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«Альманах української сучасної літератури»

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У видання ввійшли в перекладі французькою мовою уривки творів шістнадцяти авторів: Тимофія Гавриліва, Лариси Денисенко, Анатолія Дністрового, Оксани Забужко, Василя Кожелянко, Євгенії Кононенко, Леоніда Кононовича, Антона Кушніра, Ірисі Ликович, Лади Лузіної, Марії Матіос, Євгена Положія, Ірен Роздобудько, Івана Рябчія, Наталки Сняданко та Дмитра Чистяка. У підготовці Альманаху взяли участь 9 перекладачів. Це видання – спроба ознайомити, в першу чергу, французьких видавців та літературних агентів з таким феноменом, як літературний процес в сьогоднішні

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Table des maTières

denysenko, larysadnistrovy, anatoliHavryliv, TymophiyKojelianko, VassylKononenko, YevheniaKononovytch, léonidKouchnir, antonlousina, ladalykovytch, irysiamatios, mariaPolojiy, ievhénriabtchiï, ivanrozdoboudko, irènesniadanko, NatalkaTchystiak, dmytroZaboujko, Oksana

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larysa deNYseNKO

Sa carrière littéraire a débuté en 2002 après l’obtention de la distinction Le couronnement du Verbe.

Larysa Denysenko a écrit 7 livres pour adultes et 3 livres pour enfants.« La Sarabande de la bande de Sarah » a été reconnu livre de l’année 2009 par le journal

Korrespondent.Née en 1973, auteur, journaliste, avocate, ses livres sont régulièrement en tête des ventes.

Elle a remporté plusieurs prix littéraires et fait souvent partie des short-lists des prix littéraires annuels. Après avoir terminé ses études à la faculté de Droit de l’Université Taras Chevtchenko de Kyiv, elle les a poursuivi à L’Université de l’Europe Centrale à Prague et a également effectué un stage de droit au Département de la Justice aux Pays — Bas. Elle est l’une des avocats qui représentent les droits des citoyens à la Cour Européenne des Droits de l’Homme à Strasbourg. Elle a également travaillé comme consultant scientifique pour le Département de la Justice d’Ukraine dans le cadre des comités parlementaires et a dirigé le département ukrainien du Centre contre la corruption « Transparency International ».

Elle écrit de la prose qui possède, à mes yeux, trois vertus indéniables. Primo, ses textes sont visuels. À la lecture de ses livres on imagine sans peine ce qui se produit sur son écran. Secundo, ses textes ont une vertu psychologique  : les héros de Larysa fonctionnent d’après leur logique interne, ce qui ne caractérise pas en général la prose ukrainienne contemporaine  : les auteurs y jouent le rôle des marionnettistes imprévisibles au pouvoir infini. Enfin, les situations décrites par l’auteur sont dynamiques et on s’y reconnaît sans peine : la plupart d’entre nous a éprouvé les sensations qui émanent de ses textes et s’est trouvé dans les mêmes situations. Le lecteur n’a d’autre issue que de partager les émotions du livre.

Sergueï Semionov,la revue Expert

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les jours de grande inspiration, de me faire un œuf au plat et de le manger.

Souvent, j’allume la télévision dans l’intention d’entendre quelque chose d’intéressant ou d’utile, mais cela arrive rarement. C’est — à — dire que j’allume la télévision presque tous les matins, mais cela fait déjà trois mois que je n’ai rien entendu d’intéressant ni d’utile, comme en témoigne l’autocollant sur mon réfrigérateur. Je note tout ce qui me frappe. Ce jour — là, les nouvelles parlaient des gens qui ont élevé un baleineau. J’aime les baleines. Je les aime tellement, que je n’aurais probablement pas refusé de garder un baleineau chez moi. Mais, comme ce n’est pas possible, je n’ai pas d’animal domestique. Vraisemblablement, je les aime parce qu’ils me rappellent les fontaines, que j’aime beaucoup aussi. Il fut un temps, j’ai même collectionné leurs images, puis il s’est passé quelque chose et j’ai arrêté.

Ma cuisine n’est pas une cuisine — c’est du moins l’avis de maman, eu égard à la cuisine de l’appartement où a passé mon enfance, et où vit maintenant, la vieillesse de mes parents. Dans ma cuisine, on peut réunir une bonne dizaine de personnes, c’est une cuisine— salon. Outre les classiques meubles de cuisine, il y a aussi un divan, deux grands fauteuils confortables, une table, et même un vieux piano allemand « R. Yors & Kallmann ». Noir, luisant, orné de deux chandeliers,

Première édition : Nora-Druk, 2007 240 p.ISBN : 978-966-2961-28-7Droits de traduction : Nora-Druk

Chapitre iPour le moins au sujet d’une matinée idéale,

des mariages loin de l’idéal, d’anciennes copines étudiantes et d’un caveau familial « R. Yors & Kallman »

Lorsque je regarde le matin ma cafetière, je me prends pour un magnat du pétrole. Le voilà mon or noir, qui coule d’abord lentement, puis remplit

rapidement le récipient de verre. Je me demande si les nouveaux magnats essayent leur pétrole ? Est — ce qu’ils en apprécient le goût compte tenu de son coût ? Moi, je savoure.

Je fais ainsi tous les matins. Je respire d’abord l’arôme du café, puis après la première gorgée, je repose la tasse sur la table. J’entrouvre l’énorme ?, du sol au plafond fenêtre, allume la cigarette, pour revenir ensuite au café. Il n’est plus si chaud. Ce n’est qu’après que je peux me faire quelques canapés. Si ma journée commence différemment, cela ne peut signifier qu’une chose : ma vie connaît de sérieux changements ou bien des problèmes.

Je passe dans ma cuisine tous les matins près d’une heure, parfois plus. J’ai le temps de boire quelques tasses de café, de lire le journal ou le chapitre d’un livre, de prendre un verre de jus lorsque je n’oublie pas d’en acheter, de manger quelques canapés au fromage et,

Sarabande de la bande de Sarah

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Larysa Denysenko

il me rappelait un caveau familial. On dirait que là, ont trouvé l’asile éternel, son honneur le juge R.York et le célèbre compositeur d’opérette Kallmann. Ce caveau a même un blason familial qui rappelle, au choix, un éléphant, un radja indien qui scrute le ciel, un OVNI, un satellite soviétique. Le piano est l’héritage de mon ex — épouse. Ni elle, ni moi, ne savions jouer. Le plus souvent, il servait à jouer (habituellement la valse…) à l’un de nos amis communs. Mais surtout, pratiquement tout le monde se perdait en conjectures sur la troisième pédale. Je ne participais jamais à ces disputes, car je ne savais pas à quoi servent la première et la deuxième pédale du piano, sans parler de la troisième.

Le père de ma femme me transmit le piano pour ainsi dire en mains propres. Il n’eut pas les mêmes égards pour ma femme, peut — être parce qu’elle était plus jeune que le piano et moins chère. Au moment du divorce, ma femme a demandé si je ne voyais pas d’objection à ce que le piano reste un peu chez moi. J’ai refusé net, mais il est tout de même resté. Ma femme était avocate, et comme chacun sait, les avocats n’ont pas peur des protestations.

J’avais vingt — et — un ans lorsque nous nous sommes mariés. Nous avions le même âge et étions dans la même classe. Entre être assis au même bureau et s’endormir dans le même lit, la différence n’est pas grande. C’est ce qui me semblait. Je crois que je n’y pensais même pas, préférant la personne dont j’ai senti la chaleur tout au long de dix ans d’études côte— à— côte. La chaleur physique est plus importante pour un enfant que la proximité spirituelle. Le besoin du spirituel se fait sentir plus tard.

A l’école, j’étais meilleur élève qu’elle. J’aurais du mal à citer la matière qui me posait problème. Elle était une élève médiocre mais très active. Déjà en seconde on lui confiait les cours sur la Paix. Il lui était donné de prendre la parole à toutes les réunions de représentations scolaires et parascolaires et de diriger les autres. Je la revoie sur scène — une blonde déterminée, sûre d’elle, cheveux lissés en arrière, aucun kilo en trop, aucun doute. Une jupe grise droite, un chemisier crème, des collants couleur chair, des ballerines noires et une rangée de perles de culture au cou.

Ce qui est drôle, c’est que déjà à l’école j’ai compris qu’Inna — car elle se prénommait Inna — pourrait tout à fait être le guide de ma vie. Il m’était toujours difficile de choisir. Je n’arrivais pas à me déterminer même concernant les choses les plus simples — j’hésitais, m’épuisais en tergiversations. Souvent, je m’endormais et je me réveillais avec le même signal au cerveau qui rendait moites mon ventre, mes mains et mes yeux : « Et si ça ne marche pas ? » Inna savait toujours ce qu’il fallait faire et dans quel ordre. A chacune de mes questions du style « Et si ça ne marche pas ? » elle répondait avec une telle candeur « Et pourquoi cela ? » que je me calmais instantanément. Avec cette capacité, elle envoûtait même mes parents, des gens relativement solitaires et infantiles.

Bien sûr, après l’école, j’avais commencé ma vie — sans — Inna. Non pas que je le recherchasse, mais parce qu’elle n’était plus assise près de moi. Elle était allée étudier à la fac de droit, et moi à celle de géographie, à l’Université. Il arrivait que nous nous réveillions dans le même lit, — c’était comme elle voulait. Mais cela différait peu du processus de pompage des devoirs à domicile. La même aide scolaire. Je donnais et elle recevait comme il se doit. Plus tard, un de mes amis dira qu’ainsi j’avais « développé une psychologie typique de nana ». Du reste, ce n’était qu’une illusion que mon existence après l’école était une vie — sans — Inna. En vérité, aucune des collisions sérieuses n’était réglée sans l’avoir consultée. Et un jour elle demanda pourquoi ne pas nous marier, puisque nous nous entendions si bien et étions ensemble depuis si longtemps ? J’ai pris sa question comme une décision irrévocable.

Notre union était sans enfant. Inna voulait un enfant mais ne tombait pas enceinte. Tant que nous n’avions pas de résultats d’analyses, elle rejetait toute la faute sur moi. « Les spermatozoïdes actifs se lancent à la rencontre des ovules comme les chiens pleins de vie remuent leurs queues ! Alors que tes spermatozoïdes, tels des chiens somnambules ne remuent pas leurs queues ; ils sont malades ». Après une pareille remarque, je n’arrivais pas à conclure. Je n’arrivais pas à lâcher dehors une bande affamée de chiens chétifs. Puis, il s’est avéré que je n’étais pour rien dans cette stérilité. Sans doute, c’est là que notre mariage commença à décliner. Elle ne réussit pas à me pardonner mes chiens pleins de vie remuant leurs queues.

« Vous auriez de toutes les manières divorcé, car tu as enfin commencé à vouloir t’imposer », me dit mon ami. Il avait raison. Je suis devenu un analyste et un commentateur à succès. Je travaillais à l’époque pour le compte d’une célèbre firme touristique, préparait le matériel pour le site, les brochures, les notices analytiques concernant les lieux de villégiature et de tourisme actif. J’ai commencé à être publié dans les titres de presse majeurs qui avaient besoin d’articles sur les voyages de découverte, les coutumes des pays lointains, le comportement des animaux. Je trouvais le moyen de dépeindre tout cela en couleurs éclatantes.

A la différence des succès scolaires et universitaires qui ne contribuaient en rien à l’estime de soi, les succès de carrière créative ajoutèrent à ma pâte un ingrédient inconnu. Un autre homme a commencé son apparition. Sans m’en rendre compte, j’ai commencé à prendre des décisions. J’ai vendu mon studio au centre — ville que j’avais reçu de ma grand — mère. J’ai pris un crédit et acheté un trois pièces moderne. J’ai probablement beaucoup étonné le père d’Inna. Il me regardait comme un Achille, qui fait de son talon un bouclier et un glaive ou bien a marché avec, à la gorge de son ennemi. Inna en était irritée. Elle devait sans doute ressentir ce que ressent une personne qui a toute sa vie mené un véhicule, et qui voit un jour sortir du carrosse et s’emparer des rênes, un

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monsieur qui se prélassait jusque — là sur les coussins. Ah, le scélérat ! Je comprenais tout, mais ne pouvais rien faire — son insistante activité et son excessive pression commençaient à m’irriter. « Remarque que la double consonne dans le prénom rend son propriétaire déterminé. C’est comme l’acharnement d’un pivert, tant qu’il n’a pas tué le pauvre insecte, il ne s’arrêtera pas. Tu avais très peu de chances avec elle ». C’est ce que dit au sujet d’Inna mon ami Tymofiy. Il n’était pas psychologue, mais s’exprimait toujours en connaissance de cause.

Sept ans de mariage. Je n’arrivais pas à croire que nous ayons vécu tant d’années ensemble. Combien de fois lui ai — je dis bonjour, combien de fois m’a— t — elle souhaité bonne nuit, combien il y a eu de bonjours, pardons, je ne te comprends pas, désolé, ce n’est pas ce que je voulais dire, arrête avec ça, attends, j’en ai marre, ne te fâche pas pour des broutilles, où est mon chargeur, à quoi ça sert, ce n’est pas ma faute, qui doit s’en occuper, ça fait trois jours qu’il n’y a pas de désodorisant dans les cabinets, ta gueule, où va— t — on pour les vacances, qui va finir le borchtch, as — tu invité Tania, c’est à cause de toi et je t’avais prévenu, il fallait écouter les parents, pourquoi l’as— tu fait, tu ne le comprendras jamais, es — tu à la maison, thé ou café, omelette ou salade — des milliers, des dizaines de milliers ou peut — être des centainesde fois ? Et combien il y avait de baisers, de spermatozoïdes, ceux qui remuaient la queue et ceux qui ne le faisaient pas ? Combien de consonnes et de voyelles de notre communication de couple ? Des milliers. Sans nous. Peut— être parce que nous n’avons jamais vécu ensemble. La séparation est douloureuse lorsque « elle » et « toi » ont eu le temps de se transformer en « nous », au moins en partie. Ce ne fut pas notre cas. Il me semble que notre mariage c’est « elle ». Et lorsque « je » naquit, comme tout enfant qui grandit, j’eus envie d’indépendance. Et je l’ai obtenue. Aujourd’hui, j’ai 32 ans. Je me suis habitué à vivre comme « moi » et cela me plait beaucoup de vivre comme « moi ». Nonobstant le fait que, de temps en temps, « elle » faisait son apparition, ma vie ne se transformait pas en »nous ». Jusqu’à ce que je rencontre Sarah.

Je me suis approché de mon armoire, je l’ai ouverte et j’ai contemplé longuement sa robe à bretelle. J’ai attaché le tissu et plongé mon visage dedans. Un bout de soie bleue. C’était Sarah. Sarah était dans la cuisine. En cuisine, elle était une tasse de thé avec un arc — en— ciel dessus, mais aussi quatre tasses à café marron, une assiette orange aux chrysanthèmes violets, une bouteille de martini entamée. Elle était là — bas, un plat en céramique avec des fruits secs. Elle était un pack de lait et une boîte de céréales avoine — fruits « Start ». Sarah riait lorsque je grignotais « Start » comme des gâteaux, en buvant mon café. Elle ne le faisait jamais.

Sarah était dans la salle de bain. Là — bas, elle était une lotion de soin pour les cheveux frisés. Une brosse à dents. Une huile d’amande douce. Une brosse et un

sèche — cheveux. J’ai ouvert l’huile d’amande douce, mis mon nez dedans et j’ai souri. C’est l’odeur de mon bonheur. Dans ma chambre à coucher, Sarah était une chemise de nuit de soie, laissée sur la chaise près du lit ; un cadre en argent avec une photo de famille sur le rebord de la fenêtre en compagnie des azalées, semblables à la réunion des Américaines sudistes dans les chapeaux multicolores ; un panier en osier où habitaient désormais des chaussettes propres, les miennes et les siennes, nos shorts de sport, ses collants, des maillots de corps. Un serre — tête fin avec des pierres dorées qui transformait Sarah en princesse orientale et qui, posé sur la table de nuit, souriait de tous ses dents en or. Le cœur de Sarah habitait mon estomac, je le sentais à chaque instant.

Lorsque j’ai vu Sarah (cela s’est produit à Prague lors d’un voyage de groupe de managers de tourisme et de reporters de voyage), je ne l’ai pas reconnue. A vrai dire, je n’ai eu le temps de rien penser au sujet de la femme svelte aux beaux cheveux et au buste généreux, alors que Sarah Polonska m’a reconnu. « Salut, Haut — le cul », me salua — t — elle. Et sourit de son effroyable sourire. — Je n’aurais jamais pensé te rencontrer sur presque tous les sites géo — touristiques. Toi, le cul choyé et douillet, tu as tout de même réussi à occuper plusieurs sièges ! Salut, vieux, ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vus ! ? » Seul « haut — le cul » m’a aidé à comprendre qui était cette inconnue. Car il n’y avait qu’un être perfide qui me gratifiait de ce nom — Sarah Polonska, ma copine de promotion. Grosse, ébouriffée, elle ressemblait à une brebis sale et mal entretenue. Elle m’appelait ainsi parce que, pendant les études à l’université, je faisais de la natation et mettais souvent pendant les cours une serviette sous le derrière. J’étais maigre et c’était commode : l’os fait mal quand il est appuyé contre le bois, si bien évidemment, il s’agit d’un vrai os. Sarah était la première à s’apercevoir de cette étrange habitude, assise à gauche et séparée d’une rangée. Elle a voulu savoir pourquoi je le faisais ? Je ne sais pas pourquoi je lui avais dit la vérité. Après cela je me suis enrichi de quelques sobriquets : « cul choyé », « haut — le cul », « et sur cette toile brodée — e — e — e ».

Je ne supportais pas Sarah Polonska. Même dans la période d’avant « haut — le — cul », elle m’énervait. Cela m’arrive de temps en temps. Par exemple, je détestais le sèche — cheveux de maman. J’ai même tenté à deux reprises de m’en débarrasser. Bien que je ne l’utilisasse pas et que j’eusse dû être indifférent ou tout du moins patient. Mais non. Je voulais qu’il disparaisse, mon humeur se gâtait à chaque fois que je le voyais dans la salle de bain, où il pendait sur un coquet fil tordu. Un jour, je lui ai dit : « je vais te régler ton compte, espèce de saleté », je m’en souviens encore.

Je n’utilisais pas non plus Sarah Polonska, mais je voulais qu’elle disparaisse. Son sempiternel large pantalon de velours côtelé. De couleurs obligatoirement éclatantes, ce qui rendait les fesses encore plus grandes.

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Larysa Denysenko

Ses cheveux ébouriffés. Un visage large, avec un petit nez au milieu, comme si elle l’avait piqué à quelqu’un. Les cils si épais qu’on aurait dit du papier découpé pour faire une barbe à un pépé en papier. Et surtout, elle avait de très gros seins. Un jour dans les toilettes pour filles, elle a essayé de mettre deux verres d’eau sur ses seins, mais elle ne parvint pas à les maintenir et l’eau s’est renversée sur elle. Ha — ha — ha ! Cela me préoccupait aussi à l’école — peut — on tenir un verre sur le sexe en érection ? Mais est — ce que je suis allé le vérifier ? Je ne sais toujours pas si c’est possible. Que quelqu’un d’autre trouve la réponse à cette question. Si Polonska était Polonski, alors, il aurait probablement vérifié. On aurait pu croire qu’elle était une femme adulte, presque diplômée mais c’était une vraie idiote.

J’étais intimement convaincu que c’était plutôt une tentative mal réussie. Car Sarah Polonska pouvait maintenir un verre d’eau sur chacun de ses énormes seins, et une bouteille de deux litres pouvait s’installer sur son cul. Je me souviens de son manteau — châle noir. Il s’appelait « chauve — souris ». Ce manteau pouvait mettre à l’abri de la main vengeresse de la loi une dizaine de Chinois. Elle savait aussi sourire d’une manière si abrupte qu’on avait l’impression qu’elle allait vous écraser avec ce sourire comme une botte qui écrase un ver de terre. Et aussi, au cours d’une soirée à la fac, Sarah Polonska vomit sous ses pieds des morceaux de pizza et de salade, puis continua à danser dans le vomi, comme si de rien n’était. Lorsque j’ai compris ce qui sortait de ses pieds robustes et actifs, j’ai couru dans les toilettes faire ce qu’elle venait de faire sans s’arrêter de danser.

Je me souviens aussi qu’elle était mariée, et que son mari était militaire. Parfois, il l’attendait devant l’université — une silhouette austère près d’un « Moskvitch » rouge. Peut — être est — ce à cause de la couleur et de son uniforme que nous l’avons baptisé « pompier ». En fait, je me souviens de pas mal de choses au sujet de Sarah Polonska.

De cette Sarah Polonska, la Sarah d’aujourd’hui n’a gardé que la poitrine (cette fois elle ne m’a pas effrayé par sa forme et son volume, mais bien au contraire, elle attirait mon regard) et la manière de sourire. Mais maintenant, il me semblait que ce sourire qui m’approchait n’était pas une botte — écraseuse de vers, mais un copain avec un cadeau dans les mains. Je n’aimais pas de manière générale les gens qui sourient tout le temps et de manière aussi évidente, et c’est précisément ce que faisait Sarah Polonska. Elle souriait. Pour moi, un sourire était synonyme de l’idiotie clinique ou bien de la moquerie. Je suppose que si nous avons vécu si longtemps avec Inna c’est parce qu’elle ne souriait jamais dans mon dos. Mais je reviens vers Sarah Polonska — elle avait perdu dix kilos. Elle disait qu’elle ne voulait pas en parler et souriait. Elle n’aimait pas non plus parler de son ex — mari, mais a fait remarquer qu’elle allait nous présenter sans faute. Je ne peux pas dire que cette perspective me réjouissait. Ses cheveux

sont restés crépus flamboyants, mais au lieu de noirs, ils étaient désormais châtain, brillants. Ils luisaient au soleil et attiraient le regard. Elle avait une robe à bretelles blanches, toute simple, et des sandales blanches en cuir. Pour des raisons inconnues, je suis tombé amoureux de cette Sarah Polonska.

Sarah était aussi étonnée par nos sentiments. « Haut— le cul, comment ça a pu se produire ? Qui aurait pu l’imaginer ? » Ce à quoi j’ai répondu que si elle continuait à m’appeler « haut — le — cul », je l’appellerais « haut — les — nichons », car on la voyait à peine derrière ses lolos. Nous riions aux éclats, car la paire était formidable : Haut — le cul et Haut — les nichons. Les héros de dessins animés tchèques : des champignons ou des oiseaux.

Nos collègues exploraient Prague, et nous — l’un l’autre. « Il me semblait que pendant les études, tu ne me supportais pas, n’est — ce pas ? » demanda — t — elle. C’était une question grave. Sarah l’a posée, couchée au lit, jouant de ses cheveux, tirant vers elle et embrassant ses genoux parfaitement rond — elle aimait bien les embrasser — et moi, je cherchais dans le bottin de l’hôtel un numéro pour commander le petit— déjeuner. J’étais nu et heureux. Et je ne savais pas si je devais répondre la vérité ou la demi— vérité et le demi — mensonge. Ou bien mentir tout simplement, dire qu’elle m’attirait mais pas au point de le lui avouer. Il m’est difficile de dire à une femme avec laquelle je suis si bien au lit, que je la croyais hideuse. « J’étais marié à l’époque », m’ai — je entendu dire. Une voix fine comme la pique d’un moustique qui tâche de trouver un interstice dans une moustiquaire. J’étais effectivement marié. Sarah voulait demander encore quelque chose, mais elle fut distraite par le téléphone — c’était sa maman. Elle n’est plus jamais revenue sur cette conversation.

Le fait que Sarah Polonska allait s’installer chez moi, nous a été révélé par un vrai marin qui ressemblait à un faux. L’air d’un acteur au chômage, qui avait on ne sait pourquoi choisi pour son existence hors du théâtre, le personnage d’un marin. Il avait un pull rouge et une boucle dorée en forme d’ancre pendait à son oreille droite. Il buvait de la bière. Son visage couleur écorce de chêne était labouré par d’innombrables rides. Elles avaient l’air de se plier à chaque fois de manière différente. « Je suis marin, les amoureux, nous a — t — il salués. — Je suis marin et j’ai besoin de voir de la mousse. » « Si vous voulez, vous pouvez lui payer une bière, il est effectivement marin. » — dit le barman. Jusque là, je pensais qu’il ne voyait rien, absorbé par la série sur les ménagères désespérées. Nous avons offert une bière au vrai — marin — à ce moment, nos cœurs étaient remplis d’amour pour son prochain. « Si vous lui en commandez une autre, il vous dira l’avenir », nous a informé le barman. Ces deux — là agissaient de concert, et j’admirais la façon dont le barman nous soutirait notre argent. Nous avons commandé la bière. Le vieux mit un peu de mousse sur nos paumes gauches,

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Larysa Denysenko

marmonna quelque chose, puis dit : « Elle s’installera chez toi. Bientôt. Maintenant il faut lécher la mousse, alors la prophétie se réalisera. » Je ne sais pourquoi nous avons obéi. J’éprouvais du dégoût à ce genre de chose, mais nous avons cependant léché la mousse sur la paume de nos mains. Qui l’a fait en premier : moi ou Sarah ? Je ne me souviens pas. Parfois, il me semble que je dois absolument m’en souvenir…

J’ai fait connaissance avec les parents de Sarah au cinéma. Nous regardions « Match — point », où il était aussi en partie question de rencontre avec les parents. J’ai dit à Sarah que j’avais déjà vu ce film et qu’à mon avis, ce n’est pas le meilleur choix pour faire connaissance avec les parents. Le personnage central : un beau — fils — tueur mercantile, qui par ailleurs s’en sort après avoir tué une fille, avec laquelle il avait trompé sa femme. Est — ce que j’ai besoin de ça ? Sarah riait. Elle a dit que son père avait un excellent sens de l’humour. « Il va aimer, tu verras ! » Je n’étais pas très à l’aise. Avant la rencontre, j’ai longuement réfléchi sur la tactique à adopter — être bavard ou réservé ? Je n’avais pas d’expérience en terme de connaissance avec les parents d’une copine, car j’ai connu les parents de mon ex — femme quand j’étais encore enfant. Ils étaient pour moi des adultes de plus. Lorsque je l’ai raconté à Sarah, elle a éclaté de rire : « Alors, considère — les comme des adultes de plus, si tu y arrives ».

Le père de Sarah m’a rappelé les personnages pleins de vie des films d’Emir Kusturica. Il chantonnait de temps en temps quelque chose (même en regardant le film), alors que ses doigts dansaient dans l’air ou sur une surface quelconque. La cigarette qu’il triturait entre l’index et le majeur, rappelait le grand pénis hypertrophié des divinités indiennes. J’ai imaginé le visage du père de Sarah et le visage de mon propre père en deux portraits sous le même titre : « Père ». Mon père était plus convaincant. Sous le portrait du père de Sarah, on était tenté d’écrire : « bon à rien », « artiste émérite de Moldavie, Viorel Nega », et même « Bartok ». J’aurais cru à tout ça. Sur fond du père agité, la mère de Sarah ressemblait à une petite fille sur une balançoire : on la fait voler si vite qu’on peine à voir à quoi elle ressemble. C’était très étrange car la mère de Sarah était une grosse femme. Mais je n’ai réussi à l’apercevoir que partiellement. Une grande bouche pulpeuse. La voix d’un ténor d’opéra. De profil, sa coiffure rappelait une lune noire. J’ai remarqué que sa jupe était trop courte pour de telles formes et un tel âge. Quoiqu’il en soit, je me sentais plus à l’aise avec ses parents qu’avec les miens. Il semblait que je leur convinsse parfaitement. Mais, très certainement, ils étaient tout simplement contents l’un de l’autre et de la vie.

Lorsque Sarah demanda si j’allais lui présenter mes parents, je me suis recroquevillé : « Tu es vraiment sûre de le vouloir ? » demandais — je. Elle répondit qu’elle était au moins curieuse de savoir comment ils sont, mais que si ça nous posait problème à moi ou à mes

parents, elle n’avait pas l’intention d’insister. Je l’ai remerciée. Je ne peux pas dire que c’était problématique pour moi ou mes parents, cependant, dans notre famille, personne ne présentait quiconque à personne. Je comprends que cela puisse paraître étrange, mais c’était comme ça. Ainsi je ne connaissais pas les amis de papa ni les copines de maman. Peut — être ma mémoire gardait leurs noms en périphérie, mais ce n’était que des noms sans réel contenu. Comme des films qui n’ont pas intéressé : tu comprends d’après le nom, que tu les as déjà vus, mais de quoi s’agit — il ou qui joue dedans — impossible de se souvenir. Mes parents connaissaient bien évidemment Inna et ses parents, et également Tymophyi et sa mère — les réunions scolaires n’y sont pas étrangères — mais ils n’avaient pas de contact avec Inna ni avec Tim, et encore moins avec leurs parents.

« Si la famille était, par exemple, un service de table, le mien aurait été composé de pièces disparates. Peut— être sommes nous réunis par la même couleur ou le même dessin, tout au plus. » « Mais tout va bien !Je sais bien que nous n’avons pas les mêmes traditions. Toutes les familles ne sont pas comme la nôtre. Nous sommes une vraie dynastie du cirque ! Chacun transmet quelque chose à l’autre. Si nous élevions les lions, les lions aussi se presseraient dans notre salon ! Nous nous montrons toujours quelque chose de nouveau ou d’intéressant ». Sarah riait et faisait des clins d’œil. Je m’étonnais de mon absence d’indignation, bien que j’en fusse parfaitement conscient : sa famille allait me considérer comme une curiosité.

C’était toujours facile avec Sarah. Au début, je guettais : elle va dire quelque chose de travers, ou je vais la heurter, elle va faire quelque chose et on va se fâcher. Elle disait et faisait beaucoup de choses. Par exemple, elle vidait dans l’évier les filtres avec le marre de café, ce que je ne supportais pas. « Sarah, est — ce difficile de jeter à la poubelle ou dans les toilettes ? » « Remarque que j’aurais pu le mettre dans tes azalées et élever les drosophiles ou bien disposer ce mélange magique dans tes chaussettes, ou bien même, faire trois tas et fourrer dedans l’une de tes bagues idiotes. Alors, là, tu aurais couru ! A la place, je ne fais que boucher l’évier avec du café pressé. La grande affaire, on peut toujours nettoyer. » Nous ne nous disputions pas. Lorsque je faisais quelque chose de travers, elle ne faisait que rire et dire— « Oh, la — la — la, haut — le cul ». Lorsqu’elle faisait quelque chose de travers, je l’embrassais ou faisais semblant de l’étouffer. Une semaine après notre retour de Prague, nous vivions ensemble. Elle avait déménagé chez moi. La prophétie du marin tchèque s’était réalisée.

Cela faisait trois jours qu’elle était au Mexique, où elle était allée vérifier quelques tours et elle me manquait. Rasarasarasara. Elle devait être de retour dans deux semaines. Voyage standard, j’en avais souvent fait. J’aurais pu aller avec elle, mais un travail urgent m’avait retenu à la maison. Je viens de terminer mon

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Larysa Denysenko

habituel petit — déjeuner long, constitué de cinq tasses de café, et je commençais à me préparer — il était temps de partir pour un rendez — vous en ville. J’ai composé son numéro. « L’abonné est temporairement injoignable ». « Sarah, va — t’en ! », dis — je à haute voix. Elle était tapie dans les abricots secs, les pruneaux, les figues. Les sucreries de Sarah pour ne pas manger de gâteaux et ne pas grossir. J’ai souri et pris une noix.

Je rentrais à la maison d’humeur légère, malgré l’inaccessibilité continue de Sarah. On m’a commandé un grand reportage sur les baleines. Et moi, j’adore les baleines et les dauphins, les dauphins et les baleines. Bien qu’en réalité, les dauphins soient des baleines ! « Une belle journée, une journée formidable », tournait le disque dans ma tête. J’avais déjà sorti ma clé, lorsque j’entendis une musique qui s‘échappait de mon appartement. J’ai lâché la clé. J’entendais vraiment de la musique et ce n’était pas de la simple musique — la musique de la télévision que l’on avait oublié d’éteindre ou un CD. Non. Quelqu’un dans mon appartement jouait du caveau familial « R. Yors & Kalmann », se trompait et rejouait.

Il paraît que lorsqu’on croise un fantôme, on ressent le froid. Je ne ressentais pas le froid — j’avais l’impression que quelqu’un faisait griller mes entrailles. Brûlant et chaud. Voilà comment je me sentais. C’est la sensation que j’avais éprouvée lorsqu’on m’avait fait une anesthésie. Un jour, je m’étais moqué d’Inna en réponse à son histoire sur le fantôme de Maïakovski. Dans sa jeunesse, Inna avec des copines avait fait du spiritisme pour évoquer l’esprit du poète afin de lui poser quelques questions concernant leur avenir. Les filles aiment ça. Elles faisaient donc venir l’esprit du poète Vladimir Maïakovski. Et il vint, leur dit beaucoup de grossièretés, puis ne voulait absolument pas s’en aller par la lucarne quelques soient leurs prières. En revanche, il fit en sorte que la chaise d’une des copines d’Inna craque et elle se retrouva par terre. En réponse à ma remarque que cette chaise était depuis longtemps cassée et recollée, au petit bonheur la chance, par le père d’Inna, celle — ci m’adressa un regard méchant. « Ne te mêle pas de ce que tu ne comprends pas », dit — elle. « Après cela, j’ai entendu la nuit quelqu’un appuyer sur les touches du piano. Et, une fois, quelqu’un a joué une petite pièce. C’était lui. Maïakovski. Notre piano lui rappelait quelque chose. Peut — être est — il lié d’une certaine façon à Lili Brik ».

Je n’y croyais pas. En outre, lorsque le piano s’est retrouvé entre mes mains, personne de l’au — delà ne jouait là — dessus. « Inna, — lui ai — je déclaré, ayant au préalable vérifié toute l’information attenante sur le net, — Maïakovski ne savait pas jouer du piano ». « Si », s’entêtait Inna. « Comment sais — tu qu’il ne savait pas jouer ? » « Parce que ce n’est mentionné nulle part ». « Et pourquoi faut — il en parler spécialement ?A l’époque, tous les gens éduqués savaient jouer des instruments de musique, — assénait Inna. — Presque toutes ses femmes savaient jouer du piano, alors

il a appris ! Il jouait pour Lili Brik ». « Foutaises », répondais— je dubitatif, commençant à douter. J’ai toujours douté. « Non, ce ne sont pas des fadaises ! » insistait Inna, imperturbable. Comment apprendre une telle certitude ? Si j’étais un Etat, j’aurais probablement éclaté en morceaux en raison des guerres intestines. Inna était une monarchie absolue. Dans ses conditions, il ne lui restait qu’une chose : se méfier des proches perfides qui s’efforcent à chaque instant de mettre du poison dans ton jus de pomme ou ton canard grillé, et ne pas oublier les jeunes terroristes qui fabriquent des explosifs dans les caves. Elle était parfaitement sûre d’elle — même, de sa couronne et de ses droits monarchiques.

Et voilà que je me tenais maintenant devant ma porte alors que lui, Vladimir Maïakovski, poète et tribun enflammé, jouait dans mon appartement du caveau familial « R. Yors & Kalmann ». Pourquoi aujourd’hui ? Dieu merci, ce n’était pas la nuit. Je ne savais pas quoi faire. Je restais debout en silence devant ma porte et je brûlais de toutes mes entrailles. Mais la porte s’est ouverte. J’ai eu l’impression d’avoir grincé. Un homme costaud aux cheveux crépus me dévisageait perdu. Je l’ai reconnu tout de suite — c’était l’oncle de Sarah, le frère de son père. Il était de ceux dont le portrait habitait le cadre argenté sur le rebord de ma fenêtre. Comment s’appelait — il déjà ?

« Ah, c’est vous ? Donc, vous êtes de retour ». « Oui. De retour. Déjà », dis — je. « Pardonnez — moi, je suis pressé, mais Emil — là — bas, vous expliquera. Bonne continuation, Pavlo. » « Bonne continuation, Gestapo ». Il me regarda avec réprobation. « Vous savez, je ne pense pas qu’utiliser mon surnom familial aidera à construire une relation de famille entre Vous et moi, Pavlo ». Je ne le pensais pas non plus, mais je n’arrivais pas à me souvenir de son nom, alors que je me souvenais parfaitement qu’il était « Gestapo ». « Excusez— moi, je n’ai pas fait exprès », dis — je. Il hocha la tête académiquement. Lorsque je suis rentré, je me suis rappelé : Gennadiy Stanislavovytch Polonsky. C’était son nom. Ge. Sta. Po. L’oncle préféré de Sarah. Et si je comprends bien, c’est le neveu de Sarah — Emil, qui joue du caveau familial. Bien. Je me demande seulement pourquoi ce neveu joue dans ma cuisine, alors que son père, me dit, en quittant mon appartement, qu’il est pressé et disparait sans explication ?

Je suis allé dans la cuisine, tel un rat — aux sons horribles qu’Emil, inconnu de moi, extrayait du caveau familial « R. Yors & Kalmann ».

Traduit par Iryna Dmytrychyn

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Anatoli Dnistrovy (vrai nom — anatoli Astafiev) — romancier, essayiste, poète.

Fondateur et membre du groupe littéraire « Les amis d’Elliot ». Membre de l’association des écrivains ukrainiens, membre du Conseil exécutif du PEN-club ukrainien. Docteur de 3ème cycle en Philosophie. Auteur du cours « Problèmes philosophiques de la création littéraire » (2003-2004, l’Université nationale Taras Chevtchenko). Rédacteur de la rubrique culturelle du journal « Ukrainski tizhden » (« Semaine ukrainienne ») en 2008-2011. Directeur des relations publiques de la maison d’édition « Grani-T » (2011-2012).

Auteur des œuvres poétiques « Le Sermon à la magma » (1998), « Le tombeau de Clio » (1999), « Observations » (1999), « La brume jaune » (2001), « Les villes abandonnées » (2004), « La Chronique d’une machine à écrire » (2009).Auteur des romans : « La ville de l’action ralentie » (2003), « Les keums » (2005), « Fornication pathétique » (2005), « Drosophile survolant un volume de Kant » (2010). Auteur des livres d’essais : « Fractures et consensus : six essais pour la défense de la démocratie libérale dans la période de transition » (2008), « Autonomie d’Orfée » (2008), « Lettre de la banlieue » (2010), « Lexus et des baskets chinois » (à paraître prochainement).

La prose de l’écrivain Anatoli DNISTROVY ce sont les romans enracinés profondément dans les textes par Céline, Mailer, Burroughs. . . Ce sont les écrivains qui se centrent sur les valeurs « macho ». Cette posture soit sauvera le monde, soit le transformera en un match de boxe total.

fragment de la revue tiré

du magazine « Knyjkovy klub plus » — « Le club des livres plus »

anatoli dNisTrOVY

© Natalia Yakubchak

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Anatoli DNISTROVY

brigade de Kachkette — Tolia Kachkette, Stadnik et d’autres mecs, et derrière eux — Babai, Chat, Martik, Poupon, Yefremoff (qui a été découpé à la hache dans la forêt de Koutetsk il y a quatre mois), Kourass, Cheva. Pour Petite capuche, il y avait les Pingouins — aîné et junior, Pokouiovi, Andrusychyn, Kavalok, qui s’est fait enchtibé il y a peu de temps (étant saoul, il a fait la casse d’une alimentation sur le boulevard de 50 ans de l’URSS, et ensuite — d’un magasin de meubles sur le boulevard de Lessia Ukrainka où il s’est endormi avec sa bière sur le canapé ; c’est comme ça qu’il s’est fait prendre). Pour Profonde, il y avait les jumeaux Boudzouliak, Churchill et d’autres, on ne peut pas se souvenir de tout le monde. Et pour Bam qui s’était allié à Ouest, il y avait les Machtalir — aîné et junior, Singe, Franio, Riptchyk, Bouton, les Mouches — aîné et junior, Appuiemontagne, Ostapenko, Maline, et derrière eux — aîné, deux cadets et deux benjamins de la famille Ostiak, Boulanger, Menuisier, Ivan Arnaqueur, Smaga, Barilleur, Yatsyk, et derrière eux — Roulia Estropié, Zvarytch, Orloff, qui d’autres ? Skotchyliass, Ivanov, Stankevitch, on ne peut pas se souvenir de tout le monde, il y avait même quelques petits morveux de mon âge, et on les enviait après cette guerre.

Première édition : Fakt, 2005 392 p.ISBN : 966-359-012-2Droits de traduction : Anatoli Dnistrovy

Je fume lentement et me souviens de notre guerre contre Vieux Parc*. Ce n’était pas la guerre comme elles sont de nos jours, molles, ennuyeuses, dont on

ne se souvient plus le lendemain. Autrefois tout n’était pas comme ça. A la dernière guerre à la fin des années 80 entre Ouest et Nouveau monde chaque partie a mis deux cent cogneurs. Les colonnes par cinquante-soixante-dix hommes âgés de treize à trente ans se dirigeaient vers le parc Komsomolski. Pour Nouveau monde, il y avait : Bénidieu, les Pois — aîné et junior, Radik le Noir (mon ex-voisin, quand on habitait encore la rue Berezova), Tkatchuk, Cactus, Incendié, Igor Linyk, et derrière eux — Orest Kourpita, Petliura, Novikov, Kolia Beignet, Kiecha Maradona (qui joue au foot comme personne), Chtepa, Roudia, Petroukha Aurevoir que les keufs ont frappé avec un marteau sur ses talons et il n’a pas supporté : il a balancé pas mal de mecs du Nouveau monde ; Koudriachoff, Le Compte, et derrière eux — Grygoriv, Dima Planka, Liokha Adidas, Koultchyk, Dmytrachko et beaucoup d’autres. Certes, on ne peut pas se souvenir de tous. Pour Ouest, il y avait : Avocat, Le Moine à présent défunt, Zatonsky, les Biba — aîné et junior, Chauve, Deneka, et derrière eux — Vassia Chili, Java, Boria le Député, Gounia, la

LeS KeumS

* Vieux Parc, Ouest, Bam, Nouveau monde, Profonde, Petite capuche — les noms des cités de la ville de Ternopil. NdT

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Anatoli DNISTROVY

En plein dans Ouest, près du resto « Russie » où autrefois les gars ont défoncé Valeri Léontiev*, Avocat avec ses gaillards ont retourné la voiture de flics qui voulaient disperser les bagarreurs. Les bagarreurs n’ont pas aimé cette tournure, et ils se sont dirigés vers le commissariat de police et y ont défoncé tous les permanenciers, arraché les barreaux des fenêtres, brisé la glace, gribouillé sur les mûrs à l’intérieur, pissé dans les cabines des divisionnaires, arraché les pattes d’épaule au chef du commissariat, ensuite Vassia Chili (qu’on a arrêté le lendemain) a craché dans le visage du supérieur du commissariat. Ensuite sont arrivés plusieurs sections de combats en casques et avec de grands boucliers métalliques, les voitures de flics n’ont pas tardé ainsi que les voitures de pompiers qui visaient la foule avec un jet d’eau trop puissant — il te met KO à trente mètres ; et la foule a commencé à reculer, s’est dispersée petit à petit puisque les quartiers les plus proches ont été cernés par les flics et les forces de l’intérieur qui continuaient d’arriver  ; puis les traques ont commencé de partout — dans Ouest, Bam, Nouveau monde, Profonde, dans Vieux parc. Les flics rodaient dans toutes les rues, ont passé au peigne fin chaque cour, embêtaient avec leurs questions stupides des bandes des potes qu’ils voyaient, et ensuite les flics ont eu de longues listes de noms et surnoms de ceux qui avaient participé à la bagarre ce soir-là, et la fouille a commencé, ainsi que la nouvelle vague d’arrestations. Beaucoup de mecs sont donc passés derrière les barreaux.

Ce même soir-là, je m’en souviens toujours, Machtalir-junior est venu me voir, j’étais alors avec Rynia et Konoval, je lui ai dit : tu étais avec nous. Ma mère l’a confirmé, mon beau-père a souri et nous a forcé à jouer aux échecs avec lui. Et une demi-heure après notre divisionnaire capiston est arrivé accompagné de deux caporal ou sergents, je n’en sais rien, et a commencé à poser ses questions équivoques. Mon beau-père lui a donc dit de ne pas se la péter et de ne pas toucher aux gosses ; le capiston lui a demandé s’il était déjà en taule, le beau-père lui a dit les articles de la loi pour lesquelles il l’a faite et a rajouté que les gosses (et là il nous a pointés de doigt) ont passé la soirée en jouant aux échecs tour à tour avec lui ; il s’est avéré ensuite, que dans ces putain de listes figurait le nom de Machtalir-junior, et même moi avec Rynia, seulement que l’on a même (malheureusement) pas été là, on ne savait guère de la guerre ; c’est beaucoup plus tard que les gars disaient que les keufs chopaient tous les connards qui leurs balançaient tous les noms qu’ils connaissaient...

Traduit par Elena Koutcheriava-Dubois

* Chanteur populaire russe. NdT

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Il a publié des recueils de poèmes les arabesques de la mémoire (1995), Les lois de la géographie (1997), L’heure des solitaires (1998), Pour revenir à l’énoncé (2002), Le carnet de la visite guidée (2006) ; des recueils d’essais Les signes du temps. essais de lecture (2001), Le texte entre les cultures (2005), mon ukraine à moi (2008), un recueil de récits Le carnet d’ulysse et des romans Où est ta maison, ulysse ? (2006), Le monde magique. maintenant. et Le monde magique.

Naguère (les deux datent du2010), ainsi que Le monde magique. entre naguère et maintenant (2011), un certain nombre de livres traduits, des études sur l’histoire de la littérature autrichienne, un ouvrage théorique La forme et la figure. L’identité dans l’espace artistique. Les ouvrages de Tymophiy Havryliv sont traduits en polonais, en tchèque et en allemand. Il a dirigé la rédaction d’une édiition en trois volumes sur la littérature, l’art et le cinéma expressionniste.

C’est une écriture très soignée, une véritable localisation sensorielle, on pense au style de Marcel Proust, de Joseph Roth, de Bruno Schulz.

Une prose aussi parfaite dans son expression méditative, une telle profondeur d’image dans les détails, cela ne se trouve guère de nos jours.

Quelle littérature nationale ne voudrait avoir un tel héros littéraire ?

Igor Bondar-Terechtchenko

Tymophiy HaVrYliV

Il est écrivain, traducteur littéraire, journaliste et théoricien de littérature, docteur ès lettres. Né à Ivano-Frankivsk, ces derniers temps il vit et travaille à Lviv.

Tymophiy Havryliv mène une activité littéraire intense non seulement en Ukraine mais aussi en Allemagne et en Autriche. Il a publié des recueils de poèmes et des essais, des histoires drôles, des nouvelles, des romans, de nombreuses traductions et de nombreux travaux de théorie littéraire. Ses articles et ses essais ont paru dans la presse ukrainienne et européenne, notamment dans la Frankfurter Rundschau.

Dès 1997 Tymophiy Havryliv donne des traductions littéraires, dirige des séries de tra-ductions et des études littéraires sur la poésie et le théâtre autrichien etc. Ainsi, il a traduit pour le lectorat ukrainien les poèmes du grand poète moderniste autrichien Georg Trakl, les ouvrages de l’écrivain le plus scandaleux célèbre par sa critique de « l’âme autrichienne » Thomas Bernhard ; il a fondé la série des traductions « la pièce autrichienne au XIXe et au XXe siècles » etc. Son édition bilingue des Œuvres de Robert Trakl a été désignée par la critique ukrainienne comme meilleur livre traduit de l’année 1997.

© Y.Bakay

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Tymophiy Havryliv

il en a engraissé la végétation locale jurant qu’on ne l’y reprendrait plus, jamais, mais la diarrhée passait et la faim venait se rappeler à son bon souvenir, forçant à oublier la promesse solennelle. Le plus grand dan-ger était représenté par la viande avariée et les vieux fromages. Tombant sur ces produits, il se souvenait d’une histoire moralisatrice racontée par ses parents qu’il suppliait pour avoir un livre. N’en ayant aucun, ils récitaient de mémoire ce qu’ils savaient. « Listéria la bactérie et la bijouterie », un conte populaire. Il y avait de bonnes et de méchantes bactéries. « Qu’est-ce qu’une bactérie ? » demandait-il. « Des sortes de gnomes » répondait un des parents. « Et listéria aussi ? »   — « Oui ». « Mais les gnomes habitent dans les souches de bois. » « Les gnomes tels que Listéria habitent dans la nourriture ». — « Et je peux la manger ? » — « Vaut mieux pas ».

On tombait souvent sur la viande, rouge et verte, de différentes formes et combinaisons — c’est ainsi qu’il recevait toute la ration nécessaire en protéines et divers éléments. C’est surtout après les fêtes, le troisième et le quatrième jour, qu’il y avait le plus de viande, parfois même toute la semaine, ce pourquoi il aimait et respectait le calendrier, par dessus tout le religieux, et particulièrement, lorsqu’il fallait rompre le jeûne. Il n’a appris que tout récemment la fête de Saint-Martin, regrettant de suite qu’on ne la fêtât pas dans sa patrie. Sa patrie, c’étaient ses parents, qu’il

Première édition : Calvaria, 2010 144 р.ISBN : 978-966-663-315-9Droits de traduction : Calvaria

Avec ces souvenirs sereins et philosophiques, il plongea la main dans le container des déchets alimentaires. De huit décharges, il choisit, les yeux

fermés, précisément celui-ci. Pourtant, ce n’était pas la peine de fermer les yeux. Une troisième oreille s’ouvrait et il entendait l’herbe parler. Sa tête était dans l’herbe, clairsemée et brunie par le temps, et il lui semblait en avoir deux, de têtes rousses, et non une, et les deux zieu-taient l’herbe et s’y cachaient de nouveau, effleuraient de leurs lèvres le halva friable et silencieux de la terre qui le porte, lui. Après quoi, les deux à genoux, se relevaient et, se tenant par la main, continuaient leur marche, fai-sant fuir les rats et les chats — tout cela importe peu à ceux qui sont à un pas de leur rêve. L’obscurité est noire là où il n’y a pas de lumière, lorsque la lampe ne pend pas comme une bouteille et que les cimes des érables ne bougent plus. Il a vu comment les rats ont détalé, il ne les retenait pas, ne les effrayait pas, il s’apprêtait à vaquer à ses occupations.

Les containers se trouvaient sur le terrain derrière la maison, dans les buissons. Le lampadaire éclairait l’obscurité, le vert des feuilles, différent de la journée, semblait plus magique, enchanteur. Il avait même touché pour s’assurer que ce n’était pas du plastique. Il pouvait tout voir. La lumière était si éclatante qu’il pouvait même voir la date de péremption imprimée en tout petit. Trop affamé, il prenait les produits périmés les consommant à ses risques et périls. Plus d’une fois,

Le mONDe eNCHANTé

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Tymophiy Havryliv

aimait, et ils l’aimaient aussi, chacun à sa manière ini-mitable. La patrie, c’étaient les murs au milieu desquels il a grandi ; l’érable qu’il chantait avec mélancolie, se balançant de gauche à droite, Petia, son papounet, et l’arbre véritable, entièrement couvert de feuilles en forme de cœur. La patrie, c’était aussi une période de sa vie, de la première prise de conscience et, de fait, jusqu’aux dernières années. Sa patrie, c’était le banc sur lequel il dormait, et le container qui lui procurait de la nourriture.

Il respectait Martin pour l’oie que ce saint lui offrait, la cachant dans un container, sans pour autant révé-ler lequel. Cela ressemblait à un jeu, auquel il jouait. Martin était généreux et fourrait le cul de l’oie de riz et de pommes. Il arrivait qu’il la mette en entier ou seulement un morceau, parfois bien rongé comme s’il était lui-même affamé, et ne s’était retenu que pour lui, son prochain. Ces réflexions l’émouvaient et se terminaient par des rêveries, lorsque, rassasié, il s’imaginait en mécène, fondant en l’honneur de Saint-Martin, dans ce pays étranger qui lui a ouvert grand son étreinte de généreux dépotoir, les temples aux clochers coquets qui carillonnaient de gratitude. Il entendait ce tintement, qui était à chaque fois dif-férent : lorsqu’il était affamé ; lorsque rassasié, il se mettait à rêver ; lorsqu’un jour, après avoir mangé les champignons inconnus trouvés dans le parc, il agonisait dans une élévation inconnue jusqu’alors, se transformant en cloche qui s’emplissait de mélodie radieuse, se balançant d’un côté à l’autre.

La main est tombée sur un sac plastique. Il l’avait deviné au toucher, le trésor — une poledwica1 embal-lée dans le polyéthylène. A la lumière du réverbère, poledwica était comme sur une table d’opération. Il la retournait à la recherche de la date de péremption. L’ayant trouvée, il s’est mis à compter sur ses doigts, mais les jours ne signifiaient rien, ils coulaient comme les bateaux qu’il ne retenait jamais. Il se concentra et se mit à se souvenir. Et là, lui vint en aide un jour-nal, celui du lundi dix-neuf. Lundi c’était hier, donc le vingt-et-un sera demain. Il imagina une bonne miche de pain et un oignon. Soit parce que l’oignon était trop piquant, soit pour d’autres raisons, ses yeux s’emplirent des larmes.

La décharge était son chef-cuisinier qui détermi-nait le menu. Même si le menu ne lui convient pas, il ne se plaint jamais. Il s’est habitué à l’exotisme et les associations hasardeuses. Il pouvait établir un guide culinaire « Le guide de la décharge. Les 100 trouvailles les plus réussies ». Il aurait été invité pour animer un programme quotidien « Top-chef-SDF » — une grande poubelle au beau milieu du studio et lui, extrayant les ingrédients nécessaires. Lui, qui rêvait rarement du succès, soupira. Mais même ce rêve innocent ne passa pas sans conséquence — l’instant d’après, il reçut un coup de massue.

— Qu’est-ce que c’est ?— Poledwica, — répondit-il et sursauta ; s’il a ré-

pondu, cela veut dire qu’il y a eu une question ; s’il y a

eu une question, cela veut dire qu’il y avait quelqu’un qui a posé la question. Il voulait cacher la poledwica, mais il était trop tard.

— De la viande ?L’inconnu continuait à poser des questions, bien

qu’il soit évident de toutes les manières que poled-wica est une viande — non ? Le ton s’est fait pressant, presque du mépris, et la vie lui appris que les tonalités sont plus significatives que les mots.

— De la viande, — répondit-il, aussi neutre que possible.

— Pas bien.Et comment ! Cela dépend : pas bien pour les uns,

bien pour les autres.— De la bêtise, soutint-il le discrédit immérité de

la poledwica tout en s’efforçant de la fourrer dans sa poche, ce qu’elle refusait à l’évidence de faire, eu égard à sa taille. Il aurait pu, bien sûr, partager sa trouvaille, à l’instar de Saint Martin qui avait partagé avec lui son oie, mais il craignait, en cédant un morceau, de perdre tout.

Et si la voix n’était pas seule ? Si derrière se tapit tout un essaim de voix lugubres et prêtes à tout. Un grand homme ne disait-il pas : « Les enfants, n’allaient pas vous promener en Afrique ! »2 « Qu’est-ce que l’Afrique ? » — il était à l’époque trop petit et ne savait pas ce que voulait dire l’Afrique. « C’est une métaphore ». « Et qu’est-ce qu’une métaphore ? » « Quelque chose, quelque chose de… », essayaient d’expliquer les parents sans y parvenir, ce qui lui laissa supposer que l’Afrique devait être quelque chose d’incroyable, à couper le souffle. « Le paradis ? » demanda-t-il, car il apprit déjà ce qu’était le paradis de la bouche du prêcheur ambulant qui s’était joint à sa famille. Le paradis, pour lui, ressemblait à un jardin où poussaient les pommiers dont ils venaient ramasser les fruits. En raison de sa crédulité toute enfantine, qui se transforma par la suite en une naïveté bien adulte, il imaginait le paradis comme un endroit où, aux côtés des pommes, sur les arbres, poussaient les saucisses et, au moment de la floraison, s’ouvraient les corolles à la crème fouettée — presque comme celles de la vitrine d’une pâtisserie devant laquelle il s’est arrêté plus d’une fois, en admiration. « Le paradis », confirmèrent les parents. Ce à quoi il avait un piège tout prêt : « Si c’est un paradis, pourquoi ne peut-on pas aller s’y pro-mener ? » « Tu risquerais de manger trop de sucreries et avoir mal au cœur », répondait en connaissance de cause Kalistrat. « Impossible sans ton père », se mêlait une de ses mères, avant que le conciliabule familial ne changeât prestement de sujet de conversation.

« Alors, tu es comme ça », dit-il, scrutant le visage auquel appartenait la voix. Les yeux sombres, un peu affamés… Qui n’est pas affamé par ces temps d’aisance ? La tête, une chevelure claire, aux dizaines de nattes hérissées dans tous les sens. « Comme un extrater-restre », pensa-t-il, bien qu’il n’en ait jamais vu. Il en a entendu parler par son père, qui les lui décrivait comme des êtres sautillants, aux antennes vertes et longues. De ces antennes, ils piquaient le père, qui

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Tymophiy Havryliv

courait dans tous les sens tentant de leur échapper, avant de s’effondrer, épuisé, éclatant d’un ronflement tonitruant. La mère traitait les extraterrestres de gril-lons verts, alors que l’oncle racontait qu’ils étaient envoyés par le Dragon Vert. « Tu deviendras fort et tu tueras la bête », disait l’oncle. « Montre comment tu vas le frapper ? », interrogeait-il, et lui, pris dans le jeu, agitait un bâton imaginant que c’était un gourdin, pendant que l’oncle se tordait de rire.

— La viande c’est mauvais, répéta l’inconnu comme s’il scandait un slogan.

Il s’arrêta, interpellé par le côté catégorique de la formulation de ce mystérieux vis-à-vis, qui se tenait maintenant face à lui, de l’autre côté du container. Même si on est en période de carême, n’appartient-il pas à cette catégorie qui est autorisée à manger, aux côtés des étudiants et des femmes enceintes. Les parents l’ont inscrit à l’université de la vie, sans lui demander s’il voulait y étudier. Il était enceint, et a donné naissance à ce qu’il a pu. Ce qui n’a fait que le confirmer dans le soupçon que l’inconnu était en train de l’endormir, ayant jeté son dévolu sur la viande.

— Et qu’est-ce qui n’est pas mauvais ? tenta-t-il de philosopher. Sakydon n’a-t-il pas dit un jour, lui tapotant l’épaule : « Celui-ci sera philosophe » ?

— Une banane, rétorqua l’iconoclaste, — une pomme, des ananas.

A sa voix, il comprit que la banane n’était pas cen-sée en être forcement une, et ne servait qu’à ouvrir une lignée d’association, ce que la phrase suivante confirma :

— Des fruits, des légumes. Des produits de la nature.« Croit-il sincèrement que je vais me laisser prendre

à ces sornettes ? » protesta-t-il de tout son être. — Qu’est-ce qu’il escompte ? La poledwica ? Et qu’est-ce que la nature a à avoir là-dedans, si sa corne d’abon-dance est une décharge municipale, où Saint-Martin et les autres justes de ce monde, cachent leurs surprises, alors que les gens, malgré toutes les incitations, ne suivent pas leurs bienheureux maîtres ? »

— La viande c’est un meurtre.Il tressaillit.— Je n’ai tué personne.Il sentit une sueur froide le recouvrir. Il n’a jamais

tué personne. Pas même un insecte, qu’il ne tuait que lorsque celui-ci l’importunait. Il arrivait que, dans un premier élan pour écraser un moustique qui était en train de le piquer, sa trompe enfoncée dans sa chair, il ne lui causait finalement aucun mal.

— Celui qui mange de la viande, participe à l’assassinat.— Nous mangeons tous de la viande.— Je ne mange pas de viande.Le contraste entre le regard brûlant et la voix glaciale

l’a fait de nouveau frémir. Ses jambes sont devenues de coton. Désormais, il était sûr d’avoir affaire à un maniaque. Il a souvent lu à leur sujet, dans les journaux qu’il utilisait pour dormir.

— Un assassinat de masse.

Il voulait s’enfuir. La fuite est l’unique moyen de se sauver. « Ne parle jamais aux inconnus », lui disaient les parents, et il ne le faisait que lorsqu’il comprenait qu’il allait recevoir un cadeau. Cette fois-ci, cela ne semblait pas être le cas. « Si tu sens un danger — fuis ! », lui enseignaient les parents, le b-a-ba qui est transmis dans le monde animal au niveau des instincts. Les parents lui inculquaient bien d’autres choses impor-tantes dans la vie, dont la plupart ne prenaient pas.

— Tu crois en la vie éternelle ?Au départ la question l’abasourdit, puis le confirma

dans une prise de conscience terrifiante. Pas âme qui vive alentour. Il fit un pas en arrière, répondant de manière évasive, fuyante, mais claire :

— Je crois au lendemain, qui remplira de nouveau les containers.

— Et la vie après la mort, tu y crois ? L’incarnation ? Aujourd’hui tu es un homme, mais demain tu peux devenir un insecte.

Il était déjà, par beaucoup de côtés, pareil à un insecte, à cette différence près, que, quel que soit l’enthousiasme avec lequel il agitât ses bras dans les manches, dont les bords élimés tombaient en espèce de plumes, il n’aurait pas réussi à s’élever avec autant de grâce que celui-ci, — et très certainement, ne l’aurait pas réussi du tout.

Probablement, l’inconnu n’est pas tant un maniaque qu’un idiot. Cette nouvelle supposition le soulagea. Que pouvait-il répondre ? Qu’il était un insecte ? Il se rappelait les insectes avec lesquels il volait dans ses rêves d’enfant. Il se souvint du moustique qu’il n’avait pas tué, et pensa que peut-être il ne s’était pas tué alors lui-même.

— J’ai été un insecte, répondit-il.L’inconnu fut surpris par cette déclaration. — Tu pourras être dans une prochaine vie un veau,

tué par le courant électrique, mis en pièces, vendu et mangé, grillé à la poêle. Bloody steack for a little brake — do you like some cake ?

Si c’est le cas, alors il sera non seulement un veau, mais aussi une poule, une oie (ah, le bon Saint-Mar-tin !), un canard, un dindon, un cochon et même un mouton offert en sacrifice, et un cheval qui hennit et respire bruyamment. Car il ne méprisait rien, il man-geait tout ce qui lui tombait sous la main, en dehors de la charogne.

— Celui qui consomme de la viande, hérite de son vivant des souffrances et des peurs de l’animal innocent tué et, dès lors, perd sa quiétude.

Sa main hésitait entre jeter la poledwica et les tentatives désordonnées de la fourrer tout de même dans la poche.

— Que faire ? dit-il avec un désespoir qu’il ne chercha même pas à cacher.

— Je te dis : manger ce qui tombe de là.Et il indiqua vers le haut. Là haut, au-dessus du

réverbère aveuglant, béait le ciel sombre. Il était silen-cieux et indifférent, et rien n’en tombait.

Traduit par Iryna Dmytrychyn

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Vassyl KOjeliaNKO

Un écrivain des plus inclassables qui a lancé son défi à l’histoire en inventant des chefs d’œuvre de son genre.

Poète, prosateur et journaliste. Les critiques désignent le genre de la prose kojéliankienne comme « l’histoire alternative ». Après avoir mis fin à « l’histoire alternative de l’Ukraine » (cela débute par Le défilé pour

aller jusqu’au Terrorium), après avoir créé une reconstruction historique époustouflante (même les Finnois lisent L’araignée d’argent), Kojelianko est revenu à la réalité, à l’actualité véritable...

Son recueil de nouvelles La logique des choses dit de la vérité crue, et rien dans notre vie n’est plus amusant, plus effrayant aussi que la vérité...

Il a publié des recueils de poèmes Le givre d’épines (1994, prix « Granoslov`92 »),Blanc et roux (1994),un cheval à sept couleurs (1995),C’est ainsi que professait Kojélianko-Tseu (2000),des livres de prose Le défilé à moscou (1997, prix de la revue Soutchasnist ‘), Konotop (1998),Le homonaire du Bon Dieu (1999),FAuXNostradamus (1999),L’araignée d’argent (2003),Le champ trois (2006), Le défilé (2007),La logique des choses (2007), un intrus (2008),La Sitch d’éthiopie (2011).

« Vassyl Kojelianko écrit la vérité. C’est un peu cela le devoir d’un véritable écrivain. Cependant dans notre quotidien c’est une exception, et quel dommage ! »

Inna Doljénkova

De nos jours, il est honteux de ne pas lire (pour ceux qui n’ont pas encore lu) ses ouvrages. . . Quoi qu’il en soit, ceux qui n’ont pas lu « Le défilé ». . . s’efforcent de cacher ce fait honteux aux yeux de la communauté ukrainienne progressive. Puis ils trouvent le livre en question en cachette.. . et s’enferment avec ce bouquin dans leur trou. Je suis sûr que les heures consacrées à Kojelianko ne sont pas les pires dans leur vie. . .

Oleg Sydor-Hibélynda,journal « Dzerkalo Tyjnia »

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Vassyl KojelianKo

— Ah… — je me suis tapé le front avec mon por-table — je te le montrerai ce soir.

— L’endroit n’est pas trop fréquenté ?— Un peu dans la journée. Par contre, le soir, les

buissons seront de notre côté.— A ce soir, donc. C’est ainsi qu’a débuté ma saison des arbres fleu-

ris avec l’Ethiopienne. Je dois avouer en fait, pour ga-gner du temps, la saison des ébats. Cependant, si elle avait entendu cette définition technique, elle m’au-rait arraché les yeux, puisque pour elle, il s’agissait d’amour. Le big love. Il faut dire qu’il ne se manifeste qu’à la saison des arbres en fleurs, et nous faisons alors l’amour dans les jardins en fleurs, à la rigueur, sous un arbre fleuri.

Ce soir-là, je l’ai amenée dans le parc vers ces petites fleurs roses. Elle a apprécié la façon dont la nature nous a aidés, mais en tenant compte du lieu insolite et de la morale publique, on a fait l’amour vite fait. Plus tard, malgré le moment solennel, l’Ethiopienne ne manqua pas l’occasion d’attirer mon attention sur ses « couleurs ».

— Mais je l’ai remarqué, Ethi, je ne suis pas aveugle !

— Qu’as-tu remarqué ? demanda-t-elle sur un ton menaçant.

Mais pourquoi ne t’es-tu pas mordu la langue, crétin, en ce qui concerne «  ses couleurs  », tu n’as

Première édition : Calvaria, 2007160 р.ISBN :  978-966-663-226-8Droits de traduction : Calvaria

le bonheurextrait de la nouvelle

Dans le texte sont cités des extraits des poèmes de la poétesse Yulia Kosivtchouk,

à laquelle l’auteur exprimesa sincère reconnaissance

Les pommiers fleurissaient d’une telle façon, comme s’ils voulaient convaincre l’athée le plus invétéré de son erreur, puisque, cela va de

soi, Dieu existe ! Mais avant les pommiers, ce sont les cerisiers qui

fleurissaient, non plus en faveur de l’athée, et encore auparavant c’était le mirabellier. Mais le tout pre-mier arbre qui a fleuri dans le parc, c’est celui dont je ne savais même pas le nom. Pourtant, à la vue de ces fleurs roses pâle, sans trop hésiter, j’ai pris le télé-phone et composé le numéro de l’Ethiopienne :

— Ça a fleuri ! Elle inspira puis expira tout avec beaucoup d’en-

thousiasme, se tut un moment et demanda catégori-quement :

— Quand alors ?— Aujourd’hui même.— Où ?— Comment ça, où ?— Je comprends que ça a fleuri, mais où ?

LA LOGIQue DeS CHOSeS

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Vassyl KojelianKo

blairé que l’odeur de son nouveau parfum, tandis que ses vêtements… Il fait nuit noire tout de même !

— C’est toi, mon chéri, qui ne voit pas clair, rétor-qua l’Ethiopienne. Allons dans un

bar, on y verra donc plus clair.Nous avons commandé une bouteille de Char-

donnay et je me suis mis à l’étudier scrupuleuse-ment. C’est à se casser la tête, comme toujours. Eh bien, voyons, une veste, un tee-shirt, un jean…

— Et ceci donc ! Elle a attrapé une pelure d’orange dans l’assiette et me l’a mise sous le nez.

Effectivement, la couleur orange, en proportion bien dosée, était présente dans ses habits comme le tee-shirt, les chaussettes, de petites choses par-ci, par-là…

— Je l’ai apprécié tout de suite, mais…— Mais tu ne m’aimes pas, a dit l’Ethiopienne, en

avalant une bonne gorgée de vin. Que sais-tu de l’amour, ma chérie, voulais-je lui

dire, mais si je m’étais exécuté, ma vieille chemise verdâtre Adidas, — le voilà, l’amour loyal, — aurait été arrosée de vin, ce que je ne pouvais permettre. Ainsi pensais-je une chose, mais j’étais obligé d’en dire une autre.

Le parfum de la peau d’orange avec laquelle l’Ethiopienne me reprochait mon indifférence, mon égoïsme et d’autres crimes contre notre amour sai-sonnier, aurait dû me convaincre que l’univers était issu d’une Grande Orange. L’Orange tout court.

Aucune personne du bar n’y prit garde, mais pen-dant un certain laps de temps, cette même Orange fit une apparition. Elle s’installa à table, but du thé vert, lut quelque chose noté sur des papiers chiffonnés, rigola, de Dieu seul sait quoi, et partit. Ou s’envola.

— Quand fleurira le mirabellier  ? me demanda l’Ethiopienne.

— Peut-être la semaine prochaine.— Dans ce cas, si l’on se promenait encore une

fois dans le parc dit-elle en me jetant un regard plein de promesses, avec ses yeux «  éthiopiens  », grands et bleus. D’ailleurs, tout le reste chez elle était à l’avenant, les cheveux châtains clairs, doux et lisses, coupés court, la peau blanche, le nez fin, et son petit nom, réservé pour notre usage interne, qui tirait son origine de sa vie précédente.

A vrai dire, moi aussi, j’avais une autre vie aupa-ravant. En dehors de la saison de la floraison, je me révèle ennuyeux comme la pluie, sobre et peu porté sur le sexe. Je possède un assortiment traditionnel de cravates, prévues pour toute sorte d’occasions. Pour-tant ici, au moment présent, sans mon jean Levi’s, je me sentais nu, comme en plein midi dans un lieu pu-blic. L’Orange a de la chance. Sa jeune chair est cou-verte d’une chemise brodée, dont les menus points de croix forment des fleurs et des bêtes, alors que toi, tu dois allonger pas mal d’argent pour un jean de marque. A ce propos, j’ai déjà fait cette expérience sous les soviets quand j’avais payé 250 roubles pour un Rifle* à patte d’eph.

Je voulais me convaincre que c’était ma façon à moi de lutter contre le communisme. Et mainte-nant ? Maintenant je ne me persuade de rien, mais j’ai l’impression de lutter contre la non-liberté.

La semaine suivante, après avoir flâné dans la banlieue en cherchant le mirabellier fleuri, l’Ethio-pienne m’avait appelé et dit jovialement :

— Les abricots ! J’avais tout compris. De tous les vergers qui poussent dans nos parages,

les abricotiers fleuris sont les plus beaux. Du moins, avant que les pommiers fleurissent.

Allons pour les abricotiers. L’endroit était désert et nous n’avons pas attendu la tombée de la nuit. Je me suis appuyé avec mon dos contre le tronc de ce noble arbre qui m’envoyait une pluie des pétales. Puis, la terre s’est réchauffée et nous avons posé nos vestes sur l’herbe fraîche. J’étais même prêt à verdir mon jean. Quoique, d’un point de vue esthétique, les tâches d’herbe verte sur un fond bleu marine…

Selon moi, c’est super  ! …Qu’y a-t-il de super  ? Es-tu venu pour des esquisses, l’esthète mal barré ? Mais pourquoi le serais-je, au contraire, moi, je suis…Qu’as-tu ? …Moi… Tu veux dire que tu es heureux ? Et pourquoi pas ? Dans un instant je vais monter au septième… Encore un instant …

Non ! Tu ne monteras pas ! Bien évidemment, mon bavardage intérieur ne

promettait rien de bon. Je faillis oublier à quoi mon corps était occupé, gagné qu’il était par le virus de la mollesse.

— Quelque chose ne va pas ? — demanda l’Ethio-pienne en tournant la tête dans ma

direction.Je rougis, mais n’avais rien à dire. — Bon alors, reposons-nous, dit-elle, cachant à

peine son irritation et sortant de son sac une cigarette qu’elle se mit à fumer sans attendre

que je lui donne du feu.Elle ne m’en proposa aucune, quoique je n’eusse

pas l’intention de fumer moi aussi. Je désirais sim-plement me retrouver seul et élucider une chose  : suis-je heureux ou pas ? !

Mais tant que le dernier arbre n’aura pas fleuri dans notre contrée, je ne m’appartiens plus. Aussi, chassant les idées stupides sans me presser, je pris ma bien-aimée dans mes bras.

Les abricotiers fleurissaient toujours. Je me suis mis d’accord avec elle pour attendre la

floraison des cerisiers. J’ai fourni un énorme effort pour passer avec elle le moment traditionnel au bar en donnant le change. Enfin je me suis retrouvé seul.

Je me suis mis à penser au bonheur. J’y ai réflé-chis trois jours, j’ai failli devenir dingue. Puisque je me suis heurté aux deux notions suivantes de « bon-heur » et de « liberté ». Je n’imaginais pas la liberté

* En anglais dans le texte. NdT.

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Vassyl KojelianKo

autrement que poussée vers l’absurde, à savoir, être seul, éprouver le froid, ne dépendre de rien ni de personne, n’avoir aucune relation qui vous oblige, réagir ou plutôt ne pas réagir de son propre chef, se retrouver seul face à Dieu. Le bonheur, au contraire, te place au centre des cercles concentriques des gens proches, des objets, des idées et tous veulent de toi quelque chose. A vrai dire, parfois toi aussi, tu dé-sires obtenir quelque chose de leur part, quoique la plupart de temps tu te fasses un sang d’encre durant des nuits blanches, en t’en faisant pour eux. Or, ce bonheur, le considères-tu comme tel ? Certainement pas. A mon avis c’est de la liberté. Mais dans ce cas, on nie ce qui est considéré d’une manière générale comme du bonheur… Que faire alors ? Je veux être heureux, mais je choisis la liberté et par la suite, je me prive des joies de la vie, pourtant je veux… et ainsi de suite. Bref, soit la liberté, soit le bonheur ! De sorte que je me suis retrouvé insomniaque, non pas seulement à cause de réflexions d’une telle pro-fondeur, mais aussi grâce au thé, aux cigarettes et au chocolat. Je n’ai pas dormi durant trois nuits. Par la suite, je suis devenu défoncé. Ainsi devrait agir la première dose d’une bonne drogue, dissipant en fu-mée tous les menus et les grands problèmes. La tête lucide étant en mesure de comprendre la vérité, je me retrouvai d’humeur enthousiaste, la force effroy-able et les intentions nobles me préparant aux actes héroïques. Enfin, je sentis physiquement les limites de la conscience s’effacer et, tel le courant d’eau sous la fine couche de glace couvrant la rivière, je vis le subconscient déferler comme de puissantes vagues. De plus, je compris que je pouvais les lire, donc connaître l’avenir. On pourrait même concevoir des choses qui ne sont pas de ce monde si on cassait la glace et qu’on plongeait au fond. Car le subconscient est insondable, et à un certain niveau, il se connecte à celui de tous les hommes qui sont, qui étaient et qui seront des êtres spirituels des Mondes Inférieurs et Supérieurs, et même… on ne saurait le dire. Encore un peu et j’aurais été prêt à me proclamer seigneur du royaume de l’esprit, mais il m’est arrivé quelque chose de regrettable : je me suis banalement assou-pi. Après avoir dormi quatorze heures, je me suis réveillé en éprouvant une double sensation de faim, nichée au creux de mon bas-ventre… Il n’y a que cette Orange immatérielle (mais aux yeux réels) qui pourrait comprendre mes états d’âme, qui, à l’occa-sion d’une faim classique, fait des crêpes aux figues… Pour nous, qui ne sommes pas si distingués, les tar-tines au fromage seront les bienvenues, pour assou-vir cette même faim. En ce qui concerne l’autre… que se passerait-il si rien ne fleurissaità nouveau ? Cette idée désagréable chassa le reste de sommeil. Me brûlant la bouche avec le thé, je m’approchais de la fenêtre et commençais à étudier le ciel. Il faisait un temps ensoleillé, sans vent, peut-être chaud. Il n’était donc pas possible que rien ne puisse fleurir !

Je me suis habillé dans le but de faire la tournée de nos lieux d’étreintes où, heureusement, la civilisa-tion n’a pas apposé son empreinte, juste au moment où Libellule a appelé :

— Salut, mon vieux.— Salut. — Note l’adresse.— D’accord, mais pourquoi ? — Tu sais, quelques cerisiers ont fleuri sur la

pente ensoleillée, des cerisiers d’unevariété polonaise.— On s’en fiche de la variété, mais la pente ? Toi,

Libellule, as-tu essayé sur la pente ?— Vous n’êtes plus des gosses, vous y arriverez.

Ciao. Mes amitiés à l’Ethiopienne.Libellule est notre amie, c’est une jeune fille très

sympathique, aux yeux verts, artiste peintre de son état. Les connaisseurs disent que son point fort est son sens des couleurs. C’est la seule personne au monde, initiée à notre dépendance de la floraison des arbres fruitiers. Ce n’est pas tout, la peintre Libellule (on l’appelle Libellule et non pas Demoi-selle) est devenue, malgré elle, l’instigatrice de cette folie fruitière. Deux ans auparavant, elle a eu sa pre-mière exposition à elle. J’y ai croisé l’Ethiopienne que je connaissais à l’époque sous un autre nom, devant la toile intitulée Adam et Ève sous l’arbre de la connaissance qui venait de fleurir, représentant les deux premiers amoureux à côté d’un pommier ordi-naire, couvert par l’écume des pétales roses. Il faut dire qu’Adam était peint revêtu de la tenue moderne des jeunes, fagoté dans un pantalon large et un tee-shirt imprimé eden forever,* tandis qu’Ève apparais-sait comme à l’habitude, à savoir une femme mûre, épanouie et chaleureuse, avec la feuille de figuier à l’endroit où il faut.

Spontanément, on se prit sincèrement à envier ces chanceux (vraiment ?), et à partager notre senti-ment avec Libellule.

— Qu’il y a-t-il alors ? demanda notre amie com-mune, ayant joué avec son verre de

cocktail, faisant retentir les glaçons. — Comment ça  ? avons-nous demandé à notre

tour. Nous sommes jaloux d’eux. — Il ne faut pas l’être, dit Libellule. Ce qu’il faut,

c’est trouver un pommier fleuri, se déshabiller, et ensuite… vous le savez vous-même. — Et toi, Libellule, l’as-tu fait ?— Moi, je ne suis pas jalouse d’eux. Libellule se dirigea vers les autres invités, tandis

que l’Ethiopienne et moi, échangeâmes de longs re-gards interrogatifs.

L’exposition de Libellule eut lieu le 9 janvier, alors qu’au mois de mars on faisait déjà l’amour sous l’arbre fleuri. Lorsqu’arriva le tour des pommiers de fleurir, nous étions déjà des amants de longue date.

* L’auteur utilise dans le texte, volontairement ou involon-tairement, une orthographe anglaise erronée en écrivant edem forever. NdT.

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Vassyl KojelianKo

La variété polonaise des cerisiers est connue pour ses branches pendantes jusqu’au sol, comme le saule pleureur, et si on s’appuie contre le tronc, on peut se croire dans une sorte de maisonnette de l’époque préhistorique derrière les rameaux retombants, cou-verts de petites fleurs. Comment les hommes s’ha-billaient-ils alors  ? Ils étaient effectivement nus  ! Admettons, plutôt vêtus de peaux de bêtes. Les voici, «  les peaux  » de jean jetées sur l’herbe, tandis que nous, corps nus, sans crainte ni frein, faisons fré-nétiquement l’amour, tels les hommes sauvages, et les fleurs tombent en cadence sur nos épaules por-tant des traces de morsures. Au sommet de l’extase, une idée fit progressivement son chemin dans mon esprit, tel un poisson lent, concernant la liberté et le bonheur ; idée que j’adoptai aussitôt, ayant cessé de mordre ma lèvre inférieure. A ce stade, je parvins à la conclusion que la liberté n’est qu’une énorme chimère, et que le simple bonheur humain consiste à être au lit, avec ta femme chérie endormie là, enrou-lée (du côté droit) autour de ton corps, la musique en fond (world music)*, avec une pluie douce de mai, et une branche de cerisier fleurie au contact de ta fenêtre. Puisse cela durer éternellement !

Je n’ai besoin d’aucune liberté  ! Au contraire, je suis prêt à servir. Je pourrais marcher dans l’herbe mouillée pour cueillir quelques narcisses dans le jar-din, je pourrais préparer des champignons de prin-temps au petit déjeuner, je pourrais finalement lui servir au lit du thé vert accompagné de chocolat noir aux noisettes entières.

Après la troisième fois, ce qui devait arriver est arrivé. Non, ce n’est pas que le corps de l’Ethiopienne m’ait laissé indifférent. Je me suis tout simplement fatigué. De plus, la pluie de mes rêves s’est matéria-lisée et s’est avérée beaucoup moins romantique. Ses baisers ont commencé à m’irriter.

— Arrête de baver sur moi, lui ai-je dit avec assez de gravité pour qu’elle le prenne

pour une plaisanterie, encore que je le pensais vraiment.

Elle le prit comme il se devait, me mordit viole-ment l’oreille et lâcha avec mépris :

— Je m’en tape. Contents l’un de l’autre, nous nous sommes vite

habillés. En chemin, j’ai rétabli l’équilibre dans mes pen-

sées. J’ai reconnu comme erronée l’idée de la pré-pondérance du bonheur sur la liberté influencée par les émotions. Ainsi mon dilemme bonheur-liberté est resté non résolu.

Le soir même, j’ai décidé que tout ça devait s’arrê-ter. Tout ça ne promet rien de bon. Je me suis transfor-mé en un type désagréable et acariâtre. Ceci a même

été remarqué par l’Orange, mon humeur s’étant des-séchée comme un herbier. Les fleurs de cerisier aux lèvres, le dos écorché par le tronc, la jouissance sous la pluie, tout ceci n’est qu’un stupide romantisme, alors que nous sommes des adultes. Certains sont même accablés par la vie de couple. Bref, que tout cela s’arrête ! Je le pensais en m’endormant la veille, et le lendemain matin, en laissant tomber toutes les occu-pations quotidiennes, je me suis lancé à la recherche d’un jardin convenable. Les pommiers se sont mis à fleurir. Si ce n’étaient les pommiers, je cultiverais peut-être mon humeur « d’herbier » et mettrais fin à cette histoire. Mais c’étaient des pommiers ! C’est que non seulement, ils fleurissent merveilleusement, mais ils donnent aussi en automne ces fruits ronds aux joues rouges. Il y en a de couleurs différentes, de cramoisi à vert doré. C’est étrange, mais dans mon passé, les pommes furent pour moi le symbole vivant d’un grand amour, bien que non partagé. Ayant dans une poche une reinette grise, dans une autre une reinette dorée, du chocolat entre les dents, tel un chien dressé avec une pantoufle, je trainais ainsi en ville en espérant la croiser par hasard… Depuis, tout a changé, et j’ai transféré la part de cet amour aux pommes, puis aux pommiers et ensuite à la florai-son. Dès lors que nous avons, l’Ethiopienne et moi, concrétisé l’idée de faire l’amour dans les jardins fleuris (dans notre argot « créer un peu de paradis au printemps »), j’étais déjà prêt en mon for intérieur à reconnaître le culte des pommiers fleuris, ainsi que celui d’autres arbres fruitiers par la même occasion.

Traduit par Natalia Markiv

* L’auteur utilise dans le texte, volontairement ou involon-tairement, une orthographe anglaise erronée en écrivant world muzic. NdT.

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Yevhenia KONONeNKO

Elle est poétesse, prosateur et traductrice littéraire de l’anglais et du français. Elle travaille au Centre ukrainien des recherches culturelles. Elle a participé à de nombreuses rencontres internationales littéraires, culturelles et scientifiques : en Ukraine, en France,

aux Etats-Unis, en Pologne, en Finlande, en Estonie, en Russie etc. Lauréate de quelques prix littéraires et de prix de traduction.

Elle est née à Kyiv et y habite. Elle a d’abord reçu une formation de mathématicienne, puis a obtenu son diplôme de traductrice du français et de l’anglais.

L’œuvre littéraire d’Yevhenia Kononenko comporte des poésies, des nouvelles, des essais, des récits et des romans, quelques livres pour enfant, un certain nombre des travaux sur la culture populaire et les problèmes des genres, ainsi que bien des articles vulgarisateurs.

Elle a été couronnée par le prix Mykola Zérov du Ministère de la culture d’Ukraine et de l’Ambassade de France, par les prix littéraires « Granoslov », ceux des revues Soutchasnist’ et Bérézil, du cote de popularité national « Le livre de l’année » et du concours national des romans, des scénarios pour cinéma et des pièces le couronnement du Verbe, lauréate du 2nd concours des pièces pour la radio « Faisons renaître un genre oublié » de la Radio nationale d’Ukraine, du Concours national de meilleure nouvelle sur Kyiv « Affectueusement, de Kyiv » et du 1er prix au Festival littéraire international « Simplement ».

Bibliographie : L’Imitation (roman), La trahison. TRAHISON made in ukraine (roman),La nostalgie (récit), La victime d’un maître oublié (roman), Sans mec (récit), Les rêves perdus (nouvelles),Les putains se marient, elles aussi (nouvelles), Nouvelles pour les filles non-embrassées (nouvelles), La librairie « CHOC » (nouvelles et essais)

Dans les littératures dites « riches », des écrivains de ce genre forment tout un contexte littéraire en fixant le côté émotionnel de la société. Dans la prose française du siècle dernier, c’est ainsi qu’écrivait Françoise Sagan, dans la prose anglaise c’est le cas d’Iris Murdoch.

Olexandre Krasiouk

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Yevhenia KononenKo

— La même chose que vous. — répondit Dimitri.— Alors, si vous êtes d’accord, je vais préparer du

thé avec de la mélisse.— Ce sera avec grand plaisir.La femme prépara le thé, n’utilisant pas de sa-

chets du commerce, mais des feuilles entières qu’elle fit infuser dans une grande théière en céramique dont la surface extérieure vert pâle était décorée de jolis croissants de lune. Elle posa deux tasses assor-ties et les remplit de thé aromatisé. Il adorait le thé préparé de cette façon. A l’époque où il était étu-diant, un de ses voisins du foyer savait le préparer admirablement de la même manière. Depuis, Dimitri ne buvait plus de ce breuvage aromatisé car trop sou-vent déçu. Avec Veronica, ils faisaient simplement infuser du thé indien ou de Ceylan dans une théière ordinaire en verre. Quelques fois, tout au début de leur vie commune, il était même arrivé à celle-ci de lui proposer du thé préparé dans une grande bouil-loire métallique, prévue pour de l’eau, comme elle l’avait vu faire souvent par ses parents.

— Goûte, mais goûte donc  ! Pas besoin de vod-ka, — disait-elle.

— Je préfère la vodka à un thé pareil, arrête d’en faire ! — répondait-il.

Depuis l’époque du foyer d’étudiants, jamais plus il n’avait eu l’occasion de boire un si bon thé aroma-tisé avec des herbes. Pour retrouver ce plaisir inou-

Première édition : Calvaria, 2002160 р.ISBN :  987-966-663-038-9Droits de traduction : Calvaria

Le vieil ascenseur le mena au dernier étage, il ap-puya sur le bouton de la sonnette. La femme qui lui ouvrit avait un chien d’élite, un gentil col-

ley noir, couleur rare pour cette race habituellement rousse. Elle possédait également un énorme chat persan tout blanc avec des yeux couleur violette, qui reflétait sur sa face au nez aplati, une impression de mépris immense pour le monde entier. Son apparte-ment comprenait deux vastes pièces d’où l’on aper-cevait le ciel au travers de grandes vitres dont le haut formait un demi-cercle. Cette femme, entre deux âges, était dotée d’un physique agréable. Malgré tout, l’envie de l’embrasser ne se faisait pas sentir, pas plus que la curiosité de voir ce qui se cachait der-rière sa jupe fendue. On a juste envie de parler avec ces femmes-là, de parler pendant des heures… Elle le devança jusqu’à son bureau, lui expliquant que tout ce qu’il venait de voir ne dénotait nullement des signes de grande aisance. Le chien de race, elle l’avait trouvé dans la rue, quant au chat hors de prix, elle en avait hérité d’une amie défunte. Et l’appartement, c’était aussi à la suite d’un héritage. Jadis, celui-ci hébergeait un grand nombre de personnes, il n’était vide que depuis une période récente.

«  Et en plus, il nécessiterait quelques rénova-tions ! » — pensa Dimitri.

— Que désirez-vous ? Un thé, un café ? — lui de-manda-t-elle.

LA TRAHISON

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bliable, cela valait vraiment la peine de venir ici, chez cette femme.

— Je vous écoute, Dimitri Mikhailovitch, que puis-je pour vous, — lui demanda-t-elle soudain.

— Voilà, j’ai perdu ma femme, mais je dois conti-nuer à vivre d’une manière ou d’une autre. Nous avons une fille, elle me tient pour responsable de la mort de sa mère ; je ne partage nullement son avis. 

Contre toute attente, il lui raconta cette bagarre dans un square de Podol, comment il avait construit un appartement à la périphérie, et de là était devenu bâtisseur, et aussi comment sa femme l’avait aban-donné.

— S’il vous plaît, pouvez-vous vous souvenir de la première fois où vous avez éprouvé de l’amour pour votre femme ? Cela datait-il de l’époque où avez vu comment on la maltraitait ? 

— Non, à l’époque, je l’ai ramenée chez nous au foyer de la même façon qu’on adopte des chiens ou des oiseaux égarés. Nous partagions la chambrée à trois et nous avions toujours une créature dont nous prenions soin. Soit c’était un chat baptisé Félix, soit un chien Charko, ou même un moineau, quoi que celui-ci soit mort avant de lui avoir alloué un sobri-quet. Puis, ce fut le tour de Veronica et je l’ai épousée. 

— Alors, vous l’aviez amenée chez vous plus par charité que par amour ? 

— Absolument ! Si des gens tabassaient un petit jeune dans un square, j’aurais fait la même chose. 

— Mais vous ne l’avez quand même pas épousée simplement parce que vous aviez de la compassion pour elle, n’est-ce pas ? 

— Non, j’ai été surpris de constater qu’elle était très intelligente, contrairement à ce que l’on pourrait croire d’une enfant issue d’une famille d’alcooliques. 

Elle était devenue pour Dimitri un être humain et non plus un moineau apeuré, le jour où elle corri-gea dans les notes de son colocataire un 1n contre un 1g. Il lui expliquait que tout était en ordre dans ces notes, que dans les mathématiques supérieures, on utilisait de préférence des logarithmes naturels plutôt que des décimales, et lui fit part de mon éton-nement qu’elle connaisse l’existence des dits loga-rithmes.

— J’étais une très bonne élève à l’école !— me ré-pondit-elle, — j’ai étudié pendant neuf années avant que mon père ne confisque tous mes papiers pour m’envoyer travailler dans un magasin de spiritueux. Mais ma candidature n’a pas été retenue.

  C’était impensable le nombre de vers qu’elle était capable de réciter par cœur. Aussi bien ceux prévus dans le programme scolaire que ceux qui en étaient absents. Elle connaissait « Tytarivna » de Chevtchen-ko. Il était impossible de ne pas être ému lorsque cette petite fille récitait les passages évoquant le meurtre ou la trahison. Évidemment, l’infanticide traitait d’un sujet qui n’était pas étranger au monde auquel elle appartenait jadis. Et c’est à ce moment-là

qu’il l’avait serrée dans ses bras et avait dit : « Il faut oublier, ma chère, pense à autre chose, tu auras une vie meilleure maintenant, je te le promets. »

—   Donc, votre femme a eu envie d’interpréter son expérience en la rendant plus belle, plus « esthé-tique » ? 

— Quelle esthétique  ? Si vous aviez vu ces vi-sages ! Peut-on seulement se permettre de les nom-mer ainsi, des tronches avec des poches sous les yeux appartenant soit-disant à ce « monde du beau ».

—  Le bas-fond devenait souvent un objet de com-préhension de cette « Science du Beau », bien qu’il n’ait rien à voir avec l’esthétique. Mais revenons à notre sujet de discussion qui concernait votre femme et vous, et non pas la philosophie de l’esthétique. Vous m’avez dit que vous n’appréciez pas que Vero-nica vous conte sa vie passée dans sa maison pater-nelle, et vous essayez maintenant de changer de su-jet de conversation. Tout ce qu’elle était en mesure de vous raconter était-il si traumatisant pour vous ?

— Non, j’étais plutôt convaincu que c’était elle que ces souvenirs perturbaient. 

— Et vous, n’aimez-vous pas vous souvenir de votre passé, de votre enfance par exemple ? 

— J’y pense de temps en temps, comme tout le monde, mais je n’aime pas en parler. Même avec mon frère, c’est un sujet tabou, parler d’autres choses, toujours et toujours. 

— Cela concerne-t-il des événements anciens où vous vous sentiez coupable ?

— Non, toute décision importante nécessite tou-jours beaucoup de réflexion de ma part. Être sûr que je ne la regretterais pas ou que je ne trahirais pas ma conscience. C’est pour cette raison que je ne me sens jamais fautif. Mais quelquefois, j’ai du mal à appré-cier le bien-fondé des agissements de quelqu’un de ma famille.

— Donc, vous n’avez pas réellement le désir de comprendre les motivations de certains comporte-ments de vos proches.

— Cela prendrait beaucoup de temps et d’effort mental, pour qu’après, je pense, je ne puisse tout de même pas changer ce qu’il adviendrait. Personne n’a jamais pris mon conseil pour faire une chose ou une autre. Par exemple, quand mon deuxième frère aîné a fini l’école, il était en 8ème et moi en 6ème. Ce n’était pas à Kyiv, mais à Dubrovny, la ville où je suis né. Notre père nous a quittés. Je me souviens de sa mine ren-frognée quand nous nous sommes mis à table. Notre mère était absente, elle travaillait tout le temps, mon père aussi travaillait, mais elle y était du matin au soir. Le dimanche, elle nous préparait des plats pour toute la semaine que nous faisions réchauffer pour le déjeuner et le dîner. Nous faisions beaucoup de choses nous-mêmes. Et puis le père nous a quittés. Il est parti habiter une maison d’été inachevée du côté opposé à notre village. J’allais lui rendre visite là-bas. Puis, il y a installé un fourneau, et nos voisines

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racontaient alors que ma mère l’avait maudit et qu’il mourrait bientôt, en espérant par là qu’elle abandon-nerait cette malédiction. Mais elle répondait : « Non, il n’y a aucun pardon possible pour quelqu’un qui a abandonné sa femme et ses trois enfants. » Pour ma part, je ne l’ai jamais entendu prononcer ces paroles, mais nos voisines nous disaient sans cesse que notre mère devait retirer cette malédiction.

— Avez-vous demandé à votre mère de le faire ?— Je n’ai jamais cru aux malédictions avant et je

n’y crois pas plus maintenant. De surcroît, ma mère m’a affirmé : « Je n’ai maudit personne. » Un an plus tard, mon père a eu un accident mortel en moto, je n’aime pas parler de ça  ! Ma femme et ma fille ont appris l’histoire par le biais des voisines lors d’un séjour chez ma mère à Dubrovny.

— Vous n’avez jamais essayé d’en apprendre da-vantage ?

— Non, il m’était impossible de questionner ma mère à ce sujet.

— Quelle relation entretenez avec celle-ci de-puis ?

— Normales en général, bien meilleures que celles de la famille de mon frère. Ma femme et ma fille s’entendaient plutôt bien avec elle, il n’y avait aucun conflit entre elles. Je suis étonné qu’on rende ma mère responsable de tout cela, soit-disant aussi que c’est elle qui serait coupable de la mort de ma femme. Il parla ensuite de l’infidèle Marina, l’épouse de son frère, et de nouveau des accusations absurdes contre sa mère, qui soit-disant excédèrent Marina. Il commença à lui conter la dernière visite de Veronica chez sa mère la veille de la séparation... La femme lui coupa la parole.

— Si une personne a commis un meurtre, et que tout le monde semble au courant, alors on ouvre une enquête, on procède à des investigations. S’il n’y a pas eu d’inculpation officielle, alors, pouvons-nous considérer cette personne comme une meurtrière ?

— C’est ce que j’ai dit  ! On m’a répondu  :  «  Il n’y a aucune preuve, la police ne peut rien prouver, puisqu’il s’agit de l’accomplissement d’un mauvais sort, une malédiction. »

— Et que pensez-vous du monde dans lequel nous vivons ?

— Je pense toujours ainsi, il faudrait y vivre quel qu’il soit, il faut tracer sa voie, prendre soin de sa famille. On peut toujours éviter de s’attacher aux faibles d’esprit, chercher son chemin.

— Et si ce faible d’esprit était quelqu’un de votre famille, que feriez-vous ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.— Selon vous, on peut survivre à toutes les folies

pourvu qu’elles vous soient étrangères.— Je ne l’ai pas dit.— Bon, laissons tomber cela, vous disiez que la

nouvelle de la trahison de votre femme, annoncée par elle-même, vous avait mis hors de vous. Quelle est pour vous la signification de la trahison ?

— La trahison est le péché le plus terrible, aussi grave que le meurtre.

— Êtes-vous chrétien ?— Peut-être…bien que nous ayons été élevés en

athées.— Et votre fille, l’avez-vous initiée à la religion ?— Non, elle est née à l’époque… et puis… et puis…

il était trop tard. J’étais tout le temps au travail, mais pourquoi cette question ?

— Parce que vous expliquez la trahison selon un système de valeurs chrétiennes, bien que vous n’ayez pas eu d’éducation religieuse. Et si je vous demande où, dans la Bible ou les Saints Évangiles, traite-t-on de la trahison, vous seriez incapable de me répondre.

— Non, je ne pourrais pas le faire.— Moi non plus d’ailleurs, alors pourquoi, sans

christianisme, dont vous et moi n’avons que de va-gues connaissances, la trahison signifie-t-elle une chose terrible ?

— C’est une tradition, la trahison est un grand péché.

— Et si cette tradition était obsolète ! L’époque a changé et la trahison n’est plus à l’heure actuelle un si grand péché.

— Faisons abstraction du christianisme, il n’y a rien de plus terrible que la trahison. Même avant le christianisme, personne ne pouvait souffrir les traîtres ou les traîtresses.

— Je me permets d’être en désaccord avec vous, les dieux antiques avaient de nombreuses femmes et beaucoup d’enfants nés de ces unions.

— Les dieux, pas les déesses.— Je n’ai pas de souvenirs en ce qui concerne

celles-ci, je ne suis pas spécialiste de la mythologie antique. Mais, pour donner un exemple, c’est bien la belle Hélène, qui a été la cause de la guerre de Troie. Elle a quitté Ménélas pour le beau Pâris et a vécu avec lui pendant toute la durée de la guerre. Lorsque celle-ci se termina, elle retourna chez son premier époux qui l’accepta avec empressement.

— Je connais ce mythe, et par honnêteté envers vous, je n’ai jamais aimé cette Hélène, n’ai jamais compris ces hommes, et tous ceux qui faisaient la guerre par sa faute.

— Moi idem, mais j’ai rappelé cette histoire pour fournir un exemple, pour montrer que tout le monde ne traite pas de la même façon radicale un sujet comme la trahison. Dites-moi, avez-vous eu des mo-ments douloureux liés à la trahison ? Pas forcément liés à votre épouse, mais avec des femmes en général.

— En effet, je me souviens sans cesse d’une pé-riode de ma vie. C’était avant ma rencontre avec Veronica. J’avais un ami à l’époque de mes études à Polytechnique à Kyiv. Jamais je n’avais eu d’ami aussi proche. Il est parti… vous comprenez, il a suivi ses parents qui ont émigré. Mais il ne s’agit pas de cela. Il s’agit du fait qu’il ne m’a averti de son départ qu’au dernier moment. Il a abandonné sa troisième année

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d’études en prétextant qu’il était tombé malade et qu’il se prenait un congé sabbatique. Il ne m’a avoué son départ que le jour même, alors que je m’étais déjà entendu avec ma mère pour que nous passions le Nouvel An chez elle, à Dubrovny. « C’est entendu, nous viendrons », disait-il jusqu’au dernier moment, alors qu’il était en train de préparer ses valises. J’ai eu l’impression qu’il m’avait trahi non seulement moi, mais aussi tout ce qui existait entre nous : les vers que nous récitions, buvant du café près de l’opé-ra, et les spectacles dont les billets avaient été si dif-ficiles à obtenir. Depuis, il était revenu et nous nous étions rencontrés. Il m’avait expliqué la peur qu’il avait eue de m’avouer son départ, de m’abandonner seul dans ce cauchemar soviétique. Au fond de mon cœur, il m’a été impossible d’accepter ses excuses, mais j’ai quand même ressenti que je jouissais de la vie lorsqu’il m’a invité dans un restaurant chic, à ses frais. Quand tout fut fini, j’ai compris que je m’étais trahi moi-même, et ma jeunesse aussi. Encore main-tenant, il m’est désagréable de me rappeler cette soi-rée, quoiqu’il s’agisse bien d’un moindre malheur.

— Et en ce qui concerne votre femme ?— Savez-vous, je suis conscient de la vie difficile

de nos femmes. Je vois leurs souffrances lorsqu’elles sont abandonnées à leur sort par leurs maris. J’ai fait tout mon possible pour ne pas leur ressembler. Pour ces raisons, il me semblait que j’avais le droit… que je méritais la reconnaissance de ma femme.

— Dites-moi donc, si cela ne vous dérange pas, quand, pour la dernière fois, vous avez montré de la reconnaissance envers quelqu’un, beaucoup de reconnaissance.

— Je vais vous dire quand c’était, il y a deux ans, avant notre séparation avec Veronica. Un jour, mon ancien professeur, qui supervisait mon travail scien-tifique à l’époque de mes études, lequel finalement n’avait pas abouti, s’était rendu dans notre entre-prise. Il voulait un devis pour des travaux, notre en-treprise pratique des prix élevés, et cible une clien-tèle aisée. C’était au-dessus de ses moyens, il s’est excusé et est parti. Au même moment, je passais au bureau pour de nouveaux travaux, l’avais reconnu et suivi au dehors. Je lui avais proposé mes services, à un prix raisonnable, bien en-dessous du devis de l’entreprise. J’étais vraiment très heureux de pou-voir lui rendre service, car j’étais autrefois son élève préféré au sein de la faculté de modélisation des systèmes super complexes. Il avait refusé ma pro-position, mais il m’avait dit que malgré mon échec en tant que scientifique, mes études m’avaient servi quand même. Effectivement, j’ai pu être utile dans des systèmes super complexes dans la vie. Il m’avait dit, rien n’est jamais inutile et l’on ne sait pas ce qui est le plus important : réussir dans un grand monde ou construire et préserver son petit monde à soi. J’en étais vraiment reconnaissant à ce vieil homme.

— Je vous comprends, je serais également contente si quelqu’un, pour qui j’ai beaucoup de res-pect, m’avait dit que malgré tout, j’étais utile dans ce monde. Mais dites-moi, avez-vous aimé votre femme ?

Et soudain, il eut souvenir des meilleurs jours, des meilleures heures, des meilleures minutes, des plus belles paroles. Sur son visage apparut un léger sou-rire, mais il ne parvenait pas à formuler des paroles pour les images qui venaient de lui traverser l’esprit.

Elle lui dit : « Il est vraiment dommage qu’entre vous et votre épouse naquirent des malentendus ir-réparables. Vous l’aimiez très fort, c’était une femme extraordinaire et elle méritait cet amour. J’ai été très étonnée que cette fille, issue littéralement du bas-fond de la vie, sache identifier des symboles mathé-matiques et réciter « Tytarivna ».

— Je vous remercie beaucoup pour le thé, merci pour la conversation. Je ne sais pas, au final, de quoi on a parlé mais je vous en remercie. Et, je voudrais vous dire… Au début du mois de septembre sera jouée une pièce de théâtre : « Le chemin de la Tra-hison », mise en scène de Veronica. La première aura lieu dans un théâtre d’amateurs, mais à mon avis, ce sera très intéressant. Voudriez-vous la voir ?

— Avec grand plaisir ! Rappelez-moi la veille sans faute, je trouverais le temps. Tout ce que nous ve-nons de raconter au sujet de Veronica était très pas-sionnant. Quel destin incroyable ! Une personne is-sue des bas-fonds soviétiques qui a réussi à atteindre un niveau professionnel, ce qui est loin d’être donné à tout le monde, même à ceux qui sont issus de fa-milles d’élites. Et dans tout ceci, sans aucun doute, il y a votre part de mérite.

Traduit par Tetyana Zonfrillo

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— Qui est le crétin qui habite là-bas ? — deman-daient ses amis en observant cette fenêtre et ce râ-teau jaillissant de celle-ci.

— Je n’en ai aucune idée, je suis moi-même cu-rieux de le savoir.

— C’est un signe de sous-culture, grands murs, aux habitations polyvalentes, — ainsi commenta la finaude Mariana Khrypovytch. — Et, dans la même logique, le centre-ville historique n’a rien à envier à la périphérie faite de blocs de béton. Dans les WC, il y avait des fentes larges comme la main. Ce qui expliquait que tout le monde à Slobodka, fût au cou-rant que, par exemple, la vieille Tomentchykha était dotée d’une queue.

Pourquoi vient-il de penser à Mariana ? Et pour-quoi en même temps que cette pensée a-t-il éprouvé un trouble et de la peur ? Pourquoi un tel sentiment de malaise comme lorsqu’on regarde d’un pont très haut et qu’en bas, on aperçoit un ruisseau ou des rails. Ou bien lorsqu’en coupant de la viande pour préparer des brochettes, on imagine ses doigts pas-sant sous le couteau. Il éteint la lumière et regarde au travers des ténèbres les fenêtres d’un immeuble en face, écoute le bruit monotone des tramways qui sont en train de retourner au dépôt...

Il y a longtemps, quand il avait six ans, sa nounou l’avait emmené faire une promenade. Et, au même moment, une femme fut écrasée par un tramway.

Première édition : Calvaria, 2001188 р.ISBN :  966-7092-94-1Droits de traduction : Calvaria

Derrière la fenêtre retentit la mélodie d’un tramway. Deux chambres de son appartement donnent sur la cour, mais il ne peut travailler

et dormir qu’ici, dans ce petit bureau surplombant larue si chère à son cœur, petite et si charmante à

sa manière. Il est né ici et voudrait un jour… et puis, il vaut mieux que ce jour arrive le plus tard possible. On voit dépasser un vieux râteau de la fenêtre d’un immeuble en face. Le bruit du tramway résonne. Il ne peut se coucher le soir, ni se lever le matin, ni travail-ler dans la journée sans ces tramways.

C’est une des rares rues de la vieille ville de Kyiv où l’on trouve encore des rails de tramway. Les an-ciens immeubles se font tous acheter, rénover pour être revendus aux nouveaux riches. Il n’y a plus que son immeuble et celui d’en face qui soient demeu-rés intacts. Personne ne se soucie de la fenêtre sale depuis des lustres, couverte d’un film plastique terni en guise d’écran. Le décor ne change jamais, ni en été, ni en hiver. Un râteau rouillé émerge d’un appar-tement comme s’il menaçait quelqu’un. Cela fait des années qu’il s’assied derrière son bureau en regar-dant ce râteau et la fenêtre sale. La nuit est tombée et le propriétaire du râteau a allumé la lumière, mais la silhouette dentée continue à se profiler dans les ténèbres brumeuses. Qui donc habite dans cet appar-tement singulier, qui a allumé la lumière et a mis le râteau dehors ?

ImITATION

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Cela s’était passé dans sa rue, non loin de la fabrique de charcuterie. Les gens accoururent de tous côtés et formèrent un grand demi-cercle.

— Ne regarde pas, Sachenka, ne regarde pas, par-tons d’ici mon enfant, — lui criait sa nounou. Mais il s’échappa de ses mains et rejoignit les gens au cœur de la bousculade, on l’empêchait… Qu’est-ce qui l’attirait tant  ? Il n’avait pas vu de sang quand même. Quand on l’avait extirpée de dessous le tram-way pour l’emporter, il avait pu apercevoir un court instant le visage calme d’une jeune et belle femme à la coiffure haute, ce qui était la mode à cette époque. Son visage resterait gravé à vie dans sa mémoire, et quelquefois, il lui semblait le reconnaître dans la rue ou sur des tableaux des maîtres anciens.

...Un visage semblable était dessiné sur une toile d’aquarelle un peu baroque que lui montra Mariana Khrypovytch à la fin de l’été. C’était un de ces froids jours de septembre lorsque seul le bronzage rappelle que l’été est désespérément terminé et qu’on ne pou-vait savoir si l’on verrait l’été prochain. Il rencontra Mariana dans la rue Prorizna. Elle gravissait la mon-tée en tenant ce tableau sous le bras. Il l’entraîna prendre un café et alors qu’il passait sa commande au comptoir, elle avait sorti l’aquarelle puis l’avait déposée sur la table contre le mur. C’était un travail intéressant : sur le fond bariolé étaient dessinées des figures tordues par la peur, et au centre, comme une tête de Jean le Baptiste, un joli visage avec les yeux fermés. Il n’arrivait pas à détacher les yeux de ce visage harmonieux, placé au centre du tableau, tout en écoutant distraitement Mariana. Elle lui parlait de son travail à la fondation pour le soutien des en-fants doués. Elle racontait que depuis l’hiver, Sachko Tchecantchouk travaillait avec eux. C’était un ancien géologue habitué aux déplacements et à l’esprit des campagnes, voyageant à travers des régions entières. Mariana racontait aussi qu’accompagnée de son chef et de son petit ami Jerry Bist, tous trois n’arrivaient pas à définir une stratégie pour optimiser le travail de la fondation.

Ordinairement, pour découvrir des enfants doués dans les pays du tiers-monde, on communiquait les informations concernant le grand prix par le biais des écoles d’art, des conseils

municipaux et des communautés religieuses qui transmettaient par la suite les résultats au bureau

principal. Mais en Ukraine, cette stratégie marche difficilement, car beaucoup de petits malins savent profiter du système sans bourse délier. Submergés de propositions inadéquates, ils s’étaient trouvés dans l’obligation d’embaucher deux employés supplémen-taires dont le travail principal consistait à envoyer des réponses négatives. Après quoi, ils recevaient des plaintes, voire quelquefois des menaces. Personne ne prend cette mission au sérieux, ce qui rend le travail très difficile. Par exemple, le maire d’un village en province, ventripotent et la face rougeaude, s’élança

un jour dans le bureau, tel un sanglier, en hurlant qu’il nous casserait tous, «  les sales yankees  », car nous n’avions pas su apprécier les qualités d’artiste-peintre de son fils. Disons simplement qu’il n’y avait pas la moindre once de talent chez celui-ci  ; c’était tout bonnement une croûte. Le pire restait les imi-tations, cela arrivait même chez les adolescents. Ils n’avaient encore rien créé, mais ils avaient appris à imiter !

— De plus, on ne sait pas pourquoi, on nous en-voie des « vers », bien que nous n’ayons pas de pro-gramme littéraire,— tempêta Mariana. Poésie, une marchandise inconvertible  ! Ce pourrait au moins être un scénario ou une pièce de théâtre, mais les ados ne font rien qui vaille dans ce domaine. C’est pourquoi, accompagnés de Mr. Bist, ils doivent dé-couvrir les boursiers en s’appuyant essentiellement sur leur intuition et leur expérience. Et pour étayer cela, Mariana fit un signe de tête en direction de l’aquarelle, — Oui, ça vaut le coup de fouiller dans la merde.

— Oui, il s’agit d’un travail intéressant, est-il vrai-ment fait par un enfant ?

— Dix-sept ans, nous apportons notre soutien jusqu’à dix-huit, mais il existe des exceptions

jusqu’à vingt ans, quand il ne s’agit pas d’un étu-diant d’une école supérieure de la faculté correspon-dante. Ces étudiants doivent s’adresser à d’autres fondations. Et toi, comment vas-tu ?

Il venait juste de rentrer de Delft où il venait d’obtenir un grade de magistrat en épistémologie, ou théorie de la science, en recherches fondamentales et appliquées dans le contexte de l’Europe de l’Est. Il avait matière à parler, il aimait parler de ses réus-sites, mais qui n’aime pas cela ? Mais il tâchait de le raconter de telle façon, comme si cela concernait un curieux jeune homme, et non pas lui. Il avait juste ouvert la bouche, ajustant ses cordes vocales pour un registre approprié, lorsque Mariana l’interrompit :

— J’ai entendu parler du triomphe de l’Europe de l’Est à Delft. Je ne me souviens pas qui me l’a dit, mais il me semble l’avoir entendu de nombreuses sources. »

— Encore du café ?— Non, merci.— Un verre de vin alors. Excuse-moi, j’ai oublié

que tu ne bois pas de vin du pays.— Quand je serais sûre que la mise en bouteille se

fait en Crimée, alors oui.— Du champagne peut-être ? Ils ont du brut, j’en

ai pris hier.— S’il est frais...Ils ont trinqué au triomphe de l’Europe de l’Est

à Delft, et pour l’industrie vinicole nationale, sans contrefaçon, et pour les enfants doués, et aussi pour un véritable — genuine — art en général. On leur avait servi du champagne frais. C’était la fin sep-tembre, époque où l’automne n’est pas encore com-

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mencé, mais où l’été est déjà terminé. Il aime la fin de l’été, contrairement à de nombreuses personnes qui abhorrent sa tristesse... Personne n’aime la fin de l’automne qui arrive maintenant. Ce n’est déjà plus l’automne, mais pas encore l’hiver. Une brume grisâtre submerge la ville. N’a-t-il pas revu Mariana depuis l’été ? Non, ils se sont vus à l’anniversaire de Stoptchenko à la fin septembre, c’était là leur der-nière rencontre. Pourquoi ressent-il de la tristesse tout à coup ? En règle générale, la vie est triste. Et par-dessus le marché, le temps passe tellement vite. Mais en ce moment, il ne ressent pas seulement de la tristesse, mais de la peur accompagnée d’angoisse. Où est-elle maintenant ? Il faudrait l’appeler pour se rassurer. Nous sommes le dix-sept novembre, n’est-ce pas une date mémorable ? Apparemment non. Ne trouvant aucun prétexte, il composa son numéro comme cela, sans raison. Bien qu’il n’appelle jamais cette femme sans raison, celle qui était jadis sa petite amie. Il tomba sur la messagerie : « Si vous avez un message…  ». Il n’avait aucun message. Il était fort probable que Mariana soit dans une cérémonie. Il y en a tous les jours au moins cinq, voir six dans la capitale. Elle devait parader quelque part, un verre de champagne à la main, écoutant avec lassitude les compliments, tout en jetant des regards méprisants vers l’élite faisant la queue dans l’espoir de passer quelques secondes en sa compagnie. Et pour quelle raison avait-il ressenti ce trouble, cette inquiétude ? Sans doute à cause de cet automne, cet odieux au-tomne en passe de se transformer en hiver. Alors seulement viendra le soulagement. Mais mainte-nant, il faut éclairer la pièce et se mettre au travail.

Sa femme Luda pénétra dans le bureau furtive-ment, posa sur la table son thé du soir et disparut aussitôt. Lorsqu’il est chez lui, c’est toujours ce thé qu’il boit tous les soirs, aromatisé à la menthe et au thym. Petit à petit, il ressent de la chaleur et de la quiétude. Entouré de ses livres favoris, son ordina-teur adoré sur le bureau, et derrière la fenêtre, son ancienne rue qu’il aime tant.

Demain sera une journée très occupée, mais une journée agréable dans l’ensemble. Demain matin, il faudra apporter à Romakovytch, en partance pour les Etats-Unis, une application complète pour de nou-veau, un stage-enseignement. Puis, viendra le ren-dez-vous avec Larissa. Il avait souri avec délice en pensant à cette matinée. Tout irait bien, chez Maria-na aussi sans doute. Il ne se faisait aucun souci pour elle.

Quelle heure est-il ? Huit heures un quart, mais il fait déjà nuit noire comme s’il était très tard. Pour-quoi soudain, commence-t-il à penser à Mariana  ? Parce que ses yeux se sont posés sur la montre qui se trouve à côté. Sur le bracelet qu’il a noué au-jourd’hui, est inscrit Genuine Leather. Genuine Imi-tated fait partie du vocabulaire habituel de Mariana Khrypovytch. Il n’y a rien de plus beau au monde que

Genuine et rien de pire que Imitated. De ce fait, il a ressenti un immense soulagement, identique à celui ressenti lorsqu’il a la chance de démêler certaines associations d’idées qui le perturbent.

Mariana lui a apporté un si grand trouble, à l’ins-tar de celui éprouvé lorsque l’on se trouve, tel un vol d’oiseau en altitude, le regard figé en bas, sur l’as-phalte lointain.

Traduit par Tetyana Zonfrillo

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léonid KONONOVYTCH

Défenseur des droits de l’homme, persécuté par le régime soviétique, l’écrivain qu’on avait peur de publier alors puis... ouvrier dans la construction, puis vendeur, puis journaliste et détective privé, puis l’un des meilleurs traducteurs de la littérature française en

ukrainien (Sartre, Camus, Saint-exupéry, Durkheim, Baudrillard, Blanchot et d’autres), auteur des textes d’une prose psychologique de marque et... le père du roman criminel ironique ukrainien (plus de 10 romans), ainsi que des fantasy historiques pour les ados ! Pourtant il doit sa célébrité au roman Un sujet à méditer et au recueil de courte prose Le retour.

Le roman de Léonid Kononovytch Un sujet à méditer a vraiment marqué la prose psychologique ukrainienne. C’est un cas rare lorque un ouvrage a bénéficié des éloges des lecteurs et des éloges des critiques littéraires : l’auteur nous touche jusqu’à l’âme et il n’y a rien à reprocher du côté « technique » tant l’écriture est organique. Les évènements dans le roman se situent dans un vaste contexte historique décrit à travers les souvenirs du personnage principal, de ses amis, ceux des habitants de son village qui ont survécu au Holodomor et aux autres « expérimentations socio-politiques sur les cobayes humains ». Un homme revient dans son village natal pour clarifier certaines collisions d’antan et pour se comprendre des années après certains faits, pour se désigner enfin en tant que victime ou en tant que vainqueur. Le retour physique dans la géographie du passé génère un certain nombre des visions mystiques ; parfois cependant on se croirait avec notre personnage dans un roman-western... On retrouve dans Un sujet à méditer pas mal d’analogies avec d’autres ouvrages significatifs de Léonid Kononovytch, par exemple avec sa nouvelle Le retour, son mini-roman un conte d’hiver et son essai l’arbre.

Un sujet à méditer atteste que l’on peut écrire sans faire l’andouille, sans effets spéciaux mais alors l’auteur doit s’user les nerfs. Cette écriture exige une extrême concentration, des efforts. . . Je crois que nous avons là l’un des premiers romans vraiment épiques de la littérature ukrainienne.

Vasyl Guérassymiouk, lauréat du Prix National

d’Ukraine Taras Chevtchenko

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Léonid Kononovytch

choses s’évanouissaient sans laisser de trace. Autour de lui, l’obscurité tomba. Puis il s’arrêta, ouvrit son sac à dos et en tira une torche électrique.

Transperçant la brume, le faisceau de lumière jaune se fixa sur un précipice couvert de ronces et de buissons secs épineux qui se balançaient dans le vide comme un toupet. La brume qui troublait la vision s’étendait à n’en plus finir en étranges nappes fantastiques, formant des épouvantails chimériques. Des deux côtés, des escarpements argileux effondrés émergeaient du brouillard. Lorsqu’il sortit du der-nier tournant, il vit que le ravin devenait de plus en plus profond et le chemin de plus en plus pentu. Un peu plus loin, le chemin rétrécit complètement en se perdant dans un gouffre étroit où l’on ne voyait plus rien. Alors seulement, il s’arrêta de nouveau et, s’essuyant le front, jeta un coup d’œil autour de lui.

Il faisait froid et humide, l’obscurité était totale. Des deux côtés, de haut en bas s’élançaient des pré-cipices, tapissés de ronces, entremêlées de lierre sec telles des guirlandes. Tout cela ressemblait à un rêve délirant, cette nuit noire et profonde, silencieuse, les longues feuilles mortes qui serpentaient entre les buissons et qui se distinguaient clairement dans la pénombre, les nappes de brouillard qui flottaient dans le ravin comme des volutes de fumée sortant de la gueule d’un four.

Première édition : Calvaria, 2003272 р.ISBN :   966-663-081-8Droits de traduction : Calvaria

La nuit montait dans le ravin, telle une eau sombre. Au-dessus des champs noirs labourés, un petit coin de ciel brillait, diffusant vers les

nuages bas des reflets flamboyants comme de l’acier en fusion. Cependant, le crépuscule avançait déjà dans le lit desséché d’un ru. Lorsque, frappant de ses lourdes chaussures la route caillouteuse, Your se lan-ça enfin dans le val, une froide obscurité automnale régnait tout autour.

Il rajusta son sac à dos qui lui pesait lourdement, et, ayant franchi le ru, bifurqua vers un ravin étroit et sinueux, au fond duquel on devinait deux pro-fondes ornières laissées par un tracteur. À l’instant où il descendit dans le ravin, un épais brouillard lai-teux l’enveloppa de la tête aux pieds, au point qu’il ne voyait guère à dix pas. Aussitôt, il fut saisi par le froid et dut très vite s’arrêter pour remonter la fer-meture éclair de son blouson jusqu’au cou. Il régnait un tel silence qu’il entendait battre son cœur. Your rajusta de nouveau son fardeau puis se mit à avan-cer, trébuchant sur les profondes ornières du sentier défoncé, et, pendant toute l’heure qui suivit, conti-nua à travers le brouillard intense, où il n’entendait aucun bruit, hormis sa forte et lourde respiration. Sur le chemin, les ornières tantôt disparaissaient, tantôt réapparaissaient. La brume s’élevait de la val-lée en la couvrant complètement comme une fumée blanche et laiteuse dans laquelle les objets et les

SuJeT De méDITATION

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Léonid Kononovytch

Ce fut seulement alors qu’il comprit qu’il s’était écarté du chemin dans ce brouillard froid et fanto-matique, et que, à un tournant qui devait l’amener au village, il s’égarait dans un endroit où jamais il ne passait.

Your piétina sur place et, ne sachant que faire, avança plus loin. Le défilé était si étroit que les buis-sons épineux lui griffaient les épaules et s’accro-chaient aux sangles du sac à dos. Mais bientôt, à une dizaine de pas, le précipice s’élargit subitement, et il se mit à descendre d’un pas agile la pente ferme et raide où il n’y avait plus d’ornières laissées par les tracteurs. Dans la pénombre, la torche éclaira un énorme saule à la cime étêtée, puis sur un petit pont aux poutres noircies, sous lesquelles on devinait un ru courant entre les saules dans une nuit d’encre, et, de l’autre côté, près du sentier partant du talus pentu et disparaissant dans le brouillard, un petit puits aux planches recouvertes par endroits de mousse verte et brune.

Un peu plus haut, sur l’escarpement, une pâle lumière jaune éclairait une fenêtre.

Your s’arrêta pile et resta un moment, la torche à la main, regardant, l’air étonné, ce pont, l’énorme saule étêté et les nappes de brouillard qui s’élevaient au-dessus des joncs roux élancés, poussant au bord du ru. Pendant tout ce temps, une forte sensation de situation irréelle, dans laquelle il s’était fourvoyé involontairement, ne le quittait pas. Il lui semblait qu’il avait connu autrefois pareille mésaventure et que celle-ci recommençait de nouveau, mais sous une autre forme. Les minutes passaient, mais il ne put toujours pas se décider à agir, et resta planté, courbé sous le poids de son fardeau, écoutant le sang battre dans ses oreilles. Soudain, le silence se rom-pit. Quelque part, dans les saules, une longue plainte lugubre retentit, comme le son vibrant du cristal. Elle se propagea dans le brouillard en cercles concen-triques invisibles et retentit désagréablement dans les oreilles. C’est alors que Your tressaillit, ressen-tant une terreur subite qui lui montait des pieds à la tête. Il souleva sa torche et traversa lentement le ru.

Le pont retentit sourdement, se balançant et ployant sous le poids. Dans le rayon de lumière jaune apparut furtivement en demi-cercle le puits, un peu plus haut une palissade de guingois en osier pourri et un portillon derrière lequel se dressait une petite maison. C’était une chaumière avec de toutes petites fenêtres où scintillait une lueur orange. Your enjam-ba le portillon, s’avança vers la porte, puis, saisissant la poignée, resta pétrifié.

Il avait terriblement peur. Peur comme jamais dans sa vie. Il ne comprenait toujours pas comment il avait pu s’égarer. Cependant, c’était l’évidence même  : il s’était égaré et, une heure durant, avait erré à l’aveuglette dans les ravins. Ce qui le surpre-nait encore plus, c’était qu’il s’était perdu dans un endroit qu’il connaissait comme sa poche. C’était

anormal et irréel  : il semblait que ce paysage avec ses saules et son pont, qui se noyait dans la brume automnale, allait commencer à disparaître en chan-geant ses contours, et ensuite, éclater comme une bulle de savon.

Il frappa à la porte à l’aide du loquet en fer, puis pénétra dans l’entrée, la torche éteinte. Il avait l’impression qu’on lui avait jeté un sac sur la tête. Une obscurité à couper au couteau l’enveloppa. Des odeurs de moisi, d’argile humide et de bois pourri tombant en poussière, lui montèrent aux narines. Pendant quelques instants, il tâtonna tel un aveugle, ressentant une terreur grandissante, puis enfin il trouva la poignée et la tira de toutes ses forces vers lui.

La lourde porte de chêne céda brusquement et faillit le faire tomber. Your franchit le seuil et leva le bras comme pour se protéger d’un coup, puis recula. La maison était pleine de fumée venant du fourneau situé à droite de l’entrée. Dans le noir, il put distin-guer une table dans un coin et un long banc qui cou-rait le long du mur jusqu’au dressoir. Le reste était plongé dans une étrange semi-obscurité qui tan-tôt reculait, tantôt avançait comme un être vivant. Une vieille femme était penchée sur le fourneau et maniait le râble dans le feu qui jetait des reflets rougeoyants sur les murs. Lorsque Your recula vers l’entrée, le feu éclata soudainement dans une aveu-glante lueur blanche, qui inonda toute la maison. La vieille femme se redressa et tourna lentement la tête vers lui.

Your s’agrippa à la poignée de la porte, la peur le paralysant progressivement jusqu’aux talons.

La vieille lui dit quelque chose  ; le feu éclairait un sombre foulard à carreaux qui lui enserrait la tête jusqu’aux yeux. La moitié supérieure du visage s’estompait dans l’ombre, et l’on ne voyait que les lèvres qui remuaient et prononçaient des paroles. Cependant, Your ne les entendait pas, car, tout à coup, une lueur l’éblouit tel un éclair de magnésium, et, en un instant, tout apparut comme en négatif. Le premier éclair fut suivi d’un second puis d’un troi-sième, et, à chaque fois, l’obscurité devenait lumière, et la lumière devenait obscurité. Au troisième éclair, il vit les objets se distordre comme dans un miroir déformant, et la maison s’agrandir de plus en plus en s’avançant vers lui à travers la porte entrouverte, d’où sortait une âcre fumée blanche…

C’est alors que la douleur, qui était restée tapie en lui pendant tout ce temps, lui arracha les viscères, du bas-ventre jusqu’au palais. Il rejeta sa tête en arrière et serra convulsivement les mâchoires…

GLOSSAIRE… et lorsque j’eus passé les douze portes du Diable et traversé la rivière de feu qui coulait en contrebas du bois au chemin caillouteux, là où vivaient des cyclopes à tête de chien, et qu’enfin j’eus escaladé la montagne rocheuse jusqu’au monde Supérieur, aban-

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Léonid Kononovytch

donnant pour toujours l’Abîme, où errent des navires et répandent leurs larmes sans fin, ceux qui ont perdu leur ombre, alors, j’aperçus devant moi la vallée, verte comme une émeraude. Sur les flancs de cette vallée poussaient des arbres aux troncs cramoisis, semblables à des colonnes de pierres précieuses. une petite rivière coulait, claire et pure comme le cristal, un ciel bleu pro-fond surplombait cet endroit. en découvrant tout cela, je fus émerveillé et pleurai sincèrement, car mon cœur fut saisi d’une grande joie, mon chagrin disparut comme la brume sur l’eau, et je ressentis un tel plaisir, comme si je venais de naître une seconde fois. Les épreuves infli-gées dans la demeure de Thor, ni l’Abîme sans fond où l’on m’avait jeté pour y expier l’infâme fuite du champ de bataille, n’obscurcirent mon âme. Dans cette vallée, mes chers compagnons, j’ai vu des merveilles surpre-nantes. Des oiseaux blancs resplendissaient sur l’hori-zon et disparaissaient dans le soleil qui brillait comme l’œil de Dieu, des justes richement vêtus se tenaient sur les bords de la Rivière, chantant une louange avec des mots qui m’étaient inconnus, des fleurs magnifiques que je n’avais jamais vues de ma vie, s’inclinaient en guise de bienvenue, car je m’étais lavé du péché en traversant l’Abîme infernal et j’avais atteint le monde Supérieur où nulle âme ne résidait encore, car…

… il veut se voir au centre de l’univers, et c’est pour cela qu’il juge sa vie comme quelque chose d’in-tentionnel, de scellé et de profondément mystique. Étant donné que l’expérience quotidienne est inca-pable d’en deviner la teneur ou au moins d’en témoi-gner, voire plus encore, et qu’elle place l’être humain au même niveau que les autres créatures (bactéries, insectes, reptiles, etc.), la conscience humaine a proposé l’idée de Dieu, selon laquelle l’Homme est considéré comme un phénomène non transitoire et chaque existence comme éternelle. Dans cette misé-rable conception entièrement schématique, Dieu est vérité, et l’Homme (pour autant qu’il soit considé-ré comme le summum de la création) est doté d’un destin mystique qui le distingue du reste du monde. Malheureusement, la conscience rationnelle est in-capable d’accepter l’idée de Dieu avec tous ses attri-buts et ses conclusions logiques.

L’être humain perçoit le monde par les sens, et aucun d’eux ne peut fixer les manifestations d’une essence divine. Non seulement la vie ne représente rien d’autre qu’une infinie série de privations, la fin des espoirs et des grands idéaux, mais encore la fin de l’individualité elle-même. Sur la fin de la vie, la conscience rejette toutes les illusions et reste seule à seule avec l’implacable réalité, dans laquelle l’homme ne vaut pas plus que toute autre créature vivante. Et comme il ne reste plus de temps pour créer une nouvelle conception et que l’idée de Dieu est dénuée de sens, face aux souffrances corporelles, à la solitude et à la perspective d’une mort toute

proche, la conscience considère la vérité comme une notion complètement illusoire, qui n’a pas de…

… à cause du vent froid qui lui fouettait le visage. Ses cinq sens s’éveillèrent simultanément, et il réa-lisa qu’il marchait à travers un champ, comme un automate. Il entendit les ronces sèches crisser sous ses pieds, et flaira, les narines grandes ouvertes, une odeur de paille pourrie, de terre et de fumier répan-du de l’automne sur le chaume. C’était comme si sa conscience s’était divisée en deux moitiés  : l’une constatait qu’il avançait déjà depuis une bonne heure dans le brouillard à travers un champ immense, et que, devant lui, scintillaient faiblement les feux du village tout proche, l’autre fixait une porte anorma-lement entrouverte, des mèches chimériques d’une âcre fumée blanche et une silhouette avec une tache sombre à la place du visage, illuminée par une langue de feu, blanche et aveuglante, s’échappant soudai-nement du four. Il détourna la tête, cherchant à se débarrasser de la terreur qui s’était emparée de lui et à chasser cette vision dans le recoin le plus obscur de sa mémoire, parce qu’il sentait qu’il pourrait bien perdre la raison.

Devant lui, un réverbère s’illumina ; l’étendue de chaume avait disparu, et Your, pliant sous le poids du sac à dos, atteignit la chaussée puis entra dans le village en frappant de la semelle un chemin caillou-teux. Il était minuit passé. Un tel silence régnait que les habitations et les arbres semblaient s’y perdre comme dans une épaisse substance opaque. Il releva les épaules pour rajuster les sangles de son sac à dos de grosse toile qui lui compressait les omoplates, et, pressant le pas, emprunta la rue qui se rétrécissait et s’arrêtait au loin, disparaissant dans la nuit noire. Ayant passé le réverbère qui jetait sur le chemin un cercle de lumière jaune, Your marcha encore un peu, tourna à gauche puis se mit à grimper. Tout autour, poussaient des sycomores, et il faisait noir comme dans un four. Après avoir escaladé la pente, il jeta instinctivement un coup d’œil sur le côté et vit que, dans le ravin, deux fenêtres  brillaient ; il le remar-qua machinalement, et, pendant un moment, il fut saisi d’un étonnement qu’il refoula sur-le-champ. Une ruelle le mena entre les cours des maisons dé-crépies, aux fenêtres condamnées par des planches. Dans la minute qui suivit, il ralentit le pas et, traî-nant les pieds dans l’épaisse renouée, il s’avança vers la porte cochère, derrière laquelle on devinait une grande cour envahie par des ronces très hautes. Your poussa le portillon, et, se protégeant du coude de l’armoise sèche qui lui griffait le visage, se dirigea vers la maison. À cet instant, une longue plainte lu-gubre retentit de nouveau dans le morne silence au-tomnal, comme le son vibrant d’une coupe de cristal.

Your se figea. Il resta une minute sur place, glacé de peur. Pourtant, aucun bruit ne troublait le silence qui s’était abattu de nouveau sur la cour. Rien qu’un

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Léonid Kononovytch

craquement de bois mort dans les oreilles. S’étant ressaisi, il sortit les clefs de sa poche et, en les faisant tinter, ouvrit le gros cadenas rouillé qui pendait à la porte. Il alluma sa torche. Une lumière vive éclaira l’entrée, le coffre plaqué contre le mur, l’échelle, faite de deux perches squelettiques, puis la trappe du gre-nier qui baillait au plafond, et la large porte, tapissée d’une toile imprimée de grandes fleurs. Courbant la tête pour ne pas heurter le jambage, il se rua dans l’entrée, déséquilibré par le lourd sac qui lui couvrait entièrement le dos, et faillit se cogner le front contre l’échelle. Comme le sol de l’entrée se trouvait plus bas que le seuil, il eut l’impression de poser le pied dans un trou. Braquant sa torche, il ouvrit la porte, passa par le petit vestibule, où, du côté droit, lorgnait une sombre et unique fenêtre, puis, ayant renversé des seaux près du poêle, il tira sur la poignée d’une porte qui menait dans la pièce principale. Une odeur de maison inhabitée, de suie froide et de moisi lui monta aux narines. Your retira son sac, chercha l’in-terrupteur à tâtons puis alluma la lumière.

Une lampe jaune encrassée, suspendue à la poutre par une corde tressée, inonda la maison d’une lumière aveuglante. Il vit un vieux lit de planches et une paillasse recouverte d’une toile bigarrée, une vieille table foncée sous les icônes. Ce n’est qu’alors qu’il comprit qu’il était arrivé enfin de retour chez lui.

Un poids énorme lui tomba des épaules. Il respira profondément et se sentit le cœur léger et apaisé. Puis, il enjamba le sac à dos sur le plancher et revint au vestibule.

Il alluma la lumière, tira du dessous de la table une brassée de grosses bûches si sèches qu’elles ré-sonnaient, les emmena dans la pièce et les jeta bru-yamment sous le poêle. Les lourdes portes en fonte s’ouvrirent péniblement dans un fracas strident. À l’aide du tisonnier, Your remua la cendre grise entas-sée et, après avoir disposé les bûches, il alluma de fines brindilles noires qu’il avait fourrées en-des-sous. Le bois s’enflamma instantanément, le feu commença à crépiter dans le carneau, puis à ronfler. Et lorsqu’il poussa légèrement la targette, du four entrouvert un air chaud se répandit dans la maison.

Dans la pièce, le froid persistait, comme dans un tombeau. Your retira son blouson en cuir, puis, s’af-falant sur le lit, colla son dos contre le poêle. Il réa-lisa seulement alors, combien il était fatigué après une marche de vingt kilomètres par les ravins et les chemins défoncés. Ses pieds et ses mains étaient carrément gonflés par l’effort, devant ses yeux défi-laient les contours du paysage qui s’étaient imprimés sur la rétine. Seule la douleur, qui le rongeait inlas-sablement jour et nuit depuis plusieurs mois, sem-blait s’être calmée, persistant à peine quelque part sous ses côtes. Le silence régnait dans la maison à tel point qu’il entendait battre ses cils. Une lourde

fatigue s’abattit sur lui immédiatement. Inclinant la tête sur l’épaule, il ne se rendit pas même compte quand le sommeil l’eut saisi et emporté comme une eau sombre…

Traduit par Lubomir Hosejko

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anton KOuCHNir

Anton Kouchnir est né en 1983 à Kyiv, la cité qu’il aime même si parfois son amour revêt des formes perverses. Il

s’est essayé à la spéléologie et à l’exploration urbaine, au parcours, au graffiti du pochoir etc. Il a achevé ses études à la faculté du Journalisme de l’Université nationale Chevtchenko de Kyiv. Encore étudiant, il a publié ses premiers ouvrages dans la revue universitaire Sviatyï Volodymyr. Puis il s’est consacré à la critique littéraire, ses articles ont notamment paru dans les journaux Dzerkalo Tyjnia et Oukraïna moloda. Il dirige le groupe littéraire Chabach. Anton Kouchnir a également été tour à tour journaliste, correcteur et rédacteur. Ces derniers temps il se consacre aux projets en ligne, et dirige le blog translitera.org qui se focalise sur la culture du livre et les phénomènes paralittéraires. En 2011 il a obtenu un distinction au concours le couronnement du Verbe.

« Urban strike » tâche de montrer que ceux qui ne sont pas d’accord avec leur entourage doivent créer leur propre espace vital qui les mettrait plus à l’aise.

Albiï Choudria,Le service ukrainien du BBC

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Anton Kouchnir

soviétique, tue les terroristes, tue les partisans du narcotrafiquant ressuscité, tue le narcotrafiquant, reçoit la récompense du président, Dieu te bénisse, ton pays a besoin de toi, sois héroïque !

Qui plus est, on n’a pas droit à l’erreur, pas le droit de refuser, on ne doit pas s’exposer aux tirs des Asiatiques, on doit tuer les Latino-Américains ou les Soviétiques, sauver à tout prix la population civile, les banquiers, les soldats faits prisonniers et les passagers des aéronefs de croisière, que Dieu te préserve de les confondre avec les terroristes, que Dieu te préserve de confondre les terroristes et le président, DIEU TE PRESERVE DE TUER LE PRES-IDENT ! ! ! Tout en recherchant hystériquement les équipements et le carburant pour avoir de quoi tirer sur les terroristes, les Arabes, les Latinos et les Sovs, faire sauter leurs chars et leurs oléoducs, pour qu’on puisse voler, ne pas tomber sur les têtes de ces sa-lauds et se retrouver entre leurs mains. Que Dieu te garde de rater, faire sauter un nombre insuffisant de chars, ou bien pire, confondre les tiens et les leurs, parce que là, c’est tribunal direct  ! Et on ne volera plus jamais !

Car si on rate, il ne reste qu’une chose — ne pas rentrer sur la base, tirer sur ses propres chars et ces idiots de fantassins, tirer sur ses pilotes capturés, fusiller ces abrutis — spécialistes de l’arme nucléaire et des chirurgiens plastiques, liquider les touristes

Première édition : Nora-Druk, 2011272 р.ISBN : 978-966-2961-75-1Droits de traduction : Nora-Druk

Urban Strike. C’était le nom du jeu pour la console. Il y en a eu toute une série  : Desert Strike, Jungle Strike, Nuclear Strike. Un simu-

lateur tactique de l’hélicoptère, ou d’un pilote d’hé-licoptère. D’un pilote américain. D’un hélicoptère américain. Fais sauter les conduits de pétrole d’un dictateur d’Asie centrale, détruis ses plateformes pétrolières, viens en aide aux touristes de l’aéronef endommagé, sauve les pilotes américains, réduis en poussière le palais du dictateur, mitraille l’avion du dictateur, ne le laisse pas s’enfuir, tue le dictateur, reçois une récompense du président, bombarde la base du fils du dictateur, pilonne les bases du cartel de drogue latino-américain, protège la limousine du président, défends la ville du président, fais sauter les chars soviétiques, fais sauter les véhicules militaires latino-américains, ne laisse pas les Latino-Améri-cains utiliser la bombe atomique, sauve les pilotes américains, détruis les bases terroristes au Mexique, sauve la population civile, protège l’hélicoptère du président, protège le président, tue les terroristes dans la ville du président, tue le fils du dictateur, tue le narcotrafiquant latino-américain, reçois la récom-pense du président, trouve le narcotrafiquant ressus-cité, sauve les pilotes américains, protège le Golden Gate, protège les pipe-lines américains, protège le World Trade Center et Las Vegas, tue les terroristes, protège la population civile, protège le sous-marin

uRBAN STRIKe

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Anton Kouchnir

obèses de l’avion de croisière, descendre ce con de président avec sa limousine et son hélicoptère, dé-gommer les policiers, faire sauter le Golden Gate et le World Trade Center, tirer sur tous les drapeaux, toutes les stations-service, tirer sur tout ce qu’on peut à Las Vegas, à Washington, à commencer par la Bibliothèque du Congrès, tirer sur tout ce qu’on déteste depuis longtemps, au diable les ordres ! vo-ler tant qu’il y a des munitions, le paquetage et le carburant, puis écraser l’hélico contre le plus grand immeuble, ne pas se laisser prendre. Je sais, tu peux !

— T’en as encore des jaunes  ? la voix de Court siffle à gauche dans la pénombre.

— Attends… je glisse la main dans le sac attaché en fusil à la ceinture. On a collé de l’adhésif aux bal-lons jaunes pour les différencier au toucher.

— Non, je réponds à la pénombre.— Demande à Liana, ne se laisse-t-elle pas dé-

monter.Je me dirige vers la droite, le long du mur, un pied

après l’autre. La maudite brique s’effrite, l’essentiel est de ne pas glisser sur le fil et ne pas être jeté en balancier.

— Li, t’es là ?Aucune réponse. Les liens sanglent douloureu-

sement les hanches et les fesses, très mécontentes de l’aventure à laquelle je les expose. Au toucher, le fil n’est pas plus gros que le petit doigt, de la brique pilée en bas, et cette conne ne répond pas.

— Li, putain ! !  ! j’essaye de crier doucement, ce qui donne un râle de mourant plus qu’un cri.

— Quoi  ? on entend le crissement habituel des semelles sur la brique, un attribut indispensable de la marche sur les surfaces verticales.

— Court n’a plus de jaune, t’en as encore ?— Attrape !— Merde, Li, comment je peux l’attraper ? !— Du calme, attrape le sac à dos. Court n’a qu’à

chercher tout seul.En quelques sauts (pourvu que ça ne parte pas

en vrille ! pourvu que ça ne parte pas en vrille !) je reviens et donne le sac avec mes vœux les plus sin-cères. A gauche, on entend successivement jurer, tinter les ballons dans le sac, jurer, gratter la brique, jurer, agiter la bille dans le ballon et vaporiser, après quoi, Court se tait, sans même un mot inapproprié.

Il reste maintenant à attendre, le temps que la peinture sèche, environ cinq minutes. Nous des-sinons le fond en jaune, sans allumer, pour ne pas attirer l’attention. On court sur le mur d’un côté à l’autre en déversant la peinture jaune, espérant ne pas laisser de trous.

Le cœur cogne — soit d’excitation, soit de tension physique — mais je peux facilement sentir le pouls. Quatre cent coups, avant que Court ne commande.

— Allez, en avant  ! on allume les lampes fron-tales et on s’empare des ballons noirs. Ce n’est plus la peine de se cacher, l’essentiel est que les lignes soient droites.

Et voilà que tout est fini, nous sommes en bas, presque sous le mur, la tête à l’envers, main dans la main, cela s’est fait tout seul, je me suis rendu compte que la main de Liana était dans la mienne, et de l’autre, elle tenait Court. Tiger était déjà parti. On sent la peinture fraiche qui fait tourner la tête. Une grande inscription jaune sur fond noir — demain, lorsque le soleil se lèvera, elle sera visible à quelques pâtés de maisons, même du poste de police. Je n’ar-rive toujours pas à croire que nous l’ayons fait.

Il n’y a là aucune politique, ou presque — du moins dans le sens habituel. Cela ressemble plutôt à une religion — autant que je puisse juger de la parti-cularité du sentiment.

Tout simplement un jour, on en a assez des bou-chons parce que la municipalité économise sur les transports en commun. On cesse de chercher à savoir à quel point son reflet correspond aux modèles de pub et de papier glacé. On arrête de compter tous les jours s’il faut prendre un crédit pour la voiture ou l’appartement. On en a plus qu’assez de la schizoph-rénie au bureau, des soirées d’entreprise dépressives et des techniques de travail avec le personnel. On dé-branche sa télé et on la relègue au balcon pour y po-ser les plantes vertes. On a tout simplement envie de briser ce cercle — se réveiller plus tôt que l’organisme le réclame, se rendre au travail sans intérêt, mais qui pompe toute l’énergie, boire le soir à perdre la tête. D’aucuns tombent au mauvais moment. Les gens qui sortent le soir dans la rue n’ont d’autre choix que de prendre les ballons tôt ou tard et dessiner sur les murs. Ou bien franchir la grille la nuit et grimper en haut du gratte-ciel en construction. Ou bien mettre en mille morceaux une télé à coups de massue dans l’avenue principale. Ils sont obligés de le faire pour ne pas perdre la raison à cause de votre désarroi, votre peur, votre haine. Car ils ont la possibilité de voir une part de votre vie, celle entre la fin de la jour-née de travail et le lit. Ils entendent vos conversa-tions dans les bars, les taxis, sur le portable ou dans les transports publics de nuit. Ils savent comment arrive à l’apogée votre haine et votre détresse, chauf-fés à l’alcool. Vous savez à quel point vous détestez ce monde, seulement vous n’avez pas le temps de vous en souvenir dans la journée — c’est bien calculé ; ré-fléchissez le moins possible, les heures du soir sont faites pour laisser échapper un peu la vapeur et le matin, et, rasé de frais et avec nouvelles forces, venir travailler.

Ce n’est qu’un concours de circonstances qui fait que ces gens se sont retrouvés dans cet espace temps. Leurs actions, c’est la réponse à votre décourage-ment, votre fatigue, votre désespoir.

Nous nous lâchons les mains, et nous nous éloi-gnons un à un dans la nuit, après Tiger. Quelqu’un pourra croire que seuls les gens extrêmement aigris se décident à ce genre d’exploit mais, croyez-moi, ce n’est pas la haine, loin de là. Il existe plusieurs formes d’amour, tout simplement.

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Anton Kouchnir

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Les côtes se cassent à l’expiration. Tiger devait le savoir.

Un texte a circulé il y a quelques années dans tous les milieux et sur tous les sites plus au moins radi-caux. «  Les conseils d’un frère aîné  » — soi-disant d’un ancien officier de police — avec les recomman-dations quant à la conduite à adopter face à la police, lors du contrôle d’identité, la fouille, l’arrestation, l’interrogatoire, la tentative d’extorquer les aveux ou de te mettre sur le dos une vieille affaire. Il y était écrit noir sur blanc — si on est à terre et on reçoit les coups de pied, il faut retenir son souffle, car les côtes se cassent à l’expiration. Tiger qui nous a procuré ce polycopié, ce même Tiger, qui est en ce moment même à l’hôpital avec deux côtes cassées, se devait de le savoir.

Je me fraie le chemin à travers la compagnie joyeuse qui a occupé tout le trottoir et essaye de comprendre ce qui ne va pas. Serait-ce possible que le texte ait menti ? Il n’y a aucune raison de croire un flic, même un ancien, tout comme il n’y avait aucune information vérifiable au sujet de l’auteur. Ce pouvait être un canular. Peut-être que Tiger a oublié ce conseil, ce n’est pas si évident de se sou-venir des instructions lorsqu’on est attaqué dans le dos, jeté à terre, puis battu avec des bottes lourdes, ce n’est même pas une bagarre, on baigne dans son sang sans reprendre ses esprits… Peut-être qu’il a été battu trop longtemps. Combien de temps peut-on rester sans respirer, roulant au sol et protégeant son visage ? Peut-être qu’il n’a pas réussi à maîtriser sa douleur ?

La douleur peut être une réponse à tout. Elle sur-gissait comme un argument de poids face à ton sys-tème de valeurs, les positions politiques, le réseau complexe des sympathies et des antipathies per-sonnelles. L’argument qui tôt ou tard, sera retourné contre toi, et tu dois y être prêt.

La douleur physique est un sentiment presque impossible à décrire, mais elle n’en a pas besoin, car elle en appelle à ta propre expérience, ta propre dou-leur. Elle est plus forte que tous les autres sensations et sentiments, plus forte que la peur, l’amour et la haine, tant qu’existe la douleur — rien n’existe. Du reste, le plaisir sexuel serait impossible s’il n’y avait pas de sécrétion d’endorphine — l’hormone du bon-heur, qui agit également comme un anesthésique. Rien d’étonnant à ce que les premiers narcotiques — les premiers dans leur rôle social actuel —aient été non des hallucinogènes mais des opiacés, des anes-thésiques.

La douleur peut être considérée comme équiva-lente de toute expérience sensible, de la mémoire du corps dans sa manifestation extrême. Suivant une théorie jamais encore démentie, il n’existe pas de ré-cepteurs spécifiques de la douleur. Elle se manifeste

lorsque l’excitation des récepteurs devient si intense qu’ils commencent à se détruire. Du reste, chaque sensation est une forme de la douleur, sauf qu’on ne le sent pas. Ou au contraire  : la douleur est la plus intense de toutes les sensations que l’on puisse res-sentir. La question n’est pas là. Oui, la chaleur peut se transformer en enfer, le son — déchirer les tym-pans, mais la couleur verte peut-elle devenir si in-tense au point d’aveugler ? Le sucré peut-il devenir si suave au point de tuer ? Où réside la limite extrême à laquelle peut être poussée la sensation intense de la réalité dans chacune de ses manifestations  ? Et qu’est-ce qui se passe lorsque cette limite est dépas-sée ? Lorsqu’on comprend qu’il n’y plus de retour ?

Traduit par Iryna Dmytrychyn

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lada lOusiNa

Ecrivaine, poétesse, auteure dramatique, critique de théâtre, peintre-dessinatrice, elle est l’une des écrivaines les plus vendues dans notre pays (elle a notamment obtenu le titre de « La meilleure écrivaine d’Ukraine », le Prix Phoenix d’Or). La plupart des

livres de Lada Lousina sont illustrés de ses propres dessins.Les ouvrages de Lada Lousina ont fait l’objet d’adaptations à l’écran. Ainsi, sa pièce le

complexe du prince est devenue un film, mon prince, tandis qu’en 2007 est sorti un autre film, macha et la mer d’après un récit du même titre. Un autre livre de Lada Lousina, Com-ment je suis devenue un journaliste à scandale qui regroupait tous ses meilleurs articles et ses interviews qui dévoilaient les secrets de son succès dans le journalisme a été vendu en un temps record (un mois seulement).

Le cycle Les sorcières de Kyiv est le premier roman-feuilleton ukrainien. Les livres de ce cycle ont atteint un tirage de 100 mille exemplaires. Le cycle Les sorcières de Kyiv a valu à Lada Lousina le surnom de « Boulgakov en jupon ».

Je suis persuadé que la prose de Lousina-Koutchérova ne peut laisser aucun lecteur indifférent. Elle est pleine d’auto-ironie, et ses témoignages apportent toujours du nouveau, cette décourageante sensiblité féminine, ce vécu poignant dans la solitude, mais aussi dans l’espoir des lendemains meilleurs. En effet, Lousina est l’une des écrivaines qui a le plus de talent dans la jeune littérature ukrainienne.

Kirill Artémiev,Site Isba-Chitalnia

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Lada Lousina

c’étaient les derniers. (Une passoire à la place de la tête — combien de fois je voulais en acheter au cas où  !) Donc, pas de robe. Il faut tout changer de la tête aux pieds. Chercher en catastrophe un pantalon, un t-shirt, une autre paire d’escarpins, de boucles d’oreilles…

Bref  : j’étais horriblement en retard au rendez-vous avec Mitia !

Hurlant telle une sirène, je me jette à dépecer l’armoire. Et, lorsque changée en un temps record, essoufflée comme une vieille locomotive, je dévalais déjà l’escalier, mon portable a sonné.

— Allo, ma chérie, c’est ton cher et tendre, — chanta le ténor penaud.

— Excuse-moi, ai-je soufflé, — je suis en retard. — Tu n’es pas en retard, — m’a-t-il rassuré, —

parce que notre rencontre n’aura pas lieu. Excuse-moi. J’ai des problèmes de serveur et je dois le répa-rer d’urgence.

— C’est long ? ai-je demandé sans croire encore à mon malheur.

— Je t’appelle dès que je me libère, a-t-il promis de manière abstraite.

— Et qu’est-ce qu’un serveur ?— Aucune importance. Tu ne vas pas com-

prendre…

Première édition : Folio, 2011288 р.ISBN :   978-966-03-4272-9Droits de traduction : Folio

duel

Il existe un présage infaillible. Je ne l’ai pas trouvé dans un livre, ni hérité d’une grand-mère, mais appris à mes dépens. Si depuis le début de la jour-

née, tu as eu trois coups de malchance, c’est que ce n’est pas ta journée. Fais marche arrière et tourne-toi vers d’autres horizons : dormir, faire la fête, tout ce que tu veux. L’essentiel est de ne pas s’entêter dans l’intention de terminer ce qui a été prévu. Cela ne ferait qu’empirer. C’est bien ce qui s’est passé.

Dès le matin, je découvre que je n’ai plus de café — une fois. La veille (ce qui ne compte pas), j’ai lu dans le « Magazine féminin » que les ongles « car-rés » ont passé de mode, mais j’ai eu le flegme de les limer en « ovales ». Je l’ai payé cher. J’ai déchiré mon collant avec les bouts carrés. Deux fois. « Pas grave, je me console, — je mettrai pour mon bien-aimé mes nouveaux bas  « à dessin ». Déjà sur le pas de la porte, j’ordonne au chat qui demandait à sortir : « Je ne peux pas te prendre » — « Mais j’ai envie d’aller avec toi ! » — s’insurge-t-il (miaou, miaou, miaou !) et tend les pattes avant vers mes mains…

« Oouah ! ! ! » — je hurle.Et pas pour rien. Puisque c’était à la fois, trois,

quatre et cinq  ! Un trou béant s’affichait sur le ge-noux — les bas hors de prix sont morts sans même avoir vu le jour. Le froid me saisit, car je réalise que

L’AmOuR N’eST PAS Du SuCRe, Le SuCRe N’eST PAS De L’AmOuR

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Lada Lousina

Et c’était six : en plus de tout, mon chéri m’avait traité d’idiote. Et sept, pour le rendez-vous annulé.

Là, j’aurais pu me détendre : me fâcher, débran-cher le portable et aller au parc humer les fleurs. Ou, mieux encore, — aller au magasin — acheter du café, une paire de collants et un « anti-sexe » pour chat… Et alors, rien ne serait arrivé.

Mais non  ! Faisant fi des préjugés (revenir est aussi un mauvais signe), j’ai fais marche arrière, décidée d’attendre le coup de fil de Mitia jusqu’à la réparation victorieuse du serveur et ne penser à rien d’autre. Et c’est là qu’éclata le plus grand malheur de la journée. A peine ai-je fermé la porte qu’on a sonné.

C’était sa femme. Huit, ai-je dis machinalement. — Je sais tout, — distribue-t-elle de suite, les

points sur les « i ».Neuf.Impossible de fuir. J’ai reculé de quelques pas, la

laissant entrer. Difficile d’inventer pire. On y est. Le plus terrible ce que ce n’est pas du tout la fin, bien au contraire — ce n’est qu’un début.

«  Le malheur numéro huit  » est entré dans la pièce et s’est arrêté au milieu, observant avec curio-sité l’intérieur. Le malheur se prénommait Olga. Elle était grande, svelte et, à mon grand regret, mignonne. Après un instant d’hésitation, Madame s’est instal-lée dans un fauteuil, étendant ses membres infé-rieurs de toute leur indécente longueur. En réponse, je me suis lovée dans le canapé. Cela n’avait aucun sens de chercher à soutenir la comparaison : je savais même sans cela que ses jambes sont supérieures de quelques points aux miennes. Rien d’étonnant, cette asperge avait deux têtes de plus que moi !

— Donc, le huit a passé vers le neuf. — Tu couches avec mon mari. Tu crois qu’il est amoureux de toi. Tu t’imagines que nos relations ont touché le fond et tu espères qu’il me laissera bientôt tomber pour toi ! N’est-ce pas ?

— Et toi, ai-je rétorqué automatiquement, tu penses qu’il n’aime en réalité que toi. Tu te per-suades que je ne suis qu’un amusement de passage ? et tu espères qu’il ne va pas tarder à me laisser tom-ber et à revenir vers toi. N’est-ce pas ?

Ayant déballé, nous nous sommes tues et mises à réfléchir. Elle, comme moi, étions frappées par le côté trivial de notre situation.

Je me suis levée profitant de la rare occasion de toiser Olga assise de haut :

— Tu sais ce qui est le plus drôle, — ai-je résumé mon propre étonnement, — il n’est pas exclu que nous ayons tort toutes les deux.

— C’est-à-dire ? la légitime était abasourdie.— Très simplement. Tu viens d’énoncer la posi-

tion typique de l’épouse. Moi — celle de la maitresse. Alors que Mitia, très certainement professe la posi-tion typique de l’homme  : il n’a aucune envie de

choisir entre nous deux, parce qu’il est parfaitement satisfait de nous avoir toutes les deux.

Olga m’a regardée avec étonnement. J’ai été moi-même, je dois l’avouer, surprise par la pirouette de mon cerveau. Néanmoins, j’ai continué :

— Nous nous complétons idéalement. Tu es blonde, je suis brune, tu es grande, je suis miniature, tu es cordon bleu, je suis artiste, tu es belle, je suis intelligente…

— Ce qui signifie que je suis idiote  ! s’est vexée Olga.

— Non, mais si on devait mesurer en centimètres la profondeur de mon esprit, il serait trois fois plus long que tes jambes. Surtout si on devait dérouler les idées tordues…

Olga s’est mise à réfléchir à cet énoncé complexe.Et moi — sur la situation.

Traduit par Iryna Dmytrychyn

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irysia lYKOVYTCH

Irysia Lykovytch est née en 1984 dans la région de Zakarpattia. Elle a achevé ses études à la faculté des Lettres de

l’Université nationale d’Oujgorod. En 2009 elle a obtenu le Prix Ukraino-Allemand Oles’ Hontchar et l’année suivante, pour son roman Ton petit enfant, on lui a attribué le Prix national Koronatsia Slova (« Le couronnement du Verbe ») dans la section « Le choix de l’éditeur ». Le livre a été publié la même année. Elle a également publié un recueil de nouvelles La migratrice en 2006.

Elle vit actuellement à Vienne où elle apprend l’allemand et les langues slaves à l’Université de Vienne tout en étudiant la psychanalyse de groupe à Altausze.

La jeune écrivaine Irysia Lykovytch était une véritable découverte.

Andriï Kourkov. Journal littéraire ukrainien

Le roman d’Irysia Lykovytch est truffé de problèmes, je dirais plus : ces problèmes sont tout à fait à l’ordre du jour, une véritable épopée de problèmes ; l’écrivaine a vraiment filé le tissu des questions les plus ardues.

Olga Kouprian, litakcent.com

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Irysia Lykovytch

— Je ne reçois pas de touristes… s’écria le vieux cette fois d’une voix mal assurée. Et l’époque de la contrebande est terminée depuis longtemps, je crois.

— Tiens !Je lui tendis mon petit thermos de thé en m’ap-

prochant de son trône d’agonie.La main du vieux, pointant vers moi un couteau,

s’arrêta net.— Je ne reçois pas de touristes…Il me scrutait avec ses calots presque aveugles,

mais pas une seule fois il ne me regarda dans les yeux. Son regard errait lentement sur moi, semblant disséquer mes entrailles. Et je n’aurais pas été éton-née s’il s’était avéré que Marcello sût lire dans les pensées.

— Tu n’es pas une touriste… Tu cherches des remèdes… proféra-t-il entre ses dents, tandis qu’un sourire complice, à peine visible, parcourut son vi-sage.

Cela m’encouragea, car je ne savais jamais com-ment aborder les gens. La seule chose que j’avais apprise c’était d’envoyer des signaux sexuels, ou plus exactement des ondes d’invitations, ces vibrations imperceptibles d’affirmation de soi que les travail-leurs jamaïcains basanés refusaient très rarement sur les paquebots américains.

— Pourquoi t’es venue chez moi, étrangère  ? Pourquoi ?

Première édition : Nora-Druk, 2011176 р.ISBN :   978-966-2961-72-0 Droits de traduction : Nora-Druk

une nouvelle vie

La porte de la chambre était ouverte, j’aperçus un lit sur lequel s’amoncelaient près d’une dizaine d’édredons et de vêtements d’hiver.

— Il fait froid.C’est tout ce que je trouvai à dire.— Marischen, râla le vieux homme chenu et sec,

mesurant l’espace d’un regard brumeux. Il s’adressa à elle en employant une forme affectueuse du pré-nom Mariya. C’est toi qui es revenue ? Enfin...

— Il fait froid chez toi, dis-je à nouveau avec bien-veillance. Je m’approchai de la petite fenêtre, pour qu’il pût me voir dans la lumière du soleil couchant qui quittait déjà la pièce en projetant des ombres dif-formes.

Sur la table en bois, piquée d’une multitude de petits trous, il y avait des livres. Beaucoup de livres, des grands, des petits, les uns tout déchirés, les autres presque neufs.

Le vieux s’agitait, impuissant sous sa forteresse de chiffons qu’un frisson d’effroi ébranlait de bas en haut, jusqu’au manteau gris qui la coiffait.

Blotti contre un pied du lit en bois, un seau rouillé manquait d’hurler à la face du monde la vérité crue des excréments. Leur puanteur âcre de macéré me piquait les narines.

Bien que réchauffée par une marche rapide, j’avais instantanément ressenti le froid ambiant.

ТаTzeLwuRm. HіSTOIRe TyROLIeNNe

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Irysia Lykovytch

— C’est Gerlinde qui m’envoie.Le visage desséché de Marcello, fatigué par une

lutte épuisante pour survivre, décrispa ses muscles tendus et un sourire presque heureux l’éclaira briè-vement.

C’est ainsi que nous commençâmes notre pre-mière soirée ensemble. Moi, particule déréglée et désordonnée de l’Univers, qui cherchait l’oubli. Et lui, vieil homme chenu, qui s’accrochait obstinément à la vie, à un rayon de lumière, à ses montagnes, au malheur éternel de la mort que la plupart des gens refusent de laisser pénétrer dans leur conscience. Leur conscience, tragique jusqu’au ridicule, condam-née à se consumer lentement et à s’éteindre. Cela m’évoquait la scène où quelqu’un qui laisse long-temps sa main sur un de ces interrupteurs modernes, commence à le tourner lentement, laissant entrer de plus en plus d’obscurité pour soudain appuyer des-sus et arracher l’homme de l’état habituel où il se raccroche à Quelque Chose.

Et elle, aussi étrange que ce fût, avait peur de l’ap-procher, lui, qui était couché, baignant dans sa propre impuissance, imprégné de l’odeur d’urine de la vieil-lesse interminable. Elle le tenait par les jambes, qui refusaient de le porter dans sa maison non balayée, délabrée, encombrée de raretés, qu’inondaient la chaleur de midi et le gel nocturne. Il me regardait comme un enfant qui a fait une bêtise observe sa mère sévère. Il regardait et se taisait.

Il me semblait, qu’il était léché de l’intérieur par la langue rugueuse de la culpabilité qui l’empê-chait de lâcher la pointe douloureuse d’un rayon de lumière, sa lumière à lui, de vieillard, terne. Son re-gard, certes, était ralenti, mais encore vif, et reflétait la clarté du ciel alpin, qui change tout le temps, qui semble différent selon l’altitude du contemplateur. Lorsque vous êtes en bas — il est couvert de nuages qui étêtent une bonne partie des sommets glacés des montagnes, mais dès que vous vous élevez, tout disparaît. Et voilà ces sommets, couronnés de l’azur de l’infini. Et au-dessous de vous… Au-dessous, il y a les nuages qui coupent de votre vue le pied des montagnes, les villages abandonnés, les routes tor-tueuses. Tout est comme dans l’âme, dentelé, varié, contraire, et si cher à vous précisément, jusqu’au tendre frisson dans le corps. Parce que vous le voyez, parce que vous l’avez.

Et là, je me surpris à l’idée insidieuse, qu’une lueur vivifiante de curiosité s’était à nouveau éveil-lée en moi. Insidieuse, car cherchant depuis si long-temps à sortir de cette impasse, je m’étais soudée à cette pensée, comme à une sœur siamoise, et je ne pouvais plus m’en détacher parce qu’alors… alors… Plus rien n’aurait de sens.

Le vieux restait silencieux pendant que j’allu-mais le feu et il me regardait lui écraser des pommes de terre fripées avec une vieille bouteille qui avait contenu du vin italien.

Pourtant, il tressaillit lorsque, lassée du bêlement des moutons, qui, n’ayant probablement pas mangé depuis une dizaine de jours, réclamaient de l’atten-tion, prise de pitié pour les bêtes, je me dirigeai vers la porte.

Le grincement des dents blanches et saines de Marcello retentit dans la chambre. Je ne compris pas sa rage impuissante.

Il n’y avait plus de foin dans la bergerie. Le vieux en avait certainement rempli les râteliers jusqu’à le finir, mais n’eut plus la force d’aller en chercher au fenil. Je sortis affronter le froid. Une tempête de neige me fouetta le visage, je ne voyais rien à un mètre. Chacun de mes pas me rappelait chaque an-née sur le liner, vide, saturée d’accouplements avec des basanés.

— Ici sur le bateau, on vous « fuck » et l’argent, on l’envoie à nos chéries, hurlait le vent avec la voix de mon dernier amant.

Un vieux clébard se mit à gémir à mes pieds, tout en se serrant contre ma chaleur. «  Je vais le laisser entrer dans la maison pour la nuit  », pensai-je en pénétrant à nouveau dans la bergerie.

Les brebis avec leur longue toison qui n’avait pas été tondue depuis longtemps, s’avancèrent à ma ren-contre, implorantes, brûlant de leurs yeux affamés mes bras tannés, chargés de foin. Leurs flancs pen-daient en touffes de poils sombres, traînées dans leur urine. Taciturnes, elles se serraient les unes contre les autres et me suivaient de leurs yeux craintifs mais bons. Victimes innocentes d’une agonie. Mes chères brebis. Je me souviens d’en avoir même caressé une. Elle sursauta et s’empressa de se cacher derrière les autres. Ayant rempli les râteliers de foin suintant, je rentrai à la maison.

Le vieux me jeta des coups d’œil interrogateurs et effrayés. Ses yeux gaillards, globes ralentis et froids, rôdaient sur mon visage en évitant de croiser mon regard.

Le chien fonça sur le lit sale. Les yeux de Marcello s’illuminèrent de joie un instant puis se replongèrent dans la rêverie.

Après avoir rajouté quelques grosses bûches dans le poêle, je me couchai par terre où j’avais étalé un vieux matelas, je me couvris d’une peau de mouton et… pour la première fois depuis ces dernières an-nées, je m’engouffrai aussitôt dans un profond som-meil, sans avoir à retenir des larmes d’impuissance, à m’inquiéter de l’interminable « lendemain », sym-bole du vide infini de ma vie qui avait traîné ce « len-demain » depuis tant d’années détestables.

Le soleil du matin, perçant les fenêtres encras-sées, pénétra dans la maison embuée d’un pas de vieux pèlerin fatigué. Il glissa sur la table poussié-reuse, effleura le vieillard. Le chien, qui remuait gaiement la queue, se réjouissant d’avoir un toit, de la chaleur et des hommes, semblait sourire avec sa gueule édentée.

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Irysia Lykovytch

Lorsque je me réveillai, la première chose à la-quelle je pensai fut pourquoi moi, sans aucune hési-tation, je m’étais habituée si facilement à l’idée de vivre chez le vieux et pourquoi lui, en fait, m’avait permis de rester ici. Parce que c’était lui qui avait des raisons de ne pas aimer les gens : selon les dires du propriétaire du seul petit magasin du village, autrefois, Marcello, guérisseur de quarante ans, féru de plantes médicinales, était venu comme de nulle part et s’était installé dans une bicoque en bois qui n’appartenait plus à personne depuis longtemps. Les gens l’avaient accepté, lui comme d’autres, avec ap-préhension. Pourtant, ils ne l’avaient pas chassé, car il guérissait des morsures de serpents par chuchote-ment, arrêtait les hémorragies, aspirait par l’oreille les douleurs de dents, aidait Gerlinde qui venait chez lui presque tous les dimanches pour apprendre, pour maîtriser les subtilités de la connaissance des fleurs à vertus curatives. Jusqu’à ce que, la quarantaine son-nante aussi, elle n’eût accouché d’une première-née Mariya qui, à peine dressée sur ses jambes, fut ren-voyée par le mari de Gerlinde dans un refuge hiver-nal. Après la découverte du forfait, Gotlib, offensé, avait incité les villageois à incendier la maison de Marcello. Quant au fornicateur, affublé d’une cein-ture d’ortie, il avait été chassé du village. Gerlinde, défendant sa fille à mort, soutenait que Mariya était l’enfant de Gotlib. Pour détourner la colère des villa-geois, Gerlinde avait été obligée de jurer publique-ment, la main sur la Bible, de ne plus jamais revoir Marcello.

Ce matin, la première chose à laquelle je ne pen-sai pas fut la douleur languissante entre mes jambes et mes longs seins, rayés de sillons bleus et blancs. Je ne les aimais pas. Ni le reste de mon corps, d’ailleurs. Petit, regorgeant dès l’enfance de la sève des Car-pates, tel un poirier sauvage qui pousse au bord d’un chemin oublié et dont seuls les gamins turbulents et indociles savourent les fruits. Un poirier sauvage. Petite. Bien en chair. Aux formes rondes. Avec l’âge, deux sachets longs et fins de seins s’y ajoutèrent. Die Langtutin. Avec quelle justesse les petits Tyroliens à peau claire avaient remarqué l’histoire de ma souf-france.

Dehors il faisait doux, c’était désert. Où que l’on regardât — tout était couvert d’une neige blanche aveuglante. Les yeux bienveillants du chien cher-chaient mon visage. Le vieux m’accompagna à la porte d’un regard effaré, lorsque j’eus emporté quelques couvertures dehors pour les aérer.

Les brebis bêlaient derrière le mur. Chez Marcel-lo, comme chez la plupart des Tyroliens, il y avait sur la porte en bois de l’étable, des médailles jaunies par le temps, que les vaches laitières de l’ancien proprié-taire avaient gagnées.

J’apportai de l’eau dans deux seaux sales pour mes petites brebis, vers lesquelles quelque chose d’inex-

plicable me poussait. J’avais envie de les abreuver. De les aider à rester en vie.

Dans la bergerie, persistait l’odeur aigre-douce du fumier tiède, du corps des animaux marinés dans leur crasse et du foin putrescent. Les brebis en se bousculant, enfonçaient leurs museaux obtus dans l’auge presque plate.

À l’instant même où j’aperçus une tête, bien plus grosse qu’une tête humaine, couverte de cheveux noirs, incroyablement emmêlés, je sentis mon cœur. Ses contours… ses limites… oui… vraiment, il n’était pas tout à fait tel qu’on le dessine. Un cœur  ! J’en ai un tout de même, un vrai ! le plus vrai qui puisse être ! Et tu sais souffrir, mon cœur. Souffrir à cause de facteurs extérieurs et non de ma propre impuis-sance, de mon exaspération, de mon incompréhen-sion de la vie. Il faisait mal, en absorbant par une sensation brûlante toutes mes cellules. Sur le coup, j’eus même l’impression qu’il avait cessé de battre quelques secondes.

Comme cela : cinq, quatre, trois, deux ! ! ! Un !Ô mon Dieu ! Je reconnus cette peur qui avait au-

trefois jeté mon corps, pétrifié de surprise, dans un sous-sol salvateur. C’était cette peur — force motrice de tout être vivant, qui me visitait de nouveau.

Au milieu du troupeau, le regard vide, les narines frémissantes comme chez les agneaux, la tête haut dressée par curiosité ovine, hirsute, les cheveux sombres, jamais coupés, quelque chose me fixait… qui ne ressemblait à aucun animal que je connaissais.

Je laissai échapper un cri inintelligible. Les brebis, énervées, se tassèrent. La créature hirsute et noire, comme l’Africain le plus noir, serra son corps contre les flancs des brebis en émoi.

— Tatzelwurm  ! criai-je, en tâtant une fourche pour me défendre si cette horreur, qui, à propos, ne ressemblait pas du tout à un lézard et encore moins à un dinosaure, avait l’idée de boire mon sang comme elle le faisait avec les animaux domestiques.

— Tatzelwurm  ! murmurai-je impuissante, et je reculai vers la porte, sentant que la créature qui se serrait contre les corps des brebis n’était en rien dangereuse. Et même plus, elle me regardait avec ses yeux remplis d’incompréhension, sans même réali-ser que j’avais crié, ou tout au moins, sans percevoir ce cri comme une menace réelle pour sa vie.

Quand je sortis de la bergerie, je vis Marcello debout sur le seuil, les mains sur le montant de la porte et les yeux débordant de l’humidité bleue du ciel qu’il sembla même que, malgré son effroi, il était très fier de lui.

— Tatzelwurm ! Je me précipitai vers le vieil homme, ne compre-

nant pas sa joie secrète.Lui se tenait immobile, tel le dernier rayon du

soleil froid d’hiver qui réchauffe à midi et disparaît le soir derrière une des montagnes grises, en inondant le crépuscule de gel alpin.

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— Il… est là… dis-je de nouveau décontenancée, en regardant le vieux s’accrocher avec ses doigts ron-gés par le temps au cadre de la porte, jusqu’à faire plier son ongle long et jaune.

À ce moment, je compris sa fierté. Je compris son désarroi de la veille. Je sentis avec mon cœur pour-quoi il voulait tant vivre. Etre. Exister. Vaincre la nature et sa propre puanteur. Comme les sorcières de Transcarpathie, qui ne peuvent pas mourir sans tenir quelqu’un par la main et sans transmettre ainsi leur propre force et leur savoir, il ne pouvait pas pas-ser dans l’au-delà, il ne pouvait pas s’éteindre avec la pensée que le fruit de sa vie avait été élevé en vain.

Devais-je, par la volonté du hasard, devenir cette victime destinée à reprendre le secret d’un autre pour que cet autre puisse expirer avec soulagement sa dernière dose d’air ?

— Qui est-ce ? articulai-je sans force et presque sans voix et une curiosité mêlée d’inquiétude se mit à tinter. Ma voix salutaire à nous deux était comme de la musique. Car Marcello avait tellement besoin d’être approuvé pour ce qu’il avait commis qu’il s’était même levé du lit, pour la dernière fois de sa vie, tout faible qu’il était. Son œuvre était à ses yeux celle d’un artiste, qui aurait travaillé des années du-rant sur son tableau. C’est pourquoi, il avait besoin de compréhension et de soutien.

Marcello me répondit d’une voix frêle :— C’est nous… Comme on devrait être… Origi-

nels… Comme la nature nous a créés… Pas encore souillés par la fange de la civilisation.

Il parlait et, sur son visage, se dévoilait lentement le midi tyrolien  : ensoleillé et doux, celui qui en-tame les masses froides et provoque des avalanches lorsque, dehors, la neige est trop abondante.

— Je te demande qui est cet enfant ? À qui est-il ? Qui sont ses parents ?

Un espoir nommé Katka-Kitti remua dans mon âme. Et aussitôt, fondant entre les couches épaisses de ma douleur, il retomba au fond de ma mémoire effarouchée. Non, ce prodige noir ne pouvait être ma fille, mon enfant aux yeux vairons, petite pelote qui aurait pu devenir le fil qui mène à mon bonheur conscient et calme.

— Ça n’a pas d’importance qui sont ses parents ! Tu comprends, grâce à lui, nous devons prendre conscience, toi et moi, de ce que nous sommes. Toi aussi, tu aurais pu être cet enfant, sans peur, indisso-ciable de la nature, celle qui aurait su jouer au soleil et se cacher de l’orage parmi les rochers. Et pas l’ombre d’une crainte n’aurait troublé ton être devant tes semblables. Alors que là, nous sommes ceux que la société a élevés. Regarde-toi et tu comprendras tout. Tu prendras conscience des erreurs de la société. Tes gémissements nocturnes ne sont rien d’autre que la conséquence des souffrances d’une société malade.

« Grâce à lui », il a dit « grâce à lui ». C’est donc un garçon, — le sang me cognait aux tempes comme des

sabots crottés des brebis naguère blanches. Le gar-çon de quelqu’un. Quelqu’un a accouché de lui de la même façon que j’avais mis au monde Kitti. Non… Surtout ne pas penser à elle si souvent, parce qu’on peut en perdre la raison. Si, bien sûr, j’en ai encore une, après tout ce que j’ai fait et vécu. Ne pas penser à Katka, parce que le sentiment de la culpabilité me lèche avec la langue rêche de tous les moutons du monde !

Le soleil brillait, trop éclatant, par la porte de la bergerie ouverte vers l’extérieur. Se réfléchissant sur la neige cristalline, il dévorait mes yeux qui n’étaient pas encore bien habitués à l’excès de lumière. Mar-cello se tenait sur le seuil de sa demeure chenue. Le chien, qui ne comprenait pas nos tragédies, était assis non loin et fouettait gaiement la neige avec sa queue.

« Il faut déblayer la cour, sinon c’est trop difficile d’aller chercher l’eau », pensai-je de nouveau mal à propos.

— Qu’allons-nous faire maintenant ? demandai-je, un instant après.

— Que veux-tu dire par là ?Je voyais combien il lui était pénible de rester

debout.— Qu’allons-nous faire de ce garçon ?— Mais tu ne peux rien faire. Si ce n’est apprendre

à vivre.Apprendre à vivre… C’était si juste… Si actuel…

Et si irréel.Je m’assis sur le seuil froid près des pieds nus du

vieux, oubliant que si je me refroidissais, j’aurais en-core plus mal LÀ.

On entendait du bercail des bêlements variés et même un peu discordants. Je restais assise, abasour-die, épuisée par le choc, anéantie. Je restais là sans savoir ce que je devais faire dorénavant.

— Quel âge a-t-il ?— Quatre ans.Quatre ans… Ma Katka devait être un peu plus

âgée… C’était justement l’âge du garçon de Mariya.— C’est ton petit-fils ?Aucun muscle de son visage ne bougea, qui pût

trahir une douleur ou une joie.— Je l’ai déjà dit, peu importe qui a donné nais-

sance à cet enfant. Dans le monde primitif il n’y avait pas du tout de mères. Les femmes portaient leurs en-fants et les abandonnaient dès qu’ils prenaient appui sur leurs jambes. Comme les animaux. Les hommes faisaient comme les animaux, parce qu’ils coexis-taient. Tu sais ce qui m’a fait pour la première fois considérer que l’homme n’est qu’un animal intelli-gent, un animal, dont le seul défaut autrefois — être sans défense — l’a aidé à devenir intelligent ? Tu as probablement remarqué qu’un bébé essaie toujours de tirer les cheveux de sa mère. Et ce ne sont pas des caprices d’enfant, c’est un rudiment. Auparavant les enfants, pour survivre, pour ne pas tomber, étaient

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obligés de se tenir à la toison de leurs mères. C’est pourquoi, même maintenant, les petits ne s’endor-ment jamais les mains vides. D’après Guerlinde, chaque mère laisse tomber son bébé au moins une fois. Et presque toujours sans conséquences graves. Tu comprends  ? Ça leur vient, aux petits, des ani-maux !

— Toi, t’es malade ! Il faut te soigner ! Tu ne com-prends pas ? Regarde ce que tu as fait de cet enfant. De quoi tu me parles là ? de bébés ? Mais tu sais au moins ce que c’est un bébé ? Tu en as tenu un dans tes bras, un petit corps sans défense, qui cherche de l’amour ?

— Celui que tu ne lui as pas donné ?— Ne serait-ce que celui-ci ! Mais maintenant je

comprends ce que c’est qu’un enfant, répondis-je, consciente de ce que le vieux avait eu vent, je ne sais comment, de mon malheur aussi. Nous allons emme-ner le garçon à l’hôpital.

— Ah bon  ? Mais avant tu seras brûlée vive par les Hohoberdorfois. Puis, ils vont crucifier le gamin et feront de lui une momie pour repousser les tat-zelwurms !

Entre-temps, midi s’éteignait doucement sur le visage de Marcello, laissant derrière lui des sillons maussades de douleur. Je compris qu’il n’atteindrait pas son lit tout seul. Une énorme volonté l’avait aidé à se lever et à venir jusqu’ici. Mais à peine eut-il senti que j’avais accepté cet enfant des brebis, que les forces l’abandonnèrent de nouveau. Je ramenai le vieux à son lit.

Ensuite je me mis à errer dans la maison, ne voyant plus rien, me heurtant aux objets, ne trouvant pas ma place. Je pensai à l’enfant noir avec sa grande tête aux cheveux jamais coupés.

Le soir, je me décidai d’aller à la bergerie. Il faisait froid et j’avais peur. Oui, c’était bien mon hiver que je revivais. Comme le premier, celui où j’avais passé quelques semaines au Tyrol avec mon mari que je n’avais pas réussi (et n’avais pas voulu) comprendre alors. Cet hiver, où je les avais perdus, mes proches-lointains. L’hiver, où j’avais gagné ma liberté au prix de leur mort. Où j’étais partie en petit hélicoptère, où j’avais eu peur de m’avouer que je me sentais presque heureuse. Ahurie, abattue, mais joyeuse.

Et voilà que cela m’arrivait de nouveau. Me diri-geant vers la bergerie, j’emportai en moi un fragile glaçon de curiosité. Je le portais et craignais qu’il ne fondît là, à l’instant, sous l’effleurement des molé-cules d’insatisfaction de ma vie, réchauffées par leur agitation séculaire dans mon corps. La vie où j’avais toujours désiré plus. Si c’était un mari — alors meilleur, si c’était un enfant — alors plus beau, si c’étaient des voyages — alors plus lointains, si c’était de l’argent — alors toujours plus. Et ces prétentions continuelles envers moi-même engendraient encore et encore des psychoses dans mon cœur et dans ma tête.

J’entrai. L’attention des moutons se limita à jeter leurs regards éternellement affamés sur mes bras. Et parmi eux, s’appuyant sur ses genoux et ses grandes paumes plates, se trouvait le gamin à l’apparence repoussante. Il me regardait avec les globes de ses yeux ovins et ruminait quelque chose par des mou-vements circulaires de sa mâchoire, que ce travail perpétuel avait agrandie.

Il me regardait sans le moindre intérêt. Un pe-tit mouton dans le corps immature d’un garçon de quatre ans. Moi aussi, je le fixais longtemps jusqu’à ce que, d’un geste brusque, j’ouvris le portillon et entrai dans la bergerie.

Je m’arrêtai. J’étais furieuse sans raison, jusqu’à ressentir des vibrations hideuses dans les doigts. Les moutons s’écartèrent avec respect, voyant que dans mes bras, il n’y avait pas leur foin préféré. Je m’ap-prochai du petit. Bien qu’il fût beaucoup plus grand que les agneaux, il se précipita vers l’entassement de brebis. Les écartant avec son petit corps noir et sale, comme s’il comprenait que j’étais venue le chercher, il tentait de se glisser sous le râtelier.

J’eus pitié de lui. Je n’avais déjà plus envie de l’apporter à la maison. Le laisser plus longtemps ici ? Non, je ne le pouvais pas. L’espoir renaquit en moi de retrouver ou de reconstruire ma paix intérieure grâce à cet enfant. Un petit être humain auquel je ne pou-vais plus donner naissance et que je ne pouvais plus retrouver.

M’étant baissée, je touchai le garçon avec ma main tremblante et entendis un bê-bê ! faible et rebelle.

Apeuré, le petit respirait bruyamment et rapide-ment. Je le pris dans mes bras. Il ne me griffa pas, ne me frappa pas comme je m’y attendais, il agitait seu-lement ses bras et jambes tendus et raides, comme le font les agneaux, et bêlait ne comprenant pas ce que lui voulait cet être étranger. Il se débattait et je sentais sous ma main son cœur humain cogner im-pétueusement.

Non, je ne pouvais pas le laisser dans la bergerie. Mais je ne voulais pas non plus faire quelque chose qui pût traumatiser l’enfant. Que faire ? Car, s’il res-tait avec les moutons, il ne soupçonnerait même pas son appartenance aux hommes !

Je finis quand même par apporter le garçonnet dans la maison, ressentant un subtil frisson de son corps sali d’excréments. Ce n’est qu’une fois dans la maison, que je songeai à ce que j’allais faire de lui. Le coucher dans mon lit ? sur le plancher ? le couvrir pour la nuit des peaux de ses parents ?

— Ramène-le là où il doit être.La voix mécontente de Marcello était faible, mais

ferme.— Tu veux dire que sa place est parmi ces animaux

puants dans la bergerie ?— Animaux puants ? Regarde-le, il est meilleur ?

remarqua le vieux avec ironie.

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Irysia Lykovytch

Une haine amère parcourut mon corps comme un courant électrique :

— Toi ! Toi ! Comment peux-tu ? ! C’est toi qui l’as rendu ainsi !

— J’ai simplement essayé de faire revenir l’homme à ses origines pour détrôner l’idée de sa puissance.

Pendant ce temps, le garçon qui pesait pour ses quatre ans dix kilos au plus, sans penser à ce qu’il faisait, probablement de peur, m’arrosa de l’eau salée de son corps.

— La place des animaux est parmi les animaux ! siffla le vieil homme triomphalement. Et sa main retomba sans force hors du lit, la main de ce corps impuissant et flétri qui, en dépit de toutes les morts, retenait encore sa raison.

Je n’éprouvai pas de répugnance pour l’enfant lorsque son urine coulait sur mes jambes. Je ne res-sentis de tout mon être que les contours de mon cœur exténué par mes fantaisies. Des contours brûlants et caustiques, qui pouvaient ne pas supporter ma ten-sion intérieure et éclater tout simplement comme la pellicule d’un ballon de baudruche. Le ballon de vie.

Je reposai le garçonnet par terre et il se releva aussitôt sur ses extrémités. Plus tard seulement, je remarquai que pour se mettre debout, il redressait d’abord ses pattes arrières, c’est-à-dire ses jambes, après quoi il prenait appui sur ses coudes, puis sou-levait son petit postérieur écorché, maigrichon, et ensuite, s’arc-boutait sur ses paumes allongées, modifiées, aux doigts recroquevillés, qui n’avaient jamais rien tenu de leur vie et qui ne devaient ser-vir qu’à déblayer la neige à la recherche d’herbe. Ses doigts se terminaient par quelque chose de noir et d’horrible, comme des griffes de chien. Il n’y avait là rien d’étonnant : pas une seule fois coupés, les uns recourbés vers l’intérieur, les autres arrachés à la racine, ils saillaient, inspirant une terreur bestiale.

Encore que j’aie observé ses ongles bien plus tard, quand je lavai l’enfant. Jusque là, il était tout simple-ment impossible de distinguer quelque chose sous les couches successives de crasse pétrifiée qui, se fondant à la peau, lui donnait la couleur de l’africain le plus noir.

Le garçonnet se redressa donc et par petits bonds, à la manière des moutons, se réfugia aussitôt dans le coin le plus sombre de la chambre, derrière le lit du vieil homme, — la tête face au mur et son postérieur crasseux tourné vers nous.

Je ne pus m’empêcher d’éclater en pleurs. Mon Dieu, combien d’années j’étais restée sans pleurer. Sans pleurnicher, ni chialer, ni geindre, ni verser de larmes. Et voilà que cet enfant semblait m’avoir réveillée de mon hibernation. Il avait remué la bau-druche de mon cœur en caoutchouc. Et celui-ci flot-tait, battait, comme rempli d’hélium, et s’élevait obs-tinément. Lorsque la faculté enfantine d’épancher sa douleur renaît en l’homme, la vie commence à chan-ger de cap et à sortir de l’impasse. Je remerciai en

pensée les puissances supérieures de m’avoir donné, à cette étape enneigée, hormis le désir de mourir, la force intérieure de fondre en larmes.

Traduit par Oksana Mizerak

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maria maTiOs

Née 20 ans après l’arrivée du pouvoir soviétique sur les terres de la Boucovine du Nord, ces terres qui depuis plus d’un siècle et demie faisaient partie de l’Autriche — Hongrie et de la Roumanie. Moi, ukrainienne de nationalité, j’entends ce chœur international

des voix de mes ancêtres et de mes contemporains, gens de mon pays. L’enfance dans une ferme éloignée — l’université à Tchernivtsi — les années de travail comme journaliste — le fonctionnariat — Kyiv — le ping — pong avec le pouvoir. La vie nous offre des expériences, elle m’a offert aussi une vingtaine de livresde prose, de poésie. Dans la vie j’aime son dynamisme, j’aime apprendre des choses : la philosophie, la psychologie, « la grande solitude », certes, mais j’aime aussi cultiver les fleurs et faire des découvertes culinaires.

Les livres de prose :la nation (2002, 2006, 7 éditions), traduction polonaise en 2006 et russe en 2007,daroussia la douce (2004, 7 éditions), traduction polonaise en 2010 et russe en 2007,Jamais autrement ou presque (2007, 3 éditions), traduction anglaise en 2011,Journal d’une exécutée (2005, 2 éditions),mamie maritsa, l’épouse de Christophe Colomb (2008, 2 éditions), traduction anglaise en 2011, les pages arrachées de l’autobiographie (2010, 2 éditions),les blagues culinaires (2009, 2 éditions),L’Armageddon a déjà eu lieu (2011),L’Apocalypse, traductions polonaise et anglaise en 2010 et en 2011.

L’œuvre de Maria Matios est profondément ukrainienne, et pourtant on y retrouve des problèmes qui se posent devant le genre humain : le besoin de liberté et de sûreté ainsi que le droit au bonheur de ceux qui ont choisi leur voie librement. Ses personnages tâchent de garder leur dignité par — dessus tout. La dignité, elle, n’a pas de nationalité, comme ne l’a pas, aux dires de l’auteure, son sang à elle.

Aucun de ses personnages n’est blâmé, aucun n’est pur comme du cristal. Cependant au — dessus de la mêlée des conflits passionnels on découvre le Fatum de la tragédie grecque qui condamne les gens à mener un long combat perdu d’avance. C’est la raison pour laquelle les personnages des textes de Maria Matios nous plongent dans la terreur et dns la compassion, comme les héros des tragiques anciens. On compatit puisque le malheur arrive aux innocents. On a peur parce que la même chose peut arriver à nous — mêmes.

Anna Korzeniowska — Bihun,traductrice polonaise des livres

de Maria Matios, 2006

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Maria Matios

Au départ, lentement, comme invitée malgré elle, indolente, puis, de plus en plus grave et tranchante, elle recouvre soudain comme une vague, entièrement. «  Hora mare  » pénètre l’homme insidieusement, comme le poison douçâtre du rêve d’une femme endormie par la caresse, se glisse dans l’âme innocente, comme une belette sous les pis d’une vache, et blesse douloureusement, comme un couteau émoussé, qui transperce péniblement, faisant craquer la peau. Ensuite, cette mélodie sournoise submerge et se répand dans les veines imperceptiblement, comme coule son propre sang.

…Deux pas à gauche, puis deux pas à droite — puis de nouveau à gauche, et de nouveau à droite… après cela, on a le droit de se retourner une fois, mais pas forcément… et ensuite à gauche… à droite… deux corps fondus l’un dans l’autre, celui du marié et celui de la mariée, oscillent comme une lourde pendule murale, incapables de changer leur place assignée ou de modifier la direction du mouvement. Cette musique — épreuve, implacable dans sa ruse, livre au danseur un premier signe, plus qu’un signe, — elle indique la direction dans laquelle les deux vont désormais aller en parfaite synchronie et uniquement avec celui qui tient à cet instant, dans ses mains, les paumes brûlantes de l’autre ; toujours et surtout ensemble, sans rompre le tempo, sans chercher un autre rythme,

Édition : Piramida, 2005 188 p.ISBN : 987-966-7188-98-1Droits de traduction : Maria Matios

Après une « hutsulka » effrénée et déchainée comme un homme ivre, aussi interminable que des lamentations funéraires, propre à

secouer l’âme mieux que les puissances maléfiques ou les bacchanales nocturnes, « Hora mare », étirée et lente, presque sanglotante, semble être un brutal arrêt cardiaque, un saut dans l’au — delà, une recherche contrainte et aveugle de la route du paradis et une sortie volontaire de l’enfer tout à la fois.

Mais nulle part, personne ne vous expliquera jamais pourquoi cette musique sublime qui ébranle au plus profond l’âme, sonne ainsi. Serait — ce parce que celui qui était le premier à mettre sur les cordes une musique venant de son for intérieur, connut tout ce que peut connaître un homme sensible dans son existence, en plaçant ces sons en rythme comme on cache quelque chose sous sa chemise : Il se réjouissait, pleurait, laissait échapper un murmure après y avoir goûté… ou bien poussait un cri, comme après une plongée dans le courant glacé d’une eau purificatrice.

Celui qui ignore ce que représente pour un homme des montagnes «  Hora mare  », ne pourra jamais comprendre, même en expliquant avec les mots et les couleurs les plus précises ce mélange étrange, au sens intransmissible, ni son tragique insaisissable, comme il ne saisira jamais le chagrin, dans le vacillement d’un épicéa poussé par le vent, au sommet d’un mont.

DAROuSSIA LA DOuCe

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mais uniquement comme dans cette danse stricte et splendide, qui est plus qu’une danse, un serment public et muet de fidélité jusqu’à l’ultime souffle ou une aliénation volontaire partagée.

Et de nouveau, deux pas à droite… deux à gauche… sous la vague déchirante du violon ou de la trompette, avec des arrêts instantanés et des interruptions, comme devant une crevasse béante... Non, ce n’est pas une danse de noce, c’est une prescription terrible, inhumaine des forces célestes sur l’impossibilité de quitter la ligne écrite à l’avance par le destin…

Les chœurs de noce pour celui qui les entends, sonnent comme un avertissement, sinon plutôt comme un signe avant — coureur, ou peut — être comme un jugement anticipé et quelque peu injuste du cœur humain qui trépigne de joie.

Peut — être, vaudrait — il mieux ne jamais entrer dans cette danse à la mélodie triste comme le destin d’une femme et aigüe comme la faux du destin, inévitablement levée au — dessus de la tête ; peut — être, vaut — il mieux se tenir à l’écart, soutenant de son corps épuisé la clôture ou l’arbre, et ne faire qu’écouter, penser… réfléchir à tout — depuis les origines du monde, depuis Marie — Thérèse, comme on dit dans ces montagnes, et jusqu’à aujourd’hui, mais tout seul ; peut — être, vaudrait — il mieux ne jamais adopter ce rythme conditionné, donné à jamais et invariable pour toujours : deux pas à gauche, deux pas à droite… Car ces mouvements, à la fois ralentis par les deux danseurs au milieu du plancher de mariage laissé libre, — ils doivent être au — dessus du serment nuptial et plus forts que le collant des étreintes nocturnes trompeuses. Ces rythmes s’insinuent par tous les pores de la peau, même la plus épaisse, se glissent profondément, comme les aiguilles, les échardes, près du cœur et, peut — être, le violon les pousse — t — il en plein cœur, — il ne serait plus possible de se débarrasser, à son gré, de ce gémissement léger, à peine perceptible, de la mélodie, de l’expulser, comme le cœur d’un furoncle, de la vomir ou de l’éliminer — à moins de mourir — ce n’est qu’ainsi qu’on peut se débarrasser des charmes de cette musique, comme des charmes d’un vrai sorcier.

Mais même avant la mort, disent les anciens, certains croient entendre « Hora mare », car, disent — ils, c’est avec cette déchirante détresse, ces pas trainants — deux à gauche, deux à droite, — pour ne pas effrayer et ne pas écraser l’homme de son apparition soudaine, que la mort annonce sa venue prochaine…

Oh ! Dieu miséricordieux !.. Mykhailo et Matronka se déplaçaient ainsi sur le sol vide de la noce : deux pas à gauche — deux à droite, à gauche — à droite, et ne faisaient que se balancer, front contre front. Il semblait que ces jeunes mariés orphelins, cherchaient à déjouer ou à écarter à l’avance ce qui les guettait à l’avenir. Au point que les invités, surtout les femmes bien épaisses, aient porté leurs mains devant leurs bouches, comme si elles essayaient, elles aussi, de faire taire les cris

annonçant le danger, lequel n’épargne personne dans cette vie et, à l’évidence, n’osera pas éviter ce ménage… Car le jeune couple quittait le plancher d’une manière si étrange et étonnante pour ce village, qu’on avait envie de les bénir d’un signe de croix…

... Ternie, inerte et même impassible, Matronka était assise sur le rondin de bois au milieu de la cour, couvrant de son foulard son visage jusqu’aux yeux.

L’enfant était près d’elle, la main sur sa tête.Mykhailo se mit à leurs côtés.L’officier à la culotte bouffante s’assit à son tour,

trois pas plus loin, et, souriant, sortit quelque chose de la poche de sa chemise, sans quitter des yeux les maîtres du lieu. C’était une sucette verte en forme de coq sur une longue tige, avec une magnifique crête et une queue bien remontée.

L’officier porta le coq à ses lèvres et lécha longuement toute la surface, si lentement qu’on pouvait en apercevoir la couche blanche sur sa langue. Puis, il donna un second coup de langue, cette fois — ci en la promenant longuement tantôt sur la queue tantôt sur la crête. Il savourait la sucette sans un mot, avec un plaisir tel, que même Didouchenko, étonné, ravala bruyamment sa salive. En ayant bien profité, l’officier sortit de la poche de sa culotte une autre sucette, rouge cette fois, avec la même queue remontée et une crête magnifique, et la mit sur son genou. Portant de nouveau le coq vert à ses lèvres et après un petit coup de langue, il n’avait d’yeux désormais que pour l’enfant. Suçotant le coq vert tout en claquant sa langue, l’officier fit signe à l’enfant de s’approcher.

Matronka sursauta, comme réveillée, comme si elle avait l’intention de retenir l’enfant, mais celle — ci était déjà devant l’officier, incapable de détacher les yeux du coq posé sur son genou.

— Comment t’appelles — tu, fillette ? demanda à l’enfant la voix ondulante jusqu’à l’indécence, de l’homme, qui la regardait, droit dans les yeux.

— Daroussia, fille de Mykhailo Ilachtchouk, fils de Petro.

— Et quel âge as — tu, Daroussia, fille de Mykhailo Ilachtchouk, fils de Petro.

— Un mois après Chandeleur, ce sera dix ans passés. — Connais — tu « Notre père » ?— Oui. Et aussi le « Crédo ».— Aimes — tu les bonbons ?— J’aime bien.L’officier et l’enfant se regardaient, comme s’ils se

disputaient à qui va l’emporter.Le coq vert, dans la bouche de l’officier à la langue

habile, diminua encore d’une plume de queue.La fillette changea de pied et avala sa salive à son

tour.L’officier porta le coq rouge de son genou aux lèvres

de l’enfant, mais ne le lui mit pas dans la bouche.— Daroussia, papa a dit que des messieurs étaient

venus durant la nuit...

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Maria Matios

L’enfant regardait le coq vert qui se cachait de nouveau lentement dans la bouche de l’homme, d’abord par les restes de la crête, pour disparaître tout entier. Elle clignait des yeux comme si elle reflechissait.

— Ils étaient là, répondit — elle en observant le coq rouge glisser sa magnifique crête dans sa petite bouche.

A peine eut — elle le temps de le lécher comme il fallait, que la crête rouge sortait déjà de sa bouche et sautillait devant son nez.

L’officier tenait d’une main les deux coqs — le vert, devenu tout petit, et le rouge, comme prêt au combat, et d’une autre main touchait et caressait deux nattes, épaisses et longues jusqu’aux genoux, aux liens de laine multicolores.

— Daroussia, qui te fait de si jolies nattes ?— Maman Matronka.— Et tu sais le faire toi — même ?— Oui. Vous voulez que je vous montre ?L’officier avait déjà détâché un lien et avait

rapidement défait de moitié la liasse soyeuse des cheveux dans la main de l’enfant.

— Montre, vas — y.La fillette fit habilement une natte, la noua, remit

la seconde et regarda l’officier.Le coq rouge sauta de nouveau sur la petite langue.

Et lorsque l’officier l’eut sorti, le coq avait déjà perdu sa queue.

L’officier rit, faisant virevolter la sucette devant les yeux de l’enfant.

L’enfant rit aussi.— Daroussia, et ta maman, elle est la fille de qui ?— Maman Matronka est la fille d’Ivan Yakiviuk, fils

de Tymophiy de Malynechne.— Et les hommes qui sont venus la nuit, ils ont

battu fort papa ?La fillette promenait son regard, du coq sans queue

à son père.Papa se tenait derrière maman et regardait sous

ses pieds.Impavide, comme morte, la mère était assise sans

relever le foulard des yeux. Il était tout détrempé. — Ils n’ont pas battu papa.— Ils n’ont pas battu papa, mais ils ont brisé les

vitres ?— Non, papa a cassé la fenêtre tout seul lorsque

les hommes étaient partis.— Et maman pleurait ? N’est — ce pas ? Et elle

disait qu’elle allait donner aux hommes de la brynza ?— Maman a beaucoup pleuré. Ce sont les hommes

qui demandaient qu’on leur donne de la brynza. Et, maman ne voulait pas que papa leur en donne.

Maintenant, le coq rouge sans queue sautait d’abord dans la main de Daroussia, pour se retrouver rapidement dans sa bouche. Lorsqu’il en sortit sans crête, l’officier revint à la charge :

— Daroussia, et que disaient encore les hommes à papa ?

— Ils ont dit de tuer le cochon pour samedi.

L’officier se leva du rondin de bois, regardant tantôt Didouchenko, tantôt l’enfant :

— C’est parfait. On a le temps jusqu’à samedi... Va, douce Daroussia, fille de Mykhailo Ilachtchouk, fils de Petro, va chez tante Maria jouer avec Slavtchyk. Et profite pour lui donner une sucette. Il n’a sans doute jamais vu un coq pareil. — L’officier sortit de sa culotte bouffante une autre sucette, jaune cette fois.

Traduit par Iryna Dmytrychyn

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ievhén POlOjiY

Ecrivain ukrainien connu, poète, voyageur, journaliste, rédacteur en chef du journal Panorama. Les présentations des

ouvrages de Ievhén Polojyi lors des tournées dans le pays rencontrent toujours un vif succès.

Il est l’auteur des livres de prose et de poésieTourkine (1996), Choisir un ange (2002, Diplôme du président du Forum des éditeurs à Lviv),mary et son aéroport (2003),Le récit du véritable samouraï. Tourkine et ½ (2004), Dasvidaniïa (2007), Le train (2008),un oncle qu’on appelle Dieu (2008, le livre est entré dans la première dizaine des meilleurs livres d’après l’avis des lecteurs de la revue Korrespondent),Les tours du silence (2009, le livre nominé au concours « Le livre de l’année » par l’équipe ukrainienne de BBC),De l’autre côté de la colline (2010, Diplôme « Le choix de l’éditeur » au concours Le couronnement du Verbe),Iouriï Iouriïevytch, le préféré des femmes (2011).

Ce qui distingue les textes de Ievhén Polojiy, c’est un art de construire la fable qui s’ouvre sur la rétrospection du temps et de l’espace autour du personnage principal.

O. Danilova.La poétique de la prose

de Ievhén Polojyi

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effet aucun sens, puisque les Russes, s’ils l’avaient vraiment voulu, auraient pu effacer toute la Géorgie de la face de la terre en quelques heures, cela ne représentait pour eux qu’un jeu — nous étions tous en alerte permanente. On s’attendait à ce que, d’une heure à l’autre, les premières bombes tombent sur la capitale, par conséquent, de nombreuses agences de médias étrangères, la télévision et les journaux, se repliaient en vitesse. Il ne devait rester que les plus braves. Je me trouvais parmi ceux qui devaient prendre l’avion cette nuit, moi, Zbignew Wasylewski, à l’époque, tout jeune correspondant du « Journal électoral ». Je séjournais en Géorgie presque depuis le début de la guerre, à partir du dix août, et tout ce temps, j’ai profité de l’hospitalité de Nino et de son mari malade, cloué depuis déjà sept ans en fauteuil roulant. Durant la journée nous nous évertuions, en louant des voitures, à parcourir toute la Géorgie à la recherche d’informations, puis nous préparions des articles et des sujets que nous envoyions à nos rédactions. Tard dans la soirée, nous rentrions, ici, dans l’immense appartement de Nino, situé dans un ancien immeuble de Tbilissi, encore calme pour le moment ; après avoir bavardé un peu, nous nous plongions dans le sommeil. Il est vrai que l’appartement était très grand, sur deux étages, à plafonds hauts ; néanmoins, cela ne nous dispensait pas de la nécessité de dormir à douze dans

Première édition : Folio, 2011800 р.ISBN :  978-966-03-5174-5Droits de traduction : Folio

l’armoire du comte Vorontsov

Tout a commencé par l’armoire. Non, tout a commencé par la porte. Mais si l’on veut être encore plus précis, tout a commencé par la guerre.

Cette histoire m’a été contée par Nino Gabritchidze, la maîtresse d’une maison d’hôtes de Tbilissi. Nous étions là-bas trente-cinq ou quarante hommes, nul ne saurait dire le nombre exact, pas même Nino elle-même, puisque presque toutes les heures il y en avait un qui partait et un autre qui arrivait. Dans le hall d’entrée, stationnaient jour et nuit valises, trépieds, mallettes de caméras vidéo, sacs-à-dos. Les personnes venant de l’aéroport négociaient rapidement avec Nino l’hébergement pour la nuit, et se précipitaient aux centres de presse afin d’obtenir leur accréditation pour la zone des conflits armés, une angoisse figée sur leurs visages, tel un animal sauvage s’apprêtant à effectuer, à la chasse, son dernier saut. Ceux qui en revenaient, parlaient peu, généralement uniquement sur des thèmes de la vie quotidienne et pour toute réponse aux questions, ne faisaient que hocher la tête, hagards. C’étaient les jours de bombardement des villes de Gori et de Zougdidi par les avions russes, tandis que les chars s’approchaient des portes de la ville de Tbilissi. L’armée géorgienne avait rendu les armes depuis longtemps — combattre n’avait en

ODySSée

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une chambre. Cela ne causait de souci qu’à peu de ces personnes, car parmi ces braves il y avait beaucoup de reporters et caméramans de guerre expérimentés, ceux, qu’Arturo Pérez-Reverte a si bien décrits. Ils étaient tous habitués aux difficultés quotidiennes ; pour eux, juste éviter d’être la cible de tirs, était déjà bien. Il va de soi que je dévisageais chacun d’eux comme une légende vivante, mais je ne les fixais pas simplement, la bouche ouverte ; j’essayais d’en apprendre quelque chose et de décrocher une exclusivité solide, car je comprenais bien que chaque grand homme commence un jour son chemin par quelque chose de petit. Lech Walesa, par exemple, avant de diriger « Solidarnosc », et de devenir président de la Pologne, a travaillé comme électricien sur un chantier naval à Gdansk. J’essayais tout le temps de deviner, si je pouvais atteindre dans le journalisme de front une telle envergure comme celle de mes confrères de renom, et je me souciais de chercher la différence entre mon caractère et le leur. Ils avaient tous, bien évidemment, des personnalités diverses, alors j’essayais de saisir ce qui les unissait, puisque je ressentais intuitivement que moi-même, j’étais privé de ces qualités. A l’époque, j’étais un jeune homme suffisamment vaniteux, je tendais vers le succès mais, à vrai dire, je ne réussissais pas grand-chose, et quand je réussissais, j’en tirais peu de satisfaction. Probablement, c’est ce qui me distinguait des autres confrères — il me manquait la solitude, parce que le propre du journalisme — c’est la solitude à l’envers. C’est-à-dire qu’en communiquant en permanence avec des gens, le reporter doit néanmoins demeurer seul avec lui-même. C’est difficile.

Mais, maintenant, cette guerre était derrière moi. Il me restait seulement à régler quelques affaires à Tbilissi ; c’est pour cette raison que je me suis réveillé tard ce matin. Notre chambre était inhabituellement vide. Les affaires trainaient sur les lits superposés et tout autour. Ca sentait la pluie imminente, la pâte dentifrice et, bien évidemment, la guerre, malgré l’absence d’armes et d’informations, car il n’y avait pas de téléviseur dans la chambre. Ceux qui, de loin ou de près, sont touchés par la guerre, savent bien, qu’elle sent à travers tout et partout ; même vos chaussettes, qui devraient normalement sentir uniquement votre sueur et vos chaussures, sentent la guerre. Peut-être que c’est l’odeur de notre peur. Je restais longtemps au lit, je savourais le silence et tout doucement étudiais la chambre. Mon regard errait entre bottes, tennis, serviettes, brosses à dents, tee-shirts, chargeurs de batteries, toujours les chaussettes, lampes de poche et enfin est tombé sur le mur d’en face. Cela paraissait invraisemblable. De vivre presqu’une semaine dans cette chambre — et ne pas avoir vu cette armoire aussi énorme : une armoire ancienne en noyer foncé trônant derrière les lits, serrée contre le mur ; elle mesurait au moins trois mètres de large et touchait presque le plafond ; soit, elle devait avoir pas moins de quatre mètres de haut. L’armoire pointait le plafond avec les

crinières de deux lions magnifiquement sculptés, à ce que j’ai pu déterminer, c’était, sans doute, un blason familial. Naturellement, j’ai songé qu’il s’agissait du blason familial de notre maîtresse de maison, Nino Gabritchidze, et j’ai décidé de la questionner ce soir sur l’histoire de sa famille, cela aurait pu constituer un « live » pas mal du tout. Je me suis imaginé que cette armoire, ayant, à première vue, pas loin de deux cents ans, au moins, provenant peut-être de la famille d’un comte, avait vu passer une multitude de guerres et de révolutions, pourtant elle était menacée de destruction aujourd’hui, sinon demain, à cause de la visée juste d’une bombe russe larguée d’un avion. On peut raconter cette aventure d’une manière intéressante, notre rédacteur en chef aime de telles histoires « tirées de la Vie ».

Le soir, quand nous étions assis tranquillement avec Nino dans sa cuisine et buvions un jeune Rkatsiteli blanc, en l’accompagnant avec la moelleuse galette lavash et le fromage géorgien soulougouni incroyablement savoureux, dans l’attente de mon vol de départ, nous conversions et j’ai découvert que je m’étais trompé sur toute la ligne, sauf sur l’âge de l’armoire. « La porte menant dans votre chambre, que tu ouvrais aussi souvent qu’il le fallait, — a dit Nino, — a été installée très récemment, il y a huit ans. Avant, elle a été murée durant quatre-vingt ans, jusqu’à la mort de Guram Yakuboschvili, qui y habitait ces derniers temps. C’était un homme étrange, personne ne savait pourquoi il était aussi étrange ; d’où tenait-il de telles capacités, nul n’osait entrer dans sa chambre. Il ne possédait ni télé, ni radio, et pourtant, il connaissait non seulement toutes les nouvelles de Tbilissi mais il était au courant de tout ce qui se passait dans le monde entier. Toute sa chambre était remplie d’un nombre incalculable de livres. Il les lisait tout le temps. Pourtant les livres décrivent généralement ce qui s’est déjà passé, et non pas ce qui se passera. D’où tenait-il toutes ses connaissances, nous ne nous en doutions même pas, mais dès que quelqu’un avait besoin de savoir le temps qu’il ferait demain ou les prix de la viande au marché, Guram ne se trompait jamais. Dans les années quatre-vingt, il nous parlait des événements ultérieurs du mois d’avril, mais personne n’imaginait que les gens seraient tabassés avec des bêches de sapeurs ; tous sont sortis sur la perspective Chota Roustaveli ; or, tout se passa ainsi ; dans les années quatre-vingt-dix, personne ne croyait au retour de Chevardnadze, mais, il est revenu  ; personne ne croyait qu’une révolution aurait lieu et que le pouvoir serait pris par Mikho Saakashvili, mais cela est aussi arrivé, quoiqu’après la mort de Guram... » — « Chère Nino, — l’interpellai-je, — mais que vient faire ici une armoire ? » — « Justement, — répondit-elle, — tout commence toujours par une porte ! Tu n’es guère patient, surtout, si l’on juge par rapport à ton métier. Si la porte est fermée, c’est qu’il y a une raison valable. En particulier, une porte de cette importance. Vois,

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j’ai payé pour cette nouvelle porte presque mille deux cent laris, c’est-à-dire presque huit cent dollars. Tu peux imaginer... Ce logement appartenait à la famille de mon mari ; ses ancêtres étaient de vrais comtes géorgiens, mais ni l’armoire, ni le blason dessus n’ont de rapport avec leur famille. Cette armoire appartenait jadis au comte Vorontsov, oui, à celui-ci même, et après la révolution, elle fut installée au buffet du théâtre Bolchoï à Moscou. Après, on l’a descendue dans la cave ; à l’époque, on aimait laisser moisir dans les caves   — aussi bien les objets, que les gens, — un Arménien l’a achetée et l’a transportée, on ne sait comment, jusqu’à Tbilissi. C’est environ dans ces années-là que l’armoire s’est trouvée dans notre appartement, mais personne ne connaît les détails, parce que le père de mon mari fut frappé par la répression — il était trop épris de la Géorgie libre — et déporté en Sibérie. C’est là-bas qu’il a connu la mère de mon mari, Irina, une femme sainte et patiente ; toujours là-bas, au goulag, est né David, mon mari. Plus tard, ils sont finalement revenus à Tbilissi, mais pour peu de temps. A la fin des années trente, le père de David a de nouveau été arrêté et incarcéré dans la prison, qui est tout juste au-dessus de la rivière Mktvari. L’appartement a été transformé en appartement communautaire, il leur avait été attribué seulement une pièce, et quand ils s’y sont de nouveau installés, ils y ont trouvé l’armoire, la porte murée avec des briques, et quelques familles, parmi lesquelles — encore tout petit, Guram, et sa mère. Plus tard, quand j’ai emménagé chez eux, après mon mariage avec David, nous avions essayé de racheter cet appartement, quoique sous le pouvoir soviétique cela parût presque impossible. Or, en Géorgie, il n’y a rien d’impossible avec le temps, il ne restait dans cet appartement que notre famille et Guram, avec sa mère. Il était encore assez jeune, avec quels moyens et grâce à quoi subsistait-il ? Nous ne le savions pas ! Pourtant, il ne travaillait nulle part. Comme je l’ai dit, il était tout le temps assis en train de lire des livres, hormis quand il sortait parfois, dans la cuisine, pour se faire un thé. Donc, nous n’envisagions pas que tout puisse arriver aussi vite... ». — « Alors, l’histoire de l’armoire s’arrête là ? » — précisai-je. « Oui, pour l’instant — oui, mais je n’exclus pas qu’elle puisse de nouveau repartir en voyage — à l’époque, l’appartement a été occupé par d’autres familles et par des inconnus ; la porte avait été murée presque aussitôt après l’apparition de l’armoire. Maintenant, ici, à la place du mur — il y a de nouveau une porte, et aussi beaucoup de personnes étrangères et des voix tout aussi étrangères, et dans mon esprit, c’est comme si, à la place de la porte, les murs aveugles de nouveau se dressent, et j’entends de nouveau la voix subtile de Guram... Il me semble que l’armoire doit de nouveau partir en voyage. Cette guerre — le début d’une longue catastrophe — c’était aussi ce que nous disait Guram, mais nous, évidemment, nous riions alors de ses paroles... Maintenant, cela ne

me paraît plus aussi ridicule... » — « Chère Nino, et comment c’est arrivé et pourquoi Guram a-t-il déménagé ? Vous lui aviez payé une grosse somme d’argent ? » — « Non, mon enfant, l’argent ne lui était d’aucune utilité, il était plus riche que nous tous ensemble. Il est mort. Mais au début c’est sa mère qui est décédée. Il en était terriblement affligé, il semblait que sa vie avait perdu tout sens. Guram a cessé de communiquer avec nous, puisqu’il considérait certainement que nous, en désirant faire libérer l’appartement, avions, de quelque façon, attiré le malheur sur sa mère. Il allait tous les jours au cimetière et restait couché durant des heures entières sur sa tombe, embrassant la terre et baisant son portrait. Cela dura un an ou deux, et à part une certaine tante Lili, il n’avait aucun proche ; celle-ci, pour des raisons obscures, ne le reconnaissait pas, ne le laissait même pas franchir le seuil de sa maison. Probablement, elle devait le considérer pas assez dérangé pour prétendre à une chambre, et trop pauvre pour être de la famille. Donc, il est resté seul, infiniment seul, parce que l’unique personne qui le croyait normal et l’aimait, c’était sa mère. Et quand elle a disparu, lui, à qui il manquait déjà la raison, a complètement « pété les plombs ». Une fois, il a passé sur la tombe de sa mère une nuit entière, malgré un orage et une forte pluie. C’était en automne, il a attrapé froid et est tombé malade. Mais même dans cet état, il ne laissait personne entrer dans sa chambre. C’était seulement grâce à cette petite porte donnant tout droit ici, dans la cuisine, entrouverte de temps en temps, tu vois, cette petite porte, que nous devinions qu’il réagissait et qu’il était encore en vie. Je pense qu’il se laissait mourir et refusait de se faire soigner. Lorsque la porte ne s’ouvrit plus durant trois jours d’affilée, nous allâmes chercher la tante Lili et le milicien de quartier et l’avons fracturée. Guram possédait un sabre de collection très ancien, une lame magnifique, mais sans fourreau ; je vais te le montrer, attention, il est très acéré... Au milieu de l’appartement, gisait un immense tas de papier, fripes, semoule, nouilles, n’importe quoi, plus précisément, tout ce qu’il y avait dans sa chambre. Avec la lame, il avait tout coupé et réduit en lambeaux, et ce qui n’était pas possible de couper ou de hachurer, il l’a abimé de telle façon qu’on ne puisse pas s’en servir, même les restes des paquets de thé ! il les avait éparpillés et mélangés avec la semoule d’orge perlé… Guram lui-même, allongé de toute sa longueur, maigre et sec, comme une momie égyptienne, était couché sur le canapé, les bras pliés aux coudes serrés fortement contre sa poitrine et orientés vers le haut. Dans sa main droite, il tenait trois cent roubles pour son enterrement, dans sa main gauche — le passeport. Tout le reste de son argent, une vingtaine de milliers de roubles soviétiques, pas moins, gisaient à terre. D’où les a-t-il sortis, mystère ! Il les a découpés en franges avec les ciseaux. Mais le choc le plus violent que la tante Lili ait subi c’est quand elle a lu le mot

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qui était posé sur la commode. C’était la liste des bijoux d’au moins cent pièces, et, à chaque bijou, Guram, comme pour se moquer, avait donné une description détaillée : nombre de grammes, valeur, lieu et date d’acquisition. A la fin étaient apposés sa signature et les mots suivants : « Cherchez ceci dans les égouts. Votre Guram Yakuboschvili »... Il n’avait rien laissé. La tante Lili a même, avec notre consentement, arraché la cuvette des toilettes, mais elle n’y a rien trouvé. Plus tard, nous nous sommes mis d’accord avec elle au sujet de la chambre. Au bout d’un an, après avoir su que certaines personnes avaient trouvé des joyaux dans les fossés et les écoulements d’eaux usées, elle est devenue folle, probablement par désarroi... C’est comme cela que nous avons fait revenir l’appartement dans notre famille, et la mort de Guram nous a ouvert cette porte beaucoup plus tôt que nous ne l’espérions. Alors, il ne reste que l’armoire. Si on la supprimait, à sa place, on pourrait faire coucher encore deux comme toi. Voilà l’histoire, mon enfant... »

Quand je suis rentré à Varsovie, la guerre du Caucase, qui avait pris la vie de quelques centaines de personnes innocentes des deux côtés, était presque finie. Quant à moi, après avoir rendu les articles pour l’impression, j’ai aussitôt posé ma demande de démission, et puis, avec le temps, j’ai trouvé une place dans une des grandes maisons d’édition en tant que rédacteur littéraire, où je travaille jusqu’à présent. Ce travail m’offre suffisamment de moyens pour exister modestement et assez de temps pour vivre dans une solitude singulière parmi les textes incongrus. L’histoire de Nino au sujet de l’armoire et de la porte m’avait, curieusement, permis de trouver les réponses aux questions qui me tourmentaient tellement lorsque je travaillais pour le journal, que j’avais décidé d’abandonner le journalisme pour toujours. Je souhaite que l’histoire de Nino vous aide également. Car, quand une immense porte est fermée, c’est qu’il y a toujours des raisons valables à cela. Il reste seulement à ajouter que je rêve souvent de cet ancien appartement de Tbilissi. Je vois fréquemment dans mon rêve un Arménien adroit, charger l’armoire sur un camion, et s’apprêter à l’envoyer dans un nouveau voyage autrement plus compliqué et dangereux ; à la place de la grande porte, de nouveau un mur, et Nino, assise dans sa cuisine, pleurant. Je m’empresse de vous le conter, parce que, à en croire Guram, « il ne reste que très peu de temps… ».

Traduit par Irina Matviichine

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Journaliste, traducteur et écrivain, Ivan Riabtchiï habite Kyiv. Journaliste, il réalise des émissions littéraires à la Radio Nationale d’Ukraine, notamment un journal d’actualité littéraire « L’éclat du livre » qui lui a valu en 2011 le Prix national de la meilleure émission

consacrée à la littérature. Critique littéraire, Ivan Riabtchiï collabore à plusieurs médias. Formateur, il organise les rencontres scientifiques en Europe pour les écoliers ukrainiens au sein du Centre national « La jeune Académie des Sciences d’Ukraine ». Traducteur, il a traduit deux romans de Michel Houellebecq, des nouvelles de Jean Lorrain, escal-Vigor de Georges Eekhoud, Pierre nozière d’Anatole France. Il travaille actuellement à la traduction de L’enfant bleu d’Henry Bauchau. Il participe à de nombreux congrès internationaux de traducteurs littéraires, et est membre de l’Association des traducteurs des pays de la CEI et des Etats baltes.

Écrivain, il est auteur du recueil des nouvelles Les macabrés (Prix littéraire ukraino-allemand Oles’ Hontchar). Parfaitement bilingue, Ivan Riabtchiï écrit en ukrainien et en russe. Deux des nouvelles de son recueil Les macabrés sont traduites en français par l’auteur (avec Jean-François Kosta-Théfaine). Il termine actuellement son nouveau roman les damnés d’aloë qui traite de l’adoption d’un enfant aux talents mystiques par un couple lesbien. Il travaille aussi à un récit pseudo-biographique sur Vladimir Maïakovski et le mystère du coup d’Etat en Russie en octobre 1917.

En effet, les sujets qu’il traite sont peu communs pour notre littérature. Ce n’est pas un hasard  : la littérature européenne, française notamment, lui est plus proche que les lettres slaves. Ses ouvrages forment un ensemble des mythes interprétés par l’un de nos contemporains, et ceci avec une profonde analyse psychologique de la réalité.

Raïsa Ivantchenko,Lauréate du Prix National

d’Ukraine Taras Chevtchenko

ivan riabTCHiï

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Ivan RIabtchIï

« Mais oui, confirme Papillel, en vérité, te dis-je. »« D’accord, je réponds, résigné. » Papillel est armé

d’éclairs et je n’ai aucune envie que l’un d’eux me frappe.

J’avance bien plus vite. Le vent sifflote dans mes oreilles. Papillel se tait, et moi, j’ignore de quoi pourrait-on parler avec un ange. Un ange pareil à celui qui dût apparaître au seuil du foyer de la Vierge Marie...

Je suppose que l’immaculée n’en crut pas ses yeux, elle crut rêver encore et referma ses paupières. Puis les rouvrit, et l’apparition ne bougea point. Papillel aux lèvres roses souriait toujours, toujours ses ailes tremblotaient. «  Qui es-tu  ? Que me veux-tu  ?  » demanda-t-elle, effrayée. Un pauvre olivier, le seul arbrisseau poussant dans le jardin du charpentier se figea comme une image. Telle fut la pensée de Marie, alors qu’elle n’avait jamais vu d’images d’olivier dans sa triste misère de Nazareth. Sa peur devenait de plus en plus grande. « Sois joyeuse, prononça cette vision scintillante, tu trouvas grâce auprès de Dieu ». « Trouvé grâce ? Auprès de qui ? — Elle ne comprenait rien. — Auprès de Seigneur. Il te prendra pour épouse... »

2.

Le champ s’achevait par un abîme, en demi-cercle, comme un calice. Les pentes étaient plates et lisses, couvertes d’herbes aromatiques bien touffues, et du fond (seulement y avait-il un fond ?) s’élevait une fumée grise. Du brouillard ? De la vapeur ? Pas moyen de le savoir.

Papillel avait disparu. Rien qu’un léger miroitement, le souffle d’un rayon de soleil tremblait dans les hauteurs. Pas d’alouettes, mais quelque oiseau de métal, de plus en plus lointain, finit par dispara.

La diablecreuse soupira. Deux yeux jaunes me fixaient depuis le brouillard.

Tout comme l’autre fois, avec le charpentier, trempé de sueur, de peur, dans le désert.

« Imbécile ! — Se rongeait le charpentier. — Bien fait pour toi ! Tu n’y échapperas plus. Pas de tournures rhétoriques ! Un débat ? Voyons... Ce n’est pas un pharisien du Temple, pas un inspecteur d’impôts — avec eux on peut toujours marchander. Mais de Lui — pas de leurre, pas de pitié. » Le charpentier tomba à genoux, ses habits s’accrochèrent aux branches du prunellier.

Les herbes mortes...Il prit en brassée ses longs cheveux sales et s’affaissa

les yeux dans le sable, muet. De peur de voir. Devant lui tremblait le demi-cercle de l’abîme, et son feu fumait encore. Et derrière les étincelles, les petits serpents de flammes deux yeux jaunes le fixaient, immobiles...

Alors il se rappela les yeux de Marie. D’un bleu profond, celui d’une mer par temps de tempête. Il n’avait jamais rien vu de plus bleu dans sa vie.

CHAmP

1.

Ça y est...Ça respire...Dans le temps, maman me chuchotait à l’oreille :

« Princesse la Lune, dame de cristal dort d’un sommeil enchanté dans sa robe d’or. Le Roi Soleil promène son cheval sur les marécages embrumés. Oubliée sa bien-aimée, noyés leurs enfants, les étoiles rieuses. Ils galopent sous les buissons d’Eden, sous l’eau, chassent les serpents dans le noir. Vide est la demeure céleste... »

Ça gémit...Ce sol... On dirait de l’herbe semée en lignes droites

ou entrecroisées. Comme si sous le vert de l’herbe il y avait des fils noirs formant de leur filet un immense nœud, le nœud de la Terre.

Les yeux ne peuvent le voir...Mes doigts sont gourds. Je les ouvre. La pierre

tombe, se perd dans l’herbe. Je me penche sur le sol et caresse le velouté vert. Non, pas de fils. Je devine plutôt de la terre noire sous cette robe de velours. Un duvet gluant et froid.

Au loin, quelque chose entama une plainte. Comme si une main habile eût tissé des cordes d’argent dans le ciel, et les voici qui vibrent. Le créateur joue de la harpe.

Les pieds sont gourds aussi. C’est à peine si j’avance...

A peine, avec peine je fais quelques pas, mon corps se hisse vers l’avant. Si lent qu’un papillon jaune me dévance même, d’un fort battement d’ailes qu’on aurait dit brodées.

Un papillon ? !Il plane quelques instants près de moi, puis d’un

coup s’enflamme d’une lueur jaune feu. Et voici que dans l’herbe scintillent des pieds aux sandales d’or, que les ailes disparaissent derrière le dos d’un superbe jeune homme — lionceau à la crinière de cuivre roux. Une cuirasse décorée de saphyrs enserre sa forte poitrine. Des grands bras noueux serrent l’arme de feu.

« Sois béni ! » proclame Papillel. « Ah, je bredouille, ébloui, bonjour  ! Qui êtes-

vous ? » « Je suis de la nuée. Je ne suis pas. »« Comment ça ? Puisque je vous vois... Ou bien je

divague ? » « Non, tu ne fais que chercher. »« Chercher ? »« Tous, vous cherchez — une grimace — allons-y. » Il se penche un peu, lève la main et indique un

point au loin.« Par la ? j’hésite, soudain troublé. »

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Ivan RIabtchIï

Elle était restée dans d’autres sphères, loin, chez les neiges et les pluies, chez les vieillards de l’hiver déchirant en lambeaux l’âme du Roi-Eté. Chaque matin elle prend une vieille barque, drapée de noir, elle frappe de sa rame tranchante comme un couteau, les carreaux de granit sur le quai, dans cette ville, bourrée d’un peuple féroce, toujours affamé, jour et nuit en quête de dot ; la barque tanguait, attrapait un peu d’eau tiède et grasse, mais résistait et glissait plus loin, et Marie la menait, c’était une bonne rameuse. Dans la nuit. Et ces parfums veloutés d’étoiles ! Elle glissait vers cette île, couverte de joncs, d’herbes aquatiques, tissée de nombreux canaux, un véritable casse-tête, un labyrinthe où un Minotaure hurlerait du désarroi...

Moi, Dédale, j’ai du mal à m’y faire sans Papillel. J’étais habitué à lui. Ses ailerons d’or me rappellaient ces grosses ailes que j’avais façonné pour mon Icare... Pauvre enfant, il aimait l’éclat lus que tout au monde. Il aimait le Soleil, le Roi-Soleil. Mais celui-ci s’en moquait bien. Un seul regard de dédain d’Hélios, depuis son palais de nuages — et mon Icare tomba dans la mer...

Cette île, le refuge de Marie, chaque nuit je la vois dans mes rêves. Toujours endormi, je sors de mon atelier, je marche sur le sable chaud, au bord de la mer, et derrière les plaintes des mouettes me parvient le doux gémissement d’Icare, dans le palais de Protée.

La fumée me passa une couverture tiède. Plus j’avançais, plus j’avais chaud. On dirait que la fumée est faite de mille miniscules créatures poilues, elles chatouillent le visage, entrent dans les narienes, dans les oreilles ; les petits diables de fumettes dansent tout le long du corps, chassent toute pensée de leurs caresses. Mes idées partirent en fumée et dans ma cervelle je sentais comme un sirop gluant — insensé, sans goût ni cœur.

Quel drôle de tête je devais avoir en ce moment-là. Un Dante au milieu du chemin de notre vie, et mon Virgile aux ailes d’or, le voilà perdu dans d’autres sphères, et je suis le seul à clopiner dans cette broussaille, de plus en plus drue.

Soudain une main me prit par l’épaule. « Dédale... » résonna dans ma tête. « Que veux-tu, Dédale ? Que veux-tu savoir ?  »Une voix fine, pointue comme une lame. Je l’avais

déjà entendue, quelque part... « Ton nom... Dis-moi ton nom ! » demandai-je. « Dédale... C’est impossible. Nous l’avons oublié

nous-même, depuis bien longtemps... Plus personne pour nous évoquer, depuis des siècles, plus personne pour nous parler... Dédale, demande autre chose ».

« Mais vous devez bien savoir qui vous êtes ! » s’écria-je, désespéré, frappant mon épaule, où une main semblait reposer, et tentai de me retourner. Mais à cet instant le genêt serpenta sur mes jambes, mon ventre, ma poitrine, mon cou, lia mes mains, me ficela tout entier comme un cocon. Je ne pouvais faire un pas, pas un geste même. Je criai d’effroi, mais ma voix se noya dans le noir du Précipice.

« Attends, Dédale, me dit une voix lasse, bien sûr nous savons qui nous sommes, et notre identité n’est pas un mystère pour vous. Tu ne fais pas partie des dieux, Dédale, et tu as perdu ton fils. Où sont tes ailes, maître ? »

Des larmes, deux coulées de larmes brûlantes ruisselèrent sur ma face. Mes ailes, le les jetai dans la cave ; au dernier moment le courage me manqua, je ne suivis pas Icare. Marie me quitta, à cause de cette lâcheté. C’était aussi peut-être son désir : perdre un mari après la perte du fils, et devenir enfin la divine fiancée... Et moi, après tout je ne suis qu’un charpentier, promu Maître parce le roi l’avait voulu.

Une douleur atroce me brûla le dos. Le cerveau sombra dans la folie, des bribes d’images hurlèrent : Marie la noire, carbonisée, les os d’Icare, la queue écaillée de Protée, les yeux jaunes d’Hélios, les foudres de Papillel...

3.

Quand j’entrai dans mon atelier, le royaume de Minos dormait encore. Les monstres de ténèbres, de plus en plus denses, se jetèrent dans tous les sens lorsque j’allumai la bougie et se cachèrent dans les coins. Un seul ne bougeait point, recroquevillé sur lui-même, imprégné d’eau et de sang.

Je le contournai et me prépicitai vers le fond, vers le miroir de cuivre, voilé d’une peau de mouton gris foncé. Les dents serrés, j’enlevai ma funique et tournai le dos au miroir. Le dos, de cou aux fesses, était orné de signes imprimés à même la chair. Ces signes ne ressemblaient guère à l’écriture d’ici, ni aux hiéroglyphes égyptiens, ni aux caractères phéniciens, ces figures droites et fines étaient d’un accord géométrique parfait, et semblaient descendre des frontons du temple.

Je pris un morceau du parchemin jaune doré et un stylo à la base d’un os. Je le trempai dans de l’encre aux glandes de pieuvre et me retournant souvent je me mis à recopier les inscriptions. Toute une matinée y passa. À midi j’eus un brusque désir de prendre un morceau de fromage de chèvre et quelques gouttes de vin. J’achevai mon travail, je voilai de nouveau le miroir et mis un peu d’huile sur le dos. Un léger tintement se fit entendre au loin — le palais entamait la fête du midi.

Icare était toujours allongé au beau milieu de l’atelier. L’eau avait séché et le sang s’était transformé en une écaille brunâtre ; il ne bougea point et ressemblait à une tortue, tirée de sa carapace par quelque cougouar.

Les ailes, je devais les refaire à neuf. Pas de meules de bois, fabriquées avec un mauvais pressentiment. Je faisais les ailes à moitié transparentes, à partir de peau de bœuf roux feu aux rayures sombres, puis je les nouais aux barres de cuivre et d’aune. L’aiguille à pincer le cuir (tanné par Marie l’an dernier) me piquait les mains et je les enveloppai de feuilles de plaintain, puis je mis par dessus les gants de Marie ; elle s’en

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Ivan RIabtchIï

servait dans le temps pour cueillir des groseilles et du cassis au potager.

« Tu es bien doué, Dédale » sonna une voix familière. Papillel au sourire moqueur se tenait derrière mes ailes dans l’obscur atelier. On l’aurait pris pour un démon de cuivre rouge.

Assis sur un bout de bois sec, un grand vase d’ocre posé devant moi, je trempais le pinceau dans de la peinture et m’appliquais à recopier soigneusement les signes aux nouvelles ailes d’Icare, sous l’œil narquois de Papillel.

« Fais attention, ne te trompe pas », plaisanta-t-il. Je levai la tête pour lui répondre mais, déjà, il

disparut. Rien qu’un parfum du foin coupé et du fumier dans l’air. On se croirait dans un champ.

Le jour déclinait : des milliers d’instants, des milliers de bribes. Le champ se mettait au noir. Une brume épaisse et lourde comme du sable emplissait l’Abîme.

Je ne me trompai point. Je recopiai sur le parchemin les inscriptions signe par signe, comme il se devait.

«  Icare  ! Icare...  » appelai-je. J’étais sûr qu’il m’entendait. Je ne sais ce qu’il avait aperçu dans le palais de Protée, mais il devait en être frappé, pas à mort, cependant.

« Icare ! » appelai-je plus fort. Dans l’atelier j’entendis un léger grattement. Une

souris ? Quelque chose craqua, grinça, crissa, tomba et roula vers moi. Dans un instant je vis devant moi un pâle Icare au regard absent. Je lui pris la main et l’emmenai vers les deux battants en demi-cercle ; les ailes d’une grande clarté, comme ceulles de Papillel, s’invitaient aux caresses d’un belle peau.

« Tiens... C’est pour toi », lui dis-je tendrement.Minotaure est le fils de Minos, le mien, c’est Icare...D’une main ferme je tenais la paume d’Icare, de

l’autre — ses ailes. Nous montâmes au bord de la falaise de Taureau, face à la mer. Des cyprès, des mélèzes, des oliviers et des chênes restèrent en bas. Devant nous, au-dessus de nous — rien que le ciel, au plomb gris, sans un nuage, sans traces du temps, cloué par le silence aux champs. Mes yeux jaunes dévisageaient le vide, attentivement. Le néant entrait dans nos cœurs.

Traduit par Ivan Riabtchiï

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irène rOZdObOudKO

L ’UNE DES AUTEURES UKRAINIENNES QUI A LE PLUS DE SUCCÈS, journaliste, poétesse, elle a publié une vingtaine de livres pour adultes et pour enfants. Chaque année elle fait paraître un nouveau roman. Ces derniers temps elle a également débuté comme

scénariste. Elle a remporté beaucoup de prix dans de nombreux concours littéraires. Parmi ses dernières distinctions : le Ier prix au concours national Le Couronnement du Verbe (2005), Prix Iouriï Dolgoroukiï (Moscou, 2005), Prix Portal de la littérature pour enfants (2007). En octobre 2008 un long métrage Un bouton adapté d’après le scénario d’Irène Rozdoboud’ko a obtenu le prix de la meilleur adaptation du scénario dans la catégorie « Long Métrage / Drame » au XIIIe Festival International des Films TV à Bar (Monténégro).

Elle est née en 1962 à Donetsk. Depuis 1988 elle vit à Kyiv où elle a travaillé pour quelques journaux et magazines. Elle a été aussi présentatrice à la Radio Nationale d’Ukraine (1re et 3e chaînes). Maintenant elle est rédactrice en chef du magazine Le Caravan des Histoires. Ukraine. Elle a élevé une fille adulte.

Irène Rozdoboud’ko est l’une des écrivaines qui a le plus de succès en Ukraine. Sa plume a brillé dans différents genres, et ses livres ont été portés à l’écran. La gloire a couronné cette femme fragile, et pourtant Irène a réussi à rester aussi modeste et sensible qu’il est presque impossible à le croire.

ZiK.ua

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Irène Rozdoboudko

les chaussettes, les parfums, le hareng. Et il n’y a pas de place pour la quarantième symphonie de Mozart ou Lacrimosa. Il n’a pas de place (ni de temps) pour des larmes. En fait, je ne pleure plus depuis plusieurs années, peut-être cinq ou dix. Une sorte de robot en direction assistée… Il a fallu vivre autant d’années pour comprendre que la vie n’a pas de sens. Et que ta chance ne dépend que du fait qu’un ange ait fait choir une plume en survolant ton berceau. Heureux sont ceux que Lui-même a touchés. Mais ils ne sont pas nombreux ceux-là. Probablement, au-dessus de mon berceau, le plus petit des moineaux de la suite divine s’est nettoyé les plumes.

Parfois, je suis gagnée par une puissante vague de bienfaisance. Alors, je songe à ramasser tous les chiens des rues ou bien aller travailler dans un orphelinat. La proposition (d’une amie) de travailler dans une maison de deuil m’a surprise à ce moment-là.

« Tu auras ton propre cabinet, dit l’amie. — Le travail est tranquille. Tu appelleras des patients. Tu parleras avec eux une ou deux heures, et tu es libre ! de toutes les manières, ils ne sont pas curables. L’hôpital a une unité budgétaire. Pourquoi pas toi. » J’ai l’habitude d’être une unité et j’accepte sur le champ.

Et voilà que je suis dans le bus, les écouteurs dans les oreilles et les lunettes sur le nez. L’accès de la bienfaisance a passé mais le carnet de travail est déjà

Première édition : Folio, 2006288 р.ISBN :  978-966-03-4042-8Droits de traduction : Nora-Druk

Je sors dans la matinée froide et brumeuse, comme si je plongeais dans une eau dégoutante sale et froide. Je branche la direction assistée. Je tente juste de

bien mettre un pied devant l’autre. Pour avancer. Le long de l’immeuble. L’allée des arbres gelés. Jusqu’à l’arrêt. Je mets dans les oreilles les écouteurs et au nez des lunettes noires, alors que cela fait au moins deux semaines qu’on n’a pas vu de soleil. Je ne veux tout simplement pas voir le monde. J’espère que moi non plus, je ne lui suis pas indifférente. C’est pour cela qu’il se retourne de temps en temps et déverse sur moi toute sa boue.

Je fais de même. Dans le bus devant moi grimpe une horreur en manteau de chat mort. « Où tu vas, saloperie ? » je jure en mon for intérieur. (Bien que je sois de manière générale plutôt polie et aimable. Parfois je vouvoie même les enfants.) Ensuite le regard arrache à la foule une mémé. « Et toi, où vas-tu à l’heure de pointe ? T’aurais pas mieux fait de rester à la maison près du radiateur, à condition qu’il chauffe encore…. » Ensuite, tout le mal du monde se concentre sur un jeunot au visage infantile. Je me demande combien de vies de filles va-t-il gâcher avant de s’étendre sur le canapé en attendant son poulet grillé à la sauce tartare ?

Ce matin (cela arrive, à vrai dire, assez souvent), je n’aime pas le monde. Et il se fiche de moi. Il sait qu’il est trop petit. Qu’il m’est étroit. Il pue l’essence,

DOuzeOu BIeN L’éDuCATIONDe LA Femme DANS DeS CONDITIONS INADAPTéeS à la VIe

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Irène Rozdoboudko

dans le coffre du médecin en chef. Il va falloir faire quelques semaines au moins.

J’y vais. Je regarde par la fenêtre. Je m’efforce de ne pas m’apercevoir que le jeune homme au visage rond comme un baigneur en caoutchouc s’est appuyé contre mon épaule. Dans mes oreilles retentit Lacrimosa. Elle me fait plonger dans l’éternité. Et les mots tels que « merde », « putain », s’évaporent petit à petit de mon vocabulaire. La vieille en manteau de chat commence presque à me plaire, la pauvre dame provoque la pitié... Mozart fait son œuvre.

D’aucuns peuvent penser que je suis malheureuse. Car les gens heureux n’ont qu’une ligne dans leur carnet professionnel, une famille et, peut-être, un terrain pour leur maison de campagne. Et moi, je peux changer sept fois par jour. Et plusieurs vies, le temps d’un trajet en bus. Alors, me dis-je, peut-être vais-je trouver ma place aujourd’hui ? Dans la Maison jaune. Dans un cabinet cosy avec un divan et une table arrondie. Ce serait bien. On verra…

En vérité, je n’aime pas tellement ce monde. Je cherche seulement à le changer. A ma façon. Et pour cela il faut être bien maligne. Car il faut constamment faire semblant que c’est toi qui t’y adaptes. Pour faire comme les autres.

Une fille d’en face me regarde avec insistance. Son regard n’a rien d’un intérêt passager. J’en suis certaine. M’ayant jeté un regard, elle me perce littéralement des yeux. Il serait plus juste de dire qu’elle me dévorait. Je sens même comment mon visage fond comme la glace sous le soleil.

— Excusez-moi, chuchote-t-elle hésitante enfin, c’est de vous que parle l’article de « Podium » ?

« Podium » est un magazine illustré à la mode. — Non, dis-je, vous me confondez avec quelqu’un.La jeune fille hoche la tête en doutant :— Je ne crois pas… Vous aviez la même bague…Les bagues sont ma faiblesse. Et si dans le monde

il y a plein de visages qui se ressemblent, l’association d’un visage et d’une bague constitue déjà une preuve matérielle. Le prix de ma gloire — ce sont ces regards admiratifs de jeunes femmes qui rêvent de se retrouver sur le papier glacé des magazines.

— Non-non, je répète et me détourne vers la vitre. Je monte le son de mon player. Je veux tourner cette page. Elle brille trop...

En fait, je n’ai encore rien fait pour attirer l’attention. Et tout ce qui a été atteint, est resté dans une autre vie dont je ne veux pas me souvenir. Cela fait longtemps que je n’écris plus rien, mais jusqu’à présent, j’entends cette question inquisitrice : « Comment les sujets vous viennent-ils ? »

C’est une question trop compliquée pour moi. Difficile à expliquer aux gens normaux….

Là aussi, je regarde la femme en manteau de chat. La nausée me gagne petit à petit. Il existe des manteaux de fourrure dont on n’arrive pas à savoir s’il s’agit des dos ou des queues. On a l’impression qu’il s’agit tout

simplement d’un tissu moelleux de facture industrielle, sans lien aucun avec le meurtre et la mort.… Mais qui est la personne capable d’acquérir une chose pareille — les petites fourrures manifestement arrachées à des chats de gouttières — gris, à rayures fines, cousus de manière telle qu’on voit presque leurs corps crucifiés. Sous l’aisselle, les rayures grises sont altérées par deux taches blanches. La malheureuse créature avait des signes particuliers. C’est probablement comme ça que la propriétaire a dû la rechercher, faisant le tour des décharges et des refuges : « Vous n’avez pas vu ?... Elle a deux taches… blanches… sur le dos… » Les voilà, ces taches, juste au-dessus de moi, sous le bras haut levé de la dame agrippée à la suspension.

J’ai envie de vomir. J’espère que vous aussi…Et voilà que cette dame en manteau quitte le bus

(elle continue, bien évidemment, sa route, son bras accroché au-dessus de ma tête avec deux petites taches, mais mon imagination l’expulse déjà dehors), elle va quelque part (ce qui nous importe peu) et tombe sur l’inconsolable propriétaire d’une certaine partie de son manteau. Celle qui est sous l’aisselle. Elles pourraient d’abord gentiment parler du temps, des enfants et des maris… Jusqu’à l’instant où la propriétaire du minou remarque la silhouette crucifiée aux deux taches blanches.

De cette situation on peut tout faire. Comédie, drame, thriller. Développer dans tous les sens, étendre à quatre cents pages, y ajouter un tas de personnages, eux aussi, de toutes sortes. Du plombier Vassia à l’oligarche N.

Traduit par Iryna Dmytrychyn

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Natalka Sniadanko est journaliste, traductrice littéraire et écrivaine ukrainienne connue. Elle publie des articles dans la presse de Lviv, de Kyiv et à l’étranger (Lvivs-ka gazeta, Soubotnia Pochta, Dzérkalo Tyjnia, Krytyka,Profil-Oukraïna, Oukraïns’kyï

tyjden’, Gazeta wyborcza, Sueddeutsche zeitung, Odra). Le premier livre de Natalka Sniadanko La collection des passions ou Les aventures d’une

jeune ukrainienne a déjà fait l’objet de trois tirages en Ukraine (depuis 2004 il est publié chez Folio), en 2004 il est paru en Pologne et est entré tout de suite dans la dizaine des best-sellers. Ce livre est également traduit et publié en Russie (Kollektsiïa strasteï, à Mos-cou, chez « Ideïa-Press » en 2005) et en Allemagne. Encore un roman d’elle le syndrome de stérilité a paru en Ukraine en même temps que ses versions polonaise et russe (sous le titre agatangel ou le syndrome de stérilité, à Moscou, en 2008, chez Fluid), en plus, des extraits de ce roman ont vu le jour en tchèque. Natalka Sniadanko a, par ailleurs, publié ses livres Les soldes sur les blondes, Le pays des jouets abîmés et d’autres histoires.

En 2007 Folio a fait paraître son roman le serpolet dans le lait, en 2008 un autre, la tarzanka des insectes. Cette année la maison d’édition espère publier un nouveau livre de Natalia Sniadanko, Amarcord.

Natalka Sniadanko est une traductrice connue du polonais et de l’allemand. Elle a no-tamment traduit des ouvrages de Zbigniew Herbert, de Czesław Milosz, de Jarosław Iwasz-kiewicz, de Janusz Wiśniewski, de Friedrich Dürrenmatt, de Judith Hermann, de Stefan Zweig, de Herta Müller et d’Elfriede Jelinek. Natalka Sniadanko a aussi effectué la première traduction ukrainienne du roman Le Château de Franz Kafka.

« Natalka Sniadanko est une écrivaine profondément ukrainienne assez connue dans de nombreux pays d’Europe et en Russie, nous l’appelons « l’ambassadrice littéraire d’Ukraine  ». En plus, Natalia est une excellente traductrice du polonais et de l’allemand. Grâce à ses efforts, le lecteur ukrainien découvre la littérature européenne contemporaine.

Iarosław Godun Directeur de l’Institut Polonais en Ukraine

Le quotidien ukrainien DEN’, le 18 décembre 2011

Natalka sNiadaNKO

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Natalka SNiadaNko

L’étape suivante de cette maladie se manifestait par l’apparition d’ongles vernis de couleurs vives aux teintes roses les plus improbables, de cils enduits d’une épaisse couche de mascara, et parfois même, de cils artificiels, de sourcils épilés au plus fin, cer-taines osaient même le rouge à lèvre aux tons roses clairs. Ceci pour l’école ; après les cours, le maquil-lage devenait beaucoup plus intense et évoquait les héros de James Cooper, la longueur des jupes dimi-nuait sensiblement, on pouvait ne plus les apercevoir du tout au-dessous des vestes, à cela s’ajoutaient, les parfums des mamans, aspergés en quantités exagé-rées et les premières cigarettes, fumées dans les halls d’entrée des immeubles.

Le dernier stade de la maladie, le plus dangereux, amenait avec lui les murs envahis par les posters tirés du magazine « Ravesnik »**, auquel étaient abonnés, à l’époque, tous les représentants de cette tranche d’âge, des collections personnelles de posters tirées d’autres éditions ainsi que des modifications du phy-sique autrement plus radicales. Ce dernier diver-geant en fonction de la variante de la maladie.

Celles de mes copines qui collectionnaient assi-dûment les images de Michael Jackson teignaient

Première édition : Folio, 2004287 р.ISBN : 966-032-683-1Droits de traduction : Folio

michael jackson, poésie et « Laskovyï maï » *

Pour tout dire, le mois de mai de cette année n’avait rien eu de doux aux yeux de la partie féminine de notre classe. Une épidémie singulière s’était abattue

sur elles. Les goûts de mes copines de classe se sont alors répartis en trois : une partie était tombée amoureuse à en perdre conscience de Michael Jackson, l’autre — de Georges Michael, et la troisième, la moins nombreuse, avait choisi pour objet de sa convoitise, le soliste d’un groupe massivement en vogue à l’époque, « Laskovyï maï ». On ne sait qui, parmi elles, endurait le pire.

Les symptômes de la maladie étaient toujours les mêmes, indépendamment du choix de l’objet de leur amour. Toutes absolument, même les meilleures élèves les plus studieuses, brusquement, raccourcis-saient la longueur de leur uniforme scolaire, cessaient de porter les rubans de couleur imposée, — bleue la semaine et blanc neige les jours fériés —, piquaient à leurs mères, des chaussures à talons hauts et, malgré les inconvénients liés à la différence de pointures, insistaient pour les porter, seulement après les cours pour commencer, puis, aussi pendant la classe.

COLLeCTION De PASSIONS, Ou LeS aVenTUreS d’Une JeUne uKRAINIeNNe

* « Laskovyï maï » est la transcription phonétique du nom du premier groupe en URSS orienté vers les adolescents, dans le style musical euro disco, populaire depuis la fin des années 80 début des années 90, son nom signifie « Mai doux ». NdT.

** « Ravesnik » est la transcription phonétique du titre d’un mensuel soviétique tiré en plusieurs millions d’exemplaires en langue russe, en vogue depuis juillet 1962, pour la jeunesse de 14 à 28 ans. Son titre « Rovesnik » signifie « Les copains ». NdT.

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Natalka SNiadaNko

* Diminutif d’un prénom masculin Anatoliy. NdT.

leurs cheveux avec une teinture allant vers le noir et se faisaient des permanentes. Celles qui collec-tionnaient les images de Georges Michael, prêtaient moins d’attention à la coiffure, par contre, elles veillaient à ce que leur garde-robe contienne une quantité maximale de cols roulés noirs, de jeans et de vestes, portés pour compléter leur look avec des cheveux lissés, tirés en arrière, et quelques paires de boucles d’oreilles.

Les fans de « Laskovyï maï » prêtaient encore moins d’attention à leur aspect extérieur, pour une part en copiant leurs idoles, mais aussi à cause de la situation moins aisée de leurs familles, en comparaison avec les familles des filles amoureuses de la « pop occiden-tale  ». Les signes extérieurs de leur maladie étaient les moins repérables  ; un œil non averti pouvait les prendre pour des adolescentes parfaitement nor-males.

Moi-même, je n’ai pas non plus évité cette épi-démie d’amour, quoique ces signes soient apparus chez moi après les autres de ma classe et pas tout à fait comme je l’aurais souhaité. Je commençais même à m’inquiéter de savoir si mon évolution sexuelle se déroulait correctement chez moi, et si elle se déroulait tout court. Alors, chaque matin, au réveil, je courais avant tout aux toilettes, où j’avais placardé avec soin les posters découpés du magazine pour la jeunesse « Ravesnik » représentant Michael Jackson et Georges Michael, ainsi qu’une petite coupure de journal avec une photo en noir et blanc de groupe « Laskovyï maï ». Là-bas, je tachais de comprendre, à la vue duquel de ces hommes, mon cœur commençait à s’emballer.

Honteuse de cette évolution tardive, j’essayais de stimuler le processus avec des moyens artificiels en pensant activement, à tour de rôle, tout au long de la journée, à chacun des prétendants à ma main. Je me raisonnais un certain temps en me consolant qu’au début, il fallait m’habituer à la vue de ces objets de sympathie, puis j’ai essayé de venir aux toilettes par deux fois : primo avant le petit déjeuner, secundo — après, en argumentant que, probablement, l’amour se développe plus lentement avec l’estomac vide qu’avec l’estomac plein. Au bout d’une semaine en-core, je m’étais fixé une régularité de visite — toutes les demi-heures. Néanmoins, il n’en a résulté qu’une seule chose : ma mère, après m’avoir demandé si je n’avais rien à l’estomac, m’a fait avaler deux com-primés. Les battements de mon cœur s’accéléraient sensiblement plus fort à la vue d’un petit déjeuner, que lorsque mon regard s’arrêtait sur un des objets d’amour passionné de toutes mes copines de classe.

La situation devint critique quand, un jour, dans la cantine scolaire, en posant mon regard sur Tolia* totalement par hasard, mon cœur s’est mis à cogner comme si je venais de courir plusieurs mètres pour attraper un tram en train de démarrer. Pour com-mencer, je n’en ai pas cru mes yeux et j’ai dévisagé

plus attentivement mon camarade de classe ; ce der-nier était justement en train d’avaler sa troisième portion de saucisses avec de la purée de pomme de terre avant de se resservir une bonne ration de choucroute. Pourtant, plus il remettait avidement de la choucroute dans sa bouche, plus le choux pen-douillait sur son menton, et plus j’avais envie de regarder sans pouvoir détourner mon regard. Il faut le reconnaître, Tolia avait beaucoup grandi pendant notre adolescence, mais il avait peu changé. Il res-tait toujours le plus grand de la classe, son petit bide rondouillet dépassait toujours autant au-dessus de la ceinture en cuir de son uniforme scolaire, et pen-dant les pauses, il courait à la cantine et ne jouait jamais au football avec ses copains de classe. Main-tenant, il portait partout avec lui, même à la cantine, sans s’en cacher, un livre d’une épaisseur impres-sionnante «  Quentin Durward  » de Walter Scott et profitait de chaque minute libre pour le lire, même en attendant que les élèves de service rapportent un plateau d’assiettes de purée de pommes de terre avec des saucisses au-dessus, desquelles se dégageait un fumet chaud et appétissant. Rien ne l’interrompait, même quand ses voisins de table se poussaient vive-ment avec leurs coudes, de sorte que le dernier assis sur le banc tombe à terre. Lorsqu’ils réussissaient, ils éclataient bruyamment d’un rire de satisfaction. Per-sonne n’osait pousser Tolia avec les coudes, proba-blement à cause de sa carrure solide, puisque, en se forçant un peu, il pouvait pousser tout le monde as-sis sur le banc et les faire tous tomber. A cette même période, je lisais moi-même «  Quentin Durward  » en cachette et à la maison, car, primo, le médecin m’avait à nouveau interdit la lecture intensive, et secundo, le livre était trop lourd pour être apporté à l’école avec les manuels. Néanmoins, ce concours de circonstances, lequel m’avait alors paru mystérieux, a fait battre précipitamment mon cœur.

Je me suis trouvée prise au piège, dans une situa-tion à laquelle il m’était impossible de trouver une issue honorable. Jusque-là, j’avais honte de mon retard devant mes copines de classe qui me deman-daient tous les matins : « Et alors ? Qui est-ce qui te plaît ? », mes tentatives de tomber amoureuse d’une des idoles reconnue par toutes, étaient suivies fébri-lement par la moitié féminine de notre 3ème А. En bais-sant mes yeux, j’ai dû leur répondre : « Personne ». En continuant comme cela, je risquais de perdre les derniers restes de leur respect envers moi, et on m’aurait cataloguée comme étant la plus mal lotie. Or, maintenant, tout devenait bien pire. En choisis-sant Tolia comme objet de mon premier amour, je me suis assigné la peine de mort. Aucune de mes copines n’aurait pu comprendre mon choix. L’absence de tout goût esthétique, l’incompréhension même du sens de la beauté masculine, de l’admiration du jeu des muscles d’acier, du symbole de virilité galbé dans un maillot de bain bien serré, accompagné du doux éro-tisme de la souplesse du timbre de la voix, de la coif-

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Natalka SNiadaNko

fure abondante, de nombreuses boucles d’oreille. Par mon choix, j’ai définitivement reconnu ma profonde ignorance face à tout ce qui concernait la solidarité féminine, parce que « tout le monde faisait comme ça », moi, je n’y étais pas parvenue.

La silhouette de mon chéri choisi, ressemblait à celle d’un homme ayant travaillé durant une tren-taine d’années comme directeur d’une grande entre-prise, et il était flagrant qu’aucun de ses muscles ne connaissait le terme «  extenseur  », sans parler de poids ou de quelconques barres.

Il est arrivé le pire : c’est une vraie pathologie qui a remplacé l’attardement. Si je pouvais encore, mal-gré d’énormes difficultés, imaginer avouer à ma meil-leure amie que je n’arrivais pas à tomber amoureuse de Michael Jackson, je ne pourrais jamais, même au plus profond secret, raconter à cette même amie que je suis tombée amoureuse de Tolia.

D’abord, l’école entière le saurait de suite, puisqu’aucune copine ne résisterait à garder un tel secret. Ensuite, et c’est le pire, Tolia lui-même pour-rait l’apprendre. Et cela, je ne le supporterais jamais.

L’unique possibilité de m’en sortir la tête haute, était le suicide. Mais avant d’oser un pas aussi grave, j’avais décidé de sublimer mon malheur en poèmes. Ma première poésie était intitulée « Tu... »

mon cœur est tourmenté La pluie sévit agitée Je ne dévoilerai pas à toi les larmes qui sont en moi

le clair de lune luit De nouveau sombre la nuit Tu es tellement admirable la tristesse m’accable

Malgré le doute qu’évoqua l’inadéquation du mot «  admirable  » à l’égard du physique de Tolia, mon poème m’a plu, et j’ai décidé d’attendre pour le sui-cide, afin de laisser à la postérité mon œuvre immor-telle. Mon poème suivant était écrit la nuit même et avait pour titre « Te... »

Je ne t’oublierai jamais Toujours je t’aimerai Comme une malédiction éternelle Plane ma tristesse immortelle

De le savoir ne t’ennuie en souffrir ne te supplicie mon amour, comme je t’aime Je n’en suis plus moi-même

Ceci marquait un progrès incontestable dans l’évolution de ma personnalité artistique. « Je t’aime-rai comme une malédiction éternelle »  —  c’était LA trouvaille,  seuls de tels oxymores poétiques étaient capables de décrire toute la tempête des sentiments

contradictoires qui m’emportaient dans le tourbil-lon du premier amour. L’expression était brève, forte et terrible, presque tirée du style de Stefanyk*. Et le matin, je me suis réveillée avec le sentiment que tout n’allait pas si mal que ça. Même si je n’avais pas eu de chance en amour, il se pouvait que j’entre dans l’histoire comme poétesse, par conséquent, avant le petit déjeuner, j’ai écrit encore quelques vers, intitu-lés « Toi... ».

Je m’ennuie de toi Vide autour de moi Subsister sans toi n’a de sens pour moi

ma vie sera tissée Aux fils dorés brodée mon cœur, jamais de toi rien ne me séparera

Cela rappelait la forme lyrique des chansons po-pulaires et, sans être original, avait du moins le mé-rite d’être sincère, et, même, sous certaines réserves, pouvait être considéré comme étant un effet de style. J’étais très contente de moi. J’ai recopié les trois poé-sies dans un cahier spécial que j’ai nommé : « Toi ». Durant les jours qui suivirent j’ai rempli de mes poé-sies toutes les pages de ce fin cahier à carreaux. Puis, j’en ai rempli un autre, jusqu’à ce que j’aie compris qu’il me faudrait entamer un gros cahier. Ma créativi-té avait pour cette période le trait caractéristique de l’unité stylistique poursuivie à travers les titres eux-mêmes. Après avoir achevé le cycle intitulé « Toi », j’ai écrit un cycle de cinq sonnets intitulé «  Moi  », puis un poème ayant pour titre « Toi et moi », puis un cycle de poèmes sous le titre « Nous », et, enfin, après plusieurs nuits sans sommeil, ma plume a fait voir le jour à une quantité de poésies qui méritaient de for-mer un recueil. Je l’ai nommé « De nous » et là, la ré-serve des pronoms personnels avec toutes leurs dé-clinaisons s’est épuisée. Ils étaient représentés dans mon premier recueil avec une diversité assez riche pour susciter la curiosité des critiques, ou au moins des linguistes. En effet, si quelqu’un s’est mis à étu-dier « Le rôle des particules invectives dans l’œuvre tardive de Panko Koulich »**, alors pourquoi pas un jour quelqu’un parmi les futurs linguistes n’écrirait pas une thèse sur « Les pronoms personnels et leur déclinaison dans l’œuvre de la jeune Olessya Pido-bidko ».

Traduit par Irina Matviichine

* Vassyl STEFANYK (1871-1936), écrivain ukrainien connu pour la force redoutable de son style littéraire, maître de la nouvelle psychologique. NdT.** Panteleymon KULICH (1819-1897), écrivain, poète, folkloriste, ethnographe et traducteur ukrainien. NdT.

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dmytro TCHYsTiaK

Dmytro Tchystiak est né à Kyiv. Après des études de philologie romane à l’Université Taras Chevtchenko de Kyiv, il y prépare un doctorat sur les mythes antiques dans le théâtre de Maurice Maeterlinck tout en enseignant le français et la théorie de la

traduction. Il partage sa vie entre l’Ukraine et d’autres pays : il y cherche les voix des auteurs à traduire ou bien il y rencontre des lecteurs enthousiasmés (Arménie, Belgique, Bulgarie, Croatie, France, Slovénie, Russie, Suisse). Traducteur de Marguerite Yourcenar, de Maurice Maeterlinck, de Paul Willems et de nombreux poètes francophones, dont Paul Verlaine, Liliane Wouters, Yves Bonnefoy, Anne Perrier, mais également des auteurs ukrainiens adaptés en français (une édition des poèmes d’Olexiï Dovgyï dans sa traduction avec Ivan Riabtchiï est parue en 2010 chez l’harmattan). Poète et prosateur trilingue (ukrainien-russe-français, 9 livres publiés), traducteur littéraire prometteur (Prix de l’Académie des Sciences d’Ukraine en 2008), membre de l’Association des traducteurs des pays de la CEI et des Etats baltes, il est aussi critique littéraire et chercheur en littérature qui collabore dans la presse la plus intelligente. Il est responsable du département des jeunes écrivains à l’Union des Ecrivains d’Ukraine. Dmytro Tchystiak a obtenu de nombreux prix littéraires ukrainiens mais aussi quelques distinctions internationales. Ainsi, sa nouvelle limite a reçu le 1er Prix au concours Interrégional des Jeunes Auteurs et a été publiée par les Editions de l’Hèbe en Suisse (2008). Une autre, Champ du soir et du matin sur la tragédie du peuple ukrainien sous le stalinisme a obtenu le Prix de la nouvelle de Kraainem en 2009 (Belgique) et a été publiée dans des revues allemande, russe et croate. Son recueil de poèmes Verger inassouvi (Prix ukraino-allemand Oles’ Hontchar, 2010) vient de paraître chez Christophe Chomant éditeur en France (février 2012) et dans une grande maison d’édition ukrainienne. Il travaille actuellement sur un roman qui traite d’un amour homosexuel impossible mais transcendant durant la période de Holodomor, le génocide du peuple ukrainien organisé par la régime soviétique en 1932-1933.

La littérature en Ukraine subit encore le triste héritage soviétique. Pas assez d’approche intellectuelle. Limite dépasse de beaucoup le cadre d’une amourette avec un happy-end incontournable ou une tragédie genre soap opera. Le texte tend à l’illimité. Mais le but de toute œuvre d’art, ne serait-ce pas, après tout, de « donner une impression d’éternité » ? Belle formule de Maurice Maeterlinck, reprise par Dmytro Tchystiak.

Revue Inverses, 2010, n° 10

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lui adresse jamais la parole en le croisant. Papa, lui, est mort. L’un des derniers. Puisque des morts, y’en a plus. D’abord quand on est petit on est comme il faut. Puis on est moins clair. On disparaît peu à peu. Maman, elle, n’est plus en chair et en os, elle ressemble à un spectre. Puis un jour, à ce qu’il paraît, on devient transparent. C’est comme si on n’était plus.

Plus de Tout. Du tout.

*

L’enfant devient jeune homme. Il termine ses études avec excellence. Il lit beacoup, fouille les textes littéraires en critique. On lui promet un grand avenir. Maman est contente.

Il a tout de suite senti sur lui ce regard. Triste. Moqueur. Doux. Empreint d’une luminosité lunaire de l’au-delà, d’un feu des traités orientaux qui brûle en purifiant. Puis le feu tournait au soleil couchant, dans le bleu des jardins de mai quand les hirondelles planent dans un paradis des cerisiers en fleur et on a envie de passer la nuit sous l’averse, puis de mourir le lendemain. Ses traits déjà blêmes et fins, neige incertaine aux tempes, cravate rouge sang, costume céleste…

Alors il s’est laissé aimer, s’enivrer par la langue du corps. La passion d’un homme mûr, sa peur d’un apocalypse sentimental du jour au lendemain faisaient déborder le temps pour la première fois. Le papillon de baiser à l’aube. L’odeur du jasmin les soirées de la mort et les matins de résurrection. Le bras possessif puis confiant d’un frère, d’un père.

Puis sa mère qui le taraudait d’un désir fou de petits-enfants, d’une belle-fille à son aide, d’une véritable famille enfin. Ne les a-t-elle pas mérités ? Puis la honte d’avouer sa différence. Puis cette angoisse du péché. Puis l’automne.

Il a tout de suite senti sur lui ce regard. Cristallin. On dirait un lac loin dans la forêt. Et les feuilles qui tombent dans l’eau dormante, l’eau ambrée. Il l’a embrassé une dernière fois. Il n’y avait rien à dire. Il partait vidé de Tout. L’Autre n’était plus qu’une brume de novembre.

Dans un mois il se marie. La mère est aux anges. L’épouse reçoit un appartement en capitale. L’époux reprend son travail. Pour les 40 ans à venir.

*

— Ses recherches ont fait honneur à notre pays ! — A l’échelle internationale... — Le champ qu’il défrichait... (Sa femme modèle est disparue aussi. Sans enfants. Elle était belle et grave en partant, à peine un voile. Une amie fidèle. La quitter aurait été un crime. Rester en couple en était un davantage. Toutes ces années

LImITe Première édition : Tchystiak, Dmytro. Limite. In  : PIJA-2008. Contes et nouvelles. Les Editions de l’Hèbe, 2008. ISBN :  978-2-88906-000-9Droits de traduction : Dmytro Tchystiak

D’après Alexandre Dovjenko, La Terre

i

Cette histoire qui est la nôtre pourrait commencer ainsi :

— Tu fais quoi, papy ? — Je meurs. — C’est quoi ? — C’est tout.Papy est vieux et beau. D’une blancheur florissante.

D’une clarté cristalline. De l’automne. Il y a si longtemps... Dans un Verger rayonnant. De l’automne. C’est fête.

L’enfant est pressé de voir le « Tout ». Il ne l’a jamais vu. Le mot « meurs » est beau. Il ressemble à la « mère » mais ça doit être encore plus joli, le Tout.

— Vas-y. — Ça vient, — le vieux fleurit de sourire. Et pourtant

il ne meurt pas tout de suite. Il prend le temps de cueillir deux pommes, en tend une au petit, entame la sienne et s’assoit à l’entrée.

Puis c’est fini. Plus de pommes. Peu à peu son cœur ralentit. Alors il rayonne une dernière fois dans un soupir :

— C’est tout, mon petit. Puis ferme ses grands yeux d’un bleu ciel d’été et

meurt couché à l’entrée les mains sur le cœur. Pas de tonnerre ni de foudre.Une pomme choit dans le Verger. Celle de l’enfant.Il ne pleure pas.

ii

Plus de Papy. Plus de Verger.Une ville grise à pleurer. Une mère et un enfant, le même. La mère est belle et triste. L’enfant est sage. Il travaille bien à l’école. Chaque fois qu’il apporte une nouvelle récompense, maman sourit et l’embrasse très fort. Il aime bien quand elle sourit. Même beaucoup plus que sa collection de timbres. Parfois le matin il aperçoit les chaussures de Monsieur dans le couloir. Alors Maman l’envoie jouer au ballon. Il n’aime pas jouer au foot. D’ailleurs, il n’a pas d’amis. Dehors il joue à s’inventer la vie future, d’un roi. Puis il fait semblant de ne pas reconnaître les chaussures de celui qui ne

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à trier les hommes, à trouver les « endroits », puis à travailler, toujours.)— C’est le soleil en zénith de notre science...  — Professeur émérite... — Membre de l’Académie... (Le seul homme qu’il aime ne le saura jamais. Il est jeune et beau. Dans ses yeux on lit une amertume d’armoise à faire pleurer les pierres. Il sera un poète méconnu mais génial. Ensemble ils écoutaient les orgues. Bach les a réunis pour toujours.) — Toujours à l’écoute de l’actualité... — Toute une école scientifique sous votre tutelle... (...pour toujours. C’était plus fort que toutes ces années d’adultère où le temps disparaissait pour quelques instants. Il a enfin entrevu... Mais il ne reste plus beaucoup de concerts. Lui, il est visible à peine. On ne mourrait toujours pas. L’apothéose de l’évolution naturelle à ce qu’il paraît  !) — A vous la parole, Maître ! — ... — Vous ne pouvez pas nous faire ça ! — Votre intelligence suprême... — Le temple que vous avez édifié... (Il est libre.) —

iii

J.-S. Bach. Mass in B minor, Bwv 232

On n’est jamais libre pourtant. Avec les autres. Le jeune poète s’est trouvé une Muse. Ça vient de soi.Alors il ne lui restait plus que la Musique. Le soir tombait. Les éclairs flamboyaient dans le noir de sa solitude. Les éclairs riaient à le rendre fou. Le noir rampait le long des murs, puis l’ayant trouvé, l’enveloppait tout entier. Il avait mal. Il avait peur.

Puis cette hauteur soudaine de Kirie eleison. La pénombre et les éclairs n’étaient plus. Il n’était plus. Il était Musique. Les vitraux d’une cathédrale tourbillonnaient en montant vers la voûte. Alors le ciel est apparu. Les voix semblaient flotter au-delà des paroles, colombes puis corbeaux dans un ciel d’automne où chaque feuille s’élève vers sa prime et dernière clarté. L’immensité des champs vides. Les vents passent à travers. Les rivières ambrées. Les yeux de son premier homme le jour du départ.

Tous les voiles tombaient. Crucifixus. Sa mère qui l’aimait au point de lui reprendre la vie. Sa femme qui l’a voilé de sa bonté. Tous ceux qui l’ont entraîné dans un jeu d’enfant, ceux qui vous clouent le regard au bitume. Osanna ! Famille, Nation, Patrie, Boulot-Métro-Enfants. Le temps de faire nos adieux à nous-mêmes, le temps de perdre le temps en quête de brume, même pas de mort. Credo. C’est à cause de ces brumes que la Mort a trépassé...

Benedictus. Il était maintenant au bord d’un ruisseau. Une flûte. Chant lointain. Visages, paysages écoulés. Eau captivante, profonde. Et ce reflet qui n’est plus le sien. Il se penche. Trop près. Il tombe. Bleu.

Agnus Dei. Plus de rivière. Une plaine sans couleurs. Il est venu, il a souri, le poète. Et il a vu clair. Ses yeux,

passant de l’armoise au bleu des jardins de mai, étaient les siens. Puis de l’Autre. Du père aussi. Le dernier voile s’est levé.

Alors tout a basculé. Il se fit un grand soleil de septembre. Les pommes avaient mûri. Dona nobis pacem. Au loin une maisonnette blanche. Le même regard posé sur lui. Papy. Il ressemble à Dieu comme l’autre jour. Il meurt les mains sur le cœur. Pas de tonnerre ni de foudre. L’enfant a laissé tomber une pomme. Il a pleuré pour la première fois.

Et resurrexit ! Et resurrexit !

*

C’est fête. L’Annonciation, à moins que je ne me trompe.

Il n’a pas dormi de la nuit. Quelque chose le poussait dehors.

Puis cette blancheur dans le Jardin les magnolias l’ivresse les premiers rayons de soleil à travers les branches le souvenir du Verger les fleurs pâles ruissellent au loin et se confondent au soleil aux chants d’oiseaux nocturnes au ciel balafré de lumière la pluie alanguissante des pétales l’emplit il pleure sans raison dans ce Jardin premier de la clarté épanouissante les chants les parfums les couleurs et la musique s’allient le lointain s’éclaire de mille ailes brillantes qui sont pétales et anges à la fois les magnolias planent dans le brouillard matinal et il pleure toujours il ne s’aperçoit plus qu’il devient naturel blanc comme Papy le jour du départ la flamme lentement clarifie le Jardin il sent une petite main blanche emplissant son cœur fleur éclose une voix douce flotte dans le fleuve lumineux

— Tu meurs.— Quoi ?— C’est Tout. Les pétales l’enveloppent d’un linceul blanc à propos

il s’appelait André mais ça n’a plus d’importanceles pétales l’enveloppent on dirait qu’il neigela première fois

Kyiv, mai 2008

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Dmytro TchysTiak

du saNG NOir, du saNG bleu

Extrait du roman inédit

*

Maria marchait lentement comme dans un demi-sommeil. Elle n’entendait plus les cris à ses côtés. On la bousculait en dépassant, on l’interpellait — en vain. Elle s’avançait par habitude, après avoir couru, vite, vite, on brûle Dieu, lui a-t-on crié, mais soudain, cet éclat blanc d’asters écrasés, la glaça comme si c’était déjà l’hiver, et pourtant elle vit, arrivée sur la place du village, ce grand spectacle du dimanche, les hommes en noir, corbeaux aux coupoles lumineuses, puis les nuages semant le gris, et les cloches tombées à terre avec un grand tremblement, les croix renversés du ciel, sur les asters, les hommes en rouge et les icônes traînées dans la boue, les images coupées à grand couteau pour enlever l’argent sur les restes d’iconostase, les Saintes Vierges deshabillées de leurs mantes dorées, quelques hommes en blanc et en bleu aux bras liés, un prêtre hautain au regard mort, au geste hiératique mal à propos, vers ce monde en sanglots, à genoux ou pétrifié, quelques pauvres trésors sur les charettes, et ces croix scintillant de sang, jetés sur les voitures noires comme sur les tombes à l’abandon, on démarra, et ils s’enfonçaient dans la terre, rayant les fleurs qui ne saignaient plus, personne, personne ne protégeait l’église, la peur suait, montait comme une odeur d’urine, puis il y eut cet ivrogne qui cracha sur l’image du Christ en majesté, attiré par les hommes noirs et rouges à boire à la mort des dieux anciens, une femme gisait sur le sol, morte ? puis un énorme feu s’empara des visages saints si adorés, et une prière monta tout au fond d’elle, implorant la vengeance au ciel, mais pas de foudre terrassant les bêtes d’antéchrist, toujours du gris, sans une goutte de larme.

Alors elle tourna le dos à l’église et bousculant les gens se mit à courir de plus en plus vite. A sa porte, par terre, elle trouva le vieil Arsène, essouflé, en larmes, il n’avait plus de forces pour rejoindre les autres.

Alors, on a brûlé Dieu ? murmura-t-il écœuré.— Dieu ne brûle pas. Je vais vous chercher un peu

d’eau, eut-il pour réponse.

Arles, octobre 2011

Traduit par Dmytro Tchystiak

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Oksana ZabOujKO

Oksana ZABOUJKO (née en 1960) est une écrivaine et une femme d’Etat ukrainienne de tout premier ordre. Elle a débuté avec ses poèmes dans la presse à l’âge de 12 ans. Après des études à la faculté de philosophie de l’Université nationale Taras

Chevtchenko, elle obtient un doctorat en philosophie. Au début des années 90, elle a donné des cours de culture ukrainienne aux États-Unis (aux Universités de Pennsylvanie, de Harvard et de Pittsburgh). Elle doit sa notoriété nationale, puis internationale au roman les études sur le terrain de la sexualité ukrainienne qui est devenu le premier best-seller en Ukraine indépendante et a été désigné par les sondages publics comme « le livre qui a influencé le plus la société ukrainienne durant toute la période de l’Ukraine libre ».

Elle a publié 17 livres de genres différents : poésie, prose, essais, travaux critiques. Ses ouvrages, traduits dans une vingtaine de pays, ont obtenu de nombreux prix nationaux et internationaux. Ils sont joués dans les théâtres d’Europe Centrale et d’Europe de l’Est. Les poèmes d’Oksana Zaboujko ont été adaptés pour un certain nombre de concerts, d’oratorios et d’opéras (l’opéra Clytemnestre composée par V. Baley). La revue hebdomadaire ukrainienne Korrespondent a placé l’écrivaine parmi les 100 personnes les plus puissantes de l’Ukraine. Oksana Zaboujko est décorée de l’Ordre de la Princesse Olga (2009).

Site officiel : www.zabuzhko.com

Grâce à son « Musée des secrets abandonnés » Oksana Zaboujko s’est inscrit mais a aussi inscrit l’Ukraine dans le cœur endurci de l’Europe

Matthias Schnitzler,Berliner Zeitung

© I.Put

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Oksana ZabOujkO

« l’écrivain ukrainien Vynnytchenko, tu connais ? » — ton cœur explose instantanément : ça y est, les voilà, les mises en garde de papa et maman ! — l’œil malicieux à la Lénine (l’essentiel est que tu l’aies senti comme tel !), cette lenteur que l’on savoure en gourmet, alors voyons, vas-y, continue, je te vois, tu réponds, « non, je n’ai pas lu », et après avoir laissé au premier de la classe dérouler tout ce qu’il savait sur l’UNR, sur l’émigration (tu écoutais n’ayant plus l’ombre d’un doute à qui tu avais affaire, frémissante de la douleur exquise du danger tout proche), — tu le refroidis d’une seule manière possible en martelant chaque mot d’une voix de chef des pionniers tambourinant (« Unité ! Alignez-vous ! Gar-rr-r-de à vous ! ») lui signifiant que tu n’es nullement intéressée par les ordures d‘émigrées, qu’à l’époque où la situation internationale est si compliquée et tendue, et que tu as toujours été révoltée par les jeunes qui écoutaient les radios étrangères, — il écarquilla les deux paires d’yeux de verre et sembla avoir oublié de respirer : un hérisson qui se promenait dans la forêt, il oublia de respirer, et il creva, — bien fait pour lui ! Elle était contente d’elle comme jamais : premier test d’adulte et un sans faute !). Non, elle a toujours dit qu’elle ne voulait pas revivre son adolescence — ces pénibles tentatives de s’échapper — du cocon familial coulé dans le béton, comprimé à l’intérieur, hors des murs duquel se répandaient les

Première édition : Zgoda, 1996116 р.Droits de traduction : Oksana Zaboujko

La peur venait tôt. La peur se transmettait en héritage — il fallait avoir peur de tous les étrangers (quiconque manifestant un intérêt à ton égard

était en vérité envoyé par le KGB, pour savoir de quoi on parle à la maison, et puis les mêmes tontons viendraient de nouveau mettre papa en prison, — les plus suspects étaient ceux qui se lançaient dans les conversations séditieuses : en première, lors d’un concours municipal de littérature je fis la connaissance d’un premier de la classe à lunettes, élève d’une école spécialisée en mathématiques à la peau d’une rareté extraordinaire pour un adolescent, comme une pêche fraichement épluchée, et sous ses lunettes à double foyer on apercevait de profil des cils de fille, longs et soyeux, et lorsqu’il riait tout son corps se raidissait comme cela arrive aux garçons très nerveux de l’intelligentsia qu’on ne laisse pas jouer seuls dehors mais que l’on sort promener sur une luge tirée par une corde, la moitié du visage emmitouflée dans un cache-nez. Ce genre de garçons tombaient inexorablement amoureux de toi, cependant ils lisaient beaucoup et aimaient discuter de leurs lectures, et le premier de la classe de l’école de maths, qui soutenait ton bras sur le sol glissant d’une manière gauche et démodée, comme d‘une prothèse — c’était l’hiver, et les trottoirs enneigés scintillaient à chaque pas d’une noirceur glissante et traîtresse, — eut l’imprudence de demander

eXPLORATIONS SuR le TerraIn dU SeXe uKRAINIeN

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brumes toxiques de la peur, un bourbier marécageux où le moindre faux pas, la plus petite erreur — et tu tombes dans le gouffre mortel (à la radio que père écoutait le soir, l’oreille collée tout entier pressé contre le poste qui émettait des râles assourdissants, laissant passer de temps à autre un sifflement métallique menaçant qui croissait dangereusement, on transmettait les mémoires de Snegirev mourant, on énumérait les organes opérés, les reins et les vessies éclatés, les chocs insuliniques, les sondes enfoncées violemment, les mares de sang et de vomi sur les sols en ciment — les communiqués de l’abattoir, la découpe des carcasses : Martchenko, Stous, Popaduk, toutes les semaines de nouveaux noms, des hommes jeunes et beaux, à peine plus âgés que toi, à la crinière généreuse, tu en rêvais comme les filles rêvent des vedettes de cinéma, lorsqu’il sortirait libre, couvert de stigmates et aguerri, et vous vous rencontrerez — seulement ils n’étaient jamais libérés, les ondes s’emplissaient de leur agonie, papa était de ce côté-là et écoutait, d’année en année, depuis qu’il était devenu chômeur, il restait à la maison et écoutait la radio), — il n’y avait nul endroit pour s’échapper, partout il y avait des réunions du komsomol, des réunions politiques et une langue étrangère, là où on ne pouvait sortir — comme lorsqu’à l’âge de quatre ans on te place sur un escabeau au milieu de la pièce pour réciter une poésie aux taties et tontons — que pour leur rendre d’une voix mécanique et sonore ce qui était appris d’eux, et c’était là l’unique garantie de sécurité — une médaille d’or, un diplôme rouge, un avancement « à la queue leu-leu », bon sang, combien d’inepties passées par la tête ! — et à quinze ans, une dépression, des douleurs inexpliquées à l’estomac, le papounet qui courait dans tous les sens à en perdre les jambes, te trimbalant d’un médecin à l’autre qui ne trouvaient rien, tu traînais au lit et versais des larmes hystériques à la moindre remarque — la fille à papa, la prunelle de ses yeux, c’est lui qui veillait les ailes déployées sur tes premières règles, expliquant posément que c’est très bien, que cela arrive à toutes les filles, ne te lève pas, reste allongée, — il apportait au lit comme à une malade des tranches de pomme dans une soucoupe, et tu restais couchée, chiffonnée et immobile, effrayée par une nouvelle sensation, entre la honte de savoir son secret découvert — mais quel secret peut-on avoir pour son papa ? — et, et quelque chose de circonspect-déchirant, vulnérable-incertain — un sentiment qui reviendra avec la perte de la virginité (dont tu réussiras à te débarrasser seulement après la mort de papa !), et puis, à chaque fois, — ce même sentiment d’éternelle soumission filiale, de l’immuabilité de l’ordre familial, ce qui fait bien évidemment perdre la tête aux hommes sans qu’ils y comprennent quelque chose (« Qu’est-ce que tu donnes bien ! »), et ensuite tu les laisses tomber. Tu t’échappais, tu fuyais, et comment ! — toute en coudes pointus d’excroissance souveraine, ado boutonneuse torturée jusqu’aux larmes par sa propre gaucherie, une seule

paire de collant toujours aux sombres cicatrices reprisées, et une robe — une uniforme scolaire aux pétales luisantes de frottement des coudes, tu allais aux soirées de l’école dévotement comme un musulman à la mosquée ! — vêtue d’une blouse empruntée et d’une jupe étriquée, datant de l’époque pionnière — haut-blanc-bas-noir, et tu te tourmentais d’amère convoitise en reluquant les autres filles fringuées « en adulte », coiffées chez les « vrais » coiffeurs, épanouies tout d’un coup comme les proverbiales cerisaies près de la maison — dans le scintillement du rouge à lèvres nacré et les machaons noirs des cils Lancôme — un mascara bleu coûtait dix roubles alors que le salaire de maman qui faisait vivre tous les trois arrivait péniblement à cent cinquante, que peut-on faire d’autre sinon voler du cartable de la reine du lycée imprudemment laissé ouvert dans le vestiaire, un tube en vérité bon marché de fabrication polonaise et à moitié usé, te rassurant que ce n’était pas une si grande perte pour l’autre, et ce fut bien le cas, et pourtant, le dix-neuvième siècle, le classique pain de Jean Valjean et Cosette devant la vitrine d’un magasin de poupées, et la honte, et la peur, et le secret inavouable et doux, comme les exercices exhibitionnistes seule devant le miroir, — tu te maquillais maladroitement dans les toilettes de l’école faisant déborder des marques noires de la brosse sous les yeux, et après la soirée tu lavais, arrachais violemment à l’eau froide le mascara sur les paupières rougies dans les mêmes toilettes  : quelle horreur si papa le voyait, — papa qui avait si peur pour elle qu’il constituait des dossiers pour chacune de ses copines  : toutes des dépravées, qui fument et s’embrassent avec les garçons, papa vociférait devenant écarlate et elle, il faut lui rendre justice, hurlait en réponse, puis pleurait dans la salle de bain — surtout ce jour mémorable lorsqu’il l’a frappé au visage en pleine rue, à l’arrêt du tramway, car elle s’était absentée quelque part et il a cru qu’elle le fuyait, — mais elle était revenue, elle revenait toujours docilement car elle n’avait nulle part où fuir, et lui, sans dire un mot, l’a giflée de tout son élan, — évidemment s’en sont suivis des câlins-embrassades, des bisous-excuses, « mon petit », « ma petite fille adorée », — après quelques heures chauffées à blanc de pleurs, de lamentations, de portes claquées, accompagnées du clapotis des intrusions désespérées de maman, — maman n’était pas visible dans tout cela, maman était de toutes les manières frigide, à l’évidence, surexposée comme un verre noir réfléchissant (plus tard, les premiers mois de ton mariage, elle fera irruption un matin dans la chambre des jeunes mariés faisant sonner joyeusement un réveil : levez-vous, le petit déjeuner est prêt ! — juste au moment-où, et après un esclandre retentissant, elle pleurera comme une orpheline dans la cuisine, effrayée et désemparée : je voulais faire au mieux !   — dès lors, après s’être rassasiée et avoir fini de trembler de tout ton corps chambardé, c’est toi qui la consoleras en fin de compte), — mais comment pouvait-elle être

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sinon frigide, — enfant de la famine (en trente-trois, âgée de trois ans, elle cessa de marcher, et grand-mère était allée en trains de marchandises avec moult changements à Moscou échanger sa dote — deux superbes rangées de perles de Méditerranée contre deux sacs de pain grillé), enfant nourrie grâce aux épis ramassés dans les champs pour lesquels, prise en flagrant délit, elle sera corrigée d’un coup de fouet sur la joue par un surveillant du kolkhoze — on voit toujours un fin filet blanc, Dieu merci cela s’arrêta là, car le père, c’est-à-dire ton grand-père, draguait déjà l’or quelque part dans le Nord, une décennie et demi plus tard, ton père, c’est-à-dire son mari ferait de même, alors qu’elle — elle s’en sort, les épis sont oubliés, et elle finit par manger à sa faim, une vingtaine d’années plus tard, lorsqu’après avoir terminé ses études universitaires elle commencerait à travailler, — alors que les soviétologues américains de loin, n’arrivent pas à percuter pourquoi dans cette génération il y a autant de bonnes femmes difformes-rondouillardes et ne cessent de relire en long et en large et entre les lignes à la lumière Fromm avec Jung — elles avaient envie de bouffer à vingt ans, de bouffer et rien d’autre !  — s’étrangler avec les rations étudiantes de pain, s’empiffrer des deux mains, ramassant les miettes, elles n’ont pas su de toute leur vie ce que le clitoris veut dire (tu as pris conscience de leur sort pour la première fois dans une pharmacie  : on vendait à l’improviste des protections hygiéniques, une queue, toute composée de jeunes nanas qui garnissaient rapidement leurs sacs, et les mémés s’en approchaient interrogeant humblement : « Les filles, qu’est-ce qu’il y a dans ces paquets ? » — « C’est pour les femmes, les femmes ! » rétorquaient dédaigneusement les filles — signifiant ce n’est pas pour vous — et les mamies décontenancées clignaient des yeux ne comprenant rien — maman était par conséquent innocente telle Agnus Dei, ou plutôt la Vierge Marie (elle avait en effet quelque chose de virginal, sur les photos de la fin des années cinquante, — l’époque où elle a enfin pu manger, une fille illumine la photo de sa douceur à ne pas en détacher l’œil ! — le visage délicat, allongé, au petit nez pointu — un type de beauté perdu, tendre, comme auréolé d’un sourire intérieur, un portrait cosaque baroque de près de trois siècles : Roxolane — Varvara Apostol — Varvara Langychivna, — oui, glorieux était l’Hetmanat, mais il est révolu ! — il y en a toujours des beautés charnues-parées, de sous-le-cerisier, mais de celles-là plus jamais, Grand Dieu, déjà ta malheureuse beauté est plus rustre, plus vulgaire, — n’oublie pas de corriger : était !), — maman, oiseau de paradis, agnelle offerte, achevait un doctorat sur la poétique dans un appartement communautaire d’une « khrouchthchovka », pendant que dans la cuisine, sa voisine — une cantinière ouvrière, celle qui devait « diriger l’Etat » (mère-célibataire — cinq enfants de cinq pères différents), ajoutait dans sa casserole de borchtch des torchons et des dents (les dents de lait —

de sa progéniture  — probablement ?), mais elle termina sa thèse, pile en soixante-treize, lorsqu’en tant qu’épouse d’un élément peu fiable, sa thèse pleins les bras, elle fut boutée hors de l’université, dès lors, le jour de ta soutenance (que diable voulais-tu en faire ?) était sa fête et elle se réjouissait comme un enfant , « si seulement papa était encore en vie  ! », — mais comment par la grâce de Dieu, avec quoi pouvait-il être en vie — jeté au fond même d’un puits, s’accrochant spasmodiquement à la margelle : tout sauf le retour dans les camps ! — enterré vivant entre quatre murs  — écouter la radio, fumer à travers la fenêtre et regarder avec l’effroi comment pousse inéluctablement hors de lui, échappe à l’enfermement par la force même de la croissance organique, l’unique femme de sa vie — celle qu’il engendra ? « Soulève ta chemise, je veux voir comment tu te formes » (n’est-ce pas la même intonation soucieuse-impérative — « Retourne-toi je veux te prendre par derrière », — qui, vingt ans plus tard, à peine perçue, soulèvera en toi une sensation obscure de la maison ?), — et peu importe que tu n’aies jamais aimé par derrière, peu importe que tu aies d’abord refusé de soulever la chemise, blessée comme une grande, — face à une autre émotion douce, et autrement profonde et humide : mon enfant, c’est moi, ton papa ! — à la suite de quoi, la chemise, on n’y coupe pas, se soulevait, — une exposition mélange de honte et de trouble, une première expérience bien plus forte que les genoux qui se touchent sous le bureau de l’école, — et pourtant elle s’échappait, mon Dieu, oui, et comment ! — comme une âme suppliciée de sous la hache, mais où ? — Auprès des copains, sorties-danses, rock-groupes, compétitions sportives et les premières embrassades aveugles dans la pénombre des salles de sport — ridicule, à aucun d’eux elle ne pouvait pas même raconter qu’au bout de trois ans, ceux-la sont tout de même venus, la peur du père s’était finalement matérialisée, car la peur se matérialise toujours — par le tourbillon de crissement savoureux des ceinturons de cuir et de la fraîcheur extérieure qui s’engouffre entre quatre murs, par la sensation de l’occupation soudaine de la pièce — trois mâles impressionnants aux joues rosies par le froid, les cartes professionnelles alignées — « préparez-vous », papa qui cherche frénétiquement des papiers, déplaçant de ses mains tremblantes quelque chose sur le bureau, écrasé et pitoyable, et tu bondis sur eux du coin de la pièce redressant le dos de l’adolescence boutonneuse vert-pâle, un cri étouffé, une mèche barrant le visage, t’égosillant : « De quel droit, comment osez-vous ! », — ce n’était pas très réussi, c’était franchement nul, ceux-là t’ont cassé (un jeune officier, fine moustache, s’appliquait, le salaud, pour sûr sa première grande mission, et quelle mission — arrêter un antisoviétique !) — ils t’ont repoussé du pied (« cela ne vous regarde pas, vous êtes trop jeune encore »), et les parents (les visages noircis, comme si on avait glissé du papier photo sous la peau) de même, à peine

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avais-tu sauté, se mirent affolés à agiter les bras-imposer silence-étouffer — mais ce premier échec ne t’a pas arrêtée, car tu es, il avait raison, l’autre — une femme audacieuse, trésor : plus tard, déjà étudiante, en quatre-vingt, sortant avec un soupirant-chéri en bande au théâtre, à l’occasion d’une tournée moscovite triomphale, au hasard, car personne n’avait de billet, riant à gorges déployées, se dardant de répliques en boules de neige, on prenait d’assaut le guichet en compagnie de nos semblables : la veille du Nouvel An, la jeunesse, personne ne voulait se séparer, d’où les flics, — une nuée de paniers à salade, des manteaux gris qui tracent les sillons dans le groupe, qui le pénètrent par grosses vagues, et diable sait comment un instant avant tout était une plaisanterie, une farce, peu importe, si on n’entrait pas, et bien on irait boire un café sur le Khrechtchatyk, la belle affaire ! — et voilà que l’ami du soupirant-chéri — le plus posé de la bande — petit et frétillant comme une vis qu’il suffisait de presser un petit coup et il serait passé ! — repéré et extirpé du troupeau tassé et mugissant, il était traîné sous les bras par deux gaillards en uniforme, sans toucher le sol, alors que le reste de la compagnie s’engageait désemparée à la suite, sans savoir quoi faire, et lui déjà en chant de cygne : « Les gars, mais quoi, les gars, lâchez-moi », ses jambes s’agitaient dans l’espace séparées du corps, ton lapin, une armoire à glace de deux mètres lambinait derrière comme un somnambule et ne cessait de marmonner — « mais non, c’est rien, qu’est-ce qu’ils peuvent lui faire » — alors que le panier était déjà prêt, la portière arrière ouverte, et toi, de nouveau, la femme pleine d’audace — tu bondis sous les roues telle une panthère de ce corps désormais beau et fort, une foudre à longues jambes en pelisse courte, au point que deux flics qui poussaient déjà le pauvre mec dans le véhicule tombent à la renverse : « Les garçons, — la voix sonore taille soudain au point de faire trembler tout autour, — mais qu’est-ce que vous avez, franchement ? » — et tu arraches le jeune homme de leurs mains : les « garçons », les gorilles, desserrent l’étau et, ramollis, se retirent, bredouillant quelque chose comme « mais c’est lui », — ah, oui, sans doute il avait résisté et même laissé échapper sans doute quelque moquerie, — le soupirant survient, on ramasse la victime, et on prend nos jambes à notre cou ! (et la première nuit avec cet homme, lorsqu’il roulera crânement sous « la brique » du sens interdit et que la police l’arrêtera, — lui, petit et courbé, la veste de cuir soudain pendouillant comme un préservatif usé, il leur expliquera quelque chose dans la rue, pantois, les gars, mais quoi, j’ai rien fait, — toi, patientant dans l’auto, tu ouvriras résolument la portière, tu sauteras dehors et faisant résonner les talons contre le bitume, tu secoueras ta crinière, concentrant les regards avides des mâles en ceinturon, tu riras d’un rire brulant capable d’allumer le feu : « Qu’est-ce qui se passe les gars ? On a rien fait de mal », et le flicard sera désarçonné, s’effacera, se

dispersera au vent, — bon, d’accord, allez, mais faites attention à l’avenir, — et le matin te dévorant de ses yeux brillants lorsque tu seras couchée sur le canapé, à moitié recouverte d’un plaid, il dira, lentement en savourant un sourire triomphant au coin des lèvres : « T’es une meuf balaise — sortir tout de suite casser la gueule aux flics… On peut te prendre en mission », — et tu seras submergée d’une vague de fierté infantile : enfin, enfin, on l’a remarqué — car il est de ceux-là, — comme libéré après toutes ces années, et vous vous êtes rencontrés, — car il est plus qu’un frère, une patrie et une maison,…). La peur se glissait de l’extérieur à travers les clôtures par un courant d’air acre, alors qu’à la maison il faisait chaud, presque trop, une dépression juvénile, non, la neurasthénie, des cachets stupides, le sempiternel «  trente-sept deux », et les pleurs plusieurs fois par jour, la femme médecin lui ordonna de se déshabiller et au père de sortir — « La fille est déjà grande » — elle fut interloquée que papa, au lieu de défendre ses droits — c’est tout de même son enfant qui devait être examiné ! — se traînait penaud vers la porte, décontenancé et amoindri comme pris sur le fait (le plus curieux, réfléchit-elle avec la précision d’un chirurgien, qu’il était bel homme, volubile, plein d’esprit et plein de vie, il plaisait aux femmes et aurait très bien pu faire un écart ailleurs, pourquoi préservait-il tant sa pureté comme une vieille fille galicienne, est-ce parce que maman l’avait épousé alors qu’il n’était pas encore réhabilité, et toute sa vie il se crispait intérieurement de peur de l’entendre dire ce qui le rongeait tout entier — qu’il avait gâché sa vie, et qu’il avait tout aussi peur de rester sans elle ?), — il était jugé cette fois uniquement pour le parasitisme (gardé un seul jour au poste), et on se contenta de l’envoyer comme veilleur sur un chantier, il était assis dans une guérite de verre, ouvrant la grille aux camions bennes, et le reste du temps il lisait Bruno Schulz, au sujet duquel il avait osé rêver écrire un jour un livre, mais ne l’a jamais fait (il avait un goût sûr en littérature, seule l’érotique lui était insupportable, tel un senseur catholique !), — sa peur panique devant son irrémédiable croissance « jusqu’où ! ? » — s’enracinait dans le corps et sciait petit à petit les entrailles avec une scie émoussée, mais le cancer fut diagnostiqué trop tard, lorsqu’il était déjà inutile d’opérer, tout le système génital était touché, la prostate et les testicules (tous les jours maman râpait des carottes pour lui faire du jus, et le pressait à la main, rassemblant la pulpe dans le gaz, ses doigts d’ancienne guitariste devinrent jaunâtres indélébiles d’un jaune-sale et se pliaient à peine, et la fille à papa courait la nuit vers la cabine téléphonique à l’angle de la rue appeler les urgences, et lorsque maman les yeux blancs d’épouvante, lui annonça en rentrant de l’hôpital le diagnostique, qu’il fallait cacher à papa, le premier mouvement de sa pensée (qu’elle ne se pardonnera jamais), était froid et implacable, comme sifflé à travers les dents serrées : Dieu soit loué !), au fond, ce n’était rien d’autre qu’une

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guerre — une guerre sans vainqueur, car ayant épuisé tous les moyens pour atteindre son but (écraser d’un genoux, remettre au berceau, « elle n’est encore qu’une enfant », on voulait un garçon mais ça ne fait rien, elle est parfaite, elle leur fera payer à tous pour nous), — l’homme recourt au dernier expédient — la mort, et cela — rien à faire — convainc : tu prends définitivement son parti. Et ton adolescence que tu reniais, que jamais au grand jamais tu ne voudrais revivre, te rattrape vingt ans plus tard, il remonte des coins les plus reculés de ton être une fille-adolescente pétrie de larmes et de peur, qui te submerge toute entière, et rit aux éclats retentissants : alors, tu as réussi à t’enfuir ?..

Et si c’était vrai — les esclaves ne devraient pas mettre au monde des enfants, se demandait-elle, fixant mollement la fenêtre : la première neige était tombée la nuit, mais elle a fondu depuis, seules les vitres des voitures garées le long du chemin luisaient en calvities bovines. Un noir marche sur le trottoir en sautillant vêtu d’une veste rouge vif et d’une cas-quette de base-ball bleue, les mains enfouies dans les poches : il commence à faire froid. Car qu’est-ce que l’esclavage sinon l’inoculation de la peur, — elle glisse sous la main un bloc-notes ouvert, rempli à moitié de ce genre d’aphorismes qui ne font ni chaud ni froid comme le manuel de la logique formaliste. L’asservissement est l’inoculation de la peur. Et la peur tue l’amour. Et sans amour, tout — enfants, poésie, tableaux — tout devient porteur de la mort. Vingt sur vingt, jeune fille. You have completed your research.

Traduit par Iryna Dmytrychyn

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almanach de la littérature ukrainienne contemporaine

Traducteurs :Iryna dmytrychynLubomir HosejkoIrina matviichineNatalia markivOksana mizerakelena Koutcheriava-DuboisIvan Riabtchiïdmytro TchystiakTetyana zonfrillo

ISBN 978-966-2961-84-3НОРА-ДРУК2012

Відповідальна за випуск Е.Сімонова Підп. до друку 04.03.12. Формат 60х84 1/8. Друк офсетнийУмовн. друк.арк. 10,12. Обл.-вид. арк. 11,0. Наклад 150 прим.Видавець: ДП «Нора-Друк»Свідоцтво про внесення суб’єкта видавничої справи до Державного реєстру видавців,виготівників і розповсюджувачів видавничої продукції ДК № 7901042, м. Київ, вул. Патріса Лумумби, 4. Teл.: 044-459-09-44http://www.nora-druk.com

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