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sous la direction de Michel Costantini

GLISSEMENTS, DÉCENTREMENTS, DÉPLACEMENT

Pour un dialogue sémiotique franco-russeFrontispice de Francisco Infante

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Il n’existe pas de transcription unique et pratique du cyrillique en français. Nous avons opté

pour le respect des choix des diverses contributions, qui sont suffisamment variés pour que !"#$%&

'%&"(%)"* +#,%)(#"- se puisse écrire Victor Borissovitch Chklovski ou Viktor Borisovich

Shklovsky ou Shklovskii ou d’autres façons encore, comme .klovskij. Malgré les difficultés de

compréhension qui en résulteraient à notre insu, nous avons conservé les disparités de notre plein

gré. Dans les parties communes ou harmonisées d’un commun accord avec l’auteur, on a suivi, dans

la mesure du possible et du raisonnable, la translittération de la «Library of Congress», telle qu'elle

est prônée et mise en œuvre par Régine Robin (Le Réalisme socialiste: une esthétique impossible,

Payot, Paris, 1986: 29), à une exception près (j et non zh pour transcrire /).

M.C"!

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5

Sous la direction de Michel Costantini GLISSEMENTS, DÉCENTREMENTS, DEPLACEMENT

Pour un dialogue sémiotique franco-russe

TABLE DES MATIERES

FRONTISPICE

Francisco Infante, Installations à ciel ouvert : jeux suprématistes dans la neige p. 7

Francisco Infante

Ma conception de l’artefact p. 9

INTRODUCTION p. 13

Michel Costantini

Trait d’union. Circulation des concepts avec médiation p. 14

Iuri Sergueevich Stepanov

Sémiotique des concepts p. 39

PASSAGES : DE LA TRADUCTION AU TRANSCODAGE P. 48

Natalia Avtonomova

La traduction et l’intraduisible dans la réflexion sémiotique de Lotman p. 49

Noëlle Batt

Décentrement, Transcodage, Explosion. Les enjeux de la sémiotique lotmanienne pour le texte

littéraire p. 58

CONSONANCES : MORPHOLOGIE DU SIGNE P. 71

Vladimir!Feschenko

Qu'est-ce qu'un !"#$%&' ? Sergueï Askoldov, Yuri Stepanov et la sémiotique conceptuelle en

Russie p. 72

Serge Zenkine

La sémiotique de l’image visuelle : Barthes et Lotman p. 84

Yves Abrioux

Le passé du trait peut aussi être défini comme son avenir (Roland Barthes). Temporalité et

dynamique du signe p. 92

Dmitri Silichev

L’évolution de la sémiotique de l’art en Russie p. 106

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6

ECARTS ET TRANSFERTS : SEMIO-CULTUROLOGIE P. 116

Evgueni Kondratiev

Décentrement : la construction mentale du paysage urbain p. 117

Nathalie Bittinger

Des transgressions synchroniques et des transformations diachroniques p. 121

Natalia Svidan

Décalage : économie sémiotique du kitsch en France et en Russie p. 129

Ilya!Kalinine

L’histoire russe sub specie de la sémiotique soviétique : la guerre des langages p. 136

DEPASSEMENT ET ASSOMPTION : L’HORIZON DU FORMALISME P. 144

Jacqueline Fontaine

Quelques observations à propos du mouvement des formalistes russes p. 145

Serge Tchougounnikov

L’école sémiotique de Moscou et de Tartu dans la tradition psycholinguistique russe p. 154

Pierre Sadoulet

Polyphonie et dialogisme : de Bakhtine à Ducrot p. 171

Evelina Deyneka

Henri Meschonnic et le formalisme russe : rencontre, héritage ou déplacement des idées ? p. 188

L’AVENIR PHENOMENOLOGIQUE DE LA SEMIOTIQUE P. 198

Maryse Dennes

Perspectives ouvertes par Gustave Shpet dans le domaine de la sémiotique p. 199

Evelina Deyneka

Du concept de série chez J. Tynianov et J. Lotman à la 'série sémiotique d'évolution' dans la

sémiotique des concepts de J. Stepanov p. 215

Ludmila Boutchilina-Nesselrode

Le mot, au croisement de Vygotski et de Greimas, entre sociolecte et idiolecte p. 224

Denis Bertrand

Tensivité et instances : deux voies convergentes de la sémiotique contemporaine ? p. 232

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7

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Francisco Infante, Installations à ciel ouvert : jeux suprématistes dans la neige

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Discret déplacement. La neige est-elle glissante, et nous faut-il nous recentrer ? Ou déplacements et

glissements moins discrets, au pluriel : des formes, des couleurs, des conceptions, et soubassements

idéologiques, bref du sens – signifiant et signifié.

C’est tout cela que nous dit le travail (et entre autres ces deux installations, ces deux Jeux suprématistes

datés de 1968) de Francisco Infante, improbable Russe par son nom parfaitement hispanique,

improbable Espagnol par sa naissance parfaitement russe dans la région de Saratov, et par sa langue, et

par sa vie russes tout autant, aujourd’hui et depuis longtemps à Moscou (il a été l’élève du prestigieux

institut Surikov) – double déplacement en somme, dans l’espace. Et dans le temps ? Je n’ai rencontré

Francisco Infante et son épouse Nonna Goriunova qu’en 2011. Mais durant trente années exactement

j’ai très souvent pensé à lui, depuis que j’avais commis un petit texte, « Sur le névé de l’art. Remarques

sur l’Hommage à Malevitch de Francisco Infante ».1. Ce qui dans cet articulet s’articule : le rapport

entre recherche radicale et exigence systémique, la continuité et les discontinuités qui relient France et

Russie, pensée années 20 et pensée années 60, avec encore tous ces héritiers qui, depuis un demi-siècle,

portent le nom, parmi d’autres, de « sémioticien ». L’objet même de ce livre.

M.C.

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Denis Bertrand

Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis

Tensivité et instances :

deux voies convergentes de la sémiotique contemporaine ?

« Tensivité et instances », le titre peut paraître elliptique – voire énigmatique pour

ceux qui ne fréquentent pas assidûment les publications de la sémiotique française, ou n’en

suivent pas les controverses. Il nous faut donc commencer par l’expliciter.

La sémiotique tensive se présente comme un prolongement actuel possible de la

sémiotique structurale. Elle se fonde sur ses principes premiers, principe d’immanence et

principe de relation-dépendance, du moins dans la version de référence de la sémiotique

tensive, celle que Claude Zilberberg développe dans Eléments de grammaire tensive, parus en

20061, après la publication avec Jacques Fontanille de Tension et signification

2 en 1998.

La sémiotique des instances, du moins dans la version originale promue par Jean-

Claude Coquet, se présente de son côté comme une rupture radicale avec la sémiotique

structurale : elle refuse fermement le principe d’immanence au nom du principe de réalité.

Elle dit : par la perception, comme par la prédication, nous nous conjoignons au monde. C’est

ce lien de réalité qui prime : le discours doit être tout entier rapporté à ses « instances

énonçantes ». Les plus récents développements de cette approche ont été publiés dans Phusis

et logos, en 20073.

Pour les uns comme pour les autres, la distance théorique rendrait inconciliables les

propositions. Or, tel n’est pas le point de vue qu’on souhaite présenter ici : d’où la question de

leurs convergences. Nous voudrions montrer comment, à nos yeux, la sémiotique qui

conceptualise les relations tensives dans le discours et la sémiotique qui prend en charge la

pluralisation des instances dans l’énonciation sont, en plusieurs point essentiels et pas

seulement sur la base épistémologique qui leur est commune, des démarches parentes pour

appréhender « au plus près » l’univers de la signification.

1. Enonciation, instances et tensivité

Une des orientations essentielles de la sémiotique au cours des dix dernières années

concerne la réorientation de la discipline vers ce qu’on a appelé « le langage en acte » (ou « la

signification en acte »). Or, si cette expression peut être revendiquée par plusieurs

sémioticiens, elle n’est pas toujours comprise de la même manière. Deux orientations

principales semblent ainsi se dessiner : d’une part, celle qui se dirige vers le domaine des

situations, vers les pratiques concrètes, vers l’appréhension de l’effectivité de l’acte,

orientation qui se traduit elle-même par des propositions différentes, tantôt centrées sur le

tissu des interactions (cf. E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004), tantôt sur

l’approche générative des pratiques (cf. J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF,

« Formes sémiotiques », 2008); et d’autre part, celle qui vise les opérations langagières sous-

jacentes aux manifestations et leur lien avec le sensible pré-langagier. Dans ce dernier cas, le

théoricien pointe son regard vers la genèse de l’acte, ou plutôt vers la simulation théorique de

cette genèse. C’est de ce côté qu’on se tournera ici, en considérant que cette orientation n’est

pas radicalement exclusive de la précédente.

Or, un concept paraît emblématique de ce point de vue : le concept d’instance. Tantôt

occasionnellement sollicitée, tantôt centrale, l’instance est dans tous les cas à la croisée de

1 Cl. Zilberberg, Eléments de grammaire tensive, Limoges : Pulim, 2006. 2 J. Fontanille et Cl. Zilberberg, Tension et signification, Liège : Mardaga, 1998.

3 J.-Cl. Coquet, Phusis et logos. Une phénoménologie du langage, Saint-Denis : PUV, 2007.

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l’actantialité et de l’énonciation. Elle implique une théorie du sujet – énonciatif, grammatical,

discursif, voire ontologique –, et trouve son assise dans l’une des originalités de la

linguistique française qui est d’avoir mis la problématique de l’énonciation et de son sujet sur

le devant de la scène du langage, d’Emile Benveniste à Antoine Culioli, en passant par la

pragmatique linguistique telle que l’a pratiquée notamment Oswald Ducrot. Quel est donc le

statut de l’instance ? Et quels sont ses enjeux ? Deux questions qui méritent qu’on s’y arrête.

Dans les limites de cette contribution, on proposera d’envisager trois états de l’instance :

(1) tout d’abord, la centralité de l’instance, illustrée par les travaux de Jean-Claude Coquet

qui défend l’hypothèse d’une « sémiotique des instances énonçantes », sémiotique générale

que vient de consolider la publication citée plus haut de Phusis et logos. Une phénoménologie

du langage aux Presses Universitaires de Vincennes ; (2) la pluralisation des instances,

ensuite, hypothèse que nous tentons de développer en tirant profit, justement, des apports de

la tensivité et en envisageant un possible renouveau de la rhétorique classique à partir de

l’instanciation ; (3) la corporéité des instances enfin, qui fait descendre, sans solution de

continuité, l’énonciation langagière dans l’énonciation corporelle. Cette perspective, ou cet

état de l’instance qu’on évoquera en terminant, est illustrée par les travaux du sémioticien

mexicain Raúl Dorra, notamment dans La casa y el caracol. Para una semiotica del cuerpo4.

2. La centralité de l’instance

Les grandes thèses de Jean-Claude Coquet sont relativement connues en France, dans le

cercle des sémioticiens, peut-être moins en Russie, et on en fera ici une présentation très

succincte. Tout se fonde sur un antagonisme, mis en place de manière polémique : dans une

perspective immanentiste, les formes s’auto-organisent en structures. Selon elle, écrit Jean-

Claude Coquet, « le langage n’est accessible que s’il prend la forme d’une structure

conceptuelle » (le logos) radicalement coupée de l’univers sensible (la phusis). Dans une

perspective phénoménologique au contraire, l’organisation des formes ne saurait être séparée

de la présence au monde du sujet parlant et discourant. Comment donc revenir, de

l’objectivation formelle et partielle – voire partiale –, à l’existant, à l’existence même ?

Comment réintégrer le principe de réalité dont le sujet rationnel du langage s’est dépouillé ?

Jean-Claude Coquet distingue pour ce faire l’opération d’assertion, où le propos « se

fonde sur ce que je suis », de l’opération d’assomption, où le « propos fonde ce que je suis »5.

Le dispositif implique la mobilisation des instances. D’un côté, on a le simple infinitif transitif

« énoncer » qui mobilise la seule instance corporelle, celle du non-sujet ; de l’autre, on a le

réflexif « s’énoncer », qui mobilise l’instance judicative, le sujet, sujet du jugement – ou le

quasi-sujet, selon la gradualité labile de ses modes de présence. A travers le jeu étroitement

corrélé de ces trois instances énonçantes – sujet, quasi-sujet, non-sujet – l’analyse du langage

comme activité peut « rétablir le lien entre l’univers sensible et l’univers rationnel, entre la

phusis et le logos »6 qui constituent les deux niveaux du principe de réalité et rendent compte

du fait que le langage, au-delà de la re-production, ou de la re-présentation d’un « référent »,

est aussi plus profondément une « prise » et une « reprise » au sein de l’expérience vécue.

Concept central, fascinant, mais bien énigmatique que celui de « prise ». Une des expressions

qui reviennent le plus souvent sous la plume de Jean-Claude Coquet marque l’exigence de se

tenir « au plus près » de la réalité. La « prise » est ainsi « une notion traduisant au plus près la

relation de contact que le langage entretient avec le réel, la phusis »7.

4 Raúl Dorra, La casa y el caracol. Para una semiótica del cuerpo, Puebla, Benemérita Universidad Autónoma

de Puebla, Plaza y Valdés, 2005. Traduction française à paraître en 2013: La maison et l’escargot. Pour une

sémiotique du corps, Paris, Hermann (trad. Veronica Estay Stange et Denis Bertrand). 5 J.-Cl. Coquet, Phusis et logos, op. cit., p. 31.

6 Ibid., p. 39.

7 Ibid., p. 59.

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Il n’est bien entendu pas possible d’entrer de manière détaillée dans la construction du

dispositif global des instances qui découlent de cette position de base : l’instance d’origine,

l’instance projetée et l’instance de réception, le régime d’autonomie par lequel nous avons

prise sur l’événement et le régime d’hétéronomie par lequel l’événement a prise sur nous,

l’instance objet (le monde) et le tiers-actant (immanent ou transcendant) qui rejoint le statut

du Destinateur de la sémiotique narrative classique. Un vaste système de relations et

d’opérations se déploie ainsi entre les instances à travers leurs différents régimes de

manifestation. L’essentiel est qu’il y a continuité et non rupture, différence de niveau mais

non de nature, entre l’expérience vécue de l’événement et la mise en forme de cette

expérience qui en est la « reprise » dans le langage et en conserve du même coup les traces.

L’entreprise de Jean-Claude Coquet à travers la sémiotique des instances, adossée à une vaste

culture linguistique et philosophique, et argumentée de manière particulièrement serrée,

éclaire avec une extrême finesse la double valence de l’expérience signifiante – celle du corps

sensible et celle du langage. Elle représente un paradigme important pour la sémiotique

française aujourd’hui.

3. La pluralisation des instances

C’est sur cette sémiotique des instances que nous nous sommes appuyé, en la déformant

assez pour rester dans le cadre du principe d’immanence – même élargi –, afin de développer

une réflexion sur la pluralisation fondamentale des instances dans l’énonciation. Et si nous

parlons d’« instances dans l’énonciation », c’est qu’elles ne sauraient être réduites au seul

« je », trace de la personne. Au contraire, comme le rappelle Jean-Claude Coquet en citant

Merleau-Ponty, c’est tout le langage qui bourgeonne et buissonne de subjectivité : « Nous

vivons dans le langage. Nous ne sommes pas seulement Je, nous hantons toutes les personnes

grammaticales, nous sommes comme à leur entrecroisement, à leur carrefour, à leur touffe. »8

Dès lors, nous nous sommes penché sur la définition du concept même d’instance, en ce qu’il

permet d’approcher, avec une relative précision, ce qui se joue dans une approche tensive de

l’énonciation. « In-stans », ce qui se tient là et qui est en attente. Le terme signifie,

originellement, la « demande pressante ». Il est tout entier traversé par la question des modes

d’existence qui a connu ces dernières années en sémiotique un développement considérable,

précisément parce que les modes d’existence permettent d’appréhender les superpositions, les

entrecroisements, toutes les tensions entrelacées de la co-occurrence du sens en acte. On peut

les spécifier en aspectualisations. Ainsi l’« instance », virtuelle et en attente d’actualisation, se

définit à travers les traits aspectuels de la « proximité » spatiale et de l’« imminence »

temporelle : elle est ce qui est là, tout proche et prêt à survenir. Les parcours sémantiques de

l’instance dans différents champs disciplinaires mériteraient sur cet horizon une étude

spécifique. L’instance comprise comme « sollicitation pressante » se spécialise dans une

acception juridique avec la valeur de « mise en attente ». Lorsqu’elle définit en psychanalyse

les « composantes de la personnalité » – le ça, le moi, le sur-moi – c’est la compétition de

leurs manifestations qui est en jeu. On peut d’ailleurs partiellement homologuer aux trois

instances du sujet en psychanalyse les non-sujet, quasi-sujet, sujet et tiers-actant de Jean-

Claude Coquet. Et lorsque l’instance est adoptée, par les linguistes, pour désigner un

constituant de l’énonciation, on en conclut aisément qu’elle la subdivise et s’y pluralise. C’est

là le statut des « instances énonçantes », qui rejoignent le fonds sémantique premier du terme,

localiste : ce qui se tient là, à la fois virtualisé et pressant ; ce qui réclame ses droits à advenir.

L’instance suggère donc le paradoxe de l’absence et de la présence simultanées, voire de

l’hyper-présence dans l’insistance.

8 Maurice Merleau-Ponty, « Notes de cours sur Claude Simon », Genesis, 6, 1994, cité par J.-Cl. Coquet, Phusis

et logos, op. cit., p. 135.

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L’instance est le foyer d’émergence du sens, le dispositif d’accueil à sa production comme à sa saisie. On comprend le souci de formalisation des instances en un système de termes, de définitions et de relations. Mais on peut considérer que ce schématisme lui-même fait de l’ombre à la labilité des instances. Le sujet et le non-sujet d’un côté, l’objet et le tiers-actant de l’autre, ne cohabitent-ils pas dans l’exercice du discours ? Leurs relations sont-elles d’opposition catégorielle comme semble le suggérer le trait de négation ? C’est là que se dessine une ligne de séparation possible avec la sémiotique des instances. Car l’instance énonçante semble s’incarner à chaque fois toute entière dans le sujet parlant ou agissant, définissant sinon d’un seul coup, du moins de manière dominante, son statut. L’exemple le plus frappant en est la remarquable analyse que Jean-Claude Coquet propose du « Loup et l’agneau » de La Fontaine dans La quête du sens

9. Le loup est un non-sujet, soumis à la dictée de sa nature prédatrice, en quête de transformation instancielle. Cherchant à fonder « en raison » et avec l’aide de (mauvaises) raisons son pouvoir de prédation, il veut transformer son statut modal et devenir sujet de droit, sujet d’assomption. L’agneau de son côté, qui maîtrise le savoir et assume ses raisons, est d’emblée défini comme instance sujet. Tous deux sont à chaque instant pleinement identifiés par le statut modal de leur conflictualité.

La question de l’unicité de l’énonciation, apparemment attestée par les marques de la personne quel que soit le niveau de sa délégation (narrateur, interlocuteur, etc.), est depuis longtemps discutée, et contestée, au sein des sciences du langage par ceux qui cherchent à serrer d’aussi près que possible la réalité du discours en acte ; elle a été rejetée et diverses voies ont été ouvertes pour rendre compte de sa pluralisation10. Pour notre part, nous avons été amené à envisager les lieux d’instanciation à travers les trois paramètres simultanément constitutifs de toute énonciation11 : les paramètres impersonnel, interpersonnel et personnel. Les opérations fondatrices de l’acte énonciatif, le débrayage – qui assure la projection hors de l’inhérence à soi-même des catégories de l’univers sémantique – et l’embrayage – qui permet la réintégration de la deixis – se déploient en effet sur ces trois dimensions corrélées : une dimension impersonnelle, par référence au concept hjelmslévien d’usage, conçu comme produit de la praxis énonciative des communautés linguistiques et culturelles qui dépose, du fait de l’histoire, les matériaux pré-contraints de la parole collective dans la parole individuelle, déterminant ce que Antoine Culioli appelle les « impossibles », ces failles étroites du dicible et du non-dicible à travers lesquelles il aperçoit les opérations formelles généralisables de l’activité langagière (pourquoi peut-on dire en français « Eh comment ! » ou « Ô combien ! », mais non pas « Ô comment ! » ni « Eh combien ! » ?) ; une dimension interpersonnelle, ensuite, par référence à la relation entre faire persuasif et faire interprétatif qui implique l’altérité au sein de toute profération ; et une dimension personnelle, par référence à l’ego et au statut du sujet immergé dans sa langue, avec sa part sensible, passionnelle et corporelle.

9 J.-Cl. Coquet, « Instances d’énonciation et modalités », La quête du sens. Le langage en question, Paris : PUF, « Formes sémiotiques », 1997, pp.147-158. 10 Cf. notamment la théorie de la polyphonie d’O. Ducrot, notamment dans Le Dire et le dit. Paris : Editions de Minuit, 1984. 11 Nous faisons référence ici à notre texte « L’extraction du sens. Instances énonciatives et figuration de l’indicible », publié dans P. Fröhlicher, éd., « L’interprétation littéraire aujourd’hui », Versants. Revue suisse des

Littératures romanes, 44-45, 2003, pp. 317-331. On en reprend ici en partie, en les précisant, les propositions alors centrées sur la relation entre sémiotique littéraire et rhétorique. Indépendamment de tout projet de refondation de la rhétorique dans sa dimension de « rhétorique générale », la réactualisation de cette discipline est avant tout critique. Tel ou tel concept rhétorique recouvre un champ phénoménal dans la pratique du langage qui n’a pas été épuisé par la définition traditionnelle de ce concept, qui s’est figé dans ses acceptions scolaires, et qui se trouve en quelque sorte masqué par cela même qui le révèle. La réflexion sur les instances traverse ainsi le champ rhétorique de part en part. Position énonciative difficile à faire surgir, pour ainsi dire indicible, on montre dans ce texte qu’elle se réalise et se manifeste avec éclat dans la prosopopée, faisant alors l’objet, lorsqu’elle fait irruption, d’une assomption particulièrement forte.

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Or, du point de vue de l’instanciation, cette tripartition sommaire peut être affinée à partir

des hypothèses développées dans le cadre de la sémiotique tensive et particulièrement à

travers le réexamen qu’elle autorise des phénomènes rhétoriques12

. Dans ce contexte, le

problème posé est celui de l’écart entre deux ou plusieurs régimes de signification co-

occurrents à l’intérieur d’un même énoncé (comme le sens propre et le sens figuré) appelant

des centres de discours distincts. La sémiotique tensive propose d’appréhender ce problème,

non pas en termes de substitution d’une grandeur sémantique par une autre, mais en termes

d’intersection de catégories sémantiques, et en amont, d’instances, que le discours met « en

tension » de manière variable, compétitive ou même conflictuelle. Dans leur présentation du

numéro de la revue Langages sur « Sémiotique du discours et tensions rhétoriques » (cf. note

12), publication marquante à nos yeux dans l’histoire récente de la sémiotique, Jacques

Fontanille et Jean-François Bordron analysent ce processus sur la base de trois séries de

critères : les critères qui définissent tout d’abord les conditions de coexistence des catégories

en concurrence (compatibilité ou incompatibilité, hiérarchie, extension ou intensité, etc.), ces

conditions variant selon le phénomène manifesté (métaphore ou oxymore par exemple) ; les

critères qui définissent ensuite les modes de présence relatifs de ces grandeurs simultanément

signifiantes et se disputant la manifestation, selon la gradation des modes

d’existence (parcours du virtualisé à l’actualisé, de l’actualisé au réalisé, du réalisé au

potentialisé13

); les critères enfin qui définissent l’assomption énonciative, par laquelle le sujet

du discours prend position sur le mode de présence relatif des grandeurs concernées et les

assume selon des degrés d’intensité variables, forts ou faibles. La problématique des modes

d’existence se trouve ainsi au cœur de la manifestation signifiante. Et les modes d’existence

sont soumis au degré d’assomption du sujet, entre ce qui est sélectionné, ce qui est occulté, ce

qui est latent ou ce qui est en devenir. Ces degrés d’assomption à leur tour renvoient bien

entendu à différentes positions d’instances énonciatives, variables selon leur mode de

convocation. De cette mobilisation des instances dépendent l’ouverture du sens ou sa

fermeture relatives dans la saisie et l’interprétation comme dans la production du « donné à

entendre ». Le jeu des catégorisations, leurs modes d’existence et le degré de leur assomption

dessinent ensemble le processus énonciatif qui, valant aussi bien pour les modes du sensible

dans la perception que pour l’itération de l’énonciation dans la textualisation, permet

d’appréhender la vaste problématique de la contingence du sens.

C’est ainsi que le discours ironique repose sur la tension entre une signification

manifestée dont le mode d’existence est réalisé mais dont le degré d’assomption supposée est

faible, et une signification induite dont le mode de présence est virtuel mais exige en revanche

une assomption énonciative forte pour que l’acte de discours soit compris et partagé comme

tel. Or, ce qui surgit ici, effectivement, comme instances selon ce troisième critère se trouve

déjà à l’œuvre dans les deux précédents. Un réseau d’instances se forme dans la topique

catégorielle qui commande la manifestation comme dans la détermination de leurs modes

d’existence : l’analyse peut y reconnaître autant de centres de discours de densité et de

présence variables. Ainsi, par exemple, Laurent Fabius, ancien premier ministre de François

Mitterrand, raconte l’accident d’ironie qui lui est arrivé à propos d’un commentaire qu’il avait

fait à la radio sur la nomination népotique du fils de Nicolas Sarkozy à la présidence d’un

grand établissement public. Il avait déclaré : « Ce garçon est très bien pour ce poste ! De plus,

il est juriste, il est en première année de droit, ou il la redouble ; il a toutes les compétences

requises, etc. » De retour chez lui, L. Fabius reçoit un appel téléphonique d’un de ses amis du

PS qui lui exprime son désaccord profond sur le jugement qu’il venait d’entendre à la radio :

on ne pouvait pas dire que le fils Sarkozy était très bien pour le poste en question… L’ironie

12

Cf. J.-F. Bordron et J. Fontanille, éds., « Présentation », in « Sémiotique du discours et tensions rhétoriques »,

Langages, 137, Paris, Larousse, 2000, pp. 3-15. 13

Lorsque les grandeurs sont mises en attente, impliquées et prêtes à la manifestation.

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237

n’avait pas été comprise, la signification virtuelle n’avait pas été actualisée, le renversement

des modes d’existence du sens n’avait pas été réalisé. Mais plus précisément, la scène fait

surgir un foisonnement d’instances de discours qu’une analyse détaillée pourrait isoler et

décrire : celle qui autorise l’énonciateur à mettre en place le topos du fils du Président

(instance du « responsable politique »), celle qui justifie l’emploi de l’anti-discours ironique

(instance du « polémiste »), celle qui permet de porter un jugement sur la compétence

intellectuelle d’un autre (instance passionnelle de l’arrogance), celles qui s’établissent entre

les deux amis (instance du détenteur condescendant du savoir, opposé à celle du benêt qui ne

maîtrise pas les modes d’existence du premier et du second degré d’un discours), celles qui

s’établissent entre les acteurs de l’interview (instance du narrateur qui convoque l’instance

destinataire comme complice du bien entendu), celles qui sont supposées se former dans la

réception de toute cette scène… Bref, seule une véritable cartographie des instances

étroitement corrélées et mises en tension les unes avec les autres permettrait de dénouer

l’ensemble des significations qui se jouent dans cette petite scène. 14

Nous avons été ainsi amené à développer ces principes de la rhétorique tensive et à les

étendre avec une certaine obstination à des analyses diverses, depuis « l’enthymème

figuratif » dans ce même numéro de la revue Langages15

jusqu’à la « ligne comme

enthymème » lors du congrès de l’Association Internationale de Sémiotique Visuelle à Venise

en 201016

. Entre temps, nous avons mis en œuvre ces mêmes principes pour l’examen

d’autres figures telles que la catachrèse, la métaphore ou la prosopopée, en attente d’autres

objets rhétoriques soumis à un même principe d’observation : celui qui consiste à dégager de

chaque figure le dispositif d’instances qui lui est sous-tendu dans l’événement de son

énonciation. On est ainsi amené à reconnaître, à travers des événements de langage dont la

propriété commune est de les projeter de manière saillante, le caractère central des instances

pluralisées dans le discours. Or, leur co-occurrence aussi bien que leur variabilité relative et

graduelle rendent difficile leur appréhension en termes d’oppositions structurales et

actantielles tout autant qu’en termes de phénoménalité d’une expérience vive. Les

propositions de la sémiotique tensive, en revanche, permettent de saisir « au plus près » les

micro-dramaturgies sensibles qui se jouent entre les instances. Cette démarche propose une

articulation théorique à ce que suggérait Roland Barthes dans son « Ancienne rhétorique »,

lorsqu’il écrivait : « par les figures nous pouvons connaître la taxinomie classique des

passions, et notamment celle de la passion amoureuse, de Racine à Proust. Par exemple :

l’exclamation correspond au rapt brusque de la parole, à l’aphasie émotive ; […] l’ellipse, à la

censure de tout ce qui gêne la passion ; […] la répétition au ressassement obsessionnel des

« bons droits » ; l’hypotypose, à la scène que l’on se représente vivement, au fantasme

intérieur, au scénario mental (désir, jalousie, etc.) »17

.

Or, au delà de la seule analyse des tropes dans l’elocutio, l’approche sémiotique fondée

sur la co-présence des instances en tension permet aussi de montrer sur quoi repose

l’efficacité de l’enthymème. L’enthymème est le mode de raisonnement central de la

rhétorique dans l’inventio ou le jeu des topiques, et dans la dispositio ou l’arrangement des

arguments et des exemples. Il se fonde sur les conditions d’un partage thymique (« l’en-

14

Entretien d’Hélène Risser avec Laurent Fabius, pour l’émission « Déshabillons-les », sur la chaîne Public

Sénat, 2010. Il s’agissait de la nomination du fils Sarkozy à la présidence de l’EPAD, grand centre d’affaires du

quartier de la Défense à Paris. Le scandale suscité par l’affaire a conduit le père et le fils à renoncer. 15

D. Bertrand, « Enthymème et textualisation », in J.-F. Bordron et J. Fontanille, Langages, 137, op. cit., pp. 29-

45. 16

D. Bertrand, « Enthymème du visible : autour de la ligne », in Tiziana Migliore, éd., Retorica del visibile.

Strategie dell’imagine tra significazione e comunicazione 1. Conferenze (Actes du IXe congrès de l’Association

Internationale de Sémiotique Visuelle, Venise), Roma : Aracne editrice, 2011. 17

R. Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire » (séminaire EHESS 1964-1965), in L’aventure

sémiologique, Paris : Seuil, 1985, p. 162.

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thymie ») où la part manquante du raisonnement, virtuelle ou potentialisée, est

corrélativement appelée à une forte assomption puisqu’elle est la source non seulement de la

« bonne » compréhension mais également du « plaisir de l’enthymème », selon l’expression

de R. Barthes toujours, dans le « bien entendu »18

; on peut ajouter : de « la souffrance de

l’enthymème » également, dans les abîmes du malentendu.

Et plus largement encore, l’hypothèse tensive permet de rendre compte de l’articulation

entre les trois dimensions du discours en acte évoquées plus haut (impersonnelle,

interpersonnelle, personnelle). Elles sont inévitablement co-présentes dans toute effectuation,

c’est-à-dire qu’elles y mobilisent des réseaux d’instances variables. Ainsi, par exemple, le

discours social stéréotypé virtualise l’instance personnelle du sujet d’assomption par sa

dissipation dans une instance collective et impersonnelle diffuse ; celle-ci est alors la seule qui

est actualisée par la simple convocation des produits figés de l’usage. Dans le cas du discours

paradoxal, le résultat de la même analyse sera inverse : l’instance personnelle y est réalisée

(au titre de l’originalité : l’ego s’affiche), l’instance interpersonnelle y est potentialisée (en

fonction de la sélection ciblée du destinataire, communauté restreinte de ceux qui sont

susceptibles de reconnaître la validité du paradoxe et d’y adhérer), et l’instance impersonnelle

y est virtualisée (par révocation des produits de l’usage, jusqu’à ce qui apparaît aujourd’hui

comme « paradoxe » se trouve reversé par la praxis énonciative dans les schémas de l’usage

et devienne à son tour stéréotypie).

Dans tous ces cas, il s’agit bien d’instances, au sens où nous définissons ce concept : ce

qui détermine les conditions d’advenue du sens et prend en charge les significations dans

l’énonciation. La réflexivité énonciative opère (cf. le concept culiolien de co-énonciateur)

réglant les niveaux d’actualisation de ces instances. Mais ce dispositif assez sommaire

appelle, tout en se fondant sur les propositions de la sémiotique des instances, un

approfondissement. L’analyse tensive le montre, les instances sont co-présentes, mais leur

nombre, leur définition et leurs modes de manifestation varient. Tout discours implique une

concurrence entre elles. On pourrait ainsi parler d’une « composition d’instances » dans

l’énonciation, comme on parle en phénoménologie de « composition d’esquisses » pour

définir le moment figuratif.

C’est là qu’intervient le concept sémiotique classique de « rôle thématique ». Il est

possible en effet mettre en relation le fonctionnement des instances avec celui des rôles

thématiques. Par delà leur définition greimassienne (ils circonscrivent le concept d’acteur), les

rôles thématiques peuvent être conçus comme des régulateurs d’instances. Un seul et même

rôle thématique peut correspondre à plusieurs instances, de même qu’à l’inverse une seule

instance peut « gérer » plusieurs rôles thématiques. Lorsqu’un ministre en exercice commet

des lapsus c’est ce contrôle qui s’exerce mal. La pression d’une instance réclamant son droit à

la parole est trop forte, et voici qu’elle surgit inopinément. Un lapsus fameux a fait employer

récemment à l’ex-ministre de la justice Rachida Dati le mot « fellation » en lieu et place

d’« inflation »… On se perd en conjectures pour identifier l’instance qui, de manière si

inattendue, s’est imposée alors à la bouche de cette personnalité politique, à son corps

défendant.

De même, concernant les phénomènes de contagion dont l’importance a été mise au jour

par Eric Landowski, il semble qu’ils pourraient être analysés à partir de la circulation

d’instances. Elles apparaissent en effet comme autant de « mini-traits » partiels incorporés

dans la composition des sujets, traits corporels, gestuels ou comportementaux, tout autant que

verbaux. Ce n’est en aucun cas la personne entière qui se trouve d’un coup actualisée dans la

participation micro-passionnelle des « passions sans nom », mais c’est le transfert de tel ou tel

18

Cf. R. Barthes, Ibid., pp. 130-134.

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de ces traits qui rencontre chez l’autre un trait similaire ou compatible et s’ajuste alors avec

lui.

4. La corporéité des instances

Cette intervention de la dimension sensible nous conduit au troisième point annoncé,

celui de la corporéité des instances. Le corps est devenu ces dernières années un objet

d’investigation central pour les sémioticiens (cf. E. Landowski, dans Passions sans nom, J.

Fontanille, dans Soma et sema). Il est même, chez certains, conçu comme un ultime

instrument de validation des propositions théoriques (cf. J.-Cl. Coquet). Dans cette

perspective de la corporéité, on évoquera ici une proposition théorique peu connue en Europe,

qui a pour caractéristique centrale d’instaurer entre la parole énonçante et le corps énonçant ce

lien de continuité souvent proclamé mais en en précisant les articulations qui ne sont en

général guère examinées.

Nous nous référons au travail du sémioticien et écrivain mexicain Raúl Dorra et à son

ouvrage La casa y el caracol. La théorie des instances revendique pour le corps une place de

premier plan : « Le corps propre ou plus exactement la “ chair ”, “ l’expérience de ma chair ”

dit le philosophe, voilà l’instance de base, l’instance originaire », écrit Jean-Claude Coquet19

.

Mais si le corps et le sensible sont ainsi localisés, ils restent en amont de toute manifestation

figurative – voie d’expression du sensible – et ils se présentent comme une instance en bloc.

Or, Raúl Dorra analyse justement les parcours et les chemins de la corporéité, depuis les

profondeurs du soma et de ses sécrétions (les larmes, le sang) jusqu’à la voix, « ce morceau de

corps qui s’écoule » selon l’expression d’Herman Parret, et aux manifestations du discours

articulé. Entre ces lieux du sens, à travers la profération de leurs diverses instances, pas de

solution de continuité. Dans le compte rendu qu’elle a fait de ce livre pour les Nouveaux Actes

Sémiotiques, Veronica Estay souligne que « depuis la sensation jusqu’à la perception, la

sémiotique du corps ici ébauchée fait de l’acte énonciatif son modèle et son soutien. » Plus

encore que d’« un modèle et un soutien », qui supposent séparation et différenciation

conceptuelle, c’est d’une même phénoménalité qu’il s’agit, reposant sur le continuum des

instances de prise en charge du sens. Ainsi, Raúl Dorra développe l’analyse des parcours

esthésiques des larmes. Il montre les variations réglées du corps qui assurent le passage entre

des états successifs et orientés, depuis le corps percevant jusqu’au corps sentant, et du corps

sentant jusqu’au corps latent. L’exemple ici choisi est celui de la célèbre pâmoison de

Charlemagne devant le corps de son neveu à Roncevaux, dans La Chanson de Roland.

« Rempli de bruits et de rumeurs », ce corps en ses instances signifiantes se soumet à une

sémiose – mobilisant entre autres les modes d’existence – qui n’est pas seulement modélisée

par l’acte énonciatif mais qui répond rigoureusement au même schème : cette sémiose

parcourt les mêmes séquences instancielles, elle cherche en se composant de diverses

instances le même partage du sens. On peut donc avec raison, comme le suggère Raúl Dorra,

parler d’une rhétorique des pleurs, sans qu’il s’agisse d’une métaphore, mais cette rhétorique

ne peut reposer, nous semble-t-il, que sur les relations tensives entre les instances de prise en

charge du sens en acte.

Voilà comment, en passant de la centralité de l’instance énonçante à la pluralisation des

instances co-présentes dans l’acte énonciatif, et enfin à leur corporéité elle-même, on peut

montrer l’importance d’une scénographie des instances dans le discours en acte. Cette co-

présence ne peut être analysée que si on prend en compte les tensions, les formes d’expulsion

et les modes de recouvrement des instances entre elles. C’est de cette manière qu’au niveau

des principes théoriques comme à celui, méthodologique, des analyses concrètes de discours,

on peut voir converger la sémiotique tensive et celle des instances dans l’énonciation.

19

J.-Cl. Coquet, Phusis et logos, op. cit., p. 253.