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Partie IV
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361
Chapitre 1. Les artefacts
A. La fabrication des artefacts rituels
La langue wixrika tablit une diffrence importante entre objet fabriqu wewiya qui veut dire
facture (hechura en espagnol) , limage ou motif qui rsulte de cette fabrication uxa , et
loffrande maawari, terme rituel semblable au terme allemand opfer qui dsigne tant lobjet votif que
loffrande sanglante. Ce dernier sous-entend un traitement rituel qui engage le fabricant dans un long
cycle qui culmine lorsque l'offrande est dpose un site sacr1. Le terme nierika dsigne une catgorie
dobjets de type complexe qui mrite d'tre explicite selon une dfinition synthtise donne par
Olivia Kindl (2007) qui a consacr une thse ce sujet :
le terme nierika provient du verbe nieriya, ou voir, synonyme de connatre ou comprendre , sous-
entendant ainsi quil sagit de voir la totalit du monde. Nierika, nous dit-elle, comprend une catgorie dobjets
(disques en pierre, miroirs, il de dieu , tablettes circulaires) et la capacit davoir des visions partir des
stratgies employes par les Huichol, leur permettant de canaliser leur regard et manipuler leurs sens 2
(2007:329).
1 Dans son tude sur la mmoire chez les anciens gyptiens, Jan Assman (2006 :141) fait la distinction entre deux
acceptions d'opfer : l'offrande non sanguinaire, qui contribue la manutention du monde en lapprivoisant, et loffrande sanglante, qui maintient la continuit du monde, en anantissant lennemi. Tuer devient donc un chtiment.
2 Sur ce concept particulirement complexe et polysmique, voir la thse doctorale dOlivia Kindl, Le Nierika des Huichol : un art de voir , Paris, Universit Paris X Nanterre, doctorat en Ethnologie, 2007. Nous avons fait rfrence cette notion tout au long de ce travail, mais dans cette partie consacre aux artefacts, elle mrite une explication plus dtaille. Les traductions donnes au terme nierika sont nombreuses: disque, visage, joue, il, miroir, bouclier, fleur, losange, reflet, aspect, vision, instrument pour voir (selon l'expression donne par Eduard Seler dans son essai Los indios huicholes del estado de Jalisco (1998 [1901]) o il compara les objets dcrits par Lumholtz avec ceux des anciens mexicains et qui fut reprise par Preuss). Kindl a centr sa recherche sur cet objet de rflexion sur la dimension concrte ou plastique (les objets fabriqus et les outils chamaniques des initis et leur variabilit morphologique), sur la dimension conceptuelle (ou forme symbolique) et sur la dimension mystique ( don de voir dans Neurath 2000 et Negrn 1985). Elle largit le champ de rflexion grce lampleur polysmique du terme et retombe sur une rflexion philosophique et phnomnologique quelle commence tracer pour formuler une anthropologie de la vision qui serait attentive la fabrication des objets et des images ainsi quaux valeurs ontologiques attribues (Kindl et Neurath 2008 :8). Nierika se rfre un certain nombre de figures iconographiques (fleur, peyotl, spirale, cercle) ainsi qu un certain nombre doffrandes qui comportent un orifice ou cercle au milieu, des points de lespace rituel (tepari, le feu crmoniel), des sites sacrs (Teakata ou Wirikuta), au champ agricole, au soleil ou au centre du monde. En allant du microcosme au macrocosme, le nierika comme construction dun monde organis selon certains critres est autant une figure fige du monde quune figure en mouvement perptuel. Lie intimement au chamanisme wixrika, le don de voir ou nierika, nest pas le domaine exclusif des chamanes-chanteurs ou maraakate, mais il est aussi celui des artistes, qu'ils soient crateurs de tableaux en laine ou femmes tisserandes.
362
Nous nous appuierons sur les artefacts rituels fabriqus loccasion du rituel agricole familial tudi au
cours de cette thse, et en particulier sur trois groupes dobjets : les offrandes fabriques par les
membres de la famille qui seront dposes sur les sites sacrs, les objets du chamane qui se trouvent
tendus par terre et devant lui sur la scne rituelle et les objets du lignage prservs au temple familial.
La nourriture rituelle et les lments dcoratifs sont labors pour loccasion et n'ont qu'une vie
phmre.3
1. L'offrande-assemblage
Le premier groupe d'objets compose ce que j'appelle un assemblage. Cet assemblage est
compos dune calebasse, d'une flche, d'un disque votif et d'une bougie, relis les uns aux autres par
un fil. Le nombre d'assemblages dpend du nombre de sites sacrs auxquels ils seront livrs et donc du
nombre de relations rituelles entretenues par une famille (25 en moyenne). cet ensemble d'offrandes
assembles sajouteront les cornes de la vache sacrifie et les bois du cerf chass qui seront aussi
offerts aux sites sacrs de plus haute hirarchie choisis par le mara'akame. Cet ensemble s'apparente
aux paquets sacrs (Bndel) des anciens Mexicains et des momies pruviennes, reprsents dans les
anciens codex, comme le signale Olivia Kindl (2007 :332 apud Preuss 1908 :597-598; 1909 :152). Il
est soumis un traitement rituel du dbut la fin de la crmonie. C'est un fil conducteur qui va nous
permettre de reconstruire le droulement des squences qui composent le rituel4. Les artefacts sont
fabriqus en fonction du sexe et du rang des fabricants. La fabrication de ces offrandes est la premire
squence du rituel-westa. Leur manipulation se fera sur l'axe autel/Est tepari/Centre et feu/Ouest.
Leur laboration inaugure le temps rituel et altre l'identit des participants : les femmes sont ds lors
des Mres de la Pluie Teteima et les hommes des Frres Cerfs Chasseurs Tamatsima ; ils forment
ainsi la premire communaut d'anctres.
3 On ne s'occupera pas ici des proprits sensibles des objets. Voir Kindl 2007. 4 Il y a en outre des artefacts qui ont t manipuls au dbut du cycle, qui commence pendant la saison des pluies.
363
Fig. 1 Trajectoire des artefacts. Jusqu' la fin du chant, toutes les squences se ralisent au mme point de l'espace rituel,
le centre tepari.
1-5 jours jour 6-8 jour 9 dbut chant jour 10 fin du chant
coucher du soleil minuit lever du soleil midi coucher du soleil jours qui suivent
Chasse Prparation fabrication balayage sacrifice de bougies bouillon dpt
au cerf champ offrandes cour vache sallument de vache offrandes
assemblage Les calebasses ensemble dsagrgation
se dcouvrent Mre Mas
a) Les calebasses xukurite
Fig.2 Calebasse Xukuri. Source : Collection Carl Lumholtz. American Museum of Natural History
Nous avons identifi plusieurs types de calebasses : la calebasse votive dpose sur les sites sacrs, la
calebasse du lignage garde dans le temple familial - xiriki, la calebasse effigie (cf. Kindl 2003),
qui figure l'anctre reprsent par les jicareros (cargos de la maison crmonielle), et les calebasses
ornes destines la vente commerciale5. Lors du rituel du xiriki, on ne retrouve que les deux premiers
5 Toutes les calebasses usage rituel appartiennent l'espce Lagenari siceraria, connue galement comme guaje ,
bule , calabaza ou tecomate . Pour une tude dtaill cf. La jcara huichola. Un microcosmos mesoamericano d'Olivia Kindl (2003). J'ai emprunt les termes forgs par Kindl, par exemple celui de calebasse-effigie , qu'elle traduit aussi par coupe en franais. Son tude comprend une classification des motifs, des motifs associs des symboles, et de linterprtation de ces symboles. Elle constate que chaque image cre lintrieur de cet objet modle rduit de lunivers entretient des relations mtonymiques avec son prototype : les membres de la famille, les cerfs chasss, le btail et le champ de mas. La calebasse comme modle rduit de lunivers tablit un paralllisme entre
364
types de calebasses.
Chaque mre de famille fabrique une calebasse votive par site sacr. Les calebasses, plus petites
en taille que celles du lignage, portent des figurines modeles la cire dabeille ( Cera de
Campeche ) qui reprsentent les membres de la famille, le mas et le btail. Au centre de la calebasse
on colle une pice de monnaie sur le ct face ou ct de l'aigle au Mexique. Les autres femmes-mres
se joignent chacune de ces calebasses en y collant une petite perle en plastique (ou cuca). Cet artefact
tablit un rapport d'identification entre la fabricante (la mre) et le destinataire (l'anctre-toponyme), de
qui elle tire son nom. Lobjet inscrit la participation de la collectivit de femmes en tant que Tateteima
Nos Mres des Pluies et de la Nuit. C'est ainsi qu'elles sont nommes partir de ce moment. Tout
cela a lieu pendant la premire squence du rituel, la tombe du jour.
Les calebasses du lignage, plus grandes, sont de plusieurs types. Chaque jeune couple qui se
marie fabrique une gourde sur laquelle la femme ajoutera des nouvelles figurines au cours de leur vie,
selon l'arrive de nouveaux membres de la famille nuclaire et selon l'largissement du patrimoine
(btail notamment). Ces calebasses sont exclusivement fabriques pendant la saison des pluies, tikari,
priode o les calebasses naissent . Les gens disent, la calebasse cest comme notre acte de
naissance . Chaque chef de famille conserve les calebasses hrites de ses anctres (jusqu cinq
gnrations). Au centre de la calebasse se trouve le kipuri ( me ) des anctres morts matrialis sous
forme de cristal en pierre 'irikame. Pendant les squences excutes par les femmes, ces dernires
portent les calebasses dans leurs manteaux, empiles, et y placent un pi de mas (teiyari) la verticale.
Ces calebasses sont nourries avec de l'eau, du sang, des bouillons, du chocolat et du peyotl,
chaque session rituelle. Elles restent couvertes (caches) la plupart du temps dans les sacs en laine
ports par les femmes et se dvoilent la squence Les calebasses s'tendent vers 3 ou 4 heures du
matin. Elles sont traites avec beaucoup de soin et nettoyes leau et au savon, cycle par cycle, la
saison des pluies.
lobjet, lespace et une chelle de type analogique (2003).
365
Dautres types de calebasses circulent sur la scne rituelle : les petites gourdes pour arroser
deau les points cls de lespace rituel ('aicutsi), les grandes gourdes dans lesquelles chaque collectif
boit leau ramene des sources sacres (lieux fminins o vivent les Teteima), celles o l'on mlange du
chocolat et de leau pour alimenter la vache avant qu'elle ne soit sacrifie. Ces dernires sont souvent
remplaces par des petits pots en terre cuite ou d'autres matriaux.
J'ai eu l'opportunit de participer aux rituels familiaux de mes htes. J'ai un jour propos au
chamane de fabriquer ma premire calebasse, ce qu'il m'a gentiment permis de faire tant donn que je
n'tais ni marie, ni mre de famille. J'ai achet ma calebasse la seule femme qui les fabrique dans ce
village. Puis, j'ai achet des perles en plastique et de la cire pour modeler mes propres figurines : une
plante de mas, un petit cerf et autres formes qui me sont venues lesprit. Le chamane m'encourageait,
me conseillant d'inclure des choses qui me paraissaient importantes , vu que je n'avais pas encore
fait de famille . C'est ainsi que j'ai appris que les figurines colles doivent tre orientes vers un sens
prcis, la mme direction que le soleil, ma expliqu le chamane. Les visages des figures/figurines
reprsentes doivent regarder vers la gauche. On les dchiffre sur la calebasse dans un sens anti-
horaire, le sens de circulation de lespace rituel.
Pour complter ma calebasse, on m'a demand de coller, au centre, une pice de monnaie
mexicaine du ct de la face de l'aigle. Dans le chant, cette pice est appele non pas tumini qui veut
dire argent 6 (langage quotidien) mais kuxuri, qui est un terme qui provient de lespagnol croix7 .
Dans le chant rituel, la croix laquelle on attribue progressivement des capacits humaines et
enfantines fait partie de l'ensemble d'artefacts de la catgorie fleur-xuturi qui symbolise l'offrande en
sacrifice. Si sur la scne rituelle on peut voir la face de laigle lintrieur de la calebasse, le chant, lui,
la dsigne comme une croix et dcrit sa transformation jusqu ce quelle devienne Aigle-soleil (par la
6 Mise part une mention au segment 134 qui dit largent dj pos [au fond de quelque chose] . La relation avec le
fond dune calebasse est ici plausible. 7 L'expression wixrika provient de l'espagnol cruz (Iturrioz et al. 2004 :27). Selon Iturrioz, la kuruxi ou croix est le
principe vital ou me des divinits chrtiennes.
366
mdiation de la fleur-xuturi). Cette srie de correspondances (fleur/enfant/sacrifice/soleil/aigle) voque
le mythe de la naissance de lenfant-soleil, mythe que lon retrouve chez de nombreux peuples
msoamricains anciens (voir la reprsentation iconographique de Vnus comme une fleur quatre
ptales dans la mythologie aztque) et contemporains. Les figures de lenfant soleil et le thme du
sacrifice indigne ont permis lincorporation et lappropriation d'lments imports du catholicisme,
comme dans le cas de lenfant Jsus.
La calebasse prsente ainsi des figurines colles et agences en sens anti-horaire. La figure de
laigle est colle au centre. Cette organisation de lespace l'intrieur de la calebasse implique une
perspective circulaire qui, vue de haut, rappelle les cartes-pierres mentionnes par l'historienne
Alessandra Russo dans son tude sur le ralisme circulaire (2005). Russo insiste sur les pierres
immobiles qui obligent le spectateur les regarder en les longeant, cest--dire, les interprter dans un
mouvement circulaire. Cette interprtation dune perspective circulaire en mouvement renforce
galement la symbolique de la calebasse comme un modle rduit de l'univers comme la dmontr
Olivia Kindl (2003). Pour illustrer l'image de la terre comme une croix vue de haut, voici un mythe cit
par Konrad Preuss (1998 :377) et sa reprsentation graphique dans un tableau de lartiste Juan Ros
Martnez:
Quand ils taient Tatiapa (monde souterrain), nos pres et nos mres ont tendu leurs petates [type de tapis fait en
paille] au milieu de leau. Ils les ont tendus au sud, au nord, lest, louest et au centre. Les tapis ont commenc
grandir, et cest ainsi que le monde sest tendu vers le sud, vers le nord, vers louest, vers lest et vers le centre.
Au milieu de leau nos mres ont grandi. (...) Takutsi Nakaw a aussi commenc grandir quand elle est reste
toute seule. Ainsi elle a donn origine son monde, le monde suprieur dans lequel nous habitons maintenant.
Cest ainsi que nos mres lont cr. Elles ont grandi par-dessus leur monde, mais sont nes Tatipa.
Fig. 3 Juan Ros Martnez, Wirikuta, 1973, Collection de George et Laurie Howell, publi dans Artes de Mxico, n 75,
Arte huichol , 2000, p. 60. Notez l'organisation de l'espace circulaire au milieu et rectangulaire aux coins, qui rappelle
l'organisation de l'espace dans les codex anciens (cf. Brotherston 1992).
367
Il nous semble important de remarquer ici lvocation de la mmoire grce l'observation de
quelques traits iconographiques (Severi 2007, 2009b). La question du rapport entre la pice colle et le
terme rituel croix employ dans le chant pour la dsigner ma pousse chercher dans la
numismatique quel aspect avaient les pices de la priode coloniale (voir fig. 3). J'ai t surprise de
retrouver la croix sur une des faces des pices et de constater que la mmoire dclenche par ce motif
est conserve par le chant dans lpisode qui concerne la manipulation de l'artefact kuxuri-croix 8. On y
nomme les saints catholiques et lclosion de cet artefact fait jaillir ce qui sera plus tard identifi
comme l'offrande xuturi-fleur (cest--dire la vache sacrifier). C'est ainsi que se construit une srie
dassociations lies au monde teiwari ou mestizo (lemploi du terme murutsi, dont l'une des traductions
possibles serait maure est noter. [traduction base sur une analyse de linguistique historique
propose par Gabriel Pacheco]) :
seg.11-12
Naurieka hutarieka naurieka a la cuarta, a la segunda, a la cuarta la quatrime, la deuxime, la
quatrime
8 Il faut prciser ici que lpisode de la croix-xuturi dans le chant est prcd par un dialogue avec lentit Eek teiwari
(Vent mtis), entit qui porte le terme teiwari, que le chant dsigne aussi comme Vent mtis voleur dmes (seg.6). Cette entit est associe la plante kieri, que nous avons dj dcrite, ainsi qu un champ symbolique du monde mestizo : largent, llevage, lalcool.
Johannes NeurathAl revs?
368
Hutarieka mayea a la segunda lleg el momento la deuxime le moment est arriv
Mi naurieka mana paiti muwieli
mananeniele
hasta la cuarta hasta all donde asoma la
pluma
Jusqu la quatrime, jusque l-bas o la
plume regarde
al kulusi, kulusi tetehakasina oh cruz, oh cruz, vamos a liberar
[desamarrar]
Oh croix, oh croix, nous allons librer
[dmler]
Kulusi - hutarieka --- cruz--- a la segunda--- Croix--- la deuxime---
Me kut ri ena paiti teniyewile Ya hemos quedado aqu en este lugar Nous somme dj ici en ce lieu
Mutiwenisi kulusi teteakamane
Mikesusi mirakamane Hai sinula
mirakamane Wasa iima
meteakamate
las cruces que retoaron se colocaron,
Jess est colocado, Hai sinula
[Nube mestiza] est colocada, Wasa
iima [Joven Milpa], lo saben
Les croix qui ont clos se sont dresses,
Jsus est dress, Hai sinula [Nuage
mtisse] est dresse, Wasa iima
[Jeune Champ de mas], ils le savent
KWINEPUWAMETE SEGUNDEROS AUXILIAIRES
Tami kesusi wirken walalupe
arakamate Mekikanu ena paiti ta
ena
kesusi [Jess] y la wirken walalupe
[Virgen de Guadalupe] saben, tambin
aqu todos los mexicanos
kesusi [Jsus] et la wirken walalupe
[Vierge de Guadalupe] le savent, aussi
ici tous les Mexicains
Werika ya pai meut Yuwantera
semakaniele --
el guila los alcanz a todos ellos, su
bandera mira por ustedes
Laigle les a tous atteint, votre drapeau
veille sur vous
Seheki li hai suliya manuyehisia
manuyehisia
por ustedes nubes ensangrentadas9
quedaron tendidas unas tras otras
Pour vous des nuages de sang ont t
tendues lune aprs lautre
Muntuyari wanu haiwiyaritsie cuentan que era el mundo del tiempo de
nubes
On dit que ctait le monde du temps de
nuages
Manuyehisia tai hasta ri Hai tusati
manuyehisia mana
tendidas unas tras otras casi convertidas
en fuego, Hai tusati [Nube Blanca]
hasta ah qued tendida
tendues lune aprs lautre presque
converties en feu, Hai tusati [Nuage
blanche] jusquici est rest tendue
Mana kut ri nehetsie heyeniuneti en ese lugar habl por m En ce lieu il a parl pour moi
Tukari mana seiyali nemitienieni Pues ah en la luz su corazn escuchar Parce que l, dans la lumire votre coeur
jentendrai
9 Preuss (1998 :275) fait rfrence un passage similaire dans son essai Los cantos religiosos y los mitos de algunas
tribus de la Sierra Madre Occidental o el agua se volvi roja cuando la diosa del Cielo Uxe Uimri, la muchacha bonita, menstru por primera vez .
369
Ya utiyuati wamuwieli mutiwenisi dicindolo as, sus plumas retoaron En parlant ainsi, ses plumes ont clos
Me riki murutsi meienakate
meneukuyuani
as que murutsi [todos? moros?] los
que escuchan se movieron
Alors les murutsi [tous? maures?], ceux
qui coutent ont boug
Muntu usawelika meniukuyuani el mundo del guila dibujada
se movi10
Le monde de laigle dessine a boug
Cet pisode est insr dans le chronotope de la naissance du Soleil qui incorpore lentit Jeune Mre
Champ de Mas Waxa iimari, et inclut le passage qui voque le surgissement d'une nouvelle identit,
celle de la mexicanit, par un mcanisme d'appropriation de la symbolique des objets de pouvoir
mestizo :
seg.171
Wasa iima kulusi wee tehatiuti
ketiyumekikanu
Joven Milpa, cruz, estando parados se
han hecho mexicanos
Jeune Champ de Mas, croix, dresses
vous vous tes fait mexicains
Fig. 4 Pice de la Nouvelle Espagne. Source : Numismatique amricaine :http://www.numismaticodigital.com/noticia/6313/
10 Lemaistre (1997 :162) a trouv l'expression verikauxa quil traduit comme peinture ou message de laigle.
Le terme muntu drive possiblement de mundo (de lespagnol, Gabriel Pacheco communication personnelle) et fait allusion de manire figurative la calebasse crmonielle qui est une rplique du cosmos (Kindl 2003).
370
Fig.5 Pice de monnaie mexicaine du ct de la face de laigle. Source : http://www.banxico.org.mx/billetes-y-
monedas/servicios/venta-de-monedas-medallas-billetes-y-otros-product/juegos/coleccion-herencia-numismatica-de-mexico-
serie-ii/herencia-numismatica-mexico--.html
Il semble pertinent davancer que les motifs iconographiques tels que la croix, la vache-xuturi (
sacrifier) et l'enfant se retrouvent dans les anciennes reprsentations de la Vierge de Guadalupe, autre
nom pour dsigner la Jeune Mre Champ de Mas ( cest la mme chose , disent les gens) (fig. 5 et
6). En regardant du bas vers le haut, on remarque un enfant avec des ailes (cf. pice de monnaie aigle-
croix) qui porte au dessus de lui les cornes dune vache (lecture que les Wixaritaris font de la demie
lune des catholiques). De ces cornes merge la Vierge qui porte un collier avec une petite croix. Nous
complterons cette interprtation de la Vierge de Guadalupe- Jeune Mre Champ de Mas la fin du
371
chapitre.
Fig. 6 Le collier en croix de la Vierge de Guadalupe. Source internet : http://www.flickr.com/photos/vazquez100/
http://farm3.staticflickr.com/2803/4214635876_a427ae9e21_o.jpg
Fig. 7 La demie lune ou les cornes dun taureau selon les interprtations
Source internet : http://cegupaep.org
La calebasse comme symbole fminin par excellence et sa contrepartie masculine, la flche, ont
t remarques trs tt par les premiers chercheurs en terres wixrikas (Preuss 1998 (1908) : 272). Ce
symbole est l'archtype de la fminit comme corps-rcipient, comme pot-ventre qui supporte,
maintient, accueille. Les fonctions qui lui sont attribues accoucher, alimenter et protger se
maintiennent dans des traditions culturelles diverses. La symbolique de l'exprience corporelle
fminine prend la forme gographique de grottes, de sources, de rochers, de lieux humides et obscurs,
enferms ou souterrains. Dans le chant, le monde souterrain, habit par des entits comme des serpents
372
(car enroules , dit le chant) est transit par une calebasse dote des attributs d'une femme en pleine
croissance. Il devient le lieu de rfrence de l'exprience corporelle de la transformation du corps
fminin en gestation. Le chant souligne galement son rapport symbolique la terre et la maison
notre temple , ainsi qu'aux cerfs et au peyotl Mre Cerf calebasse . Cette double transformation
d'une femme Notre Mre Calebasse (s.175) et d'un enfant mon frre cadet, calebasse enfants
calebasse (s.108) est voque par une srie d'artefacts aux transformations enchevtres, et sous un
schme volutif au cours de la narration du chant. Nous reprendrons cet argument la fin du chapitre.
b) Les flches irite
Fig. 8 Les flches irite . Collection Carl Lumholtz. American Museum of Natural History
Fig. 9 Les flches contemporaines. Source : Archive CHAC
373
Il existe plusieurs types de flches : les flches votives destines aux sites sacres, les flches pour la
gurison et celles fabriques par les jicareros pour tout le cycle rituel.
Les matriaux utiliss pour leur fabrication sont les suivants : des baguettes de carrizo (une
sorte de bambou) unies des baguettes en bois, sur lesquelles on dessine des lignes (droites et
ondules) avec un mlange dencens ( copal ) et de peinture synthtique : la couleur rouge
correspond aux anctres masculins Kakaiyarite et la bleue aux fminins Teteima . On peut
accrocher chaque flche des objets votifs miniature (comme un petit arc pour demander d'tre
chanceux la chasse, un tissu brod avec la figure d'un petit garon pour demander un fils). Chaque
artefact tablit un rapport d'identification entre le fabricant et son destinataire, de qui il prend son nom.
cette tape du rite, les flches inscrivent la collectivit d'hommes comme Chasseurs wataamete, les
anctres animaux prdateurs davant la naissance du soleil (le chant les appelle Kakaiyarite, les
anctres davant linitiation). Nous sommes ici face un premier anachronisme : les chasseurs
fabriquent des flches pour tuer symboliquement un cerf qui a dj t abattu ce stade du rituel mais
qui sera chass plus tard dans le chant. Le chant voque les objets de chasse (traduction de
Huriekate donne par Rafael Lpez de la Torre [2006 :16]).
seg. 152
Huriekate11 mana kut ewatame
waiiri reyukukuine
Dueos de la Montaa, ah moran las
flechas del cazador, ese lugar duele
Matres de la Montagne, l demeurent les
flches du chasseur, ce lieu fait mal
Wawatsari iiritame titi seme xeiiri
reyukukuine
Wawatsari que son flechadores, sus
flechas, ese lugar duele
Wawatsari flcheurs, vos flches, ce lieu
fait mal
L'iconographie inscrite sur les flches n'a pas encore t analyse en profondeur (cf. Lumholtz
1900, 1904). Lors de la visite au Muse ethnographique Berlin, jai pu constater que chaque
11 Lopez de la Torre dcrit les entits Huriekate comme l'un des sept groupes d'entits l'origine de la cration associs
aux piges de chasse et la corde sacre du chasseur (2006 :16).
374
communaut possde ses propres motifs iconographiques, reconnus par tous. Cette iconographie est
cense transmettre des messages au destinataire et agir sur le fabricant, si la flche est soumise un
certain traitement rituel. J'ai pu assister une sance de gurison o le mara'akame m'a expliqu que les
lignes inscrites pouvaient tre fermes pour protger le fabricant de la sorcellerie inflige par un
autre chamane, ou quelles pouvaient tre ouvertes de faon obtenir la protection et laide de la
divinit implique par ce dessin. Dans ce cas spcifique, la malade tait une mtisse qui dclarait avoir
t ensorcele par un chamane-sorcier ( brujo ) qui lui avait ordonn de dposer une flche sur un
site sacr, acte qui la rendit malade. Pour agir contre lensorcellement, le chamane lui proposa de
retourner sur le site sacr et de brler ces flches. Cependant, Cet acte lui avait-il dit tait fort
dangereux , car il pouvait tuer le chamane-sorcier cause des compromis que ce dernier avait avec
l'anctre-site sacr en question. Pour attnuer la maladie et viter de prendre de tels risques, le chamane
a fabriqu de nouvelles flches et modifi les dessins : les dessins taient ds lors ferms et
lensorcellement ne laffecterait plus . Quand la femme mtisse s'en est alle, le chamane ma
conseill de ne pas me laisser emmler dans ces affaires trop dlicates . Souvent, lexpression
quelquun est flch se rfre une maladie inflige par ensorcellement provenant d'une personne
ou d'un anctre. Les anctres sont rancuniers, passionnels, violents, et ne pardonnent ni les fautes, ni les
oublis ni les dettes prolonges. Les flches places sur les toits des maisons servent protger, et celles
que l'on peut trouver dissimules dans les espaces publics feront toujours lobjet de soupons. Un autre
type de flches est fabriqu au dbut de chaque cycle. Elles guident la famille au cours de chaque tape
depuis la saison des pluies moment o elles sont fabriques avec les calebasses et jusqu ce
qu'elles soient offertes la fin de la saison sche.
Carl Lumholtz (1900: 83-107) recherchait la stabilit des significations de certaines figures pour
proposer un systme symbolique wixrika qui fournirait des lments danalyse pour comprendre le
systme dcriture des anciens Mayas (aprs Cushing et Powell) (1900 : 216-217). Il a donc entrepris
une tude systmatique des flches qu'il a regroupes en fonction des couleurs et des plumes qui les
375
ornaient12. Il explique que les flches sont un outil chamanique que d'autres espces utilisent d'autres
chelles du cosmos. Par exemple, le scorpion a des flches trs aiguises, le serpent sonnette est
considr comme la flche du Soleil et du Frre An, les mtorites sont les flches des dieux qui tuent
les serpents, etc. Historiquement, pour les Chichimques, les flches dsignaient des demandes
d'alliance ou des dclarations de guerre. Au XVIme sicle, la flche tait devenue l'emblme des
populations du Nord de la Nouvelle Espagne, redoutes pour leur dextrit et leur agressivit la
guerre. Lumholtz penchait plus pour une interprtation communicative de messagers des dieux ,
alors que Preuss et Zingg ont soulign le caractre paradoxal de cet outil. Preuss remarque propos des
flches Cora13: il ne sagit pas dun moyen de transport des prires et doffrandes, mais d'armes
puissantes (1998 (1906) : 109-110) ; et Zingg observe : le manque de logique pour tirer des
oraisons en plaant des flches sur lautel me parat inexplicable (1982, II :332). Zingg explique aussi
que les flches parlent entre-elles :
La mythologie affirme qu'elles [les flches] parlent entre elles et dans un autre passage on dit que le Grand-pre
Feu, savanant vers le groupe des plerins qui revenait du voyage du peyotl, tire une flche lintrieur du temple,
pour prouver que les flches qui taient l pouvaient entendre ce que sa flche avait dire. Les dieux aussi coutent
ce que les flches disent et parfois se cachent pour couter la conversation des flches doraisons. Les mmes dieux
communiquent entre eux en tirant des flches. Le dieu la reoit, lve la flche et coute attentivement ce quelle est
venue lui dire. (1982, II :333-334).
De son ct, Johannes Neurath n'assigne pas beaucoup d'importance la thse communicative
et retourne ce qu'une flche suscite par vidence : son caractre violent qui met l'accent sur le
sacrifice et le pillage , par opposition la calebasse, qui est base sur une logique d'change :
dposer une calebasse signifie donner une femme et dposer une flche veut dire tuer le destinataire
de l'offrande (2010 :208). 12 Pour la symbolique des couleurs, Lemaistre (1997:143) propose de les associer aux points cardinaux : noir - Ouest, bleu
- Nord, rouge - Est, blanc - Sud. Je nai pas vu d'usage conventionnel des couleurs, lexception du bleu, associ au monde souterrain ( aux entits fminines) et du rouge, associ au monde den haut (aux entits solaires)
13 Les flches sont des objets rituels plus remarquables chez les Cora et Tepehun. Antonio Reyes (2008 :75-83) dit que les Tepehuanes fabriquent nombre de flches utilises dans des contextes trs diffrents, aux caractristiques diverses (taille, iconographie, plumes) et dont les fabricants sont des individus ou des collectivits.
376
Comme tous les artefacts, les flches n'appartiennent pas la personne qui les fabrique. Leurs
propritaires originaux sont les anctres qui les portaient lorsquils sont sortis de linframonde
lOccident et ont commenc leur voyage vers lOrient (Preuss 1998 :183). Cependant, il appartient
aux humains de les rnover. C'est leur responsabilit. Dans un chant funraire compos d'une srie de
dialogues entre le mort et les entits enregistr par Konrad Preuss , la voix du mort dit : Jai
pris pendant ma vie sa flche, sa calebasse (1998 :253) ; lorsque le chanteur se heurte la qute de la
cause de la maladie, son interlocuteur non-humain rpond : Cest moi qui lai envoye car il a pris ma
flche (Ibid.). La notion de prt des objets est galement prsente dans le chant que janalyse :
Seg.125
ar kepaimeti ar mana neiir ya con cunto sacrificio estn ah mis
flechas
Ainsi avec tant de sacrifice mes flches
sont l
ipai watiniiti etsiwa herie petipini as prestadas las pondremos a la luz Ainsi nous les poserons la lumire
Ces multiples interprtations confirment que la fonction de protger, d'agresser ou de dlivrer
un message dpend du contexte. Dans le chant chamanique, la flche n'est pas un agent en soi, la
diffrence de la calebasse ou du bton plumes qui prennent la parole. Elle reste un artefact mdiateur
qui participe grce son rapport aux artefacts de la catgorie bton plumes-muwieri. Pour le moment,
il est important de souligner nouveau que la flche comme arme puissante a une double porte :
elle touche simultanment le fabricant et le destinataire qui sont, en termes symboliques, la mme
personne : un cerf (qui est la fois bton plumes, natte, nierika, ou flche) qui s'autosacrifie, se
donne ( se entrega ):
Seg. 86
ena tari neyeyeikati aqu voy caminando ici je suis en train de marcher
Neyeyeikati Nierikatsie tari
pemineyukutua
caminando sobre el rostro, el tapete, t
mismo te entregaste
En marchant sur le visage, la natte, toi
mme tu tes offert
Netinayani hutarieka Quisiera que fuera a la segunda Jaimerais quil soit la deuxime
377
c) Les disques votifs wewiya
Fig. 10 Ancien nama (bouclier) ou disque votif. Collection Lon Diguet. Muse du Quai Branly
Quelques jours avant la fte, le chanteur dessine les disques votifs destins chacun des sites
sacrs. Chez mes htes, les choses se passaient de la manire suivante : le chanteur appelait ses petits-
enfants (et lethnologue) pour laider. Les matriaux taient les suivants : papier en carton blanc
dcoup en cercles avec des ciseaux (de la taille dune main tendue), et sur lesquels on dessine avec
des crayons de couleur (voici la version moderne la diffrence de lancien wewiya cf. fig.9). Au
centre de chaque cercle en papier tait trac un autre cercle, ainsi que des figures longeant le bord du
cercle, et dessines en sens anti-horaire: au bord, en haut, un aigle (a) ; sa gauche, un cerf (b) ; au
bord, en bas, deux bougies allumes et deux enfants-hakeri (c) ; droite, une vache (d) (voir fig.11).
Ces quatre figures orientes vers les quatre points cardinaux sont communes tous les disques. Seule
varie la figure centrale (e) qui est le visage ou nierika de chaque anctre. Seul le chamane peut la
dessiner. Il nous disait qu'elle devait avoir : des yeux, un nez, une bouche et des oreilles, comme une
personne . On peut penser que cette srie de motifs en spirale, et en sens anti-horaire parvient
superposer diffrentes chelles de synthse les squences du jour de la westa, les tapes du sous-cycle
378
rituel et l'histoire de la cration14 :
Fig.11 Ordre de composition du disque votif, wewiya ou nierika
Aigle
midi
soleil au znith
monte du Pre Soleil aux cieux
Cerf
autosacrifice
coucher du soleil
lieu obscure et humide
alliance avec lentit Cerf
nierika
dvoilement du visage
fin du cycle
dpt de l'offrande
Vache
sacrifice
lever du soleil
luminosit
naissance des enfants soleil
Bougies et hakerite
minuit
soleil au nadir
le feu est gard dans un four et
sauvegard par deux enfants qui seront
ensuite jets dans la fournaise
Le disque votif illustre trs bien la capacit des artefacts wixaritaris synthtiser la vision du monde
des chelles diffrentes et rendre visible la relation dun un que le chamane entretient avec les
entits surnaturelles- Il connat leur visage-nierika. Ce wewiya terme avec lequel on dsigne cet
artefact est le nierika du mara'akame, un artefact qui rvle le rapport d'identification entre le
mara'akame et les anctres difis. Le chant voque le dvoilement des visages-nierika des anctres
14 Dans la collection d'artefacts runie par Carl Lumholtz, on peut apprcier des exemplaires anciens qu'il appelle nierika
(ou bouclier frontal) et nama (ou bouclier dorsal). Ces disques comportent certaines caractristiques que jai mises en lumire : la lecture des motifs se ralise en sens anti-horaire, le centre est circulaire, certaines figures conservent l'ordre qui souligne les oppositions symtriques et portent des lments qui supportent le champ dinfluence de la divinit en question. Une rvision approfondie permettra de confirmer la stabilit de cette forme d'organisation des savoirs pour dmontrer que cest lordre et non pas liconographie qui rend possible la persistance du systme. Cent ans aprs, le nama n'est pratiquement plus fabriqu.
379
(s.134) :
Yuhisiapa yunierika tiutinesia en Su Centro aparecieron sus rostros-
nierika
en son centre vos visages-nierika sont
apparus
Pendant que les enfants et moi nous amusions colorier les figures indiques par le chamane, il
ma demand de tracer laspect du site sacr Teiwari Yuawi (traduit littralement comme Voisin Bleu)
o nous nous tions rendus quelques semaines auparavant pour dposer des offrandes. Jai tout de suite
refus car je ne voyais pas comment faire. Il ma demand trs calmement de le dessiner tel que je
men souvenais dans mon cur (iyari) ( coeur-mmoire ), ce que j'ai fait de mon mieux, en
reconstruisant le lieu dans ma mmoire pour visualiser les rochers et les plantes comme je m'en
souvenais. Le chamane a examin mon dessin minutieusement, et m'a suggr d'y ajouter les bonnes
couleurs pour quil ressemble vraiment au prototype15. Cette exprience m'a montr que faire des
figures est un apprentissage qui commence par limitation du prototype. Le chamane voit le monde tout
autrement : pour lui chaque nierika est lapparence de lanctre qui a des yeux, un nez, une bouche et
des oreilles, comme une personne . Les couleurs des figures marquent les attributs de l'entit en
question: un soleil rouge, jaune ou noir, un Christ, une Vierge, un serpent, etc. En tant qu'initi qui a
acquis le don de voir , il est capable de reprsenter la vraie forme des choses. Cet exemple met en
relief l'une des acception du terme nierika : limage des anctres dfunts. Elle le rapproche du sens
tymologique du latin imago qui dsignait le masque mortuaire port pendant les rituels funraires des
anciens Romains (Belting 2005:41-58)16.
Je n'ai pas pu vrifier si cet ensemble d'images compose une pictographie qui soit partage par
15 Lorsque j'ai particip la fabrication d'objets et d'aliments rituels, on m'a souvent dit : il faut que a soit bien vu .
J'tais la cible des regards, des opinions et des plaisanteries : si je modelais un cerf avec de la pte de mas, il fallait que ses pattes soient suffisamment longues. On faisait attention ce que je malaxe suffisamment la pte pour prparer les gorditas ou tamales, et on vrifiait aussi que la pte craque quand je les mettais au feu.
16 Zingg (1982, I:346-348) avait aussi remarqu que le nierika des disques votifs indiquait l'aspect ou visage (esp. cara ou rostro) de l'anctre.
380
tous les membres de la communaut, ou simplement par les spcialistes rituels. Je tendrais plutt
penser que chaque chamane dveloppe son propre rpertoire iconographique. Vers la fin du chant, le
nierika se dessine , il est copi :
seg.153
Ta niu ta ri kename ri mipai tiuyi Dicen que as fue como sucedi On dit quainsi cela sest pass
Ta nierika ta kut ri peyuike Que al fin nuestro rostro-nierika se
dibuja
Que finalement notre visage-nierika se
dessine
Tsep ya kut ri ya tiuyi miki No importa que as suceda Cest pas grave quainsi cela se passe
Ya aneme ta kut ri meyuike Todo esto se va copiando Tout ceci est en train de se copier
Lorsqu'il dessine les disques, le mara'akame choisit sa propre route , la carte mentale qui lui
permettra de se dplacer dans les mondes des anctres. Chaque nierika correspond un lieu-de-
mmoire (anthroponyme) sur lequel il doit se rendre (dans son chant) pour tablir un dialogue avec
lanctre et lui livrer les offrandes. . Il les dposera ventuellement sur le site sacr rel. Il suivra une
route bien pense qui est galement une stratgie pour atteindre l'objectif rituel (et de laquelle dpend
sa propre rputation). Rappelons que chaque entit a des habilets particulires, et que la route suivie
par le maraakame est donc une combinaison choisie en fonction de ces capacits qui garantissent la
bonne marche et l'accomplissement du rituel : une chasse fructueuse, la gurison d'une maladie, le
parcours d'un dfunt, la fertilit du champ agricole.
d) Les bougies hauri
Fig.12 Bougies dposes sur un site sacr. Photographie : Regina Lira, 2008
381
Des trs nombreuses bougies sont utilises chaque fte. Elles peuvent tre divises en quatre
catgories : celles qui sont offertes sur les sites sacrs et font partie de lassemblage-offrande ; celles
qui sont destines au sacrifice et allumes pendant les squences prparatoires du sacrifice ; celles qui
sont destines au cerf et allumes pendant la chasse puis rallumes au cours de la fte ; finalement,
celles qui ne seront jamais allumes et qui accompagnent une personne tout au long de sa vie, comme
si c'tait sa vie . Ces dernires restent caches pendant les rituels. Ces bougies en cire dabeille et en
fil de coton sont nommes hauri dans le chant. La dernire catgorie est un cierge appel iteiri, traduit
littralement par plante domestique .
Les bougies sont soumises un traitement rituel trs particulier que j'essaierai de reconstruire
ici. Aprs la fabrication des offrandes au coucher du soleil, le chamane appelle un enfant-hakeri pour
qu'il lave les bougies avec du savon et de leau, en les frottant avec des colliers de perles bleues et
blanches. Cet enfant les sche avec son manteau (xikuri) et les rend au chamane. Vient ensuite la
squence On nomme les bougies . Le chamane prend les bougies une par une, il nonce le nom du
lieu auquel chaque bougie sera destine et la dirige dans cette direction gographique17. Tous les
membres de la famille participent cet exercice de mmoire. Les sites sont mentionns dans un ordre
bien particulier, en suivant les points cardinaux. Aprs cette squence, elles sont rassembles dans une
bote avec le reste des offrandes. Aprs lnonciation des lieux de mmoire de la cartographie rituelle
familiale, le chamane engage certains parents dposer des bougies supplmentaires offertes sur des 17 Valdovinos dcrit les rituels coras o l'on peut voir une squence similaire, mais avec des flches (2008 : 37-38).
382
lieux secondaires comme les temples parentaux de certains membres de la famille au deuxime
degr, ou encore des lieux particuliers tels que lglise de Plateros o se trouve lenfant-saint Santo
Nio de Atocha .
Pour finir, le chamane distribue une bougie chaque membre de la famille (et aux amis
proches), bougie qui sera allume pendant les squences du sacrifice du btail, et laquelle sera
accroche une fleur en papier crpon18. Cette fleur est rituellement nomme xuturi, terme qui dsigne
l'offrande en sacrifice. Un autre groupe de bougies est allum par les hommes durant la chasse au cerf,
et sera rallum pendant quelques squences de la fte : les bougies du sacrifice sont allumes avec
la flamme de celles de ce dernier groupe. Cet acte marque l'change entre les hommes, les femmes et
leurs victimes de sacrifice respectives.
Les bougies sont l'un des objets indispensables aux rituels lis aux saints catholiques du chef-
lieu. Pendant les processions de la Semaine Sainte durant lesquelles on longe le village de Santa
Catarina en suivant les points cardinaux, on dit que la bougie doit tre allume en permanence (ce qui
est presque impossible cause des vents forts) car si elle steint, cest le signe du pch (sexuel).
Comme cela arrive trs rgulirement, les rires sont constants (Cunto pecado !, dirait-on).
Quand on parle des bougies, on dit souvent voici ta vie , tukari. Les bougies s'adressent
tukari, le domaine de la vie et du soleil. Cependant, comme nous le verrons par la suite, les bougies
sont une tape dans le processus de transformation de la catgorie des objets bton plumes-muwieri.
Dans le chant, la bougie est souvent voque comme cerf bougie , dont la naissance se dtache
du chasseur Wawatsari :
seg.56
Tami tari wanu pai mitiwena cuentan que as retoa On dit quainsi clot
Netei iimari hekawekaku Mi Madre Joven presente [parados] Ma Jeune Mre prsente [dresss]
18 Robert Zingg (1982, II :407) a dcrit que dans les annes 30, ces fleurs taient fabriques avec du papier de soie, et
confectionnes la main avec un fil en ixtle (fibre issue des cactaces) et de la cire dabeille.
383
Niwetsika hekawekaku Niwetsika presente [parados] Niwetsika prsente [dresss]
Wawatsari mitiwenaxi Wawatsari las hizo retoar Wawatsari les a fait clore
Masa hauli Masa haulieya Vela Venado, vela de venado Bougie cerf, bougie cerf
Ya paimeki mitiwenasi con todo esto retoaron Avec tout ceci ont clos
Senuiwali Wawatsari mireukaniere su nacimiento se desprende de
Wawatsari
Votre naissance se dtache de
Wawatsari
Les bougies sont des lments qui ont t incorpors partir de la priode coloniale. Il semble
qu'elles aient remplac les tiges en bois docote (Pinus montezumae)19. Dans les mythes recueillis par
Zingg (1982, II :369-70), les mains de Takutsi Nakaw sont des bougies et Niariwame doit danser
avec une bougie la main sans que celle-ci ne steigne, sous menace d'tre punie de mort. Lide des
bougies comme auxiliaires du soleil est galement rcurrente car, lorsqu'on les allume, le soleil peut
monter jusquaux cieux (in Weigand, et al., The Sun Myth, in 2004 :13). La fleur en papier crpon
(xuturi) attache aux bougies (hauri), est aussi voque dans le passage du mythe suivant :
Le cycle mythique catholique part de la cration de la mre-abeille (abeille reine) par les desses de la mer, qui
lont cre pour obtenir de la cire, parce que les bougies en bois quelles avaient ne sallumaient pas. Lhistoire
devient un rcit charmant sur la manire dont un enfant-Fleur, la personnification dune fleur qui contient du miel
et fleurit en octobre, a amen du miel sa mre-abeille. Comme rcompense, il fut transform en enfant-Miel. Il
devait se faire une incision au genou avec sa machette pour que du miel coule, comme si ctait du sang. Un enfant
mchant qui amenait des serpents, des crapauds et des grenouilles la mre-abeille au lieu de miel, a essay la
mme astuce que lenfant-Miel mais na russi qu se faire mal. Lenfant pervers tua lenfant-Miel et brla son
corps. De son cur jaillit une abeille et ct de son corps brlant apparut une goutte de cire. (Zingg, 1982,
II :168-69)
Dans le chant, la bougie est appele Maxa hauri, cerf-bougie. Elle est associe une pluralit
d'objets, ce qui rvle un schme particulier de transformation, comme nous le verrons plus tard. Le
19 Conifre de la famille des Pinus utilis comme combustible car il libre une rsine inflammable.
384
cierge-'iteiri appartient une autre catgorie d'objets20. Il reste cach, et ne doit jamais tre allum.
Dans le chant c'est le dernier objet faire son apparition.
e) Nierika - bois de cerf et Xuturi - cornes de taureau21
Fig. 13 Bois de cerf, Source : National Museum of the American Indian. Fig. 14 Cornes de taureau. Photographie :
anonyme
La tte du cerf abattu la chasse est conserve pendant tout le cycle rituel. Cest le premier
objet rituel issu de linteraction entre les hommes, et le dernier tre dpos, sur l'un des lieux les plus
valoriss de la gographie rituelle (souvent, Teakata). Cet artefact est dcor par les hommes qui
participent la chasse : on colle des pices de monnaie sur le museau (ct face-ct guila au
Mexique), du coton sur la pointe du museau et dans les oreilles, et chaque chasseur colle une perle en
plastique avec de la cire. Le chamane manipule la tte de cerf durant tout le cycle, il la tient la plupart
du temps dans sa main, avec le bton plumes. Le sang de l'animal, sch et gard dans la poche des
intestins, sera aussi oint sur les objets rituels au moment de la fte et du dpt des offrandes. Des 20 J'ai dj mentionn qu'iteiri est traduit par plante domestique mais il dsigne galement le cierge rituel qui n'est pas
allum. 21 L'association entre les ttes des animaux sacrifis contemporains et les anciens trophes de guerre est partage par de
nombreux peuples amrindiens. Par exemple un passage du pre Arias de Saavedra l'illustre en 1673 (1899 : 19), il relate le traitement rituel des ttes des victimes sacrificielles des indiens Hauyanamotecos:
al qual quitndole la Cabessa la sangre que sala recojan en un basso, i la echauan en esta Cisterna como brindndola al Sol. la Cabessa la bailaban en la Cassa del Nayarit, i repartan en guedejas la Cabellera las dems rancheras para que la bailassen. al que aua echo la pressa le estoruaban el Sueo por cinco das con sus noches, enbijndola de tinta negra, i despus le dejauan dormir, i dormido le agujereaban las narises, sealndolo por Capitn, el qual coja la Cabessa, i la guardaua en su cassa i guarda hasta el da de Oi disiendo le tiene presso, dndole el Cotidiano sustento, el qual desaparesse el Demonio con que tiene por cierto le come el difunto.
385
bouillons de cerf seront consomms au dbut et la fin de la fiesta. Les bois de cerf sont
symboliquement associs aux plumes et aux flches (cf. mythe Lumholtz 1907:21). a tte de cerf-
nierika et le bton plumes-muwieri sont les outils chamaniques que le chanteur manipule pendant
toute la sance rituelle, et dans le chant, la frontire qui les spare l'un de l'autre s'estompe.
Les cornes de vache sont le dernier artefact de l'interaction entre le collectif d'hommes et de
femmes. Le lendemain de la fte, aux premiers rayons du soleil, le taureau est sacrifi, mais avant, on
orne ses cornes de fleurs en papier crpon, et les femmes l'arrosent de chocolat mlang de l'eau de
source. On place galement les saints catholiques verticalement au-dessus de son corps. Ses cornes, son
cur et son foie sont tout de suite mis part sur lautel, son sang recueilli dans une gourde, et les
jeunes adolescents dcoupent sa chair. Les fleurs en papier crpon accroches aux cornes et celles qui
se trouvent sur les bougies sont associes symboliquement. Comme mentionn prcdemment, la fleur,
la bougie, l'enfant et la vache font partie d'un mme champ symbolique (Lemaistre 2003 :269). Bien
que sur la scne rituelle la xuturi dsigne l'offrande en sacrifice, dans le chant ce terme dsigne une
pluralit d'artefacts qui se lient (ou s'assemblent). Par exemple:
seg. 90
Masa nierika ena mekaw aqu Rostro-nierika Venado lo enlaz Visage-nierika cerf ici la enla
Neteteima senierika ena mekawima aqu Mis Madres portan sus rostros-
nierika en su manto
Ici mes mres vos visages-nierika sur
votre manteau vous portez
Miki ri teheutiniti y con todo eso junto Et avec tout ceci
Minesutuli netserie ya memutiyua son mi flor-xuturi, a mi derecha as han
hablado
Vous tes ma fleur-xuturi, ma droite
ainsi ont parl
De nombreux artefacts sont rassembls grce une technique nonciative de type parallliste pour
former une unit : ta fleur-xuturi est une (chant, s.130). Le cerf chass et la vache sacrifie sont
dsigns comme loffrande ou maawari, et par beaucoup d'autres termes qui subissent des processus de
transformation complexes.
386
f) L'autel niwetari
Tous les objets mentionns jusqu' prsent sont placs sur lautel tapeiste ou niwetari. Certains
seront placs la vue de tous, dautres resteront cachs.
Les objets qui composent lautel sont en mouvement permanent. Beaucoup circulent sans cesse
sur la scne rituelle, apparaissent et disparaissent sur lautel. C'est le cas du chocolat, de la calebasse
remplie de sel, de la corde avec laquelle le cerf a t attach, de la corde du taureau sacrifier
(kaunari), du bouquet d'pis de mas de cinq couleurs (teiyari), des petites gourdes remplies deau de
source et du tumari22 (aicutsi), lustensile pour brler lencens, des instruments de musique, des
rcipients pour recueillir le sang du sacrifice, de ceux pour l'eau de source, du couteau, du coton, des
fleurs pour raliser les bains rituels et pour orner lautel, de la bouteille de tequila de lentit Irumari,
des colliers de perles en plastique (blanches et bleues). Les objets du lignage se trouvent dans des sacs
en laine, suspendus lautel. Les Saints Catholiques (le Christ, la Vierge de Guadalupe et Santa
Catarina,23 sainte patronne gardienne de la communaut,) sont amens du chef-lieu jusqu la fte. La
nourriture rituelle, ds quelle est prte, est place sur lautel, offerte aux anctres puis distribue aux
membres de la famille. Elle se compose de bouillons (de cerf, de vache ou de poisson), d'aliments
base de mas (tortillas, gorditas, tamales, figures miniature et atole), de boissons (sodas, bires, tequila),
de chocolat, de gteaux. Selon les crmonies, il peut galement y avoir de la bire de mas (nawa), des
figures prpares avec de la farine de mas, des boulettes damarante. Au fur et mesure que sont
franchies les tapes du chant, des bougies sont allumes sur l'autel. Plus le lever du soleil approche,
plus il y a de bougies allumes. Vers la fin du rituel, on offre les aliments aux anctres. Ils sont placs
au cours du chant au point nord-est de la cour rituelle, associ la direction Haut . la fin de la
crmonie, les aliments sont distribus en respectant une hirarchie bien prcise : le chamane et ses
22 Poudre de mas bleu mlange avec du chocolat. Les hommes l'emploient sche et les femmes la mlangent l'eau des
sources sacres. 23 Nous avons dj mentionn que cette entit porte un nom fminin mais est dcrite comme masculine.
387
auxiliaires au dbut, les invits et trangers la fin.
N'oublions pas que le terme niwetari ou autel dsigne aussi les six chelons que les anctres et
les plerins doivent franchir pour atteindre le lieu de naissance du soleil (Lira, Azcrate, Fernndez
2009 :203). Dans le chant, l'autel est nomm Utiarita, lieu d'criture en rfrence au sang qui est
l'encre d'criture par excellence.
B. Des personnes comme des objets
L'emploi des notions d'agence, d'intentionnalit et de subjectivit ne semble pas toujours
clairement dfini chez Gell (1998). Pour lui, la premire distinction vidente est celle qui existe entre
ce quil appelle secondary agency et primary agency . Les objets sont porteurs dagence alors
que lintentionnalit nest attribue qu des tres intentionnels, nous explique-t-il, cest--dire des
personnes qui ont des intentions ; sauf dans quelques configurations . Pour illustrer ce type de cas
particuliers il propose les exemples de la pyramide des acrobates et du culte des ignames en Nouvelle-
Guine quil dsigne comme des cas dagence intentionnalit complexe ( self-made index ,
Gell 1998 : 41-45). Ce problme de l'autonomie de l'objet est repris par Carlo Severi (2009a) pour
mettre en relief le fait qu'un objet n'est considr comme porteur de parole (et donc de subjectivit) que
dans certains contextes ; Philippe Descola (Collge de France) aborde quant lui cette distinction sous
l'angle d'une anthropologie de la figuration o il prcise que lontologie mise en lumire par des images
de type analogiste est indissociables du dispositif narratif par lequel elles sont institues (Cours, p.811).
Dans le chant chamanique, tous les objets ne sont pas dots dune agence primaire. Nous allons,
pour commencer, distinguer les relations directes des relations indirectes instaures par les artefacts
manipuls sur la scne rituelle. Pour ce faire, nous reprenons lethnographie du rituel analyse au
chapitre 2.2.
388
1. Relations directes lobjet : les rapports directs instaurs par lobjet fabriqu
Au coucher du soleil, la premire squence de la westa (la fiesta que nous considrons
comme le cur du rituel), comprend la fabrication des offrandes qui inscrit les membres de la famille
comme excutants du rituel. Le type dobjets fabriqus dpend du sexe des fabricants : les hommes
dcorent les flches, les femmes les calebasses, le chamane les disques votifs, et les bougies sont
distribues tous les membres de la famille et ornes avec une fleur en papier crpon. Par lacte de
fabrication de loffrande, chacun prend sa place et assume sa position lintrieur du cadre rituel.
Lobjet que chacun fabrique, est lindice de cette nouvelle position. Seul le chanteur-chamane est
exclu, puisque sa nature complexe est reconnue au-del du contexte rituel, mme si la nature de cette
complexit sera labore dans le rituel, comme nous lavons montr dans la dernire partie.
Fig.14 Relation directe lobjet
Excutant
Fabricant Objet
Fabricant Hommes Femmes Chanteur-chamane Groupe familial
Indice Flches Coupes Disques votifs Bougies
Excutants Chasseurs Mres de la Nuit et
de la pluie
Chanteur-chamane Ensemble danctres Teteima et
Kakaiyarite
Dans lacte dinscription sopre un transfert dagence secondaire (Gell, 1998) sur lobjet24. Ce
24 Aussi appele la formule lmentaire , Cf. A. Gell 1998: 31.
389
transfert d'agence ne s'opre pas seulement par l'acte de fabrication en soi, mais aussi parce que le
fabricant est reprsent sur l'objet grce une petite perle en plastique ou une figurine en cire
d'abeille. La fabrication de l'objet permet le ddoublement du participant qui est alors la fois un
membre de la famille et un acteur du rituel (excutant) Le nom donn aux excutants est celui de
l'anctre davant linitiation (Chasseur flin Ewataame ou Kakaiyari selon le terme donn par le
chant25 pour lhomme, et Mre de la pluie et de la nuit Tatei pour la femme). L'objet devient l'index de
cette relation.
L'objet est cens communiquer les requtes des humains qui y sont reprsentes graphiquement,
que ce soit en termes figuratifs ou en termes abstraits. La reprsentation graphique pas
ncessairement iconique de ces requtes suppose de la part du fabricant une intentionnalit
directement transfre sur lobjet. Comme Zingg l'a remarqu : la pense du dvot doit suivre les
flches, comme la foi rend la prire valide dans dautres religions. Quand les flches doraison
natteignent pas le pre-Soleil, par exemple, le fait est attribu au manque de pense ou dhabilet chez
la personne (1982, II :333 et 341). Pour que l'objet soit efficace, il doit subir un traitement rituel : tre
prsent aux entits sur le plan du chant, activ par le sang sacrificiel enduit au cours de
linteraction entre excutants et dpos sur le lieu sacr adquat pendant le plerinage la fin du cycle.
Jinsisterai sur limportance de lacte de cration de lobjet qui tablit un espace de communication
entre le fabricant et son destinataire ainsi que sur les principes qui rgissent cette communication.
2. Relations indirectes lobjet : rapports indirects instaurs par les objets
Dans la deuxime partie de la thse (c.f. II.2) nous avons montr que la dynamique rituelle tisse des
relations complexes entre les participants qui prend forme dans le cadre dun systme relationnel trois
25 Daprs lanalyse des donnes, les deux identifications sont pertinentes parce qu'elles font allusion au chronotope de la
nuit (tikari), avant la cration du soleil. Lacte de chasse superpos au sacrifice de la vache marquera, ce moment, le passage de la nuit au jour. Nous sommes en train de desceller les couches de complxit du rituel qui ne se prsentent pas de manire successive, ce qui dmontre sa temporalit complexe.
390
termes : un Chasseur, un Sacrificateur et une Mre. On ne soccupera pas de la Mre pour le moment.
Nous nous pencherons sur le Chasseur et le Sacrificateur qui, se voient impliqus, par le biais de l'acte
meurtrier, dans une srie de responsabilits qui fait ressortir leur performance, et par lequel stablit un
rapport d'identification complexe avec la victime.
En abordant lanalyse depuis la perspective des artefacts, nous voyons que si la flche est
lindice dune relation entre des Hommes Chasseurs qui leur confre la position danctres, les objets
ramures de cerf et cornes de vache sont lindice dune relation condense qui favorise lmergence de
lidentit rituelle que le chant nous permettra de reconstruire pleinement.
Fig.16 Relation indirecte l'objet
Identit rituelle
! Excutant!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!Objet-2-(ramures!de!cerf!ou!cornes!de!vache)!!!
!
Fabricant!!!!!!!!!!!!!!!!!!!Objet!1!(flche)!!!
!
Nous continuerons lanalyse sur le plan du chant, en suivant, de manire attentive, la manipulation des
artefacts et les relations que ces derniers instaurent entre les participants non-humains. Nous verrons
que cette manipulation relie des rgions pour crer un seul monde-kiekari.
C. Des objets comme des personnes
Les pisodes du chant, progressivement imbriqus, se distinguent les uns des autres par la manipulation
des objets recherchs. La livraison des objets dclenche des panouissement ou des closions
(selon le langage du chant). Nous avons montr dans la partie prcdente que cest la relation entre
391
artefact(s), l'orientation du parcours et une srie numrique qui sont la base dun certain ordre qui
nest pas successif mais de type enchevtr. Les objets qui nous intressent ici sont les suivants : le
nierika, le bton plumes (muwieri), lensemble dpis de mas de cinq couleurs (teiyari), le silex
(tekayari), la chaise (uweni), les croix (kuruxi), la natte (itari), les flches (iri), lil de dieu
(tsikiri), la calebasse (xukuri), la bougie (hauri), le bracelet (matsiwa), la fleur (xuturi), la petite
gourde (aicutsi), le collier (kuka), la bche (kipieri) et le cierge (iteiri), entre autres (cf. fig. 16).
Certains objets ne sont mentionns que brivement (indiqus en caractres romains), alors que d'autres
sont systmatiquement repris et complexifis au cours de l'nonciation (en caractres gras). Ces
derniers sont dots d'attributs humains : ils naissent, grandissent, parlent, voient, se dplacent.
Paralllement leur anthropomorphisation, ces artefacts sont dsigns mtaphoriquement comme des
plantes (s.129 la flche s'est arrache [watihunisi], o est-elle reste?) ou comme des fruits cultivs (s.0
ses plumes mrissent [mutisaurikie], son nierika mrit). Il faut signaler que la plupart de ces objets sont
prsents sur la scne rituelle. Ils font tous partie de l'offrande (maawari), ce qui implique quils sont,
en quelque sorte, la mme chose , cest--dire loffrande sacrifie.
Liste d'artefacts mentionns dans le chant.
bton plumes (muwieri)
Bton de commandement (itsi)
silex (tekayari)
bouquet de mas [Mre Mas] (teiyari)
chaise (uweni)
croix (kuruxi)
visage (nierika) et natte (itari)
flches (iri) (et plumes)
il de dieu (tsikiri)
calebasses (xukuri) (et flches)
bougie - cerf (maxa hauli)
bracelet (matsiwa)
fleur xuturi
392
petite coupe (aicutsi)
collier (kuka)
collet de chasse (kaunari)
bche (kipieri)
tenue (kemari)
kikii26 Sandale (kakai)
Titre de propritt (Titurusi )
cierge (iteiri)
La rcurrence des relations que l'nonciation des objets-offrande met en vidence nous a permis de les
regrouper en trois catgories, comme nous lavons dj prcis. Nous reprenons ici lanalyse prsente
dans les chapitres prcdents depuis la perspective des artefacts pour tenter d'obtenir une
comprhension intgrale de la dynamique rituelle.
1. La mise en images par le chant
On distingue donc trois catgories dobjets assigns des groupes dentits diffrencies. La
premire met laccent sur un groupe dobjets accumuls qui compose un dispositif chamanique
constitutif d'une entit masculine qui accumule de nombreuses identits par des relations indirectes aux
objets (identit cumulative Cerf+). La deuxime catgorie souligne la relation directe entre les Mres et
une calebasse. Enfin, la troisime comprend une srie cumulative qui, grce une technique
parallliste, tablit des rapports analogiques ou de contraste avec d'autres termes au cours de
l'nonciation. Les deux premires catgories rsultent de l'interaction entre des personnes du mme
sexe, tandis que la troisime rsulte de l'interaction entre des personnes de sexe diffrent (Gell 199927).
26 Je nai pas obtenu de traduction pour le terme kikii dont l'importance dans le chant est significative. Il est constamment
mis en rapport avec la turi fleur , et la xuturi fleur. Parmi les interprtations que l'on m'a indiques il y avait : cerf, cerf chass, offrande, vache sacrifier, vache sacrifie, ce qui justifie l'association avec la xuturi-fleur.
27 En d'autres termes, cette troisime catgorie merge de la relation entre relations. cf. Strathernogramms de Gell 1999
393
a) Dispositif chamanique : indice d'une relation symtrique
Comme nous l'avons dmontr dans le chapitre prcdent, la constitution d'un JE complexe et
multiple est centre sur le grand vnement de la chasse, motif chronotopique fonction
architectonique dans cette partie du chant. L'identification entre les entits se ralise lors de la
manipulation des artefacts et des parcours dans la gographie rituelle, comme nous l'avons dj signal.
La premire identification entre le chanteur et Cerf Bleu Kauyumarie Irumari a lieu pendant la qute
de l'artefact bton plumes muwieri entre l'Ouest (Tiranita) et l'Est (Werika tekia). En voici un petit
extrait (reproduit dans le chapitre 3.1):
Seg.8
Mana paiti mutiwenixi Ah ya retoaron L-bas ont clos
Kwisitasa kwisitasa mutiwenisi Kwisitasa Kwisitasa [Halcn amarillo
halcn amarillo] retoaron
Kwisitasa Kwisitasa [faucon jaune
faucon jaune] ont clos
Werikasi mutiwenisi Werikasi [guilas] retoaron Werikasi [aigles] ont clos
Satirasi mutiwenisi Satirasi retoaron Satirasi ont clos
Yuaritasa mutiwenisi Yuaritasa [Guacamaya amarilla]
retoaron
Yuaritasa [Ara jaune] ont clos
Mana paiti takuta makamarisi Hasta all as se coloc en la cima Jusque l-bas ainsi il sest pos au
sommet
Wamuwieri takuta ri wareuniuweti Sus plumas as ya saben hablar Ses plumes ainsi elles savent dj parler
Werika tekia nakamarire En Werika tekia [cima del guila] se coloc
Au Werika tekia [sommet de laigle] sest pos
La qute des plumes est la premire action ralise dans le chant. Elle concerne tout d'abord la
recherche de Cerf Bleu Kauyumarie Irumari, le coquin qui bouge le chanteur et se relie lui:
Seg.0
Maxa yuawi Irumari newatikeni Venado Azul Irumari ya se unieron
[en m]
[Se coloc de manera vertical]
Cerf Bleu Irumari dj se sont lis
[en/dans moi]
[Il sest dress]
Johannes NeurathTexto
394
Tita kut kareuyumarieti
netiuyuitiwa
Quien ser el travieso [arriesgado]
que me est moviendo?
Qui est ce coquin [audacieux] qui est en
train de me bouger ?
Sur la scne rituelle, le chanteur tient son bton ( ses plumes ) dans sa main, qu'il agite constamment,
provoquant ainsi le son du grelot qui y est attach. Les plumes qui savent parler se situent de part et
d'autre du chanteur (l'un sa droite (yutserieta-Sud), et l'autre sa gauche (yu'ututa-Nord)). Il s'agit de
ses auxiliaires (kwinepuwaamete). Dans ce passage il les appelle pour qu'ils s'incorporent (qu'ils
dploient la vibration de la parole ) :
Seg.1
Wa muwieri ye aneti ranuwetiya Sus plumas as pues desplegaron
[Sus plumas as pues desplegaron la
vibracin de la palabra]
Ses plumes ainsi se sont dployes
[Ses plumes ainsi ont dploy la
vibration de la parole]
Takuta ri ranuwetiya As ya se desplegaron
[As ya se despleg la vibracin de la
palabra]
Ainsi se sont dployes
[Ainsi sest dploye la vibration
de la parole]
Yutserieta ranuwetiya A su derecha se despleg
[A su derecha se despleg la vibracin de
la palabra]
votre droite sest dploye
[ votre droite sest dploye la
vibration de la parole]
Takuta ri ranuwesime As ya se ha desplegado Ainsi dj sest dploy
uwa kueri heweneka Aqu as despleg [cambi su rumbo] Ici sest dploy [changer de route]
Yuutata mautawesime A su izquierda se despleg [se fue] votre gauche sest dploy [est
parti]
Yuutata mautawesime A su izquierda se despleg [se fue] votre gauche sest dploy [est
parti]
Takuta ri yuutata mautawesime As ya a su izquierda se despleg [se fue] Ainsi dj votre gauche sest
dploy [est parti]
Ensuite, sur le Lieu du Tigre Tiwerita, l'identification entre Grand-pre Feu Tewatsi et Cerf Bleu
Kauyumarie se ralise au cours de la manipulation de deux artefacts : la 'itari (natte) et le nierika
(miroir/visage). Nous rappelons ci-dessous un de ces passages et insistons en caractres gras sur les
395
possessifs qui indiquent le repositionnement discursif:
Seg.24
Nenierika pukamani
Masa yuawi Irumari
Nenierika Masa Yuawi
mi rostro se colocar [algo redondo
o plano]
Venado Azul, Irumari rostro-
nierika de Venado Azul
Mon visage se posera [chose ronde ou plate] Cerf Bleu Irumari visage-nierika du Cerf Bleu
Ke kut ri mi Irumari Kaunemari ya es as, Irumari, Yo, Kauyumari Il est dj ainsi, Irumari Moi
Kauyumari
Yuitari manukawera su tapete colocarn Sa natte vous placerez
Nenierika nepanukamani
Nenierika panukamani
mi rostro colocar
mi rostro lo colocar
Mon visage je placerai
Mon visage le placera
Vers la moiti du chant, ces objets sont rfrs sans marqueurs possessifs :
Seg.86
ena tari neyeyeikati ...Aqu voy caminando ...Ici je vais en marchant
Neyeyeikati Nierikatsie tari
pemineyukutua
caminando sobre el rostro, el tapete,
t mismo te entregaste
En marchant sur le visage-nierika, la
natte, toi mme tu t'es offert
Et vers la fin du chant, les perspectives sont inverses : votre nierika/ma natte :
Seg.133
Pemeyeniune nierika yunierika
petimana
as hablas Rostro
as va colocando su rostro
Ainsi tu parles Visage-nierika
ainsi il est en train de poser son visage-
nierika
Peimanati neitari petiuwenaxi colocndolo reto mi tapete En le posant a repouss ma natte
Cette modalit qui a pour effet d'accentuer les contrastes et d'inverser les perspectives est
caractristique de la structure en miroir du chant dans le cadre dialogique sans marqueurs qui a lieu
entre les entits masculines.
396
Finalement, une fois que Wawatsari-Tigre se dplace, il arrive en haut, sa flche apparat et il
demande Nos Mres de lui prter leur nierika :
Seg.28
Tateteima mehatinesia Nuestras Madres ascendieron Nos mres ont merg
semuwieli mi seiir hatinesia sus plumas y sus flechas brotaron vos plumes et vos flches ont jailli
uwa paiti Tiwerita neyemarisi ac en Tiwerita [Lugar del Tigre] se
colocaron
ici Tiwerita [Lieu du Tigre] vous tes
placs
Wawatsari iir nayen kut ri as ha llegado la flecha de
Wawatsari
ainsi la flche de Wawatsari est arrive
wanierika waniiwilie sus rostro-nierika les pide prestado ses visages-nierika ils vous emprunte
yumuwieli yuaitsalie memeyewe sus plumas en su Aitsarie yacen ses plumes Aitsarie demeurent
miki hetsie pai yunuiwali kauka kut
li hayenuiwa
all es donde est su nacimiento
pienso que de ah nace su poder
L se trouve sa naissance, peut-tre de l
leur puissance nat
De cette srie cumulative se dtache une bougie-cerf :
seg.56:
Tami tari wanu pai mitiwena cuentan que as retoa on dit quainsi elle repousse
Netei iimari hekawekaku Mi Madre Joven presente ma Jeune Mre [Champ de Mas] prsente
Niwetsika hekawekaku Niwetsika presente Niwetsika prsente
Wawatsari mitiwenaxi Wawatsari las hizo retoar Wawatsari [Chasseur-Tigre Frre Cadet]
les a fait repousser
Masa hauli Masa haulieya Vela Venado, vela de venado bougie Cerf, bougie de cerf
Ya paimeki mitiwenasi con todo esto retoaron avec tout ceci elles repoussent
Senuiwali Wawatsari mireukaniere su nacimiento se desprende de
Wawatsari
votre naissance se dtache de Wawatsari
[Chasseur-Tigre]
397
Il y a un groupe dobjets accumuls qui composent le dispositif chamanique dun JE pluriel
form par des plumes (muwieri), une natte (itari), un visage de cerf (nierika ou miroir) et une flche
(irii) : les outils du chamane sont en effet tendus par terre, devant lui, sur la scne rituelle. Il les
manipule discrtement certains moments. Ce premier groupe dobjets est lindice dune relation de
type cumulative qui dfinit lidentit complexe de lnonciateur. Dans la partie du chant centre sur le
chronotope de la chasse, cette relation cumulative a rvl la relation symtrique entre frre an/cousin
bilatral et frre cadet/cousin bilatral, une relation daffinit potentielle28.
Fig. 17 Relations indirectes aux objets de type cumulatifs
Cerf Bleu + bton plumes
Feu-Animal domestique + natte + miroir
Chasseur-Tigre + flche
bougie-cerf
b) Calebasse-xukuri : indice d'une relation asymtrique
La calebasse est aussi un objet rcurrent, qui suit un trajet qui va du monde den bas (lieu de
lobscurit) jusquau monde d'en haut (lieu de la lumire), porte par Nos Mres Tateteima dans leur
manteau. Elle est dlivre au Centre et nat en Haut :
seg.31
Parikiata kut ri neteteima en Parikiata as estn mis Madres Parikiata vous tes runies mes
mres
Neteteima kut ri Neteteima Mis Madres ya as Mis Madres no se mes mres, l dj, mes mres nayez
28 Rappelons que les termes de parent matsi et mu'uta indiquent une relation entre hommes, respectivement entre frres
an et frre cadet, ainsi qu'entre cousins bilatraux potentiellement affins. (Manzares 2003 :81)
398
sekaelieka preocupen aucune inquitude
Neteteima wimakwate meyukayeitia -
-- sukuli sehakawimani
Mis Madres de Wimakwate son
limpiadas -- la jcara acogen en su
manto
mes mres de Wimakwate elles sont
nettoyes
-- la calebasse vous laccueillez dans
votre giron
Teteima semiyeketiki Las Madres se pararon Les mres vous vous arrtez
Aitsarita semiyeketiki en Aitsarita se pararon Aitsarita vous vous arrtez
sukuli akawimati la jcara en su manto la calebasse dans votre giron
Tei Masa Sukuli seiyeketi
yuparitia seiyeketi
la Jcara Madre Venado portan
su Templo portan
la calebasse Mre Cerf vous la portez
votre temple vous le portez
uwa kut ri Kewimuka ac en Kewimuka as ha sucedido ici Kewimuka cest ainsi que cela sest
pass
Kewimuka 'uwa pemeyeke Kewimuka ac te has quedado Kewimuka ici se trouve ta demeure
teteima takakai ri mi Madres Nuestros Ancestros ya Mres Nos Anctres ainsi dj
!
Wawatsari demande quon lui prte cette Jeune Calebasse :
seg.72
Wawatsari sukuli seuniiwi Wawatsari les pidi prestada la
jcara
Wawatsari vous a demand la calebasse
prte
Muwieli seika seuniiwi slo alcanz a pedir prestada la
pluma
il a seulement russi demander la
flche prte
Seiir nemunenii Yo ped prestada su flecha Jai demand la flche prte
Xehetsie temikawilisi de ustedes estamos colgando vous nous sommes suspendus
iimali sukuli mutinii pidi prestada la Jcara Joven il a demand la jeune calebasse prte
399
La superposition des voix atteint un tel degr de complexit qu'il devient difficile de savoir qui parle
lorsque la forme dialogique prdomine sur la structure du chant. ce moment-l (segment 95), une
srie de personnages dont l'identit n'est pas reconnaissable prennent la parole. C'est le cas de la
calebasse : ma calebasse ainsi l'a dit . l'avant-dernier segment, le chanteur confirme qu'il s'agit
bien de Notre Mre Calebasse.
seg.175
ya tewa mutaxa Ahora s hasta este lugar habl l certes jusquici il a parl
Waweki ri ya tewa tatei sukuli Qued ac en lo sagrado Nuestra
Madre Jcara
sur le sacr cest rest Notre Mre
Calebasse
Au cours de l'nonciation, la calebasse livre par Nos Mres de la Nuit (Teteima) acquiert un
caractre double de jeune mre calebasse et d'enfant-fleur (associ simultanment d'autres termes)
(voir le je entre guillemets [ JE ] analys dans le chapitre prcdent). Ce caractre double nous
amne penser que la calebasse est lindice dune relation de type asymtrique entre une mre et un
enfant, dune relation de consanguinit. Il rappelle aussi que la participation dune femme en tant
qu'excutante sur la scne rituelle dpend de sa condition de gnitrice.
Fig.18 Relation directe de type volutive entre Nos Mres et la calebasse
!!!!!!!!
Nos Mres
calebasse
Fig. 19 Artiste inconnu. Le chamane conduit le chemin de la calebasse de la rgion den bas vers la rgion den haut,
http://www.dynonline.net
400
c) La troisime catgorie
Il nous semble qu' partir de la relation tisse entre une entit masculine constitue comme un
tre pluriel grce au dispositif chamanique et une entit fminine identifie une calebasse (sukuli),
merge une troisime catgorie d'artefacts. Au niveau narratif du chant, cette troisime catgorie
d'objets est identifiable par l'enchevtrement progressif de deux pisodes : celui qui culmine avec la
naissance de la bougie-cerf dans le contexte de l'interaction entre des entits masculines, et celui qui
culmine avec celle d'une calebasse dans le contexte de l'interaction entre des entits fminines
(Tateteima). Dans la deuxime partie du chant, la naissance devient un motif ritratif :
seg.30
amuwieli ketinuiwasi ve cmo tu pluma ha nacido regarde comment ta plume est ne
sukuli ketiunuiwasi ve cmo la jcara ha nacido regarde comment ta calebasse est ne
seg.56
Masa hauli Masa haulieya Vela Venado, vela de venado bougie cerf, bougie cerf
Ya paimeki mitiwenasi con todo esto retoaron avec tout cela ils ont clos
Senuiwali Wawatsari mireukaniere su nacimiento se desprende de
Wawatsari
votre naissance de dtache de Wawatsari
401
seg.99
Muwa seiir meyenuiwasi de all naci su flecha de l-bas sa flche est ne
Muwa seiir meyenuiwasi de all naci su flecha de l-bas sa flche est ne
seg.138
aniawari ya yukulusi ya
reukunuiwaxi
poco a poco fue naciendo su cruz petit petit sa croix est ne
seg.142
Wasa kemitiuyi Dnde qued la Milpa? O est rest le champ de mas?
Wasaya muwa tehatiuti Encontrndonos Nosotros su milpa ah Nous trouvant l nous le champ de mas
Wasa anuiwari kemitiutia Como fue el nacimiento de tu milpa Comment fut la naissance du champ de
mas?
seg.156
Taiteiri piyenuiwa Turiiteiri
piyenuiwa
nacer nuestro cirio nacer cirio- iteiri
flor
il natra notre cierge- iteiri il natra
cierge-fleur
Cette troisime catgorie englobe une srie d'artefacts (croix-kulusi / bougie-hauri / flche-'iri /
vtement-kemari / cierge-'iteiri /?-kikii) qui, grce l'emploi d'une technique parallliste, dmontre la
rcurrence du terme rituel fleur xuturi (sutuli selon la prononciation du chanteur) et du terme
tuuturi (turi qui signifie fleur en langage quotidien). Ces deux termes dsignent loffrande-maawari29 :
s.42 Masa hauri Cerf bougie
s.42 Hauri Kikii Bougie Kikii
s.73 Tiwekari hauri Tigre bougie
29 Ce terme se rapproche galement de tiiri, enfants (au pluriel, nunutsi, au singulier).
402
s.78 Kulusi hauri Croix bougie
s.97 Turi sutuli Fleur fleur-xuturi
s.128 Hauri sutuli Bougie fleur-xuturi
s.146 Kikii turi Kikii fleur
s.149 Turi sukuli Fleur calebasse
s.160 Sutuli 'iwi Fleur-xuturi jupe
s.156 Turi 'iteiri Fleur cierge
Le rapprochement smantique et prosodique de fleur-xuturi, de fleur-turi et de l'enfance-tiiri s'accentue
dans certains passages30. La calebasse est dcrite comme un enfant qui grandit : elle nat, fait ses
premiers pas, pleure, se dplace. Elle est dsigne ici comme frre cadet et comme enfants (au
pluriel) :
seg.108
Nemuuta meyewe sukuli tiil sukuli existe mi hermano menor, la Jcara
Nios jcara
mon frre cadet existe, la calebasse
enfants calebasse
Dans le segment suivant, on parle d'un petit ( nunuri ) et des fleurs-xuturi (au pluriel) :
seg.109
Tatsata penunuri mi entre nosotros ya es pequeo il est petit parmi nous
Heiwarieka miyuyeke la primera vez se logr ofrendar la premire fois il a rsussi loffrir
Nunuriekatsie meukake estando pequeo logr quedarse tant petit il a russi demeurer
Tiyurite xuturitsie verdaderamente son Flores-xuturi vritablement ce sont fleurs-xuturi
Tewa ri nayeyani ya vino desde lejos de loin il est venu
30 Il est impratif de mentionner que le terme nuiwari traduit par naissance (par Gabriel Pacheco) est traduit par
descendant dans les chants analyss par Denis Lemaistre. Le rapport symbolique entre le terme xuturi la fleur, et lenfant a galement t remarque par Denis Lemaistre (2003 : 35).
403
Vers la fin de cette partie, on associe la calebasse des fleurs (tuuturi) :
seg.150
Xeikia tuutuli sukuli meyutiwi Noms la flor jcara ah comenz comme a la fleur calebasse l a
commenc
Wayeu hetsie reukuwirisi Sobre su Padre qued colgado sur son pre il est rest suspendu
Heriepa yuhepai reyuwi A la luz a s mismo se tom la lumire il sest pris lui-mme
Mana paiti mikitsie tiniukuyi All a la luz sucedi l-bas la lumire cela sest pass
Taewari mana kut--- Ah nuestro rezo qued--- l notre prire est reste---
Xika aku ya muwa mipai reyusew Si as es all nuestro rezo se har uno sil en est ainsi l-bas notre prire se fera
une
Aprs avoir longuement manipul le terme xuturi et aprs avoir tiss des relations complexes, le
chanteur victorieux arrive l'enlacer ou le complter :
seg.130
ar asutuli ar misew Ya tu flor-xuturi es uno Ainsi ta fleur-xuturi est une
Et finalement :
s.165
Miwanuiwane asutuli All est naciendo tu Flor-xuturi l est en train de natreta fleur-
xuturi
Fig. 20 Artiste inconnu. On voit ici la naissance de lenfant fleur xuturi ddouble par un effet de miroir, lintrieur de la
calebasse, http://www.jamesendredy.com
404
Le chant nous dit explicitement que cette fleur-xuturi est la fleur-xuturi de la Mre Mas Niwetsika
(s.95), son nuiwari (descendant). C'est en diffrenciant les niveaux de relations mis en jeu par
lnonciation que l'mergence de cette troisime catgor