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VERSION SEUIL MILLER

LE MOIDANS LA THEORIE DE FREUD ET DANS LA TECHNIQUE PSYCHANALYTIQUE LE SMINAIRE DE JACQUES LACAN

TEXTE TABLI PAR JACQUES-ALAIN MILLER DITIONS D U SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI, 1978

(Pagination fidle ldition source table des matires, p 2 et 3 dbut, p 11)

LIVRE II LE MOI DANS LA THORIE DE FREUD ET DANS LA TECHNIQUE DE LA PSYCHANALYSE 1954-1955

Suite, p 3

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JACQUES LACAN AU CHAMP FREUDIEN De la psychose paranoaque dans ses rapports avec la personnalit suivi de Premiers crits sur la paranoa crits Tlvision Le Sminaire de Jacques Lacan texte tabli par Jacques-Alain Miller Livre 1 Les crits techniques de Freud Livre III Les psychoses Livre VII L'thique de la psychanalyse Livre XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse Livre XX Encore dans la collection Points crits (en 2 volumes) De la psychose paranoaque dans ses rapports avec la personnalit -4-

LE CHAMP FREUDIEN

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INTRODUCTION

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I, 17 NOVEMBRE 1954. PSYCHOLOGIE ET MTAPSYCHOLOGIE Vrit et savoir. Le cogito des dentistes. Le je n'est pas le moi, le sujet n'est pas l'individu. La crise de 1920. Bonjour, mes bons amis, alors on se retrouve. Dfinir la nature du moi entrane trs loin. Eh bien, c'est de ce trs loin que nous allons partir, pour revenir vers le centre - ce qui nous ramnera au trs loin. Notre propos de cette anne est le Moi dans la thorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Mais ce n'est pas que dans cette thorie et cette technique que le moi a un sens, et c'est bien ce qui fait la complication du problme. La notion du moi a t labore au cours des sicles aussi bien par ceux qu'on appelle philosophes, et avec lesquels nous ne craignons pas ici de nous compromettre, que par la conscience commune. Bref, il y a certaine conception pr-analytique du moi - appelons-la ainsi par convention, pour nous orienter - qui exerce son attraction sur ce que la thorie de Freud a introduit de radicalement nouveau concernant cette fonction. Nous pourrions nous tonner d'une pareille attraction, voire subduction, ou subversion, si la notion freudienne du moi n'tait ce point bouleversante qu'elle mrite qu'on introduise son propos l'expression de rvolution copernicienne, dont nous avons entrevu le sens au cours de nos entretiens de l'anne dernire, lesquels sont la base de ceux que nous aurons cette anne. Les rsultats auxquels nous sommes parvenus vont tre intgrs presque compltement dans la nouvelle phase o nous reprenons maintenant la thorie de Freud, qui reste notre fil conducteur - n'oubliez pas qu'il s'agit ici d'un sminaire de textes. 11

1 Les perspectives nouvelles ouvertes par Freud avaient vocation d'abolir les prcdentes. Et pourtant, par mille biais, quelque chose s'est produit dans le maniement des termes thoriques, et une notion du moi est rapparue, qui n'est nullement celle que comporte l'quilibre de l'ensemble de la thorie de Freud, et qui tend au contraire la rsorption, comme on le dit d'ailleurs trs ouvertement, du savoir analytique dans la psychologie gnrale, ce qui signifie en cette occasion la psychologie pr-analytique. Et du mme coup, car thorie et pratique ne sont pas sparables, la relation analytique, la direction de la pratique, se sont trouves inflchies. L'histoire prsente de la technique de la psychanalyse nous le montre. Cela reste trs nigmatique. Cela ne serait pas pour nous mouvoir si ce n'allait pas audel d'un conflit entre coles, entre rtrogrades et avancs, ptolmaques et coperniciens. Mais cela va beaucoup plus loin. Ce dont il s'agit, c'est de l'tablissement d'une complicit concrte, efficace, entre l'analyse, maniement librant, dmystifiant, d'une relation humaine, et l'illusion fondamentale du vcu de l'homme, tout au moins de l'homme moderne. L'homme contemporain entretient une certaine ide de lui-mme, qui se situe un niveau mi-naf, mi-labor. La croyance qu'il a d'tre constitu comme ci et comme a participe d'un certain mdium de notions diffuses, culturellement admises. Il peut s'imaginer qu'elle est issue d'un penchant naturel, alors que de fait elle lui est enseigne de toutes parts dans l'tat actuel de la civilisation. Ma thse est que la technique de Freud, dans son origine, transcende cette illusion qui, concrtement, a prise sur la subjectivit des individus. La question est donc de savoir si la psychanalyse se laissera aller tout doucement abandonner ce qui a t un instant entrouvert, ou si au contraire elle en manifestera de nouveau, et de faon le renouveler, le relief. D'o l'utilit de se rfrer certaines uvres d'un certain style. Il n'y a pas lieu mon sens de couper nos propos dans les diffrentes sries o ils se poursuivent. Ainsi, ce qu'Alexandre Koyr a introduit dans sa confrence d'hier soir sur la fonction du dialogue platonicien, partir du Mnon prcisment, peut sans artifice s'insrer dans la chane de l'enseignement qui se dveloppe ici. La fonction des confrences du mardi, dites juste titre extra-ordinaires, est en effet de vous permettre chacun de cristalliser les interrogations en suspens aux frontires de ce que nous poursuivons dans ce sminaire. 12

Hier soir, dans les quelques mots que j'ai prononcs, je soulignais, transformant les quations mnoniennes, ce qu'on peut appeler la fonction de la vrit l'tat naissant. En effet, le savoir auquel la vrit vient se nouer doit bien tre dou d'une inertie propre, laquelle lui fait perdre quelque chose de la vertu d'o il a commenc se dposer comme tel, puisqu'il montre une propension vidente mconnatre son propre sens. Nulle part cette dgradation n'est plus vidente que dans la psychanalyse, et ce fait, soi tout seul, rvle le point vraiment lectif qu'occupe la psychanalyse dans un certain progrs de la subjectivit humaine. Cette ambigut singulire du savoir et de la vrit, on la voit ds l'origine - quoiqu'on ne soit jamais compltement l'origine, mais prenons Platon pour origine, au sens o l'on parle de l'origine des coordonnes -, nous l'avons vue hier se rvler dans le Mnon, mais nous aurions pu prendre aussi bien le Protagoras, dont on n'a pas parl. Qui est Socrate? C'est celui qui inaugure dans la subjectivit humaine ce style d'o est sortie la notion d'un savoir li certaines exigences de cohrence, savoir pralable tout progrs ultrieur de la science comme exprimentale - et nous aurons dfinir ce que signifie cette sorte d'autonomie que la science a prise avec le registre exprimental. Eh bien, au moment mme o Socrate inaugure ce nouvel tre-dans-le-monde que j'appelle ici une subjectivit, il s'aperoit que le plus prcieux, l'art, l'excellence de l'tre humain, ce n'est pas la science qui pourra transmettre les voies pour y parvenir. Il se produit dj l un dcentrement - c'est partir de cette vertu qu'un champ est ouvert au savoir, mais cette vertu mme, quant sa transmission, sa tradition, sa formation, reste hors du champ. C'est l quelque chose qui mrite qu'on s'y arrte, plutt que de se prcipiter penser qu' la fin tout doit s'arranger, que c'est l'ironie de Socrate, qu'un jour ou l'autre la science arrivera rattraper a par une action rtroactive. Pourtant, rien dans le cours de l'histoire ne nous l'a jusqu' prsent prouv. Que s'est-il pass depuis Socrate? Bien des choses, et en particulier que la notion du moi est venue au jour. Quand quelque chose vient au jour, quelque chose que nous sommes forcs d'admettre comme nouveau, quand merge un autre ordre de la structure, eh bien! cela cre sa propre perspective dans le pass, et nous disons - Cela n'a jamais pu ne pas tre l, cela existe de toute ternit. N'est-ce pas l, d'ailleurs, une proprit que nous dmontre notre exprience? Pensez l'origine du langage. Nous nous imaginons qu'il y a un moment o on a d commencer sur cette terre parler. Nous admettons donc qu'il y a eu une mergence. Mais partir du moment o cette mergence est saisie dans sa structure propre, il nous est absolument 13

impossible de spculer sur ce qui la prcdait autrement que par des symboles ayant toujours pu s'appliquer. Ce qui apparat de nouveau semble toujours ainsi s'tendre dans la perptuit, indfiniment, en de de soi-mme. Nous ne pouvons pas abolir par la pense un ordre nouveau. Cela s'applique tout ce que vous voulez, y compris l'origine du monde. De mme, nous ne pouvons plus ne pas penser avec ce registre du moi que nous avons acquis au cours de l'histoire, quand bien mme nous avons affaire aux traces de la spculation de l'homme sur lui-mme des poques o ce registre n'tait pas promu comme tel. Il nous semble alors que Socrate et ses interlocuteurs devaient, comme nous, avoir notion implicite de cette fonction centrale, que le moi devait exercer chez eux une fonction analogue celle qu'il occupe dans nos rflexions thoriques, mais aussi bien dans l'apprhension spontane que nous avons de nos penses, de nos tendances, de nos dsirs, de ce qui est de nous et de ce qui n'est pas de nous, de ce que nous admettons comme expressions de notre personnalit ou de ce que nous rejetons comme y tant parasite. De toute cette psychologie, il nous est trs difficile de penser qu'elle n'est pas ternelle. En est-il ainsi? La question vaut au moins d'tre pose. La poser nous incite regarder de plus prs s'il n'y a pas en effet un certain moment o cette notion du moi se laisse saisir comme son tat naissant. Nous n'avons pas tellement loin aller, les documents sont encore tout frais. a ne remonte pas beaucoup plus loin qu' cette poque, encore toute rcente, o se sont produits dans notre vie tant de progrs, que nous nous amusons lire dans le Protagoras quand quelqu'un arrive le matin chez Socrate -Hol! Entrez, qu'est-ce qu'il y a? -Protagoras est arriv. Ce qui nous amuse, c'est que tout se passe, ainsi que le dit Platon comme par hasard, dans une obscurit noire. Cela n'a jamais t relev par personne, car cela ne peut intresser que des gens qui, comme nous, depuis soixante-quinze ans mme pas, sont habitus tourner le bouton lectrique. Regardez la littrature. Vous dites que a, c'est le propre des gens qui pensent, mais que les gens qui ne pensent pas devaient toujours avoir, plus ou moins spontanment, quelque notion de leur moi. Qu'en savez-vous? Vous, en tous les cas, vous tes du ct des gens qui pensent, ou du moins vous venez aprs des gens qui y ont pens. Alors, essayons d'ouvrir la question, plutt que de la trancher si aisment. La sorte de gens que nous dfinirons par notation conventionnelle comme les dentistes sont trs assurs de l'ordre du monde parce qu'ils pensent que M. Descartes a expos dans le Discours de la mthode les lois et les procs de la claire raison. Son je pense, donc je suis, absolument 14

fondamental pour ce qui est de la nouvelle subjectivit, n'est pourtant pas aussi simple qu'il parat ces dentistes, et certains croient devoir y reconnatre un pur et simple escamotage. S'il est vrai en effet que la conscience est transparente elle-mme, et se saisit comme telle, il apparat bien que le je ne lui est pas pour autant transparent. Il ne lui est pas donn diffremment d'un objet. L'apprhension d'un objet par la conscience ne lui livre pas du mme coup ses proprits. Il en va de mme pour le je. Si ce je nous est bien livr comme une sorte de donne immdiate dans l'acte de rflexion o la conscience se saisit transparente elle-mme, rien n'indique pour autant que la totalit de cette ralit - et c'est dj beaucoup dire que l'on aboutit un jugement d'existence - soit par l puise. Les considrations des philosophes nous ont conduits une notion de plus en plus purement formelle du moi, et pour tout dire une critique de cette fonction. De l'ide que le moi ft substance, le progrs de la pense s'est dtourn, tout au moins provisoirement, comme d'un mythe soumettre une stricte critique scientifique. Lgitimement ou non, peu importe, la pense s'est engage dans une tentative de la considrer comme un pur mirage, avec Locke, avec Kant, avec mme les psycho-physiciens, qui n'avaient qu' prendre la suite, avec d'autres raisons, bien entendu, et d'autres prmisses. Ils mettaient dans la plus grande suspicion la fonction du moi, pour autant que celle-ci perptue plus ou moins implicitement le substantialisme impliqu dans la notion religieuse de l'me, en tant que substance revtue au moins des proprits de l'immortalit. N'est-il pas frappant que, par un extraordinaire tour de passe-passe de l'histoire - pour avoir un instant abandonn ce que Freud apportait de subversif, et qui peut passer dans une certaine tradition d'laboration de la pense pour un progrs -, on en soit revenu en de de cette critique philosophique, qui ne date pas d'hier? Nous avons employ le terme de rvolution copernicienne pour qualifier la dcouverte de Freud. Non pas que ce qui n'est pas copernicien soit absolument univoque. Les hommes n'ont pas toujours cru que la Terre tait une sorte de plateau infini, ils lui ont cru aussi des limites, des formes diverses, celle d'un chapeau de dame parfois. Mais enfin, ils avaient l'ide qu'il y avait des choses qui taient en bas, disons au centre, et que le reste du monde s'difiait au-dessus. Eh bien, si nous ne savons pas trs bien ce qu'un contemporain de Socrate pouvait penser de son moi, il y avait quand mme quelque chose qui devait tre au centre, et il ne semble pas que Socrate en doute. Ce n'tait probablement pas fait comme le moi qui commence une date que nous pouvons situer vers le 15

milieu du seizime, dbut du dix-septime. Mais c'tait au centre, la base. Par rapport cette conception, la dcouverte freudienne a exactement le mme sens de dcentrement qu'apporte la dcouverte de Copernic. Elle s'exprime assez bien par la fulgurante formule de Rimbaud - les potes, qui ne savent pas ce qu'ils disent, c'est bien connu, disent toujours quand mme les choses avant les autres -Je est un autre. 2 Ne vous laissez pas pater par a, ne vous mettez pas rpandre dans les rues que je est un autre-a ne fait aucun effet, croyez-moi. Et de plus, a ne veut rien dire. Parce qu'il faut d'abord savoir ce que a veut dire, un autre. L'autre, ne vous gargarisez pas de ce terme. Il y a un de nos collgues, de nos anciens collgues, qui s'tait un peu frott aux Temps modernes, la revue de l'existentialisme qu'on l'appelle, et il nous apportait comme une audace que, pour que quelqu'un puisse se faire analyser, il fallait qu'il soit capable d'apprhender l'autre comme tel. C'tait un gros malin, celui-l. On aurait pu lui demander - Qu'est-ce que vous voulez dire par l, l'autre? - son semblable, son prochain, son idal de je, une cuvette? Tout a, c'est des autres. L'inconscient chappe tout fait ce cercle de certitudes en quoi l'homme se reconnat comme moi. C'est hors de ce champ qu'il existe quelque chose qui a tous les droits s'exprimer par je, et qui dmontre ce droit dans le fait de venir au jour en s'exprimant au titre de je C'est prcisment ce qui est le-plus mconnu par le champ du moi qui vient dans l'analyse se formuler comme tant proprement parler le je. Voil le registre o ce que Freud nous apprend de l'inconscient peut prendre sa porte et son relief. Qu'il ait exprim cela en l'appelant l'inconscient le mne de vritables contradictions in adjecto, parler de penses - il l dit lui-mme, sic venia verbo, il s'en excuse tout le temps -, de penses inconscientes. Tout cela est terriblement embarrass parce que dans la perspective de la communication, l'poque o il commence s'exprimer, il est forc de partir de l'ide que ce qui est de l'ordre du moi est aussi de l'ordre de la conscience. Mais cela n'est pas sr. S'il le dit, c'est en raison d'un certain progrs de l'laboration philosophique qui formulait cette poque l'quivalence moi =conscience. Mais plus Freud avance dans son oeuvre, moins il arrive situer la conscience, et il doit avouer qu'elle est en dfinitive insituable. Tout s'organise de plus en plus dans une dialectique o le je est distinct du moi. A la fin, Freud abandonne la partie il doit y avoir l, dit-il, des 16

conditions qui nous chappent, l'avenir nous dira ce que c'est. Nous essaierons d'entrevoir cette anne comment nous pouvons en fin de compte situer la conscience dans la fonctionnalisation freudienne. Avec Freud fait irruption une nouvelle perspective qui rvolutionne l'tude de la subjectivit et qui montre prcisment que le sujet ne se confond pas avec l'individu. Cette distinction, que je vous ai d'abord prsente sur le plan subjectif, est aussi - et c'est peut-tre le pas le plus dcisif du point de vue scientifique - saisissable sur le plan objectif. Si on considre en behaviouriste ce qui dans l'animal humain, dans l'individu en tant qu'organisme, se propose objectivement, on relve un certain nombre de proprits, de dplacements, certaines manuvres et relations, et c'est de l'organisation de ces conduites qu'on infre l'ampleur plus ou moins grande des dtours dont est capable l'individu pour parvenir des choses qu'on pose par dfinition comme ses buts. On se fait par l une ide de la hauteur de ses rapports avec le monde extrieur, on mesure le degr de son intelligence, on fixe en somme le niveau, l'tiage o mesurer le perfectionnement, ou l'art de son espce. Or, ce que Freud nous apporte, c'est ceci - les laborations du sujet dont il s'agit ne sont nullement situables sur un axe o, . mesure qu'elles seraient plus leves, elles se confondraient toujours davantage avec l'intelligence, l'excellence, la perfection de l'individu. Freud nous dit - le sujet, ce n'est pas son intelligence, ce n'est pas sur le mme axe, c'est excentrique. Le sujet comme tel, fonctionnant en tant que sujet, est autre chose qu'un organisme qui s'adapte. Il est autre chose, et pour qui sait l'entendre, toute sa conduite parle d'ailleurs que de cet axe que nous pouvons saisir quand nous le considrons comme fonction dans un individu, c'est--dire avec un certain nombre d'intrts conus sur l'art individuelle. Nous nous en tiendrons pour l'instant cette mtaphore topique-le sujet est dcentr par rapport l'individu. C'est ce que veut dire je est un autre. D'une certaine faon, c'tait dj en marge de l'intuition cartsienne fondamentale. Si vous abandonnez, pour lire Descartes, les lunettes du dentiste, vous vous apercevrez des nigmes qu'il nous propose, en particulier celle d'un certain Dieu trompeur. C'est qu'on ne peut pas, lorsqu'on aborde la notion du moi, ne pas impliquer en mme temps qu'il y ait maldonne quelque part. Le Dieu trompeur, c'est en fin de compte la rintgration de ce dont il y avait rejet, ectopie. A la mme poque, un de ces esprits frivoles qui se livrent des exercices de salon - c'est l quelquefois que commencent des choses trs surprenantes, des petites rcrations font parfois apparatre un ordre nouveau de phnomnes -, un trs drle de type, qui ne rpond gure 17

la notion qu'on se fait du classique, La Rochefoucauld pour le nommer, s'est mis tout d'un coup en tte de nous apprendre quelque chose de singulier sur quoi on ne s'est pas assez arrt, et qu'il appelle l'amour-propre. Il est curieux que cela ait paru si scandaleux, car que disait-il? Il mettait l'accent sur ceci, que mme nos activits en apparence les plus dsintresses sont faites par souci de la gloire, mme l'amour-passion ou l'exercice le plus secret de la vertu. Que disait-il exactement? Disait-il que nous le faisions pour notre plaisir? Cette question est trs importante parce que, dans Freud, tout va pivoter autour d'elle. Si La Rochefoucauld n'avait dit que a, il n'aurait fait que rpter ce qu'on enseignait depuis toujours dans les coles - jamais rien n'est depuis toujours, mais vous voyez bien la fonction du depuis toujours en cette occasion. Ce qui tait depuis Socrate, c'est que le plaisir est la recherche de son bien. Quoi qu'on pense, on poursuit son plaisir, on recherche son bien. La question est seulement de savoir si tel animal humain, saisi comme tout l'heure dans son comportement, est assez intelligent pour apprhender son bien vritable - s'il comprend o est ce bien, il obtient le plaisir qui en rsulte toujours. M. Bentham a pouss cette thorie dans ses dernires consquences. Mais La Rochefoucauld fait valoir autre chose - qu'en nous engageant dans des actions dites dsintresses, nous nous figurons nous librer du plaisir immdiat, et chercher un bien d'ordre suprieur, mais que nous nous trompons. C'est l qu'est le nouveau. Ce n'est pas une thorie gnrale comme quoi l'gosme englobe toutes les fonctions humaines. Cela, la thorie physique de l'amour chez saint Thomas le dit dj - le sujet, dans l'amour, cherche son propre bien. Saint Thomas, qui ne disait que ce qui s'tait dit depuis des sicles, tait d'ailleurs contredit par un certain Guillaume de Saint-Amour, lequel faisait remarquer que l'amour devait tre autre chose que la recherche du bien propre. Ce qui est scandaleux chez La Rochefoucauld, ce n'est pas que l'amour-propre soit pour lui au fondement de tous les comportements humains, c'est qu'il est trompeur, inauthentique. Il y a un hdonisme propre l'ego, et qui est justement ce qui nous leurre, c'est--dire nous frustre la fois de notre plaisir immdiat et des satisfactions que nous pourrions tirer de notre supriorit par rapport ce plaisir. Sparation de plan, relief pour la premire fois introduit, et qui commence nous ouvrir, par une certaine diplopie, ce qui va apparatre comme une sparation de plan relle. Cette conception s'inscrit dans une tradition parallle celle des philosophes, la tradition des moralistes. Ce ne sont pas des gens qui se spcialisent dans la morale, mais qui introduisent une perspective dite de vrit dans l'observation des comportements moraux ou des murs. 18

Cette tradition aboutit la Gnalogie de la morale de Nietzsche, qui reste tout fait dans cette perspective, en quelque sorte ngative, selon laquelle le comportement humain est comme tel leurr. C'est dans ce creux, dans ce bol, que vient se verser la vrit freudienne. Vous tes leurrs sans doute, mais la vrit est ailleurs. Et Freud nous dit o elle est. Ce qui ce moment-l fait irruption, avec un bruit de tonnerre, c'est l'instinct sexuel, la libido. Mais qu'est-ce que l'instinct sexuel? la libido? le processus primaire? Vous croyez le savoir- moi aussi-, cela ne veut pas dire que nous en soyons si assurs que a. Il faudra revoir cela de prs, et c'est ce que nous essaierons de faire cette anne. 3 A quoi en sommes-nous aujourd'hui? A une cacophonie thorique, une saisissante rvolution de position. Et pourquoi? Au premier chef, parce que l'uvre de mtapsychologie de Freud aprs 1920 a t lue de travers, interprte de faon dlirante par la premire et la seconde gnration aprs Freud - ces gens insuffisants. Pourquoi Freud a-t-il cru devoir introduire ces notions mtapsychologiques nouvelles, dites topiques, qui s'appellent le moi, le surmoi et le a? C'est qu'il y a eu, dans 1, exprience qui s'est engage la suite de sa dcouverte, un tournant, une crise concrte. Pour tout dire, ce nouveau je, avec lequel il s'agissait de dialoguer, a refus, au bout d'un certain temps, de rpondre. Cette crise apparat clairement exprime chez les tmoins historiques des annes entre 1910 et 1920. Lors des premires rvlations analytiques, les sujets gurissaient plus ou moins miraculeusement, et cela nous est encore sensible quand nous lisons les observations de Freud, avec leurs interprtations fulgurantes et les explications n'en plus finir. Eh bien, c'est un fait que a a de moins en moins bien march, que a s'est amorti au fil du temps. Voil bien qui laisse penser qu'il y a quelque ralit dans ce que je vous explique, savoir dans l'existence de la subjectivit comme telle, et ses modifications au cours des temps, suivant une causalit, une dialectique propre, qui va de subjectivit subjectivit, et qui chappe peut-tre toute espce de conditionnement individuel. Dans ces units conventionnelles que nous appelons subjectivits en raison de particularits individuelles, qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui se referme, qu'est-ce qui rsiste? C'est prcisment en 1920, c'est--dire juste aprs le tournant dont je 19

viens de vous parler - la crise de la technique analytique - que Freud a cru devoir introduire ses nouvelles notions mtapsychologiques. Et si on lit attentivement ce que Freud a crit partir de 1920, on s'aperoit qu'il y a un lien troit entre cette crise de la technique qu'il s'agissait de surmonter et la fabrication de ces notions nouvelles. Mais pour cela il faut lire ses crits - les lire dans l'ordre, c'est prfrable. Qu'Au-del du principe de plaisir ait t crit avant Psychanalyse collective et analyse du moi, et avant le Moi et le a, cela devrait poser quelques questions - on ne se les est jamais poses. Ce que Freud a introduit partir de 1920, ce sont les notions supplmentaires alors ncessaires pour maintenir le principe du dcentrement du sujet. Mais loin qu'il soit compris comme il le fallait, il y eut une rue gnrale, vritable libration des coliers Ah, le voil revenu, ce brave petit moi! On s'y retrouve! Nous rentrons dans les voies de la psychologie gnrale. Comment n'y rentrerait-on pas avec joie, quand cette psychologie gnrale n'est pas seulement une affaire d'cole ou de commodit mentale, mais bien la psychologie de tout le monde? On s'est trouv content de pouvoir croire de nouveau que le moi est central. Et nous en voyons les dernires manifestations avec les gniales lucubrations qui nous viennent pour l'instant d'au-del de l'eau. M. Hartmann, chrubin de la psychanalyse, nous annonce la grande nouvelle, qui nous permettra de dormir tranquilles - l'existence de l'ego autonome. Cet ego qui, depuis le dbut de la dcouverte freudienne, a toujours t considr comme conflictuel, qui, mme quand il a t situ comme une fonction en rapport avec la ralit, n'a jamais cess d'tre tenu pour quelque chose qui, comme la ralit, se conquiert dans un drame, nous est tout coup restitu comme une donne centrale. A quelle ncessit intrieure rpond le fait de dire qu'il doit y avoir quelque part un autonomous ego? Cette conviction dpasse la navet individuelle du sujet qui croit en soi, qui croit qu'il est lui - folie assez commune, et qui n'est pas une complte folie, car cela fait partie de l'ordre des croyances. videmment, nous avons tous tendance croire que nous sommes nous. Mais nous n'en sommes pas si srs que a, regardez-y de bien prs. En beaucoup de circonstances, trs prcises, nous en doutons, et sans subir pour autant aucune dpersonnalisation. Ce n'est donc pas seulement cette croyance nave qu'on veut nous ramener. Il s'agit d'un phnomne proprement parler sociologique, qui concerne l'analyse en tant que technique, ou si vous voulez crmonial, prtrise dtermine dans un certain contexte social. Pourquoi rintroduire la ralit transcendante de l'autonomous ego? A y regarder de prs, il s'agit d'autonomous egos plus ou moins gaux selon les 20

individus. Nous retournons l une entification selon quoi non seulement les individus existent en tant que tels, mais encore certains existent plus que d'autres. C'est ce qui contamine, plus ou moins implicitement, les notions dites du moi fort et du moi faible, qui sont autant de modes d'luder les problmes que posent aussi bien la comprhension des nvroses que le maniement de la technique. Tout cela, nous le verrons en son temps et lieu. Nous poursuivrons donc cette anne l'examen et la critique de la notion du moi dans la thorie de Freud, nous en prciserons le sens en fonction de la dcouverte de Freud et de la technique de la psychanalyse, tout en tudiant paralllement certaines de ses incidences actuelles, qui sont lis un certain mode de concevoir dans l'analyse le rapport d'individu individu. La mtapsychologie freudienne ne commence pas en 1920. Elle est prsente tout fait au dbut - voyez le recueil sur les commencements de la pense de Freud, les lettres Fliess, les crits mtapsychologiques de cette priode- et se continue la fin de la Traumdeutung. Elle est assez prsente entre 1910 et 1920 pour que vous vous en soyez aperus l'anne dernire. A partir de 1920, on entre dans ce qu'on peut appeler la dernire priode mtapsychologique. Pour cette priode, Au-del du principe de plaisir est le texte premier, l'ouvrage pivot. C'est le plus difficile. Nous n'en rsoudrons pas d'emble toutes les nigmes. Mais c'est ainsi que a s'est pass - Freud l'a apport d'abord, avant d'laborer sa topique. Et si on attend pour l'aborder d'avoir approfondi, cru approfondir, les ouvrages de la priode qui suit, on ne peut que faire les plus grandes erreurs. Et c'est ainsi que la plupart des analystes, pour ce qui est du fameux instinct de mort, donnent leur langue au chat. Je dsirerais que quelqu'un de bonne volont, Lefbvre-Pontalis par exemple, fasse une premire lecture d'Au-del du principe du plaisir. 17 NOVEMBRE 1954. 21

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II, 24 novembre 1954 SAVOIR, VRIT, OPINION La psychanalyse et ses concepts. Un vrai insaisissable par le savoir li. Forme et symbole. Pricls psychanalyste. Programme de l'anne. J'ai fait la dernire fois une petite introduction au problme dans lequel je compte que nous avancerons ensemble cette anne, savoir, le moi dans la thorie freudienne. Ce n'est pas une notion qui s'identifie au moi de la thorie classique traditionnelle, encore qu'elle la prolonge- mais en raison de ce qu'elle y ajoute, le moi prend dans la perspective freudienne une valeur fonctionnelle toute diffrente. Je vous ai fait entrevoir qu'il n'y a pas trs longtemps qu'on a thoris le moi. Non seulement au temps de Socrate on n'entendait pas le moi comme on l'entend aujourd'hui ouvrez les livres, vous verrez que le terme est compltement absent -, mais effectivement -le mot a ici son sens plein - le moi n'avait pas la mme fonction. Un changement de perspective a depuis boulevers la notion traditionnelle de ce qui pouvait tre le bien, disons, de l'individu, du sujet, de l'me, et de tout ce que vous voudrez. La notion unitaire du bien, comme cette perfection ou art, qui polarise et oriente l'achvement de l'individu, a t frappe partir d'une certaine poque d'un soupon d'inauthenticit. Je vous ai montr la valeur significative cet gard de la pense de La Rochefoucauld. Ouvrez ce petit recueil de maximes de rien du tout. Voil un jeu de socit bien singulier, qui nous prsente une sorte de pulsation, ou plus exactement de saisie instantane de la conscience. C'est un moment de rflexion qui a une valeur vraiment active, et un dessillement ambigu - est-ce un virage concret du rapport de l'homme lui-mme, ou une simple prise de conscience, prise de connaissance, de quelque chose qui n'avait pas t vu jusque-l? La psychanalyse a l-dessus valeur de rvolution copernicienne. Toute la relation de l'homme lui-mme change de perspective avec la dcouverte 23

freudienne, et c'est cela dont il s'agit dans la pratique, telle que nous la faisons tous les jours. C'est pourquoi, dimanche dernier, vous m'avez entendu rejeter de la faon la plus catgorique la tentative de refusion de la psychanalyse dans la psychologie gnrale. L'ide d'un dveloppement individuel unilinaire, pr-tabli, comportant des tapes apparaissant chacune leur tour selon une typicit dtermine, est purement et simplement l'abandon, l'escamotage, le camouflage, proprement parler la dngation, voire mme le refoulement, de ce que l'analyse a apport d'essentiel. Cette tentative de syncrtisme, nous l'avons entendue de la bouche du seul parmi les partisans de cette tendance qui sache tenir un discours cohrent. Vous avez pu voir que ce discours cohrent l'a conduit formuler - Les concepts analytiques, a n'a aucune valeur, a ne correspond pas la ralit. Mais cette ralit, comment la saisir si nous ne la dsignons pas au moyen de notre vocabulaire? Et si, continuant le faire, nous croyons que ce vocabulaire n'est qu'un signal de choses qui seraient au-del, qu'il se rduit de petites tiquettes, des dsignations flottant dans l'innomm de l'exprience analytique quotidienne? Si c'tait le cas, cela signifierait simplement qu'il faut en inventer un autre, c'est--dire faire autre chose que la psychanalyse. Si la psychanalyse n'est pas les concepts dans lesquels elle se formule et se transmet, elle n'est pas la psychanalyse, elle est autre chose, mais alors il faut le dire. Or - et c'est en a que consiste l'escamotage - on continue, bien entendu, se servir de ces mmes concepts, faute de quoi l'exprience se dissoudrait totalement - et je ne dis pas que a n'arrive pas, concrtement, certains qui se laissent aller rduire la psychanalyse la psychologie gnrale. Mais les concepts de la psychanalyse sont l, et c'est cause d'eux que la psychanalyse dure. Les autres s'en servent, ils ne peuvent pas ne pas s'en servir, mais d'une faon qui n'est ni intgre, ni articule, ni capable de se faire comprendre, ni de se transmettre, ni mme de se dfendre. Et c'est bien pourquoi ds qu'ils dialoguent avec d'autres, ce qui est arriv dimanche dernier, savoir avec des psychiatres, ils rentrent leur vocabulaire dans leur poche, en disant que ce n'est pas a qui est important dans l'exprience analytique, mais les changes de forces, c'est--dire l o vous ne pouvez pas mettre votre nez. Le personnage de Mnon n'a pas offert un vain prambule notre cycle de travail cette anne. Sa valeur est exemplaire - au moins pour ceux qui sont ici et s'efforcent de comprendre. Eux ne peuvent partager la confusion qui, d'aprs ce qu'on m'a dit, s'est faite dans certains esprits, selon laquelle Mnon, ce serait l'analys, le malheureux analys que nous aurions ridiculis l'autre soir. Non, Mnon n'est pas l'analys, c'est (analyste - la plupart des analystes. 24

Je voudrais que ne soit pas laiss en arrire ce qui a pu tre rest inachev dans notre rencontre avec Alexandre Koyr. je sais que c'tait notre premire rencontre, et que l'on a toujours quelque difficult nouer un dialogue. C'est tout un art, une maeutique. Certains qui auraient eu des choses apporter n'ont pas pu le faire, sinon dans les coulisses. Nous ne pouvons prtendre puiser la question du dialogue platonicien en une soire. L'important est que cela reste, ici, vivant, ouvert. Nanmoins, il serait regrettable que ce qu'Octave Mannoni m'a dit la suite de cette confrence ne soit pas mis en circulation dans notre communaut. Lui souvient-il encore de ce qui lui tait apparu aprs ma propre intervention sur la fonction de l'orthodoxa? Car, la vrit, il y a une nigme dans cette orthodoxa. 1 O. MANNONI : -Ce qui m'avait frapp dans le mouvement de la confrence de M. Koyr, c'est d'abord une tendance presque spontane assimiler directement l'analyse le dialogue platonicien et la maeutique socratique. C'est contre cette assimilation trop directe que je voulais protester en faisant remarquer que, pour Platon, il y a une vrit oublie, et que la maeutique consiste la faire apparatre au jour, si bien que le dialogue est bien un mlange de vrit et d'erreur, et la dialectique une sorte de crible de la vrit. Dans l'analyse, ce n'est pas la mme sorte de vrit, c'est une vrit historique, tandis que la premire apparat, par un ct, comme une vrit de science naturelle. Il est assez tonnant qu'on puisse appeler l'inconscient tantt le langage oubli, comme le fait Eric Fromm, et tantt la langue fondamentale, comme le fait le prsident Schreber, c'est--dire tantt la sagesse et tantt la folie. Si bien que ce qui revient au jour dans la maeutique analytique, c'est la vrit dans l'erreur et l'erreur dans la vrit. C'est tout fait diffrent de ce qui se passe dans une perspective platonicienne. je crois galement que M. Koyr tire l'orthodoxa du ct de ce que les primitifs appellent les coutumes qui font vivre. Par consquent, il peut arriver en effet que celui -Mnon, et surtout Anytos -qui est attach aux coutumes qui font vivre se sente en danger devant la recherche pistmique. Il se pourrait qu'il y ait l un conflit qu'on retrouve dans l'analyse, lorsque celui qui est assur, qui a confiance en ce qui se fait, s'inquite de ce qui peut arriver si on le met en question. Il est vrai qu'il y a eu, et pas seulement de la part de M. Koyr, une sollicitation un peu abusive comparer avec l'exprience analytique la mene du dialogue avec Mnon. 25

Maintenant, pour ce qui est de la vrit, observez bien quel est le but du Mnon. Le Mnon montre comment on fait sortir la vrit de la bouche de l'esclave, c'est--dire de n'importe qui, et que n'importe qui est en possession des formes ternelles. Si l'exprience prsente suppose la rminiscence, et si la rminiscence est le fait de l'exprience des vies antrieures, il faut bien que ces expriences aient aussi t menes l'aide d'une rminiscence. Cette rcurrence n'a pas de raison de se terminer, ce qui nous montre qu'il s'agit en effet d'un rapport des formes ternelles. C'est leur veil dans le sujet qui explique le passage de l'ignorance la connaissance. En d'autres termes, on ne peut connatre rien, sinon parce qu'on le connat dj. Mais ce n'est pas l proprement parler le but du Mnon. Le but et le paradoxe du Mnon est de nous montrer que l'pistm, le savoir li par une cohrence formelle, ne couvre pas tout le champ de l'exprience humaine, et en particulier qu'il n'y a pas une pistm de ce qui ralise la perfection, l'art de cette exprience. Ces liaisons, je vous l'annonce, nous aurons dans l'Au-del du principe du plaisir nous demander ce qu'elles sont. Ce qui est mis en valeur dans ce dialogue, ce n'est pas simplement que Mnon ne sait pas ce qu'il dit, c'est qu'il ne sait pas ce qu'il dit propos de la vertu. Et ce, parce qu'il a t un mauvais lve des sophistes - il ne comprend pas ce que les sophistes ont lui apprendre, qui n'est pas une doctrine qui explique tout, mais l'usage du discours, ce qui est fort diffrent. On voit quel point il est mauvais lve quand il dit - Si Gorgias tait l, il nous expliquerait tout cela. Ce que Gorgias a dit, vous en seriez renvers. C'est toujours dans l'autre qu'est le systme. Ce que Socrate met en valeur, c'est trs exactement ceci, qu'il n'y a pas d'pistm de la vertu, et trs prcisment de ce qui est la vertu essentielle - aussi bien pour nous que pour les Anciens -, la vertu politique, par laquelle sont lis dans un corps les citoyens. Les praticiens excellents, minents, qui ne sont pas des dmagogues, Thmistocle, Pricls, agissent ce plus haut degr de l'action qu'est le gouvernement politique, en fonction d'une orthodoxie, qui ne nous est pas dfinie autrement que par ceci, qu'il y a l un vrai qui n'est pas saisissable dans un savoir li. On a traduit orthodoxa par opinion vraie, et c'est bien l le sens. Si la constitution d'une pistm, l'intrieur du vaste tumulte, du brouhaha, du tohubohu, de la sophistique, est la fonction de Socrate, il s'agit encore de comprendre ce que celui-ci en attend. Car Socrate ne croit pas que ce soit tout. Il y aurait encore beaucoup dire sur les points de rfrence de Socrate. Socrate ramne toujours dans sa dialectique une rfrence aux techniques, non pas qu'il fasse des techniques les modles de tout, car il sait 26

bien qu'il y a des diffrences entre celles du nautonier, du constructeur de navires, du mdecin, et la technique suprieure de ceux qui gouvernent l'tat. Et dans le Mnon, il nous montre encore justement o est la brisure. M. HYPPOLITE : - Vous fuyez un peu la question de Mannoni. Je ne la fuis pas. Il y a longtemps que je m'en dtourne. Mais, tes-vous d'accord sur ce que j'avance l? M. HYPPOLITE : -J'attends la suite, pour voir. Je pense que Mannoni a formul tout l'heure une diffrence fondamentale entre le dialogue platonicien et celui de l'analyse. Elle est absolument admise, et a n'a aucun rapport. M. HYPPOLITE : -Je crois qu'on peut viter cette diffrence dans ce qu'elle a de radical. Et je me demandais si c'est ce que vous vouliez tenter. J'attendais la suite. Vous allez voir. Il n'est pas facile de boucler la boucle. C'est que notre pistm a fait tellement de progrs qu'elle est videmment constitue bien autrement que celle de Socrate. Nanmoins, on aurait tort de ne pas voir que, mme fonde sur la forme de la science exprimentale, l'pistm moderne, comme au temps de Socrate, reste fondamentalement une certaine cohrence du discours. Il s'agit simplement de savoir ce que veut dire cette cohrence, quelle sorte de liaison elle comporte. C'est sur ce terme de liaison que porteront prcisment une grande partie des questions que nous poserons ici partir de ce que je vais essayer de vous enseigner sur l'ego. Je vais faire encore une remarque, avant d'clairer tout fait ma lanterne. Voulant donner Mnon un exemple de la faon dont se constitue le discours de la science, en lui montrant qu'il n'y a pas besoin d'en savoir tant, qu'il n'y a pas s'imaginer que la chose est dans le discours des sophistes, Socrate dit -Je prends cette vie humaine qui est l, l'esclave, et vous allez voir qu'il sait tout. Il suffit de l'veiller. Relisez maintenant avec attention la faon dont il fait trouver l'esclave la vrit dont il s'agit, savoir - comment doubler la surface du carr, aprs avoir aperu qu' un de ses cts correspond un certain nombre d'units de surface, qui sont dans une certaine proportion avec ce ct. Eh bien, l'esclave a beau avoir en lui toutes les sciences sous la forme de ce qu'il a accumul dans sa vie antrieure, il n'en reste pas moins qu'il 27

commence par se tromper. Il se trompe en usant trs proprement de ce qui nous sert de base dans l'preuve-type d'intelligence - il procde par le rapport d'quivalence A/B = C/D avec lequel procde l'intelligence de la faon la plus constante. Ce procd le mne mathmatiquement l'erreur de croire qu'en doublant le ct on doublera la surface. Socrate lui montre sur la figure dessine sur le sable qu'il ne saurait en tre ainsi. L'esclave voit bien que la surface construite partir du doublement du ct de 2 est double de ce qu'on aurait voulu obtenir - 16 au lieu de 8. Mais a ne l'avance pas dans la solution du problme, et c'est Socrate qui lui montre qu'en tant les quatre coins du grand carr, on le diminue exactement de la moiti, soit de 8, et qu'ainsi le carr intrieur est de 8, et reprsente la solution cherche.

Ne voyez-vous pas qu'il y a une faille entre l'lment intuitif et l'lment symbolique? On parvient au rsultat l'aide de la notion qu'on a des nombres, que 8 est la moiti de 16. Ce que l'on obtient, ce n'est pas 8 carrs-units. Nous avons au centre 4 units de surface, et un lment irrationnel, N/2, qui n'est pas donn sur le plan intuitif. Il y a donc l passage d'un plan de liaison intuitif un plan de liaison symbolique. Cette dmonstration, qui est un exemple du passage de l'imaginaire au symbolique, c'est bien videmment le matre qui l'accomplit. C'est Socrate qui amne que 8 est la moiti de 16. L'esclave, avec toute sa rminiscence et son intuition intelligente, voit la bonne forme, si on peut dire, partir du moment o on la lui dsigne. Mais nous touchons l du doigt le clivage du plan de l'imaginaire, ou de l'intuitif- o fonctionne en effet la rminiscence, c'est--dire le type, la forme ternelle, ce qu'on peut appeler aussi les intuitions a priori et de la fonction symbolique qui n'y est absolument pas homogne, et dont l'introduction dans la ralit constitue un forage. Je demande M. Riguet, qui est mathmaticien, si je dis des choses qui lui paraissent discutables? M. RIGUET : -Je suis d'accord. 28

J'aime quand mme mieux qu'un mathmaticien soit d'accord avec moi. Vous voyez donc que la fonction ici manifeste comme gnrique des liaisons que Socrate fait entrer en ligne de compte dans l'pistm n'est pas sans mettre profondment en question la valeur de l'invention symbolique, du surgissement de la parole. Il y a un moment o dans l'histoire de la gomtrie v2 apparat. Auparavant, on tourne autour. Rtrospectivement, on peut dire que les gomtres gyptiens et hindous l'ont entrevu, qu'ils ont trouv le moyen de le manier. Ainsi Socrate, qui l, sur le sable, fait une astuce, et n donne une quivalence. Mais l'autonomie de -,F2 n'est pas du tout manifeste dans le dialogue. Lorsqu'elle apparat, elle engendre une foule de choses, tout un dveloppement mathmatique, o l'esclave n'a plus rien faire. M. HYPPOLITE : - Vous montrez donc que chez Platon toute invention une fois faite s'avre comme engendrant son propre pass, s'avre comme une dcouverte ternelle. Au fond, nous sommes pervertis par le christianisme, qui nous fait localiser des vrits ternelles comme antrieures. Tandis que le platonisme, suivant davantage le mouvement qu'on pourrait appeler historicit, montre que l'invention du symbole s'avre, une fois invente, comme tant un pass ternel. La notion de vrit ternelle n'a peut-tre pas dans le platonisme le sens' que le Moyen Age lui a donn, et sur lequel se fonde clairement l'interprtation de Mannoni. Voil pourquoi je disais qu'il pouvait y avoir une liaison paradoxale entre le dialogue platonicien et l'analyse, et que c'tait elle que vous cherchiez travers le rapport du symbolisme et de la vrit. Ce n'est pas encore a. Je crois justement qu'il y a deux sortes de rapport au.temps. A partir du moment o une partie du monde symbolique, merge, elle cre en effet son propre pass. Mais non pas de la mme faon que la forme au niveau intuitif. C'est justement dans la confusion des deux plans que gt l'erreur, l'erreur de croire que ce que la science constitue par l'intervention de la fonction symbolique tait l depuis toujours, que c'est donn. Cette erreur existe dans tout savoir, pour autant qu'il n'est qu'une cristallisation de l'activit symbolique, et qu'une fois constitu, il l'oublie. Il y a dans tout savoir une fois constitu une dimension d'erreur, qui est d'oublier la fonction cratrice de la vrit sous sa forme naissante. Qu'on l'oublie dans le domaine exprimental, passe encore, puisqu'il est li des activits purement oprantes - oprationnelles comme on dit, je ne sais trop pourquoi, alors que le terme d'oprantes a toute sa porte. Mais nous autres analystes, nous ne pouvons l'oublier, qui travaillons dans la dimension de cette vrit l'tat naissant. 29

Ce que nous dcouvrons dans l'analyse est au niveau de l'orthodoxa. Tout ce qui s'opre dans le champ de l'action analytique est antrieur la constitution du savoir, ce qui n'empche pas qu'en oprant dans ce champ, nous avons constitu un savoir, et qui s'est mme montr exceptionnellement efficace, comme il est bien naturel, puisque toute science surgit d'un maniement du langage qui est antrieur sa constitution, et que c'est dans ce maniement du langage que se dveloppe l'action analytique. C'est pour cette raison aussi que plus nous en savons, plus les risques sont grands. Tout ce qu'on vous enseigne sous une forme plus ou moins pr-digre dans les prtendus instituts de psychanalyse - stades sadique, anal, etc. -, tout a est bien entendu fort utile, surtout des gens qui ne sont pas analystes. Il serait stupide qu'un psychanalyste les nglige systmatiquement, mais il faut qu'il sache que ce n'est pas la dimension dans laquelle il opre. Il doit se former, s'assouplir dans un autre domaine que celui o se sdimente, o se dpose ce qui dans son exprience se forme peu peu de savoir. O. MANNONI : -Je suis entirement d'accord. Seulement, je crois vous expliquer ce que vous avez tout l'heure pos comme une nigme. Vous avez dit que de chaque ct il y avait vrit et erreur, erreur et vrit. Elles taient pour vous dans une rpartition strictement symtrique et inverse. O. MANNONI : -Je n'ai pas prsent a comme une nigme. Ce qui me paraissait nigmatique est que le public est tout prt engager la psychanalyse la suite du platonisme. Il y a deux publics, celui qui est ici, et qui a au moins une chance de s'y retrouver, et l'autre, qui vient de tout autres endroits flairer un peu ce qui se passe, qui trouve a drle, sujet commentaires et propos de table, et qui peut naturellement s'y perdre un peu. S'ils veulent s'y retrouver, ils n'ont qu' tre plus assidus. On ne saurait trop dcourager la curiositce ne sont pas des confrences mondaines. S'ils viennent pour croire que nous voulons faire de la psychanalyse le prolongement du dialogue platonicien, ils se trompent. Qu'ils se renseignent. Les paroles fondatrices, qui enveloppent le sujet, sont tout ce qui l'a constitu, ses parents, ses voisins, toute la structure de la communaut, et non pas seulement constitu comme symbole, mais constitu dans son tre. Ce sont des lois de nomenclature qui dterminent - au moins jusqu' un certain point- et canalisent les alliances partir desquelles les 30

tres humains copulent entre eux et finissent par crer, non seulement d'autres symboles, mais aussi des tres rels, qui, venant au thonde, ont tout de suite cette petite tiquette qui est leur nom, symbole essentiel pour ce qui est de leur lot. Ainsi l'orthodoxa que Socrate laisse derrire lui, mais dont il se sent,tout envelopp-puisque tout de mme c'est aussi de l qu'il part, puisqu'il est en train de constituer cette orthodoxa qu'il laisse derrire lui -, nous la mettons, nous, de nouveau, au centre. L'analyse, c'est a. En fin de compte, pour Socrate, pas forcment pour Platon, si Thmistocle et Pricls ont t de grands hommes, c'est qu'ils taient bons psychanalystes. Ils ont trouv dans leur registre ce que veut dire l'opinion vraie. Ils sont au coeur de ce concret de l'histoire o un dialogue est engag, alors qu'aucune espce de vrit n'y est reprable sous la forme d'un savoir gnralisable et toujours vrai. Rpondre ce qu'il faut un vnement en tant qu'il est significatif, qu'il est fonction d'un change symbolique entre les tres humains -ce peut tre l'ordre donn la flotte de sortir du Pire-, c'est faire la bonne interprtation. Et faire la bonne interprtation au moment o il faut, c'est tre bon psychanalyste. Je ne veux pas dire que le politique, c'est le psychanalyste. Platon prcisment, avec le Politique, commence donner une science de la politique, et Dieu sait o a nous a mens depuis. Mais pour Socrate, le bon politique c'est le psychanalyste. C'est en quoi je rponds Mannoni. O. MANNONI : -je ne suis pas absolument d'accord. Il y a une autre branche de l'alternative qui me parat plus socratique. Pricls et Thmistocle taient de bons hommes d'tat pour une autre raison, c'est qu'ils avaient l'orthodoxa, parce qu'ils taient ce qu'on appellerait aujourd'hui des gentlemen. Ils taient tellement intgrs dans leur milieu social, il y avait pour eux tellement peu de problmes, tellement peu besoin de science, que c'est presque le contraire. C'est ce que je suis en train de vous dire, mon cher. Ce n'est pas parce qu'ils taient psychanalystes de naissance, sans avoir t psychanalyss, qu'ils n'taient pas de bons psychanalystes. Ii' est clair qu' ce moment-l, ce sont les matres seulement qui font l'histoire, et que l'esclave qui Socrate a voulu faire faire un petit tour de piste n'a rien dire. Il mettra encore un certain temps faire Spartacus. Pour le moment, il n'est rien. C'est prcisment parce que seuls les gentlemen ont quelque chose dire dans cette histoire, qu'ils trouvent les mots ncessaires. Et mme un type comme Socrate sera mis out parce qu'il est un peu trop sorti de la socit des gentlemen. A force d'pistm, il 31

loupe lorthodoxa, et on le lui fera payer fort cher, dune faon imbcile. Mais c'est aussi que, comme l'a fait remarquer Maurice Merleau-Ponty, Socrate y a mis un peu de bonne volont - il aurait pu, peu de chose prs, les possder. Peut-tre n'avait-il pas tous ses moyens ce moment? Il avait sans doute ses raisons de s'engager dans une autre forme de dmonstration. Aprs tout, a n'a pas t si inefficace. a a eu un sens symbolique. 2 Il nous reste un peu de temps. Avez-vous, Pontalis, quelque chose nous dire aujourd'hui? je crois qu'il faut toujours commencer prendre les questions au plus difficile - ensuite, on n'a plus qu' descendre. C'est pour cette raison que j'ai voulu que nous commencions par Au-del du principe du plaisir. Bien entendu, je n'ai pas voulu accabler Pontalis sous la charge de nous donner d'emble une analyse exhaustive, parce que nous n'arriverons comprendre ce texte qu'aprs avoir fait le tour de tout ce que dit Freud concernant le moi, depuis le dbut de son oeuvre jusqu' la fin. je veux vous rappeler qu'il faut cette anne que vous lisiez tous, de bout en bout, avec la plus extrme attention les textes suivants. Premirement, Aus den Anfngen der Psychoanalyse, qui comporte les lettres Fliess et l'Entwurf, qui est une premire thorie psychologique, dj complte. La grande dcouverte d'aprs-guerre, ce sont ces papiers de jeunesse de Freud. Lisez cette Esquisse d'une thorie dite psychologique, qui est dj une mtapsychologie, avec une thorie de l'ego. Vous trouverez a en anglais galement, sous le titre Origins of Psycho-analysis. Deuximement, la Traumdeutung, tout particulirement le chapitre intitul Psychologie des processus du rve, et ce, dans l'dition allemande ou dfaut dans l'anglaise. Troisimement, les textes concernant ce qu'on appelle la seconde mtapsychologie de Freud, groups dans la traduction franaise sous le titre d'Essais de psychanalyse. Il y a l Au-del du principe du plaisir, Psychologie collective et analyse du moi, et le Moi et le a, qui sont les trois articles fondamentaux pour ce qui est la comprhension du moi. Quatrimement, il y a d'autres choses que vous pouvez lire, comme les articles Nvrose et psychose, la Fonction du principe de ralit dans la nvrose et la psychose, Analyse terminable et interminable. Cinquimement, vous devez connatre le dernier travail de Freud, cet essai inachev qu'on appelle en allemand Abriss der psychoanalyse, qui 32

apporte certains reprages de la faon dont Freud faisait se recouvrir la premire division topique qu'il avait donne du psychisme - inconscient, prconscient, conscient - et la nouvelle topique du moi, du surmoi et du a. C'est seulement dans l'Abriss que vous trouverez sur ce point des indications. Avec cela qui va du tout premier travail de Freud jusqu'au dernier, vous avez l'lment o nous allons tcher d'oprer pour l'analyse de la thorie freudienne. O. MANNONI : - Est-ce que je peux signaler dans les Collected Papers le dernier article, Splitting of the ego? C'est justement de l que sont parties toutes les confusions. Pontalis, vous avez dix minutes pour nous dire les questions que vous a inspires la premire lecture d'Au-del du principe du plaisir. M. LEFBVRE-PONTALIS : -je vais rappeler d'un mot ce que signifie ce titre. Vous savez qu'Au-del du principe du plaisir est un essai o Freud dcouvre que la prdominance qu'il avait d'abord tablie du principe du plaisir, li au principe de constance, selon lequel l'organisme doit pouvoir rduire les tensions un niveau constant, que ce principe n'est pas exclusif, comme il l'avait d'abord affirm. Tout se passe comme s'il tait en quelque sorte pouss par un certain nombre de faits aller audel de ce qu'il a d'abord affirm. Mais il est embarrass, dans ce texte que je ne connaissais pas jusqu'ici. Il y a d'abord les rves des traumatiss, c'est--dire, fait curieux, que dans les nvroses traumatiques il y aura toujours reprise du rve de la situation traumatisante. De sorte que l'ide du rve comme ralisation hallucinatoire de dsir s'effondre. Ensuite, les jeux que les enfants rptent indfiniment. Il y a l'exemple clbre de l'enfant de dix-huit mois que sa mre quitte, et qui chaque fois jette un objet et le rcupre -processus de redisparition, de rapparition. L'enfant essaie d'assumer un rle actif dans cette situation. Le plus important est ce qui se passe dans la situation de transfert, o l'analys recommence un certain nombre de rves, toujours les mmes. Et d'une manire gnrale, il est amen rpter au lieu de simplement se remmorer. Tout se passe comme si la rsistance ne venait pas, comme Freud l'avait d'abord cru, uniquement du refoul, mais uniquement du moi. Et il trouve modifie sa conception premire du transfert. Celui-ci n'est plus seulement dfini comme le produit d'une disposition au transfert, mais d'une compulsion de rptition. Bref,. ces faits amnent Freud objectiver, et passer l'affirmation qu'il y a autre chose que le principe du plaisir, qu'il y a une tendance irrsistible la rptition, qui transcenderait le principe du plaisir et le principe de ralit, qui, bien qu'oppos d'une certaine faon au principe de plaisir, le complterait au sein du principe de constance. Tout se passe comme si, ct de la rptition des 33

besoins il y avait un besoin de rptition, que Freud constate bien plutt qu'il ne l'introduit. L, pas question de suivre Freud dans la tentative biologique qu'il essaie de donner comme infrastructure. Je voudrais simplement poser des questions sur ce que nous avons vu jusqu'ici. Quelque chose qui m'a frapp - puisque je suis cens tenir le rle de bouche nave -, c'est que la tendance la rptition apparat dfinie d'une faon contradictoire. Elle apparat dfinie par son but, et son but, pour prendre l'exemple du jeu de l'enfant, semble tre de matriser ce qui menace un certain quilibre, d'assumer un rle actif, de triompher de conflits non-rsolus. A ce moment-l, la tendance la rptition apparat comme gnratrice de tension, comme facteur de progrs, alors que l'instinct, au sens o Freud le dit, n'est au contraire qu'un principe de stagnation. L'ide centrale est que la tendance la rptition modifie l'harmonie prtablie entre principe de plaisir et principe de ralit, qu'elle conduit des intgrations de plus en plus larges, qu'elle est donc facteur de progrs humain. Le titre de l'article se justifie alors. La compulsion de rptition serait au-del du principe du plaisir, puisqu'elle serait la condition d'un progrs humain, au lieu d'tre, comme le principe du plaisir, un rapport de scurit. Si impasse l'autre point de vue, si on cesse de dfinir la tendance de rptition par son but, et qu'on la dfinit par son mcanisme, elle apparat comme pur automatisme, comme rgression. Pour illustrer cet aspect, Freud prend beaucoup d'exemples emprunts la biologie. L'aspect tension est illustr par les progrs humains et l'aspect rgression est illustr par le phnomne d'hygine alimentaire. Voil la construction que j'ai cru apercevoir entre la tendance la rptition, facteur de progrs, et la tendance la rptition, mcanisme. Il ne faut pas renoncer dcrire cette rptition en termes biologiques, et la comprendre en termes uniquement humains. L'homme est amen la matriser par sa mort, sa stagnation, son inertie, dans laquelle il peut toujours retomber. Seconde question. Cette inertie pourrait tre figure par le moi, que Freud dfinit trs expressment comme le noyau des rsistances dam le transfert. C'est un pas dans l'volution de sa doctrine - le moi dans l'analyse, c'est--dire dans une situation qui remet en cause l'quilibre prcaire, la constance, le moi prsente la scurit, la stagnation, le plaisir. De sorte que la fonction de liaison dont on parlait tout l'heure ne dfinirait pas tout sujet. Le moi, dont la tche principale est de transformer tout en nergie secondaire, en nergie lie, ne dfinira pas tout sujet, d'o l'apparition de la tendance la rptition. La question de la nature du moi pourrait tre lie la fonction du narcissisme. L encore, j'ai trouv certaines contradictions chez Freud, qui parfois semble l'identifier l'instinct de conservation, et de temps en temps en parle comme d'une sorte de recherche de la mort. Voil peu prs ce que je voulais dire. 34

Est-ce que cela a paru, dans sa brivet, assez intelligible? Si bref que cela ait t, je considre que la faon dont Pontalis a pos le problme est remarquable, car il vise vraiment au coeur les ambiguts auxquelles nous allons avoir affaire, au moins dans les premiers pas de notre tentative de comprendre la thorie freudienne du moi. Vous avez parl du principe de plaisir comme quivalent la tendance l'adaptation. Vous vous rendez bien compte que c'est justement ce que vous avez mis en cause dans la suite. Il y a une profonde diffrence entre le principe du plaisir et quelque chose d'autre qui s'en diffrencie, comme ces deux termes anglais qui peuvent traduire le mot de besoin - need et drive. Vous avez bien pos la question en disant qu'une certaine faon d'en parler implique l'ide de progrs. Vous n'avez peut-tre pas assez mis l'accent sur ceci, que la notion de la tendance la rptition en tant que drive est trs explicitement oppose l'ide qu'il y ait quoi que ce soit dans la vie qui tende au progrs, contrairement la perspective de l'optimisme traditionnel, de l'volutionnisme, ce qui laisse la problmatique de l'adaptation - et j'irai mme jusqu' dire celle de la ralit - entirement ouverte. Vous avez bien fait de souligner la diffrence entre le registre biologique et le registre humain. Mais ce ne peut avoir d'intrt que si on s'aperoit que c'est justement de la confusion de ces deux registres que surgit la question de ce texte. Il n'y a pas de texte qui mette en question un plus haut degr le sens mme de la vie. Cela aboutit une confusion, je dirais presque radicale, de la dialectique humaine avec quelque chose qui est dans la nature. Il y a l un terme que vous n'avez pas prononc, et qui tait pourtant absolument essentiel, celui d'instinct de mort. ' Vous avez trs justement montr que cela n'est pas simplement de la mtaphysique freudienne. La question du moi est l tout fait implique. Vous n'avez fait que l'esquisser - sinon, vous auriez fait ce dans quoi je vais vous conduire cette anne. La prochaine fois j'aborderai la question du moi et du principe du plaisir, c'est--dire que je prendrai la fois ce qui est la fin de la question de Pontalis, et ce qu'il a rencontr tout au dbut. 24 NOVEMBRE 1954. -35-

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AU-DEL DU PRINCIPE DU PLAISIR, LA RPTITION -37-

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III, 1 dcembre 1954 L'UNIVERS SYMBOLIQUE Dialogues sur Lvi-Strauss. La vie et la machine. Dieu, la nature, et le symbole. L'imaginaire naturel. Le dualisme freudien. Il y a eu la sance d'hier soir un progrs manifeste sur la premire, puisque nous avons soutenu le dialogue un peu mieux et un peu plus longtemps. J'ai quelques tmoignages des alles et venues que cela provoque dans la subjectivit de chacun - Interviendrai-je? - N'interviendrai-je pas? - Je ne suis pas intervenu - etc. Vous avez d tout de mme vous apercevoir, ne serait-ce qu' la faon dont je les conduis, que ces sances ne sont pas analogues aux sances de communications dites scientifiques. C'est en ce sens que je vous prie de prendre garde ceci, que, dans ces sances ouvertes, vous n'tes nullement en reprsentation, malgr que nous ayons des invits trangers, sympathisants et autres. Vous ne devez pas chercher dire des choses lgantes, destines vous mettre en valeur et augmenter l'estime qu'on peut dj avoir pour vous. Vous tes l pour vous ouvrir des choses qui n'ont pas t encore vues par vous, et qui en principe sont inattendues. Alors, pourquoi ne pas donner cette ouverture son retentissement maximum en posant les questions au point le plus profond o elles peuvent vous parvenir, mme si cela se traduit d'une faon un peu hsitante, floue, voire baroque? En d'autres termes, le seul reproche que j'aurais vous faire, si je puis me permettre, c'est que vous voulez tous paratre trop intelligents. Tout le monde sait que vous l'tes. Alors pourquoi vouloir le paratre? Et, de toute faon, quelle importance, soit pour l'tre, soit pour le paratre? Cela dit, ceux qui n'ont pas pu pancher hier soir leur bile, ou le contraire, sont pris de le faire maintenant, puisque l'intrt de ces rencontres est d'avoir des suites. 39

1 Il y a Anzieu qui se propose dj. Je lui suis reconnaissant de bien vouloir dire ce qu'il a dire. La question de M. Anzieu n'est pas reproduite. Durandin a sembl dire que la violence de l'interdiction de l'inceste tait quelque chose de mesurable, qui se traduisait par des actes sociaux patents. Ce n'est pas vrai. Pour dcouvrir le complexe d'dipe, il a d'abord fallu examiner les nvross, pour passer ensuite un cercle d'individus beaucoup plus large. C'est pourquoi j'ai dit que le complexe d'dipe, avec l'intensit fantasmatique que nous lui avons dcouverte, l'importance et la prsence qu'il a sur le plan imaginaire pour le sujet auquel nous avons affaire, devait tre conu comme un phnomne rcent, terminal et non pas originel, par rapport ce dont nous parle Lvi-Strauss. Mais comment pouvez-vous attacher tellement d'importance, cher Anzieu, au fait que Lvi-Strauss fasse intervenir dans son langage des mots comme compensation, s'agissant des tribus tibtaines ou npalaises par exemple, o on se met tuer les petites filles, ce qui fait qu'il y a plus d'hommes que de femmes? Le terme de compensation n'a ici qu'une valeur statistique, sans aucun rapport avec le terme analytique. Nous ne pouvons pas ne pas accorder Lvi-Strauss que les lments numriques interviennent dans la constitution d'une collectivit. M. de Buffon a fait l-dessus des remarques trs justes. Ce qu'il y a d'ennuyeux, c'est que, dans l'chelle des singes, mesure qu'on met les pieds sur un chelon, on oublie qu'il y a des chelons au-dessous ou bien, on les laisse se pourrir. De sorte qu'on n'a toujours qu'un champ assez limit prendre dans l'ensemble de la conception. Mais on aurait tort de ne pas se rappeler les remarques extrmement justes de Buffon sur le rle que jouent les lments statistiques dans un groupe, dans une socit. Ces remarques vont trs loin, en tant leur porte toutes sortes de questions pseudofinalistes. Il y a des questions qu'on n'a pas besoin de se poser, parce qu'elles se dispersent toutes seules par suite de la rpartition spatiale des nombres. Ces sortes de problmes existent encore, et sont tudis certains niveaux dmographiques auxquels Lvi-Strauss a fait une lointaine allusion. Buffon se demandait pourquoi les abeilles font de si jolis hexagones. Il a remarqu qu'il n'y a pas d'autre polydre avec lequel on puisse occuper 40

une surface d'une faon aussi pratique et aussi jolie. C'est une sorte de pression de l'occupation de l'espace qui fait que ce doit tre des hexagones, et il ne faut pas se poser des problmes savants dans le genre-est-ce que les abeilles savent la gomtrie? Vous voyez le sens que le mot de compensation peut avoir dans ce cas-l - s'il y a moins de femmes, il y aura forcment plus d'hommes. Mais votre erreur va plus loin encore quand vous parlez de finalit, quand vous croyez que Lvi-Strauss donne de l'me la socit lorsqu'il parle de la circulation d'une famille une autre. Il y aurait beaucoup dire de l'usage mme du terme de finalit, de ses rapports, avec la causalit, et c'est une question de discipline d'esprit que de s'y arrter un instant, ne serait-ce que pour noter ceci, que la finalit est toujours implique, sous une forme diversement larve, dans toute notion causale elle-mme - sauf ce qu'on mette prcisment l'accent sur l'opposition de la pense causaliste et de la conception finaliste. Pour la pense causaliste, la finalit n'existe pas, mais le fait qu'on doive y insister prouve assez que la notion est difficile manier. Quelle est l'originalit de la pense qu'apporte Lvi-Strauss avec la structure lmentaire? Il met de bout en bout l'accent sur ceci, qu'on ne comprend rien aux phnomnes collects depuis longtemps concernant la parent et la famille, si on essaie de les dduire d'une dynamique quelconque naturelle ou naturalisante. L'inceste comme tel ne soulve aucun sentiment naturel d'horreur. Je ne dis pas que nous pouvons nous fonder l-dessus, je dis que c'est ce que Lvi-Strauss dit. Il n'y a aucune raison biologique, et en particulier gntique, pour motiver l'exogamie, et il le montre aprs une discussion extrmement prcise des donnes scientifiques. Dans une socit - et nous pouvons envisager des socits autres que les socits humaines -, une pratique permanente et constante de l'endogamie non seulement n'aura pas d'inconvnients, mais aura pour effet au bout d'un certain temps d'liminer les prtendues tares. Il n'y a aucune dduction possible, partir du plan naturel, de la formation de cette structure lmentaire qui s'appelle l'ordre prfrentiel. Et cela, il le fonde sur quoi? Sur le fait que, dans l'ordre humain, nous avons affaire l'mergence totale englobant tout l'ordre humain dans sa totalit - d'une fonction nouvelle. La fonction symbolique n'est pas nouvelle en tant que fonction, elle a des amorces ailleurs que dans l'ordre humain, mais il ne s'agit que d'amorces. L'ordre humain se caractrise par ceci, que la fonction symbolique intervient tous les moments et tous les degrs de son existence. En d'autres termes, tout se tient. Pour concevoir ce qui se passe dans le domaine propre qui est de l'ordre humain, il faut que nous partions de 41

l'ide que cet ordre constitue une totalit. La totalit dans l'ordre symbolique s'appelle un univers. L'ordre symbolique est donn d'abord dans son caractre universel. Ce n'est pas peu peu qu'il se constitue. Ds que le symbole vient, il y a un univers de symboles. La question qu'on pourrait se poser - au bout de combien de symboles, numriquement, l'univers symbolique se constitue-t-il? - reste ouverte. Mais si petit que soit le nombre de symboles que vous puissiez concevoir l'mergence de la fonction symbolique comme telle dans la vie humaine, ils impliquent la totalit de tout ce qui est humain. Tout s'ordonne par rapport aux symboles surgis, aux symboles une fois qu'ils sont apparus. La fonction symbolique constitue un univers l'intrieur duquel tout ce qui est humain doit s'ordonner. Ce n'est pas pour rien que Lvi-strauss appelle ses structures lmentaires - il ne dit pas primitives. lmentaire est le contraire de complexe. Or, chose curieuse, il n'a pas _ encore crit les Structures complexes de la parent. Les structures complexes, c'est nous qui les reprsentons, et elles se caractrisent par ceci qu'elles sont beaucoup plus amorphes. DR BARGUES : - Lvi-Strauss a parl des structures complexes. Bien sr. Il les amorce, il en indique les points d'insertion, mais il ne les a pas traites. Dans les structures lmentaires, les rgles de l'alliance sont prises dans un rseau extraordinairement riche, luxueux, de prfrences et d'interdits, d'indications, de commandements, de frayages, et couvrent un champ bien plus vaste que dans les formes complexes. Plus nous nous rapprochons, non de l'origine, mais de l'lment, plus s'imposent la structuration, l'ampleur, l'intrication du systme proprement symbolique de la nomenclature. La nomenclature de la parent et de l'alliance est plus large dans ls formes lmentaires que dans les formes dites complexes, c'est--dire labores dans des cycles culturels beaucoup plus tendus. C'est une remarque fondamentale de Lvi-Strauss, et qui montre sa fcondit dans ce livre. A partir de cela, nous pouvons formuler l'hypothse que cet ordre symbolique, puisqu'il se pose toujours comme un tout, comme formant lui tout seul un univers - et mme constituant l'univers comme tel, en tant que distinct du monde -, doit tre galement structur comme un tout, c'est--dire qu'il forme une structure dialectique qui se tient, qui est complte. Des systmes de parent, il y en a de plus ou moins viables. Certains aboutissent des impasses proprement parler arithmtiques et supposent 42

que de temps en temps des crises se produisent l'intrieur de la socit, avec ce qu'elles comportent de ruptures, et de re-dparts. C'est partir de ces tudes arithmtiques - si on entend par arithmtique non seulement la manipulation des collections d'objets, mais aussi la comprhension de la porte de ces oprations combinatoires, qui va au-del de toute espce de donn qu'on pourrait dduire exprimentalement du rapport vital du sujet au monde- que Lvi-Strauss dmontre qu'il y a une classification correcte de ce que nous prsentent les structures lmentaires de la parent. Cela suppose que les instances symboliques fonctionnent dans la socit ds l'origine, ds le moment o elle apparat comme humaine. Or c'est ce que suppose aussi bien l'inconscient tel que nous le dcouvrons et le manipulons dans ,F l'analyse. C'est bien l qu'il y a eu hier soir quelque flottement dans la rponse de Lvi-Strauss ma question. Car, la vrit, par un mouvement frquent chez des gens qui introduisent des ides nouvelles, une espce d'hsitation en maintenir tout le tranchant, il est presque revenu un plan psychologique. La question que je lui posais n'impliquait nullement un inconscient collectif, comme il en a prononc le terme. Quelle solution pourrait-on bien attendre du mot de collectif en cette occasion, alors que le collectif et l'individuel, c'est strictement la mme chose? Non, il ne s'agit pas de supposer quelque part une me commune o tous ces calculs auraient lieu, il ne s'agit d'aucune entification psychologique, il s'agit de la fonction symbolique. La fonction symbolique n'a absolument rien faire avec une formation para-animale, une totalit qui ferait de l'ensemble de l'humanit une espce de grand animal - car en fin de compte, c'est a,, l'inconscient collectif. Si la fonction symbolique fonctionne, nous sommes l'intrieur. Et je dirai plus - nous sommes tellement l'intrieur que nous ne pouvons en sortir. Dans une grande partie des problmes qui se posent pour nous quand nous essayons de scientifiser, c'est--dire de mettre un ordre dans un certain nombre de phnomnes, au premier plan desquels celui de la vie, c'est toujours en fin de compte les voies de la fonction symbolique qui nous mnent, beaucoup plus que n'importe quelle apprhension directe. Ainsi, c'est toujours en termes de mcanisme que nous essayons malgr tout d'expliquer l'tre vivant. La premire question qui se pose pour nous, analystes, et peut-tre pouvonsnous l sortir de la controverse qui s'engage entre vitalisme et mcanisme, est la suivante - pourquoi sommes-nous amens penser la vie en termes de mcanisme? En quoi sommes-nous effectivement, en tant qu'hommes, parents de la machine? 43

M. HYPPOLITE : - En tant que nous sommes mathmaticiens, que nous avons la passion de la mathmatique. Mais oui. Les critiques philosophiques faites aux recherches proprement mcanistes supposent que la machine est prive de libert. Il serait trs facile de vous dmontrer que la machine est beaucoup plus libre que l'animal. L'animal est une machine bloque. C'est une machine dont certains paramtres ne peuvent plus varier. Et pourquoi? Parce que c'est le milieu extrieur qui dtermine l'animal, et en fait un type fix. C'est en tant que, par rapport l'animal, nous sommes des machines, c'est--dire quelque chose de dcompos, que nous manifestons une plus grande libert, au sens o libert veut dire multiplicit de choix possibles. C'est une perspective qu'on ne met jamais en vidence. M. HYPPOLITE : -Le mot machine n'a-t-il pas profondment et sociologiquement chang de sens, depuis ses dbuts jusqu' la cyberntique? Je suis d'accord avec vous. Je suis en train, pour la premire fois, d'essayer d'inculquer mes auditeurs que la machine n'est pas ce qu'un vain peuple pense. Le sens de la machine est en train de changer compltement, pour vous tous, que vous ayez ouvert un bouquin de cyberntique ou pas. Vous tes en retard, c'est toujours pareil. Les gens du dix-huitime sicle, eux, qui ont introduit le mcanisme - celui qu'il est de bon ton aujourd'hui d'excrer, celui des petites machines loin de la vie, celui que vous croyez avoir dpass -, ces gens comme La Mettrie, dont je ne saurais trop vous conseiller la lecture, ces gens qui vivaient a, qui crivaient l'Homme-Machine, vous n'imaginez pas quel point ils taient encore emptrs dans des catgories antrieures, qui dominaient vritablement leur esprit. Il faut lire de bout en bout les trente-cinq volumes de l'Encyclopdie des arts et des techniques, qui donne le style de cette poque, pour s'apercevoir quel point les notions scolastiques dominaient chez eux ce qu'ils taient en train d'introduire non sans efforts. Ces essais de rduction partir de la machine, de fonctionnalisation des phnomnes qui se produisent au niveau humain, taient trs loin en avant des enchanements qui se maintenaient dans leur fonctionnement mental quand ils abordaient un thme quelconque. Ouvrez l'Encyclopdie au mot amour, au mot amour-propre - vous verrez quel point leurs sentiments humains taient loigns de ce qu'ils essayaient de construire se rapportant la connaissance de l'homme. 44

Le mcanisme, ce n'est que beaucoup plus tard, dans notre esprit ou dans celui de nos pres, qu'il a pris son sens plein, pur, dnud, exclusif de tout autre systme interprtatif. Voil une remarque qui nous permet de saisir ce que c'est, tre un prcurseur. Ce n'est pas, ce qui est tout fait impossible, devancer les catgories qui viendront plus tard et ne sont pas encore cres - les tres humains sont toujours plongs dans le mme rseau culturel que leurs contemporains, et ne peuvent avoir d'autres notions que les leurs. tre un prcurseur, c'est voir ce que nos contemporains sont en train de constituer comme penses, comme conscience, comme action, comme techniques, comme formes politiques, les voir comme on les verra un sicle plus tard. Cela, oui, a peut exister. Il y a une mutation en cours de la fonction de la machine, qui laisse derrire elle tous ceux qui en sont encore la critique du vieux mcanisme. tre un tout petit peu en avance, c'est s'apercevoir que cela implique le renversement total de toutes les objections classiques faites l'emploi de catgories proprement mcanistes. Je crois que j'aurai l'occasion de vous le montrer cette anne. 2 Y a-t-il encore quelqu'un qui ait une question poser? O. MANNONI : - Ce qui m'a intress, c'est la manire dont Lvi-Strauss prenait le problme de nature et culture. Il disait que depuis quelque temps, on ne voyait plus clairement l'opposition entre nature et culture. Les interventions qui ont eu lieu continuaient chercher la nature quelque part du ct de l'affectivit, des impulsions, de la base naturelle de l'tre. Or, ce qui a amen Lvi-Strauss se poser la question de la nature et de la culture, c'est qu'il lui paraissait qu'une certaine forme d'inceste, par exemple, tait la fois universelle et contingente. Et cette espce de contradiction l'a men une sorte de conventionnalisme qui a drout bon nombre d'auditeurs. J'ai fait la remarque suivante -ce problme du contingent et de l'universel, on le retrouve d'une manire troublante ailleurs que dans le monde institutionnel. Les droitiers, c'est une forme universelle, et cependant elle est contingente -on pourrait tre gaucher. Et on n'a jamais pu prouver que c'tait social ou biologique. Nous sommes devant une obscurit profonde, qui est de mme nature que celle que nous rencontrons chez Lvi-strauss. Pour aller plus loin, et montrer que l'obscurit est vraiment trs grave, on peut remarquer que chez les mollusques du genre hlice, lesquels ne sont certainement pas institutionnels, il y a aussi un enroulement universel qui est 45

contingent, puisqu'ils pourraient tre enrouls dans un autre sens, et que certains individus sont d'ailleurs enrouls dans l'autre sens. II me semble donc que la question pose par Lvi-Strauss dborde de beaucoup l'opposition classique du naturel et de l'institutionnel. Il n'est donc pas tonnant qu'il se tte lui aussi pour savoir o est son ct naturel et son ct institutionnel, comme tout le monde l'a fait hier. Cela me parat extrmement important -nous sommes en prsence de quelque chose qui dissout la fois l'ancienne ide de nature et l'ide d'institution. M. HYPPOLITE : - Ce serait une contingence universelle. O. MANNONI : -je ne sais pas. Je crois que vous faites intervenir l des choses qui n'taient peut-tre pas impliques dans la notion de contingence telle que l'a voque Lvi-Strauss. Je crois que la contingence s'opposait pour lui la notion de ncessaire - d'ailleurs, il l'a dit. Ce qu'il a introduit sous la forme j d'une question, dont nous dirons qu'en fin de compte elle est nave, c'est la distinction de l'universel et du ncessaire. Ce qui revient aussi poser la question de ce qu'est ce que nous pourrions appeler la ncessit des mathmatiques. Il est bien clair qu'elle mrite une dfinition spciale, et c'est pour cela que j'ai tout l'heure parl d'univers. A propos de l'introduction du systme symbolique, je crois que la rponse la question que posait Lvi-Strauss, hier, est celle-ci - le complexe d'dipe est la fois universel et contingent, parce qu'il est uniquement et purement symbolique. M. HYPPOLITE : -Je ne crois pas. La contingence qu'avance maintenant Mannoni est d'un tout autre ordre. La valeur de la distinction entre nature et culture qu'introduit Lvi-Strauss avec ses Structures lmentaires de la parent est de nous permettre de distinguer l'universel du gnrique. L'universel symbolique n'a absolument pas besoin de se rpandre la surface de toute la terre pour tre universel. D'ailleurs, il n'y a rien, que je sache, qui fasse l'unit mondiale des tres humains. Il n'y a rien qui soit concrtement ralis comme universel. Et pourtant, ds que se forme un systme symbolique quelconque, il est d'ores et dj, de droit, universel comme tel. Que les hommes aient, sauf exception, deux bras, deux jambes et une paire d'yeux - ce qu'ils ont d'ailleurs en commun avec les animaux -, qu'ils soient, comme disait l'autre, des bipdes sans plumes, des poulets dplums, tout cela est gnrique, mais absolument pas universel. Vous 46

introduisez l vos hlices enroules dans un O. MANNONI : - C'est a que je mets en question. Jusqu' prsent, les hommes ont oppos la nature une pseudo-nature, ce sont les institutions humaines -on rencontre la famille, comme on rencontre le chne ou le bouleau. Et puis ils sont convenus que ces pseudo-natures taient un fait de la libert humaine ou du choix contingent de l'homme. Et ils ont par consquent t amens attacher la plus grande importance une nouvelle catgorie, la culture, oppose la nature. tudiant ces questions, Lvi-Strauss en vient ne plus savoir o est la nature ni la culture, parce qu'on rencontre prcisment des problmes de choix, non seulement dans l'univers des nomenclatures, mais dans l'univers des formes. Du symbolisme de la nomenclature au symbolisme de toute forme, la nature parle. Elle parle en s'enroulant droite ou gauche, en tant droitire ou gauchre. C'est sa manire elle de faire des choix contingents comme des familles ou des arabesques. A ce moment, en effet, je me trouve plac sur une ligne de partage des eaux et je ne vois plus comment les eaux se partagent. je voulais faire part de cet embarras. je n'apporte pas de solution, mais une difficult. M. HYPPOLITE : -Il me semble que vous avez tout l'heure trs justement oppos l'universel au gnrique, en disant que l'universalit tait lie au symbolisme mme, la modalit de l'univers symbolique cr par l'homme. Mais c'est donc une pure forme. Votre mot universalit veut dire profondment qu'un univers humain affecte ncessairement la forme de l'universalit, il attire une totalit qui s'universalise. C'est la fonction du symbole. M. HYPPOLITE : - Est-ce que a rpond la question? a nous montre simplement le caractre formel que prend un univers humain. Il y a deux sens au mot formel. Quand on parle de formalisation mathmatique, il s'agit d'un ensemble de conventions partir desquelles vous pouvez dvelopper toute une srie de consquences, de thormes qui s'enchanent, et tablissent l'intrieur d'un ensemble certains rapports de structure, une loi proprement parler. Au sens gestaltiste du terme, par contre, la forme, la bonne forme, est une totalit, mais ralise et isole. M. HYPPOLITE : - Est-ce ce second sens qui est le vtre, ou le premier? C'est le premier, incontestablement. 47

M. HYPPOLITE : - Vous avez tout de mme parl de totalit, alors cet univers symbolique est purement conventionnel. Il affecte la forme au sens o on dit une forme universelle, sans qu'elle soit pour autant gnrique ou mme gnrale. Je me demande si vous ne donnez pas une solution formelle au problme pos par Mannoni. La question de Mannoni a deux faces. Il y a d'abord le problme qu'il pose, et qui s'nonce sous la forme signatura rerum - les choses prsentent-elles elles-mmes, naturellement, un certain caractre d'asymtrie? Il y a un rel, un donn. Ce donn est structur d'une certaine faon. Il y a en particulier des asymtries naturelles. Allons-nous, dans le fil de progression de la connaissance o nous sommes, nous mettre sonder leur sens mystrieux? Toute une tradition humaine, qui s'appelle la philosophie de la nature, s'est employe cette sorte de lecture. Nous savons ce que a donne. Cela ne va jamais trs loin. a va des choses trs ineffables, mais qui s'arrtent assez vite - sauf si on veut tout de mme continuer, et on entre dans le plan de ce qui est communment appel un dlire. Cela n'est certainement pas le cas de Mannoni, dont l'esprit est beaucoup trop aigu, trop dialectique, pour ne pas poser une question semblable sous une forme seulement problmatique. La seconde chose est de savoir si c'est ce point que visait Lvi-Strauss quand il nous a dit hier soir qu'en fin de compte il tait l, au bord de la nature, saisi d'un vertige, se demander si ce n'tait pas en elle qu'il lui fallait retrouver les racines de son arbre symbolique. Mes dialogues personnels avec Lvi-Strauss me permettent de vous clairer sur ce point. Lvi-Strauss est en train de reculer devant la bipartition trs tranchante qu'il fait entre la nature et le symbole, et dont il sent bien pourtant la valeur crative, car c'est une mthode qui permet de distinguer entre les registres, et du mme coup entre les ordres de faits. Il oscille, et pour une raison qui peut vous paratre surprenante, mais qui est tout fait avoue chez lui - il craint que, sous la forme de l'autonomie du registre symbolique, ne reparaisse, masque, une transcendance pour laquelle, dans ses affinits, dans sa sensibilit personnelle, il n'prouve que crainte et aversion. En d'autres termes, il craint qu'aprs que nous avons fait sortir Dieu par une porte, nous ne le fassions entrer par l'autre. Il ne veut pas que le symbole, et mme sous la forme extraordinairement pure sous laquelle lui-mme nous le prsente, ne soit qu'une rapparition de Dieu sous un masque. Voil ce qui est l'origine de l'oscillation qu'il a manifeste quand il a mis en cause la sparation mthodique du plan du symbolique d'avec le plan naturel. 48

M. HYPPOLITE : - Il n'en est pas moins vrai que faire appel l'univers symbolique ne rsout pas la question mme des choix qui ont t faits par l'homme. Certainement pas. M. HYPPOLITE : -Ce qu'on appelait institutions et qui implique un certain nombre de choix contingents entre sans doute dans un univers symbolique. Mais cela ne nous donne pas pour autant l'explication de ces choix. Il ne s'agit pas d'explication. M. HYPPOLITE : - Nous n'en restons pas moins devant un problme. C'est exactement le problme des origines. M. HYPPOLITE : -Je ne refuse pas que la relation symbolique ait imprim la marque d'une universalit systmatique. Mais ce revtement requiert lui-mme explication et ne nous en amne pas moins au problme qu'a pos Mannoni. Je voudrais vous faire une critique. En quoi l'emploi du mot symbolique nous rend-il service? Qu'est-ce qu'il apporte? Voil la question. je ne doute pas qu'il rende service. En quoi ajoute-t-il? Et qu'ajoute-t-il? Il me sert dans l'expos de l'exprience analytique. Vous avez pu le voir l'anne dernire, quand je vous montrais qu'il est impossible d'ordonner d'une faon correcte les divers aspects du transfert, si on ne part pas d'une dfinition de la parole, de la fonction cratrice, fondatrice, de la parole pleine. Dans l'exprience, nous le saisissons sous diffrents aspects, psychologiques, personnels, interpersonnels - il se produit de faon imparfaite, rfract, dmultipli. Sans une prise de position radicale sur la fonction de la parole, le transfert est purement et simplement inconcevable. Inconcevable au sens propre du terme - il n'y a pas de concept du transfert, rien qu'une multiplicit des faits lis par un lien vague et inconsistant. 3 J'introduirai la prochaine fois la question du moi sous la forme suivante - Rapports entre la fonction du moi et le principe du plaisir. 49

Je pense pouvoir montrer que pour concevoir la fonction que Freud dsigne sous le nom de moi, comme pour lire toute la mtapsychologie freudienne, il est indispensable de se servir de cette distinction de plans et de relations qui est exprime par les termes de symbolique, d'imaginaire et de rel. A quoi a sert? a sert garder son sens une exprience symbolique particulirement pure, celle de l'analyse. Je vais vous en donner un exemple, en amorant ce que je serai amen vous dire concernant le moi. Le moi, dans son aspect le plus essentiel, est une fonction imaginaire. C'est l une dcouverte de l'exprience, et non pas une catgorie que je qualifierais presque d'a priori, comme celle du symbolique. Par ce point, je dirais presque par ce seul point, nous trouvons dans l'exprience humaine une porte ouverte sur un lment de typicit. Cet lment nous apparat bien entendu la surface de la nature, mais sous une forme toujours dcevante. C'est sur cela que j'ai voulu insister en parlant de l'chec des diffrentes philosophies de la nature. Elle est bien dcevante aussi pour ce qu'il en est de la fonction imaginaire du moi. Mais c'est une dception dans laquelle nous sommes engags jusqu' la garde. En tant que nous sommes le moi, non seulement nous en avons l'exprience, mais elle est tout autant un guide de notre exprience que les diffrents registres qu'on a appels guides de vie, savoir les sensations. La structure fondamentale, centrale, de notre exprience, est proprement de l'ordre imaginaire. Et nous pouvons mme saisir quel point cette fonction est dj distincte dans l'homme de ce qu'elle est dans l'ensemble de la nature. La fonction imaginaire, nous la retrouvons dans la nature sous mille formes - il s'agit de toutes les captations gestaltistes lies la parade, si essentielle au maintien de l'attraction sexuelle l'intrieur de l'espce. Or, la fonction du moi prsente chez l'homme des caractristiques distinctes. C'est a, la grande dcouverte de l'analyse - au niveau de la relation gnrique, lie la vie de l'espce, l'homme fonctionne dj diffr