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©EnrickB.Editions,2018,Pariswww.enrickb-editions.com

Tousdroitsréservés

Conceptioncouverture:MarieDortierRéalisationcouverture:Comandgo

ISBN:978-2-35644-249-9

En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriétéintellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement oupartiellement, duprésentouvrage est interdite sans l’autorisationduCentre françaisd’exploitation du droit de copie. Toute autre forme de reproduction, intégrale oupartielle,estinterditesansl’autorisationdel’éditeur.

CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.

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Préface

Laplupartd’entrenousconnaissonsleursnoms,etutilisonsleursproduitsauquotidien.Mais le plus souvent, nous ne savons pas grand-chose d’eux, ni deleur histoire. Eux, ce sont ces entrepreneurs de génie qui ont changé nos viesdepuisunsiècle.Quandetcommentont-ilsdémarré?D’oùestvenueleuridée?Commentenont-ilsfaitunsuccès,leplussouventmondial?Del’idéeoudesaparfaiteexécution, laquelles’estrévéléedéterminante?Quellesdifficultésont-ils dû affronter, et qu’est-ce que cela révèle de leur caractère ? Comment etpourquoi se sont-ils obstinés, là où tant d’autres abandonnent ? Qu’ont-ils encommun?Sont-ilspourautantdes surhommes,oubienont-ilseuxaussi leursfaiblesses?Etbiensûr,quelsenseignementspouvons-nousenretirer,quel’onsoitdéjàentrepreneurouquel’onprojettedeledevenir?

En choisissant d’explorer la vie et le parcours d’un nombre limité dedirigeants d’exception, Sylvain Bersinger fait mouche. Chaque histoire se litcommeun romanque l’on aimerait poursuivre plus avant.Et page après pagegranditl’enviedeselanceràsontourdansl’aventure.Sieuxl’ontfait,pourquoipasmoi ?Rien en effet ne prédestinait ThomasEdison, Steve Jobs ou IngvarKempradàde telssuccès,pourneciterqu’eux.Àl’heureoùlaFranceaffichesonambitiondedeveniruneStartupNation,ce livre fourniraà tous les jeunesentrepreneurs l’occasion de prendre utilement du recul sur une multitude desujetscléspourleursfuturssuccès.

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Personnellement, j’en ressors plus convaincu encore du pouvoir del’optimisme, cet état d’esprit qui vous donne des ailes et vous fait croire quevousêtesinvincible.Aupointparfoisdevousrendresourdetaveugleàtoutcequidansvotreenvironnementpourraitvousralentir,maisquidansbiendescasserévèleêtreunatoutconsidérable.J’aibeauchercher, jecroisn’avoir jamaisrencontré aucunVRAI entrepreneur pessimiste.Mais cela est encore plus vraidans les startups, dont les fondateurs cumulent généralement de nombreuxhandicaps (solitude,manque d’expérience, de réflexes, demoyens humains etfinanciers, de relations, de temps, etc.) qu’il leur faut compenser par la seulechosequinecoûterien:unmentaldechampion.

Faceàceslacunes, ilsontheureusementd’innombrablesatouts.Laplupartn’ontrienàperdre.Passionnés,ilsbossentcommedesfousmaisnesontjamaisépuisés, car seuls l’ennui et la routine fatiguent.Croyant en leur vision autantqu’en leur bonne étoile, ils ressentent bizarrement un sentiment puissant deliberté, alors même qu’ils croulent chaque jour sous les emmerdes et que semultiplient les contraintes. Obligés de devoir faire toujours bonne figure, ilsdéveloppent rapidement une étonnante capacité à importer de l’angoisse et àexporter de l’enthousiasme. Rien ne semble vraiment les atteindre, tant brilletoujours pour eux la lumière au bout du tunnel, même dans les pirescirconstances.

Soit autant de points communs entre les différents héros de ce livre, quidivergent par ailleurs les uns et les autres sur de nombreux points. Preuvesupplémentaire, s’il en était besoin, qu’il n’existe aucune recette ni aucunmodèleenmatièred’entrepreneuriat.Seulescomptentuneparfaitecohérenceetuneparfaiteadéquationentrelesvaleursdechacunetsesactes.

Le seul reproche que l’on pourrait faire à l’auteur est son castingexclusivement masculin. Certes, la réalité lui donne raison, et force est dereconnaître qu’il reste difficile, voire impossible aujourd’hui d’identifier dessuccèsmondiauxd’une telleampleurdontuneentrepreneure serait à l’origine.Mais cela ne doit pas nous faire oublier le nombre de femmes qui dirigentdésormaisdesentreprisesduCAC40ouduclassementForbes500,nisurtoutla

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nouvellegénérationde«startuppeuses»quiestentraind’émerger,etquiferabientôtmentircettetristeréalité.

Enattendant,régalez-vous!

PhilippeBLOCHFondateurdeColumbusCafé,

[email protected]

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Introduction:Lesentrepreneurs,insatiablesetfous!

Ilyadesgensqui se soumettentà la routine«métro-boulot-dodo» touteleurvieetquisonttrèsheureuxainsi.D’autresenrevanche,netiennentpasenplace. Il faut qu’ils inventent, innovent, bâtissent et bousculent sans relâchel’ordreétabli:onlesappellelesentrepreneursetilsetrouvequ’ilssontlesujetde cet ouvrage.Ce livre parle notamment du destin tout à fait fabuleux d’unepoignéed’entreeux,ceuxdontlesidéesontfaçonnécemonde.Bienentendu,lamajorité des entrepreneurs demeurent de parfaits anonymes, certains finissentmêmeruinésàgrelottersurunegrilledemétro.Maisquelques-unsontchangélecoursdel’histoire,bâtidesempires,constituédecolossalesfortunesmêmesicepoint,aussiparadoxalquecelapuisseparaître,n’estpas leplus important.Carl’entrepreneur, le vrai, pas le fils à papa qui veut se donner des airs ou lemercenaireàcourtevue,nelancepasdenouvellesidéespourl’argent,entouscaspasseulement.Lamotivationpremièreestlavolontédebâtirquelque-chosede nouveau, de concrétiser un rêve ou une idée, la fortune n’est qu’uneconséquenceindirecteetcertesappréciabled’unprojetquiaboutit.

L’entrepreneur est tellement central dans la vie économique que JosephSchumpeter,célèbreéconomistedumilieuduXXesiècle,enafaitlemoteurdudéveloppementéconomique.L’économiesedéveloppe,selonSchumpeter,sousl’effetd’innovationsapportéesparlesentrepreneursquicréentunprocessusde

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«destructioncréatrice», lesnouvellesentrepriseset technologieschassant lesanciennes. C’est de l’apparition constante de nouvelles idées que naissent lesgainsdeproductivité,indispensablesàlacroissanceàlongterme.

Mais nous ne sommes pas là pour discuter de macro-économie. Noussommes là pour parler des entrepreneurs. La majorité, n’en déplaise auxdéfenseurs de l’égalité femme-homme, sont des hommes. Malheureusement,nousparleronsmajoritairementd’hommes,carbienpeudefemmesontmarquél’histoiredel’entreprenariat.Etcefaitestintimementliéàl’histoiredelafemmeet à son émancipation tardive.Longtemps, elles ont été cantonnées aux tâchesménagères et à l’éducation des enfants, très loin de l’opportunité de bâtir desempirescommerciaux.Nouspouvonsespérerque,dansquelquesannées,untellivreseradavantagemixte.Entermesdenationalité,laplupartdesentrepreneursque nous présenterons sont américains. Notre orgueil national dusse-t-il ensouffrir, on se doit d’admettre que les États-Unis sont bel et bien le pays del’entrepreneuriat,etquelesréussiteslesplusbouleversantessontaméricaines.

Arrêtons-nous un moment sur la surreprésentation d’hommes blancsaméricainsparmi lesentrepreneurs lespluscélèbres.Celaneveutpasdirequelesautressontincapablesd’entreprendre,seulementquecertainescatégoriesdelapopulationévoluentdansuncontextepolitique,économique,cultureletsocialquifavoriseleurréussite.

Parexemple,ilestextrêmementdifficiled’entreprendredansunpaysoùlesystèmepolitiqueestcorrompu,oùl’économievadecriseencrise,oùlerespectde la propriété est aléatoire et où le système financier est embryonnaire.Beaucoupd’entrepreneursdeparlemondenetrouventpasdefinancements,pasd’employés bien formés, se font racketter par des mafias ou une justicecorrompue et sontmenacésdès qu’ils s’attaquent à desmonopoles qui sont lachassegardéeducousin,del’oncledeteloutelministre.Dansdetrèsnombreuxpays, entreprendre n’est pas le chemin le plus direct vers la fortune, il vautmieux avoir des connexions politiques qui assurent des monopoles et desavantagescommerciaux.AuxEtats-Unisaussi,lesconnexionspolitiquesaident,mais il est aussi possible de réussir sans.Certains pays interdisentmême tout

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simplementl’initiativeentrepreneuriale.Essayez-doncdecréeruneentrepriseenBiélorussie, àCubaou enCoréeduNord !Ladomination américaine, et plusgénéralement occidentale, s’explique par les institutions de ces pays quipoussent à l’entrepreneuriat. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les pays oùl’entrepreneuriatestleplusfacilitésontaussilespayslesplusrichesaumonde.Sans entrepreneurs, pas d’innovation, pas de gain de productivité et pas decroissance.Maisleschosessontpeut-êtreentraindechanger.NousverronsparexemplelecasdeJackMa,unchinoisassezincroyablequiabâtiunempiredanslaventeenligne.Ilestprobableque,d’iciquelquesdécennies,lehit-paradedesentrepreneurslespluscélèbressoitdevenumoinsaméricano-centré.

Lesentrepreneursquenousallonsvousprésentersontaussisocialementtrèshomogène : ce sont des hommes blancs. Pas de femmes, pas de noirs, pasd’homosexuels…enfin,personnequin’appartienneàunebranchedelasociétéayantété regardéede traverspar l’éliteenplace.Làencore,celan’enlèverienauxcompétencesentrepreneurialesdesgroupessociauxdiscriminés.C’estjusteque, faisant face à plus d’obstacles, le chemin vers le succès a été pluscompliqué. Par exemple, jusque dans les années soixante, il était quasimentimpossible pour un noir américain d’obtenir un prêt à la banque. Pas definancement,doncpasd’entrepreneuriat.Lesfemmesétaientàlamaison,pasàlatêtedesentreprises.Certainesontpourtantconnudebellescarrièresàlatêted’entreprises devenues prospères. Par exemple,CocoChanel a révolutionné lamode,mêmesisonsuccèsentrepreneurialtientenpartieauxfrèresWertheimer.OuMadameC.J.Walker,premièrefemmenoiredevenuemillionnaireauxEtats-UnisaudébutduXXesiècleenselançantdanslescosmétiques.Plusprochedenous, citons Oprah Winfrey et sa fulgurante réussite dans l’industrie dudivertissement. Pourtant, force est de constater qu’aucune femme n’apparaîtdans ce livre. Gabrielle Chanel a bien révolutionné la couture, mais lesentrepreneursàlatêtedelasociétésontlesfrèresWertheimer,familled’ailleurstoujoursauxmanettesaujourd’hui.Ilaété,pendantlongtemps,difficilepourlesfemmesdes’imposersurlesdevantsdelascèneenqualitéd’entrepreneursicen’estdansl’ombredebusinessmen(etnonwomen).

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Parailleurs, sinousavions fait le choixdeprésenterunentrepreneurdansl’industrie dudivertissement, il eut été plus logiquede choisirWaltDisney etson succèsplanétaireplutôtqu’OprahWinfreydont lagloiren’apasvraimentdépassé les frontières américaines. Espérons que les choses changent, que lesidées naissent et se développent dans toutes les couches de la société, tout lemonde y gagnerait. Probablement aussi que ce même bouquin, écrit dansquelquesannées,serabienplusdiversifiésocialement.

Toutaulongdecelivrenousallonsdécouvrirdeshommes,portésparunevision,uneenvie,unepassionquibouillonneenchacund’eux.Unepassionquileurapermisdedéplacerdesmontagnesetdefairecequebeaucoupcroyaientimpossible;cequinelesrendpassympathiquespourautant.Noussommeslàen présence d’égos encombrants, de soifs de réussite qui autorisent tous lescoups bas… Au fil des pages, nous découvrirons des différences entre lesnombreuxprofils,maisaussidenombreusesressemblances,destraitscommunsàtouscesgrandsfauvesdel’entrepreneuriat.Ons’apercevraaussiquetousnesont pas nécessairement des génies, des Einstein en puissance. Beaucoup ontsimplementeuuneidée,désespérémentbanaleenapparence,maisàlaquelleilfallaitpenseretsavoirdonnercorps.Ondécouvriraqu’ilfautavoirdelachance,aussi,maisilparaîtquelachanceseprovoque.

En touscas, c’estpromis,onneverraquedesdestins exceptionnels.Si laperspective de commencer avec une idée loufoque et un dollar dans le fondd’unepochedepantalontrouéepourfiniràlatêted’unempirequiachangélafaçondevivredel’Humaniténevousfaitpasfrissonner,refermez-viteetallezfeuilleter le bottin. Vous n’avez rien à faire ici. Mais, si vous avez déjà desétoiles plein les yeux à la simple lecture de ces quelques paragraphesintroductifs,bienvenue.Bienvenuedanslemondefascinantdesentrepreneurs.

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I)LesinventeursduXXesiècle:EdisonetFord

Notre épopée commence dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à unepériode où s’inventent les technologies et les modes de production quifaçonnerontlesièclesuivant.Desentrepreneurs,descréateurs,desbâtisseurs,ilyenabieneuavantmaisd’ungenredifférent.L’entrepreneur,ausensdeceluiquifondeetdéveloppeuneentreprise,impliqueuneéconomiecapitaliste.Et,enceXIXesiècle,lecapitalismevientdenaître,aveclamachineàvapeuretlachutedes monarchies absolues dans le rôle de sages-femmes. Nous sommes à unepériodeoudegigantesquesentreprisessecréentdanslecharbon,leferroviaire,le commerce et la finance. Pourtant, les deux entrepreneurs qui vont nouspréoccuper ici n’appartiennent à aucun de ces secteurs. Ce sont plutôt deshommesdelaseconderévolutionindustrielle,celledel’électricitéetdumoteurà explosion, alors que la première révolution industrielle était basée sur lavapeur.Enfait,onpeutaffirmersanstropexagérerquenosdeuxlascarsontétéles pères fondateurs de cette seconde révolution industrielle… J’ai nomméThomasEdisonetHenriFord!

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LemagiciendeMenloPark

«Maryhadalittlelamb 1».Cettepremièrephrased’unecomptinepopulairedesEtats-UnisduXIXesiècleestentréedansl’histoirecommeétantlapremièrevoixjamaisenregistrée.En1877,ThomasAlvaEdisoninventelephonographeet, allez savoir pourquoi, la première chose qu’il trouve à enregistrer estl’histoiredeMaryetdesonpetitagneau.

Edisonestprobablementleplusgranddetouslesentrepreneurs.Acôtédesonparcourshorsnormes,n’importequelle réussite sembleunpeu fade,voireinachevée. Car il ne s’est pas contenté d’être un scientifique hors pair, uninventeurdegénie,unbricoleurgénialouunhommed’affairespointu,ilfuttoutcela à la fois.On peut admirer un grand scientifique ou unmilliardaire qui asentilemarchémieuxquetoutlemonde,maisilestrarequecesdeuxtalentssetrouvent réunis dans la même personne et c’est précisément ce qui fait toutl’intérêtd’Edison.Auvudusujetdenotrelivre,onnepouvaitcommencerparpersonned’autrequelui.Millebrevetsaucompteur,quiditmieux?D’accord,onlesoupçonned’avoirtirélacouvertureàluietdes’êtreoctroyédesméritesqui auraient dû revenir à d’autres, notammentNikolaTesla,mais lesmauvaiscôtésdupersonnagen’enlèventrienàsesincroyablesréalisations.Sonparcoursestdigned’un romand’HoratioAlger, cetécrivaincontemporaind’Edisonquivanteuneréussitearrachéeàlasueurdufront,cecouronnementméritéquiest

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devenu le symboledont sont si fiers lesaméricains.Maisassezbavardé, il esttempsd’entrerdanslesdétails.

Edison est né en 1847 à Milan, pas en Italie mais dans une petite villehomonyme de l’Ohio. Ses parents, modestes mais pas pauvres, stimulent soninventivité et sa curiosité dès le plus jeune âge. La petite histoire veut qu’ilconduisesapremièreexpériencescientifiqueàquatreans.Sonpère luiditquelespoulescouventlesœufsens’asseyantdessus.Niunenideux,lepetitThomasse dit qu’il n’est pas plus bête qu’une poule, il s’assoit sur desœufs pour lescouveret…fabriqueunebelleomelette…

Al’école,cen’estpastoutàfaitça.Soninstituteur,quileconsidèrecommeun hyperactif stupide posant trop de questions et n’apprenant pas assez, lerenvoie au bout de trois mois. Sa mère lui fait la classe, mais il va surtouts’instruire toutseul,grâceauxlivres.C’estun lecteurboulimique,unvéritablegoinfredepapierquidévoretoutcequiluipassesouslamain,delascienceàlalittératureeuropéenne.IlnedirapasavoirludesbouquinsàlabibliothèquedeDétroit,maisavoirlutoutelabibliothèque.

Ce foude livresn’endeviendrapasunhommede lettrespourautant.Soncôtéscientifiquenelelâchepasetsoninsuccèsàcouverdesœufsnesemblepasl’avoirrebuté.Peuaprès,ilmetlefeuàunegrange,justepourvoirlafaçondontelle brûle. Puis, probablement après s’être ramassé une bonne raclée, il bornesonespritscientifiqueàunpetitlaboratoireaménagédanslacavedelamaisonparentale.

Maislafamillenevitpasdansl’abondanceetilfautallerauturbin.Adouzeans, le voilà vendeur de journaux dans le train entreDétroit et PortHuron, laville où il habite.Malin comme un singe, il ne se contente pas de vendre lesjournauxdesautres,ilinstalleunepressedansunwagonetimprimesonpremierhebdomadaire, leWeeklyHerald. Puis, il bricole un télégraphe qui lui permetd’obtenir des informations avant les autres gazettes locales, notamment sur lefrontdelaGuerredeSécessionquifaitrage,etamélioreainsilesventesdesonpériodique.

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C’estàcetteépoquequ’ildevientquasimentsourd.Àcesujet,ilferacourirla rumeur que sa surdité résulte d’une expérience qui aurait mal tourné. Plusvraisemblablement, elle serait due aux suites d’une scarlatine attrapée à treizeans. Toujours est-il que sa personnalité en sera durablement modifiée. Il serenfermesurlui-même,seplongeéperdumentdansseslivresetsesexpériences,partiellementcoupédumondeenvironnant.Onpeut,ens’autorisantunpeudepsychologiedecomptoir,fairelelienentrecehandicapetlesrelationssouventdifficilesqu’ilentretiendraavecsesproches,sescollaborateursetsesassociés.Luiclamerasansrelâchequecetteinfirmitéétaitl’unedesmeilleureschosesquiluisoientarrivées.Ainsi,ils’évitaitdeperdredutempsenbavardagesinutilesetse concentrait uniquement sur son travail ; ou quand une apparente faiblessedevientuneforce…

Maisàl’instantdenotrerécit,ilaplutôtdessoucis.Cepetitscientifiqueenherbeaobtenudelacompagniedetrainl’autorisationd’installerunlaboratoiredans l’undeswagons.Mais, suite àun incendieprovoquépar ses expériencesfarfelues,levoilàrenvoyéavecunboncoupdepieddanslefondement.Surlecarreauetnesachanttropquefaire,ilvégètequelquestemps.Etpuis,l’inattendufrappeàsaporte.En1863,ilsauvelefilsduchefdegared’unaccidentdetrain.Celui-ci,reconnaissant,proposedeluitrouverunpostedanslatélégraphie.

Levoilàdoncassistant télégraphiste auCanadaetdansdiversesvillesdesÉtats-Unis,notammentNewYork.Edisonétait,etresteratoujours,untouche-à-tout. Le télégraphe, révolutionnaire pour l’époque comme le fut internet cesvingt dernières années, a fait partie des technologies auxquelles il s’est frotté,mais sans zèle particulier.Endix ans, il va devenir l’undesmeilleurs expertsmondiauxdutélégraphe,auquelilapporteradenombreusesaméliorations.Etce,sans arrêter de laisser vagabonder sa curiosité dans toutes les directions.D’ailleurs, il lit, bricole ou se repose pendant ses heures de travail. L’ayantremarqué,sonpatronexigequ’illuienvoieuntélégraphetouteslesdemi-heurespour s’assurerqu’il estbienconcentréà la tâche.Niunenideux, cediablotind’Edison invente un mécanisme qui envoie automatiquement le télégraphedemandé,touteslesdemi-heures,etcontinuedevaqueràsesoccupations…

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Ses inventions dans la télégraphie sont nombreuses, mais pasrévolutionnaires.Enfin,ellesparaîtraientbrillantespourtoutunchacun,maisvulephénomènedontonparle,iln’yapasdequois’yattarder,lemeilleurresteàvenir.Ilsedébrouilleparexemple,pourenvoyerplusieurstélégraphesàlafoissur lamême ligne, cequ’onne savait pas faire jusqu’alors.Acette époque, ilchange fréquemment d’employeur et de poste, se préoccupe un temps dessystèmes d’information de la bourse de New York et y travaille commetéléscripteur.Danslemêmetemps,sursontempslibre(oupendantsesheuresdetravail,puisqu’onavuqu’ilemmenait sonbricolageauboulot), il inventeunemachinepour compter les votes.Elle sera refusée, auprétexte qu’elle est troprapide.Edison, amer, enconclutqu’ilne fautpas inventerquelque-chosedontlesgensneveulentpas.

Onremarqueiciunedifférencenotableavecd’autresentrepreneurscélèbres,telsqueSteveJobsouHenryFord.Euxnesesontpaspréoccupésdesavoircequevoulaitlaclientèle.Ilsontapportéquelque-chosedenouveausurlemarchéet,enlevoyant,lechalands’estécrié«eurêka,c’estçaqu’ilmefaut!».HenriFordavaitcoutumededireque,sil’onavaitdemandéauxgensdesonépoquecequ’ils souhaitaient alors, ils auraient répondu « un cheval plus rapide » ; etcertainementpasunevoiture.Delamêmefaçon,SteveJobsdisaitquelesgensnesaventpascequ’ilsveulentjusqu’àcequ’onleleurmontre.Edisonn’apaslamêmeapproche.Uninventeur,certes,révolutionnairemême,maistoujoursavec,dansuncoindelatête,l’idéequ’ilnefautpasinventeravantdesavoirsicelasevend,maiscommencerparsedemanderdequoilesgenspourraientavoirbesoin,puisl’inventerensuite.D’ailleurs,encetteannée1874,Edisonnevapastarderàmettreunpointsurle«i»duverbe«inventer»!

Après avoir amassé un peu d’argent grâce aux améliorations apportées autélégraphe, il se lance dans la recherche scientifique et industrielle en 1874,annéeoùilfondesonpremierlaboratoireàMelnoPark,dansleNewJersey,nonloindeNewYork.D’ailleurs,lavilledeMelnoParkserarenomméeEdisonensonhonneur,quelquesquatre-vingtannéesplustard…

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Iln’apasencoretrenteans.Ilaamasséunpeud’argentsansvraimentfairefortune,abricoléquelquesinnovationssansêtrerévolutionnaireetcommenceàse faire un nom sans être célèbre. Pourtant, sa démarche est en soit uneinvention. Les inventeurs se cantonnent généralement à un secteur d’activitédans lequel ils excellent et n’en sortent pas. Ce sont des professionnels d’unappareil ou d’une technologie qu’ils parviennent à améliorer, à force deconnaîtresurleboutdesdoigtsleursujet.Edisonabordeleschosesautrement.Ilserauninventeur,sansfixerdebornesàsessujetsderecherche.Ladémarcheestensoitnovatriceetcen’estpaspourrienqu’onleconsidèrecommelepèredelarechercheindustriellemoderne.

Il se lance avec une équipe de soixante chercheurs salariés, dort trois àquatre heures par nuit, travaille parfois soixante-douze heures d’affilées etimpose un rythme d’enfer à son personnel. L’objectif est de produire uneinventionmineuretouslesdixjoursetunemajeuretouslesmois.Riend’autreque ses recherches ne compte à ses yeux, pasmême ses enfants et sa femme,même lorsque celle-ci déprime et tombemalade. Edison est un inventeur, unacharné, pas un sentimental. Il supervise plus de quarante projets en mêmetemps, dans des secteurs divers, du télégraphe à l’électricité en passant par leson, l’image ou la chimie.Et les résultats sont prometteurs, l’équipe déposantprèsdequatrecentbrevetsparan.Onsoupçonned’ailleursEdisondesouvents’attribuerlesidéesouinventionsdesesemployés…

Leseffortsportentleursfruits,maissansrésultatéblouissantpourl’instant,sans rien susceptible de rester gravé dans les livres d’histoire. On améliorel’existantplusqu’oninventelestechnologiesdedemain.Pourtant,cen’estpasfauted’essayer !Edison travailled’arrache-piedpour fairepassez lavoixdansunfil…Enunmot,ilchercheàinventerletéléphone.Hélas,AlexanderGrahamBellluivolelavedetteen1876…Edisonestfurieux.Ilestmauvaisperdantetsonégo,grandcommelemonde,supportemaldenepasêtrelepremier.AvecBell,autregrandinventeurdel’époque,larivalitéseradurable.Lesgrandsnomstrouventtoujoursunrivalàleurmesure,danslesportcommedansl’entreprise.On peut citer, pour illustrer ce propos, la rivalité qui opposa, près d’un siècleplustard,BillGates(Microsoft)etSteveJobs(Apple).

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Edison,vexécommeunpou,redoubled’effortspoursurpassersonrival.Ilyparviendra l’année suivante, en 1877, lorsqu’il inventera le phonographe etenregistreralacélèbrephrase«Maryhadalittlelamb».Pourlapremièrefois,des paroles ne s’envolent plus une fois prononcées et restent gravées, ré-écoutablesàloisir.Edisonvientd’entrerdanslalégende!

Richeetadulé,ilauraitpus’accorderdesvacances,prendredubontempsetse reposer quelque peu sur ses lauriers.C’estmal connaître le personnage. Saboulimie d’inventions n’a rien perdu de son intensité, elle va simplement sedirigerversunautresecteur.Al’époque,ons’éclaireaugaz,danslaruecommedans les maisons. Enfin, surtout dans les beaux quartiers car les autres secontententdebougiesoud’unfeudebois.Leproblèmedugazestquelalumièreest blafarde et les risques, que ce soit d’explosion ou d’asphyxie, sont élevés.Uneidéecourtmaissembleimpossibleàatteindre:l’éclairageàl’électricitéquel’oncommenceàbienconnaîtreetquisembleêtregénératricedelumière.Unelumière aveuglante et brève, semblable à un éclair, qu’on ne sait alors pasapprivoiserpourenfairequelque-chosed’utilisableauquotidien.C’estàcedéfique va s’atteler Edison. Remarquons, une fois de plus, la démarche. Il necherche pas où le porte son imagination, il cherche dans un domaine où sesdécouvertes seront utiles et profitables, car nous sommes en présence d’uninventeurautantqued’unhommed’affaires.L’éclairageestunproblèmedesontempsoùilyaunmarchéàprendre?C’estdanscettedirectionqu’ilsedirige,mêmesi tout lemonde luiditque l’éclairageà l’électricité relèveducontedefées.Onleprendpourundouxilluminé,cequ’ilétaitsûrementunpeu,maisunilluminé tenace et brillant, c’est le cas de le dire, puisqu’il invente l’ampouleélectriqueen1879.IlfaitsapremièredémonstrationàMelnoPark,devantplusde trois mille spectateurs éblouis, au sens propre du terme… La presse lesurnomme«lemagiciendeMelnoPark».Àtrente-deuxprintempsetseulementdeux ans après le phonographe, le voilà papa d’une nouvelle inventionrévolutionnaire.Ilyavaitdugéniedanscethomme-là!Pourfaireuneblagueunpremieravril,unjournaltitre«Edisoninventeunemachinequifaitdesbiscuits,delaviandeetduvinàpartird’air,d’eauetdeterre».

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Inventer une ampoule, c’est bien, mais une seule ampoule ne sert pas àgrand-chose en soit. Il faut développer l’infrastructure électrique qui va avec.Déjàen1878, ilavait fondé laEdisonGeneralElectricCompanyavec l’appuiducélèbrebanquierJPMorgan,quideviendraGeneralElectricen1892.Voussavez,cetteboîtedontonatantparlélorsqu’ellearachetéunmorceaud’Alstom,il y a quelques années. À la tête de son entreprise et disposant d’importantsmoyens, il se lancedansunprojet fou : éclairer,doncalimenter enélectricité,tout un quartier de Manhattan. Peu encombré par la modestie, il annonce laréalisation du projet pour les semaines à venir. Instantanément, le cours desactions des sociétés de gaz plonge, car qui achètera encore du gaz lorsquel’électricitél’auraremplacé?

Pourtant, le projet patine et traîne en longueur. Le défi technique del’opération s’annonce plus compliqué que prévu. Les mauvaises langues, laconcurrence,lesnombreuxjalouxs’endonnentàcœurjoie.OnaccuseEdison,parsesdéclarationsfracassantes,dechercheràmanipulerlecoursdelabourse.Maisluineselaissepasdémonter,ilenfaudraitplus.Enfin,lesuccèsarriveen1882,avecpresquequatreansderetardsurlecalendrierinitial.Cetteannée-là,plusd’unkilomètrecarrédusuddeManhattanestéclairéàl’électricité,lesruescommelesimmeubles,parlesampoulesd’Edison,lemondeneseraplustoutàfaitlemême…

C’est lagloire !Et la fortuneaussi,mais cet aspectdes chosesn’a jamaispassionnéEdison, si ce n’est pour l’aide nécessaire à conduire des recherchesque peut apporter l’argent. Assez vite pourtant, Edison va faire face à unproblème.Sonsystèmereposesurlecourantcontinu,quialedéfautdenepasêtretransportablesurdelonguesdistances.Celaposeunproblèmedetaillecar,pour alimenter les villes en électricité, il faut un maillage très dense degénérateurs,cequifaitexploserlescoûts.

Danslemêmetemps,d’autresindustrielss’intéressentàl’électricité,Edisonqui fut un précurseur, n’était évidemment pas le seul. Certains, comme laThomson-Houston Electric Company ou Georges Westinghouse, richissimeentrepreneur qui s’attaque à l’électricité après avoir bâti sa fortune dans leschemins de fer, ont une solution au problème posé par le courant continu :

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utiliserducourantalternatif.N’entronspasdansdesdétails techniquesquimedépassent autant que vous, mais le courant continu a l’avantage d’êtretransportable sur de bien plus longues distances. Ainsi, la concurrencecommenceàproposerunproduitbienplusperformantqueceluid’Edison,quiseretrouveacculé.

Nous avons jusqu’ici chanté les louanges, certes méritées, de ThomasEdison. Mais nous arrivons à une époque où le personnage va dévoiler unefacettemoinsglorieusedesoncaractère.Ilnecroitpasaucourantalternatifqu’iljuge dangereux, ou alors il lemaîtrisemalmais n’ose l’avouer, encombré parson orgueil démesuré. Toujours est-il qu’au lieu d’améliorer ses proprestechnologiespourêtremeilleurquelesvoisins,ilvadépenseruneénergiefolleàdénigrer laconcurrence.Sonobsessionestdeprouverque lecourantalternatifest trop dangereux pour être utilisé. A cette fin, il procède à des«démonstrations» d’électrocution d’animaux et promeut l’usage de la chaiseélectrique comme moyen d’exécution des condamnés à mort. Ce génie quivoulaitaméliorerlesortdel’humanitéavecsesdécouvertesestaussi,paradoxemorbide, le père de la chaise électrique. Comme l’un de ses principauxconcurrentspartisanducourantalternatifs’appelleWestinghouse,ilchercheenvainàimposerleverbe«westinghouser»pour«électrocuter»…Edisonest,àcette époque, d’autant plusmauvais poil que son grand rival,AlexanderBell,vient d’inventer le graphophone, version améliorée de son phonographe.L’entêtement d’Edison est difficilement compréhensible, d’autant plus que lasolutionàsesproblèmesvenaitdeluiêtreserviesurunplateauparl’undesesingénieurs fraîchementdébarquéd’Europe ; il est tempsde toucherunmotdeNikolaTesla.

Tesla,s’ilaétéricheetcélèbreunepartiedesavie,n’apasmarquél’histoirecomme Edison ou Bell alors que, sur le plan du génie créatif, il avait peu àenvierauxplusgrandspuisqu’ilétaitleplusgrand.Soncaractèredescientifiqueréservéetsonpeud’habiletéauxaffairesl’ontprobablementempêchédesefaireunnomàuneplacequ’ilméritaitpourtant.Récemmentcependantons’estremisàparlerde lui.Unautre inventeur et entrepreneurdontnous reparlerons,Elon

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Musk, a cofondé en 2003, une marque de voitures électriques de luxe, il l’anomméeTeslaenmémoiredesonillustreprédécesseur.

NikolaTeslaestnéen1856dansl’actuelleCroatie,parunenuitd’orage.Samère, superstitieuse ou visionnaire, prédit qu’il serait un enfant de la lumière.C’est un môme brillant, curieux, bricoleur, passablement dans son monde, lecliché du petit génie en devenir. C’est un élève sensationnel, disposant d’uneprodigieusemémoireetd’unecapacitéàconcevoir,danssatête,cequepersonned’autren’arriveàvoir.Sontruc,c’estl’électricité.Ilcherchenotammentàfairefonctionner un moteur à l’aide de courant continu. Ce qui est censé êtreimpossible selon ses professeurs de Graz, en Autriche, où il suit des étudesscientifiques. Il ne finit d’ailleurs pas ses études… D’abord parce qu’iln’appréciepasl’ambiancedetravail,tropformatéeàsongoût,etprobablementaussiparcequ’ilestpassablementfauché.Lesannéessuivantes,ilcontinuesesréflexions et expériences, tout en travaillant à Budapest à l’Office central dutélégraphe. Il invente un amplificateur du téléphone qui sera le premier haut-parleur.Maissonidole,c’estEdison.Ilrêvedelerencontrer.Pendantuntemps,il travaille pour une filiale d’Edison à Paris où il obtient une lettre derecommandationnécessairepourapprocher le«bigboss».Avec troissousenpoche,etsurtoutsalettrederecommandation,ils’embarquepourNewYork.

Arrivé à New York, il file le jour même dans les locaux d’Edison, quil’embauche sur le champ. On lui confie des tâches difficiles et ingrates deréparateur,sortedetestsurletas.Entravailleuracharné,ilparvientsanspeineàsefaireremarquerd’Edison.Carsesambitionsneselimitentpasàlaréparationd’appareilsdéfectueuxdanslescavesdeNewYork.Ilestconvaincud’avoirdesidéesrévolutionnairesausujetducourantalternatifetdepouvoiraméliorer lesappareils existants. Edison, à la simple évocation du « courant alternatif» sereferme comme une huître et s’énerve. Il ne veut rien entendre (sansmauvaisjeux de mot puisqu’on parle d’un sourd…). Les deux hommes sont trèsdifférents.Edisonestunpragmatique,iln’inventequelque-choseques’ilpensequ’ilyaunedemandeetunmarchéàprendre.Tesla,lui,estplutôtdanslegenreProfesseur Tournesol, il réfléchit à de grands concepts sans se préoccuper desavoir s’ils seront rentables.Cette différence de caractère peut expliquer leurs

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divergences. Et paradoxalement, la suite prouvera que les idées de Tesla sontpotentiellementtrèsrentables…Aprèsquelquesprisesdebecetdépitédenepassefairecomprendre,Tesladémissionne.

Il se retrouve seul à New York, sans connaître personne, passablementfauchéetdéprimé.Pendantdeuxans,ilenchaînelespetitsboulotsalimentaires,vivote au jour-le-jour. Jusqu’à ce que des entrepreneurs de l’électricité, à larecherched’ingénieursbrillants,retrouventsatraceetluiproposentunposteàsamesure. Mais ces entrepreneurs sont véreux et Tesla, naïf et piètre hommed’affaires,neserefaitpasunesantéfinancière.Pourtant,cetteexpérienceaeulemérite de faire parler de lui dans le milieu et il attire l’attention de GeorgesWestinghouse, concurrent frontal d’Edison et partisan du courant alternatif.Westinghouse l’embauche avec un salaire mirobolant, mais Tesla aurait puempocherbienpluss’ilavaiteulespiedssurterre.Pourtant,scientifiquement,ilestcomblé.Sesidéesdemoteurfonctionnantaucourantalternatifsontprisesausérieux,sesprojetsaboutissent, ildéposedesbrevetsà lapelle(autourdetroiscent).Ilestriche,maisbienmoinsqu’ilauraitpul’être,etcélèbre.Ilfréquenteletout New-York, a son nom en première page des journaux, ce qui anaturellementledondefaireenragerEdison.

Ensuite, il se lance dans la radio et cherche à rattraper le retard pris surl’italienGuglielmoMarconi.Malheureusement,sesprojetsn’aboutissentpasetses investisseurs ronchonnent de plus en plus ostensiblement. Il continue sesrecherches,mais les financiers traînent des pieds.D’autant plus que le pauvreTeslacommenceàperdregentimentlaboule…Ilprétendcommuniqueraveclesmartiens et veut se lancer dans la télécommunication avec les extra-terrestres.C’enesttroppourlesbanquiers,hommespragmatiquespourquibavarderaveclesmartiens n’a jamais permis de faire grimper un cours boursier… Tesla serepliesurlui-même,selie«d’amitié»avecdespigeonsetsecouvrededettes.Ilmeurten1943,seuletruiné,dansunechambred’hôteldeNewYork.

Maisrevenons-enàEdison.L’épisodeavecNikolaTeslamontreunhommeincapable de reconnaître que de bonnes idées peuvent émaner d’autres que delui-même.Cen’estd’ailleurspaslaseulefoisqu’ils’estmurédanssescertitudes

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au point de se brouiller avec ses meilleurs amis. Par exemple avec EzraGilliland…Le tandem était comparé aux deux doigts de lamain. Ils s’étaientconstruit desmaisons côte à côte, commedeuxpotes inséparables.Seulement,Edisonn’ajamaisaccordébeaucoupdecréditauxidéesdeGilliland,quiafinipar partir chez la concurrence. Vexé comme unmari trompé, Edison est alléjusqu’à saboter les canalisationsd’eaude lamaisonmitoyennede sonex-ami,mêmelesplusgrandspeuventtombertrèsbas…

Déstabilisé par la concurrence,Edisondoit trouver unmoyende rebondir.CommeleslaboratoiresdeMelnoParksonttroppetitspoursesambitions,ilenconstruitdenouveaux,dixfoisplusgrand,àWestOrange,toujoursnonloindeNew York. Pourtant, malgré toute son ardeur, il lui faut bien se rendre àl’évidence:lecourantalternatifestsupérieuraucourantcontinu…Edisonaratéun tournant technologique majeur ! A contrecœur, tant il est incapable dereconnaître publiquement ses erreurs, Edison fusionne, en 1892, sa EdisonGeneralElectricCompanyavecThomson-HoustonElectricCompany,unerivalequipossèdelestechnologiesquiluifontdéfaut.Lenouveaugroupeestnommé,tout le monde l’aura compris, General Electric. Le groupe restera, jusqu’àaujourd’hui, l’une des plus grandes entreprises aumonde, précurseur dans denombreuxdomainetechnologiques;deuxdeseschercheursontmêmeremportéleprixNobel.

Mais pour l’instant, Edison broie du noir. Il a perdu le contrôle de sonentreprise. Alors, il change d’orientation et quitte son laboratoire pour denouvellesaventures.Sonnouveauchampderecherchesportesur l’exploitationminière. Pendant de longues années, il tente d’améliorer le rendement de sesmines,par exemple en recourant à ladynamiteouàdes aimantspour extraireplus demétauxde la terre.Ces années prennent des airs d’échec.Aucunedesinventionsqu’iln’apporten’estréellementdécisiveet,suiteauplongeonduprixduminerai,ildoitreconnaîtrequesonaffairen’estplusviable.

Queva-t-ilfairedésormais,àbientôtsoixanteans?Prendreuneretraitebienméritéeausoleilentouchantlesroyaltiesdesesbrevets?Évidemmentnon,ons’enseraitdouté.Lestypesdesatrempen’arrêtentquelorsqu’ilsseretrouvent

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entrequatreplanchesde sapin.C’est vers le cinémaqu’il s’orientedésormais.Pour une fois bon joueur (ou tout simplement réaliste), il reconnaît que lesfrançais Charles Pathé, Léon Gaumont et les frères Lumière, lui ont volé lapolitessedanscedomaine,mais il comptebien rattraper le tempsperdu.C’estsur l’alliance simultanée du son et de l’image qu’il cherche à innover. Soninvention centrale, le kinétoscope, se présente commeune sorte de boîte danslaquelleonregardele«film»parunefente.Edisonnecroitpasauprojecteur.Pourlui,sionprojettelefilmpourdescentainesdepersonnesàlafois,c’estlaruineassurée.Unenouvellefois,ilpasseàcôtédesévénements.Legénieaurait-ilprisuncoupdevieux?

En effet. Plus aucune invention notoire ne germera dans son esprit. Il selance dans la cimenterie, puis dans la fabrication de batterie, car il croit à lavoitureélectrique.Nouveléchec,leXXesièclequis’ouvreseraceluidupétroleroi.Maisrienneledécourage,ilcontinued’essayer,delancerdesusinesetdesprojets. Quand un gigantesque incendie détruit le gros de ses usines etlaboratoires de West Orange en 1909, il reconstruit tout, comme si de rienn’était.Pourtant,petitàpetit,ildevientplusuneicônedupasséquel’inventeurdu moment. Il mène une vie de plus en plus mondaine, se lie d’amitié avecd’autrespersonnalitéscommeHenriFord,semetenscènedanslesjournauxetfinitparutilisersonnometsonimagecommeargumentcommercial.Quandunentrepreneur base davantage ses ventes sur son image demarque que sur sesinventionsdu jour,c’estque la rouedesondestinaaccompliunbonquartdetour.Edisonn’inventeraplusrien.Ilmeurten1931,àWestOrange,àl’âgedequatre-vingt-quatreans.

Sondécèsestunévénement,lesjournauxdumondeentierenfontleurune.Lescurieuxviennentenmasseserecueillirauprèsdugrandhomme.Troisjoursaprès son décès, à la demande du Président Herbert Hoover, les lampes sontéteintes en même temps dans tout le pays, pour prendre conscience de cequ’auraitétélaviesansEdison.

Ainsifinil’histoiredupèredetouslesinventeursetentrepreneursmodernes.Personnageparfoiscassant,souventcontroversé,maistoujoursgénial.D’autres

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lui succéderont, mais on peut dire sans risque de se tromper qu’aucun ne l’adépassé,nimêmeégalé.Touslesentrepreneursquisuivrontnoussemblerontuntantinetternesdésormais,c’estlerisquequ’onprendquandonmetlabarreaussihaut dès l’entrée enmatière.Celui qui va suivre est pasmal non plus, n’ayezcrainte,quoiquedansunstyletoutàfaitdifférent.

C’était l’amid’Edison,HenryFord.D’ailleurs, transition toute trouvée,onraconte qu’un jour,Edison,Ford et un vieuxmonsieur avec une longue barbeblancheétaientenpanneavecleurvoiture.Impossiblederéparer,onfaitvenirun garagiste. Celui-ci suggère que le problème vienne de l’électricité. Edisondéclare « Je suis Thomas Edison et je peux vous assurer qu’il n’y a aucunproblème d’électricité ». Alors, le garagiste suggère que la panne vienne dumoteur.Fordproteste«JesuisHenryFordetjevousassurequeleproblèmenevient pas du moteur ». Alors le garagiste, un peu dépité devant ce trio qu’ilconsidère commeunebanded’hurluberlus se tournevers levieuxbarbu et luilance«etvous,vousêteslePèreNoël,c’estça?».

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Fordoulavoiturepourtous

Henry Ford, c’est un profil et un parcours sensiblement différent de celuid’Edison.Déjà,cen’estpasungénietechniqueouscientifique.Ingénieurdebonniveau et bricoleur habile, certes,mais rien de bien décoiffant pour autant.Àquarante ans, c’est encore un illustre inconnu, là où d’autres étaient desmilliardairesadulésavantlatrentaine.Pourtant,ilabâtil’unedesplusgrandesentreprisesaméricaines,révolutionnélemodedeproductioncommelemodedevie,posélesbasesdel’americanwayoflifecentrésurl’automobileetbâtiunefortunequiestestiméecommeétantlaneuvièmeplusgrandedetouslestemps.Estiméenvaleuractuelle,sonpactolesechiffreraitautourdedeuxcentmilliardsdedollars,environtroisfoisplusqueBillGates.

On comprend bien d’où vient la réussite d’Edison ; de ses compétencestechniques et scientifiques hors pair.Mais la réussite de Ford soulève plus dequestions. Comment ce Monsieur-tout-le-monde est-il parvenu à bâtir un telempire industriel, alors que rien ne l’y prédestinait ? Voilà une question quimériteattention,netrouvez-vouspas?

HenryFordnaîten1863àDearborn,dansleMichigan,nonloindeDétroit,ville qui deviendra, un peu grâce à lui, la capitale américaine etmondiale del’automobile. Ses parents sont agriculteurs, ni prospères ni modestes, riend’extraordinaire en somme. Lui n’aime ni l’agriculture, ni l’école. À ladifférenced’unEdisonboulimiquedelecture,iln’aimepaslireetgarderatoute

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savieuneorthographeapproximative.Àquinzeans,ilquittel’écoleetaideauxtravaux de la ferme. Mais son truc, c’est la mécanique. Il bricole, rafistole,démonte et répare toutes sortes d’objets. Sans rien révolutionner ou inventertoutefois,onl’aditetonlerépète,nousnesommespasenprésenced’unNikolaTesla.

Suivantsonintérêtpourlamécanique,levoilàquiquittelafermefamilialepour aller travailler à Détroit comme ouvrier. Travailleur et sérieux, il gravitprogressivementleséchelonsjusqu’àdeveniringénieurchezEdisonIlluminatingcompagny.Pourtant,sapassionrestel’automobile.Sursontempslibre,ilbricoleen1896unevoiture, la «FordQuatricycles», qui se composededeuxvélosfixésenparallèle,letoutpropulséparunmoteuràessence.Onlevoit,Fordn’estpasunprécurseur, il n’apas inventé l’automobile. Il inventera autre chose,denouvellesfaçonsdelaproduireetdelavendre,maisn’anticiponspas…

Sa«FordQuatricycles»atteintpresquelesvingtkilomètresparheureetn’apasde freins, ellechauffeassez rapidementetnepeutpas reculer.Pourtant, ilfait sensation en la conduisant pour la première fois, denuit, dans les rues deDétroit.Sentantqu’ilyaunmarchéàprendre,ildémissionnedechezEdisonen1899 et fonde la Detroit Automobile Company avec un associé, William HMurphy.Laconcurrenceestrudeet,lamêmeannée,cinquante-septentreprisesautomobilessontfondéesauxÉtats-Unis.Fordetsescomparsesnesontnimoinsbons, nimeilleurs que la concurrence ; l’entreprise ne rencontre pas le succèsescompté.Ford,enbisbilleavecsesassociésetfinanciers,quittelenaviredeuxansplustard.Ilatoujourseuunapriorinégatifvis-à-visdesfinanciers,souventpourdemauvaises raisons,maisnousen reparlerons.Toujoursest-ilqu’ilpartversdenouveauxhorizons.L’entreprisequ’ilquittenepériclitepaspourautant,elledeviendralecélèbrefabriquantCadillac.

Fordtrouvedenouveauxassociés.En1902,avecAlexenderMalcomsonetles frères Dodge (du nom de la marque automobile) il fonde laFord & Malcomson Ltd. Mais les débuts sont difficiles, les commandesn’affluent pas et il faut trouver de nouveaux actionnaires. C’est chose faitel’année suivante. En 1903, l’entreprise est rebaptisée Ford Motor Company.

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Malgré son nom,HenryFord n’est pas à sa tête, il se contente d’être le vice-présidentetdepossédervingt-cinqpourcentsetdemidesparts.

Çayest,Fordestcréé!Maiscen’estpasencore lesuccèsqui forgerasalégende.Cen’estpaslafaminenonplus,disonsquel’affairevivotegentiment.L’entreprise est positionnée sur le segment haut de gamme, comme toutes lesmarquesde l’époque,car seuls les richespeuvent s’offrirunevoiture.Retenezbien ce point qui est important pour la suite. Ford se lance dans la courseautomobileetbatplusieursrecordsdevitesse.Saphotos’étalesurlespremièrespages des journaux de la ville, ce qui l’aide à promouvoir son entreprise.Pourtant, ce n’est toujours pas le succès avec un grand « S ». On fabriquetoujours,chezFordMotorCompany,desvoituresdestinéesauxriches.LaFordmodèleBetlamodèleKobtiennentunsuccèshonnêtequipermetàl’entreprisededégagerdesprofits.Fordauneidéemaisquenepartagentpassesassociés:vendredesvoituresrobustesetpaschèresàl’américainmoyen.Personnenelefait et personne n’y croit. Personne, sauf lui. C’est la première de ses idéesrévolutionnaires, bien qu’il ne soit pas nécessaire d’être prix Nobel pour ypenser.Onleverratoutaulongdecelivre,lesidéesquimarchentlemieuxnesontpas toujours lespluscompliquéesou lesplus techniques.Une idéebanaleen apparence : vendre des voitures aux pauvres plutôt qu’aux riches, peut serévélerextrêmementprofitableetchangerlafaçondontunesociétéfonctionne.À force d’insistance, il parvient à convaincre ses associés, même s’il lesmetgentiment devant le fait accompli en développant son idée, plus oumoins endouce.Nous sommes en 1908. Ford, encore relativement anonymemalgré sesquelquessuccèsentantquepilote,aquarante-cinqans.Cetteannée-là,illancelaFord T qui va bouleverser le cours des choses, pour lui et pour pas mald’autres…

LaFordT,ouTinLizzie(«bonneàtoutfairedeferblanc»,avouezqueçasonnemieux en anglais…) correspond parfaitement à la vision de Ford : paschère(surtoutsionlacompareàlaconcurrence),toujoursrustiqueetaccessibleauplusgrandnombre.SortedeversionaméricainedelaVolkswagen(lavoituredupeuple),ensomme.HenriFord,originairedelacampagne,avaitremarquéle

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tempsquepassaientlesgensdescampagnesetdesfaubourgsàsedéplaceretlesentimentd’isolementquel’onpeutressentir.Sonidéeétaitdeleurapporterlasolutionsurunplateau,avecsaFordT.Parcequ’ilflairedejuteuxprofits,maispasque.IlyachezFord,àcettepériode,l’envieprobablementsincèred’aiderle«populo»,d’améliorerlequotidiendesgensenleurévitantd’userleurssoulierssurdeskilomètres.Auvudusuccèscommercialmaisaussiauflotdelettresderemerciementsqu’ilreçoit,onpeutestimerqu’ilaréussisonpari!

Desproduitsquifontuntabacdèsleursortie,ilyenadéjàeuetilyenauraencore.MaislesuccèsdelaFortTnecourtpas lesrues!D’abord, leprixestattractif.Àsonlancement,ellecoûtehuitcentvingt-cinqdollars,soitenvironsixmoisdusalaired’unenseignantdel’époque.Pasdonnéàtout lemonde,donc,mais bien loin des deuxmille dollars proposés par la concurrence. Et le prixbaisserarégulièrementpar lasuite, jusqu’àatteindredeuxcentquatre-vingt-dixdollars en1927, l’annéede la finde la productiondumodèle.Autre avantagenotable,lecôtérustiqueettoutterrain,bienpratiqueàuneépoqueoùlaplupartdesroutesnesontpasgoudronnées.Fordn’étaitpasungéniescientifiqueetn’aapportéaucunerévolutionou technologie révolutionnaire.Maisnuldoutequ’ilconnaissait son affaire et qu’il a su s’entourer de techniciens brillants pourproduireunmodèletrèsfiablepoursontemps.Quecesoientlessuspensionsoulemoteur,personnenetrouveàredire.

OnretientdeFordlastandardisationdelaproduction,onenreparledansuninstantetsoncélèbre«lesgenspeuventchoisirlavoiturequ’ilsveulentpourvuquecesoituneFordTetqu’ellesoitnoire».Pourtant,audébutelleestverte.Cen’estqueplustardqu’elledeviendranoire,pourdesraisonssurlesquelleslesexpertss’écharpent,probablementuntempsdeséchagepluscourt.

HenryFordaassociésonnomàunegigantesqueentreprise,quiesttoujoursl’undesleadersdesonmarché,unsiècleplustard.C’estdéjàpasmal,maisilafaitencorebienmieux:associersonnomàunmodedeproductionquetoutlemondeconnaît,lefordisme.

Lefordismereposesurquelquesrèglessimples.Déjà,lastandardisationdela production. Jusqu’en 1927, il produit des Ford T et uniquement des Ford

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T.Toutes identiques, il n’est pasquestiond’optionsoudepersonnalisationduproduit.Lebutdelamanœuvreest,bienentendu,defairebaisserlescoûts.

Autre élément clé du fordisme : la division du travail. Là, Ford n’a rieninventé. Déjà quelques cent cinquante ans plus tôt, Adam Smith, dans soncélèbre exemple de la manufacture d’épingles, théorisait les gains deproductivité que l’on peut attendre de la division du travail. Taylor aussi étaitpasséparlà,avecson«organisationscientifiquedutravail»plusvieilled’unepetite trentaine d’années. D’ailleurs, il n’est pas nécessaire d’être un grandgestionnaire pour comprendre l’intérêt de la division des tâches. Quand vousfaiteslesconfitureschezmamie,nivous,nimamie,nipapy,nitontonRenénefaitesl’intégralitéduprocessuschacundanssoncoin.Onserépartilesfonctions,ondivise:vousépluchezlesfruits,papylesdécoupe,tontonRenélesfaitcuireetmamiesuperviseletoutenrouscaillantaprèslestire-au-flanc.

Mais Ford, dans cette division du travail qu’il n’a pas inventé, apporte lapetite touchedumaître. Il constateque lesouvrierspassentun temps fouà sedéplacerpourallerprendreunobjetoupourallerd’unatelieràunautre.Ils’estsouvenu de la visite d’un abattoir, il avait alors constaté que les carcasses sedéplaçaientsurunesortede railetque lesouvriers lesdécoupaientau furetàmesure,sanssedéplacer.Sonidée,tellementsimplequ’onsedemandepourquoipersonnen’yapenséavant:fairelamêmechosedanslafabricationdevoitures.Leconvoyeurétaitné.Cen’estplusunecarcassedebétailquipasseraaumilieudesouvrierspouryêtredépecée,maiscelled’unevoiturequiseraassembléeaufur et àmesure.Le tempsd’assemblaged’uneFordTdégringolede sept centvingt-huitàquatre-vingt-treizeminutes!

Parfois, révolutionner une industrie ne demande pas d’être un scientifiquenobélisable.Simplementdevoir les choses sousunangle légèrementdifférentdurestedutroupeau,cequiestensoiuneformed’intelligence.C’estl’histoiredel’œufdeColomb.Laconnaissez-vous?Allez,jevouslaraconte…Onnesaitpas trop quelle est sa véracité historique, mais qu’importe. C’est ChristopheColomb, donc, qui revient de son voyage après la fameuse découverte del’Amérique.Àunrepasdonnéensonhonneur,unconviveminimiselaprouesseen disant que, ma foi, la découverte de Colomb, n’importe-qui aurait pu y

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penser.Colombdemandeunœufduretmetlesconvivesaudéfidelefairetenirdroit sur leurassiette.Tout lemondeessaiemaispersonnen’yparvient.AlorsColomb écrase une extrémité de l’œuf et – abracadabra ! – le fait tenirverticalement. «Ha, c’était tout simple », s’exclament les convives. «C’étaittout simple, mais il fallait y penser ! » rétorque Colomb ! Et bien voilà, leconvoyeurc’estunpeul’œufdeColombdel’industrieautomobile.

Chez Ford, ça trime dur, pas le temps de rêvasser. Les tâches sonmillimétrées, chronométrées, l’ouvrier transformé en automate. L’assemblaged’uneFordTnécessiteseptmillehuitcentquatre-vingt-deuxmouvements,pasundeplus,pasundemoins.Alors, lepauvreouvriersecasse les reinsà faireinlassablement les mêmes deux ou trois mouvements qui lui sont impartis.«Aliéné…ill’est…»diraitunsyndicaliste.CharlieChaplinutiliseralethèmedutravail à la chaîne et illustrera lesdégâtsqu’il produit sur les travailleursdanssoncélèbrefilmLestempsmodernes;onl’yvoitnotammentcontinueràvissersesécrousmêmeaprèsavoirquittésachaînedemontage.

LouisFerdinandCéline,quiavaitvisitélesusinesFordpendantsesétudesdemédecine,parledesconditionsdetravaildanssoncélèbreromanVoyageauboutdelanuit.Lisonscequ’ilnousendit.Déjà,onembaucheenmasse,sanstrop faire de distinction : «C’était vrai, ce qu’il m’expliquait qu’on prenaitn’importequichezFord.Ilavaitpasmenti.»Ensuite,unpeuplusloin,surcequ’on attend des ouvriers : «Ça ne vous servira à rien ici vos études, mongarçon!Vousn’êtespasvenuicipourpenser,maispourfairelesgestesqu’onvouscommanderad’exécuter.Nousn’avonspasbesoind’imaginatifsdansnotreusine.C’estdechimpanzésdontnousavonsbesoin…Unconseilencore.Nemeparlezplusjamaisdevotreintelligence!».Puis,ildécritlebruitassourdissant,lescadencesinfernales, lafuméequibrûlelagorge.Remarquezqu’iln’estpasexcluqueCélineaitexagéréleschoses,n’oublionspasqu’ilécritunroman,pasun documentaire. Cependant, il y a assurément un fond de vérité dans sesdescriptions.

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Alors, la main d’œuvre ne fait pas de vieux os chez Ford. Dès qu’ilstrouvent quelque-chose ailleurs, les ouvriers se font lamalle. En langage pluschoisi,ondiraitqueleturnoverestélevé.Pourgardercentnouveauxemployés,il fautenembauchermille.Cequi représenteuncoût,notammentpour formerunpersonnel qui ne reste pas.HenryFord, jamais à court d’idées, se dit qu’ilfaut inciter les ouvriers à rester.En les payantmieux, logique.Tout lemondeauradevinéqu’ils’agitlàdufameux«fivedollarsaday».Onraconteparfoisque le but de la manœuvre était d’augmenter le pouvoir d’achat des ouvrierspourqu’ils achètent eux-mêmesuneFordT.D’accord,mais leplus importantétaitsurtoutd’éviterquetoutlemondeneparteàlaconcurrence.

Avecsanouvelleusineéquipéeduconvoyeur,Fordparvientàproduiremillevoituresparjour.Maisilneparvientpasàgardersamaind’œuvre.Unbeaujourdejanvier1914,ilannoncequelajournéedetravailseradésormaispayéecinqdollars(aulieudesdeuxdollarstrente-quatreprécédents),lajournéeréduitedeneuf àhuit heuresde travail, plusun intéressementpossible auprofit pour lesmeilleurs ouvriers. Nouvelle idée à la fois simplissime et révolutionnaire deFord,unnouvelœufdeColomb,enquelquesorte.Toutlemondecrieaufou,àl’absurde, à la faillite que l’on voit poindre au coin de la rue. Ford, lui, quimaîtrise les rouages de la communication et sait que les apparentescontradictions sontmédiatiquement plus vendeuses que les banalités, parle dumeilleurmoyenderéductiondescoûts jamaismisenplace.Lasuite luidonneraison.Dès le lendemain de son annonce, dixmille personnes se pressent auxportesdesonusine.Leturnovern’estplusunproblèmeetl’entreprisefaittoutsauffaillite!

Noussommesaulendemaindelapremièreguerremondiale.Fordestàsonapogée. La moitié des voitures roulant sur les routes américaines sont de lamarque. L’entreprise s’est développée dans lemonde entier et est devenue leleadermondial incontestéde l’automobile.HenryFordest richissimeet adulé.Sonnomestdésormaisconnudetousetilsaitsemettreenscènepourcultiverlamarquequileporte.Ilseprésentecommeunhommesimple,prochedupeupleetde lanature,menantuneviebasée sur le travail et lamorale.La caricature

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parfaitedel’hommeidéalpourlesconservateursaméricains.Ilcréemêmeunesociétédecinémapourproduiredesfilmssur luietsonentreprise,dans lebutavoué de forger sonmythe dans l’esprit populaire. D’une certaine façon, il aréussilàaussi,puisqu’onenparleencoreaujourd’hui.Maiscen’estpastout.Lavoituretientuneplacedechoixdanslasociétéaméricaine,encoreaujourd’hui,et ça, on le lui doit pour le meilleur comme pour le pire. Si au début duXX

esiècle,unentrepreneuravaitrévolutionnéletransportferroviaire,leschosesauraient pu tourner différemment. Lesmodes de transport auraient pu prendreuneautredirection,etaveceuxl’organisationdesvillesetdel’habitat…toutelavie,quoi!

Mais ce sommet du début des années vingt sera suivi d’une phasemoinsglorieuse,commesouvent.Difficilederestergénialetvisionnairetoutesavie.Ilne produit toujours que la Ford T. Même si son prix a baissé, ceux de laconcurrence aussi, et lemodèle commence à devenir passablement désuet.Audébut,avoiruneFordTétaitunsymbolederéussite,onpassaitdelacharretteàla voiture, on faisait une économiede temps et d’énergie et onprovoquait lesregardsadmiratifset jalouxdesvoisins.Maisdanslesannéesvingt, leschosesont changé.Lavoiture s’est banalisée et il faut donner au consommateur bienplusquedustandard,mêmesicedernierdemeurepeuonéreuxetrustique.

Toutlemondeestd’accordsurcepoint,saufFord,quisefâchetoutrougequandonluisuggèredelancerdenouveauxmodèles.Mêmesonfils,quiluisertde bras droit à la tête de l’entreprise, le pousse à évoluer, mais rien n’y fait.Puisqu’ilaeuraisonseulcontretoutlemondeparlepassé,ils’imaginequeceseratoujourslecas.End’autrestermes,ilaprislagrossetête.Laconcurrence,quantàelle,ne ratepas l’occasionet sortdenouveauxmodèlesplusenphaseavec lesgoûtsnouveauxde la clientèle.NotammentGeneralMotors, un autreconstructeurdeDétroit,quiseposeenrivalambitieuxetquifinirapardépasserFord en 1931 ; avant d’être lui-même dépassé par Toyota bien plus tard, en2005.Auboutd’unmoment,HenryFordserendraàl’évidencequ’ilnepeutpascontinueréternellementavecsaFordT.Laproductions’arrêteraen1927,annéeoùillancelaFordA.MaisilestdéjàtardetFord,entrepriseencoreprospèrequi

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fabrique toujours le tiers des voitures dans le monde en 1932, n’est plussynonymenid’innovationnidenouveauté.

Fordarévolutionnélamanièredeproduiredesvoitures,maisilasûrementfait aussi quelques erreurs. C’était unmaniaque du contrôle, toute la ligne deproductiondevaitêtresoussesordres.SoncomplexeindustrieldeRedRiverfut,untemps,leplusgranddumonde.Onyfabriquaittoutcedontonavaitbesoin,jusqu’à l’acier des carrosseries. Il va jusqu’à contrôler la production decaoutchoucauBrésil.Àcettefin,ilachèteunimmenseterrainenAmazonie,dedixmillekilomètrescarré,soitenvirondeuxdépartementsfrançais,qu’ilnommeForlandia. Plus qu’une simple production de caoutchouc, il souhaite faire del’endroitun«paysidéal»,oùlesouvriersseraientheureuxsouslaprotectiondumentorHenryFord,quisevoyaitdéjàendemi-dieu.Échectotal.Financier,déjà,etleparadissurterretantdésirénes’estjamaisconcrétisé.

La vision des relations dans l’entreprise est résolument paternaliste. Lesouvriers travaillent dur,mais reçoivent un bon salaire en échange et, plus quedes employés, ils appartiennent à la grande famille Ford. Les étrangersbénéficientdecoursd’anglais,onlesinciteànepasfumer,ànepasjouernidel’argent ni au billard, à mener une vie morale et exemplaire. Une attitude depatron qui se voit en berger bienveillant de son troupeau et qui était assezrépandueàl’époque,Fordn’arieninventéàceniveau-là.

Pourtant, à partir des années 1930, les choses changent ; et en mal. Lessalairesstagnent,surtoutaveclacrisede1929etlaGrandeDépressionquisuit,les ouvriers ne sont pas en mesure de se montrer exigeants. Pourtant, lacompressiondessalairessefaitplusfortequ’ailleurs.Danslesusinesoùestnéelajournéerémunéréecinqdollars,lessalairessontdescendusplusbasquechezlaconcurrencedudébutdesannées1940.Forddéteste lessyndicatsetneveutpaslesvoirdanssesusines.Aussi,ilembauchedesgrosbras,d’anciensboxeursetdesloubardsdouteuxpourécarteràcoupdepompedanslefondementtoutcequi fleure de trop le syndicaliste. Celui qui se voulait en patron bienveillant,apportant la joie et la prospérité au consommateur comme à l’employé, virepetit-à-petit au vieillard tyrannique, enfermé dans ses peurs et ses certitudes.Coluchedisaitque,chezleshommes,lamoralitédevientrigidequandlerestene

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l’estplus.Lacitations’appliqueprobablementàHenryFord.Ilfiniraparplier,paraccepterlessyndicatsetparaugmenterlessalaires,maisseulementaudébutdesannées1940.Àcetteépoque, lepleinemploiest revenu,puisqu’unepartiedes hommes est à l’armée et que les usines tournent à plein régime pour laguerre.Toutlemonde,jusqu’àsafemmedit-on,pousseFordàlâcherdulest,cequ’il finira par faire à reculons et après que plusieurs grèves aient tourné àl’émeute.

A partir des années trente, le grand Henry Ford, celui qui a révolutionnél’automobileetmême,d’unecertainefaçon,l’industrieengénéral,n’estplusquel’ombrede lui-même.Enplusdes’enfermerdansunconservatismedeplusenplusobtus, ilexisteuneautrefacettedupersonnage,bienmoinsglorieuse,quenous ne pouvons passer sous silence. À cette époque où des bruits de bottescommencentàrésonnerenEurope,oùl’antisémitismealeventenpoupeetoùles démocraties vacillent, Ford a choisi son camp : il soutient Hitler.Financièrementetidéologiquement.

Fordatoujoursétéantisémite.Ildétestaitlafinanceetlesjuifs,quiétaientassociésdanssonesprit.UnecitationcélèbredeFordconcernantlamonnaieestlasuivante:«Ilestappréciablequelepeupledecettenationnecomprennerienau système bancaire et monétaire, car si tel était le cas, je pense que nousserions confrontés à une révolution avant demain matin ». Il est difficile desavoirquiFordvisaitàtraverscettecitation.Lesbanquiersengénéral,lesjuifsqui tireraient en douce les ficelles, les deux à la fois ? Son aversion pour lafinanceest tellequ’il refusedevendresesvoituresàcrédit,procédéqu’il jugemoralementcondamnableetquiluiferaperdredenombreusesventes.Ilselanceaussidans l’éditiond’un journal avec leDearbornIndependent, dunomde saville natale, qu’il transforme en un torchon conservateur et antisémite. Il vamêmejusqu’àpublierunlivre,Theinternationaljew(lejuifinternational),unesortederecueildeschroniqueslesplusdégoûtammentantisémitespubliéesdansson journal. En remerciement pour ses dons financiers et son appui moral, ilreçoit en 1938 la Grande-croix de l’ordre de l’aigle allemand, la plus hautedécorationnaziequipuisseêtreremiseàunétranger.

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C’est vrai cependant que, pendant la guerre, ses usines tourneront à pleinrégimepour l’armée américaine.Ony fabriquede tout, y comprisdes avions,puisque l’entreprise s’était récemment diversifiée dans l’aéronautique. PourRoosevelt(queFordn’aimaitpas,luiquiavaitsoutenuleconservateurHerbertHoover),Détroitest«l’arsenaldesdémocraties».Pourtant,lesusinesdeFordenAllemagnecontinuentdetravaillerpourl’effortdeguerreAllemand.Ilbouffeàtouslesrâteliers,pourvuqu’onpaie…

Henry Ford s’éteint en 1947, dans son Michigan natal. Il est toujoursrichissime,sonentrepriseprospère,mêmesiellen’estplus l’actricedominantedu secteur qu’elle a été. Son image publique est écornée par ses prises deposition politique. On l’avait vu avec Edison et cette idée est renforcée avecFord, elle sera confirmée de nombreuses fois par la suite : on peut êtresimultanément un brillant inventeur, un entrepreneur visionnaire et un typedétestable.Fordauraétéunouvrierpuisuningénierbanaljusqu’àsesquaranteans.Apartirdecinquanteans,ilestdevenuunvieillardavantl’heure,prisonnierdesonétroitessed’esprit.Maisdequaranteàcinquanteans,quelfeud’artifice!Bouleverserlafaçondeproduire,desedéplacer,degérerlepersonnel,inventerune toute nouvelle industrie, de la fabrication à la vente… chapeau l’artiste !Pourtoutça,Fordméritelargementsaplacedanscelivre.Etjeprendslesparisqu’il méritera encore sa place dans un livre similaire d’ici une cinquantained’années.

1.Maryavaitunpetitagneau.

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II)«Lavallée»,Mecquedesentrepreneurs

Au sud deSanFrancisco il est une petite région (mêmepas la taille d’undépartement français), aux contours flous, sans réelle capitale mais dont lesvillesprincipalessontSanJoséetPaloAlto,etquiestsanscontestelaMecquedesentrepreneursetdeshautestechnologies.Lesgadgetsélectroniquesquevousutilisezyontété inventésetceuxquevousutiliserezdemainsonten traind’yêtre développés. Aux côtés des onze mille cinq cent entreprises de hautestechnologiesprésentessurplace,lamajoritédesgrandsnomsdel’informatiqueetdel’internetyontétéfondés,ouyontleursiège.Ils’ycréeenmoyenneonzeentreprises technologiques par semaine, des start-ups comme on dit, ou jeunepousse si l’onpréfèreêtrechauvin.Unebonnepart coulera rapidement, tandisqued’autresserontrachetéespardesgrandsgroupesetqu’uneinfimeminoritéd’entreellesdeviendrontdesgrandsnomsdusecteur.

Le piège standard, banal, est de traduire Silicon valley par « la vallée dusilicone ». Non, non, trois fois non ! C’est de silicium qu’il s’agit ! Latechnologie reine y est l’informatique, pas les implants mammaires…L’expressiondeSiliconValley,oujuste«Valley»,commedisentlesaméricains,date de 1971.On la doit au journalisteDonHoefler, qui fit le rapprochemententre le silicium, indispensable à l’industrie électronique, et le nombred’entreprises technologiques qui s’y développaient. Quant au terme de

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«vallée»,ilesttopographiquementtiréparlescheveux,puisqu’ilnes’agitpasàproprement parler d’une vallée, dans le sens ou un fleuve en serait la lignedirectrice,unpeucommelavalléeduRhône.

Comme nous sommes dans cette fameuse vallée au royaume desentrepreneurs,nousnepouvionséviterd’allery faireun tour.Un longdétour,même,quinousoccuperalonguement.Desentrepreneurs,ilyenaàlapelle,del’obscur inventeur au multi-milliardaire. Nous parlerons des plussymptomatiques du lieu, en commençant par celui qui en est devenu l’icône :SteveJobs.

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SteveJobs,symboledelaSiliconValley

Il est, d’un côté, un peu paradoxal que Steve Jobs soit devenu une sorted’icône, celui dont lenomvient spontanément à l’esprit dèsqu’il est questiond’entrepreneurs. Car, d’une part, ce n’était pas un scientifique brillant. Il n’a,technologiquement, rien inventé.D’autrepart, sa réussite, aussi époustouflantequ’elleaitété,nefutpasplusremarquablequecelledebeaucoupd’autres.Sanscompter le côté « tête-à-claque» du personnage, sachant se montrer odieux,voirecarrémentdétestabledanssesmauvaisjours.

Mais cequ’il a créé, enplusd’Apple et de nombreuses autres entreprises,c’est un style. Une philosophie. Une personnalité. Son grand rival Bill Gatesétaittechniquementpluspointuetabâtiunefortunebiensupérieure.Pourtant,iln’ajamaiseul’auramédiatiquedeJobs.L’unétaitplutôttaciturnelàoul’autrepiétinaitcodesetconventionssociales.QuandGatesfaisaitprogresserpasàpassonentreprise,Jobsprenaitdesparisaudacieux.C’estsatouchedefoliequil’afait entrer dans l’histoire. D’ailleurs, l’une de ses citations les plus célèbresn’est-ellepas« soyez insatiables, soyez fous » ?Une phrase tellement célèbrequ’elleestdevenuelecrédodel’entrepreneuriatengénéral.

Assezbavardé,ilesttempsdedécouvrirquiétaitcetétrangemilliardaireàtêtedehippie,quipassaitdelonguessemainessansselaver,faisaitdesrégimesàbasedecarotte…etn’enapasmoinsbousculélemondedel’entreprise.

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StevenPaulJobsestnéle24février1955àSanFrancisco.Sonpèreestunétudiant d’origine syrienne et sa mère une américaine d’origine suisse. Leproblèmeestqu’ilsnesontpasmariésetquelafamillematernelle,àchevalsurla religion,menace samère de la déshériter si elle épouse ou élève un enfantavecunmusulman.Alors,ellesemetàlarecherched’unefamilleadoptivepourson fils. Bébé, il est adopté par Paul et Clara Jobs, qu’il considèrera toujourscommesesvraisparents.

Uneenfanceassezbanaleetunescolaritésanséclat.Onest,pourl’instant,plusprochedel’américainmoyenqu’alongtempsétéHenriFordqued’ungénieprécoceà laEdison.Adolescent, ils’intéresseà l’électroniqueetse lancedansdivers bricolages,mais sans qu’il n’en sorte rien qui nemérite la peine d’êtrementionné.IlintègrelecercledesexplorateursdeHewlett-Packard,uncentrededébatsetd’échangessurl’électroniqueetl’informatiqueavecdesingénieursdelaprestigieuseentreprise.Culoté, il entreencontactavecWilliamHewlettquilui passe des pièces pour son bricolage et lui offre un emploi d’été sur leschaînesdemontagedel’entreprise.

Nousauronsl’occasiondereparler,danslapartiequivasuivre,deHewlett-Packard.L’entrepriseetsesdeuxfondateursonteuunrôledéterminantdansledéveloppement de la Silicon Valley, et beaucoup des grands noms del’informatique ont été, de près ou de loin, en relation avec l’entreprise ; Jobsn’estqu’unexempleparmid’autres.

C’estàcetteépoquequ’ilrencontreBillFernandezetunautreSteve,nomméWozniak.Tousdeux, surtout le secondd’ailleurs, aurontquelquesannéesplustard un rôle clé dans le développement d’Apple, palliant au manque deconnaissances techniques de Jobs. Pour l’instant, cette bande d’inventeurs enherbes’amusentetmagouillentplusqu’ilsnecréentréellementd’entreprise.Parexemple, ils fabriquent et vendent des «bluebox», c’est-à-dire des appareilspermettant de téléphoner gratuitement ; en unmot de frauder les compagniestéléphoniques.Même si l’aventure tourne court, Jobs dira plus tard que cetteexpériencefutleprémissed’Apple.

PuisvientletempsdesétudessupérieuresàReedCollege,àPortland,soitaunord de laCalifornie.À cette époque, il fréquente lesmilieux alternatifs, une

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bande de joyeux hippies qui ne fumaient certainement pas que des choseslégales, adeptesd’hindouismeetde spiritualitéorientale. Il devientvégétarien,selavedeplusenplusépisodiquement,mèneuneviedebohème.Ilexpérimentediverses drogues et affirmera plus tard que cette expérience fut extrêmementenrichissante.Commepourtaclersonéternelrival,ilajouteraquesiBillGatess’étaitlui-aussiéclatéleciboulotàl’aidedesubstancesprohibées,ilauraiteuunespritplusjeuneetouvert…Maisils’ennuie.Sesparentssesaignentauxquatreveinespour luipayerdesétudes,mais luis’ennuie.Alors, ilsuitseulement lescours qui lui plaisent et tant pis pour le reste. Notamment un cours decalligraphie dont il dira plus tard que, grâce aux connaissances acquise à cemoment,leMacaeudespolicesbeaucoupplusvariées.Et,rajoute-t-ilunbrinvaniteux, commeMicrosoft n’a fait que copier Apple, la police de tous lestraitementsdetextes’esttrouvéeenrichieparcesfameuxcoursdecalligraphie.

À vingt ans, il plaque les études, revient chez ses parents et décroche unemploichezAtari, l’undesprécurseursdujeuvidéo(devenuefrançaisesuiteàsonrachatparInfogrames,cocorico!).Çanesepasse,disons,pastoujourstrèsbien. Notamment parce que Jobs, convaincu que son régime végétarien luipurifielecorps,neselaveplusetquelescollèguess’enplaignentouvertement.Maisc’estaucoursdecetteexpériencequ’ilrencontreRonaldWayne,unfuturassocié.Petitàpetitsetisselatoilequi,ilestbienloindes’endouter,donneraApplequelquesannéesplustard.

Il voyage aussi en Inde, chez des « gourous » et pratique diversesexpériencesspirituelles.MaisilgardecependantlespiedssurterreetrevientenCalifornie.Onluifaitmiroiterunjolibonuss’ilparvientàdiminuerlenombredepucesd’uncircuitimprimé.Luisèche,alorsilfaitappelàsoncopainSteveWozniak.Celui-ci travaille chezHewlett-Packard (encore eux !)mais accepted’aider sonami sur son temps libre.Lemarchéestque siWozniakparvient àrésoudre le problème, ils se partageront les gains, cinquante-cinquante.Ingénieux,Wozniakyparvient.Jobspartagesonbonus.Delonguesannéesplustard,ilapparaitquelebonustouchéparJobsétaitbienplusélevéquecequ’ilapartagé avec son « ami ». La réputation parfois sulfureuse et pas toujoursélégantedeJobsnevientpasdenullepart…

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Dansl’imaged’Épinaldel’entrepreneuraméricain,ilyaungarage.Puisque

les américains sont très friands de voitures (merci Henri Ford), ils sont toutautantfriandsdegarageoùlesgarer.Et,quandoncommenceàbricolersapetiteinvention,onévitedelefairedans lesalonsinonmadamevitupère,alorsc’estdanslegaragequeçasepasse.Applenefaitpasexceptionàlarègleetàmêmeaidé à forger la légende des garages californiens où sont nées de futuresmultinationales.

Apple est donc créée le premier avril 1976 à LosAltos, en pleineSiliconValley, dans lamaisondesparentsdeSteve Jobs et, plusprécisément, dans legarage.Etrange,déjà,cenomd’Applepouruneentreprisedestinéeà fabriquerdes ordinateurs, et le doute subsiste toujours quant au pourquoi d’une telledénomination sociale. Diverses explications ont été avancées. La référence ànewton,déjà,quiseseraitprisunepommesur la têteet–eurêka!–enauraitdéduit la loi de la gravité (le premier logo représentait Newton sous sonpommier). Ou alors il s’agirait d’un clin d’œil à Apple Corps, la maison dedisquedesBeatles,ouauxnombreuxvergersdelarégion.LarumeurcourtaussiqueJobsauraitvoulufigurerdansl’annuaireavantAtari,cequilimitaitleschoixpossibles.

Enfin,sil’originedunomfaitdébat,lefaitestlà.Appleestcrééparuntrio:SteveJobsetWozniakassociésàRonaldWayne,l’ainédelabandeduhautdesesquaranteetunans.Waynepossédaitdixpourcentsdesactionsd’Apple,qu’ilrevendit l’année d’après pour huit cent dollars. En effet, l’entreprise s’étaitendettée et, étant le plus âgé et le seul de la troupe à posséder un capitalsubstantiel,ilcraignitquelescréanciersnesetournentversluiencasdefaillite.En 2015, ses dix pourcents de parts auraient pu lui rapporter autour decinquante-huitmilliardsdedollars…

Lepremierordinateurd’Apple, sorti en1976, fut leAppleI. Appareil trèsrudimentaire, ilnefutécouléqu’àenvirondeuxcentunitésauprixdesixcentsoixante-sixdollarssoixante-six,soitenvirondeuxmilleeurosd’aujourd’hui.Cen’est pas le fiasco,mais pas le jackpot non plus. Le jackpot, celui qui fera lafortuneetlarenomméed’Apple,arrivel’annéed’aprèssoit,comptezavecmoi,

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en1977.C’estunordinateurquiressembleàcequ’estunordinateuraujourd’hui.Onnevapass’étendresurlesmodalitéstechniquesdel’appareil,lesgeeksirontliredeslivresspécialisés.Regardonsplutôtl’aspectentrepreneurial.

Danscespremiersordinateurs,Jobsn’estpaspourgrand-chosesur leplantechnique.C’estWozniakquiestàlamanœuvre.Jobs,lui,gèrel’organisation,lemarketinget lesembauches.Commel’AppleIIestproduitàgrandeéchelle, legaragedesparentsnesuffitplus.Ilfautinvestir,trouverdesfonds.C’estMikeMarkulla, un capital-risqueur (c’est-à-dire un investisseur spécialisé dans lesstart-ups)qui,flairantlepotentield’AppleetcharméparJobs,apportelesfondsnécessaires au développement de l’entreprise. Son flair ne l’a pas trompé.Quelques annéesplus tard, en1980,Apple est introduite en bourse pour leverplusdefonds.C’estlaplusgrosseintroductionenboursedepuisForden1956.Le cours bondit de trente pourcents le jour de l’introduction. Jobs, vingt-cinqans,possèdeunefortuneestiméeàdeuxcentmillionsdedollars(desdollarsdel’époque,endollarsd’aujourd’huiceseraitbienplus…).Enplusd’êtreriche,ilestadulécommeunesortedenouvelEdisonetroucoulebientôtdanslesbrasdelaJoanBaez.LavieestbellesouslesoleildeCalifornie!

Apple continue sur sa lancée. Le projet Lisa occupe l’entreprise. Mais ils’enlise, patine et ne convainc pas Jobs qui se lance dans un autre projet : leMacintosh.Alors s’installeune sortede rivalité, au seinmêmede l’entreprise,entreleséquipesdeLisaetdeMacintosh;avecunSteveJobsquinemontrepastoujours un grand esprit d’équipe avec l’ensemble de l’entreprise. Il nommel’équipeMacintosh« les pirates» alors que le reste d’Apple est désignéd’undédaigneux«lamarine».Ontrouve,etonretrouverasouvent,lecôtéMrHydedupersonnage.Cassant,tyrannique,menantsestroupesàlabaguette,virantquilui déplait d’un claquement de doigts, pas toujours porté sur l’honnêteté etprenantfranchementlagrosse-tête.IlfaitfabriqueràsesemployésdesT-shirtsoùestécritengros« je travaillequatre-vingt-dixheuresparsemaineet j’aimeça!».UnjourqueFrançoisMitterrandétaitenvisiteauxEtats-Unis,safemmeDanielle visitait une usine Apple. La technologie l’intéressait peu et elle sesouciait du sort des employés, de leurs droits syndicaux, de leurs paies ethoraires de travail. Jobs, agacé, répondit que si elle était si préoccupée elle

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pouvait venir travailler avec euxpour alléger leur tâche.Ceque le traducteur,diplomate, traduisit en assurant à la première dame que Mr Jobs lui étaitreconnaissant de se montrer préoccupée du sort des employés… D’ailleurs,précisons-le au passage, Jobs n’a jamais été francophile. Plutôt francophobe,d’ailleurs. L’Hexagone était à ses yeux « ce pays toujours en grève auxtechnologiesd’ilyavingtans».Maismettons-çasurlecomptedesoncaractèredecochon,sitoutlemondedevaits’offusquerdespiquesreçuesparJobs,onnes’ensortiraitpas.

Jobs, pourtant, a besoin d’être épaulé à la tête de l’entreprise. En 1983 ildébaucheJohnSculley,alorsàlatêtedePepsi.LaphrasedeJobsappartientàlalégende « tu préfères vendre de l’eau sucrée toute ta vie, ou avoir uneopportunité de changer lemonde ?». Sculley était une prise symbolique, quireprésentait bien l’esprit de l’entreprise.En effet, il avait dirigéPepsi, lePetitpoucetfaceàl’ogreCocaCola.Etc’estainsiquesevoyaitApple:l’épinedanslepiedd’IBM,mastodontedel’informatiquedel’époque.D’ailleurs,lapublicitéaccompagnant le lancement duMacintosh est révélatrice de cet état d’esprit.RéaliséeparRidleyScott,onyvoitunelanceusedepoidsenvoyerunmarteauquibriseunécransymbolisantladominationd’IBM.Lespotseterminesurcettephrase,quiappartientelleaussiàlalégended’AppleetdeJobs«Le24janvier,AppleComputer lancera leMacintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne serapascomme1984».Laréférenceauroman1984deGeorgesOrwellestdirecte.L’année1984neserapascommeleroman,carApplebriseralemonopoled’IBMet libérera l’Humanité de l’emprise que cette société avait sur elle, rien demoins!

C’est un triomphemédiatique. Pourtant, en termes de ventes, même si leMacintoshs’écoulebien,cen’estpaslesuccèsespéré.Jobsmoissonnelagloiremédiatique,maistoutn’estpasrosepourautant.LacomplicitédesdébutsavecJohnSculleyvireàl’affrontement.C’estlaguerredeschefsàlatêted’Appleetl’un des deux doit partir. Jobs, qui est actionnaire minoritaire suite auxaugmentations successives du capital, n’a plus la confiance du conseild’administration.Soncaractèresoupe-au-laitetsonmanagementtyranniqueluiont mis à dos pas mal de monde. On lui propose un poste de « réflexion

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planétaire» loin du centre décisionnel et dans un bureau appelé Siberia.Uneévidente provocation pour un égo aussi fort. Jobs part, ou plutôt estmis à laporte,etchezApple,onentendplusdesoupirsdesoulagementsquedesanglots.

Vient le temps de la traversée du désert. Un peu de déprime, mais vitesurmontée.Jobsadesidéesetdessouspourlesmettreenœuvre.IlfondeNeXT,toujoursuneentrepriseinformatique,maisquicibleletrèshautdegamme,avecdes ordinateurs puissants pour les chercheurs et les universités. Sans être unfiasco, ce n’est pas le succès non plus. Les ordinateurs deNeXT, trop chers,n’accrochentpaslaclientèle.

Mais il a, en parallèle, d’autres projets sur le feu. En 1986, il rachète lesstudiosdeGeorgeLucasetfondelesstudiosPixar.L’idéeestdefairedeslongsmétragesd’animationenimagesdesynthèse;ceseraToyStoryen1995.Maisavantd’enarriverlà,lecheminfutlong.Pendantpresquedixans,Pixaraconnudeshautsetdesbas,surtoutdesbas.GraceàunpartenariatavecDisney,Pixarparvient à financer Toy Story, réalisé par John Lasseter. C’est un triomphe.Critiques unanimes dans l’éloge, oscars, trois cent soixante-deux millions dedollarsderecettesdanslemonde.Jobs, toujoursdanslesbonscoups, introduitPixarenbourselasemainequisuitlasortiedufilm.Commeilpossèdequatre-vingtpourcentsdesactionsdelasociété,c’estlejackpot!Safortuneremonteenflèche à près d’un milliard cinq cent mille dollars. Peut-être plus importantencorepour lui, il estdenouveauà launedes journaux, considéré commeuninventeurrévolutionnaire.

Pourtant,ilfautbienledire,pourPixarcommepourNeXT,Jobsestplusleporte-monnaie que la tête-pensante. Il dirige les entreprises, s’occupe de lacommunicationetdescoupsmédiatiques,maislatechniquen’estpasdelui.Sesdécisionssontguidéesparsoninstinctetsonflair,danslechoixdesproduitsàdévelopper, des stratégies marketing comme du recrutement. Et, malgréquelquesratés,son«troisièmeœil»s’esttoujoursrévéléperspicace.

Pendantcetemps,Applevégètedansunlentmaisconstantdéclin.Lafirmeàlapommeaperdusonénergie,ellenesortplusdeproduitsrévolutionnaires,nefaitplusdecoupsmarketing,n’estplusl’empêcheurdetournerenrondpourla

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concurrence. L’esprit de Steve Jobs manquerait-il ? IBM n’est plus le grandrival,non,maisunautreafaitsaplaceausoleiletfaitdeplusenplusd’ombreàla concurrence.Microsoft, que Jobs et Apple ont longtemps regardé de haut,mais les temps ont changé. Bill Gates a une position ultra-dominante surl’informatiquemondial etApple, aumilieu des années 1990, n’est plus qu’unsecondcouteau.Ilvafalloirrenverserlavapeur.Maisavantça,commentonslematchAppleversusMicrosoft que se sont livrés, par firmes interposées,SteveJobsetBillGates.

Pourfaireunebellehistoire,romanesque,ilfautdelarivalité.Ilyenavaiteu entreEdison etBellmais, dans lamémoire collective,Edison l’a remportéhautlamain,parlamultiplicitédesesinventionsetsessuccèsentrepreneuriaux.Delarivalité,onenretrouveici,évidemmententreSteveJobsetBillGates.Unerivalitébienplusalléchantequecellequiopposât jadisEdisonàBell,carpluségale, et faite tout autant de collaboration et de respect mutuel que deconcurrence frontale. Ces deux-là n’ont jamais été vraiment amis, mais pascomplètementennemisnonplus.

Onauraitpu,d’ailleurs,consacrerunepartieentièreàBillGates.Après-tout,ilestdevenul’hommeleplusrichedumonde.Maisl’argentn’estpasnotreseulcritère de sélection. Gates n’a pas, comme d’autres, incarné une époque, unesprit,uneculture.Ilauraitpu,maissontempéramentréservéneluiapasdonnél’aura d’autres entrepreneurs. Un peu pour nous racheter de l’avoir snobé,arrêtons-nousquelquestempssurGates.IlnousservirademiroirpourcontinueràparlerdeJobsetcomparerlesévolutionsparallèlesduhippieetdugeek.

Tous deux naissent la même année. À la différence de Jobs, Gates vientd’une famille aisée de Seattle. Pour se forger une image, c’est certainementmoinsvendeurqu’unSteveJobsadoptéquisenourrissaità lasoupepopulairependantsesétudes…C’estunélèvebrillant, travailleur,passéparHarvard,unparcours sensiblementdifférentde son rival.Luine s’est jamaisdroguéetn’apasfaitderetraitespirituelledansdesashramsindiens.Sontemps,ill’utiliseàlaprogrammationinformatique.Ungeek,lacaricatured’ungeek.Lesphotosdeluidans les années 1980, avec ses grosses lunettes et sa tête qui semble n’avoir

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jamais vu la lumière du jour, sont la caricature même de l’informaticienchevronnéetbrillant,maispassablementassociableetquiaplusdeconversationavecsonordinateurqu’aveclesfilles.

Gates abandonne ses prestigieuses études àHarvard à vingt ans, en 1975,pour lancerMicrosoft (à l’époque Micro-Soft) avec son ami Paul Allen. Làencore, le parallèle est flagrant. À une année près, nos deux compétiteursplaquent la fac, lancent leur entreprise avec l’un de leurs plus proches amis,Allen dans un cas,Wozniak dans l’autre. À l’avantage de Gates, il est aussibrillanttechniquementquesonassocié,làoùJobslaissefairelestâchespointuesàWozniak.

Lesdeuxjeunesgensréussissent,mêmesi,dansunpremiertemps,AppleestplusflamboyantqueMicrosoft.GatestravailleuntempsavecApplepourquiilcréedes logiciels.Decette collaborationGates apprendbeaucoup,voire copiesansvergognesonpartenairesions’entientàlaversiond’Apple.MaisJobs,quiconsidère avec hauteur ce grand adolescent binoclard, ne voit pas la menacevenir.AlasortiedeWindows,ilestfouderage.Windows(fenêtre),lenomestapparuévidentpuisque les informaticiensparlaientdefenêtrespourdécrire lesinterfaces graphiques. Je ne vous apprends rien, Windows fait un carton.Microsoft grandit, grandit, et Gates s’enrichit, s’enrichit, alors que son rivalentamesatraverséedudésert.

LastratégiedeMicrosoft,deseconcentrersurleslogiciels(software)plutôtquesurlesmachines(hardware)s’avèrepayante,ausenspremierduterme.Legeek passablement associable avait, lui aussi, des intuitions fulgurantes… EtMicrosoftgrignotelentementmaissurementlespartsdemarchéduMactoutaulongdeladécennie1990,enfait,Microsoftgrignotetoutelaconcurrence.JobspeutbiendirequelesproduitsMicrosoftsontternes,sansâmes,sansinventivité,les clients ne l’entendent pas de cette oreille, et se basculent en masse sousWindows.Apple vamal, de plus en plusmal. Au point que l’on songe, chezApple,àrappelerl’enfantterriblevirésansménagementdixansplustôt.Aprèsle succèsdeToyStory, le vent commence à tourner pour Jobs.Microsoft dortencoresursesdeuxoreilles,confortablementassissursonquasi-monopole,maispluspourlongtemps…

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En1996,ApplerachèteNeXT.Nonpasquel’entreprisesoit trèsprofitable,mais c’est un moyen de faire revenir Jobs et, surtout,NeXT a développé destechnologiesquiserévèlerontbienutilesàlarenaissanced’Apple.Alors,siJobsn’est dans un premier temps qu’un simple « conseiller à mi-temps », cetteappellationfaussementsubalternenetrompepersonne:c’estluiquivareprendrelesrênes.

Ilcollabore,à lafindesannéesquatre-vingt-dix,avecMicrosoft.Aucoursdel’unedecescélèbresconférencesdontilavaitlesecretetquisontdevenuesdesstandardsdesentreprisestechnologiques,imitéesmêmeparMicrosoft, JobsdonnelaparoleàGates,quiapparaitàl’écranenvisioconférencesousleregardahuridel’assistance,quivoitleprincipalconcurrentcopaincommecochonavecSteve Jobs. En fait, les deux ont un intérêtmutuel dans la réussite de l’autre.Appleabesoin,aumoinsdansun temps,des licencesdeMicrosoft, et celui-citrouve son intérêt à la survie d’Apple puisque déjà c’est un bon client, etqu’ensuite cela limite les accusations de monopole. Car de fait, à la fin desannées quatre-vingt-dix,Microsoft est en situation de quasi-monopole et lesautoritésdelaconcurrencecommencentàgrincersérieusementdesdentsfaceàcetteentreprisequienrichitBillGatesaupointd’enfairel’hommeleplusrichedu monde de l’année 1996, sans n’avoir plus affaire à aucune concurrencesérieuse. Alors le rétablissement d’Apple n’est pas vu d’un mauvais œil chezMicrosoft, puisqu’il permet de dire « mais non, nous ne sommes pas enmonopole,vousvoyez,ilyad’autresacteurssurlemarché».EtApplerenaitraeffectivementdesescendres,surementunpeutropaugoûtdeMicrosoft,maisn’anticipons-pas…

Pourl’instant,c’estlalunedemielentrelesdeuxrivaux.Quelquesannéesplus tard, Gates iramême régulièrement voir Jobs, quand celui-ci sera atteintd’uncancer,mêmesi,d’ici-là, les relationsaurontconnudeshautsetdesbas.Mais,encettefindedécennie,lesplusbellesheuresdeMicrosoftsontentraindepasseretlarouedudestincontinuedetourner,sansquepersonnen’ensacheencorerien.D’ailleurs,GatesnetarderapasàsemettreenretraitdeladirectiondeMicrosoft, se rangeant des affaires pourmieux s’occuper de philanthropie.

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SteveJobs,poursapart,n’ajamaisdonnéuncentimeàuneœuvredecharitéetavaitmêmelaréputationdesemontrerpingreàsesheures…

SteveJobsestrevenuauxcommandes,qu’onseledise!Ilvireavecsontactlégendaire ceux qui ne lui plaisent pas, restructure et réorganise Apple à samanière, foisonne d’idées et de projets. Le tout porté par un slogan : «Thinkdifferent».Slogangénial, campagnedepublicité restéedans les annalesde laprofession. On y voit des personnages aussi divers que Pablo Picasso, AlbertEinstein,MartinLutherKing,Gandhi,JohnLennon,Hitchcock,MuhammedAliou Thomas Edison (tiens, comme on se retrouve !), avec pour seul message«thinkdifferent».Rienn’yestditdesproduitsdel’entreprise,deleurqualité,de leur prix, rien de rien, à part ce « thinkdifferent ».AchetezApple et vousserez une personne originale et différente. Différente de qui ? Suivez monregard…DeMicrosoft, voyons.Mais chut, ce n’est pas dit dans la publicité,c’estàvousdeledeviner.Jobsrejouelematchqui l’avaitdéjàopposéàIBM,une bonne dizaine d’années plus tôt, quandApple se plaçait en empêcheur demonopoliser en rond face à l’ogre IBM. Lemessage est identiquemême si legéantàcombattren’estplusIBMmaisMicrosoft.Jouerlespetitsquidéfientlesgrands,aveccetteimagedesalegarnementquititillesongrand-frère,atoujoursétélamarquedefabriqued’ApplesousJobs.Maintenantqu’Appleestdevenuele grand-frère et qu’elle se retrouve dans le rôle de l’acteur dominantpassablement empâté, cette corde marketing ne pourra plus être utilisée. Lespublicitairesvontdevoirseremuerlesméninges,danslesannéesàvenir.

Une campagne publicitaire aussi audacieuse que réussie n’est rien si vousn’avezpasunbonproduitàvendrederrière.Levidedenouveautédans lequelvégétaitl’entrepriseestcombléen1998avecl’iMac.Unordinateurquiportelagriffe du maître Jobs. Novateur, une curiosité. Les ordinateurs sont jusqu’àprésent de triste cube de plastique gris ou noir. Et voilà qu’Apple sort unemachine de couleur vive, aux formes arrondies et au plastique translucide quilaisseapercevoirlamécaniqueinterne.Cefutl’unedesobsessionsdeJobstoutau longdesacarrière :que toutsoitbeau,élégant, réfléchi,mêmecequiétaitcachéoucequin’étaitpascenséêtrevu.Àl’instardecescinéastesquimettent

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devraisbijouxdansuncoffre,pourqueleregarddel’acteurgagneensincéritéquand il regarde un coffre censé contenir de vrais bijoux, Jobs se préoccupemêmedecequ’onnevoitpas.Etlà,nouvelleoriginalité,onnousmontrecequidevrait rester caché. Les ventes décollent, les profits reviennent,Apple est deretour,qu’onseledise!

Unentrepreneurtalentueuxetvisionnaire,quiestdéjàrichissimeetcouvertde gloire à l’âge ou les gens ordinaires commencent tout juste leur vieprofessionnelle,celasetrouve.Çanecourtpaslesrues,maiscelasetrouve.EtdesentrepreneursquitombeensuitedeCharybdeenScylla,celasetrouvetoutautant,peut-êtremêmeencoreplus.Maiscequifait laparticularitédeJobsestce retour et la façondontApple s’est redressé ensuite, jusqu’à devenir la plusgrossecapitalisationboursièremondiale.C’estceretournementdesituationquiaforgélemythedeSteveJobs,ilestperçucommelesauveurdel’entreprise,cequ’ilaeffectivementété.

Après lesuccèsde l’iMac, Jobsprenddesparis risqués.Notammentennefaisant plus de l’ordinateur son seul produit, ni même son produit phare.Révolution aussi dans la façon de commercialiser ses produits. L’Apple store,pasgrandmonden’ycroyaitàsonlancement.C’estunmagasinétrangeoùiln’ya rien, si ce n’est du vide et des vendeurs. Les produits semblent presqueabsents.Onmise à fond sur le conseil client, l’atmosphère, la convivialité del’endroit.Toutcecisepaie,bienentendu,maislecréneauestdélibérémenthautdegamme.Onvenddelaqualitéauprixfort,ceuxquiontleporte-monnaieenpeaudehérissonsontpriésd’allervoir ailleurs.Mais Jobscroit auconceptdecesmagasins d’un genre nouveau etmaintient le cap face aux sceptiques. Lesuccèsduconceptconfortedavantagesonaura.D’ailleurs,àsamorten2011,lesfansdelamarqueirontdéposerdesgerbesdefleursdevantlesboutiques.

Ontoucheiciàl’unedescaractéristiquesdeJobs:nepasécouterlesétudesd’opinion.Àl’inversed’Edison,quisedemandaitquelsétaient lesbesoinsdesgens et comment il allait pourvoir inventer un produit y répondant, Jobsconsidèreque«lesgensnesaventpascequ’ilsveulent,jusqu’àcequ’onleleurmontre»,maisaussiquesontravailestdeliredeschosesquinesontpasencore

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écrites.Onlanceunproduitouunconceptauquelpersonnen’avaitpensé,dontpersonnen’avaitexprimélebesoinet,enlevoyant,lesgenssedisent«c’estçaqu’il me faut ». Une démarche originale, à rebours des façons habituelles deprocéder,quiexpliquel’inventivitédel’entreprise.

Lasuiteestplusconnue,carpluscontemporaine.D’ailleurs,sivousn’avezcertainementniFordTniAppleI à lamaison, il est probablequevospochesregorgent de gadgets à la pomme plus récents. Dès le début des années deuxmille, Apple révolutionne le monde de la musique avec iTunes et son mini-baladeur iPod. Puis Jobs s’attaque à la téléphonie avec l’iPhone et, en 2010,surprend encore son monde avec l’iPad. La tablette, à mi-chemin entrel’ordinateuretlesmartphone, faitun tabacdans lequel tentedes’engouffrer laconcurrence,maisavecuntempsderetard.N’estpasSteveJobsquiveut…

On pourrait trouver quelques ombres au tableau. La Apple Watch parexemple,lancéeen2014sanslesuccèsescompté.MaisJobsn’étaitdéjàpluslà,peut-êtremanquait-il à l’appel… Et, bien que l’on doive pointer du doigt lesconditions de travail de l’ouvrier chinois qui fabrique toutes ces petitesmerveillesoulespratiquesd’optimisationfiscaledelafirmeàlapomme,quisevoulaithippieetunchouïaalternativemaisquis’estconvertiesansscrupulesaucapitalismeleplusglacial,forceestdeconstaterquelarenaissanced’Appleadequoi susciter l’admiration.Aupoint que c’estMicrosoft qui se retrouve sur ladéfensive. Jobs aura bienmérité sa place au panthéondes entrepreneurs. Poursonflairdesaffaires,maistoutautantpoursonstyle.

Car Steve Jobs c’est aussi, et peut-être même avant tout, un style et unefaçon toute particulière de voir les choses, une philosophie. Il a popularisé lamodedel’ingénieurcalifornienbarbu,passablementilluminé,ensandalesaveclacravatereléguéeaurangd’antiquité.Toutl’opposédubanquierNew-Yorkaiscoincé.Lesbâtimentssontorganisésencampusplutôtqu’entoursurlesquelsonsedéplaceenvélo,onestdécontractéet«cool».Enfin,enapparence,parce-quelaconcurrenceestrudeetsanspitiépourceuxquinemarchentpasassezvite.

L’approche à la Steve Jobs est parfaitement résumée par son célèbrediscours de Stanford, prononcé en 2005. Il est déjà atteint du cancer qui

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l’emportera, ce qui rajoute de l’intensité à l’affaire. C’est une coutume bienaméricainequed’organiserdegrandescérémonieslorsdesremisesdediplômes.Onyinvitedespersonnalitésdepremierplan,cequiaideàentretenirleréseau.En 2005, donc, Steve Jobs est invité à la prestigieuse université de Stanford,cette université qui forment les petits génies qui iront travailler chez Apple,Google ouFacebook à la fin de leurs études, pour y prononcer le discours deremisedesdiplômes,aucœurdelaSiliconValley.Plusieursextraitssontrestéscélèbres, comme « Votre temps est limité, ne le gâchez pas en menant uneexistencequin’estpaslavôtre.Nesoyezpasprisonnierdesdogmesquiobligentàvivreenobéissantàlapenséed’autrui.Nelaissezpaslebrouhahaextérieurétouffer votre voix intérieure. Ayez le courage de suivre votre cœur et votreintuition.L’unetl’autresaventcequevousvoulezréellementdevenir.Leresteestsecondaire»ou«Sivousvivezchaquejourcommes’ilétaitledernier,vousfinirezunjourparavoirraison»,etbien-sûrlefameux«Soyezinsatiable,soyezfous!»,quirésumel’espritdesgrandsentrepreneurs.

C’estaussipoursafaçond’êtreoriginalequ’ilestrestédanslesmémoires.OntrouvesaréussiteplusbellequecelledeBillGatesetdetouslesautres,bienque sa fortune n’ait jamais dépassé le dixième de celle de son rival après leredressementd’Apple,alorsonluipassetout.Sesmesquineriesetsescolères,sagrosse voiture garée sur les places pour handicapés, sa façon de fairecomprendre aux autres qu’il a tout compris mieux que tout le monde, lesemployésviréssansménagement.Onsesouvientseulementdesmotsprononcéspar Barak Obama à l’annonce de sa mort « assez courageux pour penserdifféremment, assez audacieux pour croire qu’il pouvait changer le monde etasseztalentueuxpourlefaire».

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LespionniersWilliamHewlettetDavidPackard

Jusqu’ici nous n’avons parlé que d’entrepreneurs qui naviguaient en solo.Tousontcréédesentreprisesdemilliersd’employés,maischacunétaitseulàlabarre. Ou alors, ceux avec qui ils partageaient la direction sont restés desseconds couteaux aux yeux de l’histoire qui,même s’ils ont pu jouer un rôlecapital comme Steve Wozniak chez Apple, demeurent d’une importancemoindre.

«L’entrepreneur»dontnousallonsàprésentparlerestenfaitconstituédedeuxhommes,unepaired’entrepreneurs.Maisilssonttellementindissociablesque l’on parle généralement de leur duo plutôt que de chacun prisindividuellement:William(ditBill)HewlettetDavid(ditDave)Packard.

Chacunaura reconnudanscesdeuxnoms legéantde l’informatiqueetdel’électroniqueHewlettPackard,communémentdésignéparsesinitialesHP.Ungroupe pionnier, qui a débuté dans un garage de Californie pour devenir unegigantesque multinationale, dans la plus pure tradition de la Silicon Valley.Quand on pense à cette dernière et aux grandes figures de l’entrepreneuriataméricain de la secondemoitié duXXe siècle, on pense spontanément à SteveJobs.Pourtant,HewlettetPackardsontarrivésunetrentained’annéesavantetcesonteux,entreautres,quiontfaitdusuddeSanFranciscounterreaudehautestechnologiestelqu’onleconnaitaujourd’hui.Cesonteux,aussi,quiontinsuffléuntypedemanagementparticulier:le«HPway».Cequel’onnommeparfois

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«l’espritSiliconValley»n’estenfaitriend’autrequeleHPwayétenduàtouteunerégion.

Pour cette raison, tout autant que pour leur créativité et leur succèsentrepreneurial,BillHewlettetDavePackardméritentbienuneplacedechoixdanscelivre.

Hewlett et Packard sont, on l’a dit, indissociables. Pourtant, on est bienobligés de les présenter séparément si l’on veut détailler leurs jeunes années,bienavantleurrencontreàStanford.CommençonsparBillHewlettpuisquesonnomestlepremiersurl’enseigne.Cen’estpasl’ordrealphabétiquequiguidecechoixmaisunsimplelancerdepièce.C’est,eneffet,entirantàpileoufacequ’aétédécidél’ordredesnoms.Silapièceétaittombéedel’autrecôté,l’entreprises’appelleraitalorsPackardHewlett…

William Redington Hewlett est né en 1913, dans le Michigan. Fils d’ununiversitaire,ildéménageàSanFranciscoen1916,àlasuitedel’embauchedeson père dans cette célèbre université, pour y suivre des études de sciences.Après son Bachelor (équivalent de la licence), il part poursuivre des étudesd’ingénierie à l’autre bout du pays, auMIT, jusqu’en 1936. Puis, il revient àStanford jusqu’en1939, où il rencontrera, nonpas l’amourde savie,mais uncertainDavidPackard.Quoique…si !Aussi l’amourde savie,FloraLamsonqui est une amie de sa sœur, Louise Hewlett. Mais ce n’est pas ce qui nouspréoccupeici.

Que dire de plus pour l’instant ? Pendant la Seconde guerre mondiale, ilentredansl’armée,nonpaspourcanarderlescharsjaponaisouallemandsmaispour ses compétences scientifiques, plus précisément dans les transmissionsélectroniques.IlfutprésidentdeHPde1946à1977etdirecteurgénéralde1968à 1978. Il a également siégé dans divers conseils d’administration tels queHexcel (aéronautique), JPMorgan Chase ouChrysler. Philanthrope, il fondeavecsafemmelaWilliamandFloraHewlettFoundation,l’unedesplusgrandesfondations américaines, qui distribue des fonds aux écoles, aux musées, auxONG,auxuniversitésetcentresderecherche(surtoutàceluideStanford)ainsi

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qu’à de diverses causes libérales (au sens américain du termes, c’est à dire« libertaires », cataloguées à gauche). Il est décédé en 2001, à PaloAlto, aucœurdecetteSiliconValleyqu’ilaaidéàfaçonner.

DavidPackard,néen1912dansleColorado,avaitpresquelemêmeâgequeson comparse. Esprit scientifique et précoce, il étudie à Stanford d’où il sortdiplôméen1934.Puis,iltravailleuntempsàNewYork,chezGeneralElectric(j’espèrequecelavousrappellequelque-chose),avantderetourneràStanfordoùil obtient, en 1938, un master en ingénierie électrique. Lui aussi rencontre àStanford,commeBillHewelett,safemmeLucie;onenfaitdesrencontresdanscetteuniversitéetcen’estqu’undébut,attendezlasuite…

Àtourderôleavecsonassocié, iladirigéHP :Présidentde1947à1964,PDGde1964à1968etprésidentduconseild’administrationde1972à1993.Onconstatequ’ilyaun troudanscettechronologiede1969à1971 ;périodependant laquelle il fut secrétaire adjoint à la défense sousRichardNixon.Luiaussiaconsacréunebonnepartiedesafortune(estiméeàunmilliarddedollarsàsamort,en1996)àlaphilanthropie.Ilafondé,avecsafemme,laDavidandLucie Packard Foundation, à partir de laquelle il a financé des hôpitaux, desaquariums pour espèces menacées et l’université Stanford, encore elle ! Onconstateaupassagequecen’estpasrarepourlesentrepreneursàsuccèsdecréerdesfondationscaritatives.UnpeucommeBillGates,aveclaBillandMelindaGatesFoundation (tiens, luiaussiaassocié lenomdesa femmeàsesœuvrescaritatives).

Faisons un petit bilan d’étape. Nos deux compères, qui viennent de serencontreràlafindesannéestrentesurlesbancsdel’universitéStanford,sonttousdeuxdebrillantsétudiants,mais sansplus. Iln’yapaschezeux legénieprécocequ’onauraitpudécelerchezThomasEdisonouNikolaTesla.Cequ’ilsont fait, d’autres auraient eu l’intelligence de le faire. C’est un concours decirconstance,unealchimieparticulière,pasmalde sueuraussi,mais surtout lachance d’être au bon endroit, au bon moment et d’y rencontrer les bonnespersonnes. Déjà, l’opportunité de leur rencontre était une chance, eux qui

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s’entendaient si bien et qui étaient si complémentaires. Mais aussi celle avecFrederickTerman,dontilfautvousdireunmot.

OnsedemandesouventquiestlefondateurdelaSiliconValley.Iln’yenapasunseul, tout lemondes’accorde là-dessus,maisdisons lesquelquesnomsquiontfaitd’unedoucerégiondevergers,lecentremondialdelatechnologieetdel’entrepreneuriat.LaSiliconValleyestnéeàlafindesannéestrente.Avant,rien ne permettait de laisser deviner le destin hors normes de ces quelqueskilomètres carrés. Et parmi les quelques grands noms qui, à l’époque, avaientdonné l’impulsion décisive à la région, on peut en retenir quatre. Hewlett etPackard, déjà. Puis Frederick Terman, sinon nous n’en aurions pas parlé àl’instant.AquiilfaudraitajouterWilliamShockley.

FaisonsunpetitapartédequelqueslignespourprésenterWilliamShockley,figure déterminante de la Silicon Valley, mais pas directement de HewlettPackard.C’était un scientifiquede renom,prixNobeldephysique en1956etprofesseur àStanford.En1956, il fonde àMountainView (en pleinmilieu de«laVallée»,donc),unlaboratoireéponyme,filialedeBeckmanInstruments.Lelaboratoiresespécialisaitsurlessemi-conducteursetfutlepremieràutiliserlesilicium dans leur fabrication. Et vous vous souvenez que silicium se dit«silicon»enanglais…Ensuite,Shockleydevintfouetdérivadansdesdéliresparanoïaques.Aussilaissons-ledecôtépourenreveniràTerman,quirestatoutàfaitsaintd’esprit.

FrederikTerman,aprèsavoirétudiélachimieetl’électroniqueàStanford,ydevint professeur.Ne cherchez pas, nous sommes dans une région où tout oupresquetourneautourdeStanford,cequiseral’objetdupointsuivant.Terman,en plus d’être un professeur brillant, a une particularité : celle de toujourspoussersesétudiantsàentreprendre.HewlettetPackard,quions’ensouvientsesontrencontrésdansles«amphis»deStanford,ontsuivisescours,etc’estluiqui leur a mis le pied à l’étrier. En les encourageant, d’abord, mais aussi eninvestissant personnellement dans l’entreprise. Il a d’ailleurs joué le rôle decapital-risqueur(quiinvestitdansdesstart-upstechnologiquesrisquées,lorsqueles banques sont trop frileuses pour prêter) pour plusieurs de ses élèves

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entrepreneurs, en investissant par exemple dans Litton industries ou Varianassociates.

Maiscen’estpastout.IlrécoltedesfondsauprèsduMinistèredeladéfensepourdévelopper les laboratoiresde l’université.En1951, il a créé leStanfordIndustrialPark(désormaisStanfordResearchPark)quiaprogressivementattiréles centres de nombreuses entreprises (Kodak, General Electric, LockheedCorporation…).PourTerman,lasciencenedoitpasresterdanslesuniversités,elle doit inonder la société et les entreprises. C’est cette démarche qui fait laparticularité du personnage et qui a favorisé le développement de la SiliconValley. Car n’oublions pas que les activités ont tendance à s’agglomérer aumêmeendroit : le cinémaàHollwood, la financeàLondres, le luxeàParis…Pouruneentreprise, ilestpréférabledes’installer làoùsontdéjà lesautresdumêmesecteur.Carsil’onserapprochedesesconcurrents,onserapprocheaussidesespartenairespotentielsetontrouvesurplacetoutcedontonabesoin:desinfrastructures, des employés formés, des financements, du savoir-faire. Leséconomistesappellentçadeséconomiesd’échellesexternes.Maisjem’égare…

NousallonsreveniràHewlettetPackardquisont,aufond,lesujetdecettepartie. Mais essayons de cerner un peu mieux leur environnement. Depuisquelques temps, un nom revient en boucle : Stanford. Cette prestigieuseuniversitéoùontétudiéetoùsesontrencontrésHewlettetPackard,sesitueaucœurdelaSiliconValley,cequin’estpasunhasard.Lesdeuxsontintimementliés.C’estStanfordquiaforméetattirélespremiersscientifiquesdelarégion.Et les-dits scientifiques restent surplace,puisqu’ils trouventdu travaildans laSilicon Valley à des salaires mirobolants ; ce qui fait d’ailleurs hurler lesrésidentsdelarégioncarlesloyerss’envolent.Etunefoisqu’ilsontfaitfortune,les anciens étudiants se souviennent de qui les a formés et, par gratitude,accordent à Stanford des dons qui feraient saliver n’importe quelle universitéfrançaise. Alors, parlons un peu de Stanford, école des scientifiques et desentrepreneurs.

Cette université privée du sud de San Francisco est aujourd’hui l’une desplusprestigieusesdumonde,partageantl’afficheavecsesrivalesdelacôteest

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(HarvardetMIT).Elleestmêmeconsidéréecommelaplussélectivedumonde,avec seulement cinq pourcents des postulants admis. On compte vingt prixNobelparmilesprofesseursetchercheurs,etquarante-sixyontfaitdesétudes.Uncentred’excellencedevenu toutunsymbole.D’ailleurs, lorsdesadernièrevisite d’État,AngelaMerkel a pris le temps de faire un crochet par Stanford.Maisiln’enapastoujoursétéainsi.

L’universitéaétéfondéeen1891parLelandStanford,hommed’affairesethommepolitique,anciengouverneurdeCalifornie,etsafemmeJane.Leurfilsuniqueétantdécédéprématurément,ilsfondentuneuniversitéavecpourslogan« les enfants de Californie seront nos enfants ». Et tout naturellement, ilsinstallent le campus sur l’une de leurs fermes. Au début, l’université est loinderrière les prestigieux établissements de la côte est, dont elle s’inspire.D’ailleurs, lecampus seraenbonnepartiedétruitpar le séismede1906.Puis,petit à petit, la petite université devient grande. Et forme des scientifiques etentrepreneursàlapelle,unevraieindustriefordistedel’entrepreneuriat.LalistedesanciensétudiantsdeStanforddevenusdesentrepreneursàsuccèsdonne letournis,voyezplutôtlesplusconnus:HewlettetPackard,onenaparlé,SergeyBrinetLarryPage(Google),DavidFiloetJerryYang(Yahoo!),ReidHoffman(Linkedin), Mike Krieger (Instagram), Brian Acton (WhatsApp), Len Bosack(Cisco), Reed Hastings (Netflix), Jawed Karim (YouTube), Evan Spiegel(Snapchat)…C’est bien simple, on estimeque les entreprises fondées par desanciens de Stanford représenteraient, si elles étaient un pays, la dixièmeéconomiedumonde,soitl’équivalentduCanada!

Mais revenons àHP. L’entreprise fut fondée et est toujours basée à PaloAlto, au cœur de la Silicon Valley. Plus précisément, elle fut créée au 367,AddisonAvenue,danslamaisonoùDavePackardvenaitd’emménageravecsafemmeLucie.Etplusprécisémentencore,c’estdanslegarageaufonddujardinquecesdeuxentrepreneursenherbefourbissentleurspremièresarmes.HewlettetPackardontété,onleconstateunefoisdeplus,desprécurseurs,enforgeantlemythe des garages de Californie où l’on commence à bricoler avec quelquespotesetuntournevisavantdecréerunegigantesquemultinationale.D’ailleurs,

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ce garage est classé aux monuments historiques et fait l’objet d’un profondintérêttouristique.

C’est le premier janvier 1939, donc, queHP voit le jour. Un garage, desidées,de l’huiledecoude,un investissementdedépartdecinqcent trente-huitdollars(soitenvirondix-milledollarsd’aujourd’hui)etvoguelagalère!PoussésparleurprofesseurFrederickTerman,lesdeuxamisselancentdansl’aventure.

Audébut,HPn’estpasparticulièrementdestinéeàfabriquerdesordinateursoudumatériel informatique. Ils essayent de se frotter à divers secteurs, allantjusqu’à fabriquer une machine vibrante pour faire maigrir, qui sera un flopcommercial.Leurdémarcheestpluscomparableàcelled’Edisonqu’àcelledeJobs.C’estàdirequ’ilsessaientd’anticiperlesbesoinsdupublicetd’yapporterune solution, plutôt que de fabriquer des appareils sur lesquels les clients sejetterontalorsqu’ilsn’auraientjamaispenséenavoirbesoin.

Les débuts sont bons, mais sans plus. La première commande qui soitquelquepeuconséquenteviendradeDisney,quiachèterahuitoscillateursaudios(jen’aipas toutà faitcomprisàquoicelasert,maisbon,hein,cen’estpas lesujet) pour son nouveau film Fantasia. Et puis, c’est le début de la Secondeguerre.DavidPackardestdispensédeservice,maispasBillHewlett.Pourtant,la guerre n’est pas forcément une mauvaise nouvelle, pour le business. HPtravaille pour l’armée, fabrique divers appareils pour les radars, lestélécommunications et l’artillerie. Si bien qu’en 1945,HP est déjà une bellepetiteentreprisequientreraenboursedès1957.

L’entreprise poursuit son petit bonhomme de chemin, fabriquantprincipalement du matériel électronique, essayant de lancer divers produits,développantdiversestechnologies,seplantantsouvent,maisréessayanttoujoursautre-chose.Cetteentreprise,mêmeenprenantdel’ampleur,esttoujoursrestéeunestart-updansl’âme.

La première vraie révolution apportée parHP a eu lieu dans les annéessoixante,quandl’entrepriseselancedansl’informatique.En1968,HP lance leHewlett Packard 9100A, aujourd’hui considéré comme le premier ordinateurpersonnel.Àl’époquepourtant,onneleprésentepascommeunordinateurmaiscomme un calculateur. En effet, IBM dominait le marché des ordinateurs et

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fabriquait d’énormes machines. Que HP, petit nouveau sur le marché, oseappelersonpetitappareilgroscommeunemachineàécrireunordinateurauraitparu aussi culotté que prétentieux. D’où l’appellation faussement modeste de«calculateur».

Mais,siHPagagnéunemancheavecsonordinateurvisionnaire,onnepeuts’empêcherdepenserqu’ilssontpassésàcôtédelapouleauxœufsd’or.Alorsmême que ladite poule leur a été apportée avec insistance sur un plateau.Audébutdesannéessoixante-dix,travaillechezHPunjeuneingénieurdunomdeSteve Wozniak. Nous avons déjà mentionné l’anecdote, mais étoffons-là.Wozniak, on le sait déjà, rejoindra Steve Jobs pour fabriquer des ordinateursdanssongarage,aveclesuccèsqu’onleurconnait.Pourtant,audébut,Wozniakest réticentà fabriquer lepremierordinateurpourApple.Sonemployeur, c’estHP, et il aime cette entreprise. Il ne se voit pas la trahir pour se lancer dansl’aventure entrepreneuriale. Alors, l’ordinateur auquel il a pensé, et quideviendraleAppleI,illeproposeàHP…Àcinqreprises!Devantcedésintérêttotal,ilfinitparquitterl’entrepriseetlancerAppleavecJobs…

C’estaussiàHPquel’ondoitlesimagesretransmisesendirectdupremierpassurlalune,en1969.L’anecdoteestsavoureuseetmérited’êtreracontée,carellesymbolisebienl’espritquirégnaitchezHP.Uningénieurtravaillaitsurunnouveau typed’écran.DavePackard,sepromenantdans les locaux, tombesursesrecherchesetdemandeàcequ’onlesarrête,qu’ellessontinutilesetprécisequ’ilneveutpluslevoirdanslelabo.Unpeuplustard,Packardrepasseparlàetretombe nez-à-nez avec le type d’écran résultant des recherches dont il avaitdemandé l’arrêt. S’énervant gentiment, parce qu’il ne s’énervait jamaisméchamment,ilrouspètedeconstaterqu’onneluiapasobéi.Alorsl’ingénieurluiditquesi,qu’onafaitcequ’ildemandait. Ilnevoulaitplusvoircenouvelécran dans le laboratoire et il n’y était plus, puisque déjà sur les lignes defabrication!Énormesuccès,tantcommercialquetechnologique,quiapermisdevoir les images du premier homme sur la lune. Beau joueur, Dave Packardreconnaîtsonerreuretdécernemêmeàsoningénieurentêtéune«médailledeladéfiance».

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Parmi toutes les technologies auxquelles HP s’est intéressé, retenons lacalculatrice.Les écoliers dumonde entier, qui font désormais leurs calculs entapant surdesboutonsplutôtqu’à lamainouavecdepréhistoriques règlesenbois,devraientfairebrûlerunciergeàlamémoiredeHewlettetPackard.Carlacalculatrice,àl’époque,personnen’ycroit.Ellescoûtentvingtfoispluscherqueles règles coulissantes en bois, alors, franchement, le combat semble perdud’avance.MaisBillenveutune,pluscommeunjouetquepourgagnerdessous,aussipousse-t-ilsesingénieursafinqu’ilsavancentdanscesens.LerésultatseralaHP35,lapremièrecalculatricedepoche,sortieen1972.C’estunerévolution,un succès aussi foudroyant qu’inattendu. Les gens font la queue devant lesmagasinspours’offrirleurpremièrecalculatriceélectronique.

HPgrandit,grandit,devientunemultinationaleprospèreetauxramificationsmondiales. Elle a été le plus gros fabricant d’ordinateurs de 2007 à 2013,dépasséeensuiteparlechinoisLenovo.En2015,elleaétédiviséeentreHPIncetHewlettPackardEntreprise,mais qu’importe l’organisation, le petit poucetfondéilyaplusdesoixante-dixansdansungarageseportecommeuncharme.HPestaujourd’huilaonzièmemarquelapluschèreaumonde.

Tout autant que ses performances financières, c’est son comportement quiretientl’attention.En2009,Newsweeklaplacepremièredansleclassementdescinq cent plus grandes entreprises les plus soucieuses de l’environnement.Greenpeace la place dans son guide pour « un électronique plus vert ». Et,malgré le fait qu’elle se soit fait épingler pour ses ventes à l’Iran en pleinembargo,elleestgénéralementconsidéréecommel’unedesentrepriseslespluséthiques aumonde.Féministe aussipuisqu’elle rendpossible en1999,pour lapremière fois, qu’une femme arrive à la tête de l’une des vingt plus grossesentreprisesde l’indiceDowJones(sortedeCAC40américain)en lapersonnedeCarlyFiorina.

Carcequel’onretientdeHP,toutautantquesesproduits,c’estsonmodedemanagement. Le fameux «HPway », l’une des inventions les plus connues,durablesetbénéfiquesduduoHewlettPackard.

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Le«HPway»,selonHewlett,sedéfinitainsi :«Ils’agitd’uneidéologiequi inclut un profond respect de l’individu, une attention à faire des produitsabordables et de qualité, un engagement envers la communauté, et la visionselon laquelle l’entreprise existe dans le but d’apporter une contributiontechnique à l’avancement du bien-être de l’Humanité».Une approche qui serésumeencinqpoints:

1)Nousavonsconfianceetéprouvonsdurespectpourlesindividus.2)Nousnousfocalisonssurunhautniveauderéalisationetdecontribution.3)Nousgéronsnosaffairesavecuneintégritésansfaille.4)Nousatteignonsnosobjectifsàtraversletravaild’équipe.5)Nousencourageonslaflexibilitéetl’innovation.

Ce genre le laïus plein de bonnes intentions se retrouve sur toutes lesbrochuresde toutes lesentreprises.Pourtant,dans lecasdeHP, ils’agitd’uneréelleconvictionetnond’uneposturemarketing.MêmeSteveJobs,quiavaitlacritiqueplusfacilequelecompliment,aditdubiendeHP.Uneentreprisequi,selon-lui, est construite pour durer, pas pour faire de l’argent. D’ailleurs,rappelez-vous,alorsqu’iln’étaitqu’adolescent,JobsavaitpasséuncoupdefilàHewlett (sonnuméroétait tout simplementdans l’annuaire)pour luidemanderdespiècesinformatiquesquiluimanquaientpoursonbricolage.EtHewlett,enplusdeluidonnerlespiècesdemandées,luiavaitoffertunboulotd’étédanssonentreprise!

Le«HPway» se traduit, entre autres, par une très grande proximité desdirigeantsaveclessalariés.Lespatronsconnaissentlenomdelaplupartdeleursemployés,mêmequandilyenadescentaines.D’ailleurs,ilsnesecomportentpasenpatrons.Toutlemondesetutoie.CequiestsimpleauxEtats-Unisoùiln’existe pas de vouvoiement, mais qui sera plus compliqué à adopter enAllemagneouauJaponparexemple,paysoùlacultured’entrepriseestbaséesurunerelationhiérarchiqueforte.

Toujours est-il que chez HP, on peut aborder son supérieur commen’importequelautreemployé.Ilyrègneuneambiancedefranchecamaraderie,oùl’onappartientplusàunefamillequ’àuneentreprise.Aupique-niqueannuel

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de l’entreprise, Hewlett et Packard font griller les steaks, sans que cela nesurprenne personne. Ils bavardent avec les employés, leur demandent desnouvelles du vieux père malade. Pas par politesse ou pour que l’employé enquestiontravailleplusdurementenreconnaissancedecettemarqued’attention,mais tout simplement parce qu’ils se soucient réellement de la santé du vieuxpèremalade.

HP est une start-up qui passionne et encourage l’entrepreneuriat. Lessalariés sont incités à innover, à inventer, à oser, comme si cette grandeentrepriseétaitrestéepetitedanssatête.Lesrelationshiérarchiquessontlesplusplatespossibles.Ladirectionfixelesgrandsobjectifs,puisonlaisselabaselesatteindreàsaguise.

Chez HP, ce qui compte, c’est ce que vous êtes capable de faire,d’entreprendre.Vosorigines,vosétudes,riennecompteplusquelacontributionquevousêtescapabled’apporter.“Contribution”estd’ailleurslemaîtremotdu«HPway».Parexemple,SteveWozniakavaitétéembauchéalorsqu’iln’avaitpas fait d’études supérieures. Comme on l’a dit précédemment, il a en effetapporté une contribution majeure à l’informatique, pas chezHP certes, maisc’estunpeudeleurfaute…

D’ailleurs,HewlettetPackardpoussentàl’innovation,ycomprisendehorsde leurentreprise.Unede leursaffichespublicitairespour recruterdessalariésdisait“vousvoulezacquérirunpeud’expérienceavantde lancervotrepropreaffaire ? Venez ici et apprenez comment !”. C’est probablement la seule foisqu’unemployeuressayederecruterenincitantà,parlasuite,démissionnerpourmonteruneentreprisequideviendrasurementuneconcurrente!Enfait,Hewlettet Packard aiment l’entrepreneuriat, les idées, le changement et les prises derisques en tantque tels.Si cela se fait chezHP, tantmieux.Si cela se fait endehors,c’esttrèsbienaussi.C’estencepointqu’ilsontétéparmilesprécurseursdelaSiliconValley.

Onsedit, immanquablement,qu’ilyaun trucquicloche.Edison,FordetJobs étaient tous à leur façon des esprits visionnaires, novateurs et inventifs,maischacunavaitsafacesombre.AvecHewlettetPackard,ildoitlogiquement

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en être demême. Pourtant, on a beau chercher, on ne trouve pas.Deux typessimples,humains, lespiedssur terre,aimant lepleinairet lesplaisirssimples.NecherchezpaschezeuxlesyachtsdecinquantemètresoulesFerrari«blingbling ». L’argent et la gloire n’étaient pas leur moteur. Leur moteur, c’étaitl’entrepreneuriat.Desentrepreneursausenspremierduterme,ensomme.

Cettedescription,aussiidylliquequ’ellesoit,n’enestpasmoinsrassurante.Onseditsouventque,pourréussir,ilfautforcémentavoirunespritde«tueur»etêtreprêtàsesalirlesmainss’illefaut.HewlettetPackardprouventqu’iln’enestrien.Onad’ailleurscetteanecdote,de1948,issued’uneréunionoùPackardse retrouve entouré de patrons et financiers fortunés et arrogants. Packard,presquenaïvement,ditquel’argentnel’intéressepas.Cequil’intéressecesontles employés, les produits, la contribution qu’il laissera. Naturellement, toutecettebelleassistancesefoutgentimentdelui…

OntoucheicidudoigtlesraisonsdusuccèsdeHP.Carlesdeuxhommes,bien que brillants et travailleurs, n’étaient pas des génies à proprement parler.Maisleurréussitefulgurantevientdeleurattitude,toutenmodestieetbaséesurlaqualitéàlongtermeplutôtquesurleprofitàcourtterme.Déjà,ilssontpotes.Cequin’estpastoujoursungagederéussite,carcréeruneentrepriseavecsonmeilleuramiestparfoislemoyenleplusrapidedesetransformerenmeilleursennemis.Maispasdansleurcas,leuramitiéserainébranlable.Etpuisaussi,ilssont complémentaires : à Hewlett le côté technique tandis que Packard seconcentresurlagestion.

Enfinetsurtout,leurattitudeleuraattirélaconfiancedesemployéscommedes fournisseurs et des clients.LadémarchedeWozniak, qui insiste pour quesonemployeuracceptesoninnovationavantd’allerladévelopperailleurs,estàce titre très révélatrice. La réputation de HP, tant sur la qualité que sur laconfiance humaine, a incontestablement facilité le développement del’entreprise.

Alorsvoilà,nousnepouvonsquetireruncoupdechapeauàcesdeuxtypesqui,sans tamboursni trompettes,ontbâtiune immenseentreprise,apportéunefoule d’innovation et lancé la Silicon Valley. Hewlett et Packard sont un peu

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tombésdansl’oubli.Pasleurnom,biensûr,quetoutlemondeconnait,maisleshommes. Comme ils ne couraient ni les mondanités ni les journalistes, on sesouvient moins d’eux que d’un Jobs, par exemple, qui aimait à présenter sesproduitslorsdegrandsshowsauxquelsétaitconviéetoutelapresse.

La culture d’entreprise de la Silicon Valley qui se veut décontractée, etdepuiscopiéedanslemondeentier,onladoitenbonnepartieàHP.Etc’estparson « HP way », tout autant que par ses produits, que l’entreprise et sesfondateursontmarquéleurépoque.

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LarryPageetSergueïBrin,lapetitedifférencequifaittouteladifférence

Nouspoursuivonsavecunautreduo,plusrécentmaistoujoursoriginairedelaSiliconValley:LarryPageetSergueïBrin,fondateurs,chacunl’auradeviné,deGoogleen1998.Maisrevenonsunpeuenarrière,enjanvier1994.

En ce premier mois de 1994, deux étudiants de l’université Stanford,toujourselle,créentlemoteurderechercheYahoo!.Ils’agitdeDavidFilo,uninformaticienetentrepreneuraméricainnéen1966etdeJerryYang,néen1968del’autrecôtéduPacifique,àTaïwan.Ontrouve,déjà,untraitmarquantdelaSilicon Valley que l’on reverra par la suite : l’importance de l’immigration.Aujourd’hui, près de lamoitié des start-ups qui y sont créées le sont par despetitsgéniesquinesontpasnésauxÉtats-Unis.Alors,forcément,quandDonaldTrumpparlederéduire l’immigration, lesgrandsnomsde l’informatiqueruentdanslesbrancards,euxquiemploienttellementd’ingénieursvenantdeChineoud’ailleurs.

Yahoo!vientdenaître.L’originedunomestsujetàdébat.Pourcertains,ceserait l’acronyme de yet another hierarchical officious oracle (déjà un autreoracleofficieuxdelahiérarchie),pourd’autreslenomviendraitdesYahoos,lenom donné aux humains dans les voyages deGuliver de Jonathan Swift. Lesfondateurs,eux,ontlaisséplanéledoute,parcequ’unedosedemystèrenefaitjamais demal à la communication.Yahoo !, je ne vous apprends rien, est un

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moteur de recherche. Filo etYang avaient, au cours de leurs études, utilisé leréseauinformatiquedel’universitépourrépertorieretcatégoriserlessitesweb.Ilenarésultéunmoteurderechercheparmotsclés.Trèsvite,letraficdevienttel qu’il sature le réseau informatique de l’université, alors on demandegentimentàcespetitsbricoleursdequitterlecampus.

L’entreprisesautedanslegrandbain,untempshébergéesurlesserveursdeNetscape, grand nomde l’internet à l’époque et aujourd’hui totalement tombédansl’oubli.En1996,Yahoo!entreenbourse,marquantd’unecertainefaçonledébut de la bulle internet, cet emballement passablement irrationnel qui aentourél’informatiqueàlafindesannéesquatre-vingt-dixetquidonneralieuxautournantdumillénaireàunkrachboursierretentissant.Yahoo!devientviteuneentrepriseprospère.Pourtant, quelques annéesplus tard, unnouveauvenuviendra piétiner ses plates-bandes. Google, évidement. Au point de mettrel’entreprise en grande difficulté, au point d’être partiellement rachetée parVerizonen2016.

CedétourintroductifparYahoo!n’ariend’anodinpuisqueGoogleaeuunetrajectoireétonnammentsimilaire:mêmenaissanceàStanford,fondateursavecdesprofilstrèssimilaires,mêmetypedeproduitsdéveloppé,mêmesuccès.Saufque le succès de Google est, plus impressionnant et durable. Mais ne vousinquiétezpas troppourFiloetYang, ils figurent toujoursdans lesclassementsdesplusgrossesfortunesaméricaines…

Cependant,LarryPageetSergueïBrin,eux,fontmieuxquedefigurerdansles classements des plus grosses fortunes américaines, ils figurent dans lesclassements des plus grosses fortunesmondiales, et aux premières loges, avecunefortuned’environquarantemilliardsdedollarschacun.Lesdeuxétudiantsde Stanford n’imaginaient certainement pas, quand ils bricolaient leursordinateurs dans leur chambre étudiante, qu’ils iraient si loin. Qu’ils iraientjusqu’à ajouter un nouveau mot dans le dictionnaire « to google » soit«recherchersurGoogle».Unetelleréussiteméritebienquel’ons’yattardeunpeu…

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Larry Page est né en 1973 dans le Michigan. Dans cet État longtempsl’épicentredel’industrieautomobile,ilauraitpuselancerdanscedomaine,maisnon. Fils d’informaticiens, entouré d’ordinateurs empilés en un joyeux bazardepuis le berceau, il semblait prédestiné à se lancer dans l’informatique.Groslecteur, passionné demusique, il fréquenta une écoleMontessori, dont il diraplustardqu’elleluifutextrêmementbénéfique.Aprèsdesétudesàl’universitéduMichigan,ilviseplushautetpartfairesondoctoratàStanford.

Déjàétudiant,ilpossèdeuneâmed’inventeuretdebricoleur.Parexemple,ilfabrique des imprimantes dont la structure est faite de briquesLego. C’est unétudiantbrillant,commelesonttouslesthésardsdeStanford,surtoutlorsqu’ilsontatteintceniveauàtoutjustevingtans.Pourtant,ilnesemblepasqu’ilaitétéparticulièrementpluscompétentquesescamarades,ilestdouécertes,maispasaupointquel’onpuisseprévoirsafulguranteréussite.

LongtempsàlatêtedeGoogle,ilestdésormaisPDGd’Alphabet,lasociétéHolding à laquelle est rattachée Google. Devenu riche, il s’achète un yachtimmensepourquarante-cinqmillionsdedollars,unepropriétédémesuréeàPaloAlto et investit dans divers secteurs comme les voitures électriques Tesla(j’espèreque lenoméveilledes résonances)ou la recherchemédicale.Et il semarie,aussi,avecunscientifiquenomméeLucindaSouthworth,en2007.

Sergueï Brin a eu une trajectoire bien plus chaotique et, en conséquence,plus intéressante aussi. Il est né en 1973 à Moscou dans une famille demathématiciens. Rien de bien original jusqu’ici, la Russie a toujours eu unetradition d’excellence en maths et il aurait pu, lui aussi, devenir un célèbremathématicien.Àceciprèsquesafamilleestjuive,cequineplaîtpasdutoutaupouvoirsoviétique.Lerégimeneprendpaslapeinedecacherqu’ildiscriminelesjuifs,considéréscommelebrasarméetinvisibledelafinancecapitaliste,ouune quelconque sornette dans ce goût-là. En sciences, le régime soviétique seméfiedes juifs,quipourraientdonnerdes informationsà l’ouest.Parunesortede retournementmorbide, lesépouxRosenbergavaientétéexécutésauxÉtats-Unispour avoir été suspectésde chuchoter aux russesdes secrets entourant la

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bombeatomique,et le faitqu’ilsaientété juifsn’avaitpas jouéen leur faveurlorsduprocès…

Mais passons, les parents de Sergueï se voient bloqués dans des postessubalternes.Alors,ilsessaientdepartir.Maisplusfacileàdirequ’àfaire,caronne sortpasd’URSScommed’unmoulin.Pendanthuitmois, ils attendent leurvisa de sortie. Huit mois durant lesquels ils sont naturellement virés de leursanciens boulots, puisqu’ils sont considérés comme de mauvais communistesprêtsàallersevendreàl’ogreaméricain.Alors,ilssurviventdepetitsboulotsetdecombinesdiverses jusqu’aujouroù,enfin, ilsprennentunallersimplepourlesÉtats-Unis.LamèredeSergueïtrouveviteunemploidechercheuràlaNasa,sonpèredevientprofdemathsàl’universitéduMaryland.

Onvoitlà,petiteparenthèse,toutelaforcedesdémocratieslibéralessurlesrégimes autoritaires. La discrimination est un poison pour une société et uneéconomie.Google,commetantd’autresinnovationsetentreprises,auraitpuêtrerusse,auxvuesdestalentsscientifiquesdecepeuple.Mais,àforcedepolitiquesabsurdes, beaucoup sont allés, souvent à contre-courant, chercher une viemeilleure en Amérique ou ailleurs. Sergueï Brin n’est qu’un exemple parmid’autres. La Silicon Valley,Wall Street et les grandes universités américainesregorgentdetalentsayantfuilesdiscriminationsdeleurpaysd’origine,pourleplusgrandbonheurdel’oncleSam!

LepetitSergueïasixanslorsqu’ilarriveauxÉtats-Unis.Ilgarderatoutesavie un profond ressentiment envers l’URSS et les régimes autoritaires engénéral. Cette expérience n’y est pas pour rien, dit-on, dans la décision deGoogle de partir de Chine pour ne plus avoir à se censurer. Pour l’instant,Sergueïpoursuitsascolarité,puisobtientundiplômedemaths,àl’universitéduMarylandoùenseignepapa.Ensuite,àvingt-deuxans,directionStanfordpourledoctorat.Enarrivantsurlecampus,encetété1995,onluiadjointuntuteurquiconnaîtdéjà les lieuxetqui est, on l’adeviné,LarryPage.Cen’estpas,maisalors pas du tout, le coup de foudre amical. Ils s’engueulent cordialement etchacunjugel’autreodieuxdèslepremierjour.Mais,assezvite,leurrelationvachanger…

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Ilest, luiaussi,devenuunrichissimeetcélébrissimeentrepreneur.Commec’est souvent le caspour cesgens-là, il n’apas laissé ses sousdormir sur desplacementsdepèredefamille,ilaégalementinvestidansTesla,maisaussidansSpace Adventures (qui propose du tourisme dans l’espace) et diverses autresentreprisesinnovantes.Etconcernantlesfemmes?Ah,oui,ilnefautpasoublierd’en parler, il a épousé en 2007AnneWojcicki (retenez bien ce nom !), unebiologistefondatriced’unestart-updebiotechnologie,23andMe,danslaquelleGoogleainvesti,commeparhasard…

Google estnéde la rencontredePageetBrin.Tousdeuxétaient en thèsed’informatiqueàStanfordet,aucoursdeleursétudes,travaillaientsurdessujetsquisontparlasuitedevenusGoogle.Ilsontensemblepubliéunarticleintitulé«TheAnatomyofaLarge-ScaleHypertextualWebSearchEngine (l’anatomied’une recherche hypertexte à grande échelle sur leweb)", et qui sera l’un desplustéléchargésàl’époque.

Maisilsnesecontententpasdethéories.Dansleurchambred’étudiant,ilscommencentàdévelopperunalgorithmederecherchesurleweb.Ill’appelleaudébutPageRank,qui sera le cœurde cequ’est devenuGoogle par la suite.Etc’est là que réside toute la nouveauté. Les moteurs de recherches habituelsfonctionnentenfonctiondunombredemotsclés.Si,parexemple,vousentrezlemotclé«chaise», lesmoteursde recherchede l’époquecommeAltaVista ouYahoo ! comptaient combien de fois le mot « chaise » apparaissait dans undocumentetplaçaitenpremierceuxoùlemotcléétaitmentionnéleplusdefois.Cettemanièredefaire,quoiquelogiqueetintuitive,n’étaitpasidéale.Etc’estlàqu’interviennent nos deux inventeurs. Enfin, deux… il semblerait que ce soitsurtoutPagequiadéveloppél’algorithmePageRank,etqueBrinn’ajouéqu’unrôlesecondaire;maisnenousengluonspasdanscesconsidérationssecondaires.PageRank,donc,fonctionnedifféremment.Essayonsderésumerleschosestrèssimplement,carnimoinivousnesommesinformaticiens.PageRanknecomptepaslenombredefoisoùlemotcléapparait,entouscaspasseulementpuisqu’ilcompte aussi les liens entre les sites. Donc, si vous entrez « chaise » dansGoogle (ouPageRank),onnevousprésentepasenpremier lessitesoù lemot

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apparait le plus souvent.L’algorithmeva compter les liens entre les différentssitesoù lemot«chaise»apparaît etprésenterad’abordceuxayant leplusdeliens.Autrementdit,enfonctiondunombredefoisoùunsiteestmentionné,onendéduitsapertinence.

Ce procédé s’est avéré révolutionnaire. Un peu commeYahoo ! quelquesannéesauparavant,lorsquenosdeuxcompèresutilisaientleréseauinformatiquedel’université,quicommençaitàsaturer.EtcommepourYahoo!,Google (ouplutôtBackRubà l’époque,sonpremiernom)dutvolerdesespropresailes. Ilfallait trouver des investisseurs. Facile,mediriez-vous, quandon a unproduitrévolutionnaire,dedénicherdes fonds.En fait, pasdu tout.Audébut,PageetBrinsefontrecalerpartouslesinvestisseursqu’ilsapprochent.

BackRubdevientGoogle,dérivédeGoogol,unnombretrèsgrand(unsuividecentzéros),poursymboliserlesambitionsdel’entreprisedanslarechercheenligne. Mais si le nom est déposé, l’entreprise n’est pas encore formellementcréée.Ilmanquedesfonds.LesinvestisseursquiontclaquélaporteàGoogleàl’époque doivent se mordre les doigts et avoir la tête pleine de « siseulement… » aujourd’hui, mais tant pis pour eux. Un, cependant, sera plusperspicace.

Nous sommes en août 1998. Denis Cheriton, professeur à Stanford etinvestisseur occasionnel, contacte Andy Becholsheim, co-fondateur deSunMicrosystem et ange des affaires à ses heures. Un ange des affaires, oubusinessangel,estunepersonne,généralementdevenuericheaprèsavoirfondéuneentreprise,qui investit dansdenouveauxprojets.Une sortedementor, ensomme. Bref, Cheriton parle à Becholsheim de ses deux élèves qui semblentavoir de la suite dans les idées et organise une rencontre. Becholsheim estconquissurlecoupetdéfiniraGooglecomme«lameilleureidéequej’aivuedema vie». Sur le champ, il signe un chèque de centmille dollars. Problème :l’entreprise n’est pas encore officiellement créée et il n’y a nulle part oùencaisserlechèque…

Google estofficiellementné en tantqu’entreprise le4 septembre1998.Etcomme pour respecter la tradition californienne, c’est dans un garage que lajeune entreprise fait ses premiers pas. Page et Brin louent un garage à Susan

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Wojcicki,sœurdeAnneWojcicki,quideviendralafemmedeBrin.Al’époque,Susan travaillait chez Intel, mais elle démissionnera pour devenir l’une despremièresemployéesdeGoogle.Unebellecarrière l’attend.Elleoccupera,parla suite, divers postes de haute responsabilité dans l’entreprise et prendra lesrênesdeYouTube suite au rachatparGoogle.En2015, lemagazineForbes laclassaitneuvièmefemmelapluspuissanteaumonde.

Çayest,Googleestsurlesrails.ÀBecholsheimviennents’ajouterd’autresinvestisseurs tels que JeffBezos qui a déjà construit sa fortune avecAmazon,leur professeur David Cheriton et un autre ange des affaires : Ram Shriram.Ensuite, dès 1999, d’autres de plus grande importance se joindront au tour detable,commelecélèbrefondd’investissementSequoiaCapital.Googleseportebien, mais il est encore difficile de promettre à l’entreprise le succès qu’elleconnutpar la suite.D’ailleurs, il estun tempsquestionde lavendre.Excite,àl’époque un grand nomd’internet, est sur les rangs. Page etBrin sont prêts àvendre pour un million de dollars mais George Bell, PDG d’Excite, refuse.Aprèsd’âpresnégociations,PageetBrinsontdisposésàrevoirleprixàlabaisseet àvendrepour sept cent cinquantemilledollars.Nouveau refus.Excitea dûs’enmordrelesdoigts!Avoirlapossibilitéd’acheterseptcentcinquantemilledollars une entreprise qui, à peine vingt ans plus tard, en vaudra environ cinqcentcinquantemilliards,voilàuninvestissementquel’onnecroisequ’unefois!Mais neblâmonspasExcite car, après tout, Page etBrin euxmêmen’avaientvraisemblablementpasconsciencede lavaleurqueprendraitGoogleetétaientprêts à vendre à un prix qui, rétrospectivement, nous parait dérisoire. Lesgrandesréussitestiennentvraimentàpeudechoses.SiGoogleavaitétévenduàcemoment-là,jamaisnousn’aurionsdédiéunepartiedecelivreàLarryPageetSergueïBrinpour labonne raisonqu’ilsn’auraient jamais connu la trajectoireexceptionnellequifutlaleur!

Google continue donc son petit bonhomme de chemin, seul. La réussitevient, petit à petit. En 2001, Eric Schmidt devient PDG. Page etBrin se sontrendus compte qu’ils ont besoin de nouvelles compétences à la tête del’entreprise.Pourtant,dans la têtedesemployés, c’est toujoursLarryPagequiestlepatron.Depuisledébut,ilatoujourstenuunrôleplusimportantquecelui

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de Sergueï Brin, que ce soit sur le plan technique ou managérial. Les deux,pourtant,s’entendentbien.Malgréleurpremiercontactplutôtglacial,lecourantestvitepasséentreeux.Desengueuladesontéclatéparfois,mais il sembleraitqu’ils aient fini par trouver un équilibre. Les gens qui ont travaillé avec euxdisentsouventquelesdeuxhommesontunesortedecomplicitéquiseperçoitde l’extérieur mais qui demeure parfaitement hermétique aux autres. Un peucomme s’ils étaient reliés par une ligne de communicationmuette, cryptée etexclusive.

Lebusiness deGoogle, c’est la pub. Internet est un média et les médiasattirent l’attention du public, alorsGoogle vend cette attention sous forme depublicité(lefameux«tempsdecerveauhumaindisponible»dontparlaitPatrickLeLay).Àceniveau,Googlen’arieninventé.LeprocédéavaitdéjàétérôdéparYahoo !. Pourtant, lorsque les premiers rubans publicitaires sont apparus surYahoo!, lapeurbleuedesdirigeantsétaitquecela fassechuter lenombredesrecherches.C’étaitl’époqueencoreunpeufleurbleueoùl’onpercevaitinternetcomme un moyen de donner accès à la connaissance, loin de la froideur dumonde capitaliste. Mais, ceux qui avaient mis des billes dans Yahoo ! nel’entendaient évidemment pas de cette oreille, alors les premiers bandeauxpublicitairesontfaitleurapparition.Lenombrederecherchessurlesite,aulieudechuter,agrimpéenflèche.Ceuxquisedemandaientencorecommentinternetpourrait faire gagner de l’argent avaient leur réponse !Car, en y réfléchissantbien,unmoteurderechercheestidéalpourunpublicitaire.L’internautevousditquelssontsescentresd’intérêtenentrantdesmotsclés, il suffitd’afficherdesliens commerciaux en adéquation. S’il lance une recherche sur la pêche à lamouche,vousluienvoyezdelapubsurladernièrecanneouledernierappâtàlamode,etletourestjoué!

Aufildesans,Googleestdevenulagigantesqueentreprisequel’onconnait.Lacroissances’estfaiteeninterne(croissancedel’entreprise)etaussienexterne(rachat d’autres entreprises). C’est assez fréquent pour les start-ups d’êtrerachetéespardeplusgrandesentreprises.D’ailleurs,ons’ensouvient,ils’enestfalludepeupourquecelaarriveaussiàGoogle.Entout,cettedernièrearachetéplus de mille entreprises qui lui ont permis de perfectionner son moteur de

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recherche, de conserver une avance technologique, ainsi que de se diversifier.Parmilesplusgrosrachatssetrouvent,entreautres,Android(cinquantemillionsdedollars),Motorola (douzemilliards cinq centmille dollars) etYouTube (unmilliardsixcentmilledollars).

UneétapeimportantepourGooglefutsonintroductionenbourse,en2004.Beaucoup prédisent alors un bide. Un type d’enchères original et unecommunicationjugéechaotique,lescassandress’endonnentàcœurjoiedanslescolonnes de la presse financière. Pourtant, rien ne semble pouvoir arrêter laformidableascensiondeGoogle.L’introductionenbourseestunsuccès,leprixdesactionss’envole.

Pour autant, il arrive que l’entreprise connaisse des ratés.Google, devenuAlphabetenaoût2015,s’estaufildutempsdiversifiéebienau-delàdesoncœurdemétiertraditionneldumoteurderecherche.Parfois, lesuccèsn’apasétéaurendez-vous, comme avec lesGoogleGlass, ces lunettes à réalité augmentée.Tropchèresetpeupratiques,commercialement,lagreffen’ajamaisprise.Autreraté :Google+, lemédia social qui n’est jamais parvenu à faire de l’ombre àFacebook. Steve Jobs avait peut-être raison, quand il disait queGoogle faisaittropdechosespourbienlesfaire?

Pourtant d’autres diversifications seront plus porteuses. Comme le succèsconnudanslatéléphoniemobileavecAndroidquiestlesystèmed’exploitationmobile le plus utilisé dans le monde, avec une part demarché de républiquebananière (environ quatre-vingt pourcents). Google c’est aussi, entre autres,Gmail ou Google Maps, ces services de cartographie en ligne dotés d’uneprécision remarquable puisque Google a photographié les principales rues dumondeentier.Concernantd’autresprojets,commelaGoogleCar,unprojetdevoituresanschauffeur,ilestencoretroptôtpourpouvoirconclure.

Googleestdevenuunmastodonte.Lamarqueestconsidéréecommeétantlaplus chère aumonde.Avec unmilliard de recherches par jour, c’est le site leplus visité aumonde. EtYouTubeatteint le top cent des sites les plus visités.Alors,mêmesi l’entreprise se targuededévelopper les énergies renouvelablesautant que possible, les critiques fusent. Déjà, l’évasion fiscale, ou«optimisation fiscale»,pour resterpolitiquementcorrect.C’estune technique

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assezsimpleetparfaitementlégalequiconsisteàfaireapparaîtrelesprofitsdansdes pays où, comme par hasard, les taxes sont faibles. Par exemple auLuxembourg. Mais bon, ce genre de pratiques est largement répandu et neconcernepasqueGoogle.Plusspécifiquement,onreprochedefaçonrécurrenteà Google de collecter énormément de données sur les utilisateurs et de setransformerenunesortedeBigBrotherquisaittoutsurtoutlemonde,carvosrecherches disent qui vous êtes.C’est d’ailleurs lebusiness deGoogle que decollecterdesdonnéespourciblerlapublicité.Googleaaussiunénormeimpactsur notre information. Selon les sites qu’il nous propose, nous allons lire unechose plutôt qu’une autre. Le fonctionnement dumoteur de recherche le pluspopulaireaumonden’estpassansconséquencessurl’informationdontdisposelepublic.Cequinousamèneàlaquestiondelacensure.ParexempleenChine,Google,commelesautresentreprisesdusecteur,devaitappliquer lesrèglesdecensure chinoises et ne pasmentionner, par exemple, lemassacre de la placeTian’anmende1989.Pendantde longuesannées,Googleaacceptédeseplieraux exigences chinoises. Jusqu’en 2010, année où l’entreprise quitte laChine,perdantaupassageunjuteuxmarché.Ilsembleraitquel’expériencedeSergueïBrin,dansuneURSSoù lacensureétait lanorme,aitétépourbeaucoupdanscettedécision.

Quoiqu’ilensoit,ilresteundomaineoùGooglearrivesystématiquemententêtedeclassement:lesressourceshumaines.LemagazineFortuneplaceGooglepremière de son classement des meilleures entreprises où travailler, et ce en2007,2008et2012;etlaclassetoutdemêmedanslesmeilleureslesannéesoùelle n’est pas première. La raison à cela ? Un environnement stimulant, unebonnepaie,d’excellentesconditionsdetravailsurlecampusdeMountainView,renommé Googleplex. La nourriture y est bonne et gratuite, on bénéficie desalles de sport, de massages, d’un pressing… et tout cela gratuitement, bienévidement.Alors,mêmesiletravailestrude,nombreuxsontlespostulantsquienpoussentlesportes.Googlereçoitenvironunmilliondecandidaturesparan,pasmalpouruneentreprisenecomptant«que»quelquesdizainesdemilliersdesalariés. Mais les places sont chères. Seuls les meilleurs des meilleurs sontadmis.Passerdixàquinzeentretiensavantd’entrerchezGoogleestlanorme.Et

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êtrebardédediplômesnesuffitpas.Lapersonnalité,ladébrouillardise,leculot,l’originalitécomptenttoutautantquelescompétencestechniques.Parexemple,on peut demander aux candidats de faire une blague en plein entretiend’embauche, là, comme ça, sans avoir été prévenu à l’avance. Une partie dusuccèsdeGoogletientprobablementàcemanagementoriginalquia,depuis,étécopiéauxquatrecoinsdumonde.Enunsens,Googleaprolongéle«HPway»crééquelquesdécenniesplustôt.

PageetBrinavaient,commelaplupartdesautresgrandsentrepreneursdontnous avons (et allons) parlé, le sentiment de créer quelque chose qui dépasseleurspetitespersonnes,d’œuvrerpourunmondemeilleur.Brin,parexemple,apourhabitudedecomparerGoogleàl’inventiondel’imprimerieparGutenberg,un moyen de répandre la connaissance au grand public pour un coûtdrastiquement réduit.Google,quantàelle, s’est fixé lamissiond’«organiserl’information au niveau mondial et la rendre universellement accessible etutile », avec l’éternel slogan«don’t be evil 1 » qui a étémodifié en 2015 par«Dotherightthing 2».Bienentendu,ilfaudraitpréciserlesnotionsde«bien»et de «mal» telles qu’on les envisage ici. Cependant, il semblerait que cesslogans ne soient pas de la poudre aux yeux pour brochures à la gloire del’entreprise. Par exemple, lors d’une réunion où l’on discutait de nouveauxproduits,l’undesassistantss’estexclamé«that’sevil! 3»,etladiscussions’estarrêtéeaussitôtpoursepréoccuperdesavoirsilesproduitsproposésœuvraientpourlebiendetousoupas.

Chez Google, la culture d’entreprise et le type de management qui endécoulentsontd’uneimportancecapitale.PourLarryPage,lemanagement«àlaGoogle»tientenquelquespointsclé:

–Nedéléguezpas:faitesvous-mêmetoutcequevouspouvezpourqueleschosesaillentplusvite.

Nevousmettezpasentraversducheminsivousn’apportezpasdevaleurajoutée.Laissezceuxquifontleboulotdiscuterentreeuxpendantquevousfaitesautrechose.Nesoyezpasunbureaucrate.

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Lesidéessontplusimportantesquel’âge.Cen’estpasparcequequelqu’unestnouveauqu’ilneméritepasdurespectetdelacoopération.Le pire que vous puissiez faire est d’arrêter quelqu’un en train de fairequelque-choseendisant«non»,sansallerplusloin.Sivousdites«non»,vousdevezaideràtrouverunemeilleurefaçondefaireleschoses.

Àcettelisteonpourraitrajouterla«tolérancezéropourleconflit»,«vouspouvezêtresérieuxsanscostard»,«letravaildoitêtreemplidedéfi,etledéfidoitêtredrôle»ouencorele«sivousnefaitespasquelque-chosedefou,alorsvousne faitespas labonnechose ».On se retrouve, tous comptes faits, assezprochesdu«soyezinsatiables,soyezfous»deSteveJobs.

Toujoursdans laveinede lacultured’entrepriseaveccette idéerécurrenteque les projets et leur apport comptent plus que la rentabilité à court terme.Après-tout,Google a passé plusieurs années à perdre de l’argent avant d’engagnerà foison !Avant touteacquisitionouprojet,LarryPageposeuneseulequestion«est-cequec’estquelque-chosequ’onutiliseraituneoudeuxfoisparjouretquiaméliorerait lavie?».L’orientationpriseparGoogle dépendbienplus de la réponse à cette question que de vagues business plans ou calculsfinanciers. D’ailleurs, Page et Brin ont surtout de l’admiration pour lesingénieurs et les gens qui maitrisent la technique. Beaucoup moins pour lesfinanciersetadministrateurs.Remarquezquec’estunecaractéristiquequ’onnecroisepaspourlapremièrefois.

Pourtant,Pagegardetoujoursentêtelacommercialisationdesproduits.Carpour « améliorer la vie », il faut bien que les gens utilisent le produit enquestion. Et comme sur internet, utiliser un produit (ou un service) signifiecapteruneaudience,onpeut toujours trouverune rémunération sous formedepublicité. Page se réfère souvent à Nikola Tesla, pour lui l’exemple type del’inventeurgénialquin’apaspu faire fructifier ses idéesaumaximumde leurpotentielcarilnes’étaitpassuffisammentintéresséàleurcommercialisation.

Ledéfipouruneentreprisequigranditestdeparveniràconserversacultureetl’espritinnovantdesesdébuts.Denepas«devenirunbureaucrate».Lorsdel’introduction en bourse, c’étaitmême l’une des principales préoccupations de

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Page et Brin. A tel point qu’ils ont désigné, en parallèle au directeur desressources humaines, un responsable de la culture qui veille à la conservationd’unecultureentrepreneuriale,non-discriminatoire,qui«fassecequiestbien»etse«concentresurledéfiduvieillissementetdesmaladiesassociées».

L’une des spécificités du management « à la Google » est une pratiqueintituléeInnovationtimeoff(letempslibrepourl’innovation).Danscecadre,lesingénieurssontincitésàconsacrervingtpourcentsdeleurtempsdetravailàunprojetdeleurchoix.Sansquepersonnen’imposequoiquecesoitetsansqu’ilsn’aient de comptes à rendre à qui que ce soit.Autonomie totale.Résultat descourses:environlamoitiédesnouveauxproduitssontissusdecesmomentsoùlesingénieurstravaillentsurcequileurplaitleplus!

Toujoursauregistreculturel,Googleapourhabitudedefairedesblagueslepremier avril. Par exemple, en 2007, sur Gmail, il est annoncé que lesutilisateurspeuventdemanderàcequesoientgratuitementimprimésleursmailsquileursserontensuiteenvoyésparlaposte…

Cette culture a même fait l’objet d’un film, Les stagiaires, avec OwenWilson etVinceVaughn.Deux commerciaux quadragénaires se retrouvent auchômage quand leur affaire de vente demontresmet la clé sous la porte.Lesmontres?Untrucdedinosaure!EtpuisilsapprennentqueGoogleestl’unedesentreprise préférée des salariés, alors ils se disent que pourquoi pas. Ils neconnaissent absolument rien à l’informatique, mais armés de leur baratin decommerciauxetd’unebonnedosedeculot,ilsparviennentàdécrocherunstagechezGoogle,préludeàuneéventuelleembauche.

Tous lesstéréotypesypassent,demanièreprobablementunpeu romancéepourl’occasion:lanourrituregratuite,le(très)jeuneâgemoyendesemployés,lesvoituresautonomes, les tobogganspourdescendred’unétageà l’autreet leprocessus de recrutement original. Par exemple, à l’entretien d’embauche, onleurdemande«Vousêtesdeuxpiècesjaunestombéesdansunmixeur,qu’est-cequevousfaites?».Leurréponseetleurbagoufontlereste,car,selonlefilm,letest ultime d’un recrutement chezGoogle répond à la question : « est-ce que

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j’aimeraisêtrebloquéaubaraveccetypelorsd’uneescaled’avion?».Jenevousendispasplus,regardezplutôtlefilm…

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MarkZuckerberg,l’hommeauxdeuxmilliardsd’amis

Entrerauxalentoursdelatrentainedansletopcinqdesplusgrossesfortunesmondialesavecenvironcinquantemilliardsdedollarsn’estpasdonnéàtoutlemonde.C’estpourtant la réussiteassezfolledeMarkZuckerberg, le fondateurde Facebook. Avec ses talents de programmeur, ses idées originales etprobablementaussienayantplantéquelquespoignardsdansledosd'«amis»ou«associés »,Zuckerberg a fait de sa création le réseau social le plusvastedenotreplanète,comptantdeuxmilliardsd’inscritsetfigurantàlatroisièmeplacedessiteslesplusvisitésaumonde.Unebellerevanchepourl’adolescenttimideet solitaire qui a longtemps été la tête de turc avant de tout renverser etd’atteindrelesommetdusuccès.

L’enfancedeMarkZuckerbergestsanshistoireetbanale.Filsdedentiste,néen1984,ilgranditàDobbsFerry,unebourgadedelabanlieueéloignéemaisaisée de New York. Entouré de ses trois sœurs, c’est un garçon comme tantd’autres,plutôtréservéetdistant,quipratiquel’escrime,élèvesérieuxetdoué,maissanséclat.Cen’estpasdutoutleprofildumilliardairenédanslabouequia gravi un à un les échelons. D’accord, il a gravi beaucoup d’échelons, maisl’environnementd’oùilvientl’aaidéàmettreunpiedàl’étrier.Ilesttellementchouchoutéqu’onlesurnomme«leprince».

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Versdouzeanscommencentàsemettreenplacelesbriquesquiformerontun jour Facebook. C’est en effet à cet âge que Mark se passionne pourl’informatique, bricole des ordinateurs chez lui et se forme en autodidacte.L’écolel’ennuieparcequ’ilesttropenavancesursespetitscamarades.L’élèveprometteur, devenu brillant, affiche trois ans d’avance ! La conséquencedésagréabledelachoseestqu’ildevientungarçonàpart.Deconstitutionplutôtfrêle,sesannéesd’avancefontdeluilepluschétifdesaclasse.Unchétifdoubléd’un«intello»,Markatoutcequ’ilfautpourdevenirlabêtenoiredeslascarsquidormentàcôtéduradiateurpendantlaclasseetquiseréveillentunefoisqueleprofaledostourné…

Sans réel ami,Mark se plonge dans l’informatique, sorte de refuge où lestimides,lesintrovertisetlesgringaletsontleurplace.Sacuriositéestpluslargeque son écran d’ordinateur, il s’intéresse aussi à la politique, à l’histoire, auxsciences sociales.Pourtant, sapassionultimeestdécidément l’informatique.Àtelpointqu’il suitdescoursdusoirà l’universitédesonquartier.Cesontdescoursconçuspourdesadultesetilest,unefoisencore,leplusjeuneélèvedesaclasse.L’avantage,ici,estquepersonnenes’enprendàlui.Carçasepassemalaulycée.Àseizeans,ilpartàlaPhillipExceterAcademy,loindechezlui,dansundesétablissementslesplusréputésdupays.Sondépartprécipitédesonlycéed’origineaprobablementétéliéauxbizutagesrécurrentsdontilétaitvictime…Enterminale,ilfaitsespremièresarmeseninformatiqueenlançantSynapse,unlogicielquiproposedesmorceauxdemusiqueenfonctiondesgoûtsmusicauxdesinternautes.Ilavaitlancéceprojetpours’amuserplusqu’autre-chose,maislelogicielestnéanmoinssaluépoursaqualité.LaprochaineétapeseraHarvard,làoùleschosessérieusesvontcommencer.

ÀHarvard,Markn’apasfondamentalementchangé.Entouscasaudébut.Ilesttoujoursassezsolitaire,certainsdesescamaradesledécrirontmêmecommefroidetn’ayantpasd’attentionoud’intérêtpourlesautres.IlsepromèneenT-shirtetclaquettes,nefréquentequedesgeeketnesemblepastrèsdouéaveclesfilles.Toujoursest-ilque,dansl’environnementpolicéetintellectueld’Harvard,sapersonnalitéetsonrapportauxautrespassentmieuxqu’auseindesonancien

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lycée.Ilétudiel’informatique,ons’endoutaitunpeu,ainsiquelapsychologie.Auxdiresde ses anciensprofesseurs, il aurait plutôt étédugenre à sécher lescourspourseconsacreràsesprojetsinformatiquesdanssachambred’étudiant.Lancer un site révolutionnaire dans sa chambre universitaire ? Le parcoursclassiquedugeekdevenumilliardaire, il faudrait justeque l’onsoitàStanfordplutôtqu’àHarvardpourcollerintégralementaucliché.

Malgré son introversion, Mark a fait à Harvard quelques rencontres quichangeront beaucoup de choses au cours des années à venir.Déjà, sa femme,Priscilla Chan. Ensuite Joe Green, son colocataire, avec qui il fréquente laFraternité, un club destiné à se constituer un réseau professionnel. L’une desrares associations du campus queMark ait fréquentée et aussi l’une des raresoccasionsoùilacceptedeporterunecravate.Ensuite,lesfrèresWinklevossdonton reparle dans un instant. Enfin et surtout Eduardo Saverin, un étudiantbrésilienquialaparticularitéd’avoirdéjàgagnépasmald’argentenbourse,cequis’avérerautilequandil faudra trouverdesfondspour leFacebookàvenir,maisn’anticiponspas.

C’estparsestalentsd’informaticienqueMarkvaunepremièrefoissefaireremarquer à Havard. Les étudiants d’Harvard sont logés dans des dortoirs.Chaquedortoirpossèdeuntrombinoscopequirépertorieseslocataires,avecunephoto, comme sur tout trombinoscope qui se respecte. J’ai l’air d’insisterinutilementsurlestrombinoscopesetlesphotos,maissoyezpatients,vousallezcomprendrepourquoi…Lesphotos,donc,sontpriseslejourdelarentrée,surlevif,etlesétudiantsn’ysontpastoujoursprésentésàleuravantage.Commelesphotosnesontaccessiblesqu’auxseulshabitantsd’unmêmedortoir, ladragues’entrouvecompliquée.Sivousavezflashésurunefillequinepartagepasvotredortoir, retrouver sa tracepeut s’avérer ardu.C’est làqueMark intervient.Cepetit génie de l’informatique pirate le site internet d’Harvard et rend letrombinoscopeaccessibleàtout lemonde.Maisilvaplusloin,car jusque-làiln’yatoujourspasdequoifouetterunchat,etorganiseunesortedeconcoursdebeautéenligne,appeléeFacemash.Apparaissentalorsdeuxphotosetl’ondoitcliquer sur le plus beau afin de déterminer un « classement de beauté ». Et

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commelesétudiantsnesontpasàleuravantagesurlesphotos,lepetitjeuvireàlamoqueriegratuite.

Le succès est fulgurant, tout Harvard se connecte à Facemash, chacuncraignantpoursapetiteréputationsurlecampus.Faceàl’affluence,lesserveursd’Harvard sautent et la direction ne partage pas du tout l’humour deMark. Ilfrôle l’exclusion.Mais luinecomprendpasvraimentcequ’on luiveutcar,deson point de vue, il a rendu service en montrant que le site peut être piraté.L’événement pourrait relever de l’anecdote, mais les répercussions iront bienplusloin.CaravecFacemash,Markestdevenuquelqu’unsurlecampus.Àtelpointqu’ilvaattirerl’attentiondedeuxcamarades:lesjumeauxWinklevoss.

Les frèresWinklevoss,CameronetTyler, sontdugenreparfait : beauxetmusclés comme des dieux grecs, tous deux finalistes des jeux olympiques dePékin en aviron, riches et intelligents comme on l’est toujours plus oumoinslorsqu’on étudie à Harvard. Ils souhaitent se lancer dans l’entrepreneuriat enfondantunréseausocialenligne,qu’ilssouhaitentnommerHarvardConnexion.Le seul problème est qu’aucun ne possède les compétences informatiquesnécessaires.Alors, comme ilsontentenduparléd’uncertainMarkZuckerbergquisemblesedébrouilleraussibienaveclesordinateursqu’euxavecleuraviron,ilslerencontrentet luiexposentleurplan.Marksemontreintéresséetacceptedemobiliserunpeudesontempslibrepourlesaideràmonterleurprojet.Entrecamarades,hein,ilfauts’aider,etinutiledesignerquoiquecesoitpuisqu’onestentrenous…

Noussommesaudébutdel’année2004.Marktravaillecommeunforcenésur la création du réseau social qui regrouperait les étudiants d’Harvard etensuite,pourquoipas,detouteslesuniversités.Àtelpointqu’ilsècheunebonnepartie des cours… Mais il ne s’agit pas du HarvardConnexion des frèresWinklevoss,Marktravailleensolosursonpropreprojet.Lesjumeaux,tropsûrsd’eux, il les baratine, annule leurs rendez-vous sous prétexte d’examensimminents,maislesrassurequandmême:si,si,çaavance!

Alors, immanquablement, laquestionsepose:Marka-t-ilcopiél’idéedesfrèresWinklevoss afin de développer son futurFacebook ? Bien entendu, les

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deux frangins ont hurlé au vol et hurlent encore, d’ailleurs. Mais cela restedifficile à prouver, surtout que rien n’avait été signé. Après-tout, Mark avaitpeut-êtreeuuneidéesemblableetlarencontredesWinklevossn’apeut-êtrerienchangé ? Il y a eu procès. Les jumeaux ont obtenu quelques miettes, en faitquelquesdizainesdemillionsdedollars,maisils’agitbiendemiettescomparéàcequ’estdevenuFacebook.Ilsn’ontjamaisréussiàprouverqueFacebookn’estqu’unplagiatdeHarvardConnexion.

Revenonsàcedébut2004.Markadix-neufans.Sonobsessionestdelancerun réseau social qui lierait entre eux les étudiants de Harvard. Il songe, pourl’instant,àl’appeler«TheFacebook»,cequi,traduitdanslalanguedeMolière,signifie«letrombinoscope».Unpeuplustard,l’articledisparaîtrapourdonnerle nom désormais connu dans le monde entier. Mais Mark, quoiqueinformaticiendoué,abesoind’aideetsurtoutdefonds.Ilproposenaturellementà son ami Joe Green de se lancer avec lui. Mais suite au piratage dutrombinoscopedel’université,duconcoursdebeautéetduscandalequiasuivi,celui-cineveutplusrienentreprendreavecMark.Quelquesannéesplustard,cedernierplaisanterasur«l’erreuràxmillionsdedollars»commiseparsonamiJoe Green. X millions variant selon la valeur de Facebook, et qui deviendraassezvitedesmilliardsdedollars.UnautreamideMark,cependant,setrouveplusintéressé:lebrésilienEduardoSaverin.Commeiladéjàgagnédel’argentenbourse,ilalesmoyensd’investir.Lapremièremisedefondsseramodeste:mille dollars, en échange de quoi Eduardo possède trente pourcents del’entreprise.Grâceàcetapportde fonds,TheFacebooknaît le4 février2004,avecMarketEduardodanslerôledessages-femmes.

Lesuccèsestimmédiat.Surtoutlecampus,onveutdécouvrirlanouveautédecefameuxMarkZuckerbergquiavaittantfaitparlerdelui.TheFacebookestbienplussophistiquéqueFacemashet,auboutdetroissemaines,ilcomptedéjàsixmilleutilisateurs.Endeuxmois,leréseaus’estétenduauxneufplusgrandesuniversités du pays. The Facebook est, dès l’origine, assez semblable à laversion que l’on connaît aujourd’hui. Il connecte entre eux des membres quipeuventétalerleurvie,discuter,échangerdesphotos…Àceciprèsqu’iln’est,audébut,accessiblequ’auxétudiantsdeHarvard,puisd’autresuniversités.Mais

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Markvoitplusloinetenvisagedéjàdesortird’uncadrepurementuniversitairepour en faire un réseau social universel. Les choses s’accélèrent, la pressecommence à s’intéresser à ce gamin de dix-neuf ans, à la fois timide etdébordant d’ambition, qui semble disposé à révolutionner lamanière dont lesgenscommuniquentenligne.Ilfautpasseràlavitessesupérieure.Maisdéjà,lespremiers soucis apparaissent. Eduardo, en bon financier qui veut gagner del’argent, pousse à l’instauration d’espaces publicitaires sur le site. Mark s’yoppose, il cherche avant tout à plaire aux utilisateurs. Et puis les frèresWinklevosss’étranglentenvoyantceréseausocialquiressemblecommedeuxgouttesd’eauàleuridéedeHarvardConnexion. IlscomprennentqueMarkn’ajamais eu l’intention de les aider àmonter leur site, pire, ils sont convaincusqu’il leuravolé l’idée.PourMark, lesmursd’Harvardcommencentàparaîtretroppetits.Aprèsdeuxansd’étude,ilplaquetoutsansavoirobtenulemoindrediplômeets’envolepourlaSiliconValley.Ilpense,avecraison,qu’àlaMecquedel’informatiqueetdel’entrepreneuriat,sajeuneentrepriseauraplusdechancesdecroître.Celanevousrappellerien?UncertainBillGates,quelquesdécenniesplustôt,avaitdéjàabandonnésesétudesàHarvardpourlancerMicrosoft…

Latoute jeuneentreprises’installeàPaloAlto,enpleincœurdelaSiliconValley,dansunepetitemaison.Iln’ya,audébut,quedeuxemployés.Trèsvite,l’équipes’agrandira.L’ambianceestàlafoisdécontractéeettravailleuse.Cettefineéquipeaunemoyenned’âged’environvingtans.Onfaitlafêtelanuit,ondort jusqu’à midi, puis on travaille comme des acharnés jusqu’à minuit pourrattraper le temps perdu, avant de sortir les packs de bière et d’appeler lescopains.Etl’entreprisesedéveloppe,sedéveloppe,àunrythmeeffréné.

Officiellement, c’est toujours Eduardo Saverin qui partage les rênes avecMark,depuisHarvardoùilestrestépoursesétudes.Danslesfaits,Eduardoestdevenuun second couteau.Riende surprenant, quandon est à desmilliers dekilomètresdel’actionetquel’onestàlabarred’uneentreprisequiaiguiselesconvoitises,onseretrouvevitesurlatouche.Unautreinvestisseurvaprendredel’importancechezFacebook :SeanParker (àpartirde2005,suiteà l’achatdunomdedomaineFacebook.com,le«The»disparait).SeanParkern’aalorsque

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vingt-cinq ansmais c’est déjà un entrepreneur aguerri qui a gagné une petitefortune.Immédiatement,ilcomprendlepotentieldeFacebook,serapprochedeMark et devient l’une des têtes de l’entreprise. On voit là l’un des aspectssombredeMark.Iln’aaucunscrupuleàévincerEduardo,sonamidefac,sitantestqu’ill’aitunjourconsidérécommetelplutôtquecommeunevacheàtraire.Se sentant trahi, Eduardo rue dans les brancards, mais son pouvoir dansFacebookaétédiluéàsoninsupardeslevéesdefondssuccessives.Encoreunefois,ilyaprocès.MaisEduardo,contrairementauxjumeauxWinklevoss,adespreuves tangibles de son implication dans l’entreprise. On déniche même unmessageoùMarketSeanParkerdiscutentaprèsavoirrencontréuninvestisseurpotentiel.Tousdeuxconviennentquel’investisseurestunescrocquiaessayédeles embobiner. Et Mark de déclarer à son nouvel associé qu’il va utiliser lamêmeméthodeavecEduardo…Lerésultatduprocèsestdemeurésecret,maisl’on parle d’une indemnité d’environ deux milliards de dollars en actionsFacebookpourEduardo,jolilotdeconsolation!

Avec l’éviction d’Eduardo, on découvre le mauvais côté de Mark.Impitoyable, glacial, limite vicieux.Au fil du temps, les cas de licenciementscavaliers,dedépressions,voiredesuicidessemultiplieront.DerrièresesairsdepartondécontractéentongsetT-shirt,sonallurefrêleetsatimidité,Markadescrocsdecarnassier.Dontilsesertprobablementplusquenécessaireauseulbondéveloppementdesonentreprise.

Mark n’a rien du chef d’entreprise charismatique ni de l’orateur quienflamme les foules. Sa timidité n’est pas une légende. Après quelquesinterventions à la télévision et en public qui ont viré au fiasco, ses équipesverrouillent étroitement sa communication.Ce n’est pas grâce à ses talents demanager que Mark développe Facebook. L’ambiance se veut fêtarde etdécontractée,maisiln’arieninventé,ilsecontentedecopiercequisefaitdéjàdans laSilicon Valley.Facebook ne révolutionne pas la gestion du personnel,comme avaient pu le faireHP ou Ford. Il faut chercher ailleurs les clés dusuccès.

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Car le succès est toujours au rendez-vous. Le nombre d’abonnés croîtinexorablement,ainsiquelavaleurestiméedel’entreprise.Facebookdéménagedansdenouveauxbureaux,embauche, s’internationalise, commenceà racheterd’autresentreprises.Aujourd’huidisponibleenquatre-vingt-seizelangues,ellearacheté une cinquantaine d’entreprises, dont certains gros poissons, commeInstagramouWhatsapp.

LedéveloppementdeFacebookdevaitforcément,tôtoutard,leconduireàune entrée en bourse. Ce sera chose faite le 18 mai 2012, jour de sonintroductionauNasdaq,lemarchédesentreprisestechnologiques.Ils’agitlàdela plus grosse de l’histoire des valeurs technologiques, et de la seconde auxÉtats-Unis derrière Visa (mais devant General Motors). C’est un fiasco.Surprenant,n’est-ce-pas?CarFacebookestgénéralementassociéàtoutcequifaitun tabac.Mais leprixde l’introductionenbourse, trente-huitdollars,étaitcertainement trop élevé. De plus, la méthode d’enchère mise en place par labanque Morgan Stanley a ajouté de la confusion. Lorsqu’une entreprises’introduit en bourse, elle ne le fait pas seule, elle paie des intermédiaires,appelées banques d’affaires, qui s’occupent de placer les actions auprès dupublic. Et la banque retenue, le géantMorgan Stanley, a été critiquée pour lamanièreoriginaledontelleagérél’affaire.Etpuis,desdoutescirculaientquantà la pérennité dumodèle d’affaires deFacebook. Toujours est-il que l’actionplongeetperdprèsdelamoitiédesavaleurendeuxsemaines.Maiselles’estbienrattrapéedepuis:introduiteàtrente-huitdollars,elleestmontéeau-delàdecentsoixantedollars!

Le modèle d’affaires de Facebook, justement, parlons-en ! Il est assezsimilaireàceluideGoogle…Facebookestgratuitet,commepréciselesite,«lerestera toujours ». Seules certaines applications sont payantes. Pas facile,pourrait-onpenser,degagnerdel’argentavecquelque-chosedegratuit.Saufsivousavezuneforteaffluence.Auquelcas,vousvendezàdesentreprises,ettrèscher, l’attention que vous captez auprès des utilisateurs réputés solvables quiracontent leur vie en ligne. Mieux encore, il devient très facile de cibler lapublicité.Eneffet,enfonctiondescontactsd’unepersonne,deschosesqu’elle«like»,commeonditdanslejargon,ildevientpossiblededonneràchacunla

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publicitéquiluicorrespondlemieux.Ainsi,l’éternelproblèmedespublicitaires(onsaitquelamoitiédesdépensesdepublicitésontgaspillées,leproblèmeestqu’onnesaitpaslaquelle)setrouveenbonnepartierésolu.Onvousavaitbienditqueleprocédéétaitsemblablecommedeuxgouttesd’eauàceluideGoogle.Sur Facebook aussi, ressemblance supplémentaire, la publicité est discrète.Aucune page ne jaillit sur votre écran pour vous vanter les mérites d’unenouvellelessive,commecelaseproduitsurlessitesdestreamingparexemple.Si c’était le cas, les utilisateurs de Facebook seraient vite écœurés. Non, lapublicité est discrète, elle se fond dans le décor. Bien souvent, sous la formed’unbandeaupublicitairequin’apasl’aird’enêtreun.Ilseprésentecommeun«ami»,uneimpressionquiestrenforcéeparlefaitquelapublicitéenquestioncorrespondétroitementàvosgoûts.Sivousêtesmordudevoyagesparexemple,unepublicitépourdesbilletsd’avionsapparaîtmais,sil’onn’yprendpasgarde,onpourrait la confondre avec la publicationd’undevos amis lui aussiglobe-trotter.Cequi implique, làencoredefaçon identiqueàGoogle,queFacebookcollecte un grand nombre de données sur vous et vos habitudes. D’où unecritiquerécurrenteadresséeauréseausocial…

MarketFacebookseprennentdesvoléesdeboisvertàintervallesréguliers.Parfois, les critiques sont des plus farfelues. Comme lorsque, pendant uneémissionoùilétaitmalàl’aiseetoùilsuaitàgrossesgouttes,Markenlèvesonpull.Al’intérieurdesonpullétaientreprésentésdessymbolesquienformedepyramide, selon certains esprits à l’imagination fertile, indiqueraient queFacebookseraitlamainarméedequelquessociétéssecrètes.D’autrescritiquessont cependant plus fondées puisqu’attaquant la personnalité de Mark et soncomportement qui prend de nombreuses libertés avec des notions telles quel’honnêtetéoulasincérité.Maisnousavonsdéjàparlédetoutceci.

C’est lacollectemassivededonnéesconcernant lesutilisateursquiposeleplusdequestions.Facebooksaitbeaucoup(trop?)dechosesdesesutilisateurs.Et que fait-elle de ces données ? Les utilise-t-elle uniquement pour cibler sapublicité ?Dans unmail écrit lors des débuts deFacebook,Mark dit que lesutilisateurssontbiennaïfsdeluifaireconfiance…Etpuis,lorsdeladivulgation

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d’informations classées secrètes par Edward Snowden, il est apparu queFacebookcollaboraitaveclaNSA.L’anciengarantdelaprotectiondesdonnéesdeFacebookad’ailleursétéembauchéparlaNSA…DelààfairedeFacebookl’espion du gouvernement, il n’y a qu’un pas que certains franchissentaisément…

Facebook a également été critiqué pour la façon dont il relaie lesinformations concernant la politique ou l’actualité. En mettant en avant desinformationsplutôtqued’autres,ilauraitunimpactsurl’informationdupublicetdoncsurledéroulementdescampagnesélectorales.

Autreproblème:l’évasionfiscale.FacebookdéclareraitenFranceunchiffred’affairesquiseraitvingtfoisplusfaiblequelemontantréel.Unemanièreassezsimple de faire apparaître, par le plus grand des hasards, des profits aux ÎlesCaïman…Enfait, lescritiquesadresséesàFacebook sontassezsimilairesquecelles qu’essuie Google. Pas surprenant, puisque ce sont des entreprises aubusinessassezsimilaire.

Maisnousavionsditquenousessayeronsdevoirlepositif.Marks’est,luiaussi, lancé dans la philanthropie. Il a, par exemple, annoncé un don de centmillionsdedollarsdestinéàfavoriserl’éducation.Sil’onétaitmauvaiselanguealorsonpréciseraitquecedonaétéannoncé justeavant la sortiedu filmThesocialnetwork,filmretraçantsanscomplaisancelesdébutsdeFacebook.AlorsonpourraitselaisserpenserquelasoudainevocationphilanthropiquedeMarkn’aétédictéequeparlesoucideredorersonimage,non…nemefaitespasdirecequejen’aipasdit…

Facebook, c’est avant tout le réseau social que tout le monde connaît.L’entreprise a bien cherché à se lancer dans la messagerie (@facebook.com)pourconcurrencerHotmailetGmail,mais lagreffen’a jamaispris,à telpointqueleprojetaétéarrêtéen2014.Unetentativedediversificationaétéopéréevers les réseaux professionnels deWorkplace,mais sans grand succès.Quandvousêtesidentifié,étiqueté,cataloguédansundomaine,ildevientdifficiled’enchanger.Tantpis!PuisquelecœurdemétierdeFacebookmarchetoujoursaussibien et que tous ceux qui ont voulu le concurrencer s’y sont jusqu’ici

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systématiquementcassélesdents,alorsFacebookcontinuesonpetitbonhommede chemin. L’entreprise construit de nouveaux locaux au cœur de la SiliconValley,conçusparlecélèbrearchitectecanadienFrankGehry.Ils’agitduplusgrandopen space dumonde : deuxmille cinq cent salariés et quarante millemètres carré de bureauxd’un seul tenant.L’architecture, typiquede laSiliconValley,estsenséabolir lahiérarchie, favoriser l’interactionentre lessalariésetl’innovation;àl’opposédessalariésmisenboîtedanslestoursdeNewYork.Facebook,unefoisdeplus,adhèrecomplètementaumodèlecalifornien.

Pourtant,Facebook,àl’inversedeHPouApple,n’apas inventé lemodèledegestiondelaSiliconValley.Enfait,sionveutsemontrerquelquepeutaquin,onpeutdirequeMarkn’arieninventé.Cequiposealorslaquestiond’unetelleréussite. L’homme n’est pas un manager génial ou visionnaire. Un boninformaticiencertes,maisçanesuffitpasàdevenirmilliardaireavanttrenteans.LachancedeFacebookfutdesepositionnertrèstôtsurlecréneaudesréseauxsociaux.Et,unefoisinstalléedanscettebranche,ilestdevenutrèsdifficilepourlaconcurrencedel’attaquer.Pourquois’inscrit-onsurFacebook?Parce-quelesautresy sont.Sivous lancezunnouveau réseau social,meilleur en toutpoint,maisquepersonnenel’utilise,alorss’yinscriren’aaucunsens.Ainsi,dansunesorted’effetbouledeneige,leréseausocialquicompteleplusd’inscritsattireleplus demonde, et inversement.C’est d’ailleurs ce que l’on appelle un « effetréseau». Et c’est la raison pour laquelle on peut aisément prévoir un avenirradieuxàFacebook.

Le futur, pourMark, pourrait passer par la politique. La rumeur, pourtantdémentie par l’intéressé, lui prête l’intention de briguer un jour la MaisonBlanche.Les recrutements à répétitiond’anciens expertsde lapolitiqueet soncomportement de politicien en campagne qui sillonne le pays, alimentent lesspéculations.Lapolitiquepourraitsemblerunchoixétrangepourunpersonnagesouventmalàl’aiseenpublic,quiplusestréputéfroidetdistant.Maislegarçonadéjàrenversé tellementdemontagnesetsurpris tellementdemondequ’ilestdifficilededireoùilvas’arrêter…

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ElonMusk,l’entrepreneurabsolu

Parmi les grands entrepreneurs contemporains, il en est un qui,indéniablement,sortdulot.Àcôtéd’ElonMusk,touslesautressemblentunpeuternes. Agé seulement d’une quarantaine d’années, il a déjà révolutionné lespaiementsenligne,lelancementdefusées,lavoitureélectriqueetlaproductiond’énergiesolaire.IlprévoitdefaireroulerdestrainsàmilledeuxcentkilomètresparheureetdecoloniserMars.Venantdetoutautrequelui,cegenredeprojetsparaitrait relever de la science-fiction ou de l’arrogance excessive.Mais ElonMuskadéjàrenvoyédansleurscordesunsigrandnombrededétracteursqu’onestobligésdeleprendreausérieux…

Sansgrandesurprise,c’estdans laSiliconValley queMuskdéveloppe sestechnologiesfuturistes.Pourtant,iln’estpasoriginairedelarégion.Ilestnébienloinde là, enAfriqueduSud, le28 juin1971.Aînéde troisenfants,papaestingénieuretmamannutritionniste.Unefamilleblancheetplutôtaisée,dansunpaysoùlesinégalitésétaient(etsonttoujours)criantes.

Le petit Elon est, dès l’enfance, ce qu’il convient d’appeler un enfantprodige.Menantunescolaritébrillantissimeetétanttrèsenavancesursonâge,lescourssontpourluiunjeud’enfant.Cesontleslivresquiformentetéduquentsonesprit.UnpeucommeEdisonensontemps,c’estunlecteurinsatiable,quidévoreunequantitéincroyabledelivresdèsleplusjeuneâge.Àneufans,ilsesoumetàuntestdeprogrammationchezIBMetpulvériselesscoreshabituels.Ily a, incontestablement, du génie dans ce garçon. Scolairement au-dessus desenfantsdesonâgeetplongédansseslivresàlongueurdejournée,ilmèneuneenfance assez solitaire.Mais pas difficile, comme cela avait pu être le cas deMark Zuckerberg. De ses lectures, il ne se contente pas d’entasser desconnaissances pour la simple beauté du geste. Il rêve déjà en grand : il veutentreprendreetchangerlemonde.

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Àdouze ans, il code un jeu vidéo qu’il revend cinq cent dollars.C’est lepremier pas d’une carrière qui s’annonce prometteuse. Très vite, il prendconscienceque l’AfriqueduSudestunpays tropétroitpoursesambitions.Etpuis, il lui faudrait faire son service militaire. Chez les Musk, on déteste lerégime politique de l’apartheid et Elon, comme ses frères, n’a aucune envied’aller faire régner l’ordre dans les townships. Son rêve, c’est de rejoindre lesEtats-UnisetlaSiliconValley.Alors,àdix-septans,contrel’avisdesesparents,ilpartpourl’Amériquedunord.Premièredestination:leCanada.

Les années à venir vont être consacrées aux études. Tout d’abord à laQueen’s University en Ontario. Puis, en 1992, il part pour la prestigieuseUniversitédePensylvanieafind’étudier laphysique. Il suivraaussidesétudesd’économie à laWharton School of Business. Puis, en 1995, il s’inscrit endoctoratdephysiqueà…l’universitédeStanford,évidemment!

Cesont,pourElonMusk,desannéesstudieuses.Studieuseetmodestescarsafamille,bienqu’aiséeselonlesstandardssud-africains,n’apaslesmoyensdeluifairemenergrandtrain.Illittoujoursautant,seposedestasdequestionsetgarde dans un coin de sa tête des tonnes d’idées d’entreprises à créer, detechnologiesàdécouvriretdesecteursàbouleverser.

C’est à cette époque qu’il fonde les quelques principes et ambitions quiguiderontsacarrièreparlasuite.Ilveutchangerlemonde,riendeplus.Alors,ilse demande ce qu’il faudrait changer en priorité, quelles sont les technologiesessentielles au futur de l’Humanité. Déjà, internet, années quatre-vingt-dixoblige. Ensuite, l’énergie. Se débarrasser des énergies fossiles, à la foisdisponibles en quantités limitées et trop polluantes. Donc, développer laproduction d’énergies renouvelables, ainsi que leur consommation. Enfin,l’espace.PourMusk,ambitionpeut-être laplusdémesurée, l’Humaniténedoitpas se contenter de la Terre. Il faut voir plus grand. Alors, son idée est decoloniser d’autres planètes qui serviraient, en quelque sorte, de planètes derechange.Enclair,ilveutàtermecoloniserMars,riendeplus.C’estàlalumièredecesambitionsqu’il faut liresonactivitéentrepreneuriale.Chaqueentreprisecrééesera,àsafaçon,unmoyend’atteindresonincroyablebut.

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Dans la plus pure tradition des entrepreneurs de la Silicon Valley, Musk

lancesonentreprisealorsqu’ilestencoreétudiantàStanford.Mitigéquantàseschancesderéussir,ils’assuredepouvoirreprendresoncursuss’ilvenaitàfairefaillite.Enfait,ilnereviendrajamaissurlesbancsdelafac.

En1995,ilselancedanslegrandbain,accompagnédesonfrèreKimbaletde vingt-huitmille dollars apportés par la famille.Leur première entreprise senommeGlobalLink InformationNetwork, renomméensuiteZip2, et est liée àinternet,commelamajoritédesstart-upsdel’époqueetdelarégion.Jusqu’ici,lorsque vous souhaitiez obtenir l’adresse d’une entreprise, vous ouvriez unénormelivreappeléannuairedespagesjaunes.L’ambitiondesfrèresMuskétaitdechanger toutcelaetderendre les informationsdespages jaunesaccessiblesen ligne. Elon, le plus doué des deux en informatique, se chargea de laprogrammation.

C’est le début de la bulle internet, l’époque oùSanFrancisco connaît une«ruéeversl’or»comparableàcelledudébutduXXesiècle,seulementcettefois,lesgeeksetleursordinateursontremplacéleschercheursd’oretleurpioche.Laconcurrence est féroce et les places au soleil sont chères, surtout pour lesnouveauxvenusqui n’ont pasbeaucoupd’argent et encoremoinsde contacts.C’est l’époque où les frères Musk bricolent leur strat-up dans leur petitappartement,tellementpetitqu’iln’yapasdedoucheetqu’ilsvontselaverauclubdegym.

Pourtant,portéepar lescompétenceshorspairesd’Elon (sansvouloir fairedetortàsonfrèreKimbal,c’estElonquiestleprincipalmoteurduprojet),Zip2commenceàfairesontrou.Elleattireinvestisseursetclients.En1999,elleattiremême lesconvoitisesd’uneplusgrandeentreprise,CompaqComputers,qui larachète pour trois cent sept millions de dollars. Les deux frères empochent àl’occasion,autourdequinzemillionsdedollars.Pourrappel,Elonn’aquevingt-huitansetsonfrèreundemoins.

Àpartirdelà,lesdeuxfranginsauraientpus’acheterunyachtouunevillaetfaire la fête du matin au soir.Mais, c’est mal connaître Elon. Rappelez-vous

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qu’ilapourobjectifdechangerlemonde.Etpourl’instant,ilasurtoutchangésonpropredestin.IlestricheetrespectédanslaSiliconValley,deuxatoutsqu’ilva mettre à profit pour continuer son incroyable parcours. Il est ce que l’onappelleunserialentrepreneur,unpeucommeilyadesserialkillers.Cetype-lànetientpasenplaceetnes’arrêtejamaisdelancerdenouveauxprojets.

Sesambitionsportentencoreversinternet.Iltrouvequelamanièredontontransfèredel’argentestfortementmoyenâgeuse,avecdeschèquesoudesordresde virement qui mettent des jours et des jours à être exécutés. Son idée estsimple : réaliser des transferts d’argent par un simplee-mail.En février1999,ElonvendZip2.Enmars,ilco-fondeX.comenyréinvestissantunebonnepartiedel’argentobtenudelavente;quandjevousdisaisqu’ilnetientpasenplace!L’idéedeX.com,on l’adit,estderéaliserdes transfertsd’argenten ligne,uneidéequis’avéreraprometteuse.Unanplustard,X.comfusionneavecConfinity,un concurrent qui possédait un service de transfert d’argent nommé PayPal.D’ailleurs,PayPaldeviendralenomdéfinitifen2001.

Ledéveloppementdel’entrepriseestrapidemaisMusk,suiteàundésaccordavec les autres actionnaires, est démis de ses fonctions dePDG.Qu’à cela netienne ! En 2002,PayPal est rachetée par eBay pour un milliard et demi dedollars.Labandedeco-fondateurslancerontchacundenouvellesentreprises,àtelpointquel’onsurnommelesanciensdel’entreprisela«mafiaPayPal».CesdernierslancerontparexempleLinkedinouYouTube.L’undesmembreslesplusconnusdela«mafia»,aprèsElonMusk,estPeterThiel.C’estnotammentparlapolitiquequesonnoms’estfaitconnaîtredugrandpublic,car ilaété l’undesraresdanslaSiliconValleyàsoutenirlacampagnedeDonaldTrump.

Elon,poursapart,aempochécentsoixante-cinqmillionsdedollarsgrâceàla vente de ses actions PayPal. Il a désormais les poches suffisammentprofondespourqueleschosessérieusescommencent.J’aibienécrit«pourqueles choses sérieuses commencent ». Car, en comparaison de la suite, Zip2 etPayPalnefontfigurequedetourd’échauffement.

Jusqu’ici, une approche chronologique des projets d’Elon Musk étaitappropriée. Ils se succédaient les uns après les autres, l’un n’étant lancé que

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lorsquel’autreavaitétévendu.Àpartirde2002,c’estpluscompliqué,carElonva commencer à superviser plusieurs projets à la fois. Mais, par souci desimplicité,onlesprésenteradansleurordrechronologiquedelancement,mêmesil’évolutiondel’unn’estpastoujourssansincidencesurl’évolutiond’unautre.

En2002,toutdesuiteaprèslaventedePayPal,ElonMuskselancedansunprojeten formede rêvedegosse : laconquête spatiale.L’espaceest lachassegardée d’un petit nombre d’acteurs, généralement adossés à des grands pays.L’idéedelanceruneentrepriseprivéedontlebusinessestd’envoyerdesfuséesest, en soit, novateur. On le verra à plusieurs reprises, Elon Musk est un«disrupteur»,c’est-à-direqu’ildébarquedansunmarchéétablietletransformedefondencomble.

ElonMuskestscientifiquedeformation,maispasastronome.Saformationuniversitaire,certespointue,n’apasaprioridequoifairedeluiungéniedelaconquêtespatiale.C’estdanssestrèsnombreuseslecturesqu’ilpuisesesidées.Et,concernantSapceX,sonidéeesttrèssimpleenapparence:lancerdesfuséesquipourrontmettredessatellitesenorbitepouruncoûttrèslargement,inférieurauxacteursdéjàenplace.Ilfautunebonnedosedeculotetdeconfianceensoipour penser que,même en étant le seul investisseur de départ puisque tout lemondevousprendpourunhurluberlu,vousallezfairelaleçonàtoutel’industriespatialemondiale.Etleplusincroyable,c’estqu’ilaréussi!

D’après lui, les fusées n’ont pas évolué depuis les années soixante. Il estdoncpossible,àl’aidedetechnologiesrécentes,defairemieuxpourmoinscher.Lesacteursenplace,confortablementinstalléesdansleursituationdemonopoleoud’oligopole(untoutpetitnombredevendeurssurunmarché,un«monopoleà plusieurs », si vous préférez), et bien souvent sous perfusion d’argentpublique, ne se remuent pas beaucoup pour faire évoluer leur industrie. Onretrouvelàleproblèmetypiquedesmonopoles:l’absenced’incitationàinnover.Alorsquel’entreprisesurunmarchéenconcurrence,elle,doitconstammentseretrousserlesmanches.Dansunsens,ElonMuskestunpeuleHenriForddelafusée : il ne l’a pas inventée mais cherche à bouleverser la manière dontfonctionnel’industriepourfairechuterlescoûts.

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Nenousengluonspasdansdesdétailstechniques.Disonssimplementqu’unlancement de fusée standard coûte dans les trois cent millions de dollars. EtSpaceX fait aussibienpourquatre-vingt-dixmillionsdedollars !Parmi toutesles innovations qui ont germé dans l’esprit fertile d’Elon Musk, la plusremarquable est certainement la récupération des fusées. Traditionnellement,lorsqu’une fusée lance un satellite en orbite, la fusée va s’écraser en un lieudéterminéàl’avance.L’idéedeSpaceXestderécupérer la fusée,oudumoinsunepartie,pourfairebaisserlescoûts.

Cen’apasétéunlongfleuvetranquille.Lestroispremiersessais,en2006,2007 et 2008, sont des échecs. SpaceX est financièrement sur la corde raide.D’autant plus que les autres activités d’Elon sont elles aussi en difficulté,notamment Tesla. Et la crise économique naissante n’arrange rien. Dans cecontexte,lelancementdu28septembre2008estceluideladernièrechance.Etilréussit!Danslafoulée,SpaceXdécrocheuncontratd’unmilliarddedollarsaveclaNASApourunfretverslaStationspatialeinternationale.

ElonMuska réussi son incroyablepari,celuiqu’àpeuprès tout lemondedéclarait perdant. Alors, quand il déclare en 2001 qu’il veut lancer des volshabités vers mars avant 2040, personne n’ose se moquer. Le projet est trèssérieuxet les ingénieursdeSpaceXy travaillentd’arrache-pied.ElonMuskestconvaincu que l’Humanité ne doit pas se contenter d’une seule planète. Il ad’ailleursémislesouhaitdemourirsurMarsmais,a-t-ilaussiprécisé,pasens’yécrasant…

Unefoissesaventuresspatialeslancées,ElonMuskpouvaitseconsacreràson autre grand projet : la substitution aux énergies fossiles. C’est dans cetobjectif qu’il lance Tesla en 2003, une entreprise automobile d’un genrenouveau : des voitures électriques. Puisque ces voitures fonctionnent àl’électricité, il faudra bien trouver un moyen de les approvisionner, d’où sonlancementdansl’énergiesolairedontonparleraentempsvoulu.

Vousrappelez-vousdeNikolaTesla,cegéniedel’électricitévenud’Europepour travailler avec son idole Thomas Edison et avec qui il a entretenu desrelationsorageuses,puisquiafaitfortuneavantdefinirsavieseul,netrouvant

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del’amitiéqu’auprèsdequelquespigeonsdeCentralPark?Etbienc’estensonhonneur,enréférenceauxavancéesqu’ilapermis,qu’ElonMuskanommésonentreprisedevoituresélectriquesTesla.

Lancer une entreprise automobile est un pari bougrement audacieux. Toutautant que de se lancer dans la conquête spatiale. L’industrie automobile estdominéeparquelques trèsgrosacteurset lesnouveauxvenusn’ontàpeuprèsaucune chance de s’y faire une place. Aux États-Unis, la dernière entrepriseautomobile à avoir été lancée avec succès fut Chrysler, en 1925…Mais lesvoituresdeMuskseveulentdifférentes.EllesneviennentpasdeDétroitoudesgrandesvillesindustrielles,maisdelaSiliconValley.Et leurcarburantest toutaussi révolutionnaire : l’électricité. Enfin, révolutionnaire, déjà en son tempsThomasEdisonprédisait à l’automobileun avenirpar lebaisde lapropulsionélectrique.Etd’autresconstructeurs,notammentjaponais,avaientdéjàtravaillédu côté dumoteur électrique.Mais l’idéedeTesla est radicale : fabriquerdesvoituresuniquementélectriques.

En 2003, peu demonde croit à son projet.Musk, au début, est un simpleinvestisseurquimetaupotsixmillions troiscentmilledollars.Lepersonnagecentraldesdébuts,untempsàlatêtedel’entrepriseestMartinEberhard.Suiteàune période difficile, Eberhard sera remercié et remplacé par ElonMusk lui-même.

L’objectif ultime deTesla a toujours été clair : faire que, dans un avenirproche, toutes les voitures soient électriques et que l’on puisse se passer depétrole. Mais pour cela, il faut résoudre un problème bien supérieur au défitechnologique : le scepticisme ambiant. Les consommateurs doutent de lafiabilité d’une voiture électrique et, outre les préoccupations écologiques quipeuventlesanimer,préfèrentlafiabilitéetlecôtéprévisibledelabonnevieillevoitureàessence.Alors,ElonMuskaunplan : commencerpar fairedu luxe,montrer que les voitures électriques peuvent être performantes, sexy etdésirables avant d’élargir la gamme avec des modèles plus abordables. Uneévolutionassezoriginale,carbiensouvent,lesnouveauxvenuscommencentparfairedeschosessimplesetensuite,seulementsiçamarche,àmonterengamme.

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Les débuts sont prometteurs. Les petits bolides de Tesla se vendent bienparmilesstarshollywoodiennesquienprofitentaupassagepourlancerleurpetitmessage écologique. Léonardo diCaprio, George Clooney ou ArnoldSchwarzenegger se promènent au volant de leur Tesla, pour le plus grandbonheurdel’entreprisequitrouveainsiunepublicitégratuite.

Pourtant, la suite sera plus difficile. Les progrès technologiques sont pluslentsàvenirqueprévu,etl’argentsortplusvitequ’ilnerentre.S’ajouteàcelalacrisede2008.Lesgrandsconstructeursautomobilesaméricainssontauborddugouffreetnedevrontleursurviequ’àuneaidedel’État.LesventesdevoituressontaupointmortetlesmodèlesquiontleventenpoupesontlesgrosSUV.Ilest tout aussi difficile pour Tesla de vendre des voitures que de trouver lesfinancements qui lui permettront de passer le cap. En 2008, en plein conseild’administration,ElonMuskannoncequ’ilvaleverquarantemillionsdedollarspour développer Tesla. Le conseil d’administration, médusé, lui demandecomment il compte s’y prendre. Très simple, répond-il, il apportera lui-mêmel’argent.Après-ça, il n’en aura plus à investir,mais il compte bien lancer sesdernières forces dans la bataille.Unprêt dugouvernement, au titre de la luttecontrelechangementclimatique,viendraapporterunbold’airopportun.Unprêtqui sera d’ailleurs très critiqué, y compris par Mitt Romney pendant sacampagne de 2012 face à Barack Obama. Le prêt sera, entre parenthèse,intégralement remboursé, plus les intérêts, et avec neuf ans d’avance sur lecalendrierprévu.

Par la suite, le modèle S, en 2012, et le modèle 3, en 2017, relancentl’entreprise. Les voitures Tesla remportent de nombreux prix, même si lescritiquesnemanquentpasnonplus.Cesvoitures,bienquehautdegamme,sontà la portée du grand public, avec un prix d’entrée à trente-cinqmille dollars.L’électrique,enplusdesoncôtéécologique,présentedenombreuxavantages:lemoteurestbeaucouppluspetitetcomporte trois foismoinsdepiècesqu’unmoteur à essence, d’où un énorme gain de place. Dans la modèle 3, on peutvoyagerà septpassagers.Tout enayantuncoffreà sadisposition, car sous lecapot se trouve un grand espace à bagages. Ce modèle, fer de lance de la

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stratégiedeTeslapoursedévelopperverslegrandpublic,devraencorefairesespreuves,maislesuccèssembleêtreàportéedemain.

En fait, quel que soit le succès de son entreprise etmême si elle venait àcouler demain, Elon Musk a déjà révolutionné l’industrie automobile enobligeanttouslesautresconstructeursàdévelopperdesmoteursélectriques.Unmondedevoiturestotalementélectriquesestdésormaisdel’ordredupossibleetElon Musk y est pour beaucoup. D’ailleurs, il ne compte pas s’arrêter là etenvisagedefabriqueraussidescamionsélectriques.Enfait,d’après-lui,touslesmoyensdetransportpeuventfonctionneràl’électricité,toussauflesfusées.

Des voitures électriques, c’est très bien, mais encore faut-il produirel’électricité qui les alimente.D’où l’idée de développer le solaire, notammentavecSolarCity. L’entreprise a été créée par les cousins d’ElonMusk, Peter etLyndon Rive, en juillet 2016. Cependant, l’idée initiale ainsi que lesfinancementssontsignésMusk.L’idéeoriginelleétaitassezsimple:fabriquer,financeretinstallerdespanneauxsolairesphotovoltaïques.D’ailleurs,SolarCityestdepuisdevenuelepremierinstallateurdepanneauxsolairesauxÉtats-Unis.

Le contrat standard, passé avec des particuliers ou des entreprises, est lesuivant:oninstalledespanneauxsolairessurletoitdevotremaisonoudevotreusine.L’engagementstandardestd’uneduréededeuxdécennies.Pendantcettepériode, vous bénéficiez d’une facture d’électricité réduite. Puis, au bout devingt ans, les panneaux photovoltaïques sont à vous, ainsi que l’intégralité del’électricitéproduite.

SolarCity n’a pas, et ne prétend pas, révolutionner l’industrie du panneauphotovoltaïque comme Musk l’a tenté dans le spatial ou l’automobile.Cependant,quelquespetites touchesnous rappellentque l’innovationn’estpasloin. Comme la manière de se financer : un emprunt obligataire lancé surinternet.Engénéral,unempruntobligataire (c’estàdireemprunterde l’argenten vendant des titres de dette appelées obligations) se fait via un marchéfinancier standardisé,pasdirectementauprèsdupublic sur internet.MaisElonMusk se démarque une fois de plus et, en digne héritier dePayPal, lance lepremierempruntobligataireenlignedel’histoiredelafinanceaméricaine.

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Et comme on est toujours dans la galaxieMusk, les synergies avecTeslasont toutes trouvées. SolarCity se lance sur le marché des recharges pourvoituresetproposedesbornesde rechargementgratuitespour lespropriétairesd’une voiture Tesla. À terme, l’ambition de Musk est de proposer desrechargements gratuits et illimités auprès d’un réseau dense de stations derecharge à tous ses clients. L’avantage financier qu’offriraitTesla pourrait unjourdevenirimbattable!

Maispourlemoment,SolarCityestplutôtdans le rouge.L’entrepriseétaitfortement aidée par divers programmes d’aides aux énergies alternatives. Etcommeuncertainnombredecesprogrammesontétérognés,l’activitéaprisduplombdans l’aile.À tel point queSolarCitya dû être racheté parTesla,maisbon,çarestedanslafamille.

Ledernierprojetdontnousallonsparlern’estpasuneentreprise,plutôtunprojetderecherche.Ils’agitdutrainàtrèstrèsgrandevitesse(milledeuxcentkilomètres par heure) nommé Hyperloop. Les trains seraient comme descapsules lancéesdansunesortede tube,cequi leurpermettraitd’atteindredesvitessesincroyables.Imaginez:Lille-Perpignanenmoinsd’uneheure!

ElonMuskseconcentresurles(nombreuses)entreprisesqu’iladéjàcréées.Mais,commeceprojetluitientàcœur,illelanceen2013surlabased’unprojetcollaboratif. D’ailleurs, pour favoriser le partage d’idées, il n’a délibérémentdéposéaucunbrevetsurcette technologie.Et lecoût,demanderez-vous, risqued’être exorbitant ?Et bien, pas du tout. ElonMusk estime que construire une« ligne Hyperloop » pour relier San-Francisco à Los Angeles coûterait sixmilliards de dollars, contre soixante milliards pour la ligne à grande vitessediteclassiqueactuellementenconstruction.Ons’endoute,cegenred’estimationfaitnaîtrepasmaldescepticisme.MaisMuskadéjàprouvésacapacitéàvoirplus loinquetout lemondeetàcasser lescoûtsd’unemanièrequel’onauraitcrueirréalisable.Deplus,avecdespanneauxsolairessurlestubes,lescapsulespourraientêtreautonomesetl’Hyperloopgénéreraitsapropreénergie.

UncentrederechercheaétélancéàToulouseetdesétudesontétémenéesqui concluent que l’on pourrait relier Lyon à Saint-Étienne en cinq à dix

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minutes, et que la construction coûterait deux foismoins cher qu’une ligne àgrandevitesseclassique.AdieuleTGV?

Voilà, (trop ?) rapidement résumés, les projets audacieux d’Elon Musk.ArrivédanslaSiliconValleyilyaunpeuplusdevingtans,pratiquementsansun sous en poche, il possède désormais une fortune estimée à vingt et unmilliardsdedollars.Maiscen’estpasleplusimportant,nipourlui,nipourlesautres.Leplusimportantestqu’ilabouleversébonnombred’industries,conduitàdesrupturestechnologiquesetcen’estprobablementqu’undébut!Seretirersouslescocotierspourmeneruneviedepaisiblerentiern’estpasauprogramme.

Il est arrivé jusqu’ici grâce à une audace folle et à une intelligence horsnorme.Ilpossèdeaussidesdonsmanagériauxindéniablesetunegrandecapacitéàportersesprojets.Maisc’estbienparsavisiondestechnologiesetgrâceàsacapacitéà fairemieuxavecmoinsqu’ilabâtisa fortune.Lesbouleversementsqu’ilapportenesontpas,àl’instardeHewlett-Packardetdeleur«HPway»oude Henri Ford et se son « five dollars a day », d’ordre organisationnels oumanagériaux. La révolution est avant tout technologique. Il n’invente pas lui-mêmelaplupartdecequecréentsesentreprises.Ilaunevision,uneidée,unbutetsélectionnelesscientifiquesetingénieursquilesporteront.C’estbienlàqueréside son originalité : une capacité à voir ce que les autres ne voient pas, laconviction de pouvoir faire ce que l’on juge absurde et la ténacité pour yparvenir.

Comme lesautresmilliardaires, ila sescapricesetbonnesœuvres.Fandevoitures,ils’estoffertplusieursbolidesdontuneFormule1.Ilaépousél’actriceTalulahRiley, puis a divorcé, puis l’a épousée de nouveau, puis a divorcé denouveau.Desallers-retoursquiaurontcoûtéunepetite fortuneànotreRoméo,décidément plus doué avec ses fusées qu’avec les femmes. Mais ne nousattardons-passurcesdétailspourmagazinesdesallesd’attente,ElonMuskvautmieux que ça. Et le plus chouette, c’est qu’il a encore le temps de noussurprendre !Dansquelquesannées, ilyaurapeut-êtrebienplusà raconter sursesentreprises,souhaitons-le.

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1.Nesoispaslemal.

2.Faislebien.

3.C’estmal!

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III)Lebonfilon:ladistribution

Si l’on regarde la liste des plus grandes fortunes, on trouveraimmanquablement les petits génies de l’informatique et de l’internet de laSilicon Valley, mais aussi beaucoup de personnes ayant fait fortune dans ladistribution,quecesoitenligneouparlebiaisdesbonsvieuxmagasins.Enplusdes cas emblématiques que nous allons détailler, on peut notamment penser àWalmart, qui a considérablement enrichi la famille Walton (l’ensemble desmembresdelafamillepossèdeunefortunedequelquescentcinquantemilliardsdedollars),àlaMulliezenFranceavecAuchan,ouauxfrèresAlbrecht,devenuslesplusgrossesfortunesd’AllemagneavecAldietleharddiscount.

Inventerunproduit,c’est trèsbien, le fabriquer,c’est trèsbienaussi,maisencorefaut-illevendre.Celasemblefacileetévidentmaispourtant,çanel’estpas.Ilnesuffitpasd’alignerdesproduitssurdesrayonsetd’attendrelavenueduchaland. Il faut sepréoccuperdes stocksetde la logistique,de lacible,dumarketing, de la gamme, de l’attente des clients, du contexte social etmacro-économique…autantdeparamètresquidevronts’emboiterparfaitementlesunsdanslesautrespourdébouchersurlesuccès.Alors,voyonsquelquesexemplesdeceuxquisemblentêtrelesplusemblématiques.

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IngvarKamprad:IKEAoulafortuneenkit

Iln’yapasquelesaméricainsquisachententreprendre.IngvarKampradestsuédoisetsonparcours,delarevented’allumettessursonpetitvéloàlaplacedenuméro unmondial dumeuble, vaut bien les plus grandes sagas américaines.C’est le parcours de l’entrepreneur (presque) exemplaire en tous points, d’unedéterminationfaroucheetfournissantunemontagned’efforts,sonflairhorspairl’a conduit jusqu’à la quatrième place des plus grosses fortunesmondiales en2007,avecunpactoleestiméautourdestrente-troismilliardsdedollars.Pasmalpourlefilsd’unmodesteagriculteur,dufinfonddelaSuède,àquionatoujoursditqu’iln’arriveraitjamaisàrien!

IngvarKamprad,dontlaSuèdepleureledécèsrécent,estnéen1926dansleSmåland, région pauvre et forestière du sud du pays. Sa famille possède unepetite ferme et les temps sont rudes chez les Kamprad. On trime comme desbêtes de sommes du matin au soir et le petit Ingvar est bien entendu mis àcontributionpourletravaildeschamps.

L’ambiance,àlamaison,sansêtreplusdurequedanslesautresfermesdel’époque,estplutôtmorose.Lepèred’Ingvarsemontreintraitableetluirépèteàlongueurdejournéequ’iln’estqu’unbonàriendestinéàratersavie.Commepour lui donner tort, Ingvar redouble d’efforts, tant à la ferme qu’à l’école.Pourtantbonélève, ilnemènerajamaisdegrandesétudes.Cequ’ilveut,c’est

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devenirriche,sortirdesaconditiondepaysanoùl’onvoitvenirlesfinsdemoisavecangoisse.Etcettedétermination-làestsansfaille.Àunvieuxmonsieurquilui demande ce qu’il veut faire plus tard, le petit Ingvar répond du tac-au-tac«devenir riche, comme un très riche millionnaire ! ». Il était en deçà de laprodigieuse carrière à venir : il allait devenir non pas millionnaire maismultimilliardaire…

Trèsjeune,Ingvarseditquec’estparlecommercequ’ilvas’enrichir.Danssonvillage, il n’y a pas d’épicerie, les agriculteurs comme lui sont obligés defairesixkilomètrespouracheterlesdenréesdepremièrenécessité.Ilcomprendaussique leshabitantsduvillage sontprêts àpayerpluscherdesproduitsquileurseraientlivréschezeux.C’estdanslenégoced’allumettequ’ilvafairesespremières affaires. Il emprunteunpeud’argent à sa tante, achète engros centboîtesd’allumetteset les revendauxpaysansducoin ledoubleduprix. Iln’aquecinqans.

Alors,enparallèledel’écoleetdutravailàlaferme,ildéveloppeunepetiteactivitédenégoce.Ilachèteengros,àlabourgadeducoin,toutessortesd’objetsduquotidien,desstylosauxcollantsenpassantparlesallumetteset,perchésursonpetitvélo,partdémarchersaclientèledanslacampagnedesalentours.Maisilvoitplusgrandet,en1943,alorsâgédedix-septans,illancesonentreprise.

Audébut,Ingvarchercheàsedévelopperprincipalementdanslaventeparcorrespondance. Au lycée, il bricole un catalogue qu’il distribue à ses clientspotentiels. Devant la ferme familiale, en bordure de route, il aménage unecabane qui lui sert d’entrepôt. Sur la porte, il indique l’adresse : son nom etprénom(IngvarKamrprad), le lieu-dit(Elmtaryd)et lacommune(Agunnaryd).Cequi,unefoisqu’onneretientqueles initiales,donneIKEA !Cen’estdoncpas dans un garage qu’IKEA est né, contrairement aux grands succès de laSilicon Valley, mais presque puisque dans un modeste entrepôt bricolé enbordurederoute.

Pour l’instant, IKEA vend un peu de tout : des décorations de noël, dessemences,delavaisselle,desvêtements,detoutonvousdit!Saufdesmeubles.Cen’estqu’en1947qu’Ingvarcommenceàvendresespremiersmeubles.Ettrès

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vite,c’est l’article leplusvendu.À telpointqu’en1951, l’enseignenevendraplus que cela. Ingvar comprend vite l’engouement pour lemobilier dans cetterégion rurale. D’ailleurs, bien connaître son client a toujours été l’un desprincipesdebasede savisionducommerce.Dans les campagnesde laSuèdereculée, les vendeurs de meubles traditionnels ne prennent pas la peine des’aventurer. Si bien que les paysans du coin sont obligés, pour rénover leurmobilier, d’aller jusqu’en ville et là-bas, ils trouvent surtout du mobilierbourgeois,bienau-delàdeleursmoyens.Etpourtant,lemobiliers’useaussiviteàlacampagnequ’enville,sicen’estplus,etilyauneréelledemande.

Ingvar, qui connaît parfaitement la sociologie et les besoins de la région,puisqu’ilyestnéetqu’ilyfaitducommercedepuisplusieursannéesdéjà,seditqu’ilyauncréneauàprendrepourdumobiliersimple,pratique,élégantetpascher. Le créneau qui fera le succès mondial d’IKEA est en train de naître.D’ailleurs, lematériau de base dumeuble est le bois et, dans cette campagnesuédoise,c’estn’estpascequimanque.Alorsl’entreprisepassedescommandesauprèsdescieriesducoinafinqu’ellesfabriquentlesmeublesdemandés.Etçamarchetrèsfort!

Àtelpointqu’IKEAnesecontentebientôtplusdesoncatalogue.Ingvaracomprisqueleclientsouhaitevoir leproduit, le toucheret l’examinersurtouslesanglespourmieuxl’imaginerchezlui.Laphotoducataloguenesuffitpas.Alorsilouvresonpremiermagasin,quiressembleplusàunstandd’exposition,à Älmhult, la bourgade du coin. A côté, il construit un hôtel confortable etéquipéd’animationspourlesgensquiviennentdeloin.D’ailleurs,lesmeilleursclientssevoientoffrirlanuit.L’hôtelest,bienentendu,entièrementmeubléparIKEApourmontrerauclientcombienlesmeublessontélégantsetfonctionnels.

Dèsledébut,Ingvaracomprisquesonmagasinnedoitpasêtreunsimpleendroitoùl’onpasseencoupdevent,presséderentrerchezsoi.Ilfautqu’onyviennecommeonferaitlasortieduweekend,onfurète,onprendsontemps,onrêveà la façondontonaménagera samaison,Madamedoit avoir le tempsdeconvaincreMonsieurqu’ilsontabsolumentbesoind’unenouvellearmoirepourrangertoutesleschaussures…

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L’undespremiersemployésd’IKEA futGillisLundgren,undesigner.Sonboulot était de concevoir des meubles à la fois élégants, grand-public et bonmarché.Àcepropos,Ingvaravaitcoutumededirequetoutlemondepeutcréerun bureau à mille dollars, mais que seul le meilleur peut en concevoir un àcinquantedollars.EnembauchantGillisLundgren,Ingvaraeuduflair.Ilaétépourbeaucoupdanslafulguranteréussitedugéantdumeuble.

IKEA, donc, était devenumarchand demeubles. Le défi principal résidaitdans la livraison. Livrer un bouquin, par exemple, comme le faitAmazon, estrelativement facile : c’est petit, léger et ça résiste aux chocs. Mais livrer unmeubleestuneautrepairedemanches!Surtoutquesi lemeublecasse, ilfautrembourser le client, ce qu’Ingvar, très proche de ses sous, n’apprécie pas dutout.

Unbeaujourqu’unepetitetabledesalon,toutelégère,àtroispieds,devaitêtre livrée,Gillis Lundgren se dit que non, que c’est vraiment trop bête de lalivrer ainsi. Que l’on pourrait très bien démonter les trois pieds, les rangerensemblesousleplateauetqueleclientpourraitlesvisserlui-même,ouquelelivreur s’en chargerait au besoin.Aussitôt dit, aussitôt fait ! Sans le savoir, ilvenaitd’inventerlemeubleenkit,dontl’annéeofficielledenaissanceest1956.

Car très vite, on se rend compte que l’on peut livrer démontés un grandnombredemeubles.Enfait,àpeuprèstous.Leclientdoitcertesjouerensuiteaubricoleur, mais le gain d’efficacité est tel que le coût en devient imbattable.Imaginezunpeu:unetableserésumeàuncarton,certes lourd,maisquel’onpeutempilerdansunentrepôtcommeunebrique,sanssesoucierdelamanipuleravecdélicatesse.Unmeubleenkitoccupeenmoyennehuitfoismoinsd’espaceque lemêmemeublemonté. Et le coût de livraison tombe à zéro, puisque leclientsechargelui-mêmedetrimbalersoncartonjusquechezlui.

L’entrepriseconnaîtunecroissancerapidedanslesannéesd’après-guerre,lechiffred’affairesdouble chaque année.LaSuède, comme le restede l’Europeoccidentale, connaît ce que l’on a appelé enFrance les «Trente glorieuses»,cette période de très forte croissance. La natalité est élevée, les gens de lacampagnedéménagentenvilleetilfautbienquetoutcemonde-làsemeuble…IKEAvatoutnaturellementprofiterdecettevagueporteuse.

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Pour faire entrer définitivement son entreprise dans la cour des grands,Ingvar se dit qu’il ne peut plus se contenter de son catalogue et de ses petitsmagasins de province. Il faut frapper un grand coup. En 1965, il ouvre àStockholm un immense magasin, organisé de cette façon si originale quideviendra lamarquedefabriquede lamarque.Lepariestaudacieux. Ingvaryrisquel’intégralitédesafortunenaissante.C’estduquitteoudouble.

Car précisons dès maintenant qu’Ingvar refuse d’ouvrir son capital à desactionnaires extérieurs. Il souhaite garder la totale maîtrise de son entreprise.Une stratégie juteuse si les choses tournent bien,mais aussi risquée, car il seretrouveraseulàsupporterd’éventuellesdifficultésfinancières.IKEAn’estpascotéeenbourse.Ellen’enapasbesoin,puisqu’ellen’ajamaischerchéàattirerdenouveauxactionnaires.CettedémarchepermetàIngvarderesterseulmaîtreàbord,maiselleralentitaussiledéveloppementdel’entreprise.Carlesfondsàinvestirsefontplusraredansuneentreprisequinerecourtqu’aucréditbancaire.Refuser d’ouvrir le capital fut un pari audacieux, car l’entreprise aurait pu sefairedoublerparlaconcurrencepuisquesesprincipalesinnovationsnesontpasbrevetables. Mais, par chance ou par flair, Ingvar n’en a pas moins emmenéIKEAsurlessommets.

Pour l’instant, son premier grand magasin ouvre dans la banlieue deStockholm. La forme du bâtiment est cylindrique, une idée qui est venue àIngvar lorsqu’il a visité lemuséeGuggenheim deNewYork.Dans cemuséecirculaire,levisiteurestobligédepasserdevantchaqueœuvre.Cetteidée,illapique et la reporte dans son magasin : les clients devront suivre un circuitprédéterminéquilesferapasserdevanttouslesproduits.Desproduitsquisontd’ailleursmisensituation,onpassedepièceenpièce,defaçonàbienvisualisercomment le mobilier proposé s’arrangerait dans son chez-soi. L’autrecaractéristique dumagasin est qu’on ne prend sesmeubles dans les entrepôtsqu’àlafindelavisite.Ainsi,leclientn’estpasencombréparsescartonsetpeutcontinuer, dans sa tête, à refaire tout l’ameublement et la décoration de samaison.L’expérienced’achatn’enestquerenforcée,etunclientcontentestunclientquiouvresonporte-monnaie…

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Par la suite, la forme circulaire desmagasins ne sera pas conservée,maisl’idéed’uncheminementpar toutes lespiècesde lamaisonperdurera. Ilexistebiendesraccourcispermettantauclientpressédeserendreplusviteauxcaisses,maisilssonttellementdifficilesàtrouverqu’onsedemandesicen’estpasfaitexprès…

LesuccèsdupremiergrandmagasindeStockholmestfulgurant.Lechiffred’affaires,dès lespremiers jours,avoisine ledoubledecequiétaitprévu.Lesgenss’agglutinentà l’entréependantdesheuresafindesemeubleràbasprix.L’entrepôtestdévaliséetleprincipaldéfiestdemaintenirl’approvisionnement.Ingvar,quantàlui,devientunepersonnalité.Onl’inviteàlatélévision,bienquecet homme discret n’aime pas se mettre en lumière. Et paradoxalement, sonambitionnes’arrêtepasàlaSuède.Ilestprêtàpartiràlaconquêtedumonde.

Pour ses premières armes à l’étranger, IKEA ne s’est pas risqué trop loin.C’estàOslo,enNorvège,quelepremiermagasinestouvertàl’étranger.Puis,IKEAestpartiàlaconquêtedel’Europe,puisdumonde.

Danssaconquêtedumarchémondialdumeuble,sontappliquéeslesmêmesrecettesquiavaientfaitsonsuccèsenSuède:meubleenkitpaschermaisdotéd’undesignnéanmoins séduisant.L’entreprisebase sondéveloppement sur unnombrerelativementlimitédemagasins,«seulement»troiscentvingt-huitdanslemondeettrente-deuxenFrance.

Plutôtqued’essaimerunemultitudedemagasinsdanslamoindrebourgade,lastratégieprévoitdeseconcentrersurquelquestrèsgrandsmagasins.L’intérêtest,notamment,defaciliterlalogistiqueetd’assurer,danschaquemagasin,unegrandediversitédeproduits.Si l’onvientchez IKEA,onest sûrde trouvercequel’onveut,telestlecréneauetleclientestincitéàfaireledéplacement.Etdefait,lesgensviennentparfoisdeloinpouryfaireleursachats.C’estpourquoiilfautleurproposerplusquedesimplesrayonnagesdemeubles.Cen’estpaspourrienquelesloganest«bienplusqu’unmarchanddemeubles!».Lerestaurantinclusdans lemagasin joueàce titreun rôle important, car leclientquivientpasserl’après-midisurplacedoittrouverdequoimangerunmorceau.

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Etunmorceausuédois!IKEAest,culturellement,restéprochedesesracinessuédoises. Je dis « culturellement », puisque fiscalement, l’entreprise s’estdomiciliéeàDelft,auxPays-Bas,oùlafiscalitéestréputéedesplusclémentes.Maisdanslerestaurantdumagasin,onnetrouvequedesplatsaunomsuédoisimprononçable,cequidonneaulieuunpetitexotismeappréciédesclients.Lesmeubles aussi ont des noms suédois qui donnent bien du fil à retordre auxgosiersdumondeentier.Danslaplupartdescas,Ingvarleursdonnedesnomsderivières, de lacs ou de forêts de sa région natale. Le tout est que ça sonnesuédois,carleclientinternationalneconnaitdetoutesfaçonsrienàcettelangue.

Dès les années soixante, IKEA a commencé à fabriquer une partie de sesmeubles dans des pays à bas coûts. Aujourd’hui, la Chine est le principalfournisseur.Pourtant,bienquefiscalementrésidenteauxPaysBas, l’entrepriserestelargementancréeenSuède,notammentàÄlmhult,villeoùavaitétéouvertlepremiermagasin.C’estlà-basqueseprennentlesdécisionsimportantesetquesontconçustouslesmeubles.ÀÄlmhult,ontrouvemêmeunmuséeetunerueIKEA,d’ailleursbonnombredeshabitants travaillentpour lamarque tantet sibienquelavilleaétésurnommée«lavilleIKEA».

Un autre élément caractéristique de cette entreprise est son célèbrecatalogue.Onsesouvientque,dèssesdébuts,elleproposaitunservicedeventepar correspondance. Le catalogue était indispensable, puisque c’était le seulmoyen pour les clients de voir les produits proposés. Ensuite, lorsque lesmagasinsontouvert,lecatalogueaperduré:onfeuillettelecatalogue,onsefaitune idéedeceque l’onveut,puisonvient sepromenerdans lemagasinpourvoir lesmeubles en situation et confirmer (ou infirmer) l’idéequ’on s’en étaitfaites. Le catalogue, distribué à des millions et des millions d’exemplaireschaque année, est devenu un véritable phénomène de société. Il serait letroisièmeouvrageleplusdiffuséaumondeaprèslabibleetlepetitlivrerougedeMao.Saparticularité,toutcommelagammedeproduits,estd’êtreidentiqueauxquatre coinsdumonde.Saufune foisoù, enArabieSaoudite, les femmesavaient été retirées des photos pour ne pas froisser l’état d’espritmachiste dupays.Etoui,IKEAetsonfondateurontdûaffronterquelquesscandales…

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La principale turbulence eut lieu en 1994. Un journal suédois révèlequ’IngvarKamprad, pendant la guerre, s’estmontré très proche de l’occupantnazi.Sonpèreetsagrand-mèreétaientdesadmirateursacharnésd’Hitler,desonautoritarisme qui expulse la racaille, ou quelque-chose comme ça. Et Ingvar,idéologiquement,penchaitsansambiguïtédanslecampnazi.

Lescandaleestgrand,d’autantplusqu’onsoupçonneIKEA,alorsnaissant,d’avoirreçudesfinancementsdehautsdignitairesnazis.Sonimagegrandpublicetsympathiqueenprenduncoup.Onredoutemêmedesappelsauboycottdelapartd’organisationsjuives.Ingvarprendletaureauparlescornes.Ilnecherchepasà louvoyer,àbiaiser,àsechercherdesexcuses.Allantà l’encontredesontempéramentréservé,ilintervientdanslesmédiasetreconnaîtavoireu,danssajeunesse,delasympathiepourlerégimenazi.Ils’enexcuseplatementetmetcetégarementsurlecomptedel’ignoranceetdel’immaturité?Excusesetremordssincèresousimplemanœuvredecommunicationpourécarter le scandalealorsque ses idéespolitiquespenchent toujours àdroite ?Difficile àdire.Toujoursest-ilque,sil’imaged’IKEAensortternie,l’expansionmondialedel’entreprisen’estpasimpactée.

Ingvar, comme c’est la mode chez les milliardaires, donne des sous àdiverses fondations et œuvres caritatives, principalement pour promouvoirl’éducation.Pourtant,ilestplutôtdugenrepingreetonpeutsedemandersicesdonsnesontpasuniquementdestinésàredorersonimage.Dèsquelesaffairesont commencé à prospérer et que le fisc suédois est devenu un peu tropgourmand à ses yeux, il a fait ses valises pour la Suisse et les bords du lacLéman, dans une maison banale, rien du manoir de milliardaire. Pour lui,l’argentn’estpasimportant,entouscaspasencesensqu’ilpermetdeflamberetd’épaterlesfillesenboîtedenuit.L’argentnecomptequedanslamesureoùilpermetdedévelopperl’entreprise.C’estlacroissancedel’entreprisequiprime,toutlereste,ycomprisl’argent,estaccessoireetcenesontquedesmoyenspourarriveràcetobjectifultime.

L’une des caractéristiques principales du personnage est son obsession delimiterlesdépenses.Mêmeunefoissafortunefaite,ilacontinuéàroulerdanssa vieille Volvo noire, à prendre les transports en communs, à s’habiller au

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marchéauxpucesetàsefairecouperlescheveuxlorsqu’ilvoyageaitdansdespayspauvres«parcequec’estmoinscher».Àceniveau-là,l’économiesemueenavarice.Àmoinsquecenesoitunmoyendesesingulariser,defairevivreauquotidien son exigence de frugalité vis-à-vis des dépenses d’IKEA, ou toutsimplementunmodedevie…

L’une des leçons récurrentes qu’Ingvar donne lorsqu’on lui demande unerecommandation pour réussir, est d’avoir un message à transmettre, quelque-chosedepersonneletd’unique.Pourlui,ils’agitdelachasseaugaspillage,àlapompeinutile,del’obsessiondefairetoujoursmieuxpourmoinscher.Uneautredesesleçons,quidécouledelaprécédente,estqu’ilfautincarner,soi-même,cemessagequel’onchercheàtransmettre.UnpeucommeGandhiquidisaitqu’ilfautêtresoi-mêmelechangementquel’onveutvoirdanslemonde.Enétantlui-même frugal à l’extrême, Ingvar donne à ses salariés la direction qu’il fautprendre.ChezIKEA,iln’amêmepassonproprebureaucommeunsymboledecettechasseauxcoûtsquifondesaphilosophiedesaffaires.

Cettedernièreestd’ailleurscompiléedansunpetitlivreintitulé«testamentd’unnégociantenmeubles»,sortedebiblelocale,distribuéauxsalariés.Ingvarydécritsonobsessiondelachasseauxcoûtsetlesoucipermanentdelaqualité.Plus que tout, pour lui, le temps est la ressource la plus précieuse.Perdre sontempsestlepiredesgaspillagesquisoit.

IKEA,commetouteentreprise,asaculture.Elleseveutprochedusalarié,basésurlaparité,l’égalitédessalaireshomme-femmeetl’entraide.Ons’ytutoielepluspossible.Maistoutcecin’apasempêchélescritiques,notammentsurlaviolationdesdroitssyndicaux.

L’entreprise, troisièmeconsommateurdebois aumondepuisqu’il s’agit làdesamatièrepremière,anouédespartenariatsavecGreenpeaceouWWFpourgarantir l’origine de son bois et faire taire les accusations de déforestation.Devenirunegigantesquemultinationalen’estpastoujoursuneminceaffaire…

Queretenirdel’incroyableréussiteD’IngvarKamprad?Déjà,denejamaiscroirequelqu’unquivousditquevousn’arriverez jamais à rien.Ensuite, idéedansun sens rassurante,qu’iln’estpasnécessaired’êtreun scientifiqueouun

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ingénieur révolutionnairepour réussir. Ingvarabâti sonempiredumeuble surquelques concepts simples (travail acharné, obsession de la qualité et de lamaîtrisedescoûts)etdesinnovations(meubleenkit,conceptiondumagasinquimetlesproduitsensituationréelle)àlaportéeden’importequelcerveau.Cequineveutpasdirequen’importequiauraitpuypenser,lesidéeslesplussimplesne sont pas toujours celles auxquelles on pense. C’est probablement, tant safarouchevolonté de réussir que la capacité d’Ingvar à observer, à comprendreaussibiensoncommercequelesattentesdesesclients,quiluiontdonnélescléspour apporter ce petit quelque chose qui a fait sa fortune.Une fortune dont ilprofite d’ailleurs bien peu car pour lui, comme pour la plupart des grandsentrepreneurs,l’argent,entantquetel,n’apasd’importance.

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AmancioOrtegaGaona,inventeurdela«fastfashion»

Avec Amancio Ortega Gaona, nous avons affaire à un personnage de lamême trempe qu’Ingvar Kamprad. Un européen, parti de rien, sans étudessupérieures, qui commence avec un petit commerce et se retrouve, quelquesdécennies plus tard, à la tête d’un empire. Tous deux ont révolutionné leursecteurd’activités respectif eny apportant depetites innovations, négligeablesenapparence,maisquienfaitchangenttout.Ilya,bienentendu,desdifférencesentre la trajectoire des deux hommes. Amancio Ortega ne manifestait pasd’ambition débordante ni d’appétit inné pour l’entrepreneuriat. Il est devenumilliardaireunpeumalgrélui,ensomme.

L’histoire d’Amancio Ortega (permettons-nous d’abréger son nom) estl’histoired’unespagnoldesouchepopulairequi,àlatêtedesesmagasinsZara,estdevenulaplusgrossefortuned’Europe,estiméeàsoixante-dix-septmilliardsdedollars.Unehistoirequiméritebienquenouslaracontions…

AmancioOrtegaestnéen1936àBusdongodeArbas,unepetitebourgadedunord-ouestdel’Espagne.Uneannéedurepourlepays:c’est ledébutdelaguerrecivilequiferaplaceàunedictature.OnverraparlasuitequeFranco,etsurtout sa fin, jouera un rôle important dans la carrière entrepreneurialed’AmancioOrtega.LestempssontrudesenEspagne,ycomprischezlesOrtega.La famille est modeste, issue d’un milieu ouvrier, le père est cheminot. De

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l’enfanced’Amancio,iln’yapasgrand-choseàdire.Iln’aaucundonparticulierà l’école,aucune lacuneparticulièrenonplus.C’estunpetit filsde«prolos»parmitantd’autres,riennepermetalorsd’imaginerlaprodigieusedestinéequil’attend.

À l’âge de treize ans, il quitte l’école et part pour La Corogne, où ilcommenceàtravaillerpourunfabriquantdechemisesdunomdeGala.Ildébuteen tant qu’homme à tout faire. Il exécute les livraisons, gère des commandes,s’occupede la fabricationetde l’approvisionnement.En fait, il exerceraau fildes années, àpeuprès tous les corps demétiers présents dans l’entreprise.Letextile,qu’ilnequitteraplusjamais,ferasafortune.

Il s’agit là d’une solide expérience acquise sur le tas. Travailleur etdébrouillard, ilgravitunàun leséchelonsetdevientmanagerdans lesannéessoixante. Pourtant, malgré une indéniable réussite au sein de l’entreprise, ilcommence à se sentir à l’étroit. Il a des idées et aimerait bien les développer.Pourl’instant,ilrongesonfrein.Sursontempslibre,ilcréesespropreslignesdevêtements,surtoutdelalingerie,qu’ilconfectionneensuiteetvend.Letextileest pour lui bien plus qu’un métier : c’est sa raison d’être. Et puis, ayantlonguementmijotésonplan,ilselance.Noussommesen1963.

Pour trouver le nomde son entreprise, il ne cherchepas loin. Il prend sesinitiales (AOG) et lesmet à l’envers ce qui donneGOA. Il étoffe le nom enConfeccionesGOApourbiensignifieràlaclientèlequ’ils’agitd’uneentreprisetextile.

Pour être tout à fait exhaustif, précisons qu’il lance cette entreprise avecplusieursmembresdesafamilledontsafemme,RosaliaMera.Elleaussivientd’un milieu ouvrier. Elle est couturière depuis l’âge de onze ans. Ils se sontrencontrés parce qu’appartenant au même milieu professionnel, lorsqueAmancioallaitvendreous’approvisionnerchezlesautresentreprisestextilesdelarégion.Nousavonspeudefemmesdansnotre listed’entrepreneursàsuccèsmaisRosaliaMeraoccupeuneplacedechoix,carConfeccionesGOA,puisZaraensuite,ontétécrééesparlecouplesoudédansl’aventure.Àsamorten2013,elleétaitlafemmelaplusriched’Espagne,avecunefortuneestiméeàenviron

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cinqmilliards de dollars, et l’une des rares femmes ayant connu une réussiteentrepreneuriale époustouflante au rayonnement international. Si l’on voulaitêtremachoalorsonpréciseraitque,assezvite,c’estsonmariquiagéréZara,surtout après leurdivorce, elle s’occupant surtoutdediverses fondations,maisne soyons pas mesquin. Femme de gauche issue d’un milieu ouvrier, elle lerestera toutesavie,ensoutenantparexemple lemouvementdes Indignéscréépeuavantqu’elledisparaisse,enpleinecriseéconomique.

RevenonsàConfeccionesGOAennementionnantplusqu’AmancioOrtega,puisque c’est surtout lui qui était à la barre. Il s’agit d’une entreprise textilespécialisée dans les peignoirs de bain et les robes de chambre. La cuisine ducouplesertd’atelier.Cen’estpaslegaragecalifornien,maispresque.Et,surtout,la fabrication est réalisée à domicile, par des femmes de la ville qui trouventainsidequoiarrondirlesfinsdemoi.L’entrepriseseportebienetcommenceàse développer à travers l’Espagne. Elle n’a pourtant pas de magasin et secontente d’être un sous-traitant d’autres marques. Amancio rêve d’ouvrir sonpropre magasin, avec sa marque, ses collections, d’autant plus qu’il regorged’idées.Mais l’Espagne vit alors sous le régime franquiste, ce qui pose deuxdifficultésprincipales.

La première est que l’Espagne est, encore à l’époque, un pays trèstraditionaliste. Des lois strictes encadrent les tenues vestimentaires. Pour unfabriquant de vêtements qui ambitionne d’apporter un bol d’air frais surl’industrie textile, le conservatisme ambiant n’est franchement pas porteur. Etpuis,lasociétéespagnoledel’époquelaisselesfemmesendehorsdumondedutravail,oualorslesconfinedansdestâchessubalternesmoinsbienrémunérées.Çanonplus,çanefaitpaslesaffairesdel’industrietextile.CarAmancioabienviteremarquéquecesontsurtoutlesfemmesquiflambentdanslesboutiquesdefringues.Siellesnetravaillentpas,ellesn’ontpasd’argentàdépenser,àpartlesquelquesmiettes qu’elles grappillent à leursmaris.Voilà pourquoi le contextepolitiquealourdementinfluencéledéveloppementdeZara.

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Franco meurt en 1975 et quelques mois plus tard, Amancio et sa femmeouvrent leur premier magasin à La Corogne, qu’ils nomment Zara. Il devaitl’appelerZorba,enréférenceaufilmZorbalegrec,quelecoupleadorait.Mais,justeavantl’ouverture,ilssesontaperçusqu’unbarduquartiers’appelaitdéjàZorba…Ilfallaitchangerdenom,maiscommeleslettresdeladevantureétaientdéjà fabriquées, il aurait été coûteux de toutes les jeter pour en fabriquerd’autres,aussipasse-t-ondeZorbaàZara.

Le succès est aussi immédiat que foudroyant. Les magasins, comme lesusinesqui lesalimentent,ouvrent lesunsaprès lesautres,d’abordenEspagnepuis dans lemonde entier.Zara conquiert neuf villes dupays en huit ans.En1978, une boutique ouvre àMadrid et, en 1983, à Barcelone. Puis lamarquedépasse les frontières de l’Espagne, sans aller bien loin il est vrai, puisque lemagasinsuivantouvreàPortoen1989.L’annéed’après,c’estautourdeParisetdeNewYorkd’accueillirZara, et ainsi de suite jusqu’àdevenir le plusgranddistributeurdumonde.

La réussitede l’entreprise tientau faitqu’Amancioa inventéunenouvellefaçon de faire le métier : lamoda rapida, ou fast fashion comme on dit enanglais par analogie au fast food. L’idée est de faire du prêt à porter quiressembleàdelahautecouture.Autrementdit,donnerl’impressionauxclientesquiaimeraients’habillerchezDiorouChanel,maisquin’enontpaslesmoyens,d’avoir accès à un certain standing. Le tout en rationalisant le processus deproductionetdoncencomprimantlescoûts,cequis’appellefaired’unepierredeuxcoups!

Dansl’industrieduprêtàportertraditionnel,onfabriquequelquesvêtementsengrandequantitéquel’onvendenmasse,voireencassantlesprixpourécoulerles stocks d’invendus. Zara chamboule complètement le processus. Lafabrication se fait en très petite quantité. Si, par exemple, on anticipe unedemandedecentunités,onenfabriquequequatre-vingt.Celaprésenteplusieursavantages.Déjà,sionfabriquepeu,endessousduniveaudelademande,onestassurédetoutvendre,plusbesoindeconsentiràdesrabaispourépuiserlestock.Dansl’anciennefaçondefaire,onanticipaitlesrabaisàvenir,lessoldes.Alors,pourquoisepresser?Onavaitqu’àattendrequelesprixbaissent,voilàtout,ce

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quinepoussefranchementpasà laconsommationetquicomprimelesmargesdesdistributeurs.TandisquechezZara,lesproduitsnerestentpaslongtempsenrayon, il fautsedépêcher,vite,vite,avantqu’iln’yenaitplus.Et le toutsansavoiràcasserlesprix.

MaislalistedesavantagesàprocédercommelefaitZaranes’arrêtepaslà.Puisquelescollectionssontfabriquéesenquantitélimitée,ilyauneimpressiond’exclusivité.Ilyapeudechancequelesautresfillesdanslarue,sacollèguedebureau ou sa meilleure copine, porte les mêmes vêtements. La rareté crée lavaleur,donclaconvoitise.C’estencelaqueZaraserapprochedesstandardsdelahautecouture,toutenpratiquantlesprixduprêtàporter.

Enfin, dernier avantage, car il y en a encore un, les clients reviennentfréquemmentdanslesmagasins,pourvoir lesnouvellescollections.Plusilyade nouveautés, plus on attire du monde et plus on peut espérer que chaqueclienteentrantdansunmagasinenressorteavecquelque-chose.ChezZara,lescollectionschangenttouslesmois.

Toutceciprésenteuneexigence:uneextrêmerapiditédeconception.Unelogistique implacable est la clé de la réussite d’un tel modèle. Zara peutdévelopperunvêtementetl’avoirenmagasinendeuxoutroissemaines,contreplusieurs mois chez la concurrence. Le tout sans baisse de qualité ou destanding. D’ailleurs, KateMiddleton s’habille fréquemment enZara, coup depub formidable !Cequipermetcette rapiditéd’exécutionestuneorganisationbienhuilée.Touteslescollectionssontconçuesausiège,àLaCorogne.Etellessonttoutesstandardiséespourlemondeentier.Commelescollectionschangentsouvent, il faut être inventif et savoir se renouveler. D’ailleurs, l’une descritiquesrégulièrementquiluiestadressée,enplusdesconditionsdetravaildesesouvriersdutiers-monde,estdeparfoisunpeutropcopierpar-dessusl’épauledesvoisins,d’artistesetd’autrescréateurs.

Continuons à détailler la stratégie de cette entreprise qui dépenseextrêmement peu en publicité, contrairement à la plupart de ses concurrents.L’idéeestqu’ilestinutilededépenserdessouspourunequelconquepromotion.Si les produits présentent un bon rapport qualité-prix, le bouche à oreille s’enchargera. Zara préfère dépenser dans l’emplacement de ses magasins,

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notammentdansdesquartiersbiencommerçantsetplutôtchics.Enétantlocaliséàcôtédeboutiquesdeluxe,Zaras’éclaboussedeleurnotoriété.Parexemple,leprincipalmagasindeNewYorkestl’emplacementlepluscherdelaville.

Lorsqu’onparled’AmancioOrtega,onpensetoutdesuiteàZaraquiest,ilest vrai, la marque emblématique. Mais la marque appartient à une sociétéholding (ou société parapluie si on veut parler français) appelée Inditex, dontAmancio Ortega détient cinquante-neuf pourcents. Inditex, ou Industria deDiseño Textil de son nom entier, a été créée en 1985, au moment où Zaras’apprêtait à partir à la conquête du monde. Sous cette société parapluie,Amancioapudévelopperd’autresmarquespourtoucheruneclientèlepluslarge,ouatoutsimplementrachetélesentreprisesquil’intéressaient.

En1991illancePull&Bearpourtoucheruneclientèleplutôtjeune,urbaineetdebonnefamille.Desfilsàpapa,pourrait-ondire.Lamêmeannée,ilrachèteMassimoDutti, une entreprise non pas italienne comme son nom pourrait lelaisserpenser,maisespagnole,originairedeBarcelone.Aveccetteacquisition,Inditexviseunsegmentplushautdegamme.En2000InditexlanceBershkaetStradivarius.PuisOyshoen2001,pourtoucheruneclientèleasiatique.Ensuite,c’est au tour deZarahome de voir le jour et ce, dans le but de diversifier legroupedansladécorationetl’ameublement.Eten2008apparaîtUterqüe,plutôtspécialiséedanslesaccessoires.

Grâceàcettediversification,Inditexvisetouslestypesdeclients,aurisquede voir sesmarques semarcher sur les pieds les unes des autres.En stratégied’entreprise,onappelleçaducannibalisme.Etlesuccèsnes’estjamaisdémenti.Inditex compte plus de sept mille magasins dans le monde. Depuis 2004, lesboutiquesouvrentaurythmeunpeufoud’environuneparjour…

En2001,legroupeentreenbourseetvendvingtpourcentsdesoncapital.Lecours boursier, autour de trois euros soixante-dix en 2001, tourne autour detrente-cinq euros aujourd’hui !Dès les années 2000,AmancioOrtega devientl’homme le plus riche d’Espagne. En 2015, il est même devenu, pendantquelquesjours,l’hommeleplusrichedumonde.

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Parlons un peu d’Amancio Ortega, l’homme. Nous avons déjà décrit sesoriginesmodestesetsaformationparlapratiqueplutôtqueparl’école.Celuiquin’ajamaismislespiedsdansuneuniversitévoitdésormaissesidéesenseignéesdanslesplusprestigieusesécolesdecommercedumonde,chapeaul’artiste!

Sa formation bien peu académique se retrouve dans son style demanagement. Ilprivilégie lacommunicationoralesur l’écrit. Ilnepossèdepasdebureauàproprementparleretpassesontempsàsepromenerdansseslocauxetateliers,distribuantconseilsetremontagesdebretelles,connaissantàfondseséquipesetsonbusiness.Lemidi,ildéjeuneàlacantined’entreprise,commetoutlemonde.Enfait,sonstyleetsafaçondefairen’apasévoluéaveclesuccès,ilestrestélemême,toutsimplement.

Amancio Ortega est un discret. Il donne bien peu d’interviews, fuit lesmédias,n’estpasdugenreàdéfilersur les tapisrouges.Onluiconnaîtpeudepassions, si ce n’est le textile, bien sûr, et s’occuper de ses animaux dans sapropriété de campagne. Il n’a pas déménagé dans une quelconque destination«bling-bling»maishabitetoujoursàLaCorogne,prochedusièged’Inditexetde ses équipes. Pourtant, il n’est pas du genre économe, voire radin, commeIngvarKamprad.Ilpossèdeunsplendidejetprivé,ainsiqu’uncomplexehôtelierultra luxueux à Miami où il séjourne parfois. Il a également acheté la TorrePicasoàMadrid,quifutuntempsleplushautd’Espagne.

Comme la plupart des richissimesmilliardaires, il a ses petitesœuvres decharité.Mais c’est une philanthropie discrète, il n’est pas du genre à se faireprendreenphotoentraindesignerdeschèquespourl’Afrique.Chaqueannée,ilfinance les études de cinq cent espagnols aux États-Unis ou au Canada. Et ilpaye régulièrement les actions de Caritas International, une confédérationd’organisationscatholiquesàbutcaritatifdontlabranchefrançaiseestlesecourscatholique.

Queretenirdel’époustouflanteréussited’AmancioOrtega?Sonsuccèsnes’estpasconstruitsuruneambitiondébordante.Cen’estpasunrequin.Saforceestd’avoiruneconnaissanceparfaitedesonsecteurd’activité.Ilconnaîttout,atout appris, a pratiqué tous les métiers. En fait, il a les compétences pour

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effectuer lui-même toutes les étapes : dessiner un vêtement, le coudre et levendre.

Ainsi, il apudécelerdes incohérencesdans la façonde fairehabituelle. Ils’est dit qu’il pouvait fairemieux, retourner à son avantage les faiblesses desconcurrents. Avec pas mal d’efforts, beaucoup de culot et encore plus depatience,ilyestparvenu.Unebienbelleaventure!

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JeffBezos:lavente,maisenligne

Amazon.com,quenousabrègeronsparlasuiteenAmazonpoursefaciliterlavie, est indissociable de son charismatique fondateur Jeff Bezos. Avant de sepencher sur le casAmazon, il convient donc de s’intéresser à cet entrepreneuratypique, aujourd’hui deuxième fortune mondiale (et qui avait mêmemomentanément dépasséBill Gates avant que le cours boursier d’Amazon neflanchelégèrement).

Jeffrey(dit«Jeff»)Jorgensenestnéen1964àAlbuquerque,danslesuddesEtats-Unis.Non, pas «Bezos », on a bien dit « Jorgensen » ! Son papa, TedJorgensen, l’abandonne.Samèreavaitdix-sept ans à sanaissanceet l’onpeutsupposerque lepetit Jeffn’étaitpasdésiré.Ensuitedequoi samère rencontreMiguelBezos,unimmigrécubainquiadopteJeffalorsqu’ilaquatreansetquiluidonnesonnom.

LafamilledéménageauTexas,puisenCalifornie.Cesontdesgensplutôtmodestes,laclassemoyenneaméricainedanstoutesabanalité.Jeff,enfant,estdugenrebricoleuretplutôtdouéàl’école,maiscen’estpasunenfantprodigeàlaEdisonouMusk.Ilcommencedesétudesdesciencesàl’universitédeFloride,puisaidépardebons résultats, il entreàPrincetonoù ilobtient, en1986, sondiplômeeninformatique.Après-quoi,directionNew-YorkoùiltravaillecommeinformaticienpourdiversescompagniesfinancièresdeWallStreet.Jusqu’ici,unparcoursuniversitaireetprofessionnelsansfaussenote,maispasextraordinairenonplus.

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C’est en 1994 que tout bascule. Informaticien de profession, Jeff est auxpremièreslogespourvoirémergerinternet.Ilcomprendvitequ’ilyauneplaceà prendre dans cette technologie naissante. Il ne sait pas encore exactementcomment,maisilabienl’intentiondetentersachance.Commeditl’undesesgrandsprincipes:ilnefautjamaisavoirderegrets.Alors,pournepasdéplorerden’avoirtentésachance,ilplaquetoutetlancesonentreprise.

Sesamisetcollèguesleprennentpourundouxilluminédeplaquerainsiuntravailbienpayédans la financeafinde se lancerdansuneaventuredont lui-mêmediscernemal les contours.Qu’importe, il se lance !L’entrepreneuriat asoncentresurlacôteouest,pasàNewYork,aussidécide-t-ildedéménager.Ilentasse tous sesmeubles dans un camion de déménagement et donne commeseuleconsigneauchauffeurde«roulerversl’ouest»,carlui-mêmeneconnaitpasencoresonpointdechute.

On pourrait penser qu’il se dirige vers San Francisco et laSilicon Valley.Maissaroutelemèneplusaunord,àSeattle.CommeMicrosofts’yestinstallé,ilpourrafacilementtrouverdesinformaticiensdanslarégion.Danslegaragedesa nouvelle maison, il lance Amazon.com le 5 juillet 1994. Encore unemultinationalequiestnéedansungarage!EtpourquoiAmazon?Audébut,Jeffpensait appeler son entreprise Cadabra, parce-que ça fait penser à« abracadabra ». Mais un avocat, au téléphone, a mal entendu le nom etdemande, surpris,«Cadaver? ».Appeler son entreprise par unnomque l’onconfond avec un cadavre n’est pas une riche idée. Alors Jeff empoigne undictionnaire, lefeuillette,etseditqueAmazonn’estpasmal,ça faitpenseraufleuve,çadonneuncôtéexotiqueetdifférent,àl’imagedel’entreprisequ’ilveutcréer.

Jeff voulait se lancer dans internet mais sans trop savoir par quel boutl’attraper.C’estunarrêtdelaCourSuprêmequiledécidepourlaventeenligne.En effet, selon cet arrêt, les entreprises de vente par correspondance sontexonéréesdeTVAdanslesÉtatsoùellesn’ontpasdeprésencephysique.Sanscetarrêt, il aurait toutaussibienpu tenter sachancedansun toutautreaspectd’internet,et sonhistoireauraitétébiendifférente…Onsentd’ailleurs,dès le

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débutde l’aventure, l’obsessionde Jeffdecasser les coûts coûtequecoûte, sil’onpeutdire.Soncôtégrippe-sousnedatepasd’hier.

Amazon,audébut,venddeslivres.MaisdanslapenséedeJeffBezos,ilestévident que ce n’est qu’un premier pas. Il s’était demandé quel produit sevendrait lemieuxen ligneet il adécidéde s’attaqueraumarchédu livre. Il avisé juste. Les débuts sont prometteurs et, si les profits se font attendre, lacroissancedesventesestaurendez-vous.Trèsvite,legaragedevienttroppetitetl’entreprise déménage dans des locaux plus opérationnels, puis d’autres, plusgrands.

Déjà, l’organisation « à la Bezos » se fait sentir. C’est-à-dire priorité auclient et discipline de fer. Jeff Bezos,malgré son rire tonitruant, n’est pas unrigolo. Ilmèneses troupesà labaguette, semontred’uneexigenceextrêmeetviresansscrupuleceuxàquiçaneplaitpas.Malheuràsestroupess’ilreçoituneplaintedelapartd’unclient!

EtAmazon grandit, grandit, portée par l’engouement autour d’internet quicaractériselafindesannéesquatre-vingt-dix.En1997,àlafoisconsécrationetmoyendeleverplusdecapitaux,Amazonentreenbourse,surleNasdaqàNewYork. Introduite à dix-huit dollars, le cours d’Amazon grimpe jusqu’à plus decent dollars au tournant du siècle. C’est l’époque où tout ce qui a le suffixe«.com»flambeenbourse,mêmesilespertessontabyssales,mêmesil’onn’aaucuneidéedecommentl’entrepriseenquestiongagneraunjourdel’argent;àl’instar de Pets.com, spécialisé dans la vente d’articles pour animauxdomestiques, dont l’ascension puis l’effondrement en bourse est devenu lesymboledel’hystériegénérale.

D’ailleurs,Amazonneferapasexceptionàlarègle.Tantquelaboursealemoralaubeau fixe, toutbaigne.Trouverdes financementsestun jeud’enfant.Toutcommemotiver les troupes.Car lacarottepour faire trimer lesemployésjusqu’à seize heures par jour, chez Amazon comme chez beaucoup d’autresentreprises du secteur, ce sont les stocks options. C’est-à-dire des actions del’entreprise que les salariés peuvent acheter à un prix donné. Si, par exemple,vos stocks options vous donnent le droit d’acheter des actions Amazon a,mettons,vingtdollarsalorsque lesditesactionscotentcentdollarsà labourse,

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votregainestde,comptezavecmoi,quatre-vingtdollarsparaction.Donc, lesemployésonttoutintérêtàsedonnerpourquel’entrepriseprospèreetbondisseenbourse.Lacultured’entreprised’Amazonveutquel’ontravailleparpassionetpargoûtdu travailbienfait.Facileàdirequand laboursemonte.Mais,dèsqueleschosestournerontmal,onserendravitecomptequelaseulepassiondel’effortn’estpasunélémentsuffisantpourmotiverlessalariés.

Commetoutlemonde,Amazondévisseenbourseaudébutdesannées2000.Lecoursdel’action,quiavaitdépassélescentdollars,semaintientpéniblementàhuitdollarsen2001.Autantdirequelesstocksoptionsnevalentplusrienetque lever des fonds est mission impossible. Pourtant, Amazon est parvenu àsurmonter la tempête, non sans mal, après diverses réorganisationsaccompagnéesdelicenciements.Cequiasauvél’entrepriseesttoutsimplementqu’elle avait levé suffisamment de capitaux et contracté de gros montants dedette avant le plongeon boursier. Ainsi, elle avait les poches suffisammentrempliespouraffronterunpassageàvideetunepénuriedefinancements.Sansce matelas financier, l’entreprise aurait probablement fait faillite, comme tantd’autresàl’époque.

Mais que fait doncAmazon pour que ça marche si bien ? Elle vend desproduits en ligne,d’accord, des livres et àpeuprèsn’importequoi, etprélèveunemargesurchaqueopération,commen’importequelcommerçantclassique.Commeleclientpaiecomptantetquelesfournisseurssontgénéralementpayésavecundécalage,Amazon,commelaplupartdesdistributeurs,dégageunfondsderoulementnégatif,c’est-à-direqu’elleadel’argentdisponible.Cettestratégieestd’ailleursdifférentedecelleduconcurrentchinoisd’Amazon,Alibaba,quinefaitpayerlesclientsqu’àlaréceptiondeleurcolis,cequidiminuelecashdontdisposel’entreprisemaisaméliorelasatisfactionclient.

Lepointintéressant,c’estqu’Amazonestdevenuunesortedemarchéensoi.Chacun peu, assis derrière son écran d’ordinateur, vendre des produits parl’intermédiaire du site.D’ailleurs, certains petitsmalins vivent d’achats qu’ilsfontengrosdanslesmagasins,parexempleaumomentdessoldes,puisqu’ilsrevendentpluschersurAmazon.Dessortesde«spéculateurssurAmazon»,en

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quelque sorte. Et c’est d’ailleurs cet aspect-là qui lui donne une forceincroyable:lechoixyestimmense.Puisquelesvendeurssontlégionsurlesite,l’offreestpléthorique.Sivoussouhaitezacheterun livre,vousêtesàpeuprèscertaindele trouver,qu’ilsoitneufoud’occasion.Ducoup, les libraires,dontlesrayonssontphysiquementbienplusréduitsqueceuxpotentiellementillimitésd’Amazon,souffrent.Ilsontunmalfouàfairelepoids,quecesoitsurleprix(iln’yapasdeloisurleprixuniqueauxEtats-Unis)ousurlalargeurdelagamme.L’idée est brillante : les particuliers qui vendent sur Amazon s’occupent destockerlesproduitschezeux,surleurétagère,etainsilesfraisdestockagesontévités.

Nous sommes dans l’internet. Et, rappelez-vous des entrepreneursprécédents, internet se rémunère bien souvent par la publicité. Fort d’unequantité incroyable de données sur les consommateurs, les grandes entreprisesdunetsontcapablesdecibler lapublicitéenfonctionduprofildel’internaute,atout incomparable faceàunpanneaupublicitaire,dans lemétropar exemple,qui s’adresse à tout le monde sans discernement. Et Amazon dispose d’unequantité incroyable de données sur ces clients, données qu’elle vend à desentreprisessouhaitantfaireleurpub.Cepostederecetteestd’ailleursceluiquiprogresseleplusvite.

L’entrepriseagrandi trèsvite.LastratégiedeJeffBezosa toujoursétédeprivilégier la croissance sur la rentabilité. Autrement dit, à peu près tout cequ’elle gagne est réinvesti et elle verse très peu de dividendes. L’idée est des’étendre,encoreettoujours,decasserlesprixpourasphyxierlaconcurrenceet,ensuite, une fois la position bien établie, gagner beaucoup d’argent. Pourl’instant,çamarche!LesinvestisseursfontconfianceàBezosetlaprogressionconstanteduchiffred’affairesinciteàl’optimisme.Depuisletroud’airdudébutdesannées2000,lecoursboursieragrimpé,grimpé,grimpé.En2017,l’actionAmazonadépassélesmilledollarscontre,onlerappelle,huitdollarsen2001!Ainsi,lesinvestisseursnesontpasmécontentsdenepastoucherdedividendespuisquelecoursdel’actionmonteetqu’ilspeuventréaliserunebelleplus-value.

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La question qui se pose est de savoir si ce modèle peut durer encorelongtemps. Car, à un moment ou un autre, la croissance va obligatoirementfreineret,pourgagnerde l’argent, il faudraalorsaugmenter lesprix.Mais,enaugmentantlesprix,laclientèlerisquefortdefuirverslaconcurrence,puisquel’argument massue d’Amazon est le prix. Va s’opérer, pour Amazon, unrééquilibrageàhaut risque.Cesera lemomentpourJeffBezosdeprouversestalentsdemanager.

Pourl’instant,lemanagementestsimple:casserlescoûtsaumaximumpourcasser les prix et tuer la concurrence. On est sur une stratégie low-cost, à laRyanair ou Aldi. À la différence près qu’Amazon se préoccupe plus de lasatisfactionclientquecesdeuxautresentreprises,notammentparcequelaventeenlignerendleclientplussuspicieux,ilfautlechoyerpournepasl’effrayer.

Bezoscoupe lescoûts, à la tronçonneuse.Parexemple, à sesdébuts, alorsqu’il commence à avoir quelques employés, il leur fabrique un bureau enbricolantunevieilleporte.Lafrugalitéestd’ailleursl’undesgrandsprincipesdelacultured’Amazon.Onluireprochemêmeuncertainpenchantpourl’avarice.Sanscompterles«optimisations fiscales»qui fontapparaîtredesprofitsdansdes lieux aussi exotiques que faiblement soumis à l’impôt, comme les autresentreprisesdunet.Cequifait,àjustetitre,hurlerleslibrairesquieuxpaientlesimpôts plein pot ! Et puis, couper les coûts signifie couper les coûts depersonnel.Amazonn’estpasréputépoursessalairesmirobolants,entouscaspaspour le petit personnel travaillant dans les centres logistiques. La gestion desressourceshumainesestdugenrefastfood:salaireauplancheretexigencesauplafond.Bezosn’estpasun tendre. Il s’estmêmevudécerné le titrede«pirepatrondumonde»parlaConfédérationsyndicaleinternationaleen2014.

Nous ne pouvons pas nous empêcher, pour expliquer le fonctionnementd’Amazon,dereveniretd’insistersurlacultured’entreprise.Déjà,cetteculturereposesurunefiguremythique,unchef,unpresquedemi-dieu:JeffBezos.Toutlemondeconnaîtsonhistoire,toutlemondedoitconnaîtresonhistoire,lafaçondont il a tout plaqué pour lancer la librairie en ligne dans son garage jusqu’àtutoyer le haut du classement des plus grosses fortunesmondiales. Les cadresd’Amazonsedemandentconstammentsicequ’ilsfontplairaoupasà«Jeff»,

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commeonl’appelleeninterne.Ettoutlemondetrembleàl’idéedeseprendreune engueulade. Si un client se plaint, on ne se contente pas de lui offrir unquelconque dédommagement. Il faut surtout, en interne, voir ce qui a dérapépourconduireàcette insatisfaction.Car ilyaquelque-chosequeJeffsupporteencoremoinsqu’uneplainteclient,c’estunenouvelleréclamationrésultantd’unproblèmequin’apasétéréglélapremièrefois.Danscecas,lefautifeninternepeutdéjàcommenceràenvoyersescandidaturesailleurs…

Cetteculture,donnelaprioritéauclient.CequeJeffdétestepar-dessustout,c’estqu’uneplainteremontejusqu’àlui.Cesoucid’uneexpérienceclientréussieestd’autantplusimportantqu’Amazonmisepeusur lapub,etbeaucoupsur leboucheàoreille.Cequipermetdelimiterlesdépensesdecommunicationmaisoblige,enretour,àunserviceclientoptimal.

Cetteexigencedequalitéimpliqueunengagementtotaldessalariés,parfoisdécrié, comme on l’a vu précédemment. Même les cadres, au début, étaientinvités à retrousser leursmanchesde chemises avant les fêtespour, après leurjournée,alleraideràl’emballagedescolis.

Commebeaucoupd’autresentreprises,Amazonadesrègles,descodes,desprincipes.Ilyanotammentunelistede«quatorzeprincipes»dont lepremierest, on l’aura deviné, l’obsession de la clientèle. Les suivants sont : pense auniveaudel’entrepriseetpasjustedetonéquipe,inventeetsimplifie,lescadresont raison, embauche et promeut les meilleurs, fixe des objectifs audacieux,pense grand, sois rapide, sois frugal, sois critique envers toi-même, gagne laconfiancedesautres,soucie-toidesdétails,reconnaisteserreurset,derniermaispasdesmoindres,délivredes résultats.Tout cecipeut ressembler àunbaratinpassablementvidedesensmaisla«cultureAmazon»esttrèsforteeninterne.Etceuxquinecadrentpass’enrendentvitecompte,oul’onsechargeradeleleurfairecomprendre…

Amazonacommencéparvendredeslivres,puisavenduàpeuprèstoutetn’importe quoi.Mais Jeff ne s’est pas arrêté à la vente, il a eu bien d’autresambitions, trop selon sesdétracteursqui lui reprochentde s’éparpiller etde se

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lancerdansdesprojetséloignésdesoncœurdemétieretpourlesquelsiln’apasdecompétenceparticulière.

Ladiversificationlaplusconnued’Amazons’est faitesansgrandesurprisedansleslivres,etplusprécisémentdansleslivresélectroniquesavecleKindle,la liseuse électronique. Mais Jeff ne s’est pas borné à fabriquer une simpleliseuse.Ilaenfaitdéveloppéunesortedegigantesquemaisond’éditionenligne.Si vous écrivezun livre et quevous êtes recalé chez tous les éditeurs, il vousreste la possibilité de l’auto publication. Un procédé qui coûte généralementassez cher. Sauf sur Amazon. Vous aurez la possibilité que votre livre soitdisponible en ligne, qu’il puisse être imprimé à la demande ou disponible surKindle.Vous fixezvous-même leprixdevente, sur lequelAmazon prélève sacommission,rienn’estgratuitencebasmonde…

MaisAmazonetJeffsesontétendusbienau-delàdulivreetdelavente.Parexemple, l’entreprise s’est lancée dans le cinéma et la musique. Elle vanotammentproduireetdistribuerleprochainWoodyAllen.Jeffs’estlancédanslesmédias,enrachetant leWashingtonPost,célèbrequotidienquiagagnéseslettres de noblesse en révélant le scandale du Watergate. Ces temps-ci, lequotidien se montre particulièrement critique envers Donald Trump, ce quidégénèreenengueulades farouchesentre JeffetTrumpparcompteTweeter etmédias interposés. Récemment, Amazon s’est aussi lancée dans le commerce«standard»,c’estàdiredansunmagasinà l’ancienne,enrachetant lachaînebioWhole Foods dont raffolent les bobos des grandes villes américaines. Lafrénésied’acquisitionetdediversificationfontdireàcertains,peut-êtreunpeujaloux,queJeffvireraitunpeumégalomaneetquetoutcelarisquedemalfinir.Maispourl’instant,çamarche,entouscasc’estcequepensentlesinvestisseursenboursequicontinuentderéclamerdesactionsAmazon.

Àtitrepluspersonnel,JeffaégalementfondéBlueOriginen2000,dansledomainespatial.Lebut,unpeucommeSpaceXd’ElonMusk,estderéduirelecoût de l’accès à l’espace, sauf que la visée de Jeff est plutôt de proposer dutourisme spatial que de lancer des satellites.Le terrain du tourisme spatial estdéjàpris,maisBlueOrigincomptebiensefaireuneplaceausoleilencassantles

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prix.Lespremierstouristesenvoyésenl’airsontprévuspour2018.Prévoirtoutdemêmedeuxcentmilledollarspourdixminutesdevol…

Enplusdetoutça,carcen’estpasfini,JeffafondéBezosExpeditions,unesociétéàmi-cheminentreunfondd’investissementetunfonddecapital-risque,dontl’objectifestdefinancerd’autressociétés,généralementdejeunesstart-upstechnologiques. Bezos Expeditions a investi dans plusieurs dizainesd’entreprises,avecdesfortunesdiverses.CommeAmazonaétécrééeaumilieudesannéesquatre-vingt-dix,c’estàdireàl’âgedescavernesdel’internet,Jeffaétél’unedespremièresfortunesdunetetaservid’angedesaffairespourceuxquisontvenuaprès.Parmilessociétésdanslesquelsilaeuleflaird’investir,oncomptecertainsnomsconnus:Google,Twitter,AirbnbouencoreUber.

Pour le futur, Jeff ne manque pas d’idées. La plus intéressante etrévolutionnaire est probablement la livraison par drone. Le défi centrald’Amazonestd’acheminerrapidementetsansfaussenotelescommandes.Etlaposte,quoiqu’efficace,n’estpastrèsrapide.L’idéeestsimple:avoirunearméede drones qui partiraient de ses entrepôts pour livrer les clients en quelquesheures.Ainsi,vouspourriezavoirundronequi seposedansvotre jardinpourlivrervotrelivre,oucequevousavezcommandéd’autre.Leprojetestencoreàla phase expérimentale.Mais il y a là, potentiellement, de quoi bouleverser lavente par correspondance, et la distribution en général puisqu’Amazondétiendraitalorsunavantageconcurrentielimmense.

C’enseraitdéfinitivementfinideslibrairiesquineseraientplusfréquentéesque par quelques puristes, insouciants du temps qui passe et des évolutionsétreignant le monde. Amazon est accusé d’avoir conduit bon nombres deboutiques à la faillite. On est en présence, typiquement, d’un processus dedestruction créatrice à la Schumpeter, dans laquelle une nouvelle activitéapparaît,relayantl’ancienneaurangdecuriositéhistorique.

Maisonpeutaussivoirleboncôtédeschoses…Amazonetlecommerceenligneengénéralpermettentàdespersonnesquin’ontpasforcémentaccèsauxmagasins d’avoir un choix illimité d’objets livrables à domicile. Par exempledans les régions reculées, les personnes âgées ou handicapées. Ou ceux quidétestentplusque tout lesboutiquesbondées et les filesd’attente aux caisses.

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Amazon crée aussi de nouvelles opportunités, comme la revente de produitsd’occasionenligne,générantunpotentielcomplémentderevenu.Sanscompterles auteurs en herbe qui ont pu se faire connaître grâce à l’édition en ligne(commeAgnèsMartin-Lugand), ainsi que les petites entreprises qui n’ont pasaccèsauxcircuitsdegrandedistribution.Toutcecijusqu’aujour,plusoumoinslointain,oùAmazonseraàsontourévincéparunenouvelletechnologie.Laroueducapitalismeauraalorseffectuéunbonquartdetour.

Terminons cette partie en nous attardant un peu plus sur Jeff Bezos,l’homme, tellement indissociable de l’entreprise qu’il a créé.Nous avons déjàparlédelafaçondontilmènesestroupesàlabaguette,maisonnepeuts’arrêteràça.Car,aupremierabord, iln’a rienduchef tyrannique.C’estplutôt lebonpère de famille (il a quatre enfants dont il s’occupe généralement le matin),jovialetrieur,grosdormeur(huitheuresparnuit,unevraiehibernationpourunentrepreneurmultimilliardaire),pasdutoutlegenrehyperactif.Letypeavecquionaimeraitprendreunebièreau troquetducoin. Ilyadonc,pourrait-ondire,deux Jeff Bezos. Le patron intraitable d’un côté, le brave père de famille del’autre.

Politiquement, il est proche des libertariens, une tendance très peudéveloppéecheznous.EnFrance,onlescatalogueraitplutôtàgauche,parleurdéfensedumariagehomosexueloudelalégalisationducannabis.Maisdanslemêmetemps, les libertariensontuneapproche très libéralede l’économie,unevisiongénéralementassociéeàladroite.Ilsveulentlemoinsd’État,d’impôtetde régulationpossible : place aumarché et à la concurrence !Cette approche,socialementetéconomiquementlibérale,esttrèsrépanduedanslaSiliconValleyetchezlesrichissimeshommesd’affairesdel’internet.

Enplusdesonsoutienpolitiqueàdifférentescauseslibertariennescommelemariage pour tous, Jeff Bezos s’est lui aussi lancé dans des œuvresphilanthropiques. Ses dons vont à la recherche médicale, aux écoles et auxmusées. Mais les sommes données sont relativement faibles au regard de safortune et en comparaison d’autres milliardaires tel que Bill Gates. Ce qui

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renforce,unefoisdeplus, lavisiond’unpersonnageavecdesoursinsdans lespoches,avare,ilfautdirelemot.

Commetousceuxquiontréussi, ildonneà intervallerégulierdesconseilsauxpetits jeunesdansdesconférencesou interviews et énonce les«règlesdeconduite»quiguidentsonactionetl’ontconduitausuccès.Parmicelles-ci,onretientdenepasavoirderegret.Faceàunesituationdonnée,ilfautsedemandersil’onauraunjourdesremordsenfaisantounefaisantpastelleoutellechose.C’estcettedémarchequil’aconduitàtoutplaquerpourselancerdansl’aventured’internet. Il sedoutait bienque ses chancesde succès étaientminces,mais ilétaitcertainqu’ilregretteraitdenepasavoiressayé.Parmilesautres«règlesdeconduite»,ilconseilledesuivresapassion.Denefairequedeschosesquel’onaimevraiment,sanssesoucierdeleurprofitabilitéimmédiate.Carcen’estqu’enfaisantcequinousplaîtqu’onpeuttravaillersanscompteretdevenirvraimenttrèsbon.Uneapproched’ailleursassezprochedecequedisaitSteveJobs,auxétudiants de Stanford, lors de son célèbre discours de remise des diplômes.Ensuite on trouve, pêle-mêle, d’investir dans des produits plutôt que dans lemarketing,detrouverunbonnompourlamarque(etd’éviterunnomquifassepenser à un cadavre…), de se soucier du client, de construire une cultured’entreprise,deprendredes risquesetdesebattrepourquelque-chosedeplusgrand que soit. Autrement dit, de ne pas penser à la belle maison qu’on vaacheter quand on aura fait fortune,mais aux opportunités qu’on va créer, auxévolutionspositivesquel’entreprisepeutapporterdanslemonde.

Cettelistede«règlesquiconduisentunentrepreneurausuccès»n’estpasfondamentalementrévolutionnaire.Beaucoupdesentrepreneursdontnousavonsparléavaient,explicitementounon,unedémarcheassezsimilaire.Alors,qu’est-cequiapermisàJeffBezos,informaticiendoué,dedevenirladeuxièmefortunemondiale ?Beaucoup de sueur, surtout au début,mais c’est le lot de tous lesentrepreneurs, qu’ils réussissent ou non. Pas mal de chance sûrement, ça faitpartiedetoutsuccèsfoudroyant.Mais,plusquetout,Amazonacertainementeul’avantagedeselancertôtdanslaventeenligne.QuandJeffdémissionnepourselancer,noussommesen1994etlaruéeversinternetn’apascommencé,elleviendraquelquesannéesplustard.Jeffasentiunventporteuravantlesautres,il

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s’estpositionnédèsledépart,cequiluiapermisdeprendreuntempsd’avancesurlaconcurrence.Alors,pourexpliquerlaréussiteàpeinecroyabled’Amazon,plus que le travail, le génie ou la chance, il faut regarder du côté d’un autreparamètre:leflair!

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Alibaba:sésame,enrichi-moi!

Dites «Alibaba » à n’importe-qui, et il vous répondra « sésame, ouvre-toi!».Etc’estbienlaraisonpourlaquelleuneentreprisededistributionenlignechinoises’estbaptiséeainsi,alorsqu’ellen’avaitrienàvoiraveclaPerseetseslégendes.Card’entréedejeu,sonfondateur,lebouillonnantetoriginalJackMa,voit grand.Alors qu’il lance son site internet dans les années 1990, dans uneChine au capitalisme balbutiant et qui ignore en grande partie de ce qu’estinternet,JackMapensedéjààl’échelledumonde.Illuifauttrouverunnomàlahauteurde ses ambitions.Arrogancedémesurée, ambition aveuglanteougénievisionnaire,c’estauchoix.Iln’empêchequecepetithommefrêleestdésormaisla première fortune d’Asie, un parcours exceptionnel comme on n’en inventegénéralementqu’àHollywood!

JackMaestnéen1964àHangzhou,villecôtièredesenvironsdeShanghai.Sesparentsl’ontprénomméYun,qu’ilchangeraplustardenJack.Samèreestemployéed’usineet sonpèrephotographe. Ils sontd’originemodeste,onpeutmême dire pauvre, car la Chine de l’époque vit une période économiquetroublée. Les lubies deMao conduisent au désastre et la famine s’abat sur lepays. Inutiledepréciserqu’iln’yapas, à l’époque,d’entrepreneursenChine.L’entreprise privée y est interdite, sous peine de finir ligoté à un pelotond’exécution.

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Très jeune, Jack (appelons-le ainsi même s’il s’appelle encore Yun) sepassionne pour la littérature anglophone, et notammentLes aventures de TomSawyer,deMarkTwain.Ilcherchepartouslesmoyensàaméliorersonanglais,tâchearduedansunpaysculturellement fermé.Pourtant, leschosesévoluentàpartir de 1978. Deng Xiaoping, qui vient d’arriver au pouvoir, lance unepolitique d’ouverture afin de développer le pays et de le sortir des crises àrépétitionengendréesparl’isolationnismedeMao.Résultat:en1978,seulementquelques centaines d’étrangers visitentHangzhou. Ils seront quarantemille en1979!Jackaenfinlapossibilitédepratiquersonanglais.

Il propose à des touristes qu’il aborde dans la rue de leur servir de guidegratuitement,enéchangesimplementdelapossibilitédeparleranglais.Pendantdesannées,lejeuneJackseformeainsisurletas,àl’aidedesonbagoutetd’unecertaine audace.C’est d’ailleurs à cette occasion qu’il adopte le prénom Jack,qui lui a été suggéré par une touriste américaine dont le père et le mari seprénommaientainsi.

Moins anecdotique, il fait au cours de ses « visites rémunérées enopportunitéd’améliorersonanglais»uneautrerencontre,capitale:unefamilled’australiensnommésMorley.Lecourantestpasséentreeuxetcepetitchinoissouriant, affable et motivé. Ce fut le début d’une profonde amitié qui dureencore.Àtelpointque,lorsqueJackenaurabesoinquelquesannéesplustard,lesMorleyl’aiderontfinancièrement.

Pour l’instant, Jack poursuit ses études comme il peut. Il n’est pasparticulièrement brillant. Il échoue une première fois au gaokao, équivalentchinois du bac, puis une seconde fois. Entre temps, il réalise toutes sortes depetitsboulots,notammentlivreurdejournaux,toutencontinuantàperfectionnerson anglais en compagnie de touristes de passage. Les temps sont rudes ettrouverdutravail,mêmemalpayé,estdifficile.Ilestmêmerecaléparlachaînede fast food KFC. Il y avait vingt-quatre candidats et vingt-trois ont étéembauchés… Se lamenter et se décourager n’est pas dans la nature de Jack.Mêmes’ilaétérecaléau«bac»,lesnotesobtenuesàsasecondetentativeluidonnentlapossibilitédes’inscriredansunepetiteuniversitélocale,quin’ariendeprestigieux,leHangzhouTeachersCollege.

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Il continue son petit bonhomme de chemin, se forme sur le tas, tout engagnantsacroûte.En1985,ilvoyageàl’étrangerpourlapremièrefois,cequiauraunprofond impactsursavisiondumondeet sonouvertured’esprit.Et ilvoyageoù?EnAustralie,oùlesMorleyl’ontinvitéenvacances.Là,ilserendcompte que, contrairement à ce qu’affirment les médias officiels et ce qu’ilcroyaitlui-mêmefermement,laChinen’estpas,etdeloin,lepaysleplusrichedumonde…Ilcomprendaussiquel’entrepriseprivéepeutavoirdesvertusnonnégligeables pour s’enrichir et développer un pays, une idée qui trotteralongtempsdanssatêteavantdegermerunedizained’annéesplustard.

Mais lesMorley font plus que lui ouvrir les yeux. Ils lui envoient un peud’argent pour qu’il puisse continuer ses études.Alors il continue la fac, où ilrencontreunecertaineCathyet,bon,vousavezdevinélasuite,çaseterminelabague au doigt. LesMorley, toujours eux, offrent au jeune couple vingtmilledollarspourqu’ilspuissent s’installer, soitunepetite fortunedans laChinedel’époque.

LeseffortsdeJackfinissentparpayer.En1988,alorstitulaired’unelicenced’anglais, il commence à enseigner à l’Institut d’ingénierie électronique deHangzhou.C’estunprofappréciécarpragmatique : ilne s’engluepasdans lagrammaire,placeàlapratique!Pourtant,iln’apasl’intentiondefairecarrièredans l’enseignement. C’est l’entrepreneuriat qui l’attire. Après tout, c’estl’époqueoùDengXiaopingdéclareque«s’enrichirestglorieux»etque«l’onpeutdevenirricheetaiderlesautresàdevenirriche».LaChinechangeàunevitessefulguranteetJackcomptebienprendreletrainenmarche.

Enjanvier1994,àvingt-neufans,ilselanceencréantlaHangzhouHaibo,translationAgency,surnommée«Hope»,unesociétéquiproposedesservicesde traduction.Pour l’instant, iln’y travaillequ’à tempspartiel, enparallèledeses cours. Plus que de la traduction,Hope se veut un intermédiaire entre lemondedesaffaireschinoisetétranger.Lesdébutssontdifficiles.Pourtant,Jackmontredéjàdesqualitésquiseconfirmerontparlasuite:ténacitéetincroyablecapacité à motiver ses troupes. Pour Jack, le pari est osé, à une période oùl’entrepriseprivéeestencorevueenChinecommeuneoriginalitéàlalimitede

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lalégalité.Mais,l’âmed’entrepreneur,onl’aouonnel’apas…Puisquel’argentrentre mal, Hope se lance dans des activités annexes, notamment dans lecommercedefleurs,delivres,detapis…enfin,detoutcequipeutluipermettredegarderlatêtehorsdel’eau.Jackfaitainsi,sansvraimentl’avoiranticipé,sespremierspasdanslecommerce.

L’atoutdeJack,surtoutaudébut,étaitsaparfaitemaitriseduchinoisetdel’anglais. Le gouvernement local l’embauche pour une mission consistant àrégler un différend avec une entreprise américaine chargée de construire uneautoroute.Àcetteoccasion, ileffectuesonpremiervoyageauxEtats-Unis.Ensoit,cetravailn’apasrapportégros.Maisaucoursduvoyage,Jackadécouvertquelquechosequiallaitchangersavie:internet.

Jackestcomplètement fauchéet levoyageestplutôtdugenre folklorique,avecdesentrepreneursvéreuxquiluiproposentdespotsdevinetmenacentdeleséquestrer.Maistoutcecinecomptepas.Quand,àSeattle,Jacks’assoiepourla première fois devant un écran d’ordinateur et se connecte, c’est le coup defoudre. La révélation. Il va quitter définitivement l’enseignement pour seconsacrerexclusivementà l’entrepreneuriat.Etsonentrepriseutilisera internet,soninstinctimplacableaflairélemagotquireposesouscettetechnologie.Avecunami,StuartTrusty, il créeun site internetpourHope qui, selon sonpropreaveu,étaitaffreusementmoche.Pourtant,quelquesheuresaprèslelancementdusite, lespremiersmailsarrivent,sansqueJacknesacheencorecequ’estune-mail…

Audébut,Jacknepensepasfairedelaventesurinternet.Sonidéeestplutôtdecréerunesorted’annuaire,despagesjaunesenligne,àlafoisenanglaisetenchinois. Le 10mai 1995, il crée l’une des premières entreprises chinoises del’internet :Hangzhou Haibo Network Consulting, plus connu sous sa marqueChina Pages. Comme il se l’était promis, il démissionne de son posted’enseignantpourseconsacreràpleintempsàsonprojet.Sacapacitédetravailest,selonlestémoignesunanimes,prodigieuse.Ilrécoltetouteslesinformationspotentiellementutiles,lestraduitenanglaisetlesrentresursonsite.Lesmoyensdefinancementsontrares,alorsilempruntedel’argentàdesamisetàlafamille

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(cequ’onappellelelovemoney)etembaucheunpremiersalarié,enl’occurrencesafemme,Cathy.

Jack ne connait rien à l’informatique. Il s’entoure de collaborateurs pluscompétentsqueluietsous-traiteunepartiedel’aspecttechniqueàuneentrepriseaméricaine.Lesdébutssontdifficiles.Leproblèmeprincipalestqu’internetestencore très peu développé en Chine, voire inconnu de pas mal de monde.Difficile, dans ces conditions, de trouver des entreprises désireuses de payerpourêtrerépertoriéessurunsite«enligne»,alorsqu’ellesnesaventmêmepascequecelasignifie…

MaisJack,oncommenceàleconnaitre,neselaissepasabattrepoursipeu.Ilsedémènecommeunbeaudiablepourfaireconnaîtresonentrepriseetpréditqu’internetseralatechnologiedufutur.IlcitemêmeBillGatesenclamantque«internetvabientôtchangerlaviedetouslesêtreshumains»,ettantpiss’ilainventé lacitationde toutespiècespourpromouvoir la technologieutiliséeparson entreprise…Et petit à petit, les contrats entrent. Jack décroche un contratpourfabriquerlesiteinternetdelaprovinceduZhejiang.Ilsefaitunnomquicommence à être connu dans lemonde, encore naissant, de l’internet chinois.ChinaPages grandit, peut-être un peu trop vite, car l’argent vient àmanquer.JackestobligédefusionneravecDife.L’unionesttoutautantéconomiquequepolitique,carDifeestunefilialed’unpuissantgrouped’Etat,etJacksetrouvecontraintd’obéiràson«partenaire»plusoumoinsimposé.Ilrevendsespartset part à Pékin où il vient d’accepter un poste au Ministère du commerceextérieur et de la coopération économique. Tout ceci s’est fait de manièreopaque,maisnuldoutequel’Etatchinoisadécidéd’avalercettepetiteentreprisepourassoirsonemprisesurinternet.Cen’estpasdegaitédecœurqueJackseretrouveàPékindansunmétierdefonctionnaire.Lapassiondel’entrepreneuriatbrûletoujoursaussifortenlui.Alorsilpatiente.Sonheureviendra.

Latraverséedudésertauradurédeuxans.Audébutdel’année1999,JackcréeAlibaba. Nous y voilà ! Cette fois sera la bonne pour trois raisons selonJack, un brin bravache : «Nous n’avions pas d’argent, nous n’avions pas detechnologie,nousn’avionspasdeplan».Si,avecChinaPages, Jackavaitété

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unprécurseurdel’internet,en1999d’autresontdéjàfaitleurtroupendantquelui moisissait à Pékin. Mais Jack a quelques atouts et compétences qui luipermettront de renverser la vapeur. Déjà, sa relation avec Jerry Yang, co-fondateur de Yahoo ! et véritable star en Chine, lui donnait une certainelégitimité.C’estbienl’unedesrareschosesàlaquelleavaitservisonpassageàPékin : avoir eu la possibilité de rencontrer Jerry Yang… grâce à sa parfaitemaitrisedel’anglais!

AlibabaestlancéeàHangzhouavecdesanciensdeChinaPages.Audébut,lesitenefaitpasdelaventeenligneauprèsdugrandpublic,ilchercheàmettreen relation des PME, notamment chinoises et étrangères. Des « crevettes »,comme dit Jack en référence à son film préféré, ForrestGump, oùGump faitfortuneenpêchantdescrevettesaprèsunetempêtequiadétruittouslesbateauxconcurrents. Chez Jack, les références à Forrest Gump sont fréquentes,probablementqu’ilseretrouveunpeuchezlepersonnage:untypequinepaiepasdeminemaisquiserévèleêtreterriblementbrillant.

Alibaba comme les précédentes entreprises de Jack, a été fondée avecl’argent qu’il a pu récolter à droite et à gauche, dix-huit personnes au total,toutes d’origines modestes. Mais pour cette entreprise chinoise naissante, laréférenceestexplicitementlaSiliconValley,dansuneoppositionaffichéeavecla bureaucratie pékinoise. On travaille dur, on innove, on se démarque desautres, on aplatit les niveaux hiérarchiques au maximum. Et Jack insuffle ledynamisme, faites-lui confiance là-dessus ! Son style excentrique, ses showspour remotiver les troupeset sespiques lancéesdans lesmédiasontmêmeunnom:«JackMagic».

L’entreprise se développe modestement au début. Un personnage va luiapporteruncoupdepoucesignificatif:JoeTsai,uninvestisseurtaïwanaisqui,en plus d’apporter des fonds, va devenir le bras droit de Jack. Pourtant àl’opposé de ce dernier : l’homme est originaire d’une riche famille, bardé dediplômes, calme et réservé, le courant est passé spontanément entre eux, unesortedecoupdefoudreprofessionnel.Ilapportedelastabilité,unevisionsurlelongterme,ettempèreparfoislesexubérancesdeJack,sortedebalanciervisantàéquilibrerl’entreprise.

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Alibaba, qui se démène encore pour maintenir sa tête hors de l’eau, vaobteniruncoupdepouceinattendudel’undesesconcurrents:China.com.Enpleinebulleinternet,cetengouementplusoumoinsdéraisonnédesinvestisseurspourtoutcequitouchedeprèsoudeloinàinternet,s’introduitenbourseàNewYork. C’est la ruée. Suite à quoi tout le monde veut prendre part audéveloppement de l’internet chinois. Alors, pour Alibaba, bien que non-introduiteenbourse, ildevientbeaucoupplus faciled’attirerdes investisseurs.SurtoutqueJacksefaitconnaîtreenintervenantdanslesmédias,enorganisantdesconférences,etsagouaillefaitlereste.AlorsAlibaba,sepermettantdefairela fine bouche, se fait financer par la prestigieuse banque d’affairesGoldmanSachs. En soi un gage de sérieux dans le monde du business. Quiconque estfinancé par Goldman Sachs est considéré par ses clients, comme par sesconcurrents.Puisuneautrebanqueprestigieuse, le japonaisSoftBank, entre aucapital. Revers de lamédaille pour Jack, la proportion des parts de la sociétéqu’ildétientdiminueàvued’œil.

Danslafoulée,Alibabas’installedansdemagnifiquesbureauxàHongKonget embauche à tour de bras. Pas des premiers de la classe, uniquement desseconds couteaux pour qui rien n’est acquis et qui devront travailler dur pourfaire leurs preuves, jusqu’à seize heures par jour. En échange, les nouveauxentrants bénéficient de plans d’actionnariat, une rareté en Chine que Jack aimportée de la Silicon Valley. La culture d’Alibaba est l’une des clés de sonsuccès. Inspiré du modèle américain, mais pas copié. Les entreprises internetchinoisesdel’époqueencopientuneautrequiadéjàfaitsespreuvesauxEtats-Unis,ettententderépliquerlesuccèsenChine.PasJack.Leconceptd’Alibaba,lamiseenrelationdesentreprises,estnouveau.Cen’estniYahoo!,niAmazon,ni eBay. Jack, bien que fortement influencé par ses multiples séjourscaliforniens, gardera toujours une certaine originalité par rapport à laconcurrence.

Etpuis,audébutdesannées2000,labulleinternetéclate.Paradoxalement,c’estune trèsbonnenouvellepourAlibaba.Car leverdescapitauxdeviendraittrèsdifficiledésormaispour touteentreprise internet.Et la forced’Alibaba futqu’elleavaitlevésuffisammentdefondspourtenirunbonboutdetemps,cequi

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n’apasforcémentétélecasdelaconcurrence.Jackavaitparfaitementdéroulésastratégieselonlaquelleilfautchercherdesinvestisseursquandtoutvabiencar,quandleschosescommencentàmaltourner,ilesttroptard.Suiteàl’éclatementdelabulleinternet,toutlemondesouffre,ycomprisAlibaba,n’endéplaiseauxdéclarations optimistes de Jack. Alors l’entreprise commence à se diversifierdans les services financiers, le transport ou l’assurance. L’entreprise seréorganise, entendez-par là qu’elle licencie, se séparedes équipesdéveloppéesauxEtats-Unisdans l’euphorieetse recentresur laChine.Pourtant,Jackresteoptimiste. Car, se dit-il, si son entreprise vamal, les concurrents doivent êtredansunesituationbienpire.Ilfauttenir.Seulementtenir.

Audébutdesannées2000,uneentreprisedominelemarchédue-commerceenChine :eBay, avecprèsdequatre-vingt-dixpourcentsdespartsdemarché.C’est à cette époque que Jack décide de lancer Alibaba sur le secteur du e-commerce. Une stratégie que beaucoup, y compris en interne, jugent commerelevantdelafoliepurefaceàunconcurrentaussisolide,réputéetétabli.MaisJackn’ena cure et, le10mai2003, il lanceTaobao («chasse au trésor»enchinois),unefilialed’Alibabadestinéeàfairedelaventeenligne.

C’estàcetteépoquequesedéveloppeenAsieuneépidémiedeSRAS,unvirus qui s’attaque aux voies respiratoires. Voilà qui ne pouvait pas mieuxtomberpourJacketsonnouveausitedeventeenligne.Caravecl’épidémie,lesgensseméfientdesmagasinsetpréfèrentachetersurinternet:uncoupdepoucepour Taobaomalgré les quelques huit cent morts provoqués par l’épidémie.Maisdelahaussedesventesenligne,eBayenbénéficietoutautantqueTaobao.D’ailleurs, pour l’instant, eBay ne considère même pas ce petit poucet quiprétendmarcher sur ses plates-bandes, elle va faire une série d’erreurs. Déjà,sûredesonpouvoirdemarché,elleaugmentelescommissionsprélevéessurlestransactions,sansserendrecomptedelagrognequigagne.Ensuite,lesactivitéschinoises sont gérées depuis lesEtats-Unis, sans aucune considération pour laculture ou les spécificités locales. L’ambiance dans les équipes devient vitedélétère, à l’inversed’Alibaba où Jack se soucieplusque toutdemaintenir lacohésiondes troupes.Necomprenantpas laculturechinoise,eBay proposeunsitedépouilléetsobre,conçupourlesoccidentaux.Maisleschinoispréfèrentle

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foisonnementetnesontpasdérangéspardemultiplesongletsoudesbannièrespublicitaires.Taobao,lui,saitparlerauconsommateurlocal.Surtout,ilproposeun site gratuit, argument massue. Mais tout ceci n’est peut-être pas le plusimportant ;eBayva faire l’erreurdécisivede rapatrier sonsiteauxEtats-Unis.On pourrait penser que, dans le monde globalisé d’internet, il s’agit là d’undétail anecdotique. C’est encore une fois mal connaître la Chine. Car legouvernementestsuspicieuxdetoutcequivientdel’étranger.EteBay,quisubitdésormais une sorte de « contrôle aux frontières», voit son débit ralentir, augrand désespoir des utilisateurs qui perdent patience devant des pages quimettent une éternité à s’ouvrir. En 2004, soit en seulement un an, la part demarchéd’eBaychutedequatre-vingt-dixàcinquantepourcentsducommerceenligne. Et celle de Taobao atteint presque quarante pourcents. eBay tente unecontre-attaque et lance de coûteux investissements pour se relancer. En vain.Alors,dansungestedésespéré,l’américaintentederacheterAlibaba.MaisJacksaitqueleventatournéetrejettelaproposition.Fin2005,lapartdemarchédeTaobao atteint soixante pourcents, le double d’eBay. Le pari fou de Jack afonctionné. David a terrassé Goliath en tout juste deux ans et Alibaba jouedésormaisdanslacourdesgrands.

Toujours en quête d’argent frais pour continuer sa croissance, Jack va setournerversJerryYang,deYahoo!.Pourunmilliarddedollars,Yahoo!prendquarante pourcents du capital d’Alibaba. Jack a désormais les pochessuffisamment profondes pour assoir sa domination naissante sur lemarché ducommerce en ligne chinois. Alibaba, et surtout son site de vente en ligneTaobao, ontpoursuivi leur irrésistible ascension.On reviendradansun instantsurlesspécificitésdecesitequiontfaitsonsuccès.Arrêtons-nouspourl’instantsur le 8 septembre2014, date de l’introductiond’Alibabaà la bourse deNewYork.L’entreprise lèvevingt-cinqmilliardsdedollarspour seizepourcentsdesoncapital,soitlaplusimportantemiseenboursedel’histoire.Lepremierjour,l’actionbonditdevingt-cinqpourcentsetAlibabaestvaloriséeàdeuxcenttrentemilliardsdedollars, soitplusqu’AmazonouFacebook.Par la suite, la fortuneboursière d’Alibaba connaîtra des hauts et des bas, mais surtout des hauts.

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Introduite à soixante-huit dollars, l’action tourne désormais autour des centsoixante-dixdollars!

Depuis, Alibaba cherche à se développer hors de Chine, en ouvrant desbureaux dans toutes les grandes capitales, mais avec des fortunes aléatoires.L’entreprise se diversifie, par exemple dans la presse, en rachetant le SouthChina Morning Post ou dans le cinéma en participant au financement dutroisième volet deMission impossible. Il est encore un peu tôt pour juger desrésultats de cette stratégie de diversification. Jack, lui, profite de sa nouvellefortuneets’achètedesvillassplendidesauxquatrecoinsdumondeet,engrandamateur de vin, de prestigieux châteaux français. Comme tant d’autresmilliardaires, il se lancedans laphilanthropie,principalementdansdesactionsliéesàladéfensedel’environnement.

Aujourd’huiacteurdominantducommerceenligneenChine,Alibabacraintsurtout les foucadesdupouvoirchinoisquipourrait luimettredesbâtonsdanslesroues,contrariéparcetteentreprisedontlepouvoirpourraitfaireombrageausien.Lessoupçonsrécurrentsdecontrefaçonsvenduessurlesitesontuneautreépinedans lepiedde l’entreprise.Maiselleestdésormais tellement solide sursonmarchéqu’ellesemblepromiseàunbelavenir.

Nousallonsessayerdecomprendrelesraisonsdusuccèsd’Alibabaetdesonsite phareTaobao. Comment en arrive-t-on, parti de rien, à représenter, en àpeinequinzeans,deuxtiersdeslivraisonsdepaquetsenChine?Àfairedesonsite le troisième le plus visité deChine et le douzièmedumonde ?Àobtenirl’ajoutd’unmotaudictionnairechinois« tao»pour«chercherunproduitenligne»?Jack,bienentendu, sonénergie, savisionet sacapacité incroyableàcréer une dynamique tant en interne de l’entreprise qu’en externe. Mais çan’expliquepastout.Laforced’Alibabareposesurcequiestappeléle«triangled’acier»:lee-commerce,lalogistiqueetlafinance.

Taobaopossèdeunavantagecompétitifindéniabledanslee-commerce.Ilnepossèdepasdestockenpropre,contrairementàAmazonparexemple,maissertde plate-forme de distribution aux fabricants. C’est une sorte de gigantesqueréseau de boutiques numériques avec près de neufmillions demagasins. Ces

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marchandssontincitésàinstallerleursétalagessurTaobaopourlabonneraisonquec’estgratuit.Lesiteneprélèveaucunecommission.Commelaplupartdesentreprisesdel’internet,Alibabagagnedel’argent,etbeaucoup,envendantdesespaces publicitaires. Il vend aussi aux entreprises la possibilité d’être mieuxréférencéespour sortir de lamultitude,par exemple envendantdesmots-clés.Taobao a réussi à séduire les clients chinois en reproduisant en lignel’effervescence d’une rue commerçante traditionnelle : les clients peuvent«tchater»aveclesvendeursounégocier.Ceux-cipeuventaussileurprésenterleurs produits par web-cam. Il est naturellement possible de retournergratuitement le produit si l’on n’est pas satisfait et toute commandes’accompagne, dans le paquet, de petits bibelots gratuits. Un geste que saitapprécier le consommateur chinois et qui est, à ses yeux, le minimum de lapolitesse. Naturellement, on trouve absolument de tout sur Taobao. On peutmême, entre autres, « louer» une petite amie pour une réception ou « sous-traiter»unerupturesentimentaleàun«expert».Etpuis,Alibababénéficieàpleindeladésaffectiondesclientspourlesmagasinsphysiques.Laraisonenestsimple:lesprixélevésdel’immobilier.Legouvernementchinoissefinanceenbonne partie sur les taxes qu’il prélève sur les transactions immobilières. Ducoup,ilaintérêtàpasserdesloisetàmenerunepolitiquequisoutienneleprixdel’immobilier.Laconséquencelogiqueestque,pourlescommerçants,leprixdu mètre carré de rayonnage explose, et que les magasins, à force d’êtreencombrés, deviennent désagréables. Alors le consommateur chinois préfèreresterderrièresonécranplutôtquedeslalomeraumilieude la fouleavecsonchariot.

Autre point fort d’Alibaba : la logistique. Livrer rapidement les produitsachetésenligneestlaclédusuccès.Lesites’appuiesurunearméedelivreursquisontemployéspardessociétéssous-traitantes.Payésaulance-pierre,ilsfontpreuve,àpied,envélo,enmétro,entrainouenvoiture,d’uneaudaceinégaléepourallerplusviteetàmoindrecoût.Ilss’organisentenéquipes,enrelais,pourpar exemple économiser sur les tickets de métro. Pour maintenir la cadence,Alibabaadéveloppédesserviceslogistiques(ous’estassociéàdesentreprisesdusecteur)etpossèdelaplusgrandecapacitédetraitementdecolisdumonde.

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Enfin,latroisièmepointedutrianglereprésentelesservicesfinanciers.Lesclients de Taobao ne sont débités que lorsqu’ils prennent possession de leurcommande et en sont satisfaits, pas avant. À cette fin, Alibaba a développéAlipay,unsystèmedepaiementenligne.Ilnepermetpasuniquementdepasserdescommandes,onpeutaussifairedesvirements,payersesdiversesfacturesetmême effectuer des opérations de placement.Un domaine très prometteur. Eneffet, les grandes banques chinoises sont détenues par l’Etat et offrent desintérêtsetdesservicestrèsmédiocres.Ditpluscrument,l’Etatsesertdel’argentgagnédanssesbanquespubliquesdufaitdelafaiblerémunérationdel’épargnepourmenersesobjectifsdepolitiqueéconomique.Unefaçondétournéedeleverde l’impôt, en somme. Alors les services de placement d’Alipay, plusintéressants,sontvitedevenuspopulaires.Maislespuissantesbanquespubliquesontvud’unmauvaisœilcetteconcurrencefaroucheetdiversesloissontvenuesmettredesbâtonsdanslesrouesd’Alipay.Maisleservicefinancierrestel’undesaxesdedéveloppementlesplusprometteurspourAlibaba.

JackMa n’aura décidément pas volé l’expression qui porte son nom : la«JackMagic».Qui aurait cru que le petit bonhomme frêle et pauvre qui neconnaissaitrienàl’informatiquedeviendraitl’undesplusimportantspatronsdel’internet ? Le jeuneYun a eu de la chance, les planètes se sont, à plusieursreprises, alignées comme il le fallait aumoment où il le fallait, nous sommesbiend’accord.Maispasque…Ilasufonderuneculturepropre,penserà longtermeplutôtqu’à la rentabilité financière immédiate.«Lesclients enpremier,lesemployésendeuxième,lesactionnairesentroisième»a-t-ilcoutumededire.Ce qui n’empêche pas le cours de bourse d’Alibaba de voler de sommet ensommet.Iln’estpasexagérédedirequeJack,parlesuccèsdesonentreprise,afaçonnélasociétéchinoise.Ilacontribuéàl’ouvriraumondedel’entreprise.Etpourça,bienplusquepoursacolossalefortune,qu’ilméritesaplaceaucôtédesplusgrandsentrepreneursoccidentaux.

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Conclusion

Arrivés à la fin, nous ressentons comme un goût d’inachevé. Il existetellement d’autres entrepreneurs passionnants qui auraient mérité que l’ons’attardesurleurhistoire!Leschoixquenousavonsfaitcomportentforcémentune part d’arbitraire. Mais nous avons vu suffisamment de profils divers etvariéspourentirerquelquesleçons,puisquenousensommesàlaconclusion.

La première est qu’il n’existe pas de recette unique pour réussir dans lesaffaires. Des personnalités très diverses ont bâti d’immenses entreprises danstous les secteurs.Des personnages pas toujours très sympathiques en côtoientd’autres dotés de grandes qualités humaines. Certains sont plutôt réservés,d’autresexubérants,tyranniquesouempathiques,têtesbrûléesouréfléchis.

Pourtant,tousprésententlacaractéristiqued’avoirapportéuneouplusieursinnovations.C’estassezlogique,sivousfaitestoutcommelevoisin,ilyabienpeu de chance que vous dépassiez la concurrence. Vous pourrez créer uneentreprise qui ronronnera gentiment, mais certainement pas le numéro un dedemain.Lesinnovationsapportéesparlesgrandsentrepreneurssontparfoisdesinventions prodigieuses, résultant d’un génie scientifique peu commun.Mais,biensouventaussi,lesinnovationssurlesquellessesontbâtieslesplusgrossesfortunessemblentbanales,presqueévidentesaprès-coup.Ceconstataquelque-chose de rassurant : il n’est pas nécessaire d’être un génie pour devenir unentrepreneur à succès.Tout lemonde à sa chance,mêmeceux àqui personnen’auraitpuprédireunetelledestinée.

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Dans tous les cas, les entrepreneurs ont apporté quelque chose. Au senslarge. C’est d’ailleurs la motivation principale de la plupart d’entre eux, bienavantl’argent.Ilsontapportéunetechnologienouvelle,unservicenouveau,unproduit accessible à ceux qui ne pouvaient y accéder. C’est en cela que lesentrepreneursontune immenseutilitééconomiqueet sociale : ilschamboulentlesrèglesétabliesetconstruisentlenouveau.

Sur la base de tout ce que l’on sait désormais des entrepreneurs à succès,posons-nous une petite question de prospective : Quel pourrait-êtrel’entrepreneurdedemain?Lesgrandes réussitesanticipent l’époqueàvenir…Mais il faut arriver àpoint nommé.Enaffaires, avoir raison trop tôt revient àavoirtort.Edisonestarrivéaubonmomentpourbouleverserl’électricité,Fordl’automobile, Steve Jobs l’informatique et Jack Ma a su se glisser dansl’ouverturedelaChineàl’économiedemarché.Anticiperlesentrepreneursdedemainrevientàprévoirlesévolutionstechnologiques,économiquesetsociales.L’exerciceestglissant,maisterriblementstimulant.

Concernantlatechnologie,lesprochainesévolutionspourraientsefairedansla blockchain, l’intelligence artificielle et la robotique ou l’énergie verte.D’ailleurs,encequiconcerne l’énergieverte,ElonMusks’estdéjàpositionnésur le créneau. Mais d’autres pourraient suivre, tant les défis à venir sonténormes et les profits potentiels mirifiques. Imaginez un entrepreneur quitrouveraitlasolutionpourfairefonctionnernotreéconomieetnotresociétésansbrûlerd’énergiefossileetsansémettredegazquidérèglentleclimat:ceseraitlejackpotassuré!

Mais lesenjeuxàvenirnesontpasque technologiques. Ils sontaussi,parexemple, démographiques. Avec le vieillissement démographique, il faudratrouverdessolutionspours’occuper,soigneretdivertirlespersonnesâgées.Cesecteur de l’économie est actuellement en plein développement et il a déjà unnom,la«silvereconomy 1».

D’unemanièregénérale,lesgrandesentreprisesdufuturserontcertainementdans ledomainedesservices.L’agricultureet l’industrie,quoique importantes,représentent une part toujours plus petite de la production mondiale. Les

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innovations à venir ne seront d’ailleurs pas uniquement le fait d’entrepreneursprivés, elles pourraient venir du secteur public, ou d’une combinaison entrepublicetprivé.Parexemple,dansledomainedel’éducationoudelasanté.Lafaçon dont on apprend à un enfant à lire n’a pas fondamentalement changédepuislaRévolutionIndustrielleduXIXesiècle,entouscasleschangementsontétébienmoindredansl’enseignementquedansl’industrie,lestransportsoulescommunications. L’un des enjeux centraux de la croissance économique desdécenniesàvenirestd’apporterdesgainsdeproductivitédanslesservices,c’estdonclàqu’émergerontsûrementlesgrandsentrepreneursdedemain.Comments’y prendre pour développer des entreprises innovantes dans ces secteurs ? Sij’avaislaréponse,ilestbienévidentquejemeseraisdéjàlancétêtebaisséedansl’aventure…

Mais,vousquiavezlucetextejusqu’icietquiavezcertainementdesétoilespleinlatêteaprèsladécouvertedeshistoiresd’EdisonetdeMusk,deFordetdeKamprad,peut-êtredeviendrez-vousunjourunentrepreneuràsuccès,dignedefigurerdansunbouquinsimilaired’iciquelquesdécennies.Etpeut-êtrequecelivreauraétéledéclicquivousaurapousséversvotredestinéeflamboyanteetdémesurée…Quisait?

1.L’économieargentée,enréférenceauxcheveuxblancsdespersonnesâgées.

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