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    Temps linguistique et « temps

    verbaux » en grammaire espagnoleGilles luQuet pROfesseUR des UniVeRsités, paRis 3 sORBOnne nOUVelleParmi les termes auxquels font appel grammairiens et linguistes pour décrire lesystème verbal espagnol, il en est un − celui detiempo, sous sa forme espagnole,ou de temps , sous sa forme française, − qui ne facilite guère la tâche de l’apprenantdésireux d’associer un signifié singulier aux formes que la langue met à sadisposition. Le verbe espagnol, lui dit-on, est un mot dont l’une des propriétés

    est d’exprimer « le temps », mais à peine a-t-on ajouté à celle-ci deux ou troisautres propriétés définitoires que la description proposée ensuite est généralementdu type : « les temps » du mode X , « les temps » du mode Y , etc. Selon qu’il estemployé au singulier ou au pluriel, le même terme renvoie ainsi à des notions qui nesont manifestement pas de même nature, même si, à l’origine de cette imprécisionterminologique, on devine un rapport qui est de l’ordre de la métonymie. A quoifait-on référence lorsqu’on évoque « le temps » qu’exprime le verbe ? A quoi fait-onréférence lorsqu’on décrit « les temps » dont il est constitué ? Un simple début deréponse à ces questions peut déjà faciliter la lecture d’une grammaire espagnole.

    Parler du verbe espagnol, c’est parler d’un mot dont le propre est dese conjuguer ,c’est-à-dire de se présenter comme un ensemble de formes fléchies : des formes danslesquelles une racine − associée à un signifié lexical unique − ne se présente jamaisnue mais pourvue de terminaisons ou désinences variables, associées, elles, à dessignifiés grammaticaux telles que la personne, le nombre, le mode, etc. Décrire untel système 1, c’est donc y distinguer un certain nombre desous-systèmes , représentéspar autant de sous-ensembles de formes. Lorsqu’ on va du général au particulier, ilest ainsi d’usage, dans la tradition grammaticale espagnole, de distinguer des sous-ensembles de formes associés à l’expression d’unmode singulier et, à l’intérieur de

    chacun de ces sous-ensembles contenants, des sous-ensembles contenus associés àl’expression d’untemps singulier. Parler des temps − au pluriel − du mode X, celasignifie, dans la pratique :

    - parler des sous-ensembles de formes auxquels on reconnaît la propriété d’« appar-tenir » au mode X, c’est-à-dire d’exprimer ce qui caractérise le mode X ;- parler de sous-ensembles qui se distinguent les uns des autres par la représenta-tion du tempsqui leur est associée.

    1./ On est en présence d’un système dès l’instant qu’on évoque un ensemble d’éléments qui se dénissent les uns par rapport auxautres et − surtout − les uns par opposition aux autres.

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    Il ne suffit pourtant pas d’être informé d’une telle pratique pour espérer trouver,dans les grammaires espagnoles, une description simple de la façon dont unhispanophone se représente « le temps » à travers « les temps » (les différentssous-ensembles de formes) de tel ou tel mode en espagnol. Très vite, en effet, lelecteur se trouve confronté à un autre emploi pluriel du mot « temps », celui qu’ildécouvre à travers l’opposition entre « temps simples » et « temps composés ». Onlui parle de « temps simples » pour faire référence aux formes verbales « simples »de la conjugaison − celles qui ne sont constituées que de la racine du verbe etd’une terminaison − et de « temps composés » pour faire référence à celles quisont constituées d’un participe passé auxilié parhaber . On lui fait remarquer − à

    juste titre − que face àcanto on peut poser he cantado, que face àcantaré on peutposer habré cantado, que face à cantaba on peut poser había cantado, etc., et on

    lui donne à voir une opposition qui transcende toute la conjugaison. Le problèmeest qu’en la désignant au moyen d’un terme qui, dans la description du verbe, sertaussi à désigner des oppositions d’ordretemporel − des oppositions fondées sur uncertain nombre de représentations du temps − on lui donne à penser que cetteautre opposition est du même ordre, alors qu’il n’en est rien. Le temps que moi,locuteur, je me représente à travershe cantado est en effet le même que celui que

    je me représente à traverscanto : ce n’est autre que le présent. La seule différenceest qu’aveccanto, je me donne l’image, dans ce lieu du temps, d’une opérationen train de se dérouler, tandis qu’aveche cantado, je m’y donne l’image d’une

    opération achevée. De la même façon, le temps que moi, locuteur, je me représenteau moyen de habré cantado est exactement le même que celui que je me représenteau moyen de cantaré − il s’agit cette fois du futur −, mais tandis qu’aveccantaré jeme donne l’image, dans ce lieu du temps, d’une opération en train de se dérouler,avechabré cantado, je m’y donne l’image d’une opération achevée. Et ainsi de suite.L’opposition entre « temps simples » et « temps composés » n’est pastemporelle maisaspectuelle . C’est la catégorie grammaticale del’aspect qui s’exprime à travers elle.Pour se faire comprendre clairement, le grammairien qui s’engage à décrire leverbe espagnol est donc tenu de faire un choix : soit il s’intéresse à lamorphologie

    du type de mot qu’il appelle « verbe » − et à rien d’autre −, soit il s’intéresse àcette morphologie et à autre chose qu’elle. S’il ne s’intéresse qu’à lamorphologie du mot − autrement dit s’il entend décrire ce qu’est laconjugaison espagnole etrien d’autre − son objet d’observation est parfaitement délimité. Dans la mesureoù une conjugaison n’est autre chose que l’association d’uneracine 2 et d’un certainnombre de terminaisons , elle se présente au grammairien comme un ensemble deformes nécessairement simples.Cantar , cantábamos , cantaré , cantaras , par exemple,sont des formes de laconjugaison de cantar en espagnol.Haber cantado, habíamos

    2./ Cette racine peut se présenter sous la forme deradicaux différents : sient -, sent - et sint , par exemple, pour la conjugaisond’un verbe tel quesentir .

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    cantado, habré cantado, hubieras cantado, en revanche, n’en sont pas. Ce sont des périphrasesverbales, dont l’étude − au même titre que celle des périphrases passives,par exemple − relève de laSyntaxe et non de la Morphologie .3 Pour éviter touteconfusion des genres − et pour ne pas mettre la charrue avant les bœufs − c’est de

    Morphologie qu’il sera question dans ce qui suit4.

    Temps et verbeLe verbe, dans les langues indo-européennes, est un signe linguistique inséparablede la notion de temps. Parce qu’il exprime ce qu’on appelle ordinairement uneopération ou un événement − il est sans intérêt d’établir ici la distinction entre un

    processus et un état − le verbe implique le temps et il l’implique même doublement.Il l’implique, d’une part, parce qu’une opération, en pensée commune, est quelque

    chose qui s’inscrit dans la durée, quelque chose qui suscite la représentation d’untemps (t ) compris entre une limite de commencement et une limite de fin. Ill’implique, d’autre part, parce que la durée en question − précisément parce qu’elleest limitée − suscite à son tour la représentation d’un temps (T ) dont elle n’estqu’une partie. Soit, sous forme de figure :

    L’un des critères sur lesquels repose l’organisation du système verbal espagnol estlié à l’existence de ces deux sortes de temps. Lorsqu’on dresse la liste des formesprédicatives5 du verbe espagnol, on distingue :

    3./ Il est facile de comprendre pourquoi les formes composées du verbe apparaissent indûment mais régulièrement dans lechapitre de Morphologie des grammaires descriptives de l’espagnol. Il suft de lire par exemple ce que dit la Real AcademiaEspañola lorsqu’elle justie la présence de formes verbales composées dans sa propre description(Esbozo de una nueva gramáticade la lengua española , Segunda parte : Morfología, § 2.10.3) : « Si nos atenemos a los principios lingüísticos más rigurosos,[las] formas llamadas compuestas no constituyen tema propio de la Morfología, sino de la Sintaxis, ni más ni menos que otrasperífrasis verbales. Para la inclusión de las formas compuestas en el cuadro de la exión, como hacemos en esta parte de laMorfología, hemos de tener en cuenta […] que el relativo margen de equivalencia con que funcionan a veces algunos paresde formas simples y compuestas :amé = he amado, amara = había amado, amara = hubiese amado, nos autoriza, con algúnfundamento, a no separar las segundas del cuadro morfológico de la exión ». Le mot est lâché : c’est le « fonctionnement » desformes verbales qui autorise à introduire de la syntaxe là où on annonce de la morphologie. On prétend s’intéresser à des formes− et donc aux représentationsqui leur sont associées − mais on décrit en fait ce qu’elles permettentd’exprimer . On prétend décriredes signes delangue , mais on n’a d’yeux que pour ce qu’on leur fait dire endiscours , lorsqu’on les associe − dans des situationsd’énonciation nécessairement singulières − à d’autres signes qu’eux. L’erreur n’est pas nouvelle.4./ Pour avoir une vue satisfaisante de ce qu’est l’aspect verbal signié en espagnol par l’opposition entre formes simples et formesdu type haber + participe passé , on peut consulter, parmi d’autres, l’article queLes langues modernes lui ont consacré dans le passé :

    Jean-Claude Chevalier, « L’espagnol et le jeu de l’aspect »,Les langues modernes , LXXXIII, 3/4, 1989, p. 97-111.5./ C’est-à-dire l’ensemble des formes qui constituent la conjugaison de ce verbe, moins celles que l’on qualie d’impératives.On reviendra sur ce point dans la dernière partie de ce travail.

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    - un sous-ensemble de formes dont le propre est de ne fournir que des représentationspossibles du tempst impliqué par une opération. La nature du temps dans lequels’inscrit ladite opération − le tempsT − reste, dans chacune de ces formes,indéterminée ;- un sous-ensemble de formes dont le propre est de ne fournir que des représentationspossibles du temps T dans lequel s’inscrit une opération. C’est la nature dutemps intérieur à l’opération − le tempst − qui reste, dans ces autres formes,indéterminée.Le premier de ces sous-ensembles est constitué de formes non personnelles. Ledeuxième est constitué de formes personnelles.

    Les formes non personnelles

    La représentation du temps véhiculée par les formes non personnelles du verbeespagnol se décrit de façon assez simple.Il suffit pour cela, sur un support temporel totalement indéterminé, de donnerà un instant quelconque − l’instant t0, par exemple − le statut d’instant repèreet d’ordonner par rapport à lui la succession des instants qui se situent dans sonantériorité et dans son ultériorité immédiates (t-1, t-2..., t-n ; t+1, t+2..., t+n).Choisir l’instant t0 comme repère et se donner la représentation d’une opérationcomprenant à la fois cet instant repère et au minimum les instants t-1 et t + 1, c’estdécrire le contenu de représentation d’un gérondif (cantando) :

    .................... t -1 t0 t+1 ...........................

    t

    cantando

    Choisir l’instant t0 comme repère et se donner la représentation d’une opération quicommence en l’instant t+1 et s’achèven instants plus tard, c’est décrire le contenu

    de représentation d’un infinitif (cantar ) :

    t0 t+1 t+2 t+3 .................…. t +n

    t

    cantar

    Choisir l’instant t0 comme repère et se donner la représentation d’une opérationqui s’achève en t-1 et a commencé n instants plus tôt, c’est décrire le contenu d’unparticipe passé (cantado) :

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    t-n .. .......... .......... ........... ...… t-3 t-2 t-1 t0

    t

    cantado

    Gérondif, infinitif et participe passé livrent respectivement :- la représentation d’une opération en train de se dérouler, appréhendée à partird’un instant qui n’en est ni le premier ni le dernier. Il s’agit là d’une représentationde type imperfectif, puisqu’elle n’offre au regard que l’image d’un événement nonencore parvenu à son terme (cantando)6 ;- la représentation perspective de l’entier déroulement d’une opération. Il s’agit là

    d’une représentation de type perfectif (cantar ) ;- la représentation rétrospective d’une opération parvenue à son terme. Il s’agit làd’une autre représentation de type perfectif (cantado).

    Ces trois représentations ne sont associées en langue qu’à un support temporel− celui qui a été appelé plus haut le tempsT − indéterminé, ce qui permet à ungérondif, à un infinitif et à un participe de signifier, en discours − à l’aide demoyens contextuels appropriés − des opérations localisables n’importe où dansl’univers temporel du locuteur. Dans estoy cantando, estuve cantando ou estaré

    cantando, par exemple, le gérondif véhicule invariablement le même contenu dereprésentation : celle d’une opération en train de se dérouler. C’est l’auxiliaire − etlui seul − qui permet de rattacher cette image aux époques temporelles signifiéesici, à savoir le présent, avecestoy , le passé, avecestuve et le futur avecestaré .Gérondif, infinitif et participe passé sont les trois formes du mode non personneldu système verbal espagnol.

    Les formes personnellesLes représentations du temps que le verbe espagnol associe aux formes personnelles

    de sa conjugaison − les représentations de ce que l’on a appelé plus haut le tempsT − sont nettement plus nombreuses que celles que véhiculent ses formes nonpersonnelles et elles ne sont pas bâties, en outre, sur le même principe. Alorsque les représentations associées au gérondif, à l’infinitif et au participe passéne reflètent que les différentes façons de concevoir l’intériorité d’une opération,les représentations associées aux autres formes prédicatives de la conjugaisonreflètent les différentes façons de concevoir le tempsà l’intérieur duquel s’inscritune opération. Ce sont les représentations qui, en d’autres termes, permettent lerepérage − la localisation −dans le temps de l’opération en question. Et dans la

    6./ Les linguistes parleront ici de représentation « sécante » et diront qu’elle oppose en elle de l’accompli et du non-accompli.

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    mesure où ce repérage est réalisé par et pour le Moi locuteur − constructeur etutilisateur du langage − c’est par rapport à cette personne singulière qu’il s’effectue.Le temps dont les formes personnelles du verbe véhiculent la représentation n’est nicelui des physiciens, ni celui des horloges − simple avatar du temps des physiciens− ; c’est un temps de typelinguistique , un temps construit pour les besoins de l’êtrede langage qui se définit sous l’espèce du Moi.Ces besoins n’étant pas les mêmes dans toutes les circonstances de la commu-nication, plusieurs représentations du temps linguistique coexistent en espagnol,comme dans toute langue dotée d’un « système » verbal. On en dénombre quatreen espagnol, quatre représentations qui correspondent à autant de façons d’objec-tiver l’univers temporel d’un sujet parlant.L’une d’elles est celle qui se construit à partir du présent, c’est-à-dire à partir de

    l’espace temporel − éminemment singulier − dans lequel le Moi se situe lui-mêmeet dans lequel il inscrit son activité. Associé à la représentation de ce qui « est », leprésent, dans l’univers de ce Moi, s’oppose, d’une part au passé – lieu temporel dece qui « n’est plus » – et d’autre part, au futur – lieu temporel de ce qui « n’est pasencore ». Figurativement :

    - passé présent futur +

    Dans un univers temporel objectivé de la sorte, le présent, par définition,a une extension subjective et variable et il doit comprendre, au minimum,deux instants de nature différente. Le présent est le lieu du temps dans le-quel un instant de futur se convertit continuellement en un instant de passé :

    il est le lieu dans lequel se fonde, en pensée commune, la mobilité du temps.

    Dans le verbe espagnol, la représentation d’un événement associé au pré-sent est celle que véhiculent les formes du typecanto, cantas , canta ... ; la repré-sentation d’un événement associé au passé est celle que véhiculent les formesdu type canté , cantaste , cantó ... ; la représentation d’un événement associé aufutur est celle que véhiculent les formes du typecantaré , cantarás , cantará ...

    L’objectivation de l’univers temporel d’un sujet parlant peut cependant avoir unautre point de départ que la représentation du présent d’expérience. Elle peut sefonder, par exemple, sur la représentation d’un présent délié de toute expérience

    temps d’expériencedu Moi

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    du temps, c’est-à-dire sur la représentation d’un présent fictif – un présent pure-ment et simplement imaginaire – susceptible de coïncider ou non avec le présentd’énonciation. Pour étrange qu’elle puisse paraître, la représentation d’un présentde ce type est celle que suppose la construction d’un énoncé aussi banal queayer,a las tres, llovía(‘hier, à trois heures, il pleuvait’). Si l’on admet en effet, comme ilest banal de le faire aujourd’hui, quellovía assume ici la valeur d’un « présent dansle passé » – si l’on admet, en d’autres termes que, pour l’auteur de l’énoncé,llovía ales propriétés d’un présent (llueve ) transposé dans le passé –, il faut admettre aussiqu’un sujet parlant est capable de concevoir un autre type de présent que celui quilui sert à construire un énoncé. Il est capable de concevoir un présent abstrait – unprésent inactualisé – à partir duquel se déterminent, dans son univers temporel, unpassé et un futur égalementinactualisés . Figurativement :

    - passé inactualisé présent inactualisé futur inactualisé +

    Dans le verbe espagnol, la représentation d’un événement associé à un présentinactualisé est celle que véhiculent les formes du typecantaba , cantabas , canta-ba …7 ; la représentation d’un événement associé à un futur inactualisé est celleque véhiculent les formes du typecantaría , cantarías , cantaría … ; la représentation

    d’un événement associé à un passé inactualisé, en revanche, n’a pas de signifiant.Le passé inactualisé est une représentation du temps linguistique que le verbe es-pagnol n’exploite pas dans sa construction morphologique.

    Une autre façon d’objectiver l’univers temporel d’un sujet parlant est celle, plusabstraite encore, qui consiste à lui donner une forme simplement bipartite, c’est-à-dire la forme d’une extension en laquelle une simple limite associée à l’instantd’énonciation permet de distinguer un espace ouvert à l’activité du Moi – un ‘pré-sent-futur’ indifférencié – et un espace fermé à cette activité. Figurativement :

    7./ A ce stade de l’analyse on pourrait se demander s’il ne serait pas utile, voire nécessaire, de postuler que les formes personnellesdu verbe espagnol impliquent, comme les formes non personnelles, une représentation du temps intérieur à l’opération dontelles parlent − le temps appelét dans cette description. N’importe quel usager de la langue aura en effet l’impression que desformes du typecanto ou cantaba expriment, en discours, des opérations que l’on se représente en cours d’accomplissement, unpeu à la manière de ce qu’exprime un gérondif. Il n’en reste pas moins que cette impression − parfaitement justiée − est suscitéepar la nature du temps à l’intérieur duquel ces formes verbales obligent à se représenter une opération. Si ce temps contenant estde type sécant − s’il se répartit sur un minimum de deux instants dont l’un est accompli et l’autre non, comme dans le cas duprésent actualisant et du présent inactualisant −, l’image de l’opération que l’on y loge ne peut qu’être du même type.

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    momentde l’énonciation

    révolu non révolu(= ‘présent-futur’)

    Dans le verbe espagnol – et dans son état actuel de définition – la représentationd’un ‘présent-futur’ indifférencié est celle que véhiculent les formes du typecante ,cantes , cante …8 La représentation du temps révolu qui s’oppose au ‘présent-futur’de ces formes n’a pas, elle, de signifiant.

    Une dernière façon d’objectiver l’univers temporel d’un sujet parlant est celle quiconsiste à ne privilégier aucun de ses éléments constitutifs. C’est celle qui consisteà abstraire de cet univers la représentation de toute extension singulière et mêmede toute limite singulière :

    Dans le verbe espagnol, la représentation de cet univers est celle que véhiculentdeux séries de formes :cantara , cantaras , cantara … et cantase , cantases , cantase …

    Cantara et cantase sont les formes personnelles du verbe qui, en langue, inscriventun événement dans le cadre temporel le plus abstrait que l’on puisse concevoir9.

    On observe ainsi que le verbe espagnol comprend deux types de formes person-nelles :- celles qui associent la représentation d’un événement à un support temporel di-rectement défini par rapport au présent d’expérience (canto, canté , cantaré ) ;- celles qui associent la représentation d’un événement à un support temporel nondirectement défini par rapport au présent d’expérience (cantaba , cantaría , cante ,

    cantara , cantase ).Les unes permettent à un sujet parlant d’actualiser la représentation d’uneopération − elles lui font rattacher directement l’image de cette opération à sonprésent d’actualité − , les autres lui permettent au contraired ’inactualiser cettereprésentation, c’est-à-dire de ne pas la rattacher directement à son présent. Ce sujetparlant dispose ainsi de formes modalementactualisanteset de formes modalementinactualisantes .

    8./ Il faudrait y ajouter les formes du typecantare, cantares, cantare … − le « futur du subjonctif » −, si l’on cherchait à décrire leverbe de la langue ancienne ou classique.9./ Ce qui n’en fait pas pour autant des formes totalement équivalentes, comme on le verra par la suite.

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    Décrire les formes personnelles du système verbal espagnol, c’est décrire des formesqui font partie de deux modes exclusifs l’un de l’autre : le mode actualisant (avecles formes du typecanto, canté, cantaré ) et le mode inactualisant (avec les formesdu type cantaba, cantaría, cante, cantara, cantase )10.

    Les capacités référentielles des formes actualisantes et inactualisantes1) Décrire le mode actualisant du verbe espagnol, c’est décrire des formes quel’on peut globalement définir comme celles qui permettent à un sujet parlantd’associer une opération verbale à l’époque présente (canto, cantas, canta …), àl’époque passée (canté, cantaste, cantó …) ou à l’époque future (cantaré, cantarás,cantará …). On peut parler, pour nommer ces formes, de « présent actualisant » oude « présent » tout court (canto), de « passé actualisant » ou de « prétérit » (canté )

    et de « futur actualisant » ou de « futur » tout court (cantaré ). Il resterait seulementà faire ressortir, dans une description détaillée, que l’emploi de ces formes peutêtre motivé par la recherche d’un effet de sens particulier et non par l’intentiond’opérer une véritable localisation temporelle dans l’époque considérée. L’exemplele plus banal de ce type d’emploi est celui que représente le futur « de probabilité ».Dans un énoncé tel que serán las tres (‘il doit être trois heures’), la forme verbaleserán n’est pas utilisée pour associer l’opérationser las tres à l’époque future maispour la probabiliser dans le présent, puisque l’énoncé équivaut àdeben de ser lastres . Cette exploitation du futur actualisant est à mettre en rapport avec le fait

    que l’époque future est, pour un sujet parlant, le lieu temporel de ce qui, n’étantpas encore, est appelé à être, ce qui en fait le lieu de ce qui « doit » être. Dansla mesure ou la probabilisation − en espagnol comme en de nombreuses autreslangues − s’exprime, entre autres façons, au moyen d’un verbe associé à la modalité

    10./ La nécessité de renoncer à la traditionnelle opposition entre mode « indicatif » et mode « subjonctif » dans la description duverbe espagnol ne repose évidemment pas que sur l’analyse des représentations du temps véhiculées par les formes personnellesde ce type de mot. Le verbe espagnol livre en effet un indice de ce qu’est son organisation modale dans la façon dont se trouventsigniées les personnes 1 et 3 (première et troisième du singulier) dans ses paradigmes personnels : ce n’est pas par hasard queces personnes disposent d’un signiant propre dans le cadre du mode actualisant (canto≠ canta , canté≠ cantó , cantaré≠ can-tará ), alors qu’elles sont indiscriminées dans le cadre du mode inactualisant (cantaba, cantaría, cante, cantara et cantase référentindifféremment à l’une ou à l’autre). L’opposition « indicatif/subjonctif », par ailleurs, est inapte à rendre compte des valeursd’emploi de certaines formes verbales, comme en témoigne la lecture des descriptions grammaticales les plus détaillées du verbeespagnol. On peut en juger, par exemple, en observant comment est décrite la forme verbale fuera dans les constructions dutype el que fuera Director General de Tráco ou el que fuera ministro de Asuntos Exteriores . Dans la récente Gramática descriptivade la lengua española , présentée, à juste titre, comme la plus complète de celles qui existent à ce jour (réalisée sous la direction deIgnacio Bosque et Violeta Demonte, elle rassemble en un peu plus de 5000 pages les points de vue de 73 spécialistes de la langueespagnole, tous universitaires de renom), la forme en question est qualiée d’indicative dans le chapitre 44, alors qu’elle est tenuepour subjonctive dans le chapitre 50 !… Erreur d’analyse des rédacteurs du chapitre 44 (G. Rojo et A. Veiga, de l’universitéde Santiago de Compostela) ? Erreur d’analyse du rédacteur du chapitre 50 (M. Pérez Saldanya, de l’université de Valencia) ?Compte tenu du fait que la polémique suscitée par ce type de forme verbale dure depuis le début du XX ème siècle et que nul,parmi les plus grands grammairiens de la langue espagnole, n’est encore parvenu à y mettre un terme, il y a tout lieu de penser,au contraire, qu’on est là en présence de l’une des impasses auxquelles conduit l’opposition modale « indicatif/subjonctif ». Cesconsidérations, ainsi que quelques autres qui leur sont liées sur le plan théorique, font l’objet de développements détaillés dansG. Luquet, La teoría de los modos en la descripción del verbo español. Un nuevo planteamiento (Madrid, Arco/Libros, 2004).

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    du ‘devoir’ (deben de ser las tres ), on comprend qu’elle puisse s’exprimer aussi aumoyen d’une forme verbale associée au ‘devoir être’ (serán las tres ).

    2) Décrire le mode inactualisant, c’est d’abord expliquer que si on y trouve unnombre de formes beaucoup plus élevé que dans le mode actualisant, c’est parcequ’il existe trois façons différentes d’inactualiser la représentation d’une opérationet que l’une de ces façons autorise à son tour des choix différents. Un sujet parlantqui refuse d’actualiser l’image d’une opération peut y être conduit :- parce qu’il considère que l’opération en questionne fait plus partie de son universd’actualité ;- parce qu’il considère qu’ellene fait pas encore partie de cet univers ;- parce qu’il refuse tout simplement de la relier de quelque façon que ce soit à cet

    univers.La langue met à sa disposition, dans le premier cas, un « présent inactualisant »(cantaba ), dans le deuxième cas un « futur inactualisant » (cantaría ) et dans le troi-sième cas des formes que rien n’interdit de désigner au moyen des mêmes termesque ceux qu’utilise la tradition grammaticale : un « présent du subjonctif » (cante ),un « imparfait du subjonctif en –ra » (cantara ) et un « imparfait du subjonctif en– se » (cantase ). La seule précaution à prendre est de ne pas parler de ces formessubjonctives comme si elles formaient, à elles seules, un mode verbal, puisqu’ellesne constituent que l’un des sous-ensembles du mode inactualisant.

    S’il est irréaliste de décrire les capacités référentielles de chacune de ces formesinactualisantes dans les limites imposées au présent travail, il est possible de fairequelques remarques susceptibles d’en faciliter une description ultérieure.

    a) Il est possible, notamment, d’attirer l’attention sur le fait que le présentinactualisant (cantaba ) est une forme qui, de par la représentation du temps qu’ellevéhicule en langue − celle d’un présent fictif, imaginaire − est en mesure d’exprimeren discours une opération située n’importe où dans l’univers temporel du locuteur.

    Un tel présent fictif, en fonction de son contexte d’énonciation, peut être amenéen effet à coïncider aussi bien avec le présent d’énonciation du locuteur qu’avec sonpassé ou avec son futur :

    - il y aura coïncidence dans un énoncé du typeme dijeron que el plazo vencía hoy ,‘on m’a dit que le délai expirait aujourd’hui’ (c’est l’adverbehoy , ‘aujourd’hui’, quise charge de signif ier cette coïncidence) ;- il n’y aura pas coïncidence dans des énoncés du typeme dijeron que el plazo vencíaayer , ‘on m’a dit que le délai expirait hier’, oume dijeron que el plazo vencía mañana ,on m’a dit que le délai expirait demain’ (ce sont les adverbesayer , ‘hier’, etmañana ,‘demain’, qui se chargent de signifier la coïncidence avec le passé ou avec le futur).

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    La seule chose que disevencíadans ces trois énoncés, c’est que l’opération signifiéepar vencer y est associée à un présent (vence ) devenu inactuel parce qu’il appartientà un discours que moi, locuteur, je ne fais que reproduire. Ces trois énoncés, quirelèvent du discours indirect, contiennent en effet la reproduction − la « traduction »− d’un énoncé produit initialement par quelqu’un d’autre que moi et dans lequel leverbevencer était conjugué au présent actualisant :el plazo vence el día X (‘le délaiexpire le jour X’).Le présent inactualisant du système verbal espagnol − « l’imparfait de l’indicatif »de la tradition grammaticale −, n’est donc pas un « temps du passé », contrairementà ce qu’on lit dans la plupart des grammaires de la langue espagnole. C’est uneforme qui − au même titre que le gérondif, par exemple, mais dans le registrepersonnel − est indifférenteen langue à la localisation temporelle de son contenu

    de représentation. On peut certes l’amener,en discours , à exprimer le passé − c’estmême ce à quoi se prête le plus naturellement du monde la représentation d’unprésent inactualisé −, mais on l’amène tout aussi facilement à exprimer le présent etle futur, et pas seulement dans le cadre du discours indirect :

    Yo que tú, me marchaba ahora mismo (‘si j’étais toi, je partirais [littéralement : ‘jepartais’] à l’instant même’)

    Yo que tú, me marchaba mañana (‘si j’étais toi, je partirais − [littéralement : ‘jepartais’] demain’)

    Esta tardehabía concierto, pero el pianista está enfermo11

    (‘il devait y avoir concert[littéralement : ‘il y avait concert’] cet après-midi, mais le pianiste est malade’Se casaban el mes que viene, pero los padres se oponen12 (‘ils devaient se marier[littéralement : ‘ils se mariaient’] le mois prochain, mais les parents s’y opposent’

    b) Il est également possible d’attirer l’attention sur le fait que le futur inactualisantdu verbe espagnol (le « conditionnel » de la tradition grammaticale) est lui aussiindifférent à la localisation temporelle concrète de ce qu’on lui demande d’exprimer.Dans un énoncé du type Pedro dijo que me devolvería el libro que le presté(‘Pierre a

    dit qu’il me rendrait le livre que je lui ai prêté’), la formedevolvería n’exprime riende plus qu’une opération qu’il faut situer dans l’au-delà de celle qu’exprimedijo,c’est-à-dire dans l’au-delà − sans autre précision − d’un instant du passé.Devolvería ne fait que transposer dans le passé la représentation de l’événement futur quecontenait le discours ici reproduit :te devolveré el libro que me prestaste . Devolvería permet à l’auteur de l’énoncéPedro dijo que … de concevoir ce futur non plus parrapport au présent, mais pas rapport au passé.Cette valeur à la fois future et inactualisante est celle que l’on retrouve dans tous

    11./ Exemple tiré de la Gramática de la lengua española , de E. Alarcos Llorach, Espasa-Calpe, 1994, § 221.12./ Idem

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    les emplois du « conditionnel » :

    - Según fuentes no gubernamentales, el tratado estaría a punto de ser firmado (‘selondes sources gouvernementales, le traité serait sur le point d’être signé’) : chargéd’exprimer une information en attente de confirmation, le conditionnel estaríaa punto de est associé à la représentation d’un événement qu’il n’est pas encorepossible d’actualiser au moment où on l’énonce. Il réfère à un événement dontl’actualisation est purement et simplement différée.- Si pudieras llegar media hora antes, nos daría tiempo a hacerlo todo (‘si tu pouvaisarriver une demi-heure plus tôt, nous aurions le temps de tout faire’) : chargé d’ex-primer la conséquence imaginaire d’une condition elle-même imaginaire, le condi-tionnel daría est associé à la représentation d’un événement qui n’a de chances de

    s’actualiser que si la condition à laquelle il est subordonné s’actualise elle-même.- etc.

    c) Il est enfin possible d’attirer l’attention sur le fait que si l’espagnol dispose de deux« imparfaits du subjonctif », associés, en langue, à une seule et même représentationdu temps − une représentation indivise, dépourvue de tout repère − on ne peut pasdire pour autant qu’il dispose de deux formes strictement équivalentes − deuxsignifiants qui renverraient à un même signifié −, en dépit de ce qu’on lit à ce sujetdans certains ouvrages13. Il est certes indéniable que pour un hispanophone du

    XXIème

    siècle,cantara et cantase sont des formes que l’on peut, dans une majoritéde cas, employer l’une pour l’autre, mais il est non moins vrai que la constructionde certains énoncés admet l’emploi de l’une de ces formes et pas de l’autre. Chacunsait que pour formuler une demande de service, par exemple, un hispanophonepeut construire un énoncé dans lequel il affiche purement et simplement ce qu’ilveut obtenir (quiero pedirte un favor , ‘je veux te demander un service’), mais onsait aussi qu’il peut être utile, dans certaines circonstances de la communication,de dissimuler ce que lequiero actualisant d’un tel énoncé peut avoir d’agressif. Ilest alors possible de faire :

    - comme si la volonté que l’on exprimen’était plus d’actualité− un peu comme sion y avait renoncé − ce qui conduit à remplacer le présent actualisant par le présentinactualisant : quería pedirte un favor ;- comme si cette volontén’était pas encore d’actualité− un peu comme s’il s’agissaitd’un projet auquel on n’ose pas donner corps − ce qui conduit à employer le futurinactualisant : querría pedirte un favor ;

    13./ Dans la grammaire de E. Alarcos Llorach, par exemple : « Aunque por su origen latino [las formascantaras y cantases ] de-signaban valores diferentes, la lengua moderna ha terminado por identicarlas, de manera que hoy se trata de dos signicantesque abarcan un mismo signicado [...] ». (Op. cit ., § 223)

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    - comme si cette volontén’avait aucun rapport avec l’actualité− un peu comme sielle n’était que pure fiction − ce qui conduit à employer l’imparfait du subjonctifen –ra : quisiera pedirte un favor .

    Ce que l’on ne peut pas faire, c’est inactualiser le contenu du verbequerer aumoyen de l’imparfait du subjonctif en -se (* quisiese pedirte un favor est un énoncéagrammatical en espagnol). Et chacun sait que, dans un énoncé espagnol quelqu’il soit, on se heurte à la même impossibilité, en proposition indépendante ouprincipale, avec les verbes poder et deber : pudieras tener más cuidado(‘tu pourraisfaire plus attention’), mais non * pudieses tener más cuidado ; debieras tener máscuidado (‘tu devrais faire plus attention’), mais non *debieses tener más cuidado. Il ya, en d’autres termes, des notions qui se laissent inactualiser au moyen de la forme

    en –ra et non au moyen de la forme en –se , ce qui fait apparaître que la première aun pouvoir d’inactualisation supérieur à l’autre. Elle est, en fait, la forme marquéedu mode inactualisant, et donc la forme la plus inactualisante de toutes les formespersonnelles du verbe. Elle est celle au moyen de laquelle un sujet parlant prend lemaximum de distance par rapport à l’actualité14.

    Un sous-ensemble de formes personnelles au statut particulier : l’impératif La tâche du grammairien qui entreprend de décrire les formes personnelles dusystème verbal espagnol ne se limite pas à l’étude de celles qui s’opposent en

    fonction de leur caractère modalement actualisant ou inactualisant. Cette tâchelui impose aussi de décrire des formes qui, tout en étant personnelles, ont un statutà part dans le système auquel elles appartiennent. La plupart des formes du verbe −qu’elles soient personnelles ou non-personnelles du reste − ont en effet en commund’être prédicatives , ce par quoi il faut entendre que la propriété la plus générale quiles définiten langue − en dehors donc de tout emploi − est qu’elles disent quelquechose (apport d’information) de quelque chose ou de quelqu’un (support auquelest référé l’apport en question). Une forme telle quecanto dit quelque chose d’uneentité linguistique définie comme une personne de rang premier, une forme telle que

    cantabas dit quelque chose d’une entité linguistique définie comme une personnede rang deuxième, etc. Même les formes non personnelles sont prédicatives, avecceci de particulier qu’elles ne fournissent aucune information sur l’identité de la

    14./ Il en a du reste toujours été ainsi dans l’histoire du verbe espagnol. Il n’y a pas lieu de postuler, comme le font la plupart deshistoriens de la langue, qu’elle a été « indicative » à ses origines et qu’elle est devenue « subjonctive » dans le courant du Moyen

    Age. On observe certes que les valeurs d’emploi de la forme en –ra évoluent au l des siècles, mais les changements dont onpeut parler ne concernent que le « mode d’emploi » de la forme. Ils ne sont pas suscités par des changements de signié. C’estdu reste ce que corrobore son signiant : si celui-ci est resté inchangé au l des siècles, c’est que le signié qui lui est associé n’apas changé non plus (cf. G. Luquet,op. cit . p. 89-196).

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    « personne » dont elles parlent15. Il existe cependant dans le verbe des formes dontla fonction n’est pas de dire quelque chose « de » quelque chose ou de quelqu’un,mais de dire quelque chose « à » quelqu’un. Ce sont les formes « impératives »,celles dont se sert un sujet parlant pour donner un ordre :

    - à un allocutaire singulier ;- à une pluralité d’allocutaires ;- à un ensemble constitué d’un ou de plusieurs allocutaires et d’une ou plusieurspersonnes absentes du rapport d’interlocution ;- à un ensemble de personnes dans lequel il s’inclut lui-même.

    N’étant pas prédicatives, ces formes ne sont pas tenues de véhiculer, en langue, la

    même représentation du temps qu’un infinitif, un gérondif ou un participe passé −la représentation du temps t intérieur à l’opération dont elles parlent − et elles ne sontpas davantage tenues de véhiculer la même représentation du temps que les formesactualisantes ou inactualisantes avec lesquelles elles coexistent − la représentation d’untemps contenant de type T . Ces formes n’ayant d’autre raison d’être que de véhiculerla représentation d’un ordre, elles sont associées au temps dans lequel s’inscrit l’acte delangage qu’elles permettent de produire : le présent. Dès lors que c’est dans le présent −et dans le présent seulement −, que l’on donne un ordre, les deux seules formes du verbeque la langue espagnole associe de façon spécifique à la modalité impérative ont une

    structure signifiante qui les met clairement en rapport avec des « présents actualisants »16

    .Ce rapport est du reste souligné par la plupart des grammairiens de l’espagnol, qui enfont un moyen mémotechnique pour l’apprentissage de la conjugaison et qui le fontde deux façons différentes mais aussi pertinentes l’une que l’autre. On peut lire ainsi,que pour « construire » une deuxième personne du singulier de l’impératif, il suffit de« partir » d’une deuxième personne du singulier du présent actualisant et d’en retirerle –s désinentiel (impératifcanta = présent cantas , moins le –s terminal) ou de prendrepurement et simplement la troisième du singulier du présent actualisant (l’impératifcanta de deuxième personne du singulier est morphologiquement identique au présent

    actualisantcanta , de troisième personne du singulier).

    15./ Il suft, pour s’en convaincre de se demander, par exemple, à quoi tient la différence de signié entre un innitif simpletel que matar et l’innitif périphrastiqueser matado. L’opération dont parlent l’un et l’autre implique la représentation desdeux mêmes champs notionnels (celui de la vie et celui de la mort) ; les actants qui se trouvent impliqués dans cette opérationsont en nombre égal (deux) et ils jouent exactement le même rôle : il y a un être x qui passe de la vie à la mort et un être y sousl’impulsion duquel s’effectue ce passage. La différence se limite au fait quematar parle de y , tandis que ser matado parle de x.Ces deux innitifs impliquent donc bien la représentation d’un support de prédicativité − ils ont pour fonction de parler dequelqu’un − mais l’identité de ce support − l’identité de cette « personne » − n’est pas précisée.16./ Dans la conjugaison d’un verbe espagnol, il n’y a en effet que deux personnes qui soient dotées d’une morphologiespéciquement impérative : la deuxième du singulier et la deuxième du pluriel. Pour exprimer un ordre à toute autre personneque ces deux-là − ainsi que pour exprimer un ordre négatif, à quelque personne que ce soit − l’espagnol se sert de formespurement et simplement empruntées au présent du subjonctif. Dans la conjugaison espagnole, il n’y a, en d’autres termes, quedeux personnes d’impératif.

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    Si ces deux rapports sont aussi pertinents l’un que l’autre, c’est qu’ils sont l’un etl’autremotivés − l’un et l’autresignifiants . Il faut remarquer en effet qu’en donnantun ordre à quelqu’un − en lui demandant par conséquent de « conduire » uneopération −, on s’adresse à une personne présente à laquelle on demande dedevenir − et simplement dedevenir − le « sujet » de l’opération en question. Dans la réalitéextralinguistique, cette personne ne deviendra un sujet effectif que si elle exécutel’ordre qui lui est donné. Il s’ensuit que l’être présent auquel on s’adresse au moyend’une forme impérative du type canta n’est qu’un sujet de deuxième personnedu singulier en puissance.C’est ce qui ressort clairement d’un signifiant qui se litcomme une deuxième personne du présent −cantas − moins le morphème terminalauquel est associé la représentation d’un sujet effectif. Ceci dit, il faut remarqueraussi qu’une personne deuxièmeen puissance n’est jamais qu’un cas particulier

    de personne troisième. Dans ce que l’on appelle le système de la personne, ladeuxième du singulier n’est en effet qu’une personne éphémère, en l’occurrence unêtre de rang troisième avec lequel un locuteur partagemomentanément son présentd’interlocution. Un enseignant qui voudrait illustrer ce rapport n’aurait aucun malà le faire en faisant remarquer, par exemple, que lorsqu’il pénètre dans sa classe,il a devant lui un ensemble de personnes de rang troisième − l’élève X, l’élève Y,l’élève Z…− et que chacune de ces personnes est susceptible de devenir pour luiun allocutaire momentanément privilégié. Il lui suffit notamment d’interrogerl’élève X pour que cette personne de rang troisième devienne une personne de

    rang deuxième. Lorsqu’il passera ensuite de X à Y, c’est ce dernier qui partageramomentanément son présent d’interlocution, tandis que X redeviendra ce qu’ilétait auparavant, à savoir une personne troisième. Et ainsi de suite. Toute personnetroisième est une personne deuxièmeen puissance , ce qui permet au verbe espagnolde signifier une deuxième personne du singulier de l’impératif − sujet de deuxièmepersonne en puissance − au moyen d’une forme de troisième personne du présent.La structure morphologique de la deuxième du pluriel, quant à elle, est tout aussimotivée que celle d’une deuxième personne du singulier, à la différence près que lamotivation en question ne se laisse discerner aujourd’hui que par le linguiste informé

    de ce qu’était le verbe espagnol à ses origines. De même que l’impératifcanta se litcomme le présentcantas amputé de son morphème personnel, l’impératifcantad ,de deuxième personne du pluriel, se lit comme comme le présentcantades − formeancienne de cantáis − amputé de son morphème personnel ou, plus exactement,de la partie de ce morphème dont il est possible de faire l’économie sans abolirla distinction entre le pluriel et le singulier (le maintien du -d - de –desest ce quipermet au pluriel cantad de s’opposer au singuliercanta )17.

    17./ Il est peut-être utile d’insister sur le fait que les rapports qui viennent d’être décrits sont d’ordre synchronique (ils s’établissententre des formes qui coexistent à l’intérieur d’un même système) et non d’ordre diachronique. Historiquement, en effet, lesformes de l’impératif espagnol dérivent régulièrement de formes de l’impératif latin (CANTA >canta ; CANTATE > cantad ).

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    Dans une description qui prétendrait à l’exhaustivité, bien des choses seraientencore à dire au sujet des formes du verbe espagnol et des représentations du tempsqui s’y attachent. Il resterait à décrire avec toute la précision requise le rapport quiexiste entre le signifié temporel de ces formes et leurs capacités référentielles, maisaussi le rapport qui s’établit entre leur signifiant et leur signifié − sujet de réflexionqui n’a été abordé ici qu’à propos d’un seul « temps », l’impératif. L’objectif duprésent travail − beaucoup plus modeste − était de faire ressortir que décrire cequ’est le temps linguistique dans un système verbal tel que celui de l’espagnol, cen’est pas seulement se donner les moyens de comprendre ce que sont les « temps »de ce système : c’est aussi se donner les moyens de comprendre ce qu’en sont les« modes ». Il y a entre ces deux catégories grammaticales un rapport dont on faitordinairement peu de cas.