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JEAN LORRAIN
HISTOIRESDE
nnsQUESM.
U dVot OTTAWA
LIBRAIRIE\
Socit d'Editions Lii,
50. CHAUSSE DANTINPARIS
39003002'1530'10
X/y.y^f^ f
Digitized by the Internet Archivein 2010 witii funding from
University of Ottawa
littp://www.arcli ive.org/details/liistoiredemasqueOOIorr
HISTOIRES
DE MASQUES
DU MEME AUTEUR
La Petite Classe i vol.
Histoires de Masques i vol.Monsieur de Bougrelon i vol.Propos d'Ames simples i vol.Fards et Poisons i vol.
Monsieur de Phocas i vol.Poussire de Paris i vol.Princesses d'Ivoire et d'Ivresse i vol.
Le Vice errant i vol.
L'Ecole des Vieilles Filles i vol.
Madame Monpalou i vol.L'Aryenne i vol.
Maison pour Dames i vol.Hlie, garon d'htel i vol.
THTREThtre, i volume in-i8 jsus i vol.
En collaboration avec G. COOUIOT
Deux heures du matin au quartier Marbeuf.. . . i vol.Htel de l'Ouest i vol.
Une nuit de Grenelle i vol.
Sainte Roulette i vol
.
Tous droits de reproduction et de traduction rservs pourtous les pays, y compris la Sude, la Norvge, la Hollandeet le Danemark.
S'adresser, pour traiter, la librairie Paul Ollendorff,Chausse d'Antin, 5o, Paris.
*.
JEAN LORRAIN
Histoires
de MasquesPrface de GUSTAVE COQUIOT
Septime dition
PARISSocit d'Editions Littraires et Artistiques
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF5o, CHAUSSE d'antin, 5o
Tous droits rserv
BLIOTHECA
IL A ETE TIRE A PART
CINQ EXEMPLAIRES SUR PA1MI:R DE HOLLANDE
NUMROTS A LA PRESSE
Cr
PREFACE
Le masque ? Un cartonnage drle ou gaide la figure, de la toile mtallique dispose
en trompe-l'il ou de la soie peinte et ma-
quille en visage, oui, c'est tout cela, mais
c'est surtout et presque toujours de Thor-reup et de l'quivoque, de l'effroi et de la
perversit. Ah ! certes, ils sont nombreuxceux qui ne s'gayent plus des chienlits des-
cendus dans la rue, le jour du Mardi Gras;
l'aspect de ces jupes larges ou serres, deces bonnets coniques ou plats, des nez gros
ou petits et des yeux guetteurs derrire le
masque proprement dit, qui fleure la gommerance et le vernis, oui, toutes ces dfroques de
visages et d'habits cartent plutt et glacent.
1! PRFACE
Mme, qu'ils vaguent, ces masques, parles rues, au plein soleil, la rpulsion n'est
pas moindre. On les voit, en eflet, sousleurs loques, grles et hideux ou puissants
et rouges ; ils ont des jambes torses, des tho-rax djets, de pires misres peut-tre ; ils
vont par deux, par quatre, marchant vite,
harponns par l'ennui qui les tenaille et les
mord ; ils guettent du plus loin qu'ils peuventles dguiss comme eux, ils s'interpellent,
et ils vont toujours de leur pas alerte, pour-chass, battant les rues, les yeux aux vitres
des cafs, les masques extnus et mlan-
coliques.
Les tristes masques ! Qui dira l'amer plai-sir qu'ils ont galoper ainsi tout le jour,
sous la dfroque d'un Pierrot ou d'une Rosa-
linde? Les lazzis les fouailient, ils n'ont pas
le cur rpondre ; le bruit de la rue les
tourdit ; il leur semble qu'ils sont des lou-
foques, des ballotts et des gars de la vie.
Ils n'ont mme plus l'ide, aprs tout cela,
PRFACE m
do se gter, de gagner un coin. Ils vont,
ils galopent et ils attendent la nuit.
A ce moment, on les voit aller brusquement
aux lumires et se prcipiter en tas aux
sous-sols o l'on danse. A peine entrs,furieux de vie et l'me toute rchauffe, ils
clodochent et virent alors sans s'arrter. Ils
pilent de leurs pieds las le dgot de l'inter-
minable journe, de la morne promenade parles rues ; et bientt les voici qui deviennent
luxurieux et obscnes, ces grands singes ex-
cits, aux mains enveloppantes et fureteuses.
Qui donc voudrait en vrit de cette con-
dition des masques? et pourtant le Mardi
Gras en enfante toujours ; ils viennent on nesait d'oia, au reste, de la loge ou des combles,
des choppes ou des beuglants C'est l'arme
des mabouls qui montre ce jour-l toutela milice et toutes ses rserves; mais c'est
aussi, travers les rues, le laisser-dourre des
sadiques, des atyrisiques et des riympho-
mens*
IV PRFACE
Ils errent, ceux-l, ayant abrit leur mede boue sous la dfroque quelconque d'un
costume pas cher, et leurs yeux bougeurs
cavalcadent sous le masque, dbusquent
frntiquement la proie qu'ils pincent et
serrent en claquant des dents ; et, le soir, ce
sont ces mmes masques que vous rencon-trez tapis sous les rampes d'escaliers ou
dans les angles des loges, attendant patiem-
ment, guettant l'heure du matin o tous les
vices sont librs, oii l'orchestre, dans un
furieux branle, donne enfin le signal de
toutes les hontes.
Fins de bals et fins de masques ! C'est
alors le retour, par le- blme des aubes, des
inquitants chienlits, des arsouilles cos-
tums en revenants, des Pierrettes et desGlodoches, des Gendarmes et des Nour-rices; et, sous le sel de l'air matinal qui
pique et pince, ils vont, les masques,
honteux et presss; ils se htent, longent
d'un bon pas les boulevards ou tournent au
PREFACE
coin des mes et, prestes, ils disparaissent.
O vont les masques? Vers quel grabatou vers quel labeur ? Celui-ci va-t-il grim-
per sur le sige d'une voiture de mara-
cher ou de laitier, celle-l ira-t-elle la
prostitution, la face encore caille et strie
par le fard de sa nuit? On ne sait, ils sontmalandrins ou commis, bonnes sorties au
del de la permission de onze heures ou
filles secourables aux dsirs. Celui-ci, ce chi-
card aux grands gestes de moulin vent, se
dispose, peut-tre, saigner, comme il en
a l'habitude, un pante attard; celle-l,
passez vite pour ne point la voir, en tyro-
henne, exaucer, au coin d'une borne, le
mauvais dsir !
Les masques, oui, ils sont les passants de
la nuit, les geindres et les grinches du noir;ils pouvantent quand ils dbusquent brus-quement sur vous, sous le clignotement dugaz, et vous fuyez leurs bonnets pointus,
leurs chignons hauts, leurs yeux surtout,
VI pri':facr
ces yeux qui vous dvisagent et qui flam-
bent derrire la trame du carton ! Histoires
de masques^ histoires donc logiquement d'effroi, de perversit et de macabre.
Et, la vrit, en effet, ne vous attendez
pas lirij une transposition des fantaisies
spirituelles et drolatiques d'un Gallot ; car
vous ne rencontrerez ici ni FrancaTrippa, ni
l^'ritellino, ni ce Pulcinello qui fait rv-
rence, en se cabrant, la signora Lucretia.
Pas davantage, vous ne pourrez songer aux
mascarades fleuries des Pater et des Lancret,
pas plus qu' cet lgant et corrompu
Gavarni, dessinateur pour costumes de
thtres, qui excutait, sans se lasser, des
chevilles si minces et des mains si longues,
si louablement diaphanes ! Mais l'ide de
Goya vous peignera, je pense, et telles de
ces histoires vous paratront le texte idoine
a ces planches illustres, o le terrible Ara-
gonais mit en scne les majas, les dugnesvt les vieux beaux d'Espagne, en un mot
PREFACE TU
toute la formidable mnagerie des grands
vices, qu'il griffa jamais de sa rageuse etredoutable pointe.
Mais encore, unjour, rappelez-vous, rcri-vain de ces histoires dclara qu'il admirait
James Ensor, le jeune matre d'Ostende,qui a excut lui aussi, l-bas, une srie
merveilleuse de masques aux mufles d'hip-
pocampes ou aux faces de batraciens. Et,
en effet, en lisant Histoires de masques^
vous retrouverez le frntique amant de
toute bizarrerie, le glorieux Ensor, embus-qu derrire toutes les pages. Il vous sem-blera mme que l'crivain a eu cur demnager l'artiste des illustrations parfaites,des ressources dans l'pouvante et dans
l'horrible. En tout cas, ces Histoires de
masques^ ce sera, pour Ensor, nous en
sommes assurs, un texte d'inspiration
fconde. Il frmira comme nous la lec-
ture d VHomme au bracelet et celle dela temme aux masques^ et cette active et
VIII PREFACE
splendide goule nomme la Pompe funbre^quel merveilleux Rops pour lui reprendre,
triturer, pousser en pouvante et en
cruaut. Sur les pages du livre, soyons cer-
tains qu'il crira des marginalia funbres,
et, comme il dit quelque part, ce sera alors
cet tonnant exemplaire : peste dessus^
peste dessous^ peste partout.
Ensor, Lorrain, ces deux amoureux des
masques ! Vous allez lire les contes du se-
cond ; vous souvenez-vous des planches en
couleurs qu'exposa le premier, il y a des
mois, la galerie de la Plume ?Ahl l'amer contempteur de l'effigie hu-
maine ! ce qu'il la ravale, celui-l, l'orgueil-
leuse face 1 C'est partout de l'horreur, de
l'atmosphre de peste, des somptuosits de
descentes de Gourtille, de magnifiques et
loquentes processions de chienlits.
Son Entre du Christ Bruxelles^ eni889, le mardi gras^ et son Hop-Frog^ sur-tout.
PREFACE IX
UEntre du Christ ! Ah ! que ceux quin'ont pas vu cette merveilleuse eau-forte,
rehausse d'aquarelle, imaginent une grande
descente de masques du fond d'un faubourg,
qu'claire un ciel jaune ; qu'ils imaginent laplus folle et la plus hilarante varit qui soit
de hideuses ttes, juches sur des dfroqueslamentables d'arsouilles ; qu'ils imaginent
une dbandade de bonnes, de juges, decochers, de portefaix et le Christ sur un
ne, derrire les rigides rangs de miliciens
grotesques et empanachs de bonnets poils
;qu'ils se disent que tous ces masques
n'ont eu garde d'oublier leurs bannires aux
inscriptions comiques; qu'ils conoivent,
s'ils le peuvent, ce qu'une relle verve peut
donner en tonnement et en admiration ;qu'ils croient une gravure chafaude de
faon un peu nave et lave de tons trans-
parents trs clairs, comme il s'en ft quel-
ques-unes autrefois dans la maison Pellerin,
Epinal ; et ils auront, en marche, une
X PRFACE
foule qu'allogrent de fracassantes musiques,
une foule qui se gonfle et qui rougeoie, qui
beugle et qui exulte, dans la joie du pos-
tulat enfin ralis des dimanches de liesse
et des jours fous IMais la planche intitule Hop-Frog n'est
pas moins admirable. La foule est, cette
fois, au repos. C'est une superbe sympho-
nie en jaune, en rouge et en bleu, qui sedploie sous une nef qui monte jusqu'auxastres. Il est vain par exemple de rver plus
splendide et plus folle reprsentation du
drame de Po. La foule bariole regarde,les yeux bats, brleries orangs. L'un d'eux
est dj tomb terre, et ses pieds se recro-juevillent et amusent le rang de face des
spectateurs costums en Turcs, en magis-
trats, en princes de l'Orient; tandis que le
leste et subtil Hop-Frog, grimp sur le lustrehumain qui arde, songe Tripetta vengeet s'jouit. Du parquet au fate charg defoule de la haute nef, les masques consi-
PREFACE XI
drent frntiquement le spectacle. Il est,
en vrit, jovial et funbre, tragique et co-
mique, d'une varit amusante de pifs et de
trognes, de gras et de maigres, de gants
et de courtes bottes ! Mais ce qu'il faut voir
et retenir, c'est l'intense vie dispense
tous ces personnages, c'est la bouffonnerie
aigu qui tord toutes les bouches panouies
en croissants de lune ! Et combien Ensor
est l'aise dans le gro^ipement, dans les
hirarchies ! Il connat, ce clairvoyant, toutes
les ressources des masques, ce qu'ils
ajoutent de hideux ou de grotesque la facehumaine, et il figure, sans chopper, les ma-
jests de lions tombs dans la dbine et lesimple groin.
Et c'tait comme cela, en cette galerie
intime de l'autre ct de l'eau, toute une
srie prestigieuse de planches, telles que les
Masques scandaliss^ \q^ Masques intrigus, le
Christ aux Enfers^ les bons Juges ^ la Multi-
plication des poissons et encore une terrible
XII PRFACE
Luxure^ qui fit, rcemment, hennir M. dePhocas.
Ah ! vous pouvez bien, mon cher Lor-rain, rechercher cetEnsor commeVillustra-
teur-n de vos plus hallucinantes mdita-
tions ; car, dans l'uvre du matre d'Ostende
ils et elles abondent, les M. de Gondre-
court et les M Gorgibus, dont vous nous
faites connatre les funbres aspects. Puis
il y a dans votre livre tant de cai ctres
encore de petites villes mortes, des dolents
et blmes paysages, un vieux Pronne entre
autres, d'une vie si close, si claquemure
entre ses remparts^ que je songe descampagnes pareilles prs de Mariakerke,
et que James Ensor reprsenta maintes fois.
Il me semble donc bien que lui, le peintre,
et vous, l'homme de lettres, vous avez
exploit vous deux et sans vous connatre,
si je ne m'abuse, un domaine singulier
et magnifique, sur lequel vous avez mis
paralllement votre empan.
PRFACE XHJ
Mais en particulier pour vous, mon ami,
je ne sache pas qu'il y ait dans les Lettres
contemporaines une Imagination capable de
crer de plus quivoques personnages et
de les faire vivre dans des dcors, int-
rieurs ou paysages, plus appropris; et,
quand vous les prsentez, qui ne gote enfin
votre style descriptif, color, vivant, alerte
et rythm, spirituel, fantaisiste, ce style de
charme et de ressources qui a d'imprvus
retours d'images et comme de perptuels
enchantements par tant d'pithtes heu-
reuses 1
Gustave Goquiot.
HISTOIRES DE MASQUES
L'UN D'EUX
Le mystre attirant et rpulsif au nia. que,
qui pourra jamais en donner la technique,en expliquer les motifs et dmontrer logique-ment l'imprieux besoin auquel cdent, des
jours dtermins, certains tres, de se grimer,de se dguiser, de changer leur identit, de
cesser d'tre ce qu'ils sont ; en un mot, de
s'vader d'eux-mmes ?Quels instincts, quels apptits, quelles esp-
rances, quelles convoitises, quelles maladies
d'me sous le cartonnage grossirement colo-
ri des faux mentons et des faux nez, sous le
crin des fausses barbes, le satin miroitant des
loups ou le drap blanc des cagoules ? Aquelle ivresse de haschisch ou de morphine,
quel oubli d'eux-mmes, quelle quivoque
4 HISTOIUES DE MASUL'KS
et mauvaise aventure se prcipitent, les joursde bals masqus, ces lamentables et grotesques
dfils de dominos et de pnitents ?
Ils sont bruyants, dbordants de mouve-
ments et de gestes, ces masques, et pourtant
leur gaiet est triste ; ce sont moins des vi-
vants que des spectres. Comme les fantmes,ils marchent pour la plupart envelopps dans
des toffes longs plis, et, comme les fan-
tmes, on ne voit pas leur visage. Pourquoi
pas des stryges sous ces larges camails, enca-
drant des faces figes de velours et de soie ?
Pourquoi pas du vide et du nant sous ces
vastes blouses de pierrot drapes la faon
de suaires sur des angles aigus de tibias et
dhumrus? Cette humanit, qui se cache pourse mler la foule, n'est-elle pas dj hors lanature et hors la loi ? Elle est videmmentmalfaisante puisqu'elle veut garder l'inco-
gnito, mal intentionne et coupable puis-
qu'elle cherche tromper l'hypothse et
l'iostinct ; sardonique et macabre, elle emplit
de bousculades, de lazzis et de hues la stu-
peur hsitante des rues, fait frissonner dli-
L UN D EUX i
cieusement les femmes, tomber en convul-
sions les enfants, et songer vilainement le^
hommes, tout coup inquiets devant le sexeambigu des dguisements.Le masque, c'est la face trouble et trou-
blante de l'inconnu, c'est le sourire du men-
songe, c'est l'me mme de la perversit quisait corrompre en terrifiant; c'est la luxure
pimente de la peur, l'angoissant et dli-cieux ala de ce dfi jet la curiosit des
sens : Est-elle laide ? est-il beau ? est-il
jeune ? est-elle vieille ? C'est la galanterieassaisonne de macabre et releve, qui sait ?
d'une pointe d'ignoble et d'un got de sang;
car o finira l'aventure ? dans un garni oudans l'htel d'une grande demi-mondaine,
la Prfecture peut-tre, car les voleurs se
cachent aussi pour commettre leurs coups, et,
avec leurs sollicitants et terribles faux
visages , les masques sont aussi bien de
coupe-gorge que de cimetire : il y a en eux
iu tire-laine, de la fille de joie et du reve-nalit.
Voil, pour ma ort, l'impression un peu
6 HISTOIRES DE MASQUES
opprimante et dprimante aussi que me
laissent les masques; or, cela est tout person-
nel, mais l'me d'un de ces masques, le pass
ou mme la minute prsente d'un de cestres mystrieux de soie et de carton, d'un
de ces masques isols, surtout de ceux que
l'on voit, les nuits de bals masqus, errer
grelottants et piteux, d'un trottoir l'autre,
sous les quolibels des passants, voil ce qu'il
serait curieux de connatre ; la raison du
costume et de l'incognito d'un de ces dsem-pars, inquitantes paves de la joie populaire
choues, par les nuits de gele, travers
les grandes villes, fantoches nocturnes ns
peut-tre la lueur blme des becs Auer et
des lampes lectriques, au jour naissantvanouis.
Il y a une dizaine d'annes, il me fut donnde rencontrer un de ces masques, un de ces
mystrieux anonymes des nuits de bals, et
dans des circonstances qui, resonges depuis,
ont donn l'tre coudoy, cette nuit-l, lagrandeur tragique d'une figure. Ce dguis,
pour moi, est demeur le masque, le masque-
L UN D EUX
type, symbole vivant d'un mystre innom et(l'une nigme pressentie.
Je m'tais terr cet hiver-l aux environs
de Paris; j'avais un long et minutieux tra-
vail terminer; et des raisons de sant, d'co-
nomie aussi, m'avaient dcid m'loigner
momentanment. Mes affaires m'appelant sou-vent rues de Richelieu et Saint-Lazare, j'avais
choisi un coin parmi la grande banlieue, celle
que dessert la ligne de l'Ouest, et j'hivernais
alors assez tristement dans un petit village,
entre Triel et Poissy.
Le samedi gras tombait, cette anne-l, le
vingt-cinq fvrier; la concidencie d'une af-
faire conclure avec un journal et d'une in-vitation dner m'avait amen Paris. Il yavait bal l'Opra, et, sous la neige flocon-
nante, je m'tais attard regarder les masques
et les dominos s'chelonner sur les marches
du monument Garnier : des fiacres, des coups
de matre en versaient chaque minute tant
sous le pristyle du thtre que devant les
brasseries et les cafs ; puis c'taient des tr-
les de pierrots et de moines s'engageant sur
8 HISTOIRES DR MASQURS
la place garde par des municipaux cheval
et, en dpit des sergents de ville, gambadant et
formant des rondes dans le grand espace vide
rserv la circulation des voitures ; comme
un vent de folie soufflait cette nuit-l sur la
ville, tant et si bien qu'amus, intress moi-
mme, j'oubliais l'heure du dernier train pos-sible, et qu' minuit et demi j'tais encore
assis dehors, une table de caf. Plus de
train maintenant avant deux heures du matin;
je prenais mon parti assez gaiement, car il yavait encore foule de curieux sur le Boulevard
et des cris et des lazzis dans les brasseries bon-
des de costumes ; mais, vers une heure, les
rues et les tablissements de nuit se vid-
rent, les dguiss rentraient au bal et les
flneurs au logis ; la vie et le mouvement ne
reprendraient plus maintenant qu' l'heure
des soupers; pas mal d'tablissements fer-
maient et, sous la neige toujours plus dense,je me levai assez tristement et me dirigeai vers
la gare.
Il y avait aussi bal l'Eden cette nuit-l,
et de la faade illumine de la rue Boudreau un
L UN D EUX i
hruit de bacchanale monstrueuse montait, ron-
flait, assourdissait; au loin, en cho^ c'taient
les valses distinctes venant de l'Opra. Dans la
rue Auber, dj noire, un masque marchaitdevant moi ; envelopp d'un grand burnousd'Arabe, la tte encapuchonne de sombre, ilallait videmment l'Eden.
Il ne s'tait pas mis en frais, ce masque, car
ce burnous, ce capuchon, l'incohrence mmede ce costume de bric et de broc rvlaient
assez le dguisement improvis, machin audernier moment au hasard des tiroirs. Je lesuivais quand mme, instinctivement, desyeux; mais, une fois dans la projection lumi-neuse de l'Eden, le masque s'arrtait et, au lieu
d'entrer, hsitait, pitinait dans la neige fon-
due, arpentait le trottoir, et finalement rega-
gnait la rue Auber dans la direction de l'Opra.Mais je l'avais vu ; ce que j'avais pris pour
un capuchon noir tait un camail de velours
vert, un camail de moine, et dans l'ovale du
capuchon une toffe mtallique et brillante
perce la place des yeux, une cagoule de
drap d'argent luisait d'une faon bizarre.I
^^ HISTOIRES DE MASQUES
Encore un qui parat manquer de dci-sion , pensai-jc en moi-mme.Et je poursuivis mon chemin.Arriv cour de Rome, le temps de prendre
un dernier grog dans une des brasseries voi-sines, je montais l'escalier et pntrais dansla salle d'altenle. Je tressautai de surprise : cegrand manteau d'une blancheur soyeuse, cetteface de craie clans ce capuchon verdtre!...mon masque tait l; l, dans cette grandesalle banale et solitaire oii il n'y avait quelui et moi. Le gaz (lambait haut entre les murslambrisss de chne, et, affal dans un desfauteuils de velours vert, l'trange voyageurse tenait, le menton appuy dans une main,dans l'vidente attente du train que j'allaisprendre.
Je le croyais au bal, et l'inexpliqu de saprsence me donnait un peu froid
; m'avait-il suivi? Non, puisque je le trouvais l; il nebougeait pas, et en suivant la direction de sesyeux je vis qu'il tait absorb dans la contem-plation de ses jambes. Elles taient moulesdans un maillot de soie noire qui l'enserrait
L UN D EUX 1
tout entier, car son burnous s'tait un peu
ouvert ; mais, chose bizarre, tandis que sa
jambe droite tait haut gante d'un bas defemme, un bas de soie vert glauque, serr
au-dessus du genou d'une jarretire de moire,
l'autre pied avait une chaussette d'homme,
une chaussette de soire semis de fleurettes,
si bien qu'il tait double, ce masque, et joi-
gnait au charme terrifiant de sa face de
goule le trouble quivoque d'un sexe incer-tain.
Son costume, que j'examinais, rvlaitmaintenant des prciosits voulues : une
norme grenouille de soie verte s'talaitbrode la place du cur et, autour de son
capuchon de velours glauque, une couronne,
que je n'avais pas d'abord remarque, se tres-
sait, compose de grenouilles et de lzards.
Le burnous arabe l'enveloppait comme d'un
suaire, et sa cagoule de drap d'argent voquait
des ides de lpre et de peste, de maladies
maudites comme en connut le moyen ge.Un damn devait grimacer sous ce masque
;
il tait la fois oriental, monastique et dmo-
** HISTOIRES DE MASQUES
niaque;
il sentait le lazaret, le marcage etle cimetire; il tait aphrodisiaque aussi danssa souple et ferme nudit souligne par lemaillot noir. Homme ou femme, moine ousorcire? Et, quand il se leva au : Messieursles voyageurs, en voiture! de l'employ dela Compagnie, je crus voir se dresser devantmoi le spectre de l'ternelle Luxure, laLuxure d'Orient et la Luxure des clotres, laLuxure au visage dvor par des chancres,la Luxure au cur flasque et froid comme ubcorps de reptile, la Luxure androgyne nimle ni femelle, la Luxure impuissante, car,suprme dtail, le masque tenait la mainune large fleur de nnuphar.
L'tre au burnous montait dans un wagonde premire; j'attendis qu'il y fut install pourmoiter mon tour dans mon compartiment.Je serais plutt demeur coucher Paris quede voyager en tte tte avec cette faced'ombre; mais une curiosit m'obsdait, uneangoisse aussi, et je ne respirai un peii quelorsque le train se mit en marche.Le premier quart d'heure fut lugubre. Si 1
l'un d'eux 13
masque allait pntrer dans mon comparti-
ment, de quel ct allait-il apparatre? Je
surveillais les deux portires, prt tout v-
nement; mais mon voisin ne bougeait pas, il
ne faisait mme aucun bruit; la tentation taittrop forte : je me levai et m'approchai de la
petite vitre de communication.
Sous la clart diffuse de la lampe, le masque
tait l accoud, presque couch dans lesgrands plis de son burnous, ses deux jambestonnamment fines allonges sur la banquette
;
il tenait la main un petit miroir de poche et
s'y regardait longuement ; il se regardait et la
cagoule argente luicouvraittoujoursle visage.Etrange voyageur ! Je ne pouvais quitter
mon poste d'observation. Le train, un inter-
minable omnibus de nuit, roulait avec lenteur
travers la banlieue neigeuse. Le masque des-
cendit la quatrime station, il tait prs de
trois heures du matin ; ni diligence, ni voiture
l'arrive en gare, personne. Il remettait son
ticket l'employ, franchissait la barrire et
s'engouffrait en rase campagne, dans le noir,
dans le froid, dans de l'inconnu.
CHEZ L'UNE D'ELLES
Nous avions djeun chez Alice; on s'taitmis table une heure, car le moyen d'ar-
river exactement, par ce froid terrible? et l'at-
mosphre dj plus obscure marquait quatreheures et demie, que nous iions encore
traner dans le salon autour des tasses caf et
des verres liqueur, poss, au hasard, un peu
sur tous les meubles.
Alice, alanguie de cette lassitude qui la fait
toujours comme brise, s'tait jete au traversd'un divan mme un croulement de cous-sins, oi sa longue robe de dentelles blanches
s'vasait et flottait avec des pleurs de linceul;
ses deux petits pieds gants de soie rose avaient
laiss choir leurs mules; Jacques de Tracy,
assis l'extrmit du divan, les avait pris entre
ses mains, tandis que Maxime Danfre, install,lui, sur un pouff auprs de la belle fille tendue,
16 HISTOIRES DE MASQUES
attardait ses doigts dans les mches soyeuses
et parfumes d'une brune chevelure parse.
Les longs bandeaux onduls d'Alice que tout
Paris applaudit chaque soir, toiles et piqus
de diamants opimes, avaient coul en ruis-
seaux d'ombre sur ses paules et ses bras nus;
et Maxime, ce dilettante de sensations, s'y
caressait lentement les doigts, tout en humant
l'odeur d'encens de la nuque et des chairs
nues. Alice, elle, d'une pleur de morte avec
ses grands yeux de curieuse dvorants et
dvors d'une flamme sourde, s'abandonnait
la double caresse et de ses orteils ptris et de
ses cheveux manis, silencieuse, passive; son
immobilit la faisait redoutable, trange et
redoutable la manire d'une idole dans la
clair-obscur de la pice assombrie; et sans
l'clat de ses yeux gars, agrandis de mor-
phine, on et cru quelque lugubre veille,
quelque moderne Juliette dj tombe auxmains des embaumeurs. Des relents de Chypre,
de tabac turc et d'ther flottaient aux plis des
tentures; au piano, Georges Zemiusko, le
compositeur hongrois, martelait lourdement
CHEZ L UNE D ELLES 17
la marche funbre de Chopin : c'tait dli-cieux, macabre et charmant.
Alice se soulevait sur un coude : Assez
de musique comme a, mon petit ! faisait-elle Zemiusko, tu joueras le reste mon enter-rement. Et vous autres, ajoutait-elle en enve-
loppant d'un regard ddaigneux l'assistance,amusez-moi, trouvez-moi quelque chose qui
me fasse attendre six heures, six heures,
l'heure du rendez-vous des affaires srieuses.
A quoi Jacques de Tracy : Tu vas chez toncouturier? Mon couturier, non; pis que a,
je vais au bar retrouver mon amant. Etbrusquement redresse, soudain debout avecun ondulemeiit irrit de vipre, la jolie cra-
ture s'tirait les bras et, aprs quelques glis-
sades sur le parquet dans un mol envolement
de toutes ses dentelles blanches, boulait tout
coup des paules et d'une voix tranarde :
Je fis connaissance au mois d' dcembre,Prs d' Billancourt,
D'un marinier rouquin comme TambreUn vrai brin d'amour.
Mais elle s'tait dj jete au travers du
18 HISTOIRES DE MASQUES
divan et celte fois, couche plat ventre, elle
venait d'arracher Maxime sa cigarette, en
tirait trois bouffes et, la lui rendant avec un
geste gamin : J'aime assez le got de tes
lvres, quand tu voudras, oui, tu m'auras.
Raconte-moi une histoire, mais bien ignoble,
qui donne la chair de poule et en mmetemps mal au cur, une histoire comme en
invente Marcel Schwob, ou bien une qui te
soit arrive. A quoi Maxime : Trop flatt !En vrit, merci. Mais puisque la dame le veut,
on va essayer de plaire la dame. Et comme
Zemiusko rest au piano le taquinait douce-
ment en cherchant un accord : Oh ! un peude silence, vous autres ! Je commence. Tu
ne veux pas d'accompagnement en sourdine
aujourd'hui? Non, ce sera pour demain soirchez la duchesse. Les femmes du monde n'ava-
lent la littrature qu'en musique. A quoiAlice, tout coup redresse et assise : Les
femmes du monde, espce d'insolent ! Mais
j'ai eu plus de ducs dans mon lit qu'une ban-
quire juive en mal de rceptions. Je veux de
la musique votre histoire, mon petit Maxime.
CHEZ l'UNR D elles *9
Soit, mais en sourdine; tu entends, Ze-
miusko'!* Oui, en sourdine; et qu'est-ce qu'il
faut jouer Monsieur ? Et Danfre, aprs unehsitation : Mais VInvitation la valse irait
assez pour ce que je vais dire la dame.
Va pour VInvitation! Du chevalier Karl-
Maria de Weber? Du chevalier Karl-Mariade Weber. Oui, bravo pour VInvitation!
Mais attendez que je commande des sodas. Alice venait de se lever et de frapper sur un
gong : Au whisky, n'est-ce pas? Et pourvous? (Elle s'adressait de Tracy.) Votre co-
chonnerie ordinaire, du lait, de la glace pile
et du jus de cilron? et une paille, n'oublionspas une paille ! Quel camembert dans l'estomac, mes enfants ! Et quand elle eut donnTordre au domestique apparu entre deux por-
tires, et qu'elle se fut recouche au milieu
des coussins de velours persan et mousseline
Liberty, Zemiusko attaqua doucement, oh ! sidoucement! VInvitation de Weber, et MaximeDanfre commena : Vous voulez de l'ignoble, en voil,
C'tait il y a quatre ou cinq ans, mettons
20 HISTOIRES DE MASQUES
six ans, cette poque de Tanne, en plei^carnaval. Il faut vous dire que j'habitais alors
l'autre ct de l'eau, car il n'y a pas que les
filles qui passent les ponts; la littrature a ses
phases comme la galanterie. Du quartier Latin
elle migr Montmartre et avec le succs des-
cend au Boulevard, moins qu'elle ne s'ins-
talle dans la plaine Monceau ou les avenues du
Trocadro-Passy, ce qui est alors l'apothose,
la conscration de la fortune faite, le petit htel
avec curie et remise des Alice, des Liane et G'.
J'habitais donc de l'autre ct de l'eau et
j'avais t ce soir-l au bal de l'Opra. Fichue
ide, car ils taient, cette anne, mortellement
tristes. Sont-ils plus gais maintenant? J'en
doute, et je n'irai pas y voir. Vers les trois
heures du matin, aprs avoir offert bon nombrede sherry-cocktails des premires de chez
Worth et de chez Virot, dguises pour la cir-constance en femmes du monde, je me trou-
vais assez penaud sous le pristyle de l'Opra,
devant un Paris transform en Saint-Pters-
bourg. Tout tait blanc, les toits des rues
Auber et Halvy, ceux de l'avenue de l'Opra,
CHEZ l'une D'elles 21
les trottoirs aussi, et la place, o des nacresdevenus rares faisaient une tache d'encre,
s'talait avec des pleurs de steppes entre les
vitres enflammes du caf de la Paix et ladevanture hermtiquement close de Ferrari.
D'ailleurs la temprature tait presque
douce, la neige en tombant avait comme ouat
l'atmosphre; molle et craquante sous les pas,
elle invitait la marche avec ses hauts tapis
de cygne drouls le long des rues et des bou-
levards, et je me dcidai rentrer pied tra-
vers la ferie de givre et d'eau gele de la ville
endormie.
A moi mon stnographe! s'esclaffait deTracy, la voil bien, la bonne copie! Si l'on m'interrompt, je coupe la com-
munication : Je n'aime pas qu'on pitine dans
ma neige.
C'est bon, c'est bon, nous sommes tous
l'appareil.
Et Danfre reprenait :
J'enfile l'avenue de l'Opra, la place duCarrousel, et sur le pont des Saints-Pres,
tout en velours blanc au-dessus de la Seine;
22 HlSTOIlUvS DE MASQUES
Bgo, la fois boueuse et brillante comme da
la cassonade, j'avise une trange silhouetta
accoude au parapet. Envelopp d'une pelissa
de petit-gris, un chle de laine blanche rabattu
sur les yeux, c'tait, les jambes nues grelot-tant dans un maillot chair et les pieds chausss
de cothurnes, un masque, un petit masque de
samedi gras, attard comme moi, par cette
nuit de fvrier, et qui regardait mlancolique-
ment la Seine charrier ses glaons. La Seine...
J'eus l'immdiate pense d'un suicide; toute la
misre, toute la dche pre et noire de certaines
lgendes de Forain me revinrent en tte, et
j'eus la vision soudaine et nette d'un intrieur
sans feu, sans literie mme, tout ayant tengag au Mont-de-Pit en vue du costume, et
qui sait ? peut-tre un berceau avec un pauvre
gosse demi mort de froid, attendant ce retour
de bal.
Je m'approchai du travesti, il ne sursauta
pas; ni recul ni frayeur : Mon enfant, il ne faut pas rester l. Je vais vous reconduire,
si vous tes souffrante. Le masque prit sim-
plement mon bras et se mit sautiller genti-
CHEZ LUNE D ELLES 23
ment dans la neige, essayant de rgler son pas
sur le mien,
trange rencontre et plus trange crature !Un loup de satin noir drobait son visage, et
les boucles de sa perruque blonde me venaient
peine l'paule, mais ses jambes taientfines et muscles, d'un dessin trs pur; ses
hanches me frlaient en marchant, prcisant
peu peu leur caresse ; son bras maintenant
appuyait sur le mien et, sous le satin du loup, les
yeux sollicitaient avec une insistance bizarre.
C'tait une fille. Au bout de dix minutes, je
n'avais plus un doute et, chatouill par un
demi-dsir, tent par l'occasion, je l'avais prise
mon tour par la taille, et nous marchions
serrs l'un contre l'autre, moi bien dcid
pourtant ne pas emmener cette crature de
rencontre chez moi. Oii aller? Cette fille devait
connatre des endroits; j'abordai franchement
la question : Oh ! je connais justement unpetit htel tout prs d'ici, et bien commode, va ! tout prs d'ici
,
presque sur le quai, rue Gt-
le-Cur. Rue Gt-le-Cur, je ne voyais pas
bien a. Cette ruelle noire et puante prs de la
24 HISTOIRES DE MASQUES
rue Sguier. ..un hlel par l. . . Et puis la voix
enroue de ma conqute venait de me jeterun froid. Mais bah ! me disais-je, les Espa-
gnles ont encore la voix plus rauque, et la
crature parat avoir un joli corps. Va pour la rue Gt-le-Cur !
Mais arrivs devant le garni, une ignoble
porte claire-voie une fois ouverte au coup
de sonnette de ma compagne, c'tait une alle
si puante et si noire, une si quivoque lan-terne allume au pied de l'escalier, que je me
cabrai au seuil du coupe-gorge : Non, faisais-
je la crature, je n'entrerai jamais l. Alors elle, caressante, d'une voix innarrable :
Entre donc, va ! il n'y a pas de danger, c'est
moi le garon de l'htel!...
On demande Madame au tlphone, ve-nait annoncer la femme de chambre. Oui, c'est assez ignoble, faisait Alice en
se levant.
On n'en dit pas plus long chez elle, ce jour-l.
RCIT DE L'TUDIANT
Dans l'htel garni que j'habitais alors rue
du Faubourg-Saint-IIonor, j'avais fini par
remarquer une cliente aux allures assez
louches. Je n'tais alors qu'un pauvre tu-
diant en droit, peu proccup de l'extriorit
des choses et il fallait, pour que cette femme
et attir mon attention, qu'elle trancht en
effet violemment sur la grise uniformit des
autres pensionnaires de l'htel.
C'tait une locataire... comment dirai-je ?...
intermittente... et, bien qu'elle et sa chambre
au mois, elle n'y couchait que rarement;
mais en revanche il ne se passait de semaine
qu'elle ne vnt s'y enfermer des couples
d'heures, dans la journe et jamais seule. Elleamenait tantt un homme, tantt une femme,
26 IIISTOiaiiS DE MASQUES
plusieurs femmes parfois, des amies. L'hiver,
on faisait des grands feux et l'on montait du
punch ; l't, des limonades et des sodas.
A riilel, on avait pour elle les plus grandsgards; le tenancier et sa femme en avaientplein la bouche, quand ils parlaient de M* de
Prack : elle devait solder gnreusement les
notes.
Ce n'tait pas une fille comme je l'avais cru
d'abord. A la voir rentrer toujours accompa-gne, dans les premiers temps, je l'avais prise
pour une vulgaire racoleuse et de la pire
espce, puisqu'elle s'adressait toutes et tous.
Il n'en tait rien et, toute rflexion faite, ce
devait tre une affilie quelque socit
secrte, quelque crature traque par la police,
se cachant dans Paris travers des domiciles
et sous des noms divers : femme d'anarchiste,
me d'un complot, ou peut-tre tout simple-ment quelque voleuse faisant partie d'une
bande, une de ces aventurires qui oprent
dans les grands magasins, renseignent la basse
tourbe des pgres sur les bons coups faire,
et pratiquent la fois la qute domicile, le
RCIT DE l'tudiant 87
volet le recel. Et puis d'autres considrations
me requraient : cette femme n'tait peut-treaprs tout qu'une vicieuse, quelque anonyme
de la dbauche venant se dlasser, dans declandestines orgies, des ennuis journaliers d'unmari, d'un mnage et d'un intrieur bourgeois.
Bourgeoisie en tout cas cossue, car M"'' de
Prack faisait relativement de grosses dpenses
dans ce petit htel d'employs et d'tudiants
pauvres : elle y arrivait toujours en fiacre, enrepartait de mme, et les hommes qu'elleamenait taient en gnral mal vtus, sem-
blaient appartenir la classe infrieure : petits
chapeaux melon, longs pardessus fatigus,
foulards dfrachis, mais taient pour la plu-
part singulirement lestes et dsinvoltes, tour-
nures de gymnasiarques et d'acrobates, si bien
que je m'tais arrt, en fin de compte,
l'hypothse d'une agence thtrale , d'une
entreprise d'engagements pour des music-halls
et des cirques de province, dont M" de Prack
tait le reprsentant.
Les femmes qu'elle amenait taient pluslgantes et, avec leurs cheveux rougis au
28 HISTOIRES DE MASQUES
henn, leurs yeux faits et leur bouche touche
de fard, avaient entre elles un mme air defamille, acteuses de petits thtres ou filles de
restaurants de nuit; leur verbe haut, leurs
toilettes voyantes, leur gesticulation hyst-
rique tranchaient sur le ton et les allures
excessivement sobres de leur amie.iy[me (jg Prack avait une tenue parfaite. Tou-
jours vtue de noir, engonce l'hiver dans demolles fourrures, gaine Tt dans des tulles
et des mousselines de soie qui l'amincissaient
encore, elle dissimulait sous d'paisses voilettes
un visage singulirement ple, aux yeux comme
gouaches de kohl entre leurs paupires meur-
tries, et qui n'aurait pas t sans charme sans
l'importance qu'y prenait le nez un peu long.
La bouche trop grande aussi dparait le visage,
mais elle s'ouvrait trs rouge sur de petites
dents cartes et brillantes ; un peu ombre,
la bouche, la commissure des lvres, et ce
large sourire ponctu d'imperceptibles mous-
taches ne manquait pas d'un certain piment.
Avec sa face troite, son menton pointu et son
profil chevalin, elle ressemblait un peu une
RCIT DE L'TUDIANT 29
ong-uo sauterelle, elle en avait les mouve-
ments la fois saccads et lents. M"" de
Prack tait trs brune, et de longs cils friss
veloutaient d'une langueur obscne l'onde obs-cure de deux yeux dolents.
]y|me (jg Prack devait avoir un rude temp-rament (les apparences le plaidaient toutefois),
car, si elle n'tait ni la voleuse ni l'agent dra-
matique qu'on pouvait supposer, elle demeu-rait alors un fin limier de luxure ; et, en jugerau gibier qu'elle rabattait, plume et poil, toutlui tait bon.
Il m'tait arriv plus d'une fois de la cou-
doyer dans l'escalier de l'htel ; elle montait,
je descendais ou vice versa, et chaque fois aavait t de ma part des frlements et des
hardiesses de main tranant sur la rampe ettchant d'y rencontrer la sienne, car cet
nigmatique sourire ombr et ces yeux pro-metteurs me lancinaient; mais j'en avais t
chaque fois pour mes frais. Je n'tais pas son
type, il fallait le croire, et ses yeux d'une
insistance si trange ne s'taient jamaisappuys sur les miens. Je lui en gardais pen-
8.
30 HISTOIRES DE MASQUES
dant quelque temps rancune; cette longue
femme aux yeux mouills et t une ma-tresse exquise et commode; c'et t l'aven-ture et le mystre porte de la main. Les
gens de l'htel taient d'un mutisme absolu
sur leur locataire ; impossible d'en rien
tirer. Comme je l'ai dj dit, M"" de Prackdevait tre trs gnreuse. Dpit dans ma
vanit, j'eus la vilenie de mdiler pendant
quelque temps le bon tour que je pourrais
jouer ma voisine, et puis je n'y songeai plus.Le hasard, ce grand matre des dnouements,
devait m'aider dchiffrer une partie de
l'nigme. C'tait la fin de l'hiver; je me
trouvais un soir aux Franais, tout modeste-
ment au parterre, dans les derniers rangs.
On jouait le rpertoire, et ces chers socitairessomnolaient; ils somnolaient mme si pro-fondment, que je n'coutais plus du tout leur
dbit monotone, tout entier la conversation
chuchote derrire moi par deux femmes, deuxfemmes invisibles derrire la grille remonted'une baignoire, et voici les bribes d'entretien
que je recueillais :
RCIT DE L TUDIANT 31
Non, je n'oserai jamais ! faisait unevoix. Et puis, comment quitter mon htel en
domino? II y a la livre. Je suis bien sre de
ma femme de chambre, mais le valet de piedet le concierge sont tout la dvotion du
marquis. Je suis surveille, espionne, vois-tu.
Toi, il te supporte tout. Et comme il a tort !
pouffait l'autre femme. Le fait est que sa
confiance l'honore. Non, vois-tu Lucie, il n'y
faut pas penser, et Dieu sait pourtant que
j'aurais aim aller ce bal ! Oh ! errer, touteune nuit, libre sous le masque, coudoyer,
frler, avec la certitude de n'tre jamais recon-nue, toutes les luxures, tous les vices qu'on
souponne et tous ceux qu'on ne souponne
pas. Oh! a ne manque pas de saveur, etencore tu ne peux pas te douter des aventures
qu'on peut rencontrer ces nuits-l. Ici une
confidence s'touffait dans des rires, et la voix
de celle qui hsitait, reprenait plus distincte :
Mais toi-mme, comment fais-tu avec tes
gens? Ton seigneur est jaloux? Mais, cessoirs-l, je dne en ville ou bien je couche
chez ma mre ; et puis vraiment, tu es trop
52 HISTOIRES DE MASQUES
innocente, ma petite Suzanne. Moi, vois-tu,
je me passe toutes mes fantaisies. La vie est
courte et je veux la vivre. Ce n'est pas bien
malin pourtant, le truc de l'htel meubl ol'on a une chambre au mois sous un faux nom
;
ainsi moi qui te parle ... L'acte tait fini,les spectateurs se levaient dans un bruit de
souliers remus et de fauteuils ressort qui serelvent; je n'en entendis pas plus, ce soir-l.
Dix jours aprs, le matre de l'htel vint mourir. L'influenza l'emportait en moins d'une
semaine, et, dans le petit salon du meubl
converti en chapelle ardente, c'tait auprs
du cadavre la veille morne de la tenancire
atterre de la perte du mari et de l'associ. On
avait ferm les volets et, clans la pice obscure,
la pauvre femme, assiste de deux parentes,,
essayait de s'isoler au milieu du dsarroi des
gens de service et d'un dpart de voyageurs,
professionnellement attentive, en dpit de son
chagrin, aux incessantes rumeurs de la rue et
de l'hteL Nous tions entrs, un pensionnaire
et moi, prsenter noseondolancesla veuve;
les banalits d'usage avaient t dites et, un
RCIT DE L TUDIANT 33
peu gns, nous nous taisions maintenant, ne
sachant comment partir. Tout coup, devant
la porte, c'tait l'arrt d'un tiacre, une monte
de pas prcipits dans l'escalier, et, dans un
bouriffement d'astrakan noir, M* de Prack
s'irruait dans la pice. M" de Prack n'tait
pas seule ; une autre femme, jeune, lganteet trs voile, l'accompagnait.
C'tait chez les nouvelles venues un mou-
vement de recul; elles ignoraient l'vnement
et s'effaraient devant cet appareil funbre ;mais M de Prack se remettait vite. Aprs
quelques mots et un serrement de main
la veuve : Dsole, navre, pauvre chre
Madame! Mais pourtant un service. Oii avez-vous mis mes dominos, mes perruques, tout
mon attirail de dguisement? Et, comme
riitelire interdite avait un geste de stupeur,
C'est que Madame (et elle dsignait l'incon-nue), c'est que Madame m'accompagne demainau bal, et je lui prte un de mes costumes et
nous voudrions l'essayer. Je vous drange?
La veuve, les yeux soudain remplis de larmes,
montrait d'un air navr une armoire , de
34 HISTOIHRS DR MASQUES
l'autre ct mme du cadavre; le mort taitplac devant.
C'est trs ennuyeux en effet, mais que
voulez-vous? ce n'est pas de ma faute, et
mon amie est trs presse. La veuve, tout
coup redresse, tait retombe sur sa chaise ;elle sanglotait maintenant en silence, les
mains plat sur ses genoux, tout le visage
suppliant, mais la de Prack demeurait tou-
jours l, sa longue figure ple imprieuse etmauvaise. L'htelire faisait un effort et, pre-
nant son trousseau de cls sa ceinture,
enjambait le cercueil, et, les jambes cartes,achevai au-dessus du mort, ouvrait l'armoire
et passait sa cliente impassible tout un amon-
cellement de satins, de velours et de dentelles.
Une perruque qui pendait en dehors d'un
paquet faillit s'allumer la flamme d'un cierge ;une angoisse nous trei3^nait. Merci, faisait^me
^Q Prack en aplatissant d'un revers de
main les camails et les robes ; puis se tournant
vers sa compagne : Allons, Suzanne, tu
viens?
LE MASQUE
< Dans vos Sensations et Sohienirs^ vou
avez racont une petite msaventure d'colier,
pas bien mchante en elle-mme, mais dont
l'atTreuse impression n'a pas laiss que de
me troubler. Yous savez ? l'histoire du cra-
paud, la soudaine apparition dans une source,
oi vous veniez de boire, d'un flasque et mons-
trueux batracien ! Circonstance aggravante,
^'ignoble bte avait les yeux crevs, et l'eau,
que vous veniez de puiser, en prit dans votre
bouche un effroyable got de sang. C'a t,
dites-vous, une des plus angoissantes im-
pressions de votre enfance. A vous en croire,c'en est mme rest le plus tenace souvenir;et cette rencontre faite il y a plus de vingt-
cinq ans, vous ne pouvez encore en voquer
3 HISTOIHKS DE MASQUES
la minirte sans sentir votre cur chavirer sous
vos ctes, et remonter vos lvres une indi-
cible nause de dgot. Eh bien, moi aussij'ai un crapaud dans ma vie, et ce crapaud
est une histoire de masques; et, puisque vous
les aimez et semblez en faire collection, la
voil, mon aventure de bal masqu. Je ne
prtends pas qu'elle vaille les vtres, mais
elle m'a laiss, moi aussi, une singulire
impression de malaise, et rien qu' rassembler
mes souvenirs pour vous la raconter, je sens
le froid de la petite mort me courir sous la
peau.
Mes compliments ! vous ne manquez
pas de sensualit, faisais-je mon interlocu-.
teur.
Penh ! vous vous moquez. Je ne suis
certainement pas un grand clerc, mais j'ai
mon systme nerveux tout comme un autre,
et sans l'avoir dvelopp par l'ther.
C'est dprav que vous voulez dire?
Dprav, si vous y tenez. J'ai la prten-
tion d'avoir des sensations et des ides bien
moi et, tout comme un psychologue, ces sen-
LE MASQUE 37
sations et ces ides, il m'intresse parfois de
les comparer celles d'autrui; cela me r.on-
firme mme leur existence... Et leur valeur. C'est la mthode dite de
contrle. Elle a du bon. Vous en tes meilleur juge que moi
puisque c'est l votre mtier, cher monsieur,
mais revenons mon histoire de masques. Je
vous l'ai annonce, la voici.
Dcidment il n'y avait aucun moyen del'viter, cette histoire. Ce dialtle d'hommen'en voulait pas dmordre
;je me mis donc en
posture de l'couter.
Je ne vous dirai pas que les masques m'ob-
sdent. Ils ne me jettent pas comme vous
dxins un tat voisin de l'hallucination, et je
n'ai jamais rencontr, la nuit, dans les gares,des cagoules de pnitents et des camails de
moines enguirlands de grenouilles. Vous bu-
vez de l'absinthe?
Et sur mon affirmation que je ne prenais
jamais une goutte d'alcool, mon interlocu-teur, l'air plutt incrdule, continuait :
a Les masques nanmoins me causent une3
38 HISTOIRES DE MASQUES
certaine angoisse, plutt un malaise qu'une
frayeur, malaise que j'attribue, moi aussi, une petite msaventure d'enfant et que vous
me permettrez de vous narrer.
Mais comment donc, cher monsieur J'ai, comme vous, t lev en pro-
vince, mais la maison de mes parents donnait
tout bonnement sur la rue. Pas de profondsombrages autour de la demeure ; rien, comme
vous le voyez, du jardin mystrieux o votrenervosit prcoce s'exasprait couter gmir
les grands arbres bruissants.
On ne saurait tout avoir, faisais-je unpeu impatient.
Je n'en tais pas moins un gamin,
curieux, flneur et paresseux avec dlices.
J'avais un professeur, un vieil agrg des
lettres remerci par l'Universit pour ivro-
gnerie, qui venait, tous les matins, de dix
onze heures, m'ingurgiter quelques notions
de latin et de grec ( dix heures, M. Tru-
melin tait encore jeun), et une matresse
de piano, une demoiselle mre, couperose
et aigrie, que trois mariages successive-
LE MASQUE 39
ment rompus avaient arme d'une terriblerancune contre le sexe! Dans la ville, on
n'avait connu qu'un fianc M" de M-hande ; car ma matresse de piano tait
noble et sans fortune, naturellement; mais
M" de Mhande s'en attribuait trois. Cetriple abandon l'autorisait une haine corse
contre les hommes, qui la lui rendaient
bien. M"^ de Mhande, elle, arrivait cheznous onze heures ; mes matines trs rem-
plies se partageaient donc entre les explica-
tions somnolentes de mon professeur mleet les rprimandes ton bref et les chique-
naudes doigts pointus de mon professeur
femelle. Ainsi l'avait dcrt ma famille.
Mais, si mes matines taient prises, mes
journes taient bien moi. Je les passais,tapi l'angle d'une croise de la salle man-
ger, le rideau de vitrage demi relev, lesyeux ouverts sur la rue, une rue de province
o il ne passait pas grand monde; et pourtantc'tait tout un univers mes yeux que cette
ruelle troite et froide et comme toujoursbaigne d'ombre, entre ces grands murs d'an-
40 HISTOIRES DE MASQUES
ciens htels. Le moindre passant y devenait
pour moi un vnement ; c'tait quelque ser-vante du voisinage, un charretier et son tom-
bereau comme gars dans ce vieux quartier
noble, et, plus rarement encore, quelque damede paroisse crmonieuse et menue, en toi-
lette de visite, robe de soie craquante, mi-
taines et mantelet; et c'tait tout, tout l'hori-
zon de mon enfance quasi clotre; et les
heures se tranaient lourdes en dolentes et
vagues songeries rythmes par les sonneriesd'une chapelle voisine, la chapelle d'un vieux
couvent d'Annonciades oubli dans ce quartier
d'antiques demeures et d'immenses jardins. Hum ! a sera long ! pensai-je en moi-
mme. C'est dans cette rue morne que j'eus
ma premire impression de masques. Un sontranard d'orgue de Barbarie m'avait averti.
C'taient, suivis d'une trle de gamins, deux
bohmiens montreurs d'ours, accompagnsd'une femme et de deux enfants, toute une fa-mille loqueteuse et sordide : les hommes, laface cuivre, presque noire, sous des cheveux
LE MASQUE 41
crpus et luisants; la femme, coilTe d'une
marmotte d'indienne clatante, avec un visage
d'oiseau de proie comme jamais je n'en ai vudepuis.
Tous les trois avaient de grosses lvres
tumfies et violettes, des anneaux d'argent
aux oreilles et de grands yeux d'un mail si
blanc, dans leurs faces hles, qu'ils avaient
l'air, ces terribles yeux, de briller aux fentes
d'un masque.
Les hommes tenaient en laisse deux grosours bruns de montagne qui se dandinaient
lourdement; la femme, une courroie de cuir
aux paules, tournailla manivelle de l'orgue,
tandis que les deux enfants, haut perchs sur
des chasses, pirouettaient et valsaient avec
des grces de jeunes singes, la petite fille in-quitante dans une misrable jupe de tullerose, le torse engonc de lainages et les che-
villes emprisonnes dans deux jambes de pan-talon
C'tait hideux et grotesque. Les gamins du
quartier avaient fait cercle et, un peu effars,
se reculaient chaque pas des ours dansant;
42 HISTOIRES DE MASQUES
la petite fille les pourcliassait en valsant sur
elle-mme, activant leiu' i'uiie de l'oITre de sa
sbille; il n'y pleuvait pas grands sous;per-
sonne ne se montrait aux fentres et, las de
leur parade inutile, un des hommes dispersaitles gamins en lanant sur eux un des lourds
animaux musels. Mais, entre temps, la femmeau masque de chouette s'tait approche de la
croise o j'observais, et, collant son atTreuseface noire la vitre, baragouinait je ne sais
quoi d'une voix rauque, qui me fit soudain
l'apercevoir.
LE masque: 43
qu'une impression, elle sera courte. J'iiabitais
alors au quartier Latin, et comme tous les tu-
diants, pendant le carnaval, nous suivions les
bals de Bullier, BuUier qui va disparatre et
qui n'tait pas encore devenu, pendant les
jours g^ras, le rendez-vous de je ne sais quelletourbe infme. Nous tions toute une bande
d'amis, d'tudiants en droit et en mdecine
et nous avions arrt le projet de faire une
entre en costumes Bullier, entre une heure
et deux, aprs avoir couru les cafs. On devait
amener sa matresse, en tout cas en avoir
une, sinon attitre, tout au moins pour la
nuit. Le caf de la Source, sur le boulevard
Saint-Michel, avait t pris comme lieu de
rendez-vous gnral ; on devait s'y retrouver
tous minuit.
Tout fier dans un pierrot de satin noir flam-
bant neuf, les boutons remplacs par des bou-
quets de violettes de Parme, une invention
de mon amie, dlicieuse en arlequine mauve
et jaune, je me trouvais, cette nuit de mardigras, la Source, dans la salle du fond, djbonde de masques, de costumes, des dgui-
44 HISTOIRF.S DE MASQUES
Bements les plus oss, les plus extravagants. . . ;
il y avait ce soir-l des piles de soucoupes sur
toutes les tables, et des cris, et des boni-
ments, et, chaque entre d'un nouveau cos-
tume, des bans et des lazzis. II y avait aussi
l des gorges blanches, des nuques ambres,
des bras poudrerizs et charnus, mais tous
nous avions gard nos masques; le plaisant
tait justement de se reconnatre, de s'intri-guer.
J'tais assez nerv, gris de bruit, de folie
et aussi de liqueurs : tout coup, au milieu
des loups de satin, des faux-nez, des fausses
barbes et des cagoules de moines, un masque,
un masque de carton imitant s'y mprendre levisage humain, mais quel visage ! Yeux jam-borii:4s sans cils, lvres en bourrelets paisses
et saignantes, joues d'un rose de cicatrice et,chose hideuse, pas de nez : une tte camuse et
ricaneuse, au sourire fig dcouvrant les gen-
cives, mais surtout l'horreur de ce nez absent
dans cette face rostre, donnant l'impression
d'une tte d'corch...
C'tait si hideux et si russi que je ne pus
LE MASQUE 45
retenir un cri d'admiration. Le masque s'tait
assis presque vis--vis de nous ; l'horreur
qu'il m'inspirait tait telle que je ne pouvais
en dtacher mes yeux; ma matresse tait
comme moi : je sentais tout son corps fr-
mir. Cette horreur tournait bientt l'ner-
vement, l'angoisse. Le rose honteux de ce
masque m'obsdait, si bien que, n'y pouvant
tenir : Assez ! te ton masque ! criai-je
la face de carton. Et comme l'homme uen
faisait rien, d'une main horripile, devenuehardie, je fis le geste de le dmasquer.
Mes doigts touchaient de la chair... Ce fut
un malaise atroce, une minute d'affreuse d-
faillance; le masque n'tait pas un masque,
c'tait le vrai visage de ce malheureux ; il
sortait de l'hpital.
C'est en effet, concluais-je, une assezcurieuse impression de masque.
LANTERNE MAGIQUE
Pour iW" Marguerite Morno.
Enlr'acte. L'orchestre Colonne venait
d'excuter en sourdine, du fin bout de l'archet,
toute cette dlicieuse partie du Sommeil deFaust, le Chur des Esprits et la Danse desSylphes. Encore tout entier sous le charme
de cette hallucinante musique, et peut-tre
un peu cruellement tomb du haut de mesrveries esthtiques dans le prosasme et le
brouhaha d'un entr'acte, je prenais partie
mon voisin de fauteuil, l'lectricien Forsller,
et croyais me soulager dans cette facile bou-
tade :
Avouez, cher monsieur, que Berlioz a
bien fait de natre en 1803. N hier, il etindubitablement mis en symphonie Flectro-
phore, le cble sous-marin ou quelque autre
48 HISTOTnrS T)F. MASQUES
phonographe ; et sans ce ridicule et nauseuxromantisme, dont il est visiblement imprgn
et pourri, nous n'applaudirions pas aujour-d'hui la trois cent quatre-vingtime et quel-
que audition de sa Damnnlion. La science
moderne a tu le Fantastique et avec le Fan-
tastique la Posie, monsieur, qui est aussi la
Fantaisie : la dernire Fe est bel et bien
enterre et sche, comme un brin d'herbe
rare, entre deux feuillets de M. de Balzac;
Michelet a dissqu la Sorcire et, les romans
de M. Verne aidant, dans vingt ans d'ici, pas
un de nos neveux, pas un, en entendant la
Danse des Sylphes, n'aura le petit accs de
nostalgie lgendaire qui me fait divaguer.
Mais d'une faon charmante, monsieur,
et trs aimablement.
Eh ! je vous crois, Monsieur, je suis dela vieille cole. La fonte des balles m'impres-
sionne encore dans le Freijschutz, ipoi. Oui,ceci tuera cela. Hlas ! cela a tu ceci. Nous
n'avons plus un brin d'illusion dans la tte,
mon cher monsieur. Un trait de mathma-tiques spciales la place du cur, des besoir^s
LANTERNE MAGIQUE 49
de goret Tenlour du ventre, des martingales
et des tuyaux de courses dans l'imagination
avec un mouvement d'horlogerie dans le cer-
veau, voil l'homme que nous ont fait lesprogrs de la science ! Si nous souffrons
encore un peu, nous autres, c'est que le vieil
imbcile emball et gobeur, le troubadour,
l'article 1830, comme ricanent les modernes,
se dfend et se dbat en nous ; mais patience,
il agonise. Dans dix ans d'ici, on n'en enten-
dra plus parler : tous btis sur le mme modle,utilitaires, sceptiques et ingnieurs. Ah ! legrand Pan est mort, et vous tes du nombre
de ceux qui Font tu, oui, vous, monsieur
l'lectricien, vous tes un des assassins de la
Fantaisie avec votre horrible manie d'expli-
quer tout, de tout prouver, et auprs de vous
le savant Coppelius, oui, l'affreux Coppelius
lui-mme, l'homme aux poupes de cire, est
presque un honnte homme, ou du moins jel'estime relativement pour tel.
Et ledit Coppelius, si j'ai bonne mmoire,
avait quelque peu escamot la raison de l'tu-
diant Hoffmann ; or je vous ferai observer
50 HISTOIRES DE MASQUES
que jusqu'ici du moins je n'ai pas le moindre
petit cas d'alination mentale sur la con-
science.
Je crois bien ! Vous la supprimez, vous,
la Folie, la Folie, cette dernire citadelle o
un homme d'esprit, terme de patience, pour-rait encore se retrancher !
Je supprime la Folie?.. Enchant de l'ap-prendre, encore un rare et nouveau mrite..
Vous la supprimez, oui et non. Mais
enfin vous l'analysez, vous l'expliquez, la
dterminez, la localisez... vous la gurissez
au besoin, et par quels moyens I par l'lectri-
cit et la thrapeutique. Vous avez tu le
Fantastique, monsieur.
Ah , faisait M. Andr Forlster enchangeant subitement de ton., demi tourn
vers moi, est-ce srieusement que vous parlez?
Oii avez-vous pris que nous ayons tu le Fan-
tastique, et que ce cher seigneur ait disparu
de nos murs !.. Mais jamais, jamais aucunepoque, mme au moyen ge, o la mandra-gore chantait tous les minuits sous l'affreuse
rose dgouttant des gibets, jamais le Fantas-
LANTERNE MAGIQUE M
tique n'a fleuri, sinistre et terrifiant, comme
dans la vie moderne ! Mais nous marchonsen pleine sorcellerie, le Fantastique nous en-
toure;
pis, il nous envahit, nous touffe et
nous obsde, et il faut tre aveugle ou bien de
parti pris pour ne pas consentir le voir.
Oui, je sais, l'hypnotisme, le magn-tisme, la' suggestion et l'hystrie, les exp-
riences de Charcot la Salptrire, les demoi-
selles cheveles, qui s'arc-houtent sur les
mains et font aimablement cerceau sous le
fallacieux prtexte qu'on leur a pass dans
l'il un reflet de cuiller, les actes de som-
nambulisme tant l'heure, et les grands cartsde M"'^ Donato. Moi, j'aime mieux les pos-sdes, les religieuses de Loudun et les con-Yulsionnaires de Saint-Mdard ; du moins le
dcor y tait.
Et vous tes pour le dcor? Absolument. Ces tombes au clair de
lune, ce ciel brumeux d'hiver, et, au-dessusde ces torsions et de ces pleurs. de damnes,la bataille ternelle des nuages et les cnes
noirs des cyprs agits par le vent... cela vous
53 HISTOIRES DE MASQUES
prenait au moins les neifs, et l'imagination ytrouvait son compte. Et le moindre petit
exorcisme, quelle mise en scne ! Au lieu
qu'aujourd'hui, quoi! une pauvre petite salled'hpital crpie la chaux, bien nette et bien
froide, une fentre sans rideaux et, jete au
travers d'une table moderne, une malheureuse
de Saint-Lazare, pralablement abrutie de mor-
phine, nue jusqu' la ceinture, et tout autourde cette viande de femme, des messieurs dco-
rs, professeurs la Facult, et des messieurs
non dcors, internes et curieux. Manquent
absolument de tenue, les possdes modernes;
aucune autorit.
Manquent surtout de clair-obscur d'-
glise, de reflet de vitrail et de musique d'orgue.
Avouez que vous regrettez les Tony Johannot ! Certes, je les regrette. Trs pittoresques, en effet, et parfois
mouvants : mais quel obstin vous faites !Si vous vouliez vous en donner quelque peu
la peine, savez-vous qu' part les gibets, les
herbes onduleuses et les croix de cimetire,
vous vous convaincriez, et trs facilement,
LANTERNE MAGIQUE 53
que nous marchons en pleine vie moderne aumilieu de damns, spectres tte humaine etautres pouvantements, que nous frlons tousles jours des goules et des vampires ; maisvous qui je parle, vous comptez, je tiendrais
le pari, trois ou quatre sorcires parmi vos
connaissances. Je connais, moi, deux gr-
gores et je pourrais ici, dans cette salle du
Chtelet, vous dsigner et vous nommer plus
de quinze personnes absolument dfuntes,
dont les cadavres ont l'aspect, trs vivant
Vous vous moquez. Monsieur.
Pas plus que vous,' je pense. Donnez-
vous seulement la peine de regarder autour
de vous; nous sommes ici en pleine assemble
de sabbat sabbatant, et je mets en fait que,
tous les soirs, chaque salle de spectacle pari-
sienne, celle de l'Opra et des Franais en
tte, est un rendez-vous des mages ncro-
mans.
Monsieur, il est un terme certaines
plaisanteries.
Et j'y mets un terme, en efTet. Faites-
moi donc le plaisir de prendre cette jumelle
S4 HISTOIRES DE MASQUES
et de suivre la direction que je vais lui donner.
L-bas^ au balcon, ces trois femmes lg-antesen veste de peluche, en chapeau Directoire,
trois demoiselles videmment. Regardez-moices pleurs de craie, ces yeux noircis de kohl,
et comme une plaie vive ouverte en pleine
chair, dans ces faces de trpasses, la tache
carlate des lvres archi-peintes. Ne sont-ce pas
de vritables goules, de damnables cadavres
chapps du cimetire et vomis par la tombe
travers les vivants, fleurs de charnier jaillies
pour sduire, envoter et perdre les jeuneshommes ? Quel sortilge mane-t-il donc de cescratures, car elles ne sont mme pas jolies,ces fripeuses de moelles, plutt effrayantes
avec leur teint mortuaire et leur sourire
sanguinolent. H bien, vous voyez la plusmince : un de mes amis s'est tu pour elle ; elle
a dj mang trois curies de courses et leurspropritaires, et met en ce moment malBompard, le gros banquier de la rue des Petits-
Champs; les autres sont l'avenant. Le comte
de Santiego, mari d'une dlicieuse jeunefemme, la plus jolie peut-tre de la colonie
LANTERNE MAGIQUE f
espagnole et, de plus, pre de deux adorables
Murillo blonds, est en train de se ruiner pour
Irma, la plus vieille. Par quel borrible secret
de luxure cette femme le tient-elle ? Tenez,elle m'a reconnu et nous sourit de son sou-
rire de goule, tout humide de sang.Voulez-vous maintenant lire un conte
d'Hoffmann? Regardez-moi l-bas, dansl'avant-scne de droite ; voyez-vous la belle
M'"'' G... : dtaillez-moi ces yeux prunelle
de cristal et ce teint luisant de porcelaine ! Les
cheveux sont en soie et les dents en vraie
nacre, comme celles des poupes. Elle est
maille, dit-on, jusqu'au nombril, causedes robes de bal, et dit : Papa, maman, et
bonjour, Excellence , grce des corsages ressorts articuls. Produit d'exportation, elle
vient d'Amrique, sait manier l'ventail,plonger la rvrence, battre de la paupire et
semble respirer comme une personne natu-
relle : Vaucanson est dpass. N'est-ce pas
l'Olympia du docteur Goppelius? Et si un
mcanisme n'anime pas, en effet, ce manne-quin de parade, quelle sorte d'me interm-
se HisToinRS de masques
diaire et vague peut bien habiter ce corsage?
Tenir entre ses bras cetle Sidonie tournante,
heurter ses Jvres au froid de ces lvres
de cire, cette ide-l ne vous fait pas frmir?
Fouillez un peu du bout de la lorgnette le
clair- obscur de ces baignoires : ces narines
vibrantes, ces pleurs de linge, ces prunelles
hallucines, ces mains exsangues poses au
rebord de velours rouge et tourmentant, ner-
veuses et fbriles, le flacon de sels ou l'ven-
tail, ce sont les grandes dames mlomanes dumonde,., de la haute Banque et de la Sucre-
rie : toutes morphines, cautrises, doses,
drogues de romans psychothrapiques et
d'ther : mdicamentes, anmies, andro-
gynes, hystriques et poitrinaires; ce sont
les possdes de la nouvelle et jeune aristo-cratie 1
Je vois l-haut, dans une seconde loge, une
petite femme honnte et frache comme unerose, qui ne manque pas une excution capi-tale. Je la connais et je la reconnais : elle tait
Marchandon, elle tait Gamahut; l't ducrime de la rue Montaigne, on l'a vue venir
LANTERNE MAfiTOUE 57
huit jours de suite place de la Roquette, pourne pas manquer celle de Pranzini : une vri-
table fte. C'est d'ailleurs une petite femmeexquise, mais voil vingt ans qu'elle adore les
assassins, et tressaille d'une volupt profonde
en voyant choir une tte coupe. Toujoursjeune d'ailleurs et comme garde frache parla vue du sang ! Jusqu'o peut conduire
la soif de frissons nouveaux ! Les sorcires
aussi passaient au moyen ge pour tre trs
friandes du sang des supplicis.
L-bas, trois rangs de fauteuil derrire
nous, ce grand gaillard fortes moustaches
rousses, torse d'cuyer, a une spcialit : il
n'aime que les femmes phtisiques; toutes ses
matresses meurent dans l'anne. L'amant des
condamnes, nous lui devons la meilleurecomdie de M. Jules Lematre ; ce cas d'amour
bizarre a son classement part dans la dmo-nialit.
Enfin, je vois quelque part, une trs jolie
brune, que je ne vous dsignerai pas, car elle
est mon amie, que la Sainte Inquisition, en 45
et 1600, et bel et bien roue vive et brle...
iS HlSTOir.ES I)K MASQUES
En l'an de grce 1891, elle va et vient, opre
en pleine liberl. Cette jolie femme en est sa quatrime exprience; trois maris sont dj
dcds la peine, et trois gaillards : un lieu-
tenant de louveterie et deux capitaines de
l'arme trs active, dont un de cuirassiers; en
deux ans de mnage, n i, ni, fini : vids, frips
jusqu'aux moelles, la poitrine rentre, lesjambes flageolantes : des pantins casss... Elle,toujours grasse, rose et bien portante, hritede leurs rentes et, je suppose, de leur sant :
ils fondent comme cire dans son alcve... Le
quatrime se dfend encore, mais il est dj
bien entam. Avez-vous lu dans les Contfs
drolatiques de Balzac un fabliau appel le
Succube? Sous les Valois, il n'en fallait pas
moins une femme de bien pour tre conduiteen chemise place de Grve.
Mais pardon, cher monsieur, la musique
commence. Monsieur, bien oblig.
RCIT D'UN BUVEUR D'THER
UN CRIME INCONiNU
Pour Antonio de La Gandarek
Prservez-nous, Seigneur, de la choseeffrayante qui se promne la nuit.
1,E ROI David.
Ce qui peut se passer dans une chambre
d'htel ineubl une nuit de mardi g^ras, non,
cela dpasse tout ce que l'imagination peut
inventer d'horrible ! Et, s'tant vers de la
chartreuse plein son verre, un grand verre
soda, de Romer vidait ce verre d'un trait et
commenait : C'tait il y a deux ans, au plus fort de mes
troubles nerveux. J'tais g-uri de l'ther,
mais non des phnomnes morbides qu'il en-g-endre, troubles de l'oue, troubles de la vue,
angoisses nocturnes et cauchemars : le solfa-
RECIT D UN BUVEUll D liTHER 61
passer sur mon visage, et presque mes cts
l'innomable frlement. C'tait une sensaUon
affreuse, messieurs, et s'il me faillait revivre
dans ce cauchemar, je crois que j'aimevais
mieux... mais passons...
Donc j'en tais arriv ne plus pouvoir
dormir dans mon appartement, ne plus pou-
voir mme l'habiter et, en ayant encore pourune anne de bail, j'avais pris le parti d'aller
loger l'htel. Je ne pouvais toutefois m'y
tenir en place, quittant le Continental pour
l'htel du Louvre, et l'htel du Louvre pour
d'autres plus infimes, dvor d'une tracas-
sante manie de locomotion et de changement.
Comment, aprs huit jours passs au Ter-minus, dans tout le confort dsirable, avais-je
t amen descendre dans ce mdiocre htelde la^rue d'Amsterdam, htel de Normandie,
de Brest ou de Rouen, comme ils s'intitulent
tous aux abords de la gare Saint-Lazare!
Etait-ce le mouvement incessant des
arrives et des dparts qui m'avait sduit,
fix l plutt qu'ailleurs?... Je ne saurais le
dire,.. Machambre, une vaste chambre clairei
d2 HISTOHir.S DR MASQUES
de deux fentres et situe au second, donnait
justement sur la cour d'arrive de la placedr Havre. J'y tais install depuis trois jours,depuis le samedi gras, et m'y trouvais fort
bien.
C'tait, je le rpte, un htel de troisime
ordre, mais de fort honnte apparence, htel
de voyageurs et de provinciaux, moins d-payss dans le voisinage de leur gare que dans
le centre de la ville, un htel bourgeois, d'un
soir l'autre vide et pourtant toujours plein. D'ailleurs, peu m'importaient les visages
rencontrs par l'escalier et les couloirs, c'tait
l le moindre de mes soucis ; et cependant, en
rentrant ce soir-l vers les six heures dans le
bureau de l'htel pour y prendre ma clef (je
dnais en ville et rentrais me changer), je ne
pouvais m'empcher de regarder plus curieu-sement qu'il n'et fallu les deux voyageurs
qui s'y trouvaient.
Ils venaient d'arriver ; un ncessaire de
voyage en cuir noir tait pos leurs pieds,
et, debout devant le bureau du grant, ils dis-
cutaient le prix des chambres.
RCIT D UN BUVEUR D THER 63
C'est pour mie nuit, insistait le plus
grand des deux, qui paraissait aussi le plus
g ; nous repartons demain, -la premire
chambre venue fera l'affaire. A un litou deux lits ? demandait le grant.
Oh ! pour ce que nous dormirons, nous nouscoucherons peine, nous venons pour un bal
costum. Donnez deux lits , inter-
venait le plus jeune. Bon ! Une chambre deux lits, vous avez cela, Eugne ? et legrant interpellait un des garons qui venait
d'entrer, et aprs quelques pourparlers :
Mettez ces messieurs au 13, au second ;
vous serez trs bien l, la chambre est grande ;ces messieurs montent? Et sur un signe que
non des deux trangers : Ces messieurs
dnent? nous avons la table d'hte. Non,
nous dnons dehors, rpondait le plus grand,
nous rentrerons vers onze heures nous costu-
mer, qu'on monte la valise. Et du feu
dans la chambre ? demandait le garon.
Oui, du feu pour onze heures. Ils avaient
dj les talons tourns. Je m'aperus alors que j'tais rest l
64 HISTOIRES DE MASQUES
bant, mon bougeoir allum la main, les
examiner;je rougissais comme un enfant pris
en faute et montais vite ma chambre; le
garon tait en train de faire les lits de la
chambre ct, on avait donn le 13 aux nou-veaux arrivs et j'occupais le 12 ; nos cham-bres taient donc contigus, cela ne laissait
pas de m'intriguer.
En redescendant par le bureau, je ne
pouvais m'empcher de demander au grantquels taient les voisins qu'il m'avait donns.
Les deux hommes au ncessaire? m'tait-ilrpondu, ils ont rempli leurs bulletins,
voyez ! et d'un coup d'il rapide je lisais :
Henri Desnoyels, trente-deux ans, et EdmondChalegrin, vingt-six ans, rsidence Versailles,
et tous les deux bouchers.
Bien lgairts d'allures et de vtements,
malgr leurs chapeaux melon et leurs par-
dessus de voyage, mes deux voisins de cham-bre, pour des garons bouchers ; le plus
grand m'avait paru soigneusement gant avec,
dans toute sa personne, un certain air de hau-
teur et d'aristocratie. Il y avait d'ailleurs
RCIT D UN BUVRl'R D THER 65
comme une certaine ressemblance entre eux :
mmes yeux bleus d'un bleu profond efpresque noir, long fendus et long cilis, et
mmes longues moustaches rousstres souli-gnant le profil heurt; mais le plus grand,
beaucoup plus ple que l'autre, avec quelque
chose de las et d'ennuy,
Au bout d'une heure je n'y songeais djplus, c'tait soir de mardi gras et les rues
braillaient, pleines de masques. Je rentrai vers
les minuit, montai dans ma chambre; dj moiti dvtu j'allais me mettre au lit quand
un bruit de voix s'levait dans la pice
ct ; c'taient mes bouchers qui rentraient.
u Pourquoi la curiosit, qui m'avait dj
mordu dans le bureau de l'htel, mereprenait-elle, irraisonne, imprieuse ? Malgr moi
je prtai l'oreille. Alors tu ne veux pas te
costumer, tu ne viens pas au bal, stridait la
voix du plus grand ; c'tait bien la peine de
nous dranger;
qu'est-ce que ^ ^ ? es-tu
malade ? Et l'autre gardant le silence. Tu
es saoul, tu as encore bu ? reprenait le plus
g. Alors la voix de l'autre rpondait, emp-4.
66 HISTOIRES DE MASQUES
te etdolenle *. C'est ta faute, pourquoi m'aS'
tu laiss boire ? je suis toujours malade quandje bois de ce vin-l. Allons, c'est bon,couche-toi, brusquait la voix stridente
,
attrape ta chemise. J'entendis crier la ser-
rure du ncessaire qu'on ouvrait. Alors, toi,
tu ne vas pas au bal ? tranait la voix de
l'ivrogne. Beau plaisir d'aller courir seul
les rues en costume ; moi aussi, je vais me cou-cher. Je l'entendais bourrer rageusement de
coups de poing son matelas et son oreiller,
puis c'taient des chutes de vtements tra-
vers la chambre; les deux hommes se dsha-billaient; j'coutais haletant, venu pieds nus
ct de la porte de communication ; la voix du
plus grand reprenait dans le silence : Et de
si beaux costumes, si c'est pas malheureux!
Et c'tait un bruissement d'toffes et de satins
froisss.
J'avais approch un il du trou de la ser-
rure ; ma bougie allume m'empchait de faire
chambre noire et de rien distinguer dans la
pice voisine, je la soufflai : le lit du plus
jeune se trouvait juste en face ma porte. Tom-
RCIT d'un buveur D THER 67
b sur une chaise adosse au lit, il se tenait
l sans mouvement, extraordinairement ple
et les yeux vagues, la tte glisse du dossier
de la chaise et ballant sur l'oreiller ; son cha-
peau tait terre, et, le gilet dboutonn, le
col de sa chemise entr'ouvert, sans cravate, il
avait l'air d'un asphyxi. L'autre, que je
n'aperus qu'aprs un effort, rdait en caleon
et en chaussettes autour de la table encom-
bre d'tofes claires et de satins paillets.
Zut ! faut que je l'essaie ! clatait-il sans
se proccuper de son compagnon ; et, se cam-
pant droit devant l'armoire glace dans sa
sveltesse lgante et muscle, il enfihiit un long
domino vert camail de velours noir, dontl'effet tait la fois si horrible et si bizarre que
je dus retenir un cri, tant je fus motionn.
Je ne reconnaissais plus mon homme,comme grandi dans cette gaine de soie vert
ple, qui l'amincissait encore, et le visage
recul derrire un masque mtallique, sous
ce capuchon de velours sombre. Ce n'tait
plus un tre humain, qui ondulait, mais lachose horrible et sans nom; la chose d'pou-
68 , HISTOIRES DE MASQUES
vante, dojil la prsence invisible empoisonnait
mes nuits de la rue Saint-Guillaume, avait pris
forme et vivait dans la ralit.
L'ivrogne, du coin de son lit, avait suivi lamtamorphose d'un regard gar; un trem-blement l'avait saisi et, les genoux entre-cho-
qus de terreur, les dents serres, il avait
joint les mains d'un geste de prire et frisson-nait de la tte aux pieds. La forme verte,
spectrale et lente, tournait, elle, en silence,
au milieu de la chambre, la clart de deux
bougies allumes ,et, sous son masque, je sen-
tais ses deux yeux effroyablement attentifs;
elle finissait par aller se camper droit devant
l'autre, et les bras croiss sur sa poitrine,
elle changeait avec lui sous le masque un
indicible et complice regard ; et voil que
l'autre, comme pris de folie, s'croulait sur sa
chaise, se couchait plat ventre sur le par-
quet et, cherchant treindre la robe entre ses
bras, il roulait sa tte dans les plis, balbutiant
d'inintelligibles paroles, l'cume aux dents et
les yeux rvulss,
Quel mystre pouvait-il exister entre ces
RCIT d'un buveur d'THER C9
deux hommes, quel irrparable pass venaitd'voquer aux yeux de ce fou cette robe de
spectre et ce masque glac ? Oh ! cette pleuret ces mains tendues de supplici, se tra-
nant en extase dans les plis drouls d'une
robe de larve; oh! cette scne du sabbat dans
le dcor. banal d'une chambre meuble! Ettandis qu'il rlait, lui, avec le trou noir d'un
long cri trangl dans sa bouche grandeouverte, la forme, elle, se drobait, reculait
sur elle-mme, entranant sur ses pas l'hyp-
nose du malheureux vautr ses pieds.
Combien d'heures, de minutes duraitcette scne?La Goule maintenant s'est arrte,elle a pos sa main sur le front et le cur del'homme vanoui ses pieds, puis, le prenantentre ses bras, elle vient de le rasseoir prs du
lit sur la chaise. L'homme est l sans mouve-ment, bouche bante, les yeux clos, la tterenverse : la forme verte est maintenant pen-che sur le ncessaire. Qu'y cherche-t-elleavec cette ardeur fbrile, la clart d'un des
flambeaux de la chemine? Elle a trouv, carje ne la vois plus, mais je l'entends remuer
70 HISTOIRES DE MASQUES
des flacons au-dessus de la cuvette, et une
odeur bien connue, une odeur qui me prend
au cerveau et me grise et m'nerve, se rpanddans la chambre : une odeur d'ther. La formeverte reparat, se dirige pas lents, toujoursmuette, vers l'homme vanoui. Que porte-t-elle avec tant de prcautions dans ses
mains?... Horreur! c'est un masque de verre,
un masque hermtique sans yeux et sansbouche, et ce masque est rempli jusqu'auxbords d'ther, de liquide-poison : la voici qui
se penche sur l'tre, l, sans dfense, offert,
inanim, lui applique le masque sur la face,
l'y noue solidement avec un foulard rouge, et
comme un rire lui secoue les paules sous son
capuchon de velours sombre : Tu ne parle-
ras plus, toi , m'a-t-il sembl l'entendre mur-
murer.
Le garon-boucher maintenant e dsha-
bille, vague en caleon travers la chambre,
son affreuse robe le ; il reprend ses vte-
ments de ville, enfile son pardessus, ses gants
de peau de chien de clubman et, le chapeau
sur la tte, il range en silence, un peu flvreu-
RECIT D UN BUVEUR D THER 71
sment peut-tre, les deux costumes de mas-
carade et ses flacons dans le ncessaire aux
fermoirs nickels, il allume un londrs^ prend
la valise, son parapluie, ouvre la porte et
sort... Et je n'ai pas pouss un cri, je n'ai pas
sonn, je n'ai pas appel. Ef tu avals rv comme toujours,
disait de Jacquels de Romer. Oui ! j'a-
vais si bien rv, qu'il y a aujourd'hui Vil-lejuif, l'asile des fous, un thromane incu-rable, dont on n'a jamais pu tablir l'identit.Consultez plutt son livre d'entre : trouv le
mercredi 10 mars, l'htel de... rue d'Ams-
terdam, nationalit franaise, ge prsumvingt-six ans, Edmond Ghalegrin, nom pr-sum.
MANUSCRITS D'UN NEURASTHNIQUE
A Henry Bataille.
JOURS DE PLUIE
HEURES DE VILLES D'EAUX
En province, la pluifest une distraction.
(Eduond de Goncoubt.)
Ce fut un terrible dimanche. La sortie de
la messe avait t lugubre, toute de mackin-
toches et de capuchons rabattus sous la pluie ;par la rafale et par l'onde Old England avait
triomph une fois de plus dans le faste attris-
tant des pardessus caoutchouts et des tartans
cossais oh! combien pour jeunes riflemende Toulouse et misses sentimentales de Figeac :
le djeuner avait t maussade, et, au mono-tone refrain de l'averse, le bifteck quotidien
fut trouv plus coriace sur son canap de
cpes du pays, gonfls et mous comme desft
74 HISTOIRES DE MASQUES
ponges. La matresse de l'hlel de Londres
souffrait encore plus cruellement de sa fluxion
hebdomadaire, la famille brsilienne qui occu-
pait le premier ayant p
HEURES DE VILLES D EAUX 7
faction : M Peyroulet reoit tous les matirva
son poisson frais de Toulouse et l'annonce
sur des pancartes prsomption nave quiachaland peu sa boutique auprs des bai-
gneurs ; mais sa devanture arbore, hiver comme
t, deux si rubescentes langoustes en carton
peint ct d'un si miroitant turbot de fer-
blanc, qu'il n'en faut pas j)lus pour sduire la
montagne et la valle et dcider Tme ingnuedes Bigourdans. M"" Peyroulet, celte plu-
vieuse aprs-midi frie, talait l'angle de
sa porte, au-dessus de deux morues sches et
d'un rgime de harengs saurs et d'un cha-
pelet de courges et de tonales, urie imprvuedenre, et cette denre nous alla au cur.jjme Peyroulet oiruit aux yeux des passants,
plutt rares, l'occasio plus rare encore d'une
cigogne... Oui, une sUi;erbe cigogne, toute
frache tue, bombait l son estomac en forme
de proue, entre 1 envergure de deux ailes
immenses, un royal ploiement de deux ailes
d'ibis, ou presque, tant elles taient de ligne
harmonieuse; le bec, il est vrai, pendait plu-
tt lamentable, mais les |jaltes fines et dlies
76 HISTOIRES DE MASQUES
taient d'un rose de corail rose charmant. Telle
qu'elle, toute tide encore et le plumage liss
par la pluie, cette cigogne vendre tait pique
et grotesque, rappelant la fois la veulerie
de nos souvenirs et les grues d'Ibycus et le
cygne de Parsifal, avec, en plus, quelque chose
de japonais. Tant de paravents de laquedroulent par le monde de longs cols decigognes sur ciel noir incrust de glycines
d'mail et mont Fusyama..., en trois traits
d'or changeant.
Eh quoi ! une cigogne chez une marchandede mare ! Et je vois d'ici maint et maint lec-teur se rebiffer : Monsieur le conteur, en
vrit, vous abusez! A quoi j'objecterai,que M""" Peyroulet tenait plutt les objetsd'art, tant donn son talage de crustacs decartons peints et de poissons de tle historie.
Et puis, tout arrive dans ces bourgs innocents
des Pyrnes, le commerce y aborde les genres
les plus divers et en apparence l