia du consul tombé au combat, on crut bon - d'après une opinion immédiatement partagée par Fabius Maximus même, qui venait à peine d'être nommé dictateur4 - d'en attribuer la responsabilité à sa négligence envers le rituel et à son mépris pour la religion traditionnelle5 ; des réparations, donc, s'imposaient, surtout sur le plan religieux.

1 Sur cette bataille : Pol., III, 82-85 ; Liv., XXII, 4-7 ; App., Hann. 8 ; Zon.,VIII, 25. Sur les prodiges avant la rencontre : Coel. Ant., frg.19-20 (H. Peter), ap. Cic, De nat.deor., II, 3, 8 ; De divin. I, 35, 77 ; Liv., XXII, 3, 8 ; 5, 8 ; Zon.,VIII, 25 ; Plut., Fab., 3 ;Val. Max., I, 6, 6 ; Oros., IV, 16 ; Sii. It.,V, 611 ; Flor., I, 22, 14 ; Plin., not. hist., II, 200. Voir G. De Sanctis, Storia dei Romani, III, 2, Firenze 19682, p. 38-41, note 62 ; 101-117 ; G. Susini, « Ricerche sulla battaglia del Trasimeno »,AAEC, 11, 1959/60 ; Id., « L'archeologia della guerra annibalica », dans Studi annibalici. Atti del Convegno svoltosi a Cortona-Tuoro sul Trasimeno-Perugia. Ottobre 1961, Cortone, 1964, p.122-139 ;J. F. Lazenby, Hannibal's war. A military history of the second punk war, Warminster 1978, p.71 ; G. Brizzi, Annibale, strategia e immagine, Città di Castello 1984, p. 33-36 ; 143-144 (avec d'autres références bibliographiques) ; Id., « Riflessioni sulla morte di un console », dans Id., Studi di storia annibalica, Faenza 1984, p. 35-43 ; Id., « La testa di Flaminio : tra i Galli ed Annibale », dans Id., Carcopino, Cartagine ed altri scritti, Ozieri 1989, pp.109-115.

2 Le préteur Marcus Pomponius commenta l'événement en disant simplement "Pugna... magna vieti sumus" (Liv., XXII, 7, 8 ; cfir. Pol, III, 85, 8 ; Plut., Fab., 3, 4).

3 Pol., Ill, 85, 7-8 ; Liv., XXII, 7, 6-10 ; Plut., Fab., 3, 4 ; App., Hann., 8 ; Zon.,VIII, 25, 11. 4 Pol., Ill, 87, 6 ; Liv., XXII, 8, 5-8 ; 9, 7 ; Plut., Fab., 3, 5-4, 1 ;App., Hann., 11 ; Zon.,VIII,

25. 5 Liv., XXII, 9, 7 ; Plut., Fab., 4, 4. Sur la tradition le plus souvent hostile à la personne et à

l'oeuvre de Caius Flaminius voir, par exemple, T. A. Dorey, « Livy and the popular leaders », Orpheus, II, 1955, p. 55-58 ; F. Cassola, I gruppi politici romani nel III secolo a.C, Trieste 1962, p. 209-219 ; 259-268 ; 293-330 ; M. Caltabiano, « Motivi polemici nella tradizione relativa a C. Flaminio », CISA, 4, Milan, 1976, p. 102-117 ; L. Oebel, C. Flaminius und dieAnfange der romi- schen Kolonisation im ager Gallicus, Frankfurt a. M., 1993). Sur les caractères de la figure di Flaminius voir encore C. Rienzi, « Brevi appunti storico-esegetici sull'azione riformatrice di Gaio Flaminio », Archivio Giuridico Filippo Serafini, CXCI, 1976, p. 29-51 ; M. Caltabiano, « Gaio Flaminio tra innovazione e tradizione », dans Pro poplo Arimenese. Atti d. conv. intern. Rimini antica. Una respublica fra terra e mare, Faenza, 1995, p. 11 1-128 ; F. Cenerini, « Gaio Flaminio : uomo politico, homo religiosus », ibid., pp.129-144 ; cf. aussi Brizzi, Annibale, cit. à la η. 1, p. 32-36 ; 149-151 (avec d'autres références bibliographiques).

Cahiers Glotz, X, 1999, p. 33-47

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Sur les instances de Fabius lui-même6, on procéda donc à la consultation des libri Sibyllini1, une pratique à laquelle on avait eu recours jusque-là seulement en cas de taetra prodigia*. Parmi les mesures tirées des livres sacrés (la répétition d'un votutn fait à Mars ; la célébration d'une supplicatio et d'un lec- tisternium ; l'engagement de célébrer des grands jeux en l'honneur de Iuppiter et d'accomplir un ver sacrum si l'issue de la guerre avait été favorable) il y avait aussi la consécration d'un temple à Venus Erycina et d'un autre à Mens9. D'après ce qu'avaient fixé les livres prophétiques, le premier d'entre eux devait être voué par celui qui détenait alors le maximum imperium dans la ville de Rome ; cette tâche incombait donc au dictateur lui-même. L'autre votum fut prononcé par Titus Otacilius Crassus, qui en 217 était préteur10. Les deux aedes furent ensuite consacrées en 215 par les mêmes personnages, nommés duumviri pour l'occasion11: elles se dressèrent l'une à côté de l'autre sur le Capitole, canali uno discretae12.

Sur la base des éléments tirés des sources, les historiens modernes ont tour à tour proposé, pour Mens13 des origines grecques ou des origines italiques14. D'autres, avant moi, ont plus récemment repris l'examen du problème15 ; mais on peut probablement trouver des éléments nouveaux. En premier Heu, on prendra en considération la genèse et les caractéristiques de la divinité parallèle, c'est-à-dire Venus Erycina.

Au préalable, il faut néanmoins vérifier qu'un rapport existe entre les deux cultes, et le définir précisément. Ceux qui ont nié l'existence de ce rapport, quelle qu'en soit la nature16, ont souvent fini par considérer le votum du

6 Qui dût insister - pervicit ut, dit Tite-Live, XXII, 9,7- pour qu'on répétât la consultation faite quelques mois avant (XXII, 1, 15) afin de conjurer les présages néfastes qui avaient précédé la bataille. Voir aussi Plut., Fak, 4, 4.

7 Liv., XXII, 9, 9-10 ; 10, 10. 8 Voir M. Mello, Mens Bona. Ricerca sull'origine e sullo sviluppo del culto, Napoli, 1968, p. 20. 9 Liv., XXII, 9, 9 ; voir aussi Ovid., Fast., VI, 241 s. ; Plut., Fab., 4, 4. 10 Liv., XXII, 10, 10. 11 Liv., XXIII, 31, 9 ; 33, 20 ; voir aussi Ovid., Fasi., VI, 241 s. ; A. Degrassi, Inset, XIII, 2,

p. 467. 12 Liv., XXIII, 33, 20 ; voir aussi Serv., ad Georg., IV, 265. 13 À une origine grecque de Mens pensent, entre autres, G. Wissowa, Religion und Kultus der

Rômer, Munich, 1912 (rééd. 1971), p. 315-316 ; E. Marbach, Mens, dans PW, XV, 1 (1931), col. 936-937.

14 Plus nombreux sont ceux qui, au contraire, pensent à une origine italique (par exemple J. A. Hild, sv. Mens, dans Daremberg-Saglio, Diet. Ant., Ill, 2, Paris, 1904 (rééd. Graz, 1969), p.1720 ; F. Altheim, Rômische Religionsgeschichte, II, Berlin, 1932, p.124-126 ; G. De Sanctis, Storia. ..,cit. à la n. 1, p. 300-301 ; K. Latte, Rômische Religionsgeschichte, Munich, 1960 (rééd. 1967), p. 239-240 ;P. Grimai, Le siècle des Sapions. Rome et l'hellénisme au temps des guerres puniques, Paris, 19752, p. 122 ; M. Mello, Mens Bona, cit. à la n. 8, p. 47 et suiv. Au contraire, n'expriment pas d'opinions G. Radke, Mens, dans Der kleine Pauly, III, Stuttgart 1969, col. 1224 ; et F. Cenerini, « Mens Bona e Aures : nota epigrafica », Epigraphica, XLVIII, 1986, pp. 108- 109), en reliant Mens au domaine des Sondergòtter (voir August., De du Dei, VII, 3 ; aussi IV, 21 ;Tertull.,Ad nat., II, 11).

15 Par exemple : M. Mello, Mens Bona, cit. à la n. 8, p. 33-77. 16 Comme, par exemple, de façon apodictique, G. De Sanctis, Storia. .., cit. à la n. 1, IV, 2, 1,

p.301) ; et, avec quelques arguments, M. Mello, Mens bona, cit. à la n. 8, p. 36 ; 40.

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temple à Venus Erycina comme un geste de pure propagande17 à l'intention des communautés de Sicile occidentale. Ségeste - la ville au territoire de laquelle18 appartenait Eryx, avec son célèbre et très vénéré sanctuaire d'Aphrodite, fondé selon une tradition par Enée lui-même19 - se faisait gloire de ses origines communes avec Γ Urbs20. C'est en pensant à ce lien que, pendant la première guerre punique, la ville grecque avait massacré la garnison de Carthage et s'était livrée aux Romains21. À ce moment-là (l'été 217), les victoires d'Hannibal en Italie avaient enhardi les Carthaginois, qui avaient envoyé une escadre navale ad sollicitandos veteres socios22 ; dans un tel contexte, la ville aurait donc dû jouer dans cette région, mise en danger, le même rôle que Messine et Syracuse de l'autre côté de l'île.

Quant aux deux protagonistes de la vie politique romaine auxquels incombe la responsabilité du geste rituel, leur présence ici ne semble pas fortuite. C'était une vieille tradition de famille qui reliait Fabius à la première de ces figures divines : en 295 en effet, l'un de ses ancêtres, Fabius Gurges, avait dédié un temple à Venus Obsequens23. Otacilius, au contraire, avait été aux côtés de son oncle, Marcus Otacilius Crassus24, pendant la conquête des villes élymes, au cours de la première guerre contre Carthage ; et ensuite, pendant les premières années de la guerre d'Hannibal, il avait eu — d'abord comme préteur, ensuite avec un imperium prorogatum — le commandement de l'escadre cantonnée à Lilybée25. Leurs expériences personnelles et leurs liens avec la Sicile

17 Par exemple M.Guarducci, « Cippo arcaico con dedica ad Enea », BMCR, XIX, 1956- 58, p.7 et suiv. ; G. Manganaro, « Un senatusconsultum in greco dai Lanuvini ed il rinnovo della cognatio con i Centuripini », RAAN, XXXVIII, 1963, p. 33 et suiv. ; A. J. Toynbee, Hannibal's legacy, II, Oxford, 1965, p. 429, η. 4. À propos de l'activité de propagande romaine en Grande- Grèce et de l'emploi fonctionnel de quelques modèles mythiques voir E.Weber, « Die Trojanische Abstammung der Ròmer als politisches Argument », WS, N. E, VI, 1972, p. 213- 222 ; E. Gabba, « Storiografia greca ed imperialismo romano », RSI, LXXXVI, 1974, p. 631 et suiv. ; Id., « La leggenda delle origini troiane di Roma », CISA, 4, Milan, 1976, p. 84 et suiv. Sur les lignes adoptées par la classe dirigeante romaine : E Cassola, I gruppi politici, cit. à la η. 5, p. 259 et suiv.

18 Cf. R. Schilling, La religion romaine de Vénus depuis les origines jusqu'au temps d'Auguste, Paris, 1954, p. 239-240.

19 Diod., IV, 83, 4. 20 Thucydide parmi les premiers avait affirmé - I, 2, 3 - que les Elymes descendaient des

colons venus de Troie en Sicile. La parenté avec Rome, ouvertement réclamée par Ségeste perce très clairement à travers les lignes de Yelogium de Caius Duilius — ILLR.P, 319 = CIL·, I2, 25 = CIL, VI, 1300 ; cf. Zon.,VIII, 9.

21 Sûre - c'est Zonaras (VIII, 9) qui nous le dit - que le souvenir de la légende d'Enée lui aurait assuré, auprès des Romains, le privilège d'être traitée avec égards.Voir aussi Diod., XXIII, 4, 5 ; Cic, Verr., IV, 39, 72.

22Liv.,XXI,49,6. 23 Liv., X, 31, 9. Voir Schilling, Vénus, cit. à la n. 18, p. 94 (qui souligne aussi le rapport entre

ce culte et le culte de Iuppiter, divinité à laquelle le père du Gurges, Fabius Rullianus avait dédié un temple cette même année 295 : Liv., X, 29, 14. À ce même lien nous rapportent d'ailleurs les ludi magni promis au père des dieux pour l'année 217 aussi).

24 Plut, Marc, 2,2. 25 Voir F. Miinzer, Otacilius, n. 12, dans PW XVIII, 2 (1942), col.1862 et suiv. ;T. R. S.

Broughton, The magistrates of the Roman republic, I, New- York 1951, p.258, n.10.

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durent donc les rendre tout spécialement sensibles aux nécessités stratégiques de ce théâtre d'opérations fondamental, et donc prêts à comprendre la valeur potentielle d'une figure sacrée comme celle de l'Aphrodite d'Eryx.

Bien que des intentions de propagande ne soient pas à écarter, bien qu'elles paraissent, au contraire, évidentes, le rapport avec Mens reste néanmoins bien gênant et difficile à passer sous silence. Si la première des preuves qu'on invoque d'habitude ne semble pas décisive (la contiguïté topographique des deux temples, mise en avant par Dumézil ou par Schilling26, pourrait bien être fortuite, parce que due à un problème d'espace public et, de toute façon, liée aux circonstances mêmes de leur construction, contemporaine et parallèle27), il est bien plus difficile d'ignorer le deuxième argument. Celui-ci repose, en effet, sur l'assertion explicite des sources28, qui fixent une hiérarchie — et donc un lien précis entre les deux déesses — en faisant de Mens « comme une suivante »29, « une parèdre par rapport à Venus »30.

On a essayé, à vrai dire, de réfuter cet argument aussi ; et néanmoins les objections à ce propos semblent absolument inconsistantes. « Qu'une déesse telle que Mens soit subordonnée à une déesse telle que Venus » n'est pas forcément naturel ou logique, comme on a pu l'affirmer31 ; et cela surtout à Rome, qui paraît, surtout au IIIe av. J.-C. (mais aussi avant), avoir donné aux abstractions divinisées une importance énorme32, une importance certes au moins aussi grande qu'à Vénus, qui d'ailleurs n'appartenait pas au panthéon originel de la ville33. De toute façon, si l'ordre adopté avait vraiment été en soi logique et inéluctable, on ne comprendrait pas pourquoi les libri Sibyllini aient pris soin de le souligner, voire de l'imposer explicitement.

Presque aussi faible est l'argument qui se fonde sur la différence entre les dies natales des deux temples34 : à des déesses différentes ne pouvaient évi-

26 R. Schilling, Vénus, cit. à la n. 18, p. 250-251 ; G. Dumézil, La religion romaine archaïque, Paris, 1966, p. 459.

27 Déjà M. Mello, Mens Bona, cit. à la note 8, p. 36 ; 40. 28 Liv., XXII, 10, 10 : Veneri Erydnae aedem Q. Fabius Maximus dictator vovit quia exfatalibus

Hbris editum erat ut is uoveret cuius maximum imperium in civitate esset. Menti aedem T. Otadlius praetor vovit.

29 G. Dumézil, La religion, cit. à la n. 26, p. 459. 30 R. Schilling, Vénus, cit. à la n. 18, p. 218. 31 M. Mello, Mens Bona, cit. à la n. 8, p. 42. 32 Le temple de Concordia est de 367 (Ον., Fast., 1, 641-644 ; Plut., Cam., 42) ; celui de Salus

de 311 (Liv., IX, 43, 25 ; X, 1, 9 ; celui de Fors Fortuna de 293 (Liv., X, 46, 14 ;Varr., L.L., VI, 17) ; celui de Spes de 258 (Liv., XXI, 62, 4 ;Tac, Ann., II, 49) ; celui de Fides de 254 (Cic, De off, III, 104 ; Nat. Deor., II, 31).

33 Voir, par exemple, R. Schilling, Vénus, cit. à la n. 18, p. 84 et suiv. : « La naissance de la déesse Vénus, aux confins du VIe et du Ve siècles, dans l'ambiance latine mais en marge de Rome, expliquerait le silence des premiers documents officiels de Rome...». Dans Yurbs, d'ailleurs, « l'acte de naissance de Vénus porte la mention de la légende troyenne. Plus exactement, le nom de Vénus a été associé, de bonne heure, à Lavinium, à la légende troyenne ...Car ce mythe répond aux préoccupations religieuses des Romains, à l'aube de la conquête... »). Sur la derivation du nom de venia, sur son caractère originel d'« imparziale dea mediterranea », voir E. Montanari, « Mens », R&C, n. s., II, 1976, p. 190 et suiv.

34 Voir Mello, Mens Bona, cit. à la n. 8, p. 42.

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demment correspondre que des fêtes différentes. Enfin, bien que la construction des deux temples ait été fixée par la même loi, ils ont été dédiés non - comme on l'a dit35 - par des personnages différents (ce qui aurait été parfaitement normal), mais par des personnages d'un rang sensiblement inégal ; ce qui, au contraire, paraît tout à fait insolite. Au IIIe siècle, la plupart des vota furent prononcés, à Rome, par des consuls36. Seules exceptions, Yaedes vouée à Concordia37 et celles vouées à Venus Erycina et à Mens, qui furent dédiées ensuite par des magistrats tout spécialement élus (duumviri aedi dedicandae )38. De plus, les duumviri, comme on l'a souligné39, furent précisément les personnages qui avaient prononcé le votum, c'est-à-dire Otacilius et Fabius (qui, lui, avait d'ailleurs ouvertement demandé au sénat le privilège de consacrer personnellement le temple à Y Erycina)40. Voilà qui semble extrêmement significatif, parce qu'on découvre ainsi un autre lien encore entre les deux déesses honorées en 21741. Loin de montrer qu'elles sont étrangères l'une à l'autre, la nature insolite du processus révèle donc, entre les deux divinités, un rapport qui « n'est sans doute pas un effet du hasard »42.

Après avoir reconnu qu'un lien intime existe entre les deux déesses, on peut maintenant revenir aux origines de VErycina. Pour en nier l'ascendance étrangère il ne suffit pas de constater qu'elle fut accueillie in Capitolio, et donc à l'intérieur de l'enceinte sacrée de la Ville. Longtemps soutenue par les savants43, la théorie d'après laquelle aux divinités étrangères aurait été réservé l'espace extra pomoerium paraît aujourd'hui de quelque manière dépassée44. Et,

35 M. Mello, Mens Bona, cit. à la n. 8, p. 42. 36 Les temples votés par des consuls le sont à Bellone (296 -Appius Claudius Caecus : Liv.,

X, 19, 17 ; Plin., Nat. hist., XXXV, 12) et à Iuppiter Victor (295 - Q. Fabius Maximus Rullianus : Liv., X, 29, 14) ; à Iuppiter Stator (294 - M. Atilius Regulus : Liv., X, 36, 10-11 ; 37, 15-16) et à Tellus (268 - P. Sempronius Sophus : Flor., 1, 14) ; à Ianus (260 - C. Duilius :Tac, Ann., II, 49) et à Spes (258 - A. Atilius Calatinus : Liv., XXI, 64, 2 ;Tac, Ann., II, 49) ; à Fides (A. Atilius Calatinus consul iterum : Cic, De nat. deor., II, 61 ; De off., Ill, 104) et à Iuturna (242 - C. Lutatius Catulus : Serv., adAen., II, 139) ; à Honos (233 - Q. Fabius Maximus : Cic, De nat. deor., II, 61) et à Fons (231 - C. Papirius Maso : Cic, De nat. deor., III, 51-52) ; à Honos et Virtus (222 - M. Claudius Marcellus : Cic, in Verr., IV, 123 ; Liv., XXVII, 25, 6 ; XXIX, 11, 13), à luventas (207 - M. Livius Salinator : Liv., XXXVI, 36, 5) et à Fortuna Primigenia (204 - P. Sempronius Tuditanus : Liv, XXIX, 36, 8). Pour les temples à Aesculapius, Fors Fortuna, Feronia, Consus, Vortumnus, Pales, Fortuna et Mater Matuta, Tempestas, Ops, Minerva Capta et Magna Mater, au contraire, on ignore le nom ou au moins la charge de celui qui prend l'initiative.

37 Le votum est prononcé par le préteur Lucius Manlius (217 av. J.-C.) : Liv., XXII, 33, 7-8. 38 Voir respectivement Liv., XXIII, 21, 7 ; 31, 9 ; 33, 20. 39Voir I. Bitto, «Venus Erycina e Mens », Archivio storico messinese, XXVIII, 1977, ρ.121. 40 Liv., XXIII, 30, 14. 41 Rien, en effet, n'empêchait d'habitude de confier la dédicace à deux personnes complè

tement différentes des auteurs du votum : voir E. De Ruggiero, Aedes, dans De Ruggiero, Diz. Ep, 1, 1895, réimpr. 1961, p.146.

42 R. Schilling, Vénus, cit. à la n. 18, p. 251. 43Voir R. Schilling, « Le temple de Vénus Capitoline et la tradition pomériale », RPh, XXIII,

1949, p. 27 et suiv. ; M. Mello, Mens Bona, cit. à la n. 8, p. 37. 44 Les argumentations et la bibliographie ont été recueillies par Mme C. Bustany, dans sa thèse

(que j'ai pu consulter) : Maîtrise du sol et urbanisme à Rome à l'époque républicaine, Doctorat es Lettres en Histoire de l'Antiquité, sous la dir. de M. F. Hinard (Univ. de Paris IV), 1992. Cf. A. Ziolkovski, The temples of Mid-republican Rome and their historical and topographical context, Rome, 1992.

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d'ailleurs, on ne pourrait pas expliquer quelques exclusions importantes. Si Mars et Bellone sont vénérés respectivement extra portant Capenam45 et au Champ de Mars46 probablement à cause de leur caractère guerrier, il y a des cas qui ne relèvent d'aucun de ces cas de figure : le temple d'Honos, le long de la via Appia, ad portant Capenam41 , celui d'Honos et Virtus, ad portant Capenam aussi48 ; et celui, en particulier, de Fors Fortuna, aimée par Servius Tullius mais vénérée trans Tiberim, au VIe mille49. Encore plus significatives, autant qu'il est permis d'en juger, sont les exceptions en sens inverse : comment pourrait-on expliquer, à la lumière de cette théorie, l'accueil réservé non seulement à Venus Erycina in Capitolio, mais dans cette même période (en 205) à la Magna Mater in Palatio50; et, bien avant (en 499 av. J.-C.) aux Castores in Foro51 ?

On est même allé jusqu'à avancer l'hypothèse que ce fut justement la consécration de Yaedes sur le Capitole à faire naître le mythe de Vénus comme Aeneadum aima parens, et non le contraire52. Même si l'on ne peut admettre cette conjecture, si improbable, la destination tout à fait particulière réservée à la même époque à la Magna Mater doit, de toute façon, nous faire réfléchir. S'il est vrai que, bien qu'indiscutablement étrangère, la déesse de l'Ida put franchir la ligne du pomoerium et obtenir un temple sur le Palatin grâce à son rapport avec la légende troyenne53, alors on ne voit pas comment on pourrait exclure54 que Venus (et sa parèdre, Mens) — qui possédaient, elles aussi, le même caractère - aient connu le même destin.

Vénérée non seulement par les Romains, mais aussi par les Sicanes et les Grecs55, la déesse de l'Eryx a été identifiée récemment avec YAschtoreth erech à laquelle était particulièrement lié le monde punique de Sicile56. Dans la perspective de notre recherche il vaut probablement mieux se rallier tout simplement à l'opinion de Schilling57, d'après lequel la discussion sur l'origine de cette divinité est destinée, au fond, à rester tout à fait infructueuse. Ce qui nous importe, de toute façon, c'est que les Romains semblent avoir considé-

45 CIL, VI, 10234 ; cf. Liv.,VI, 5, 8. 46 Liv., X, 19, 17 ; Plin., nat. hist., XXXV, 12. 47 Cic, de nat. deor., H, 61. 48 Cic, in Verr., IV, 123 ; Liv., XXVII, 25, 6 ; XXIX, 11, 13. 49 Liv., X, 46, 14 ;Varro, LL., VI, 17. 50 Liv., XXIX, 10, 4-6 ; 37, 2 ; XXXVI, 36, 1-5. 51 Ou en 496 ; le temple fut inauguré en 484 : Liv., II, 20, 12 ; 42, 5 ; Plut., Coriol., 3, 5. Ce

dernier exemple révèle l'existence, dès une époque très haute, d'une politique nobiliaire, pratiquée par les différentes génies et qui vise à la promotion des cultes grecs : une ligne politique et idéologique dans laquelle rentrent probablement aussi les figures de Cérès, Liber et Libera : voir R. E. A. Palmer, « A new fragment of Livy throws light on the Roman Postumii and Latin Gabii », Athenaeum, LXX, 1990, p. 5-18.

52 Voir E. Montanari, Mens, cit. à la n. 8, p. 192. 53 Voir M. Mello, Mens Bona, cit. à la n. 8, p. 39. 54 Comme paraît le faire précisément M. Mello, Mens Bona, cit. à la n. 8, p. 41, qui refuse les

conclusions de Schilling. 55 Diod., IV, 83, 1 ; Pol., I, 55, 7-9 ; Strabo VI, 6, 2 (272) ; Cic, In Q. Caecil, 55. 56 Voir non seulement R. Schilling, Vénus, cit. à la note 18, p. 239, mais aussi S. Moscati, I

Fenici e Cartagine, Turin, 1972, p. 538 et suiv. 57 R. Schilling, Vénus, cit. à la n. 18, p. 251-252 (surtout p. 251, note 4).

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ré comme grecque Venus Erycina, grecque parce que liée précisément au cycle troyen ; ils pourraient avoir donc attribué la même origine à Mens aussi, qui en dépend, bien que le processus d'abstraction auquel cette dernière divinité a été soumise soit le produit d'une tradition typiquement et entièrement romaine.

Toujours d'après Schilling58, la sagacité qui est une émanation directe de Mens (une sagacité dont, après la défaite près du Lac Trasimène, on éprouve désespérément le besoin)59 est une qualité qui est attachée, encore plus qu'à Venus même —laquelle, cependant, se pare des titres de Mimnermia ou Meminia60 —, à son fils Enée, souche du peuple romain. Dit βουληφόρος par Homère déjà, qui le rapproche ailleurs d'Hector, non seulement à cause de sa vaillance, mais aussi de sa sagesse61, dans la tradition ultérieure Enée revêt de plus en plus le caractère de « héros de l'intelligence, héros de l'esprit » : βου- λαΐς άριστος d'après Lycophron62, il devient enfin νους, « l'esprit » des Troyens, opposé à Hector, χειρ, leur « bras », et plus dangereux que lui pour les Grecs, précisément grâce à ce caractère63.

Si l'on procède par analogie, cette image nous en suggère immédiatement une autre : celle de Γόπλων κρίσις, du jugement pour l'attribution des armes d'Achille. Appelés à récompenser avec sa divine panoplie le héros qui avait fait aux Troyens le tort le plus grave, les Grecs montrèrent ouvertement qu'ils préféraient les ruses d'Ulysse à la vaillance d'Ajax fils deTélamon64. On a pu dire qu'en pratiquant la guerre, « cette institutrice au caractère violent qui enlève le bien-être de la vie quotidienne », les Grecs avaient Achille comme modèle, mais se conduisaient le plus souvent comme Ulysse65. À mon avis, Achille, figure héroïque tout à fait particulière, à la naissance de laquelle ont présidé, au fond, de véritables forces cosmiques, est un personnage en quelque sorte hors série, qui ne peut donc pas être adopté pour modèle. S'il ne l'est pas dès le début, pour les Grecs classiques au moins le guerrier idéal semble être une figure, pour ainsi dire, double : à ce propos, je voudrais renvoyer ici au célèbre apophtegme de Lysandre, rapporté par Plutarque66, sur l'insuffisance de Y are- té traditionnelle : celui-ci, blâmé à cause de son penchant pour la ruse par quelques-uns de ses concitoyens, qui estimaient que les Spartiates, descendants d'Héraklès, ne devaient pas se servir de la trahison, répondit que là où n'arrive pas la peau du lion, il faut coudre la peau du renard. Le guerrier grec a donc deux âmes, et cela, à mon avis, depuis le temps de Y Iliade : il est le produit d'une sorte de synthèse idéale, d'abord entre μένος ou λύσσα et μήτις ;

58 R. Schilling, Vénus, cit. à la n. 18, p. 251-252. 59 C'est I. Bitto, «Venus Erycina », cit. à la note 39, p. 128, qui souligne cela. 60 Serv., ad Aen., I, 720 : alii Mimnermiam vel Metniniam dicunt, quod meminerit omnium... 61 Horn., //., V, 180 ; voir IL, VI, 77 : .. .άριστοι. ..μάχεσθαί τε φρονέειν τε. 62Lycophr.,^4/ex., 1235.

63 Philostrat., Heroica, p. 302 Didot. 64 À propos de la όπλων κρίσις, E.Wiist, « Odysseus », dans PW, XVII, 2, 1937, col. 1935- 1937 ; R. Graves, Greek Myths, trad, ital., Milan, 1979, p. 635 et suiv.

65 Voir M. Bettalli, dans Enea Tattico. La difesa di una città assediata (Poliorketika), Introduzione, traduzione e commento a cura di Marco Bettalli, Pise, 1990, p. 45 (qui citeThuc, III, 82, 2).

66 Lys., 7.

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ensuite entre la même μήτις et la discipline. Excepté donc Achille, le guerrier le plus fort de Y Iliade, et probablement le symbole le plus authentique de μένος, la fureur maniaque du héros inspiré par la divinité67, est Diomède, capable de remporter la victoire, dans le combat simulé pendant les funérailles de Patrocle, même contre le grand Ajax68. Mais le modèle change, parce que c'est la guerre qui change. Dans les poèmes du Cycle, c'est-à-dire dans la période qui voit la naissance des hoplites, s'impose évidemment - et nous l'avons vu précisément à propos de la όπλων κρίσις - la figure d'Ajax, en tant que symbole de la discipline, vertu typique du soldat de la polis, qui finit par remplacer celle, toute individuelle, de Diomède. Le choix est inspiré, je crois, une fois encore par une image célèbre de Y Iliade, livre XI69, celle où Ajax, reculant face aux Troyens, est comparé à un âne qui a pénétré dans un champ et continue à brouter les moissons, indifférent et insensible aux coups que lui assènent des garçons, et qui ne se résigne à en sortir que lorsqu'il est rassasié : beau rappel métaphorique de la maîtrise de soi, de l'endurance qui a remplacé la fureur guerrière comme caractéristique primaire de l'hoplite70.

Mais, associé et opposé à la première de ces figures, le symbole de la μήτις, de la guerre « méditée », « pensée », lui, reste toujours le même : c'est Ulysse. De toute façon, et c'est ce qui nous intéresse vraiment ici, dans la tradition ancienne, le roi d'Ithaque est constamment marqué par un caractère précis et propre à lui surtout : il est le Δυ μήτιν άτάλαντον71, le πολύμητις par excellence. Si μήτις est l'intelligence, elle a d'innombrables champs d'application. L'un d'entre eux, absolument fondamental, n'est autre que la guerre72.

67 Pour ce caractère, je renvoie à G. Dumézil, Horace et les Curiaces, Paris, 1942, p. 16-23 ; Id., Gli dei dei Germani, trad, it., Milan, 19884, p.71.Voir aussi M. L. Sjoerstedt, Dieux et héros des Celtes, Paris, 1940, p. 82 et suiv. ; J.-H. Michel, « La folie avant Foucault : furor et ferocia », L'Antiquité Classique, L, 1981, p. 517-525 (et surtout p. 522 ; 525). Sur l'autre valeur, celle de λύσσα : J. Griiber, Uber einige abstrakte Begriffe des friihen Griechïschen, Meisenheim-am-Glan, 1963, p. 31-32 ; M. Détienne, « La phalange : problèmes et controverses », dans Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, sous la dir. de J.-P. Vernant, Paris-La Haye, 1968, p. 112. Voir aussi G. Brizzi, « I Manliana imperia e la riforma manipolare : l'esercito romano tra ferocia e disciplina », Sileno, XVI, 1990, p. 189-190.

68 Horn., //., XXIII, 811-824. 69 Horn., //., XI, 558 et suiv. 70 Les Grecs semblent désormais avoir choisi. Pendant les guerres médiques, par exemple,

pour la bataille de Platées, bien que certains (Hérodote, par exemple) préfèrent l'héroïsme spectaculaire d'Aristodème, qui se jette tout seul contre l'ennemi, les Spartiates attribuèrent la palme de meilleur guerrier grec à Posidonios, qui, sans rechercher sciemment la mort, tombe dans les rangs, en se battant côte à côte avec ses camarades : Herod., IX, 71.

71 Horn., //., II, 408. 72 Sur la nature et les caractères de μήτις, sur ses innombrables applications, sur ses liens, par

exemple, avec δόλος, μηχανή, τέχνη, χέρδος, απάτη, voir M. Détienne -J.-P. Vernant, Les ruses de l'intelligence. La métis des Grecs, Paris 1974. Sur l'emploi de l'intelligence en guerre et sur la diffusion des méthodes correspondantes voir, par exemple, A. H. Chroust, « Treason and patriotism in ancient Greece »,JHI, XV, 1954, p. 280-288 ; L. A. Losada, The fifth column in the Peloponnesian war, Ley de, 1972 ; et surtout C. G. Starr, Political intelligence in classical Greece, Leyde, 1974.

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Bien que probablement, au moins au début, elle n'ait pas été reconnue par tous, l'importance attachée ensuite à cette qualité (et cela déjà dans Y Iliade...) n'est que le premier pas vers une transformation morale qui s'étendra de plus en plus au monde grec tout entier, et surtout au monde laconien. Pour citer Plutarque (qui oppose cette mentalité grecque précisément à la conception romaine...), « à Sparte le général qui a atteint son but grâce à la duperie et grâce à la persuasion, lorsqu'il rentre dans sa patrie, sacrifie un bœuf ; tandis que celui qui a remporté la victoire par la force des armes sacrifie un coq. Les Spartiates, en effet, bien que très belliqueux, considèrent comme entreprise plus grande et plus digne d'un homme de gagner grâce à l'éloquence et à la sagacité que grâce à la force et à la vaillance »73. Le plus renommé (et probablement le plus important...) des maîtres d'Hannibal74 était lui aussi spartiate ; peut-être est-ce précisément dans les enseignements de Sosylos de Sparte à son élève qu'il faut chercher l'origine, le fondement et l'essence même des artes du Carthaginois, et de son attitude envers les ruses de guerre. Ce que les Romains appellent Punica fides75 est, en réalité (on l'a parfois soupçonné, et peut-être Fabius le premier) beaucoup plus une Graeca fides.

Quelle était, par contre, la morale des Romains? Revenons une fois encore au même texte de Plutarque : « un fait digne d'intérêt, dit-il, est qu'à Sparte le législateur a rangé les sacrifices en ordre inverse par rapport à Rome ». Toujours d'après Plutarque, pendant le triomphe le plus important, accordé aux généraux qui ont battu l'ennemi en bataille avec grande effusion de sang, les Romains ont l'habitude, « selon une coutume très ancienne, de sacrifier un bœuf » ; lors du triomphe le moins important, qui récompense ceux qui se sont acquittés de leur mission sans employer les armes, la coutume est, au contraire, de sacrifier une brebis76.

73 Plut., Marc, 22. 74 Nep., Hann., 13, 3 ; Diod., XXVI, 4. Voir F. Jacoby, « Sosylos », dans PW, III A 1 (1927),

col.1204-1206. 75 Sur fides Punica, fraus Punica, Punica perfidia, par exemple : Liv., XXI, 54, 1-2 ; 55, 9 ; XXII,

4 ; 6, 11-12 ; 28, 6 et 8 ; 48, 1-4 ; XXIII, 25, 4 ; XXVI, 6, 11 ; 17, 6 et 15 ; XXVII, 24, 8 ; 28, 6 et 8 ; 33, 10 ; XXX, 22, 6 etc. Aux Carthaginois les Romains reprochèrent toujours, ensuite, la pratique courante et délibérée de la déloyauté (par exemple : Liv., XXX, 32, 7 : ...prae insita animis perfidia...; Cic, De off., 1, 38 ; Rhet. ad Her., IV, 20 ; Hor., Carm., III, 5, 33) ; ce qui, d'après Cicéron (De l.agr., II, 95), n'était qu'un mos ingeneratus par l'exercice constant du commerce. De cette perfìdia le véritable symbole était Hannibal (Liv., XXI, 4, 9 -....inhumana crudelitas, perfìdia plus quant Punica, nih.il veri, nihil sancii, nullus deum metus, nullum ius iurandum, nulla religio...), avec la conduite duquel on doit probablement mettre en rapport l'origine même de ce cliché. Bien que cette origine ait été différemment expliquée (voir, par exemple,V. Merante, « Sui rapporti greco-punici nel Mediterraneo occidentale nel VI sec. a.C. », Kokalos, XVI, 1970, p. 99- 138 ; Id., « La Sicilia e i Cartaginesi dalV secolo alla conquista romana », Kokalos, XVIH-XIX, 1972-73, p. 77-103 ; L. Prandi, « La 'fides' punica e il pregiudizio anticartaginese », dans CISA VI, Milan, 1979, p. 96 et suiv., on doit la placer pendant la deuxième guerre punique, et probablement surtout au temps de la bataille de Cannes (voir G. Brizzi, / sistemi informativi dei Romani. Principi e realtà nell'età dette conquiste oltremare, 218-168 a.C. = Historia Einzelschriften, Hefi 39, Wiesbaden 1982, p. 16, note 78 ; 38-77 (et surtout p. 63-70).

76 Plut., Marc, 22.

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II est, certes, nécessaire de souligner préalablement, d'une part la nature réelle du triomphe, qui paraît avoir eu à ses origines une cérémonie de purification77, mais aussi les nombreuses inexactitudes du texte de Plutarque, et enfin, peut-être, une certaine partialité dans le jugement du biographe (Yova- tio, la cérémonie mineure, par exemple, ne récompense pas, comme dans le monde grec, la décision de s'abstenir de la force ; elle distingue seulement une victoire de portée plus réduite ou souligne que l'épisode guerrier qu'il clôt avait une importance et un prestige très inférieurs). On ne peut pas, cependant, discuter le bien-fondé essentiel de son assertion, tant est évidente la différence d'attitude des Grecs et des Romains vis-à-vis de μήτις. Privilégiée, comme nous l'avons vu, dans le monde hellénique, elle paraît, au contraire, avoir été, plus encore que pénalisée, complètement rejetée par le plus ancien code de guerre romain. Toujours d'après Plutarque, non seulement μήτις dans son ensemble ne figure pas parmi les arts de l'esprit que les Romains considèrent légitimes (ομιλία, la négociation, et πειθώ, la persuasion), mais ses différentes composantes sont également exclues : απάτη surtout, la ruse, qui est une part essentielle de μήτις et qui en devient ensuite un synonyme78, s'oppose nettement à la vertu romaine par excellence, c'est-à-dire à. fides.

Revenons, donc, précisément à. fides. Il ne sera évidemment pas possible ici de traiter le sujet à fond. Pour simplifier, répétons ce qu'a dit un grand juriste italien, Paolo Frezza. En se référant à la période archaïque il a parlé des « buone regole della cavalleria che regolavano la guerra antica »79 ; une chevalerie qui repose précisément sur fides, loyauté et comportement correct, le fondement premier des rapports entre les différentes aristocraties italiques, les seules qui exercent à ce moment-là une véritable activité politique. Sur cette valeur inaliénable les Romains fondent leur droit de guerre primitif : un droit avec des règles précises, qui n'admettent pas de dérogations. La guerre est nécessairement faite de violence ; mais, au moins entre égaux, c'est-à-dire entre aristocrates qui se réfèrent au même code moral, on ne doit nullement recourir à des ruses ou à des expédients : la fides doit être absolue, sauvegar-

77Voir, par exemple, A. Van Gennep, Les rites de passage, Paris, 1909, p. 28 et suiv. ; G.Wissowa, Religion und Kultus der Rômer, Munich, 19122 (réimpr. 1971), p.104 ; F. Schwenn, Die Menschenopfer der Griechen und Rômer, Giessen, 1915, p.164 ;W. Ehlers, «Triumphus », dans PW, VII A (1948), col. 496 ; G. Dumézil, Aspects de la fonction guerrière, Paris, 1956, p. 38 ; G.- Ch.Picard, Les trophées des Romains, Paris, 1954, p.124-131 ; P. De Francisci, Primordia civitatis, Rome, 1959, p. 303 ; A. Magdelain, Recherches sur l'imperium, Paris, 1968, p. 62 ; M. Lemosse, Rev. Hist. Droit Français et Etranger, XLIX, 1971, p. 434-436 ; Id., « Les éléments techniques de l'ancien triomphe romain », âam ANRW,\, 2, Berlin-New York, 1972, p. 442-453 ; L.Bonfante Warren, « Roman triumphs and etruscan kings : the changing face of the triumph »,JRS, LX, 1970, p. 49-66 ; Ead., Gnomon, XLVI, 1974, p. 577-578 ; D. Musti JRS LXII, 1972, p.165. C'est presque seulement Versnel (Triumphus. An inquiry into the origin and meaning of the roman triumph, Leyde, 1970, p.132-163) qui a rejeté l'interprétation habituelle : d'après lui, en rentrant dans la ville le vainqueur porte sur soi le mana des ennemis qu'il a tué.

78 V. supra, note 72. 79 P. Frezza, « In tema di relazioni internazionali nel mondo greco-romano », SDHI,

XXXIII, 1967, p. 353-354 ; voir aussi Id., « Le relazioni internazionali di Roma nel terzo e nel secondo secolo a.C. (a proposito di un libro recente) », SDHI, XXXV, 1969, p. 348-349.

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dèe non seulement lorsqu'on engage les hostilités, mais aussi in... gerendo et deponendo bello80.

À cet égard, il est avant tout difficile d'ignorer que le latin, qui doit beaucoup à la langue hellénique81, manque précisément d'un mot apte à traduire le grec στρατήγημα. Ou, du moins, il manque d'un terme d'ensemble, qui, comme le grec, comprenne du point de vue sémantique toute la gamme de finauderies et de malices, de duperies et d'expédients employés d'habitude en diplomatie et surtout en guerre82. Les termes adoptés au début pour traduire ce mot (fraus ou perfidia, dolus, calliditas, ars enfin)83 non seulement n'en recouvrent qu'en partie la sphère sémantique et possèdent, en latin, un contenu, une valeur profondement négative, inconnue de l'original, mais encore semblent calqués précisément sur les composantes diverses (et souvent négatives elles aussi...) de μήτις, c'est à dire τέχνη, μεχανή, κέρδος, δόλος, etc. Il faut donc se rendre à l'évidence : les Romains connaissaient le terme général, mais, en bâtissant leur lexique politique et militaire, avaient tout simplement décidé de l'ignorer.

Nous, les modernes, ne devrions pas nous laisser égarer par notre rationalisme (ou devrais-je dire plutôt par notre scepticisme ?). À propos des idéaux chevaleresques du Moyen-Âge on84 a souligné que « forse gli individui all'altezza di questi ideali erano pochi, e il numero di quelli che ad essi aspiravano non era molto più grande, ma la semplice esistenza di un tale codice innalzava il livello del comportamento in guerra ». J'ajouterais aussi que ce code a été capable de conditionner pendant longtemps la ligne de conduite en guerre. L'instrument de l'analogie est parfois dangereux et son emploi est toujours discutable ; mais ce qu'on a dit sur la chevalerie médiévale vaut, je crois, pour l'époque romaine aussi. Je ne vois pas, en effet, une très grande différence entre la conduite de Caius Flaminius, qui tombe dans le piège d'Hannibal ; et celle, par exemple, de François Ier, qui, sur le champ de Pavie, semble sacrifier ses cavaliers à un point d'honneur dépassé. Si Flaminius s'enfonce inexplorato dans la vallée de Tuoro, ce n'est pas qu'il ignore l'emploi correct des éclaireurs (il a bien combattu dans les forêts de la Gaule Cisalpine...) ; c'est probablement parce qu'il ne s'attend pas à une embuscade de la part d'un homme qu'il considère comme son égal, inspiré par les mêmes principes. Le roi de France, lorsqu'il charge un détachement d'arquebusiers impériaux, veut peut-être délibérément ignorer l'existence d'un instrument, l'arquebuse, que toute la

80 Cic, de leg., II, 14, 34. Sur l'origine, la nature et les caractères de fides voir G. Brizzi, « La 'cavalleria' dei Romani : l'etica aristocratica fino all'età delle guerre puniche », dans les actes

du Congrès Forme dell'identità cavalieresca, II (L'immagine riflessa, XII, 1989), p. 311-341. 81 Voir G. Brizzi, I sistemi, cit. à la n. 72, p. 8, note 25 ; 270 ; Id., « Ancora su ius gentium ed

imperialismo romano : a proposito di un libro recente », RSA, XV, 1985, p. 284. 82 Front., Strat.I praef. : ...sollertia ducumfacta, quae a Graecis una στρατηγημάτων appellatione

comprehensa sunt. . . 83 G. Brizzi, he. cit. Sur la morale des Romains voir aussi Id., « La 'cavalleria' dei Romani »,

cit. à la n. 80. Le dernier terme surtout est très significatif : rappelons-nous qu'on parle souvent des artes d'Hannibal.

84 R. A. Preston - S. F. Wise, Storia sociale della guerra, trad, it., Milan, 1973, p.97.

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tradition chevaleresque (je pense, par exemple, à Ludovico Ariosto et à l'épisode de Cimosco dans son Orlando Furioso85, inspiré probablement, à son tour, par un autre événement récent de l'histoire française, la mort de Bayard à la Bicocca) considère comme une « arme déloyale »86. Les deux personnages semblent, chacun à sa manière, avoir été victimes de leur conception pour ainsi dire « morale » de la guerre

Cela dit, nous pouvons revenir maintenant à la figure de Venus. Celle-ci nous ramène à son tour à une symétrie tout à fait particulière, décelée déjà par Schilling. D'après ce savant, qui en souligne le fondement magico-reli- gieux, l'association de Vénus avec Jupiter (implicite dans les mesures adoptées en 217 aussi : souvenons-nous des grands jeux promis au dieu suprême...) « forme le pendant symétrique de l'association Jupiter-F/ifes. C'est bien l'aspect de la souveraineté magique de Jupiter que la première met en lumière, tandis que la seconde insiste sur son aspect juridique de garant des droits »87. Cette symétrie, toutefois, en établit et met en évidence une autre encore, secondaire pour ainsi dire, mais très importante pour nous, qui renvoie à la parèdre idéale de Venus, c'est-à-dire à Mens. On peut dire qu'en quelque sorte par transitivité, Mens s'oppose aussi à Fides.

Mais c'est, nous l'avons souligné, justement sur l'irremplaçable valeur de fides que les Romains fondent leur code moral ; la guerre aussi a, pour eux, des règles précises qu'il faut à tout prix respecter. Qu'est ce qu'on peut en conclure? Même contre un adversaire sans pitié, qui se sert de μήτις systématiquement et sans scrupules, on ne peut pas adopter les mêmes moyens que lui : pour la morale romaine des origines, reste toujours interdit le recours à des instruments tels que, précisément Jnms, dolus, calliditas88 . Quoi qu'on en ait parfois pensé89, Mens semble donc traduire précisément μήτις : graphie et signification du mot grec et du mot latin sont, d'ailleurs, très proches. Mais il s'agit de notions assez différentes : pour pouvoir être adoptée par les Romains, μήτις a dû se transformer. Ce n'est qu'à travers la médiation d'Enee, héros pius par excellence et souche mythique de Γ Urbs, qu'on a enfin pu au moins partiellement assimiler et en quelque sorte rendre romaine cette notion, qui autrement n'aurait pas pu le devenir.

Ce processus a probablement été favorisé (voire inspiré) par le souvenir des événements liés précisément à la conquête du sanctuaire d'Eryx pendant la

85 Ariosto, Orlando furioso, IX, 28-29 ; 72-91. 86 On a constaté que « se i Francesi erano stati all'avanguardia nello sviluppo dell'artiglieria,

furono stranamente lenti nell'adottare l'archibugio » (Preston- Wise, Storia, cit. à la n. 84, p. 126. Cela dépendait, peut-être, du caractère individuel de l'arquebuse par rapport à l'artillerie, arme de masse : de toute façon, en se conduisant comme il le fit, le roi paraît avoir ignoré aussi les progrès dans sa propre armée.

87 R. Schilling, Vénus, cit. à la n. 18, p.148 ; voir aussi p. 385. 88 Sur les nuances des différents ternies et leur rapport avec fides voir G. Freyburger, Fides.

Étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu'à l'époque augustéenne, Paris, 1986, p. 84-95. 89 Voir G. De Sanctis, Storia, cit. à la n.l, IV, 2, 1, p. 300 ; M. Mello, Mens Bona, cit. à la n. 8,

p. 45 (ce dernier, néanmoins, admet que « la divinità greca per nome e significato più simile a Mens è palesemente Μήτις »).

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première guerre contre Carthage : événements dotés d'une charge symbolique très forte. Occupé grâce à une ruse de guerre par Lucius Iunius Pullus, le sanctuaire, en position stratégique, avait été ensuite tenu victorieusement après une longue lutte faite de pièges répétés contre le père d'Hannibal, Hamilcar Barca90. A la Venus de Sicile donc, qui avait inspiré Pullus et assuré cette importante victoire, on pouvait probablement demander, dans la mauvaise passe de 217 av. J.-C, une intercession tout à fait particulière.

Au fond différente de μήτις, dont cependant elle semble dériver et sur laquelle elle est modelée, mens est une forme de prudence tout à fait spéciale, destinée à assurer aux Romains la protection et la défense nécessaires contre les pièges d'Hannibal (tout comme la déesse, dont elle était émanation, avait jadis accordé sa protection contre celles d'Hamilcar...) plus qu'à prendre l'offensive contre lui par les mêmes moyens.

Ce n'est un hasard si le verbe mentiri est linguistiquement apparenté à mens. Dans l'orbite de mentiri est attiré le substantif mendacium91. L'incompatibilité de cette dernière notion par rapport à. fides établit un lien logique différent avec cette vertu, qui « dalla fraus e dal dolus può solo esser negata, mentre dal mendacium può essere irretita, paralizzata nei suoi effetti, distratta dalla sua destinazione »92. Mens est donc, comme on a pu le dire, « l'antidoto da associare aìla. fides romana per contrastare le arti di Annibale »93.

On comprend aussi, dans cette perspective, l'attitude apparemment contradictoire adoptée par Fabius à l'égard de son prédécesseur malchanceux. D'inscitia et de temeritas, Flaminius ne peut être vraiment accusé : dans la gestion des opérations militaires, il n'a fait, au fond, que se conformer à des règles ancestrales de comportement qu'avant l'entrée de Mens dans la Ville, il n'était pas formellement possible d'ignorer. À Flaminius, on peut tout au plus faire grief de son mépris pour la religion, attitude qui a été lourde de conséquences surtout parce qu'elle l'a poussé à ignorer les seuls signes qui auraient pu l'aider, les présages que les dieux lui avaient envoyé pour le mettre en garde. En ce sens, et en ce sens seulement, il a fini en quelque sorte par se rendre coupable de sottise tactique.

Néanmoins, maintenant il y a Mens ; et Fabius en est le champion indiscuté94. Expression d'une sagesse pour ainsi dire socratique, caractéristique d'un homme qui admet de ne pas être à la hauteur de son grand ennemi, le choix du Temporisateur influence toute la stratégie des années suivantes, jusqu'à l'avènement de Scipion Africain ; et se traduit par cette célèbre cunctatio qui constitue le trait dominant de toutes ses actions futures.

90 Pol., I, 55-58, 7 (en particulier I, 55, 6 ; 57, 3 ; 5 ; 58, 4) ; Diod., XXIV, 1, 10 ; Zon.,VIII, 15.Voir G. De Sanctis, Storia, cit. à la n. 1, III, 1, p. 173-174.

91 E. Montanari (Mens, cit. à la n. 33, p. 201) rappelle, entre autres, Isidore (Etym., X, 175), selon lequel on définit quelqu'un comme mendax...quod mentent alterius fallai ; et Cassiodore (in psalm., XVII, 46), qui affirme que mentiri veut dire contra mentem loqui. Voir aussi Schol. Cic. Gron., p. 392 (in Verr., 1, 15) ; Vulg., Deut., 5, 29 ; Isid., Diff, II, 87).

92 E. Montanari, Mens [cité à la note 33], p. 201. 93 Ibid. 94 Voir E. Montanari, Mens, cit. à la n. 33, p. 195 et suiv.

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Bien qu'elle reste, pour ainsi dire, ouvertement passive — parce qu'en théorie subordonnée aux principes traditionnels qu'elle tempère, mais qu'elle n'efface pas — cette attitude est destinée néanmoins à représenter le premier pas vers une crise des valeurs morales, « non nel sistema, ma del sistema »95 ; et donc vers une transformation profonde de la mentalité romaine96. Le premier interprète de cette crise est précisément Fabius lui-même. Défenseur en apparence infatigable des valeurs romaines les plus authentiques, le Cunctator est en réalité un homme qui, tout comme Hannibal, « usa i mezzi religiosi per fini laici »97. Il prend bien garde, en toutes circonstances, de sauver les apparences; mais il est prêt aussi à agir à son profit, même à renoncer aux mœurs ances- trales, et, à l'occasion, à rendre la pareille à Hannibal avec ses propres méthodes, quelles que ce soient les restrictions d'ordre moral ou religieux qui s'opposent à pareille conduite98. Nous connaissons au moins deux épisodes de la deuxième guerre punique — la reprise d'Arpi et celle de Tarente - où Fabius recourt sans scrupules à la ruse ; mais il fait ensuite en sorte d'effacer, en la noyant dans le sang, toute trace de sa félonie.

Il y aurait encore un problème à aborder. On99 a souligné l'opposition entre Mens et Fortuna, la déesse adoptée par Flaminius ; et l'on a vu dans celle-ci l'expression d'un ordre étranger par rapport à celui de Jupiter et le fondement de formes de guerre héroïques mais primitives, et par conséquent complètement dépassées. Nous n'avons pas le temps ici de traiter ce sujet ; mais, même si l'on veut ignorer la distinction (qui cependant existe...) entre catégories historiques et catégories historiographiques100 (parmi lesquelles pourrait bien rentrer celle-ci ; elle semble être caractéristique de la pensée de Tite-Live), quelques-uns des arguments avancés paraissent à première vue très faibles. Il est, en effet, difficile de dire, par exemple, que vis, ferocia et surtout virtus sont des qualités du guerrier primitif, et donc désormais mises de côté dans la Rome du IIIe siècle101. Pour ce qui concerne Yars, que Tite-Live exalterait comme la seule solution proposée par Fabius, elle a été souvent, au contraire, opposée à virtus, et avec des marques distinctives qui ne sont pas tout à fait positives102. Par contre, dans les pages de Tite-Live même, c'est précisément virtus qui est considérée comme la plus authentique des artes romaines, exal-

95 E. Montanari, Mens, cit. à la n. 33, p.181. Je suis tout à fait d'accord avec cette assertion, bien qu'évidemment, pour des raisons quelque peu différentes des siennes.

96 Pour ce qui concerne cette transformation voir G. Brizzi, I sistemi, cit. à la n. 72, p.78-267. 97 Voir F. Cassola, I gruppi politici, cit. à la n. 5, p. 345. 98 Arpi (Liv., XXIV, 45-47, 10 ; App., Hann., 31) et Tarente (Liv., XXVII, 16, 6 ; Plut., Fak,

22) : voirG. Brizzi, / sistemi, cit. à la n. 72, p. 72 ; Id., « Liv., XXIV, 46-47 e XXVI, 29-32 : variazioni sul tema della fides Romana », dans Carcopino, cit. à la η. 1, p. 119-121 ; 125-130.

99 E. Montanari, Mens, cit. à la n. 33, p. 173-235. 100 Que même E. Montanari (Mens, cit. à la n. 33, p. 180) paraît admettre. 101 C'est E. Montanari (Mens, cit. à la n. 33, p. 195 et suiv.) qui suppose cela ; sur le recou

vrement au moins partiel de ces caractères voir, au contraire, G. Brizzi, I Manliana imperia, cit. à la n. 67, p. 185-206.

102 À propos, par exemple, d'un Spartiate célèbre, c'est-à-dire de Xanthippe, on remarque avec une désapprobation implicite qu'il a battu Regulus non virtute, sed arte (Veget., 3 praef).

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tèe par un personnage sur les mérites duquel on ne peut pas avoir de doutes : Camille103, qui représente l'un des symboles les plus hauts de YUrbs.

Pour ce qui concerne Fortuna, c'est précisément le personnage de Camille qui nous aide à mieux comprendre ses valences les plus authentiques. Vu dans un remarquable article104 comme préfiguration d'Auguste, dans l'optique de Tite-Live, le conquérant de Véies doit à ses qualités — virtus comme valeur militaire, consïlium, prudentia, moderano, fides, pietas — fortuna, « qui seule rend ces dernières efficaces »105 ; et celle-ci, expression de la faveur divine, est un don strictement personnel, qui rend Camille fatalis dux106, qui n'est pas par hasard rapproché d'Énée. Tirée peut-être d'une catégorie conceptuelle proche de l'hellénisme, Fortuna est une notion qui devance le temps, non encore mûr, de la guerre punique, en affirmant la supériorité des individus sur les institutions : dangereuse en Scipion Africain, qui reprend et s'approprie ce principe107, elle risque d'être désastreuse et même fatale lorsqu'elle est adoptée par des hommes comme Hannibal ou comme Flaminius, dépourvus des qualités morales qui, en quelque sorte, peuvent la justifier.

103 Voir surtout les mots qu'il adresse orgueilleusement au maître de Faléries : ego Romanis artibus, virtute opere armis, sicut Veios, vincam (Liv.,V, 28, 7).

104 J. Hellegouarc'h, « Le principal de Camille », REL, XLVIII, 1970, p. 112-132. 105 J. Hellegouarc'h, Le principat, cit. à la n. précédente, p.120. 106 Liv.,V, 19, 2 ; voir aussiV, 16, 8. 107 Voir G. Brizzi, / sistemi, cit. à la n. 72, p. 91-102 ; 116-124 ; Id., Annibale, cit. à la n. 1, p.

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