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  361 Chapitre 1. Les artefacts A. La fabrication des artefacts rituels La langue wixárika établit une différence importante entre objet fabriqué –  wewiya qui veut dire « facture » (hechura en espagnol) –, l’image ou motif qui résulte de cette fabrication –  uxa –, et l’offrande – maawari  –, terme rituel semblable au terme allemand opfer  qui désigne tant l’objet votif que l’offrande sanglante. Ce dernier sous-entend un traitement rituel qui engage le fabricant dans un long cycle qui culmine lorsque l'offrande est déposée un site sacré 1 . Le terme nierika désigne une catégorie d’objets de type « complexe » qui mérite d'être explicitée selon une définition synthétisée donnée par Olivia Kindl (2007) qui a consacré une thèse à ce sujet : le terme nierika  provient du verbe nieriya , ou «voir», synonyme de « connaître » ou « comprendre », sous- entendant ainsi qu’il s’agit de « voir la totalité » du monde.  Nierika, nous dit-elle, comprend une catégorie d’objets (disques en pierre, miroirs, « œil de dieu », tablettes circulaires) et la capacité d’avoir des visions à partir des stratégies employées par les Huichol, « leur permett ant de cana liser leur regard et manipuler leurs sens » 2 (2007:329). 1  Dans son étude sur la mémoire chez les anciens Égyptiens, Jan Assman (2006 :141) fait la distinction entre deux acceptions d'opfer : « l'offrande » non sanguinaire, qui contribue à la manutention du monde en l’apprivoisant, et l’offrande sanglante, qui maintient la continuité du monde, en anéantissant l’ennemi. Tuer devient donc un châtiment. 2  Sur ce concept particulière ment complexe et polysémique, voir la thèse doctorale d’Olivia Kindl,  Le Nierika des Huich ol : un « art de voir », Paris, Université Paris X Nanterre, doctorat en Ethnologie, 2007. Nous avons fait référence à cette notion tout au long de ce travail, mais dans cette partie consacrée aux artefacts, elle mérite une explication plus détaillée. Les traductions données au terme nierika  sont nombreuses: disque, visage, joue, œil, miroir, bouclier, fleur, losange, reflet, aspec t, vision, « instrument pour voir » (selon l'expression donnée par Eduard Seler dans son ess ai « Los indios huicholes del estado de Jalisco » (1998 [1901]) où il compara les objets décrits par Lumholtz avec ceux des « anciens mexicains » et qui fut reprise par Preuss). Kindl a centré sa recherche sur cet objet de réflexion sur la dimension concrète ou plastique (les objets fabriqués et les outils chamaniques des initiés et leur variabilité morphologique), sur la dimension conceptuelle (ou « forme symbolique) et sur la dimension mystique (« don de voir » dans Neurath 2000 et  Negrín 1985). Elle élargit le champ de réflexion grâce à l’ampleur polysémique du terme et retombe sur une réflexion  philosophique et phénoménologique qu’elle commence à tracer pour f ormuler une anthropologie de la vision qui se rait attentive à la fabrication des objets et des images ainsi qu’aux valeurs ontologiques attribuées (Kindl et Neurath 2008 :8).  Nierika se réfère à un certain nombre de figures iconographiques (fleur, peyotl, spirale, cercle) ainsi qu’à un certain nombre d’offrandes qui comportent un orifice ou cercle au milieu, à des points de l’espace rituel ( tepari , le feu cérémoniel), des sites sacrés (Te’akata ou Wirikuta), au champ agricole, au soleil ou au centre du monde. En allant du microcosme au macrocosme, le nierika  comme construction d’un monde organisé selon certains critères est autant une figure figée du monde qu’une figure en mouvement perpétuel. Liée intimement au chamanisme wixárika, le don de voir ou nierika , n’est pas le domaine exclusif des chamanes-chanteurs ou mara’akate , mais il est aussi celui des artistes, qu'ils soient créateurs de tableaux en laine ou femmes tisserandes.

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Partie IV

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  • 361

    Chapitre 1. Les artefacts

    A. La fabrication des artefacts rituels

    La langue wixrika tablit une diffrence importante entre objet fabriqu wewiya qui veut dire

    facture (hechura en espagnol) , limage ou motif qui rsulte de cette fabrication uxa , et

    loffrande maawari, terme rituel semblable au terme allemand opfer qui dsigne tant lobjet votif que

    loffrande sanglante. Ce dernier sous-entend un traitement rituel qui engage le fabricant dans un long

    cycle qui culmine lorsque l'offrande est dpose un site sacr1. Le terme nierika dsigne une catgorie

    dobjets de type complexe qui mrite d'tre explicite selon une dfinition synthtise donne par

    Olivia Kindl (2007) qui a consacr une thse ce sujet :

    le terme nierika provient du verbe nieriya, ou voir, synonyme de connatre ou comprendre , sous-

    entendant ainsi quil sagit de voir la totalit du monde. Nierika, nous dit-elle, comprend une catgorie dobjets

    (disques en pierre, miroirs, il de dieu , tablettes circulaires) et la capacit davoir des visions partir des

    stratgies employes par les Huichol, leur permettant de canaliser leur regard et manipuler leurs sens 2

    (2007:329).

    1 Dans son tude sur la mmoire chez les anciens gyptiens, Jan Assman (2006 :141) fait la distinction entre deux

    acceptions d'opfer : l'offrande non sanguinaire, qui contribue la manutention du monde en lapprivoisant, et loffrande sanglante, qui maintient la continuit du monde, en anantissant lennemi. Tuer devient donc un chtiment.

    2 Sur ce concept particulirement complexe et polysmique, voir la thse doctorale dOlivia Kindl, Le Nierika des Huichol : un art de voir , Paris, Universit Paris X Nanterre, doctorat en Ethnologie, 2007. Nous avons fait rfrence cette notion tout au long de ce travail, mais dans cette partie consacre aux artefacts, elle mrite une explication plus dtaille. Les traductions donnes au terme nierika sont nombreuses: disque, visage, joue, il, miroir, bouclier, fleur, losange, reflet, aspect, vision, instrument pour voir (selon l'expression donne par Eduard Seler dans son essai Los indios huicholes del estado de Jalisco (1998 [1901]) o il compara les objets dcrits par Lumholtz avec ceux des anciens mexicains et qui fut reprise par Preuss). Kindl a centr sa recherche sur cet objet de rflexion sur la dimension concrte ou plastique (les objets fabriqus et les outils chamaniques des initis et leur variabilit morphologique), sur la dimension conceptuelle (ou forme symbolique) et sur la dimension mystique ( don de voir dans Neurath 2000 et Negrn 1985). Elle largit le champ de rflexion grce lampleur polysmique du terme et retombe sur une rflexion philosophique et phnomnologique quelle commence tracer pour formuler une anthropologie de la vision qui serait attentive la fabrication des objets et des images ainsi quaux valeurs ontologiques attribues (Kindl et Neurath 2008 :8). Nierika se rfre un certain nombre de figures iconographiques (fleur, peyotl, spirale, cercle) ainsi qu un certain nombre doffrandes qui comportent un orifice ou cercle au milieu, des points de lespace rituel (tepari, le feu crmoniel), des sites sacrs (Teakata ou Wirikuta), au champ agricole, au soleil ou au centre du monde. En allant du microcosme au macrocosme, le nierika comme construction dun monde organis selon certains critres est autant une figure fige du monde quune figure en mouvement perptuel. Lie intimement au chamanisme wixrika, le don de voir ou nierika, nest pas le domaine exclusif des chamanes-chanteurs ou maraakate, mais il est aussi celui des artistes, qu'ils soient crateurs de tableaux en laine ou femmes tisserandes.

  • 362

    Nous nous appuierons sur les artefacts rituels fabriqus loccasion du rituel agricole familial tudi au

    cours de cette thse, et en particulier sur trois groupes dobjets : les offrandes fabriques par les

    membres de la famille qui seront dposes sur les sites sacrs, les objets du chamane qui se trouvent

    tendus par terre et devant lui sur la scne rituelle et les objets du lignage prservs au temple familial.

    La nourriture rituelle et les lments dcoratifs sont labors pour loccasion et n'ont qu'une vie

    phmre.3

    1. L'offrande-assemblage

    Le premier groupe d'objets compose ce que j'appelle un assemblage. Cet assemblage est

    compos dune calebasse, d'une flche, d'un disque votif et d'une bougie, relis les uns aux autres par

    un fil. Le nombre d'assemblages dpend du nombre de sites sacrs auxquels ils seront livrs et donc du

    nombre de relations rituelles entretenues par une famille (25 en moyenne). cet ensemble d'offrandes

    assembles sajouteront les cornes de la vache sacrifie et les bois du cerf chass qui seront aussi

    offerts aux sites sacrs de plus haute hirarchie choisis par le mara'akame. Cet ensemble s'apparente

    aux paquets sacrs (Bndel) des anciens Mexicains et des momies pruviennes, reprsents dans les

    anciens codex, comme le signale Olivia Kindl (2007 :332 apud Preuss 1908 :597-598; 1909 :152). Il

    est soumis un traitement rituel du dbut la fin de la crmonie. C'est un fil conducteur qui va nous

    permettre de reconstruire le droulement des squences qui composent le rituel4. Les artefacts sont

    fabriqus en fonction du sexe et du rang des fabricants. La fabrication de ces offrandes est la premire

    squence du rituel-westa. Leur manipulation se fera sur l'axe autel/Est tepari/Centre et feu/Ouest.

    Leur laboration inaugure le temps rituel et altre l'identit des participants : les femmes sont ds lors

    des Mres de la Pluie Teteima et les hommes des Frres Cerfs Chasseurs Tamatsima ; ils forment

    ainsi la premire communaut d'anctres.

    3 On ne s'occupera pas ici des proprits sensibles des objets. Voir Kindl 2007. 4 Il y a en outre des artefacts qui ont t manipuls au dbut du cycle, qui commence pendant la saison des pluies.

  • 363

    Fig. 1 Trajectoire des artefacts. Jusqu' la fin du chant, toutes les squences se ralisent au mme point de l'espace rituel,

    le centre tepari.

    1-5 jours jour 6-8 jour 9 dbut chant jour 10 fin du chant

    coucher du soleil minuit lever du soleil midi coucher du soleil jours qui suivent

    Chasse Prparation fabrication balayage sacrifice de bougies bouillon dpt

    au cerf champ offrandes cour vache sallument de vache offrandes

    assemblage Les calebasses ensemble dsagrgation

    se dcouvrent Mre Mas

    a) Les calebasses xukurite

    Fig.2 Calebasse Xukuri. Source : Collection Carl Lumholtz. American Museum of Natural History

    Nous avons identifi plusieurs types de calebasses : la calebasse votive dpose sur les sites sacrs, la

    calebasse du lignage garde dans le temple familial - xiriki, la calebasse effigie (cf. Kindl 2003),

    qui figure l'anctre reprsent par les jicareros (cargos de la maison crmonielle), et les calebasses

    ornes destines la vente commerciale5. Lors du rituel du xiriki, on ne retrouve que les deux premiers

    5 Toutes les calebasses usage rituel appartiennent l'espce Lagenari siceraria, connue galement comme guaje ,

    bule , calabaza ou tecomate . Pour une tude dtaill cf. La jcara huichola. Un microcosmos mesoamericano d'Olivia Kindl (2003). J'ai emprunt les termes forgs par Kindl, par exemple celui de calebasse-effigie , qu'elle traduit aussi par coupe en franais. Son tude comprend une classification des motifs, des motifs associs des symboles, et de linterprtation de ces symboles. Elle constate que chaque image cre lintrieur de cet objet modle rduit de lunivers entretient des relations mtonymiques avec son prototype : les membres de la famille, les cerfs chasss, le btail et le champ de mas. La calebasse comme modle rduit de lunivers tablit un paralllisme entre

  • 364

    types de calebasses.

    Chaque mre de famille fabrique une calebasse votive par site sacr. Les calebasses, plus petites

    en taille que celles du lignage, portent des figurines modeles la cire dabeille ( Cera de

    Campeche ) qui reprsentent les membres de la famille, le mas et le btail. Au centre de la calebasse

    on colle une pice de monnaie sur le ct face ou ct de l'aigle au Mexique. Les autres femmes-mres

    se joignent chacune de ces calebasses en y collant une petite perle en plastique (ou cuca). Cet artefact

    tablit un rapport d'identification entre la fabricante (la mre) et le destinataire (l'anctre-toponyme), de

    qui elle tire son nom. Lobjet inscrit la participation de la collectivit de femmes en tant que Tateteima

    Nos Mres des Pluies et de la Nuit. C'est ainsi qu'elles sont nommes partir de ce moment. Tout

    cela a lieu pendant la premire squence du rituel, la tombe du jour.

    Les calebasses du lignage, plus grandes, sont de plusieurs types. Chaque jeune couple qui se

    marie fabrique une gourde sur laquelle la femme ajoutera des nouvelles figurines au cours de leur vie,

    selon l'arrive de nouveaux membres de la famille nuclaire et selon l'largissement du patrimoine

    (btail notamment). Ces calebasses sont exclusivement fabriques pendant la saison des pluies, tikari,

    priode o les calebasses naissent . Les gens disent, la calebasse cest comme notre acte de

    naissance . Chaque chef de famille conserve les calebasses hrites de ses anctres (jusqu cinq

    gnrations). Au centre de la calebasse se trouve le kipuri ( me ) des anctres morts matrialis sous

    forme de cristal en pierre 'irikame. Pendant les squences excutes par les femmes, ces dernires

    portent les calebasses dans leurs manteaux, empiles, et y placent un pi de mas (teiyari) la verticale.

    Ces calebasses sont nourries avec de l'eau, du sang, des bouillons, du chocolat et du peyotl,

    chaque session rituelle. Elles restent couvertes (caches) la plupart du temps dans les sacs en laine

    ports par les femmes et se dvoilent la squence Les calebasses s'tendent vers 3 ou 4 heures du

    matin. Elles sont traites avec beaucoup de soin et nettoyes leau et au savon, cycle par cycle, la

    saison des pluies.

    lobjet, lespace et une chelle de type analogique (2003).

  • 365

    Dautres types de calebasses circulent sur la scne rituelle : les petites gourdes pour arroser

    deau les points cls de lespace rituel ('aicutsi), les grandes gourdes dans lesquelles chaque collectif

    boit leau ramene des sources sacres (lieux fminins o vivent les Teteima), celles o l'on mlange du

    chocolat et de leau pour alimenter la vache avant qu'elle ne soit sacrifie. Ces dernires sont souvent

    remplaces par des petits pots en terre cuite ou d'autres matriaux.

    J'ai eu l'opportunit de participer aux rituels familiaux de mes htes. J'ai un jour propos au

    chamane de fabriquer ma premire calebasse, ce qu'il m'a gentiment permis de faire tant donn que je

    n'tais ni marie, ni mre de famille. J'ai achet ma calebasse la seule femme qui les fabrique dans ce

    village. Puis, j'ai achet des perles en plastique et de la cire pour modeler mes propres figurines : une

    plante de mas, un petit cerf et autres formes qui me sont venues lesprit. Le chamane m'encourageait,

    me conseillant d'inclure des choses qui me paraissaient importantes , vu que je n'avais pas encore

    fait de famille . C'est ainsi que j'ai appris que les figurines colles doivent tre orientes vers un sens

    prcis, la mme direction que le soleil, ma expliqu le chamane. Les visages des figures/figurines

    reprsentes doivent regarder vers la gauche. On les dchiffre sur la calebasse dans un sens anti-

    horaire, le sens de circulation de lespace rituel.

    Pour complter ma calebasse, on m'a demand de coller, au centre, une pice de monnaie

    mexicaine du ct de la face de l'aigle. Dans le chant, cette pice est appele non pas tumini qui veut

    dire argent 6 (langage quotidien) mais kuxuri, qui est un terme qui provient de lespagnol croix7 .

    Dans le chant rituel, la croix laquelle on attribue progressivement des capacits humaines et

    enfantines fait partie de l'ensemble d'artefacts de la catgorie fleur-xuturi qui symbolise l'offrande en

    sacrifice. Si sur la scne rituelle on peut voir la face de laigle lintrieur de la calebasse, le chant, lui,

    la dsigne comme une croix et dcrit sa transformation jusqu ce quelle devienne Aigle-soleil (par la

    6 Mise part une mention au segment 134 qui dit largent dj pos [au fond de quelque chose] . La relation avec le

    fond dune calebasse est ici plausible. 7 L'expression wixrika provient de l'espagnol cruz (Iturrioz et al. 2004 :27). Selon Iturrioz, la kuruxi ou croix est le

    principe vital ou me des divinits chrtiennes.

  • 366

    mdiation de la fleur-xuturi). Cette srie de correspondances (fleur/enfant/sacrifice/soleil/aigle) voque

    le mythe de la naissance de lenfant-soleil, mythe que lon retrouve chez de nombreux peuples

    msoamricains anciens (voir la reprsentation iconographique de Vnus comme une fleur quatre

    ptales dans la mythologie aztque) et contemporains. Les figures de lenfant soleil et le thme du

    sacrifice indigne ont permis lincorporation et lappropriation d'lments imports du catholicisme,

    comme dans le cas de lenfant Jsus.

    La calebasse prsente ainsi des figurines colles et agences en sens anti-horaire. La figure de

    laigle est colle au centre. Cette organisation de lespace l'intrieur de la calebasse implique une

    perspective circulaire qui, vue de haut, rappelle les cartes-pierres mentionnes par l'historienne

    Alessandra Russo dans son tude sur le ralisme circulaire (2005). Russo insiste sur les pierres

    immobiles qui obligent le spectateur les regarder en les longeant, cest--dire, les interprter dans un

    mouvement circulaire. Cette interprtation dune perspective circulaire en mouvement renforce

    galement la symbolique de la calebasse comme un modle rduit de l'univers comme la dmontr

    Olivia Kindl (2003). Pour illustrer l'image de la terre comme une croix vue de haut, voici un mythe cit

    par Konrad Preuss (1998 :377) et sa reprsentation graphique dans un tableau de lartiste Juan Ros

    Martnez:

    Quand ils taient Tatiapa (monde souterrain), nos pres et nos mres ont tendu leurs petates [type de tapis fait en

    paille] au milieu de leau. Ils les ont tendus au sud, au nord, lest, louest et au centre. Les tapis ont commenc

    grandir, et cest ainsi que le monde sest tendu vers le sud, vers le nord, vers louest, vers lest et vers le centre.

    Au milieu de leau nos mres ont grandi. (...) Takutsi Nakaw a aussi commenc grandir quand elle est reste

    toute seule. Ainsi elle a donn origine son monde, le monde suprieur dans lequel nous habitons maintenant.

    Cest ainsi que nos mres lont cr. Elles ont grandi par-dessus leur monde, mais sont nes Tatipa.

    Fig. 3 Juan Ros Martnez, Wirikuta, 1973, Collection de George et Laurie Howell, publi dans Artes de Mxico, n 75,

    Arte huichol , 2000, p. 60. Notez l'organisation de l'espace circulaire au milieu et rectangulaire aux coins, qui rappelle

    l'organisation de l'espace dans les codex anciens (cf. Brotherston 1992).

  • 367

    Il nous semble important de remarquer ici lvocation de la mmoire grce l'observation de

    quelques traits iconographiques (Severi 2007, 2009b). La question du rapport entre la pice colle et le

    terme rituel croix employ dans le chant pour la dsigner ma pousse chercher dans la

    numismatique quel aspect avaient les pices de la priode coloniale (voir fig. 3). J'ai t surprise de

    retrouver la croix sur une des faces des pices et de constater que la mmoire dclenche par ce motif

    est conserve par le chant dans lpisode qui concerne la manipulation de l'artefact kuxuri-croix 8. On y

    nomme les saints catholiques et lclosion de cet artefact fait jaillir ce qui sera plus tard identifi

    comme l'offrande xuturi-fleur (cest--dire la vache sacrifier). C'est ainsi que se construit une srie

    dassociations lies au monde teiwari ou mestizo (lemploi du terme murutsi, dont l'une des traductions

    possibles serait maure est noter. [traduction base sur une analyse de linguistique historique

    propose par Gabriel Pacheco]) :

    seg.11-12

    Naurieka hutarieka naurieka a la cuarta, a la segunda, a la cuarta la quatrime, la deuxime, la

    quatrime

    8 Il faut prciser ici que lpisode de la croix-xuturi dans le chant est prcd par un dialogue avec lentit Eek teiwari

    (Vent mtis), entit qui porte le terme teiwari, que le chant dsigne aussi comme Vent mtis voleur dmes (seg.6). Cette entit est associe la plante kieri, que nous avons dj dcrite, ainsi qu un champ symbolique du monde mestizo : largent, llevage, lalcool.

    Johannes NeurathAl revs?

  • 368

    Hutarieka mayea a la segunda lleg el momento la deuxime le moment est arriv

    Mi naurieka mana paiti muwieli

    mananeniele

    hasta la cuarta hasta all donde asoma la

    pluma

    Jusqu la quatrime, jusque l-bas o la

    plume regarde

    al kulusi, kulusi tetehakasina oh cruz, oh cruz, vamos a liberar

    [desamarrar]

    Oh croix, oh croix, nous allons librer

    [dmler]

    Kulusi - hutarieka --- cruz--- a la segunda--- Croix--- la deuxime---

    Me kut ri ena paiti teniyewile Ya hemos quedado aqu en este lugar Nous somme dj ici en ce lieu

    Mutiwenisi kulusi teteakamane

    Mikesusi mirakamane Hai sinula

    mirakamane Wasa iima

    meteakamate

    las cruces que retoaron se colocaron,

    Jess est colocado, Hai sinula

    [Nube mestiza] est colocada, Wasa

    iima [Joven Milpa], lo saben

    Les croix qui ont clos se sont dresses,

    Jsus est dress, Hai sinula [Nuage

    mtisse] est dresse, Wasa iima

    [Jeune Champ de mas], ils le savent

    KWINEPUWAMETE SEGUNDEROS AUXILIAIRES

    Tami kesusi wirken walalupe

    arakamate Mekikanu ena paiti ta

    ena

    kesusi [Jess] y la wirken walalupe

    [Virgen de Guadalupe] saben, tambin

    aqu todos los mexicanos

    kesusi [Jsus] et la wirken walalupe

    [Vierge de Guadalupe] le savent, aussi

    ici tous les Mexicains

    Werika ya pai meut Yuwantera

    semakaniele --

    el guila los alcanz a todos ellos, su

    bandera mira por ustedes

    Laigle les a tous atteint, votre drapeau

    veille sur vous

    Seheki li hai suliya manuyehisia

    manuyehisia

    por ustedes nubes ensangrentadas9

    quedaron tendidas unas tras otras

    Pour vous des nuages de sang ont t

    tendues lune aprs lautre

    Muntuyari wanu haiwiyaritsie cuentan que era el mundo del tiempo de

    nubes

    On dit que ctait le monde du temps de

    nuages

    Manuyehisia tai hasta ri Hai tusati

    manuyehisia mana

    tendidas unas tras otras casi convertidas

    en fuego, Hai tusati [Nube Blanca]

    hasta ah qued tendida

    tendues lune aprs lautre presque

    converties en feu, Hai tusati [Nuage

    blanche] jusquici est rest tendue

    Mana kut ri nehetsie heyeniuneti en ese lugar habl por m En ce lieu il a parl pour moi

    Tukari mana seiyali nemitienieni Pues ah en la luz su corazn escuchar Parce que l, dans la lumire votre coeur

    jentendrai

    9 Preuss (1998 :275) fait rfrence un passage similaire dans son essai Los cantos religiosos y los mitos de algunas

    tribus de la Sierra Madre Occidental o el agua se volvi roja cuando la diosa del Cielo Uxe Uimri, la muchacha bonita, menstru por primera vez .

  • 369

    Ya utiyuati wamuwieli mutiwenisi dicindolo as, sus plumas retoaron En parlant ainsi, ses plumes ont clos

    Me riki murutsi meienakate

    meneukuyuani

    as que murutsi [todos? moros?] los

    que escuchan se movieron

    Alors les murutsi [tous? maures?], ceux

    qui coutent ont boug

    Muntu usawelika meniukuyuani el mundo del guila dibujada

    se movi10

    Le monde de laigle dessine a boug

    Cet pisode est insr dans le chronotope de la naissance du Soleil qui incorpore lentit Jeune Mre

    Champ de Mas Waxa iimari, et inclut le passage qui voque le surgissement d'une nouvelle identit,

    celle de la mexicanit, par un mcanisme d'appropriation de la symbolique des objets de pouvoir

    mestizo :

    seg.171

    Wasa iima kulusi wee tehatiuti

    ketiyumekikanu

    Joven Milpa, cruz, estando parados se

    han hecho mexicanos

    Jeune Champ de Mas, croix, dresses

    vous vous tes fait mexicains

    Fig. 4 Pice de la Nouvelle Espagne. Source : Numismatique amricaine :http://www.numismaticodigital.com/noticia/6313/

    10 Lemaistre (1997 :162) a trouv l'expression verikauxa quil traduit comme peinture ou message de laigle.

    Le terme muntu drive possiblement de mundo (de lespagnol, Gabriel Pacheco communication personnelle) et fait allusion de manire figurative la calebasse crmonielle qui est une rplique du cosmos (Kindl 2003).

  • 370

    Fig.5 Pice de monnaie mexicaine du ct de la face de laigle. Source : http://www.banxico.org.mx/billetes-y-

    monedas/servicios/venta-de-monedas-medallas-billetes-y-otros-product/juegos/coleccion-herencia-numismatica-de-mexico-

    serie-ii/herencia-numismatica-mexico--.html

    Il semble pertinent davancer que les motifs iconographiques tels que la croix, la vache-xuturi (

    sacrifier) et l'enfant se retrouvent dans les anciennes reprsentations de la Vierge de Guadalupe, autre

    nom pour dsigner la Jeune Mre Champ de Mas ( cest la mme chose , disent les gens) (fig. 5 et

    6). En regardant du bas vers le haut, on remarque un enfant avec des ailes (cf. pice de monnaie aigle-

    croix) qui porte au dessus de lui les cornes dune vache (lecture que les Wixaritaris font de la demie

    lune des catholiques). De ces cornes merge la Vierge qui porte un collier avec une petite croix. Nous

    complterons cette interprtation de la Vierge de Guadalupe- Jeune Mre Champ de Mas la fin du

  • 371

    chapitre.

    Fig. 6 Le collier en croix de la Vierge de Guadalupe. Source internet : http://www.flickr.com/photos/vazquez100/

    http://farm3.staticflickr.com/2803/4214635876_a427ae9e21_o.jpg

    Fig. 7 La demie lune ou les cornes dun taureau selon les interprtations

    Source internet : http://cegupaep.org

    La calebasse comme symbole fminin par excellence et sa contrepartie masculine, la flche, ont

    t remarques trs tt par les premiers chercheurs en terres wixrikas (Preuss 1998 (1908) : 272). Ce

    symbole est l'archtype de la fminit comme corps-rcipient, comme pot-ventre qui supporte,

    maintient, accueille. Les fonctions qui lui sont attribues accoucher, alimenter et protger se

    maintiennent dans des traditions culturelles diverses. La symbolique de l'exprience corporelle

    fminine prend la forme gographique de grottes, de sources, de rochers, de lieux humides et obscurs,

    enferms ou souterrains. Dans le chant, le monde souterrain, habit par des entits comme des serpents

  • 372

    (car enroules , dit le chant) est transit par une calebasse dote des attributs d'une femme en pleine

    croissance. Il devient le lieu de rfrence de l'exprience corporelle de la transformation du corps

    fminin en gestation. Le chant souligne galement son rapport symbolique la terre et la maison

    notre temple , ainsi qu'aux cerfs et au peyotl Mre Cerf calebasse . Cette double transformation

    d'une femme Notre Mre Calebasse (s.175) et d'un enfant mon frre cadet, calebasse enfants

    calebasse (s.108) est voque par une srie d'artefacts aux transformations enchevtres, et sous un

    schme volutif au cours de la narration du chant. Nous reprendrons cet argument la fin du chapitre.

    b) Les flches irite

    Fig. 8 Les flches irite . Collection Carl Lumholtz. American Museum of Natural History

    Fig. 9 Les flches contemporaines. Source : Archive CHAC

  • 373

    Il existe plusieurs types de flches : les flches votives destines aux sites sacres, les flches pour la

    gurison et celles fabriques par les jicareros pour tout le cycle rituel.

    Les matriaux utiliss pour leur fabrication sont les suivants : des baguettes de carrizo (une

    sorte de bambou) unies des baguettes en bois, sur lesquelles on dessine des lignes (droites et

    ondules) avec un mlange dencens ( copal ) et de peinture synthtique : la couleur rouge

    correspond aux anctres masculins Kakaiyarite et la bleue aux fminins Teteima . On peut

    accrocher chaque flche des objets votifs miniature (comme un petit arc pour demander d'tre

    chanceux la chasse, un tissu brod avec la figure d'un petit garon pour demander un fils). Chaque

    artefact tablit un rapport d'identification entre le fabricant et son destinataire, de qui il prend son nom.

    cette tape du rite, les flches inscrivent la collectivit d'hommes comme Chasseurs wataamete, les

    anctres animaux prdateurs davant la naissance du soleil (le chant les appelle Kakaiyarite, les

    anctres davant linitiation). Nous sommes ici face un premier anachronisme : les chasseurs

    fabriquent des flches pour tuer symboliquement un cerf qui a dj t abattu ce stade du rituel mais

    qui sera chass plus tard dans le chant. Le chant voque les objets de chasse (traduction de

    Huriekate donne par Rafael Lpez de la Torre [2006 :16]).

    seg. 152

    Huriekate11 mana kut ewatame

    waiiri reyukukuine

    Dueos de la Montaa, ah moran las

    flechas del cazador, ese lugar duele

    Matres de la Montagne, l demeurent les

    flches du chasseur, ce lieu fait mal

    Wawatsari iiritame titi seme xeiiri

    reyukukuine

    Wawatsari que son flechadores, sus

    flechas, ese lugar duele

    Wawatsari flcheurs, vos flches, ce lieu

    fait mal

    L'iconographie inscrite sur les flches n'a pas encore t analyse en profondeur (cf. Lumholtz

    1900, 1904). Lors de la visite au Muse ethnographique Berlin, jai pu constater que chaque

    11 Lopez de la Torre dcrit les entits Huriekate comme l'un des sept groupes d'entits l'origine de la cration associs

    aux piges de chasse et la corde sacre du chasseur (2006 :16).

  • 374

    communaut possde ses propres motifs iconographiques, reconnus par tous. Cette iconographie est

    cense transmettre des messages au destinataire et agir sur le fabricant, si la flche est soumise un

    certain traitement rituel. J'ai pu assister une sance de gurison o le mara'akame m'a expliqu que les

    lignes inscrites pouvaient tre fermes pour protger le fabricant de la sorcellerie inflige par un

    autre chamane, ou quelles pouvaient tre ouvertes de faon obtenir la protection et laide de la

    divinit implique par ce dessin. Dans ce cas spcifique, la malade tait une mtisse qui dclarait avoir

    t ensorcele par un chamane-sorcier ( brujo ) qui lui avait ordonn de dposer une flche sur un

    site sacr, acte qui la rendit malade. Pour agir contre lensorcellement, le chamane lui proposa de

    retourner sur le site sacr et de brler ces flches. Cependant, Cet acte lui avait-il dit tait fort

    dangereux , car il pouvait tuer le chamane-sorcier cause des compromis que ce dernier avait avec

    l'anctre-site sacr en question. Pour attnuer la maladie et viter de prendre de tels risques, le chamane

    a fabriqu de nouvelles flches et modifi les dessins : les dessins taient ds lors ferms et

    lensorcellement ne laffecterait plus . Quand la femme mtisse s'en est alle, le chamane ma

    conseill de ne pas me laisser emmler dans ces affaires trop dlicates . Souvent, lexpression

    quelquun est flch se rfre une maladie inflige par ensorcellement provenant d'une personne

    ou d'un anctre. Les anctres sont rancuniers, passionnels, violents, et ne pardonnent ni les fautes, ni les

    oublis ni les dettes prolonges. Les flches places sur les toits des maisons servent protger, et celles

    que l'on peut trouver dissimules dans les espaces publics feront toujours lobjet de soupons. Un autre

    type de flches est fabriqu au dbut de chaque cycle. Elles guident la famille au cours de chaque tape

    depuis la saison des pluies moment o elles sont fabriques avec les calebasses et jusqu ce

    qu'elles soient offertes la fin de la saison sche.

    Carl Lumholtz (1900: 83-107) recherchait la stabilit des significations de certaines figures pour

    proposer un systme symbolique wixrika qui fournirait des lments danalyse pour comprendre le

    systme dcriture des anciens Mayas (aprs Cushing et Powell) (1900 : 216-217). Il a donc entrepris

    une tude systmatique des flches qu'il a regroupes en fonction des couleurs et des plumes qui les

  • 375

    ornaient12. Il explique que les flches sont un outil chamanique que d'autres espces utilisent d'autres

    chelles du cosmos. Par exemple, le scorpion a des flches trs aiguises, le serpent sonnette est

    considr comme la flche du Soleil et du Frre An, les mtorites sont les flches des dieux qui tuent

    les serpents, etc. Historiquement, pour les Chichimques, les flches dsignaient des demandes

    d'alliance ou des dclarations de guerre. Au XVIme sicle, la flche tait devenue l'emblme des

    populations du Nord de la Nouvelle Espagne, redoutes pour leur dextrit et leur agressivit la

    guerre. Lumholtz penchait plus pour une interprtation communicative de messagers des dieux ,

    alors que Preuss et Zingg ont soulign le caractre paradoxal de cet outil. Preuss remarque propos des

    flches Cora13: il ne sagit pas dun moyen de transport des prires et doffrandes, mais d'armes

    puissantes (1998 (1906) : 109-110) ; et Zingg observe : le manque de logique pour tirer des

    oraisons en plaant des flches sur lautel me parat inexplicable (1982, II :332). Zingg explique aussi

    que les flches parlent entre-elles :

    La mythologie affirme qu'elles [les flches] parlent entre elles et dans un autre passage on dit que le Grand-pre

    Feu, savanant vers le groupe des plerins qui revenait du voyage du peyotl, tire une flche lintrieur du temple,

    pour prouver que les flches qui taient l pouvaient entendre ce que sa flche avait dire. Les dieux aussi coutent

    ce que les flches disent et parfois se cachent pour couter la conversation des flches doraisons. Les mmes dieux

    communiquent entre eux en tirant des flches. Le dieu la reoit, lve la flche et coute attentivement ce quelle est

    venue lui dire. (1982, II :333-334).

    De son ct, Johannes Neurath n'assigne pas beaucoup d'importance la thse communicative

    et retourne ce qu'une flche suscite par vidence : son caractre violent qui met l'accent sur le

    sacrifice et le pillage , par opposition la calebasse, qui est base sur une logique d'change :

    dposer une calebasse signifie donner une femme et dposer une flche veut dire tuer le destinataire

    de l'offrande (2010 :208). 12 Pour la symbolique des couleurs, Lemaistre (1997:143) propose de les associer aux points cardinaux : noir - Ouest, bleu

    - Nord, rouge - Est, blanc - Sud. Je nai pas vu d'usage conventionnel des couleurs, lexception du bleu, associ au monde souterrain ( aux entits fminines) et du rouge, associ au monde den haut (aux entits solaires)

    13 Les flches sont des objets rituels plus remarquables chez les Cora et Tepehun. Antonio Reyes (2008 :75-83) dit que les Tepehuanes fabriquent nombre de flches utilises dans des contextes trs diffrents, aux caractristiques diverses (taille, iconographie, plumes) et dont les fabricants sont des individus ou des collectivits.

  • 376

    Comme tous les artefacts, les flches n'appartiennent pas la personne qui les fabrique. Leurs

    propritaires originaux sont les anctres qui les portaient lorsquils sont sortis de linframonde

    lOccident et ont commenc leur voyage vers lOrient (Preuss 1998 :183). Cependant, il appartient

    aux humains de les rnover. C'est leur responsabilit. Dans un chant funraire compos d'une srie de

    dialogues entre le mort et les entits enregistr par Konrad Preuss , la voix du mort dit : Jai

    pris pendant ma vie sa flche, sa calebasse (1998 :253) ; lorsque le chanteur se heurte la qute de la

    cause de la maladie, son interlocuteur non-humain rpond : Cest moi qui lai envoye car il a pris ma

    flche (Ibid.). La notion de prt des objets est galement prsente dans le chant que janalyse :

    Seg.125

    ar kepaimeti ar mana neiir ya con cunto sacrificio estn ah mis

    flechas

    Ainsi avec tant de sacrifice mes flches

    sont l

    ipai watiniiti etsiwa herie petipini as prestadas las pondremos a la luz Ainsi nous les poserons la lumire

    Ces multiples interprtations confirment que la fonction de protger, d'agresser ou de dlivrer

    un message dpend du contexte. Dans le chant chamanique, la flche n'est pas un agent en soi, la

    diffrence de la calebasse ou du bton plumes qui prennent la parole. Elle reste un artefact mdiateur

    qui participe grce son rapport aux artefacts de la catgorie bton plumes-muwieri. Pour le moment,

    il est important de souligner nouveau que la flche comme arme puissante a une double porte :

    elle touche simultanment le fabricant et le destinataire qui sont, en termes symboliques, la mme

    personne : un cerf (qui est la fois bton plumes, natte, nierika, ou flche) qui s'autosacrifie, se

    donne ( se entrega ):

    Seg. 86

    ena tari neyeyeikati aqu voy caminando ici je suis en train de marcher

    Neyeyeikati Nierikatsie tari

    pemineyukutua

    caminando sobre el rostro, el tapete, t

    mismo te entregaste

    En marchant sur le visage, la natte, toi

    mme tu tes offert

    Netinayani hutarieka Quisiera que fuera a la segunda Jaimerais quil soit la deuxime

  • 377

    c) Les disques votifs wewiya

    Fig. 10 Ancien nama (bouclier) ou disque votif. Collection Lon Diguet. Muse du Quai Branly

    Quelques jours avant la fte, le chanteur dessine les disques votifs destins chacun des sites

    sacrs. Chez mes htes, les choses se passaient de la manire suivante : le chanteur appelait ses petits-

    enfants (et lethnologue) pour laider. Les matriaux taient les suivants : papier en carton blanc

    dcoup en cercles avec des ciseaux (de la taille dune main tendue), et sur lesquels on dessine avec

    des crayons de couleur (voici la version moderne la diffrence de lancien wewiya cf. fig.9). Au

    centre de chaque cercle en papier tait trac un autre cercle, ainsi que des figures longeant le bord du

    cercle, et dessines en sens anti-horaire: au bord, en haut, un aigle (a) ; sa gauche, un cerf (b) ; au

    bord, en bas, deux bougies allumes et deux enfants-hakeri (c) ; droite, une vache (d) (voir fig.11).

    Ces quatre figures orientes vers les quatre points cardinaux sont communes tous les disques. Seule

    varie la figure centrale (e) qui est le visage ou nierika de chaque anctre. Seul le chamane peut la

    dessiner. Il nous disait qu'elle devait avoir : des yeux, un nez, une bouche et des oreilles, comme une

    personne . On peut penser que cette srie de motifs en spirale, et en sens anti-horaire parvient

    superposer diffrentes chelles de synthse les squences du jour de la westa, les tapes du sous-cycle

  • 378

    rituel et l'histoire de la cration14 :

    Fig.11 Ordre de composition du disque votif, wewiya ou nierika

    Aigle

    midi

    soleil au znith

    monte du Pre Soleil aux cieux

    Cerf

    autosacrifice

    coucher du soleil

    lieu obscure et humide

    alliance avec lentit Cerf

    nierika

    dvoilement du visage

    fin du cycle

    dpt de l'offrande

    Vache

    sacrifice

    lever du soleil

    luminosit

    naissance des enfants soleil

    Bougies et hakerite

    minuit

    soleil au nadir

    le feu est gard dans un four et

    sauvegard par deux enfants qui seront

    ensuite jets dans la fournaise

    Le disque votif illustre trs bien la capacit des artefacts wixaritaris synthtiser la vision du monde

    des chelles diffrentes et rendre visible la relation dun un que le chamane entretient avec les

    entits surnaturelles- Il connat leur visage-nierika. Ce wewiya terme avec lequel on dsigne cet

    artefact est le nierika du mara'akame, un artefact qui rvle le rapport d'identification entre le

    mara'akame et les anctres difis. Le chant voque le dvoilement des visages-nierika des anctres

    14 Dans la collection d'artefacts runie par Carl Lumholtz, on peut apprcier des exemplaires anciens qu'il appelle nierika

    (ou bouclier frontal) et nama (ou bouclier dorsal). Ces disques comportent certaines caractristiques que jai mises en lumire : la lecture des motifs se ralise en sens anti-horaire, le centre est circulaire, certaines figures conservent l'ordre qui souligne les oppositions symtriques et portent des lments qui supportent le champ dinfluence de la divinit en question. Une rvision approfondie permettra de confirmer la stabilit de cette forme d'organisation des savoirs pour dmontrer que cest lordre et non pas liconographie qui rend possible la persistance du systme. Cent ans aprs, le nama n'est pratiquement plus fabriqu.

  • 379

    (s.134) :

    Yuhisiapa yunierika tiutinesia en Su Centro aparecieron sus rostros-

    nierika

    en son centre vos visages-nierika sont

    apparus

    Pendant que les enfants et moi nous amusions colorier les figures indiques par le chamane, il

    ma demand de tracer laspect du site sacr Teiwari Yuawi (traduit littralement comme Voisin Bleu)

    o nous nous tions rendus quelques semaines auparavant pour dposer des offrandes. Jai tout de suite

    refus car je ne voyais pas comment faire. Il ma demand trs calmement de le dessiner tel que je

    men souvenais dans mon cur (iyari) ( coeur-mmoire ), ce que j'ai fait de mon mieux, en

    reconstruisant le lieu dans ma mmoire pour visualiser les rochers et les plantes comme je m'en

    souvenais. Le chamane a examin mon dessin minutieusement, et m'a suggr d'y ajouter les bonnes

    couleurs pour quil ressemble vraiment au prototype15. Cette exprience m'a montr que faire des

    figures est un apprentissage qui commence par limitation du prototype. Le chamane voit le monde tout

    autrement : pour lui chaque nierika est lapparence de lanctre qui a des yeux, un nez, une bouche et

    des oreilles, comme une personne . Les couleurs des figures marquent les attributs de l'entit en

    question: un soleil rouge, jaune ou noir, un Christ, une Vierge, un serpent, etc. En tant qu'initi qui a

    acquis le don de voir , il est capable de reprsenter la vraie forme des choses. Cet exemple met en

    relief l'une des acception du terme nierika : limage des anctres dfunts. Elle le rapproche du sens

    tymologique du latin imago qui dsignait le masque mortuaire port pendant les rituels funraires des

    anciens Romains (Belting 2005:41-58)16.

    Je n'ai pas pu vrifier si cet ensemble d'images compose une pictographie qui soit partage par

    15 Lorsque j'ai particip la fabrication d'objets et d'aliments rituels, on m'a souvent dit : il faut que a soit bien vu .

    J'tais la cible des regards, des opinions et des plaisanteries : si je modelais un cerf avec de la pte de mas, il fallait que ses pattes soient suffisamment longues. On faisait attention ce que je malaxe suffisamment la pte pour prparer les gorditas ou tamales, et on vrifiait aussi que la pte craque quand je les mettais au feu.

    16 Zingg (1982, I:346-348) avait aussi remarqu que le nierika des disques votifs indiquait l'aspect ou visage (esp. cara ou rostro) de l'anctre.

  • 380

    tous les membres de la communaut, ou simplement par les spcialistes rituels. Je tendrais plutt

    penser que chaque chamane dveloppe son propre rpertoire iconographique. Vers la fin du chant, le

    nierika se dessine , il est copi :

    seg.153

    Ta niu ta ri kename ri mipai tiuyi Dicen que as fue como sucedi On dit quainsi cela sest pass

    Ta nierika ta kut ri peyuike Que al fin nuestro rostro-nierika se

    dibuja

    Que finalement notre visage-nierika se

    dessine

    Tsep ya kut ri ya tiuyi miki No importa que as suceda Cest pas grave quainsi cela se passe

    Ya aneme ta kut ri meyuike Todo esto se va copiando Tout ceci est en train de se copier

    Lorsqu'il dessine les disques, le mara'akame choisit sa propre route , la carte mentale qui lui

    permettra de se dplacer dans les mondes des anctres. Chaque nierika correspond un lieu-de-

    mmoire (anthroponyme) sur lequel il doit se rendre (dans son chant) pour tablir un dialogue avec

    lanctre et lui livrer les offrandes. . Il les dposera ventuellement sur le site sacr rel. Il suivra une

    route bien pense qui est galement une stratgie pour atteindre l'objectif rituel (et de laquelle dpend

    sa propre rputation). Rappelons que chaque entit a des habilets particulires, et que la route suivie

    par le maraakame est donc une combinaison choisie en fonction de ces capacits qui garantissent la

    bonne marche et l'accomplissement du rituel : une chasse fructueuse, la gurison d'une maladie, le

    parcours d'un dfunt, la fertilit du champ agricole.

    d) Les bougies hauri

    Fig.12 Bougies dposes sur un site sacr. Photographie : Regina Lira, 2008

  • 381

    Des trs nombreuses bougies sont utilises chaque fte. Elles peuvent tre divises en quatre

    catgories : celles qui sont offertes sur les sites sacrs et font partie de lassemblage-offrande ; celles

    qui sont destines au sacrifice et allumes pendant les squences prparatoires du sacrifice ; celles qui

    sont destines au cerf et allumes pendant la chasse puis rallumes au cours de la fte ; finalement,

    celles qui ne seront jamais allumes et qui accompagnent une personne tout au long de sa vie, comme

    si c'tait sa vie . Ces dernires restent caches pendant les rituels. Ces bougies en cire dabeille et en

    fil de coton sont nommes hauri dans le chant. La dernire catgorie est un cierge appel iteiri, traduit

    littralement par plante domestique .

    Les bougies sont soumises un traitement rituel trs particulier que j'essaierai de reconstruire

    ici. Aprs la fabrication des offrandes au coucher du soleil, le chamane appelle un enfant-hakeri pour

    qu'il lave les bougies avec du savon et de leau, en les frottant avec des colliers de perles bleues et

    blanches. Cet enfant les sche avec son manteau (xikuri) et les rend au chamane. Vient ensuite la

    squence On nomme les bougies . Le chamane prend les bougies une par une, il nonce le nom du

    lieu auquel chaque bougie sera destine et la dirige dans cette direction gographique17. Tous les

    membres de la famille participent cet exercice de mmoire. Les sites sont mentionns dans un ordre

    bien particulier, en suivant les points cardinaux. Aprs cette squence, elles sont rassembles dans une

    bote avec le reste des offrandes. Aprs lnonciation des lieux de mmoire de la cartographie rituelle

    familiale, le chamane engage certains parents dposer des bougies supplmentaires offertes sur des 17 Valdovinos dcrit les rituels coras o l'on peut voir une squence similaire, mais avec des flches (2008 : 37-38).

  • 382

    lieux secondaires comme les temples parentaux de certains membres de la famille au deuxime

    degr, ou encore des lieux particuliers tels que lglise de Plateros o se trouve lenfant-saint Santo

    Nio de Atocha .

    Pour finir, le chamane distribue une bougie chaque membre de la famille (et aux amis

    proches), bougie qui sera allume pendant les squences du sacrifice du btail, et laquelle sera

    accroche une fleur en papier crpon18. Cette fleur est rituellement nomme xuturi, terme qui dsigne

    l'offrande en sacrifice. Un autre groupe de bougies est allum par les hommes durant la chasse au cerf,

    et sera rallum pendant quelques squences de la fte : les bougies du sacrifice sont allumes avec

    la flamme de celles de ce dernier groupe. Cet acte marque l'change entre les hommes, les femmes et

    leurs victimes de sacrifice respectives.

    Les bougies sont l'un des objets indispensables aux rituels lis aux saints catholiques du chef-

    lieu. Pendant les processions de la Semaine Sainte durant lesquelles on longe le village de Santa

    Catarina en suivant les points cardinaux, on dit que la bougie doit tre allume en permanence (ce qui

    est presque impossible cause des vents forts) car si elle steint, cest le signe du pch (sexuel).

    Comme cela arrive trs rgulirement, les rires sont constants (Cunto pecado !, dirait-on).

    Quand on parle des bougies, on dit souvent voici ta vie , tukari. Les bougies s'adressent

    tukari, le domaine de la vie et du soleil. Cependant, comme nous le verrons par la suite, les bougies

    sont une tape dans le processus de transformation de la catgorie des objets bton plumes-muwieri.

    Dans le chant, la bougie est souvent voque comme cerf bougie , dont la naissance se dtache

    du chasseur Wawatsari :

    seg.56

    Tami tari wanu pai mitiwena cuentan que as retoa On dit quainsi clot

    Netei iimari hekawekaku Mi Madre Joven presente [parados] Ma Jeune Mre prsente [dresss]

    18 Robert Zingg (1982, II :407) a dcrit que dans les annes 30, ces fleurs taient fabriques avec du papier de soie, et

    confectionnes la main avec un fil en ixtle (fibre issue des cactaces) et de la cire dabeille.

  • 383

    Niwetsika hekawekaku Niwetsika presente [parados] Niwetsika prsente [dresss]

    Wawatsari mitiwenaxi Wawatsari las hizo retoar Wawatsari les a fait clore

    Masa hauli Masa haulieya Vela Venado, vela de venado Bougie cerf, bougie cerf

    Ya paimeki mitiwenasi con todo esto retoaron Avec tout ceci ont clos

    Senuiwali Wawatsari mireukaniere su nacimiento se desprende de

    Wawatsari

    Votre naissance se dtache de

    Wawatsari

    Les bougies sont des lments qui ont t incorpors partir de la priode coloniale. Il semble

    qu'elles aient remplac les tiges en bois docote (Pinus montezumae)19. Dans les mythes recueillis par

    Zingg (1982, II :369-70), les mains de Takutsi Nakaw sont des bougies et Niariwame doit danser

    avec une bougie la main sans que celle-ci ne steigne, sous menace d'tre punie de mort. Lide des

    bougies comme auxiliaires du soleil est galement rcurrente car, lorsqu'on les allume, le soleil peut

    monter jusquaux cieux (in Weigand, et al., The Sun Myth, in 2004 :13). La fleur en papier crpon

    (xuturi) attache aux bougies (hauri), est aussi voque dans le passage du mythe suivant :

    Le cycle mythique catholique part de la cration de la mre-abeille (abeille reine) par les desses de la mer, qui

    lont cre pour obtenir de la cire, parce que les bougies en bois quelles avaient ne sallumaient pas. Lhistoire

    devient un rcit charmant sur la manire dont un enfant-Fleur, la personnification dune fleur qui contient du miel

    et fleurit en octobre, a amen du miel sa mre-abeille. Comme rcompense, il fut transform en enfant-Miel. Il

    devait se faire une incision au genou avec sa machette pour que du miel coule, comme si ctait du sang. Un enfant

    mchant qui amenait des serpents, des crapauds et des grenouilles la mre-abeille au lieu de miel, a essay la

    mme astuce que lenfant-Miel mais na russi qu se faire mal. Lenfant pervers tua lenfant-Miel et brla son

    corps. De son cur jaillit une abeille et ct de son corps brlant apparut une goutte de cire. (Zingg, 1982,

    II :168-69)

    Dans le chant, la bougie est appele Maxa hauri, cerf-bougie. Elle est associe une pluralit

    d'objets, ce qui rvle un schme particulier de transformation, comme nous le verrons plus tard. Le

    19 Conifre de la famille des Pinus utilis comme combustible car il libre une rsine inflammable.

  • 384

    cierge-'iteiri appartient une autre catgorie d'objets20. Il reste cach, et ne doit jamais tre allum.

    Dans le chant c'est le dernier objet faire son apparition.

    e) Nierika - bois de cerf et Xuturi - cornes de taureau21

    Fig. 13 Bois de cerf, Source : National Museum of the American Indian. Fig. 14 Cornes de taureau. Photographie :

    anonyme

    La tte du cerf abattu la chasse est conserve pendant tout le cycle rituel. Cest le premier

    objet rituel issu de linteraction entre les hommes, et le dernier tre dpos, sur l'un des lieux les plus

    valoriss de la gographie rituelle (souvent, Teakata). Cet artefact est dcor par les hommes qui

    participent la chasse : on colle des pices de monnaie sur le museau (ct face-ct guila au

    Mexique), du coton sur la pointe du museau et dans les oreilles, et chaque chasseur colle une perle en

    plastique avec de la cire. Le chamane manipule la tte de cerf durant tout le cycle, il la tient la plupart

    du temps dans sa main, avec le bton plumes. Le sang de l'animal, sch et gard dans la poche des

    intestins, sera aussi oint sur les objets rituels au moment de la fte et du dpt des offrandes. Des 20 J'ai dj mentionn qu'iteiri est traduit par plante domestique mais il dsigne galement le cierge rituel qui n'est pas

    allum. 21 L'association entre les ttes des animaux sacrifis contemporains et les anciens trophes de guerre est partage par de

    nombreux peuples amrindiens. Par exemple un passage du pre Arias de Saavedra l'illustre en 1673 (1899 : 19), il relate le traitement rituel des ttes des victimes sacrificielles des indiens Hauyanamotecos:

    al qual quitndole la Cabessa la sangre que sala recojan en un basso, i la echauan en esta Cisterna como brindndola al Sol. la Cabessa la bailaban en la Cassa del Nayarit, i repartan en guedejas la Cabellera las dems rancheras para que la bailassen. al que aua echo la pressa le estoruaban el Sueo por cinco das con sus noches, enbijndola de tinta negra, i despus le dejauan dormir, i dormido le agujereaban las narises, sealndolo por Capitn, el qual coja la Cabessa, i la guardaua en su cassa i guarda hasta el da de Oi disiendo le tiene presso, dndole el Cotidiano sustento, el qual desaparesse el Demonio con que tiene por cierto le come el difunto.

  • 385

    bouillons de cerf seront consomms au dbut et la fin de la fiesta. Les bois de cerf sont

    symboliquement associs aux plumes et aux flches (cf. mythe Lumholtz 1907:21). a tte de cerf-

    nierika et le bton plumes-muwieri sont les outils chamaniques que le chanteur manipule pendant

    toute la sance rituelle, et dans le chant, la frontire qui les spare l'un de l'autre s'estompe.

    Les cornes de vache sont le dernier artefact de l'interaction entre le collectif d'hommes et de

    femmes. Le lendemain de la fte, aux premiers rayons du soleil, le taureau est sacrifi, mais avant, on

    orne ses cornes de fleurs en papier crpon, et les femmes l'arrosent de chocolat mlang de l'eau de

    source. On place galement les saints catholiques verticalement au-dessus de son corps. Ses cornes, son

    cur et son foie sont tout de suite mis part sur lautel, son sang recueilli dans une gourde, et les

    jeunes adolescents dcoupent sa chair. Les fleurs en papier crpon accroches aux cornes et celles qui

    se trouvent sur les bougies sont associes symboliquement. Comme mentionn prcdemment, la fleur,

    la bougie, l'enfant et la vache font partie d'un mme champ symbolique (Lemaistre 2003 :269). Bien

    que sur la scne rituelle la xuturi dsigne l'offrande en sacrifice, dans le chant ce terme dsigne une

    pluralit d'artefacts qui se lient (ou s'assemblent). Par exemple:

    seg. 90

    Masa nierika ena mekaw aqu Rostro-nierika Venado lo enlaz Visage-nierika cerf ici la enla

    Neteteima senierika ena mekawima aqu Mis Madres portan sus rostros-

    nierika en su manto

    Ici mes mres vos visages-nierika sur

    votre manteau vous portez

    Miki ri teheutiniti y con todo eso junto Et avec tout ceci

    Minesutuli netserie ya memutiyua son mi flor-xuturi, a mi derecha as han

    hablado

    Vous tes ma fleur-xuturi, ma droite

    ainsi ont parl

    De nombreux artefacts sont rassembls grce une technique nonciative de type parallliste pour

    former une unit : ta fleur-xuturi est une (chant, s.130). Le cerf chass et la vache sacrifie sont

    dsigns comme loffrande ou maawari, et par beaucoup d'autres termes qui subissent des processus de

    transformation complexes.

  • 386

    f) L'autel niwetari

    Tous les objets mentionns jusqu' prsent sont placs sur lautel tapeiste ou niwetari. Certains

    seront placs la vue de tous, dautres resteront cachs.

    Les objets qui composent lautel sont en mouvement permanent. Beaucoup circulent sans cesse

    sur la scne rituelle, apparaissent et disparaissent sur lautel. C'est le cas du chocolat, de la calebasse

    remplie de sel, de la corde avec laquelle le cerf a t attach, de la corde du taureau sacrifier

    (kaunari), du bouquet d'pis de mas de cinq couleurs (teiyari), des petites gourdes remplies deau de

    source et du tumari22 (aicutsi), lustensile pour brler lencens, des instruments de musique, des

    rcipients pour recueillir le sang du sacrifice, de ceux pour l'eau de source, du couteau, du coton, des

    fleurs pour raliser les bains rituels et pour orner lautel, de la bouteille de tequila de lentit Irumari,

    des colliers de perles en plastique (blanches et bleues). Les objets du lignage se trouvent dans des sacs

    en laine, suspendus lautel. Les Saints Catholiques (le Christ, la Vierge de Guadalupe et Santa

    Catarina,23 sainte patronne gardienne de la communaut,) sont amens du chef-lieu jusqu la fte. La

    nourriture rituelle, ds quelle est prte, est place sur lautel, offerte aux anctres puis distribue aux

    membres de la famille. Elle se compose de bouillons (de cerf, de vache ou de poisson), d'aliments

    base de mas (tortillas, gorditas, tamales, figures miniature et atole), de boissons (sodas, bires, tequila),

    de chocolat, de gteaux. Selon les crmonies, il peut galement y avoir de la bire de mas (nawa), des

    figures prpares avec de la farine de mas, des boulettes damarante. Au fur et mesure que sont

    franchies les tapes du chant, des bougies sont allumes sur l'autel. Plus le lever du soleil approche,

    plus il y a de bougies allumes. Vers la fin du rituel, on offre les aliments aux anctres. Ils sont placs

    au cours du chant au point nord-est de la cour rituelle, associ la direction Haut . la fin de la

    crmonie, les aliments sont distribus en respectant une hirarchie bien prcise : le chamane et ses

    22 Poudre de mas bleu mlange avec du chocolat. Les hommes l'emploient sche et les femmes la mlangent l'eau des

    sources sacres. 23 Nous avons dj mentionn que cette entit porte un nom fminin mais est dcrite comme masculine.

  • 387

    auxiliaires au dbut, les invits et trangers la fin.

    N'oublions pas que le terme niwetari ou autel dsigne aussi les six chelons que les anctres et

    les plerins doivent franchir pour atteindre le lieu de naissance du soleil (Lira, Azcrate, Fernndez

    2009 :203). Dans le chant, l'autel est nomm Utiarita, lieu d'criture en rfrence au sang qui est

    l'encre d'criture par excellence.

    B. Des personnes comme des objets

    L'emploi des notions d'agence, d'intentionnalit et de subjectivit ne semble pas toujours

    clairement dfini chez Gell (1998). Pour lui, la premire distinction vidente est celle qui existe entre

    ce quil appelle secondary agency et primary agency . Les objets sont porteurs dagence alors

    que lintentionnalit nest attribue qu des tres intentionnels, nous explique-t-il, cest--dire des

    personnes qui ont des intentions ; sauf dans quelques configurations . Pour illustrer ce type de cas

    particuliers il propose les exemples de la pyramide des acrobates et du culte des ignames en Nouvelle-

    Guine quil dsigne comme des cas dagence intentionnalit complexe ( self-made index ,

    Gell 1998 : 41-45). Ce problme de l'autonomie de l'objet est repris par Carlo Severi (2009a) pour

    mettre en relief le fait qu'un objet n'est considr comme porteur de parole (et donc de subjectivit) que

    dans certains contextes ; Philippe Descola (Collge de France) aborde quant lui cette distinction sous

    l'angle d'une anthropologie de la figuration o il prcise que lontologie mise en lumire par des images

    de type analogiste est indissociables du dispositif narratif par lequel elles sont institues (Cours, p.811).

    Dans le chant chamanique, tous les objets ne sont pas dots dune agence primaire. Nous allons,

    pour commencer, distinguer les relations directes des relations indirectes instaures par les artefacts

    manipuls sur la scne rituelle. Pour ce faire, nous reprenons lethnographie du rituel analyse au

    chapitre 2.2.

  • 388

    1. Relations directes lobjet : les rapports directs instaurs par lobjet fabriqu

    Au coucher du soleil, la premire squence de la westa (la fiesta que nous considrons

    comme le cur du rituel), comprend la fabrication des offrandes qui inscrit les membres de la famille

    comme excutants du rituel. Le type dobjets fabriqus dpend du sexe des fabricants : les hommes

    dcorent les flches, les femmes les calebasses, le chamane les disques votifs, et les bougies sont

    distribues tous les membres de la famille et ornes avec une fleur en papier crpon. Par lacte de

    fabrication de loffrande, chacun prend sa place et assume sa position lintrieur du cadre rituel.

    Lobjet que chacun fabrique, est lindice de cette nouvelle position. Seul le chanteur-chamane est

    exclu, puisque sa nature complexe est reconnue au-del du contexte rituel, mme si la nature de cette

    complexit sera labore dans le rituel, comme nous lavons montr dans la dernire partie.

    Fig.14 Relation directe lobjet

    Excutant

    Fabricant Objet

    Fabricant Hommes Femmes Chanteur-chamane Groupe familial

    Indice Flches Coupes Disques votifs Bougies

    Excutants Chasseurs Mres de la Nuit et

    de la pluie

    Chanteur-chamane Ensemble danctres Teteima et

    Kakaiyarite

    Dans lacte dinscription sopre un transfert dagence secondaire (Gell, 1998) sur lobjet24. Ce

    24 Aussi appele la formule lmentaire , Cf. A. Gell 1998: 31.

  • 389

    transfert d'agence ne s'opre pas seulement par l'acte de fabrication en soi, mais aussi parce que le

    fabricant est reprsent sur l'objet grce une petite perle en plastique ou une figurine en cire

    d'abeille. La fabrication de l'objet permet le ddoublement du participant qui est alors la fois un

    membre de la famille et un acteur du rituel (excutant) Le nom donn aux excutants est celui de

    l'anctre davant linitiation (Chasseur flin Ewataame ou Kakaiyari selon le terme donn par le

    chant25 pour lhomme, et Mre de la pluie et de la nuit Tatei pour la femme). L'objet devient l'index de

    cette relation.

    L'objet est cens communiquer les requtes des humains qui y sont reprsentes graphiquement,

    que ce soit en termes figuratifs ou en termes abstraits. La reprsentation graphique pas

    ncessairement iconique de ces requtes suppose de la part du fabricant une intentionnalit

    directement transfre sur lobjet. Comme Zingg l'a remarqu : la pense du dvot doit suivre les

    flches, comme la foi rend la prire valide dans dautres religions. Quand les flches doraison

    natteignent pas le pre-Soleil, par exemple, le fait est attribu au manque de pense ou dhabilet chez

    la personne (1982, II :333 et 341). Pour que l'objet soit efficace, il doit subir un traitement rituel : tre

    prsent aux entits sur le plan du chant, activ par le sang sacrificiel enduit au cours de

    linteraction entre excutants et dpos sur le lieu sacr adquat pendant le plerinage la fin du cycle.

    Jinsisterai sur limportance de lacte de cration de lobjet qui tablit un espace de communication

    entre le fabricant et son destinataire ainsi que sur les principes qui rgissent cette communication.

    2. Relations indirectes lobjet : rapports indirects instaurs par les objets

    Dans la deuxime partie de la thse (c.f. II.2) nous avons montr que la dynamique rituelle tisse des

    relations complexes entre les participants qui prend forme dans le cadre dun systme relationnel trois

    25 Daprs lanalyse des donnes, les deux identifications sont pertinentes parce qu'elles font allusion au chronotope de la

    nuit (tikari), avant la cration du soleil. Lacte de chasse superpos au sacrifice de la vache marquera, ce moment, le passage de la nuit au jour. Nous sommes en train de desceller les couches de complxit du rituel qui ne se prsentent pas de manire successive, ce qui dmontre sa temporalit complexe.

  • 390

    termes : un Chasseur, un Sacrificateur et une Mre. On ne soccupera pas de la Mre pour le moment.

    Nous nous pencherons sur le Chasseur et le Sacrificateur qui, se voient impliqus, par le biais de l'acte

    meurtrier, dans une srie de responsabilits qui fait ressortir leur performance, et par lequel stablit un

    rapport d'identification complexe avec la victime.

    En abordant lanalyse depuis la perspective des artefacts, nous voyons que si la flche est

    lindice dune relation entre des Hommes Chasseurs qui leur confre la position danctres, les objets

    ramures de cerf et cornes de vache sont lindice dune relation condense qui favorise lmergence de

    lidentit rituelle que le chant nous permettra de reconstruire pleinement.

    Fig.16 Relation indirecte l'objet

    Identit rituelle

    ! Excutant!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!Objet-2-(ramures!de!cerf!ou!cornes!de!vache)!!!

    !

    Fabricant!!!!!!!!!!!!!!!!!!!Objet!1!(flche)!!!

    !

    Nous continuerons lanalyse sur le plan du chant, en suivant, de manire attentive, la manipulation des

    artefacts et les relations que ces derniers instaurent entre les participants non-humains. Nous verrons

    que cette manipulation relie des rgions pour crer un seul monde-kiekari.

    C. Des objets comme des personnes

    Les pisodes du chant, progressivement imbriqus, se distinguent les uns des autres par la manipulation

    des objets recherchs. La livraison des objets dclenche des panouissement ou des closions

    (selon le langage du chant). Nous avons montr dans la partie prcdente que cest la relation entre

  • 391

    artefact(s), l'orientation du parcours et une srie numrique qui sont la base dun certain ordre qui

    nest pas successif mais de type enchevtr. Les objets qui nous intressent ici sont les suivants : le

    nierika, le bton plumes (muwieri), lensemble dpis de mas de cinq couleurs (teiyari), le silex

    (tekayari), la chaise (uweni), les croix (kuruxi), la natte (itari), les flches (iri), lil de dieu

    (tsikiri), la calebasse (xukuri), la bougie (hauri), le bracelet (matsiwa), la fleur (xuturi), la petite

    gourde (aicutsi), le collier (kuka), la bche (kipieri) et le cierge (iteiri), entre autres (cf. fig. 16).

    Certains objets ne sont mentionns que brivement (indiqus en caractres romains), alors que d'autres

    sont systmatiquement repris et complexifis au cours de l'nonciation (en caractres gras). Ces

    derniers sont dots d'attributs humains : ils naissent, grandissent, parlent, voient, se dplacent.

    Paralllement leur anthropomorphisation, ces artefacts sont dsigns mtaphoriquement comme des

    plantes (s.129 la flche s'est arrache [watihunisi], o est-elle reste?) ou comme des fruits cultivs (s.0

    ses plumes mrissent [mutisaurikie], son nierika mrit). Il faut signaler que la plupart de ces objets sont

    prsents sur la scne rituelle. Ils font tous partie de l'offrande (maawari), ce qui implique quils sont,

    en quelque sorte, la mme chose , cest--dire loffrande sacrifie.

    Liste d'artefacts mentionns dans le chant.

    bton plumes (muwieri)

    Bton de commandement (itsi)

    silex (tekayari)

    bouquet de mas [Mre Mas] (teiyari)

    chaise (uweni)

    croix (kuruxi)

    visage (nierika) et natte (itari)

    flches (iri) (et plumes)

    il de dieu (tsikiri)

    calebasses (xukuri) (et flches)

    bougie - cerf (maxa hauli)

    bracelet (matsiwa)

    fleur xuturi

  • 392

    petite coupe (aicutsi)

    collier (kuka)

    collet de chasse (kaunari)

    bche (kipieri)

    tenue (kemari)

    kikii26 Sandale (kakai)

    Titre de propritt (Titurusi )

    cierge (iteiri)

    La rcurrence des relations que l'nonciation des objets-offrande met en vidence nous a permis de les

    regrouper en trois catgories, comme nous lavons dj prcis. Nous reprenons ici lanalyse prsente

    dans les chapitres prcdents depuis la perspective des artefacts pour tenter d'obtenir une

    comprhension intgrale de la dynamique rituelle.

    1. La mise en images par le chant

    On distingue donc trois catgories dobjets assigns des groupes dentits diffrencies. La

    premire met laccent sur un groupe dobjets accumuls qui compose un dispositif chamanique

    constitutif d'une entit masculine qui accumule de nombreuses identits par des relations indirectes aux

    objets (identit cumulative Cerf+). La deuxime catgorie souligne la relation directe entre les Mres et

    une calebasse. Enfin, la troisime comprend une srie cumulative qui, grce une technique

    parallliste, tablit des rapports analogiques ou de contraste avec d'autres termes au cours de

    l'nonciation. Les deux premires catgories rsultent de l'interaction entre des personnes du mme

    sexe, tandis que la troisime rsulte de l'interaction entre des personnes de sexe diffrent (Gell 199927).

    26 Je nai pas obtenu de traduction pour le terme kikii dont l'importance dans le chant est significative. Il est constamment

    mis en rapport avec la turi fleur , et la xuturi fleur. Parmi les interprtations que l'on m'a indiques il y avait : cerf, cerf chass, offrande, vache sacrifier, vache sacrifie, ce qui justifie l'association avec la xuturi-fleur.

    27 En d'autres termes, cette troisime catgorie merge de la relation entre relations. cf. Strathernogramms de Gell 1999

  • 393

    a) Dispositif chamanique : indice d'une relation symtrique

    Comme nous l'avons dmontr dans le chapitre prcdent, la constitution d'un JE complexe et

    multiple est centre sur le grand vnement de la chasse, motif chronotopique fonction

    architectonique dans cette partie du chant. L'identification entre les entits se ralise lors de la

    manipulation des artefacts et des parcours dans la gographie rituelle, comme nous l'avons dj signal.

    La premire identification entre le chanteur et Cerf Bleu Kauyumarie Irumari a lieu pendant la qute

    de l'artefact bton plumes muwieri entre l'Ouest (Tiranita) et l'Est (Werika tekia). En voici un petit

    extrait (reproduit dans le chapitre 3.1):

    Seg.8

    Mana paiti mutiwenixi Ah ya retoaron L-bas ont clos

    Kwisitasa kwisitasa mutiwenisi Kwisitasa Kwisitasa [Halcn amarillo

    halcn amarillo] retoaron

    Kwisitasa Kwisitasa [faucon jaune

    faucon jaune] ont clos

    Werikasi mutiwenisi Werikasi [guilas] retoaron Werikasi [aigles] ont clos

    Satirasi mutiwenisi Satirasi retoaron Satirasi ont clos

    Yuaritasa mutiwenisi Yuaritasa [Guacamaya amarilla]

    retoaron

    Yuaritasa [Ara jaune] ont clos

    Mana paiti takuta makamarisi Hasta all as se coloc en la cima Jusque l-bas ainsi il sest pos au

    sommet

    Wamuwieri takuta ri wareuniuweti Sus plumas as ya saben hablar Ses plumes ainsi elles savent dj parler

    Werika tekia nakamarire En Werika tekia [cima del guila] se coloc

    Au Werika tekia [sommet de laigle] sest pos

    La qute des plumes est la premire action ralise dans le chant. Elle concerne tout d'abord la

    recherche de Cerf Bleu Kauyumarie Irumari, le coquin qui bouge le chanteur et se relie lui:

    Seg.0

    Maxa yuawi Irumari newatikeni Venado Azul Irumari ya se unieron

    [en m]

    [Se coloc de manera vertical]

    Cerf Bleu Irumari dj se sont lis

    [en/dans moi]

    [Il sest dress]

    Johannes NeurathTexto

  • 394

    Tita kut kareuyumarieti

    netiuyuitiwa

    Quien ser el travieso [arriesgado]

    que me est moviendo?

    Qui est ce coquin [audacieux] qui est en

    train de me bouger ?

    Sur la scne rituelle, le chanteur tient son bton ( ses plumes ) dans sa main, qu'il agite constamment,

    provoquant ainsi le son du grelot qui y est attach. Les plumes qui savent parler se situent de part et

    d'autre du chanteur (l'un sa droite (yutserieta-Sud), et l'autre sa gauche (yu'ututa-Nord)). Il s'agit de

    ses auxiliaires (kwinepuwaamete). Dans ce passage il les appelle pour qu'ils s'incorporent (qu'ils

    dploient la vibration de la parole ) :

    Seg.1

    Wa muwieri ye aneti ranuwetiya Sus plumas as pues desplegaron

    [Sus plumas as pues desplegaron la

    vibracin de la palabra]

    Ses plumes ainsi se sont dployes

    [Ses plumes ainsi ont dploy la

    vibration de la parole]

    Takuta ri ranuwetiya As ya se desplegaron

    [As ya se despleg la vibracin de la

    palabra]

    Ainsi se sont dployes

    [Ainsi sest dploye la vibration

    de la parole]

    Yutserieta ranuwetiya A su derecha se despleg

    [A su derecha se despleg la vibracin de

    la palabra]

    votre droite sest dploye

    [ votre droite sest dploye la

    vibration de la parole]

    Takuta ri ranuwesime As ya se ha desplegado Ainsi dj sest dploy

    uwa kueri heweneka Aqu as despleg [cambi su rumbo] Ici sest dploy [changer de route]

    Yuutata mautawesime A su izquierda se despleg [se fue] votre gauche sest dploy [est

    parti]

    Yuutata mautawesime A su izquierda se despleg [se fue] votre gauche sest dploy [est

    parti]

    Takuta ri yuutata mautawesime As ya a su izquierda se despleg [se fue] Ainsi dj votre gauche sest

    dploy [est parti]

    Ensuite, sur le Lieu du Tigre Tiwerita, l'identification entre Grand-pre Feu Tewatsi et Cerf Bleu

    Kauyumarie se ralise au cours de la manipulation de deux artefacts : la 'itari (natte) et le nierika

    (miroir/visage). Nous rappelons ci-dessous un de ces passages et insistons en caractres gras sur les

  • 395

    possessifs qui indiquent le repositionnement discursif:

    Seg.24

    Nenierika pukamani

    Masa yuawi Irumari

    Nenierika Masa Yuawi

    mi rostro se colocar [algo redondo

    o plano]

    Venado Azul, Irumari rostro-

    nierika de Venado Azul

    Mon visage se posera [chose ronde ou plate] Cerf Bleu Irumari visage-nierika du Cerf Bleu

    Ke kut ri mi Irumari Kaunemari ya es as, Irumari, Yo, Kauyumari Il est dj ainsi, Irumari Moi

    Kauyumari

    Yuitari manukawera su tapete colocarn Sa natte vous placerez

    Nenierika nepanukamani

    Nenierika panukamani

    mi rostro colocar

    mi rostro lo colocar

    Mon visage je placerai

    Mon visage le placera

    Vers la moiti du chant, ces objets sont rfrs sans marqueurs possessifs :

    Seg.86

    ena tari neyeyeikati ...Aqu voy caminando ...Ici je vais en marchant

    Neyeyeikati Nierikatsie tari

    pemineyukutua

    caminando sobre el rostro, el tapete,

    t mismo te entregaste

    En marchant sur le visage-nierika, la

    natte, toi mme tu t'es offert

    Et vers la fin du chant, les perspectives sont inverses : votre nierika/ma natte :

    Seg.133

    Pemeyeniune nierika yunierika

    petimana

    as hablas Rostro

    as va colocando su rostro

    Ainsi tu parles Visage-nierika

    ainsi il est en train de poser son visage-

    nierika

    Peimanati neitari petiuwenaxi colocndolo reto mi tapete En le posant a repouss ma natte

    Cette modalit qui a pour effet d'accentuer les contrastes et d'inverser les perspectives est

    caractristique de la structure en miroir du chant dans le cadre dialogique sans marqueurs qui a lieu

    entre les entits masculines.

  • 396

    Finalement, une fois que Wawatsari-Tigre se dplace, il arrive en haut, sa flche apparat et il

    demande Nos Mres de lui prter leur nierika :

    Seg.28

    Tateteima mehatinesia Nuestras Madres ascendieron Nos mres ont merg

    semuwieli mi seiir hatinesia sus plumas y sus flechas brotaron vos plumes et vos flches ont jailli

    uwa paiti Tiwerita neyemarisi ac en Tiwerita [Lugar del Tigre] se

    colocaron

    ici Tiwerita [Lieu du Tigre] vous tes

    placs

    Wawatsari iir nayen kut ri as ha llegado la flecha de

    Wawatsari

    ainsi la flche de Wawatsari est arrive

    wanierika waniiwilie sus rostro-nierika les pide prestado ses visages-nierika ils vous emprunte

    yumuwieli yuaitsalie memeyewe sus plumas en su Aitsarie yacen ses plumes Aitsarie demeurent

    miki hetsie pai yunuiwali kauka kut

    li hayenuiwa

    all es donde est su nacimiento

    pienso que de ah nace su poder

    L se trouve sa naissance, peut-tre de l

    leur puissance nat

    De cette srie cumulative se dtache une bougie-cerf :

    seg.56:

    Tami tari wanu pai mitiwena cuentan que as retoa on dit quainsi elle repousse

    Netei iimari hekawekaku Mi Madre Joven presente ma Jeune Mre [Champ de Mas] prsente

    Niwetsika hekawekaku Niwetsika presente Niwetsika prsente

    Wawatsari mitiwenaxi Wawatsari las hizo retoar Wawatsari [Chasseur-Tigre Frre Cadet]

    les a fait repousser

    Masa hauli Masa haulieya Vela Venado, vela de venado bougie Cerf, bougie de cerf

    Ya paimeki mitiwenasi con todo esto retoaron avec tout ceci elles repoussent

    Senuiwali Wawatsari mireukaniere su nacimiento se desprende de

    Wawatsari

    votre naissance se dtache de Wawatsari

    [Chasseur-Tigre]

  • 397

    Il y a un groupe dobjets accumuls qui composent le dispositif chamanique dun JE pluriel

    form par des plumes (muwieri), une natte (itari), un visage de cerf (nierika ou miroir) et une flche

    (irii) : les outils du chamane sont en effet tendus par terre, devant lui, sur la scne rituelle. Il les

    manipule discrtement certains moments. Ce premier groupe dobjets est lindice dune relation de

    type cumulative qui dfinit lidentit complexe de lnonciateur. Dans la partie du chant centre sur le

    chronotope de la chasse, cette relation cumulative a rvl la relation symtrique entre frre an/cousin

    bilatral et frre cadet/cousin bilatral, une relation daffinit potentielle28.

    Fig. 17 Relations indirectes aux objets de type cumulatifs

    Cerf Bleu + bton plumes

    Feu-Animal domestique + natte + miroir

    Chasseur-Tigre + flche

    bougie-cerf

    b) Calebasse-xukuri : indice d'une relation asymtrique

    La calebasse est aussi un objet rcurrent, qui suit un trajet qui va du monde den bas (lieu de

    lobscurit) jusquau monde d'en haut (lieu de la lumire), porte par Nos Mres Tateteima dans leur

    manteau. Elle est dlivre au Centre et nat en Haut :

    seg.31

    Parikiata kut ri neteteima en Parikiata as estn mis Madres Parikiata vous tes runies mes

    mres

    Neteteima kut ri Neteteima Mis Madres ya as Mis Madres no se mes mres, l dj, mes mres nayez

    28 Rappelons que les termes de parent matsi et mu'uta indiquent une relation entre hommes, respectivement entre frres

    an et frre cadet, ainsi qu'entre cousins bilatraux potentiellement affins. (Manzares 2003 :81)

  • 398

    sekaelieka preocupen aucune inquitude

    Neteteima wimakwate meyukayeitia -

    -- sukuli sehakawimani

    Mis Madres de Wimakwate son

    limpiadas -- la jcara acogen en su

    manto

    mes mres de Wimakwate elles sont

    nettoyes

    -- la calebasse vous laccueillez dans

    votre giron

    Teteima semiyeketiki Las Madres se pararon Les mres vous vous arrtez

    Aitsarita semiyeketiki en Aitsarita se pararon Aitsarita vous vous arrtez

    sukuli akawimati la jcara en su manto la calebasse dans votre giron

    Tei Masa Sukuli seiyeketi

    yuparitia seiyeketi

    la Jcara Madre Venado portan

    su Templo portan

    la calebasse Mre Cerf vous la portez

    votre temple vous le portez

    uwa kut ri Kewimuka ac en Kewimuka as ha sucedido ici Kewimuka cest ainsi que cela sest

    pass

    Kewimuka 'uwa pemeyeke Kewimuka ac te has quedado Kewimuka ici se trouve ta demeure

    teteima takakai ri mi Madres Nuestros Ancestros ya Mres Nos Anctres ainsi dj

    !

    Wawatsari demande quon lui prte cette Jeune Calebasse :

    seg.72

    Wawatsari sukuli seuniiwi Wawatsari les pidi prestada la

    jcara

    Wawatsari vous a demand la calebasse

    prte

    Muwieli seika seuniiwi slo alcanz a pedir prestada la

    pluma

    il a seulement russi demander la

    flche prte

    Seiir nemunenii Yo ped prestada su flecha Jai demand la flche prte

    Xehetsie temikawilisi de ustedes estamos colgando vous nous sommes suspendus

    iimali sukuli mutinii pidi prestada la Jcara Joven il a demand la jeune calebasse prte

  • 399

    La superposition des voix atteint un tel degr de complexit qu'il devient difficile de savoir qui parle

    lorsque la forme dialogique prdomine sur la structure du chant. ce moment-l (segment 95), une

    srie de personnages dont l'identit n'est pas reconnaissable prennent la parole. C'est le cas de la

    calebasse : ma calebasse ainsi l'a dit . l'avant-dernier segment, le chanteur confirme qu'il s'agit

    bien de Notre Mre Calebasse.

    seg.175

    ya tewa mutaxa Ahora s hasta este lugar habl l certes jusquici il a parl

    Waweki ri ya tewa tatei sukuli Qued ac en lo sagrado Nuestra

    Madre Jcara

    sur le sacr cest rest Notre Mre

    Calebasse

    Au cours de l'nonciation, la calebasse livre par Nos Mres de la Nuit (Teteima) acquiert un

    caractre double de jeune mre calebasse et d'enfant-fleur (associ simultanment d'autres termes)

    (voir le je entre guillemets [ JE ] analys dans le chapitre prcdent). Ce caractre double nous

    amne penser que la calebasse est lindice dune relation de type asymtrique entre une mre et un

    enfant, dune relation de consanguinit. Il rappelle aussi que la participation dune femme en tant

    qu'excutante sur la scne rituelle dpend de sa condition de gnitrice.

    Fig.18 Relation directe de type volutive entre Nos Mres et la calebasse

    !!!!!!!!

    Nos Mres

    calebasse

    Fig. 19 Artiste inconnu. Le chamane conduit le chemin de la calebasse de la rgion den bas vers la rgion den haut,

    http://www.dynonline.net

  • 400

    c) La troisime catgorie

    Il nous semble qu' partir de la relation tisse entre une entit masculine constitue comme un

    tre pluriel grce au dispositif chamanique et une entit fminine identifie une calebasse (sukuli),

    merge une troisime catgorie d'artefacts. Au niveau narratif du chant, cette troisime catgorie

    d'objets est identifiable par l'enchevtrement progressif de deux pisodes : celui qui culmine avec la

    naissance de la bougie-cerf dans le contexte de l'interaction entre des entits masculines, et celui qui

    culmine avec celle d'une calebasse dans le contexte de l'interaction entre des entits fminines

    (Tateteima). Dans la deuxime partie du chant, la naissance devient un motif ritratif :

    seg.30

    amuwieli ketinuiwasi ve cmo tu pluma ha nacido regarde comment ta plume est ne

    sukuli ketiunuiwasi ve cmo la jcara ha nacido regarde comment ta calebasse est ne

    seg.56

    Masa hauli Masa haulieya Vela Venado, vela de venado bougie cerf, bougie cerf

    Ya paimeki mitiwenasi con todo esto retoaron avec tout cela ils ont clos

    Senuiwali Wawatsari mireukaniere su nacimiento se desprende de

    Wawatsari

    votre naissance de dtache de Wawatsari

  • 401

    seg.99

    Muwa seiir meyenuiwasi de all naci su flecha de l-bas sa flche est ne

    Muwa seiir meyenuiwasi de all naci su flecha de l-bas sa flche est ne

    seg.138

    aniawari ya yukulusi ya

    reukunuiwaxi

    poco a poco fue naciendo su cruz petit petit sa croix est ne

    seg.142

    Wasa kemitiuyi Dnde qued la Milpa? O est rest le champ de mas?

    Wasaya muwa tehatiuti Encontrndonos Nosotros su milpa ah Nous trouvant l nous le champ de mas

    Wasa anuiwari kemitiutia Como fue el nacimiento de tu milpa Comment fut la naissance du champ de

    mas?

    seg.156

    Taiteiri piyenuiwa Turiiteiri

    piyenuiwa

    nacer nuestro cirio nacer cirio- iteiri

    flor

    il natra notre cierge- iteiri il natra

    cierge-fleur

    Cette troisime catgorie englobe une srie d'artefacts (croix-kulusi / bougie-hauri / flche-'iri /

    vtement-kemari / cierge-'iteiri /?-kikii) qui, grce l'emploi d'une technique parallliste, dmontre la

    rcurrence du terme rituel fleur xuturi (sutuli selon la prononciation du chanteur) et du terme

    tuuturi (turi qui signifie fleur en langage quotidien). Ces deux termes dsignent loffrande-maawari29 :

    s.42 Masa hauri Cerf bougie

    s.42 Hauri Kikii Bougie Kikii

    s.73 Tiwekari hauri Tigre bougie

    29 Ce terme se rapproche galement de tiiri, enfants (au pluriel, nunutsi, au singulier).

  • 402

    s.78 Kulusi hauri Croix bougie

    s.97 Turi sutuli Fleur fleur-xuturi

    s.128 Hauri sutuli Bougie fleur-xuturi

    s.146 Kikii turi Kikii fleur

    s.149 Turi sukuli Fleur calebasse

    s.160 Sutuli 'iwi Fleur-xuturi jupe

    s.156 Turi 'iteiri Fleur cierge

    Le rapprochement smantique et prosodique de fleur-xuturi, de fleur-turi et de l'enfance-tiiri s'accentue

    dans certains passages30. La calebasse est dcrite comme un enfant qui grandit : elle nat, fait ses

    premiers pas, pleure, se dplace. Elle est dsigne ici comme frre cadet et comme enfants (au

    pluriel) :

    seg.108

    Nemuuta meyewe sukuli tiil sukuli existe mi hermano menor, la Jcara

    Nios jcara

    mon frre cadet existe, la calebasse

    enfants calebasse

    Dans le segment suivant, on parle d'un petit ( nunuri ) et des fleurs-xuturi (au pluriel) :

    seg.109

    Tatsata penunuri mi entre nosotros ya es pequeo il est petit parmi nous

    Heiwarieka miyuyeke la primera vez se logr ofrendar la premire fois il a rsussi loffrir

    Nunuriekatsie meukake estando pequeo logr quedarse tant petit il a russi demeurer

    Tiyurite xuturitsie verdaderamente son Flores-xuturi vritablement ce sont fleurs-xuturi

    Tewa ri nayeyani ya vino desde lejos de loin il est venu

    30 Il est impratif de mentionner que le terme nuiwari traduit par naissance (par Gabriel Pacheco) est traduit par

    descendant dans les chants analyss par Denis Lemaistre. Le rapport symbolique entre le terme xuturi la fleur, et lenfant a galement t remarque par Denis Lemaistre (2003 : 35).

  • 403

    Vers la fin de cette partie, on associe la calebasse des fleurs (tuuturi) :

    seg.150

    Xeikia tuutuli sukuli meyutiwi Noms la flor jcara ah comenz comme a la fleur calebasse l a

    commenc

    Wayeu hetsie reukuwirisi Sobre su Padre qued colgado sur son pre il est rest suspendu

    Heriepa yuhepai reyuwi A la luz a s mismo se tom la lumire il sest pris lui-mme

    Mana paiti mikitsie tiniukuyi All a la luz sucedi l-bas la lumire cela sest pass

    Taewari mana kut--- Ah nuestro rezo qued--- l notre prire est reste---

    Xika aku ya muwa mipai reyusew Si as es all nuestro rezo se har uno sil en est ainsi l-bas notre prire se fera

    une

    Aprs avoir longuement manipul le terme xuturi et aprs avoir tiss des relations complexes, le

    chanteur victorieux arrive l'enlacer ou le complter :

    seg.130

    ar asutuli ar misew Ya tu flor-xuturi es uno Ainsi ta fleur-xuturi est une

    Et finalement :

    s.165

    Miwanuiwane asutuli All est naciendo tu Flor-xuturi l est en train de natreta fleur-

    xuturi

    Fig. 20 Artiste inconnu. On voit ici la naissance de lenfant fleur xuturi ddouble par un effet de miroir, lintrieur de la

    calebasse, http://www.jamesendredy.com

  • 404

    Le chant nous dit explicitement que cette fleur-xuturi est la fleur-xuturi de la Mre Mas Niwetsika

    (s.95), son nuiwari (descendant). C'est en diffrenciant les niveaux de relations mis en jeu par

    lnonciation que l'mergence de cette troisime catgor