379
Gyöngyi Heltai Gyöngyi Heltai USAGES DE L’OPÉRETTE PENDANT LA PÉRIODE SOCIALISTE EN HONGRIE (1949 – 1968) Cet ouvrage examine un phénomène de transfert culturel, soit l’obligation qu’a eue l’opérette hongroise (type de spectacle re- levant du showbiz) d’emprunter des éléments à l’esthétique et à la thématique de l’opérette réaliste socialiste (genre didactique soviétique). L’ouvrage étudie les rapports développés entre ces deux pratiques, initialement distinctes dans la culture hongroise, entre 1949 et 1968. Gyöngyi Heltai (Ph.D. Université Laval 2006) – est chercheur au Dé- partement d’Historiographie et de Sciences Sociales Européennes de l’Université Eötvös Lóránd. Ces recherches portent sur l’his- toire du théatre populaire depuis le XIXe siècle, et plus particuliè- rement, sur la rélation théatre-politique-humour-idéologie. USAGES DE L’OPÉRETTE PENDANT LA PÉRIODE SOCIALISTE EN HONGRIE (1949–1968) ATELIER Centre Franco-hongrois en Sciences Sociales www.atelier-centre.hu Gyöngyi Heltai USAGES DE L’OPÉRETTE PENDANT LA PÉRIODE SOCIALISTE EN HONGRIE (1949-1968)

Usages de l'opérette pendant la période socialiste en Hongrie (1949–1968)

  • Upload
    elte

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Gyöngyi Heltai

Gyöngyi Heltai

USAGES DE L’OPÉRETTE PENDANT LA PÉRIODE SOCIALISTE EN HONGRIE(1949 – 1968)

Cet ouvrage examine un phénomène de transfert culturel, soit l’obligation qu’a eue l’opérette hongroise (type de spectacle re-levant du showbiz) d’emprunter des éléments à l’esthétique et à la thématique de l’opérette réaliste socialiste (genre didactique soviétique). L’ouvrage étudie les rapports développés entre ces deux pratiques, initialement distinctes dans la culture hongroise, entre 1949 et 1968.

Gyöngyi Heltai (Ph.D. Université Laval 2006) – est chercheur au Dé-partement d’Historiographie et de Sciences Sociales Européennes de l’Université Eötvös Lóránd. Ces recherches portent sur l’his-toire du théatre populaire depuis le XIXe siècle, et plus particuliè-rement, sur la rélation théatre-politique-humour-idéologie.

USAGES DE L’OPÉRETTE PENDANT LA PÉRIODE SOCIALISTE EN HONGRIE(1949–1968)

ATELIERCentre Franco-hongrois en Sciences Sociales

www.atelier-centre.hu

Gyöngyi Heltai U

SAGES

DE L’OPÉ

RETT

E PE

NDA

NT LA

PÉR

IODE SO

CIALIST

E EN

HONGRIE (1949-1968)

GYÖNGYI HELTAI

USAGES DE L'OPÉRETTE PENDANT LA PÉRIODE SOCIALISTE EN HONGRIE

(1949–1968)

Gyöngyi Heltai

USAGES DE L'OPÉRETTE PENDANT

LA PÉRIODE SOCIALISTE EN HONGRIE

(1949–1968)

Budapest2011

the European Social Fund (grant agreement no. TAMOP 4.2.1/B-

09/1/KMR-2010-0003).

En couverture:

Hanna Honthy et Kálmán Latabár avec N. S. Khruschev, secrétaire général du parti communiste soviétique à Budapest en 1964.

Photo de Ferenc Vigovszki MTI Fotó

© Gyöngyi Heltai, 2011

Tous droits réservés. Il  est interdit de reproduire, transmettre ou stocker dans un système de recherche documentaire, partiellement ou totalement, la présente publication sous quelque forme ou moyen, électronique ou mécanique que ce soit, y compris par la photocopie ou l’enregistrement, sans l’autorisation préalable de la maison d´édition.

ISBN 978-963-08-2634-1

À la mémoire du professeur Gyula Király

7

RÉSUMÉ

La thèse examine un phénomène de transfert culturel, soit l’obligation qu’a eue l’opérette hongroise (type de spectacle relevant du show-

biz) d’emprunter des éléments à l’esthétique et à la thématique de l’opérette réaliste socialiste (genre didactique soviétique). La thèse étudie les rapports développés entre ces deux pratiques, initialement distinctes dans la culture hongroise, entre 1949 et 1968.

Le chapitre I présente quelques caractéristiques de ce que nous pouvons considérer comme la «  préhistoire  » de l’opérette socialiste et révèle Budapest comme un de centres de production et d’exportation de l’opérette entre les deux guerres. Le corpus convoqué dans ce chapitre est constitué de documents secondaires, notamment de publications internationales consacrées au théâtre musical. Y  sont aussi exposées quelques notions et dé?nitions de l’histoire sociale et culturelle du xxe siècle.

Le chapitre II étudie l’opérette en tant que pratique culturelle. Nous avons focalisé notre attention, d’une part, sur la place et la fonction de ce type de spectacle dans la culture hongroise et, d’autre part, sur la lutte symbolique entre la « tradition inventée » (soviétique) et la « tradition ancienne » (hongroise) de l’opérette. Ce chapitre repose sur un corpus constitué de sources primaires, principalement de documents et de pièces d’archives découverts et déposés dans les Archives Nationales de Hongrie.

Le chapitre III analyse le texte spectaculaire de deux opérettes socialistes légendaires, Magasin d’État et Princesse Czardas, en examinant la coexistence des livrets réalistes socialistes et du jeu traditionnel des vedettes d’avant-guerre. L’interprétation de ces œuvres repose pour beaucoup sur les procédures de composition du message idéologique. Quatre annexes apportent un complément d’informations à l’ensemble. L’annexe A contient le synopsis, découpé par scènes, de Magasin d’État, et l’annexe B  o@re le classement des éléments de la mise en scène et du jeu de Magasin d’État. L’annexe C propose le synopsis des di@érentes scènes de Princesse Czardas, tandis que l’annexe D classi?e les di@érents éléments de la mise en scène et du jeu de Princesse Czardas.

9

AVANT-PROPOS

Mes très vifs remerciements vont d’abord à Mme la professeuse Chantal Hébert pour avoir si eJcacement assuré la direction de ma thèse

malgré son caractère passablement « exotique » pour autant qu’elle conjugue l’approche théâtrale avec l’approche anthropologique de l’histoire sociale de l’Europe de l’Est. Je lui suis reconnaissante autant pour ses propositions de correction, ses multiples conseils et sa patience que pour son soutien sans faille durant ma soutenance. Je  remercie vivement le co-directeur de ma thèse, le professeur Moritz Csáky (Graz-Vienne, Autriche) pour m’avoir constamment inspirée par ses œuvres mondialement reconnues en matière d’histoire d’opérette ainsi que pour son soutien de grande envergure intellectuelle durant la rédaction et la correction de fond de mon travail. Mes chaleureux remerciements vont également à Mme Rose-Marie Lagrave (École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris), ancienne directrice de l’École Doctorale en Sciences Sociales de Bucarest soutenue par l’AUPPELF-UREF, et au Pr. György Granasztói, fondateur de l’Atelier Franco-hongrois en Sciences Sociales (Université ELTE, Budapest). Nul doute que sans leur amical soutien je n’aurais pas pu enrichir mes recherches antérieures concernant le rôle social du théâtre par les découvertes de l’histoire sociale et culturelle francophone. Ma reconnaissance va également à l’AUPELF-UREF, à  l’Université de Laval (en particulier au Pr. Laurier Turgeon) ainsi qu’à l’Institut du xxe Siècle de Budapest pour leur généreuse aide ?nancière et adminstrative. Dans la mise en forme stylistique de ma thèse, Mme Isabelle Tousignant m’a grandement épaulée. Qu’elle trouve ici remerciements. En?n, pour leur durable soutien intellectuel et personnel tout au long d’un travail de recherche prolongé et jalonné d’embûches de toutes sortes, j’exprime ma vive reconnaissance au Pr Gyula Király et à Nándor Heltai.

10

LISTE DES ABRÉVIATIONS

FTP : Federal \eatre ProjectTMO : \éâtre municipal d'OpérettesMOL : Archives Nationales de Hongrie (Magyar Országos Levéltár)MEN : Ministère de l’Éducation nationaleMDP : Parti des Travailleurs HongroisMC : Ministère des a@aires culturellesMSZMP : Parti Socialiste Ouvrier Hongrois

11

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ.................................................................................................................7AVANT-PROPOS .................................................................................................9LISTE DES ABRÉVIATIONS ...........................................................................10INTRODUCTION ..............................................................................................13

CHAPITRE I 

L’OPÉRETTE COMME FORME DE DIVERTISSEMENT TRADITIONNEL EN HONGRIE ...................................................................21

L’histoire de l’opérette en Hongrie ................................................................22 La représentation de l’opérette hongroise vue par les encyclopédies ......28L’opérette comme forme de divertissement traditionnel en Hongrie (1919–1945) dans le réseau des dé?nitions ...........................72

CHAPITRE II

ACTIONS, INTENTIONS. LA PRATIQUE DE L’OPÉRETTE SOCIALISTE .......................................................................................................97

Les sources et leur mode d’application ........................................................971949–1953 Tradition ancienne excommuniée ......................................... 1121954–1956 Tradition ancienne appropriée .............................................. 1441957–1958 Opérette socialiste, une conception abandonnée ................ 1651959–1963 Tradition inventée oubliée ...................................................... 1951964–1968 Opérette dégradée .................................................................... 222Conclusion .................................................................................................... 238

CHAPITRE III

UTOPIE ET DIVERTISSEMENT ................................................................. 241La méthode d’analyse .................................................................................. 241L’analyse de Magasin d’État ....................................................................... 270L’analyse de Princesse Czardas ................................................................... 295

CONCLUSION ................................................................................................ 325

12

Table des matières

ANNEXE A 

Synopsis divisée en scènes – Magasin d’État ................................................ 339

ANNEXE B

Classement des éléments de la mise en scène et du jeu – Magasin d’État ................................................................................................... 343

ANNEXE C 

Synopsis divisée en scènes – Princesse Czardas ............................................ 351

ANNEXE D

Classement des éléments de la mise en scène et du jeu – Princesse Czardas ....................................................................................357

BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................... 365

13

INTRODUCTION

Comme sujet de la présente thèse, nous entendons étudier comment l’opérette, un genre de divertissement bourgeois, est devenu

« socialiste ». Nous comptons baser notre réwexion sur la notion de transfert culturel1, c’est-à-dire sur l’obligation qu’a eue l’opérette hongroise (qui relevait du show-business ou industrie du spectacle) d’emprunter des éléments à  l’esthétique et à  la thématique de l’opérette réaliste socialiste (un genre didactique soviétique). Pour ce faire, nous interrogerons les rapports qui se sont développés entre deux pratiques initialement distinctes, et ce, en raison d’une «  négociation  » – ou transfert – advenue entre les codes du show-business et les codes du réalisme socialiste dans la culture hongroise entre 1949 et 1968. La survivance de l’opérette en Hongrie après l’instauration de l’empire soviétique en Europe de l’Est est un phénomène digne d’attention, car ce genre de spectacle, hérité de la tradition viennoise, fonctionnait originellement selon le modèle « capitaliste » dont il est issu. En e@et, l’opérette austro-hongroise « originale », dont l’âge d’or coïncide avec l’avènement de la monarchie austro-hongroise (1867–1918), représente avec ses fables se dénouant sur des happy ends, ses livrets gais et ses musiques attrayantes, l’image de l’ascension sociale vers la bourgeoisie ou la noblesse.

Au moment de l’étatisation des théâtres en Hongrie, le 22  mai 1949, cette tradition d’opérette était forte. Or  l’étatisation a  entraîné la formation d’un système théâtral subventionné et dirigé par l’État et le parti communiste. Dès lors, la préférence a été donnée à  la di@usion du répertoire soviétique, aux thèmes patriotiques, antifascistes. L’intention politique d’éliminer la fonction de « divertissement bourgeois » du théâtre était ferme. Cependant, le genre n’a pas tout à  fait disparu  : plusieurs opérettes « traditionnelles » ont survécu, tandis que de nouvelles versions d’opérettes dites «  soviétiques  », «  socialistes  » (écrites après 1949) et « réécrites » (adaptations) ont vu le jour. C’est à ces œuvres écrites après 1949 que nous consacrerons notre thèse. Précisons que  l’expression

1 Par transfert culturel, nous entendons « la mise en relation de deux systèmes autonomes et asymétriques qui […] sous-entend une transformation en profondeur liée à la conjoncture changeante de la culture d’accueil » (Werner et Espagne, 1988 : 5).

Gyöngyi Heltai

14

« opérette socialiste » ne désigne pas exclusivement le texte dramaturgique (le livret) ; nous examinerons également l’opérette en sa qualité de pratique culturelle, en centrant notre attention sur la place et la fonction de ce type de spectacle dans la culture2.

Nous examinerons la période comprise entre 1949 et 1968 en prenant comme exemple le \éâtre municipal d’Opérettes (TMO) (Fővárosi Operettszínház) de Budapest, où plusieurs vedettes et librettistes de l’avant-guerre ont continué leurs activités après 1949, date à  partir de laquelle l’opérette a été utilisée par le pouvoir comme véhicule de messages politiques. Notre recherche s’arrêtera en 1968. Nous constatons alors que la musique rock, la télévision et le cabaret politique fournissent déjà plus de possibilités pour la propagande.

Bien entendu, la popularité de l’opérette tient pour beaucoup à  sa musique attrayante, mais, comme nous aborderons notre sujet en termes de processus de négociation opérés entre deux codes spectaculaires (ceux du show-business et ceux du réalisme socialiste) ou encore en termes de transfert culturel, nous n’examinerons pas les spéci?cités musicales des nouvelles versions d’opérettes. Ce  qui nous intéresse, c’est la transformation d’une pratique culturelle et la fonction du type de spectacle qui en résulte dans la culture. En ce qui concerne le corpus, celui-ci est constitué de documents primaires et secondaires : pièces d’archives, données statistiques, mémoires et livrets d’opérettes. À  cela s’ajoutera l’utilisation de sources sonores et de sources audiovisuelles  : enregistrements de spectacles et adaptations cinématographiques d’opérettes socialistes (voir détails en bibliographie).

Malgré le fait qu’en 1994, Kurt Gänzl ait classé Budapest parmi les centres principaux du théâtre musical3, rares sont les ouvrages consacrés à  l’opérette hongroise. Dans les encyclopédies, elle ?gure simplement comme subdivision de l’opérette viennoise et il n’existe pas de monographie faisant état du rôle et de la place occupés par l’opérette dans la vie théâtrale, culturelle et sociale en Hongrie après 1945. C’est cette lacune que la présente thèse veut combler.

Notre travail relève des recherches en culture populaire, auxquelles nous avons le plus emprunté (Burke, 1984 ; McCormick, 1992 ; Hemmings, 1993).

2 Notre thèse prend appui sur les idées de Werner et Espagne et principalement sur leur notion de transferts culturels : « Les échanges entre cultures, même s’ils reposent sur des éléments isolés, sur des itinéraires biographiques singuliers, ne peuvent être interprétés qu’à partir d’une compréhension globale de la conjoncture du pays d’accueil qui opère parfois de véritables transmutations des objets importés » (Werner et Espagne, 1988 : 6).

3 « […] the “main centers” (Berlin, Budapest, London, Melbourne, New York, Paris, Sidney, Vienne) » (Gänzl, 1994 : VI).

Introduction

15

Dans le même domaine, les recherches de Chantal Hébert (1981 et 1989) sur l’histoire et les composantes du théâtre burlesque au Québec présentent un grand intérêt. Par ailleurs, les nombreux ouvrages consacrés à l’opérette viennoise, qui est la plus proche parente de l’opérette hongroise, se concentrent sur la période de la monarchie austro-hongroise. En même temps, plusieurs auteurs d’articles autrichiens et allemands utilisent l’opérette à  des ?ns d’analyses socioculturelles (Marten, 1989) et examinent son rôle dans un régime totalitaire (Kieser, 1991 ; Grunberg, 1984). L’ouvrage de Moritz Csáky (1999) est le plus proche de notre questionnement, non seulement par sa thématique, mais aussi par sa problématique. Csáky veut « […] savoir dans quelle mesure l’opérette fut l’expression d’une époque déterminée, d’une conscience sociale concrète et de son appareil intellectuel ; dans quelle mesure elle était représentative du socio-cultural behaviour d’une population urbaine qui fut en retour le principal récepteur et promoteur de ce genre artistique » (Csáky, 1996  : 233). L’auteur analyse le rôle social et culturel que l’opérette a  joué sous la monarchie austro-hongroise. Il constate, entre autres, que ce genre mineur a rewété des transformations sociales.

L’opérette et le théâtre de boulevard ont été peu étudiés par les spécialistes des sciences sociales en Hongrie. Seuls les ouvrages de Batta (1992) et Bódis (1994), de même que les articles de Hanák (1997) et Nagy (1994) examinent le rôle de l’opérette, au cours de la période comprise entre 1867 et 1918, du point de vue de l’histoire culturelle. En ce qui concerne la littérature sur l’opérette socialiste, au cours des années 1950 et 1960, plusieurs écrits de vulgarisation (souvent présentés sous la forme d’une histoire de l’opérette) comme celui de Gáspár (1963) ont été publiés. Nous disposons aussi de nombreux mémoires d’artistes, de deux chroniques (Rátonyi, 1984  ; Bános, 1983), de quelques biographies de vedettes (Molnár Gál, 1982  ; Gál, 1973) et de deux études (Szemere, 1979 ; Bán, 1980) sur les opérettes de la période Rákosi (1949–1952).

En ce qui concerne les publications postérieures à  1989, deux livres s’intéressent partiellement à  la situation de l’opérette sous le régime socialiste (Bános, 1996  ; Molnár Gál, 1997). Les ouvrages sur la politique culturelle de la Hongrie socialiste sont plus nombreux et le sujet plus approfondi (Veres, 1992  ; Révész, 1997). Cependant, il existe un seul article consacré à  la direction des théâtres étatisés (Strasszenreiter, 1996), mais il ne porte pas sur les problèmes de l’opérette. Tout compte fait, aucune étude de fond n’a encore été consacrée à la signi?cation culturelle et sociale de l’opérette pendant la période socialiste en Hongrie4. De plus,

4 Toutefois, précisons que nous avons déjà abordé cette problé matique dans nos publications et dans nos études qui examinaient le lien entre l’humour et l’idéologie dans

Gyöngyi Heltai

16

à notre connaissance, aucune étude n’examine le lien entre show-business (ou industrie du spectacle) et réalisme socialiste en termes de «  transfert culturel ». Or ce rapport entre une «  tradition réelle » (l’opérette comme industrie du spectacle) et une « tradition inventée5 » (l’opérette comme outil de propagande) soulève beaucoup de questions.

Notre projet, on l’a dit, a  pour objectif d’identifier la spécificité et l’originalité de ce transfert culturel. Nous posons l’hypothèse qu’au début, les éléments du show-business et ceux du réalisme socialiste ont fonctionné comme des entités isolées dans le spectacle, autrement dit comme des «  îles culturelles  », selon l’expression de Kirsten Hastrup (dans Pavis, 1996 : 256) : la séparation et le contraste ont donc dominé. Mais, plus tard, les modèles pluralistes sont apparus sur la scène ; dès lors, le contact et la compétition ont déterminé la relation et l’organisation des codes du show-business et du réalisme socialiste. Après 1956, une «  créolisation  culturelle  » (toujours selon la terminologie d’Hastrup) s’est glissée dans le livret et dans le jeu, et il était déjà difficile de séparer les éléments du show-business des éléments du réalisme socialiste. En  cherchant à  distinguer les codes du show-business des codes du réalisme socialiste, nous ne voulons pas désavouer ces derniers au profit des premiers. Nous voulons plutôt identifier les modalités de leur coexistence (contraste, compétition, croisement) dans les livrets et dans les spectacles. Ce rapport entre la « tradition réelle » (austro-hongroise) et la « tradition inventée » (réaliste socialiste) en matière d’opérette est, à notre avis, tout à fait particulière dans l’histoire du théâtre populaire, étant donné que la culture-source (soviétique) a  proposé à  la culture-cible (hongroise) une version textuelle et scénique d’un genre dans lequel la culture-cible avait déjà une tradition et un savoir-faire plus marquants que la culture-source. Autrement dit, c’est la culture-cible,

la dramaturgie et le théâtre. Dans notre mémoire de maîtrise, nous avons examiné la structure dramaturgique de cinq pièces de Michael Boulgakov (Heltai, manuscrit, 1985a ; 1984a, 1984b, 1985b, 1987a). Puis, nous avons préparé une étude sur la réception critique de représentations de drames de Boulgakov dans les théâtres hongrois (1987b). En tant que participante aux programmes de recherches en littérature comparée du Central European University (Budapest), nous avons rédigé une étude, intitulée Schematic dramas and political parabola dramas, examinant les diverses versions dramatiques du réalisme socialiste inspiré par Zhdanov (manuscrit, 1993). Puis, dans une étude centrée explicitement sur les caractéristiques des genres comiques, nous avons analysé les changements dans les messages politiques de comédies théâtrales et cinématographiques de l’époque allant de 1950 à 1980 en Hongrie (Heltai, 1997).

5 Cette distinction est proposée par Eric Hobsbawm dans Hobsbawm et Ranger (dir.) (1983), $e Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press.

Introduction

17

ou l’opérette austro-hongroise, qui aurait inf luencé le développement de l’opérette soviétique (Vladimirskaja, 1975). C’est ce que cette thèse veut démontrer.

Pour ce faire, notre recherche portera sur trois aspects, chacun d’entre eux faisant l’objet d’un chapitre de la thèse. Dans le premier chapitre, notre réwexion est orientée vers la tradition ancienne de l’opérette hongroise comme forme de divertissement traditionnel en Hongrie. Premièrement, nous proposerons une classi?cation de l’histoire de l’opérette en Hongrie jusqu’à 1949. Deuxièmement, nous discuterons de la représentation qu’on donne de l’opérette hongroise dans les encyclopédies musicales, dans les encyclopédies théâtrales et dans les ouvrages histoiriques consacrés à  l’opérette. Finalement, nous étudierons l’opérette comme forme de divertissement traditionnel en Hongrie, en l’inscrivant dans le réseau de dé?nitions : champ de grande production symbolique (Pierre Bourdieu), industrie théâtrale, théâtre de boulevard, théâtre musical, et ?nalement opérette par rapport comédie musicale.

Dans le deuxième chapitre, nous analyserons l’opérette comme une pratique culturelle, en concentrant notre attention sur la place et la fonction de ce type de spectacle dans la culture, c’est-à-dire sur la lutte symbolique entre la « tradition inventée » et la « tradition ancienne » de l’opérette pour la période comprise entre 1949 et 1968. Cette partie présente les résultats d’une recherche menée dans les Archives Nationales de Hongrie (MOL). Notre argumentation se basera donc exclusivement sur des documents primaires jusqu’à l’heure actuelle inexplorés. Nous analyserons l’ensemble du corpus à  partir des critères récurrents suivants  : mécanismes de la direction théâtrale, attitude face au modèle soviétique, autorisation du répertoire, position d’opérettes réalistes socialistes dans le répertoire, attitude politique appliquée au métier théâtral, location collective de spectacles6, tâches politiques octroyées au théâtre, place du TMO dans la hiérarchie des théâtres, attitude par rapport à la « tradition ancienne », changement d’élite au champ de l’opérette7 – pour chaque période socioculturelle (1949–1953, 6

«  Location collective des spectacles  »  : pratique introduite après 1949 pour stimuler la fréquentation des spectacles. Les « préposés » au service de location collective des spectacles ont exercé leurs fonctions aux théâtres et sur les lieux de travail. Ils ont eu pour mission de garantir le ravitaillement continu de spectateurs, particulièrement pour les spectacles réalistes socialistes. Donc, la location collective des spectacles devait concourir au succès de la politique culturelle. À  cette ?n, les préposés pouvaient employer des méthodes ?nancières (réductions pour les groupes, abonnements) ou intimidantes (pression exercée sur les collectifs de travail).

7 Par «  changement d’élite au champ de l’opérette  », nous entendons la dynamique des transformations opérées par la direction théâtrale centralisée par rapport à  la tradition

Gyöngyi Heltai

18

1954–1956, 1957–1958, 1959–1963, 1964–1968) établie par nous.Dans le troisième chapitre, nous étudierons le fonctionnement scénique

du transfert culturel, de même que la coexistence des livrets réalistes socialistes et du jeu traditionnel des vedettes d’avant-guerre. Nous chercherons la répartition du message et de l’humour, la hiérarchie entre le texte (prioritaire selon le réalisme socialiste) et le jeu de l’acteur (prioritaire selon la tradition d’opérette hongroise), la hiérarchie entre le jeu du comique et le jeu du héros « positif ». Dans notre premier exemple, nous analyserons une opérette «  socialiste  » classique, Magasin d’État (Állami Áruház) (1953). Comme deuxième exemple, nous étudierons l’enregistrement d’une réécriture signée par les librettistes d’avant-guerre István Béke@y et Dezső Kellér, la Princesse Czardas. La première de cette opérette de Imre Kálmán se déroulait le 12  novembre 1954 au TMO où elle a  obtenu un immense succès.

Notre approche relève de l’anthropologie culturelle, qui est tout à  fait indiquée tant pour examiner les rapports entre le spectacle et la société que pour faire une analyse dite interculturelle. Pour interpréter les étapes de « transfert culturel », nous avons choisi la typologie des rapports culturels de Kirsten Hastrup8 (Pavis, 1996 : 256), qui permet d’aller au-delà d’une simple description du phénomène pour l’aborder plutôt comme un processus culturel. Hastrup résume en quatre images les modalités de tout échange (inter)culturel : îles culturelles, pluralisme culturel, créolisation culturelle et multiculturalisme.

Pour l’étude des transactions idéologiques dans la culture et dans le spectacle, nous utiliserons la notion d’idéologème, reprise par Pavis tout spécialement pour l’analyse idéologique des spectacles. Pavis dé?nit l’idéologème comme une «  […] unité textuelle et idéologique qui fonctionne à  l’intérieur d’une formation sociale, idéologique et discursive. Il  [l’idéologème] existe en tant qu’unité conceptuelle dans le champ idéologique extra-textuel et dans le champ textuel sous forme d’unité narrative ou thématique » (1996 : 243). Étant donné que le discours quotidien (propagande, slogans, art didactique) des régimes socialistes totalitaires est porteur d’idéologèmes, ce concept s’avère un outil de recherche tout aussi utile pour l’analyse de  l’opérette comme pratique (chapitre 2) que pour l’analyse des spectacles (chapitre 3). Soulignons

ancienne des vedettes de l’opérette hongroise de l’entre-deux-guerres et ce, au cours de di@érentes périodes socioculturelles. La  volonté d’expulser l’ancien et de désigner une nouvelle élite socialiste a alterné avec l’aspiration à l’appropriation culturelle des comédiens et des librettistes du show-biz, en mettant ces derniers au service de l’opérette socialiste.

8 Anthropologue danoise, collaboratrice pour l’ISTA (International School of \eatre Anthropology).

Introduction

19

que l’idéologème, en tant que construction textuelle, n’est pas dé?nissable en termes de vérité ou de fausseté. Nous devons néanmoins prendre en considération que les idéologèmes sur et dans l’opérette entre 1949 et 1968 ont entretenu un rapport problématique avec la vérité, qu’elle soit historique ou sociale. Aussi nous faut-il surveiller et commenter ce découpage entre la pratique et le discours.

En ce qui concerne l’interprétation de l’opérette hongroise, l’explication donnée par Moritz Csáky inwuencera notre questionnement. Grâce aux méthodes de l’histoire sociale et culturelle, Csáky étudie l’opérette comme expression d’une époque, d’une conscience sociale des habitants des grandes villes. L’auteur attribue à l’opérette austro-hongroise trois caractéristiques déterminantes  : en plus d’aborder constamment l’actualité politique, l’opérette austro-hongroise du tournant du siècle était médiatrice de la modernité de même que manifestation de la pluralité ethnique et culturelle caractéristique de l’Europe centrale (Csáky, 1996 : 240). Bien que l’auteur limite l’impact culturel de l’opérette austro-hongroise à  la monarchie, nous examinerons ces trois caractéristiques dans les opérettes socialistes, car la politisation, le problème de la modernité et la pluralité ethnique (internationalisme prolétarien) sont autant d’idéologèmes  récurrents. Nous devons saisir leurs signi?cations nouvelles.

Concernant le réalisme socialiste, nous utiliserons la conception de Borys Groys qui interprète le réalisme socialiste comme une version du modernisme (1992, 1997). Ce  qui nous intéresse, c’est de comprendre la signi?cation culturelle particulière que pouvaient revêtir les codes du réalisme socialiste introduits dans les spectacles de divertissement à  l’intention d’une société colonisée ou à coloniser. Cela nous amène aux problèmes de l’adaptation, de la réécriture et de la traduction. L’opérette hongroise traditionnelle était un genre codé, avec des personnages prédéterminés (bon vivant, prima donna, soubrette, comique) et un type de fable particulier. Après 1949, les dérogations aux règles du genre (réécritures dans des buts didactiques et idéologiques, traductions d’opérettes soviétiques) ont trompé l’horizon d’attente du spectateur. Nous en arrivons à l’étude du spectacle proprement dit et au jeu de l’acteur. Ce travail reposera sur l’analyse de l’enregistrement du spectacle de la Princesse Czardas et de l’adaptation cinématographique de Magasin d’État (Állami Áruház). Dans l’analyse idéologique de ces spectacles (chapitre  3), notre attention se dirigera sur l’écart existant entre les deux traditions et se manifestant tant dans le jeu que dans la mise en scène.

Pour caractériser les di@érences entre le jeu de l’opérette traditionnelle et le jeu réaliste socialiste, nous emploierons le modèle interprétatif de Marco De  Marinis (1994  : 172–180). Ce  modèle examine le jeu du «  comique

Gyöngyi Heltai

20

traditionnel » selon les aspects suivants  : solitude sur la scène, négation du théâtre du metteur en scène, rapport spécial au texte dramaturgique, manque d’une légitimation esthétique préalablement donnée, tradition spéci?que, masque, intertextualité propre au carnaval, plurilinguisme non virtuose, rapport à la haute culture, contact pas toujours garanti avec les spectateurs, corps ?ctif, improvisation. Nous pensons, en e@et, que les critères de modèle de «  comique traditionnel  » peuvent fort bien s’adapter à  l’analyse du jeu de l’acteur dans l’opérette. Nous accordons une signi?cation primordiale à  l’interprétation du jeu, car nous faisons l’hypothèse que c’est le jeu non imitatif qui a rendu « consommables » les versions nouvelles d’opérettes et qui a  rendu possible l’utilisation du genre pendant la période socialiste en Hongrie.

En analysant la mise en scène au chapitre 3, nous emploierons les aspects suivants : la dimension auto-, idéo- et intertextuelle, « l’horizon d’attente » du spectateur (Jauss), « l’univers encyclopédique, le monde possible » (Umberto Eco), l’identi?cation/distanciation, la parodie, l’analyse idéologique, l’approche anthropologique, les types des rapports interculturels, le métatexte de la mise en scène, le rapport personnage-acteur, la cohérence ou l’incohérence de la mise en scène, la lecture de la fable par la mise en scène et le rapport entre la mise en scène et le texte. Ces di@érents aspects, que nous ne faisons qu’énumérer ici, seront expliqués au fur et à mesure que nous nous y intéresserons.

En terminant, nous soulignerons qu’aujourd’hui, l’opérette est considérée de nouveau comme partie prenante du show-business en Hongrie. Le public actuel envisage et apprécie le spectacle comme un divertissement léger. Le changement de fonction commandé par le « haut » n’a pas pris racine : la «  rééducation  » des spectateurs en récepteurs de messages politiques transmis par le théâtre a vraisemblablement échoué.

21

chapitre i 

L’OPÉRETTE COMME FORME DE DIVERTISSEMENT TRADITIONNEL EN HONGRIE

La problématique de l’opérette comme forme de divertissement traditionnel en Hongrie porte sur une longue période, qui va du

2 avril 1860 – date à laquelle la première opérette, Le mariage aux lanternes d’O@enbach, a été présentée à Pest – jusqu’à aujourd’hui. Ce genre théâtral, avec ses fables se dénouant sur des happy end, avec ses livrets gais et ses musiques attrayantes et mélodiques, a toutefois pratiquement disparu des répertoires théâtraux européens après la Deuxième Guerre mondiale. Par contre, force est de reconnaître que l’opérette est bien vivante dans les théâtres hongrois actuels. Dans le programme des 12 théâtres provinciaux et dans plusieurs des 20  théâtres de Budapest, qui sont tous jusqu’à présent ?nancés par les municipalités ou par l’État, les opérettes à l’aJche rewètent l’intérêt constant du public pour ce divertissement traditionnel. En e@et, le goût et le désir du public sont de nouveau présents, tandis que les subventions sont moins généreuses que pendant la période socialiste, soit entre 1949 et 1989, alors que les compagnies jouaient leur répertoire sans se soucier beaucoup des lois du marché. Après 1989, quand le régime communiste a pris ?n en Hongrie, la réhabilitation et la redécouverte de l’opérette comme « genre national », comme produit possible d’exportation, ont conduit à l’organisation, en 1997, d’un festival annuel d’opérettes dans le cadre du Festival international du printemps à  Budapest. Le  \éâtre municipal d’Opérettes (Fővárosi Operettszínház, établi en 1922) – rebaptisé \éâtre de l’opérette de Budapest en 2001 – a gardé jusqu’à présent son édi?ce et son genre. La  troupe o@re un répertoire composé d’opérettes traditionnelles et de comédies musicales. Dans la période comprise entre 1956 et 2004, cette compagnie théâtrale a fait 98 tournées à l’étranger en donnant environ 1 200 spectacles d’opérette en Europe et au Japon. Elle présente, en outre, des saisons d’opérettes de six semaines chaque année, à Munich, depuis 1985. Ce théâtre a représenté l’art théâtral hongrois dans le cadre du festival culturel « Magyar Magic » organisé en Grande-Bretagne

Gyöngyi Heltai

22

en 2004. La  Comtesse Maritza d’Emmerich Kálmán a  obtenu un grand succès à Londres1.

Évidemment, cette tradition forte, bien que controversée, est composée de périodes très di@érentes. Notre thèse se concentrera sur l’époque comprise entre 1949 et 1968 et s’intéressera aux utilisations de l’opérette pendant le socialisme. Mais pour pouvoir interpréter la survivance et la capacité d’adaptation de ce genre de théâtre populaire, il nous faut d’abord rappeler l’histoire de l’opérette en Hongrie depuis 1860 jusqu’à 1949. Notons que cette histoire ne se termine pas en 1968, date qui balisera la ?n de notre recherche, mais la mise en contexte des usages subséquents nécessiterait beaucoup d’informations additionnelles débordant le cadre de la présente thèse.

L’histoire de l’opérette en Hongrie

Première phase : 1860–1900 : la « préhistoire »

La première époque de l’opérette commence après le compromis austro-hongrois en 1867 et s’étend jusqu’à la première décennie du xxe siècle. Cette « préhistoire » est dominée, comme partout en Europe, par des adaptations d’opérettes françaises. Le  premier théâtre spécialisé en opérettes et en spectacles musicaux a été le Népszínház, inauguré en 1875, à Pest. Pendant la direction de Jenő Rákosi, entre 1875 et 1881, on a monté 158 productions d’opérettes, entre autres La Fille de Madame Angot (48 spectacles), Les Cloches de Corneville (205 spectacles), Le Petit Duc (42 spectacles) (Gänzl, 1994 : 1190). Sous la direction de Lajos Evva, entre 1881 et 1897, on a continué à produire des adaptations d’opérettes populaires étrangères  : Les Contes d’Ho*mann,

1 Le critique de $e Daily Telegraph a écrit : « An all singing, all dancing treasure. \is is pure joy ! If you are looking for an evening out that brings a glow to the heart, a tear to the eye and a li� to the spirits, then head for one of the remaining performances of Countess Maritza, a show of terri?c exuberance and panache. […] And the great thing about the Budapest company is that they can sing, dance and act equal elan. […] the production is pacy, and has the sort of polish that comes not from any sense of routine but from natural instinct and long experience » (Norris, 2004). Le critique de $e Times a écrit  : « Wonderful ! Necessary too : for the Budapest Operetta Company, belatedly making its ?rst British visit a�er 82 years of existence, is performing Emmerich Kálmán’s Countess Maritza, a hit from its debut in 1924, and still with most charms intact. For the rest, Miklós-Gábor Kerényi’s production o@ers 80 per cent bliss : no sending up or penny-pinching, just the honest joys of escapist fun with women’s large hats, knee breeches, champagne, dances and a musical goulash crammed with hot tunes. […] Everyone still came out smiling and doing that old-fashioned thing, humming the tunes » (Brown, 2004).

Chapitre i

23

Orphée aux enfers, Der Bettelstudent, Rip van Winkle, Les Pilules du Diable, Der Zigeurnbaron, $e Mikado, Mam’zelle Nitouche (Gänzl, 1994  : 423). D’autre part, le Népszínház a  déjà o@ert des opérettes originales hongroises, telles que Az eleven ördög (1885), Királyfogás (1886), A suhanc (1888), A cziterás (1894), qui ont rarement été reprises. La première génération de compositeurs hongrois «  préviennois  », Béla Hegyi, Szidor Bátor, Jenő Sztojanovits, Béla Szabados, Elek Erkel, Dezső Megyeri, etc. (Gänzl, 1994 : 423), n’ont pas fait de carrières internationales.

Pendant cette première époque, nous devons noter la persistance d’un genre musical hongrois, concurrent à l’opérette, qui est le drame folklorique (népszínmű). Dans le Crâneur de village (1875) d’Ede Tóth, Poulain jaune (1877) et la Bourse rouge (1878) de Ferenc Csepreghy, tous les protagonistes étaient des villageois et la musique était pseudo-folklorique. Étant donné que le théâtre hongrois de cette époque avait comme mission de propager la langue et de renforcer le sentiment national, le Népszínház présentait souvent ces pièces musicales à  «  sujet paysan  ». Bref, retenons qu’à cette époque pré-viennoise, l’opérette en Hongrie n’a produit ni modèle original «  exportable  » du genre ni un style de jeu innovateur. Les créateurs et le public de Pest suivaient les prototypes européens.

Deuxième phase : 1900–1918 : l’opérette austro-hongroise

Cette deuxième époque de l’histoire de l’opérette en Hongrie a été nourrie par une évolution rapide du capitalisme hongrois, par une croissance imposante de la capitale ainsi que d’une classe moyenne à  Budapest au tournant du siècle. «  Entre 1890 et 1900, sa population [de Budapest] augmenta de plus de 40  %. En  1900, avec une population totale de 733 000 habitants, elle était devenue la sixième ville d’Europe, et la première entre Vienne et Saint-Pétersbourg  »  (Lukács, 1990  : 1). Simultanément à  cette croissance cosmopolite, une structure de théâtres privés a  aussi été établie, dont les répertoires favorisaient la comédie et l’opérette. Vers 1900, il y  avait 16  000  places dans les théâtres de Budapest. Le  \éâtre de la Gaieté (Vígszínház), ouvert en 1896, se spécialisa en comédies et en vaudevilles importés de France, mais il o@rait occasionnellement des opérettes. Le  \éâtre hongrois (Magyar Színház), fondé par Jenő Rákosi en 1897, présentait régulièrement des opérettes et continua cette pratique pendant des décennies. Quant au \éâtre Royal (Király Színház), établi en 1903, il est devenu une salle spéciale pour les nouvelles opérettes « austro-hongroises  ». La  forte concurrence sur le marché des théâtres populaires

Gyöngyi Heltai

24

privés s’est a@ermie avec l’ouverture de l’Opéra populaire, Népopera, (plus tard le \éâtre de la ville, Városi Színház), qui, en 1911, a été conçu pour rendre accessible l’opéra au grand public (en o@rant 2 500 places), mais où on donnait régulièrement des spectacles d’opérettes.

Pendant cette deuxième période, un esprit cosmopolite a  conquis Budapest, c’était l’âge d’or de la monarchie austro-hongroise et de l’opérette viennoise. Une pléiade de talents de l’opérette hongroise ont envahi les scènes de Budapest. Compositeurs (Pongrác Kacsoh, Viktor Jacobi, Ákos Buttykai, Albert Szirmai), librettistes (Miksa Bródy, Árpád Pásztor, Károly Bakonyi, Imre Harmath, Zsolt Harsányi, Jenő Heltai, Ferenc Martos), prime donne (Sári Fedák, Emmi Kosáry, Ilka Pálmay), soubrettes (Klára Küry, Juci Lábass, Sári Petráss), comiques (Mihály Pap, Árpád Latabár, Márton Rátkai) luttaient pour s’attirer l’intérêt du public. Lehár et Kálmán, les compositeurs les plus fameux, ont symbolisé une tradition hybride austro-hongroise de l’opérette et leur réputation mondiale a grati?é les deux nations. Leurs opérettes (avec les comédies de Ferenc Molnár, basées sur la technique du vaudeville), sont devenues de véritables produits d’exportation. Dans cet âge d’or du show-biz, l’opérette austro-hongroise est devenue une version originale du genre. Ses personnages (le bon vivant, la prima donna, la soubrette, le comique) étaient fortement stylisés, les spectacles se composaient de numéros musicaux, de danses et de parties narratives (semblables à  la comédie musicale). Moritz Csáky attribue à  l’opérette austro-hongroise trois caractéristiques déterminantes  : «  l’opérette ne cessait d’aborder l’actualité politique  » (Csáky, 1996 : 240), l’opérette austro-hongroise du tournant du siècle était la médiatrice de la modernité et la manifestation de la pluralité ethnique et culturelle de l’Europe centrale.

Troisième phase : 1919–1945 : le marché théâtral de Budapest

Les caractéristiques de l’opérette austro-hongroise mentionnées précédemment devaient être inévitablement modi?ées avec les changements politiques et socioculturels radicaux survenus en Hongrie en 1918. En e@et, la défaite militaire pendant la Première Guerre mondiale et la désintégration de la monarchie austro-hongroise ont fortement inwuencé la vie culturelle et le marché de l’opérette. De plus, le 16 novembre 1918, la première république hongroise a  été proclamée. La crise économique et politique, la guerre, la révolution en Russie ont conduit à une radicalisation sociale. Le Parti social-démocrate a fusionné avec le Parti communiste, qui avait seulement quatre mois d’existence, et une «  république des conseils  » a  reçu le pouvoir en

Chapitre i

25

1919. Pendant les quatre mois d’existence de cette dictature du prolétariat, le nouveau pouvoir a radicalement rompu avec l’histoire hongroise précédente en mettant en place des mesures de type bolchevique : nationalisation des entreprises de plus de vingt ouvriers, nationalisation des banques et des fortunes déposées dans les banques, nationalisation des écoles, mesures sévères contre l’Église, étatisation de la sphère culturelle favorisant une culture ouvrière, vulgarisatrice des idées communistes, etc. La menace d’un pays communiste en Europe a davantage aggravé l’isolement politique de la Hongrie. La « république des conseils » est tombée le 2 août 1919, ses chefs se réfugiant en Autriche. Pour la société hongroise, ces événements étonnants ont incontestablement signalé que le « bon vieux temps » de la monarchie et de l’opérette viennoises était révolu. Mais l’écroulement ?nal, qui ne pouvait pas rester sans inwuence pour la culture, la mentalité et l’identité hongroises, fut le traité de paix signé le 4 juin 1920 au château de Trianon à Paris, traité qui a amputé des deux tiers le territoire de la Hongrie. La Hongrie, qui était un pays européen moyen de 282  000  kilomètres carrés, est devenue un petit pays de 93 000 kilomètres carrés. Ce changement territorial a signi?é le détachement de 60  % de la population, qui est passée de 18,2  millions à 7,6 millions d’habitants. Dans ce 60 %, il y avait 3,2 millions de Hongrois (Romsics, 1999 : 145).

Nous n’avons pas la moindre intention d’interpréter l’opérette et ses signi?cations socioculturelles comme de simples rewets des évènements politiques ou économiques. Toutefois, nous présupposons que le « message » des opérettes devait être inéluctablement di@érent en ce qui concerne les opérettes produites en Hongrie après 1918. C’est la raison pour laquelle nous poserons, dans les pages qui vont suivre, quelques questions en relation avec cette troisième époque postmonarchique de l’opérette hongroise. Nous le ferons non seulement parce que cette époque est beaucoup moins étudiée que celle « de l’opérette viennoise », mais aussi parce qu’elle prépare l’avènement de l’opérette socialiste et que cette pratique répandue et cosmopolite a  conditionné le goût du public hongrois pendant 25  ans, de 1920 à  1945. En  acceptant la supposition que les caractéristiques de l’opérette viennoise étaient la politisation et l’interprétation du problème de la modernité et de la pluralité ethnique, nous devons maintenant suivre les réinterprétations de ces caractéristiques dans un contexte culturel absolument nouveau après 1918.

Naturellement, le centre de production d’opérettes reste Budapest. En 1922, le \éâtre municipal d’Opérettes a été ouvert, prouvant ainsi qu’il persistait une demande pour ce genre. De plus, la croissance de la ville est continuelle (en 1920 : 1 232 826 habitants ; en 1940 : 1 723 791 habitants),

Gyöngyi Heltai

26

partiellement à  cause de l’arrivée des réfugiés des territoires perdus, soit environ 350  000  personnes en tout. De  cette façon, Budapest s’est trouvée très disproportionnée par rapport à la province, ce qui a accéléré l’antipathie et la tension entre les deux types de culture cosmopolite et traditionnelle. L’atmosphère politique a aussi changé. La monarchie avait suivi une politique libérale et le nouveau régime de l’amiral Horthy était une démocratie parlementaire avec des éléments conservateurs, autocratiques. L’idéologie oJcielle se basait sur la politique de la revendication des territoires perdus.

Tout compte fait, la question est la suivante : comment une forme de spectacle essentiellement humoristique, antiréaliste, anti-imitative – ce qu’était l’opérette des années 1920–1930 – pouvait-elle avoir une popularité extraordinaire dans une société touchée par un deuil national, une crise économique et ?nancière et dans un isolement international ? De  plus, comment ce genre pouvait-il produire une version importée et jouée dans les théâtres de boulevard en Europe et aux États-Unis ?

Nous n’avons pas beaucoup de sources pour donner des réponses à ces questions. Cette troisième phase de l’opérette hongroise est une tradition cachée et méprisée qui n’était revalorisée ni en Hongrie ni à l’étranger. Bien que Budapest soit devenue un centre d’exportation d’opérettes dans les années 1920–1930 (il y avait des « manufactures » pour la préfabrication des opérettes et les artistes hongrois ont vigoureusement participé au show-biz international), nous ne trouvons que des remarques très générales sur cette période dans les ouvrages de référence.

By the end of the nineteenth century, Paris, Vienna, and London were the capitals of operetta, with hundreds of operetta troupes playing other cities throughout the world. A�er World War I, Berlin, Budapest and New York increased their exports to such an extent that they joined the list of principal operetta cities (Traubner, 1983 : x).

[…] \e principal operetta cities have always been Paris, Vienna, London, Berlin, Budapest and New York, as there are the places were operetta activity was greatest, and where operettas with international circulation were created and where they still are performed. Cities like Moscow, Warsaw, Prague, and Munich, among others, still have active operetta houses, but none of them has given the world a lasting operetta hit (Traubner, 1983 : xvi).

Nous considérons spécialement regrettables ce hiatus dans l’histoire des théâtres populaires et cette mésestimation dans l’histoire culturelle hongroise, étant donné que c’était la participation la plus marquante du théâtre hongrois

Chapitre i

27

à l’échelle internationale. De plus, en Hongrie, l’opérette était un divertissement national qui, loin d’être limité aux classes défavorisées, formait et exprimait la mentalité culturelle et sociale d’une nation. C’est la raison pour laquelle nous commenterons, dans un premier temps, la représentation ambiguë qu’ont donnée de l’industrie de l’opérette hongroise les encyclopédies musicales et théâtrales. Dans un deuxième temps, nous formulerons quelques hypothèses quant au fonctionnement de cette pratique culturelle à  Budapest, entre les deux guerres. De toute évidence, nous ne pouvons pas évaluer les changements socioculturels dans la sphère de l’opérette socialiste si nous ne connaissons pas les spéci?cités du modèle « capitaliste ». Seulement la compréhension de la logique et de la pratique du spectacle d’avant-guerre expliquera la réaction des gens du métier et du public après 1949.

La période entre 1945 et 1949 : la transition vers le stalinisme

Nous considérons la période entre la ?n de la Deuxième Guerre mondiale (1945) et l’introduction d’un régime stalinien, qui coïncide presque avec l’étatisation des théâtres (1949), comme une période transitoire, sans liberté réelle pour la société, pour le métier théâtral et pour le public. La  présence et l’inwuence de l’armée soviétique en Hongrie se manifestaient par un pouvoir informel et démesuré du parti communiste, malgré l’existence d’un système pseudo-parlementaire. L’inclusion de la Hongrie parmi les pays satellites communistes dépendait exclusivement des réalités de la politique extérieure, de la balance du pouvoir entre l’URSS et les pays occidentaux. Dans cette ambiance de plus en plus menaçante pour la liberté politique, la liberté d’expression et la propriété privée, ni les théâtres privés ni la société ne pouvaient continuer une pratique basée sur la demande et sur le choix. La culture est devenue le terrain de la lutte idéologique et l’opérette, considérée comme genre bourgeois par excellence, a été transformée dans le discours politique et dans la presse théâtrale en ennemi du progrès social.

L’opérette socialiste : entre 1949 et 1968

Dans notre thèse, nous examinerons l’époque comprise entre 1949 et 1968 en prenant comme exemple le \éâtre municipal d’Opérettes (TMO) de Budapest, où plusieurs vedettes et librettistes de l’avant-guerre ont continué d’exercer leurs activités après 1949, date à partir de laquelle l’opérette a été

Gyöngyi Heltai

28

utilisée par le pouvoir comme véhicule de messages politiques. Notre recherche, on l’a dit, s’arrêtera en 1968.

La représentation de l’opérette hongroise vue par les encyclopédies

Après ce rappel historique, nous essayerons de démontrer l’intégration de l’opérette hongroise dans le marché global du théâtre musical des années allant de 1920 à 1940. En examinant les encyclopédies musicales et théâtrales, nous chercherons deux types de représentations. Nous voulons savoir d’abord comment le genre de l’opérette hongroise est représenté (individuellement ou comme partie de la tradition viennoise) et, deuxièmement, comment la spéci?cité de l’opérette hongroise en tant que spectacle est décrite. Ce faisant, nous tenterons de saisir quelques clichés discursifs qui indiquent, le plus souvent, les côtés non dé?nis de cette tradition. Par notre analyse, nous ne voulons pas prouver que l’opérette hongroise de l’entre-deux-guerres a  été un modèle théâtral novateur de haut niveau esthétique. Néanmoins, nous aimerions illustrer le fait que cette forme de spectacle, basée sur un grand nombre d’opérettes nouvelles, « natives », était une pratique théâtrale répandue, déterminante à Budapest à cette époque. De plus, ce genre de spectacle qui impliquait un type de jeu spécial, était aussi un élément caractéristique de l’industrie du spectacle international des années 1920–1940.

La représentation de l’opérette hongroise dans les encyclopédies musicales

L’article «  opérette  » dans $e New Grove Dictionary of Music and Musicians (Sadie, 1980), comme dans la majorité des encyclopédies, présente les compositeurs hongrois qui ont vécu à Vienne (Lehár et Kálmán) comme des représentants de l’opérette viennoise : « […] it was the Romantic Viennese operetta that soon swept the world, Lehár’s Die lustige Witwe (1905) achieved the most immediate international success of any operetta » (Sadie, 1980 : 650). Cependant, l’auteur signale indirectement un élément dans les opérettes de Kálmán que nous considérons comme un élément constitutif du modèle de l’opérette hongroise, notamment sa construction musico-dramaturgique qui recherche délibérément un e@et théâtral. « Before World War I they had been joined by Emmerich Kálmán, whose Die Csárdásfürstin (1915) typi?ed a generally slicker approach, concentrating on hit numbers » (Sadie, 1980 : 651).

Chapitre i

29

Le New Grove Dictionary of Music and Musicians attribue une petite partie distincte à  l’opérette hongroise en la mentionnant parmi les autres écoles nationales. Ici, l’auteur reconnaît, d’une part, l’existence d’une tradition hongroise autonome et, d’autre part, il la limite aux livrets touchant des thématiques nationales historiques (János vitéz [1904], Csínom Palkó [1950]). Par contre, dans la période postmonarchique, les sujets cosmopolites étaient incontestablement majoritaires dans les sujets d’opérettes.

More important was the Hungarian school ; at ?rst is was little more than a branch of the Viennese tradition, and Viennese elements were apparent in such works as Bob herceg (1902) by Jenő Huszka, Tatárjáras (1908) by Kálmán, and Leányvásár (1911) and Sybill (1914) by Viktor Jacobi. A  more individual national style is evident in János vitéz (1904) by Pongrác Kacsoh, and later successful Hungarian operettas include Mágnás Miska (1916) by Albert Szirmai, Csínom Palkó (1950) by Ferenc Farkas and Három tavasz (1958) by Lajos Lajtai (Sadie, 1980 : 651).

Ce qui est surprenant – et aussi pertinent pour notre sujet – est le fait que l’encyclopédie analyse sur le même plan l’école hongroise et l’école soviétique d’opérette. « Other east European countries have also cultivated national schools of operetta, led by the Soviets Isaak Dunayevsky (Zolotaya dolina, 1937) Yury Milyutin and others  »  (Sadie, 1980  : 651). Or, les opérettes soviétiques n’ont jamais été jouées dans le show-biz international (contrairement à  beaucoup d’opérettes hongroises), sauf dans les théâtres étatisés des pays satellites soviétiques (par exemple, en Hongrie, dans les années 1950–1960). Comme les répertoires des théâtres étaient « plani?és », cette carrière internationale des opérettes soviétiques ne dépendait pas de la demande du public ou d’un vrai choix des interprètes.

* L’article « opérette » dans $e New Grove Dictionary of Opera (Sadie, 1992) est plus détaillé  : il est divisé en six parties  (nature et développement de l’opérette, l’opérette en France, l’opérette en Europe centrale, l’opérette en Grand-Bretagne, l’opérette aux États-Unis et l’opérette sur la scène moderne). L’opérette hongroise est abordée dans la partie consacrée à l’Europe centrale. Dans cette section, l’auteur constate l’existence d’une pratique culturelle distincte en Hongrie, dont certaines caractéristiques scéniques des opérettes de Kálmán se sont inspirées.

Gyöngyi Heltai

30

[…] Emmerich Kálmán, who fused the Viennese waltz style with an intensely rhythmic Hungarian sound, most notably in Die Csárdásfürstin (1915). Kálmán’s contribution highlighted en extension of operetta’s ?eld of play, for he had begun his carrier in a burgeoning Hungarian school of operetta that embraced essentially nationalistic works such as Pongrác Kacsoh’s János vitéz (1904) as well as Viennese style works such as Viktor Jacoby’s Sybill (1914) (Sadie, 1992 : 711).

L’opérette hongroise est décrite exclusivement par son rythme intense et par la dualité de ses thèmes nationalistes (ce qui donne probablement un livret «  folk  », villageois) et cosmopolites. Cependant, les librettistes de Budapest, dans les années 1920–1940, ont fréquemment relié les petits villages hongrois à des lieux exotiques. De plus, les opérettes ont rarement utilisé, d’une façon simpliste, le conwit symbolique existant entre la province et Budapest. Cette dualité et la désignation « œuvre de style viennois » ne semblent donc pas être suJsantes pour dé?nir les versions du genre après 1918. $e New Grove Dictionary of Opera constate le développement d’un style de jeu spécial pour l’opérette. Par contre, il ne désigne aucune tradition nationale qui montrerait une force spéciale dans ce jeu plurilinguistique : « Special performers developed who could combine singing with acting (and perhaps dancing) ability » (Sadie, 1992 : 708).

Dans l’article consacré à Emmerich Kálmán, l’auteur présente, de manière ambiguë, le caractère résolument hongrois des opérettes de Kálmán.

However, Kálmán’s most successful and typical works are those in which the Viennese waltz is mixed with the Hungarian popular style. His major international operetta successes all had Hungarian settings, while other works had sub-plots with opportunities for music in the Hungarian manner. Even in his last work, set on a ranch in Arizona, the heroine is a Hungarian. \us he was able to add to his fund of melody an almost obsessive taste for Hungarian popular rhythms, set o@ by a penchant for opulent orchestral colouring and instrumental counterpoint (Sadie, 1992 : 944).

Mais pourquoi la musique hongroise pourrait-elle être moins fréquemment utilisée que la valse ? En fait, la vraie question qu’on pourrait se poser devrait être celle-ci : pourquoi ce mélange d’éléments hongrois et viennois a-t-il été si bien accepté par le public ? De même, on pourrait se demmander si la coloration « hongroise », dans le sujet et dans la musique, a vraiment représenté un certain exotisme, source d’émotions intense pour le public ? Une autre remarque digne d’attention concerne la construction musico-dramaturgique des opérettes de Kálmán, qui, selon l’auteur, se

Chapitre i

31

dirigeront délibérément vers une recherche d’e@ets théâtraux, comme on en voit au théâtre de boulevard. « His works also give important opportunities for the chorus, while his ?nales, o�en recapitulating themes heard earlier, are particularly well constructed and cra�ed to achieve maximum dramatic e@ect in the theatre » (Sadie, 1992 : 944). L’encyclopédie consacre des articles distincts à Die Csárdásfürstin, Grä4n Maritza, Die Zirkusprinzessin d’Imre Kálmán et à plusieurs opérettes de Franz Lehár.

Dans l’article dédié à Franz Lehár, l’auteur met en lumière un élément de la musique de Lehár qui n’est pas interprété comme étant fondamentalement hongrois, mais que nous considérons comme un élément constitutif du modèle de l’opérette hongroise. «  Not least, Lehár’s writing contains an eroticism unprecedented in operetta, as in the celebrated waltz duet of Act 3 where solo violin and cello symbolically intertwine » (Sadie, 1992 : 1130).

Albert Szirmai, compositeur hongrois qui a vécu à New York, est aussi présenté comme un représentant de rang international de l’opérette hongroise. Toutefois, l’auteur ne spéci?e pas quels étaient les motifs socioculturels à la base de ce théâtre réputé populaire sur la scène internationale.

Szirmai belonged, with Emmerich Kálmán, Viktor Jacoby and Huszka, to the group of composers who, at the beginning of the 20th century, raised Hungarian operetta to international status. His own operettas successfully combined the inwuence of German romanticism with those of Hungarian popular music and the French turn-of-the century chanson (Sadie, 1992 : 624).

Cette obscurité caractérise tous les articles sur l’opérette hongroise dans l’encyclopédie. Les compositeurs austro-hongrois existent seulement par rapport à la tradition viennoise. Le côté théâtral et musical de Budapest reste dans l’ombre.

L’article «  opérette  » dans $e Oxford Companion to Popular Music (Gammond, 1991), divise le genre en six catégories régionales (1. l’opérette en France ; 2. l’opérette à Vienne ; 3. l’opérette en Espagne ; 4. l’opérette en Grande-Bretagne ; 5. l’opérette aux Etats-Unis ; 6. l’opérette en Allemagne). Les références à  l’opérette hongroise se limitent aux seules mentions concernant la nationalité d’origine de quelques compositeurs viennois. «  Vienna’s international status was enhanced by many composers from the Austro-Hungarian Empire working there  »  (Gammond, 1991  : 436). En réalité, Vienne, centre socioculturel de la monarchie, o@rait de meilleures possibilités pour les artistes à la recherche d’une carrière internationale. Par contre, on peut invoquer des raisons plus prosaïques, par exemple le fait que la Hongrie se soit ralliée à la convention des droits d’auteurs de Berne

Gyöngyi Heltai

32

seulement en 1923 (Magyar, 1985  : 99). Les compositeurs hongrois ont donc travaillé à Vienne, en partie parce que l’assistance judiciaire de leurs compositions était mieux garantie là-bas. Quant à la période après 1918 (?n de la Première Guerre mondiale, chute de la monarchie), l’encyclopédie limite la survie de l’opérette «  viennoise  » aux centres anglophones, sans tenir compte des marchés régionaux (par exemple, Budapest).

Nevertheless it remained a potent and active vein beyond the Second World War, not only in Vienna (with Lehár still productive into the mid 1930s) but anywhere where the seeds had born abroad : in the USA with such as Friml and Romberg, in England with Novello and Coward. Viennese operetta can be credited with some 60 years of active life (Gammond, 1991 : 437).

De plus, l’auteur montre le rôle décisif de l’opérette dans la formation du théâtre musical américain, mais il explique cette inwuence seulement avec l’émigration, ne mentionnant pas l’exportation des œuvres, des spectacles et l’engagement d’artistes comme facteurs inspirateurs.

It was precisely because America was to take in so many ex-European immigrants that her musical traditions became so strong and, with Sullivan and a few of his satellites out of the way, USA was to out-write Britain in every respect and become the 20th-century home of popular music, theatrical and otherwise. […] \e jazz age, of course, was to kill o@ the operetta strain and produce a genuine American mainstream. But there were survivors, mainly the immigrants again, within whom the Viennese inwuence was strong (Gammond, 1991 : 438).

En expliquant la di@érence entre l’opérette viennoise et l’opérette allemande, l’encyclopédie désigne la musique tzigane comme l’équivalent d’une veine hongroise dans les opérettes viennoises. La  musique « tzigane hongroise » est une expression qui semble rejeter une dé?nition plus précise concernant le caractère hongrois (musical et théâtral) des opérettes. «  \e heart of Viennese operetta is the lilting idiom of the Viennese waltz and its Germanic character is so�ened by the quieter manner of speech and the inwuence of the Hungarian gypsy music » (Gammond, 1991  : 438). À  part cette description obscure, l’encyclopédie présente quelques compositeurs hongrois (Lehár, Kálmán, Ábrahám), sans préciser la spéci?cité de leur musique, en montrant la tradition viennoise comme une tradition fermée et ?gée, et non comme une tradition multiculturelle, où les styles et les recettes di@érentes du succès théâtral rivalisent pour s’attirer l’attention et l’argent du public.  «  Kálmán was one of the great

Chapitre i

33

perpetuators of the brand of Viennese operetta which, by tradition, had a strong Hungarian strain in it » (Gammond, 1991 : 309).

Par contre, ce qui est écrit sur la nature transitoire des opérettes de Pál Ábrahám entre la tradition et la modernité est important pour comprendre la réception variée des opérettes hongroises dans les pays anglophones.

[…] his main works […] are interesting for their curious mingling of traditional Austro-Hungarian operetta strains with a stylised German version of the pseudo-ragtime-cum-Dixieland innovations of the 1920 and 1930s, as typi?ed in the vivaciously hysterical hit « Mausi » (Eng. « Mousie »). \e jazz element always remains an added ingredient rather than a naturally integrated part, as it was in American equivalents of the time. Ábrahám’s music is a link between the Strauss-Lehár operetta era and the modern jazz-oriented musical (Gammond, 1991 : 2).

Ce caractère hybride discuté ici montre que la question de la modernité de l’opérette tient à di@érentes aspects : le livret, la musique et le style de jeu.

*

L’ouvrage de référence $e Complete Book of Light Opera (Lubbock, 1962) contient des descriptions détaillées des livrets d’opérettes. Il fournit le sujet de 15 opérettes de Lehár et de 11 opérettes de Kálmán dans la section de l’opérette viennoise. Il  présente aussi une opérette de Pál Ábrahám dans la section consacrée à Berlin. Une autre source, similaire, est le Composers of operetta (Hughes, 1962) qui ne vise pas à  évaluer les tendances ou les traditions, mais la valeur musicale des compositeurs pris individuellement. Dans cette perspective, Hughes fait ressortir deux compositeurs hongrois pour la qualité de leur musique. «  If Lehár, Oscar Straus (by virtue of his pre-war work) and Kálmán are the only three twentieth-century exponents of Viennese operetta – or should it be called Austro-Hungarian operetta ? – who can be awarded ?rst-class honours, Leo Fall (1873–1925) heads the list of those who must rest content with a “second” » (Hughes, 1962 : 147). De plus, d’après ce nous avons lu, l’auteur semble vouloir redé?nir l’opérette viennoise («  […] should it be called Austro-Hungarian operetta ?  ») en constatant la forte contribution des éléments hongrois dans le genre. Par contre, il présente, de manière ambiguë, l’altérité « agressivement magyare » « hongroise » des opérettes de Kálmán. « Emmerich Kálmán (1882–1953) came from the Lake Balaton district of Hungary and most of his operettas were almost aggressively Magyar in character, even when the setting was inappropriate » (Hughes, 1962 : 145). Concernant cette dernière remarque,

Gyöngyi Heltai

34

notons que l’opérette n’était pas un genre réaliste et que la cohérence du sujet n’était pas déterminante. D’autre part, Hughes constate ?nalement le fait que ces éléments « magyars » étaient, en même temps, les causes du succès. « \erea�er, however, wild gypsy rhythms were exploited to the full, and when they ran riot in Zigeunerprimas (1912), Grä4n Maritza (1924), Die Zirkusprinzessin (1926) audiences gladly surrendered to their magic » (Hughes, 1962 : 146).

*

Le livre de Bethléem, Les opéras, les opéras-comiques et les opérettes, représente un nouveau type d’ouvrage de référence étant donné qu’il ne donne pas une classi?cation musicale des opérettes, mais plutôt leur catégorisation selon des principes moraux. L’auteur (qui a aussi publié Romans à lire et romans à  proscrire, Les pièces de théâtre et La  littérature ennemie de la famille), conformément à ses objectifs religieux, pédagogiques et moralisateurs, scrute les attributs spéci?ques des opérettes, que nous considérons déterminants pour la compréhension de la spéci?cité de l’opérette hongroise. De plus, le fait que ce livre ait été publié en 1926, entre les deux guerres, nous donne un autre avantage, parce que nous pouvons connaître les évaluations contemporaines des opérettes austro-hongroises, qui ont été apparemment inwuencées par l’antagonisme politique de la Première Guerre mondiale où la Hongrie et la France étaient des pays ennemis.

Bethléem analyse l’ensemble (livret et partition) des pièces lyriques, entre autres les opérettes, au point de vue moral. Dans son livre, on peut trouver des œuvres « qui constituent le répertoire courant des théâtres et des tournées » (Bethléem, 1926 : 54). Son approche souligne évidemment les dangers de l’érotisme et de la frivolité du jeu corporel des spectacles d’opérettes. Ces éléments étaient véritablement présents dans ces produits théâtraux. D’une part, les opérettes ont commercialisé ces éléments pour attirer l’attention du public et pour augmenter la recette. D’autre part, les nouvelles conceptions de l’érotisme et du corps, proposées par la modernité au tournant du siècle, ont été touchées, interprétées et utilisées dans les sujets des opérettes. En désignant la musique en général comme un véhicule dangereux de la sensualité, Bethléem trouve les opéras, les opéras-comiques et les opérettes «  fort suspectes  ». Dans son livre, il cite « un ami laïc, musicien » qui analyse les composantes des spectacles musicaux séparément (musique, parole, danse) en montrant la libération des sens comme le danger le plus menaçant pour la maîtrise de soi du spectateur.

Chapitre i

35

Si la musique n’exprime pas la sensualité – qui est un état physique et non un état d’âme – elle exprime fort bien l’état d’âme qui accompagne la sensualité, état d’âme souvent triste et dont on ne se mé?e pas. Loin de donner une force morale, cette musique la retire ; loin d’exprimer un état d’âme élevé, elle déclenche un vague-à-l’âme de plus malsains, une mélancolie, un état de défaitisme moral prêt à toutes les capitulations (Bethléem, 1926 : 49).

[…]  aux dangers spéci?ques de la morale s’ajoute le risque d’immoralité des paroles. La plupart de ces mélodies ne roulent que sur l’amour, quand ce n’est pas expressément sur l’adultère. Et n’est-il pas navrant de voir exalter des inclinations auxquelles tel jeune homme ou telle jeune ?lle de l’assistance devront résister à tout prix, non seulement pour rester des êtres moraux, mais pour être digne du nom d’hommes et de chrétiens (Bethléem, 1926 : 50).

D’autant plus qu’il s’accompagne généralement de ballets et de danses d’un art essentiellement païen, d’un art dont tout le but est d’exciter les sens […] (Bethléem, 1926 : 50).

Nous essayons de voir, dans cette lecture des pièces, qui est faite en fonction de la valeur morale qu’on leur reconnaît, quelle est la place des opérettes austro-hongroises, et comment celles-ci ont été jugées en égard à l’utilisation de la sensualité – comme e@et du jeu théâtral et comme thème du livret – dans cette sélection internationale de pièces lyriques.

Étant donné que Bethléem veut, avec son livre, conseiller les gens dans leur choix de spectacles, toutes les pièces sont marquées d’un indice de moralité. L’auteur donne une interprétation de ces indices, dont nous citons plus amplement la première catégorie, parce que c’est elle qui concerne majoritairement les opérettes austro-hongroises.

Le chi@re I désigne les pièces nettement condamnables. C’est-à-dire les pièces dont le fond, la thèse, l’impression dégagée ou encore les scènes principales sont très gravement contraires à l’enseignement de la foi catholique, à la décence, aux bonnes mœurs ou aux fondements essentiellement constitutifs de la religion, de la famille et de la société ; c’est-à-dire, en pratique, les pièces que les honnêtes gens et, à plus forte raison les catholiques pratiquants, doivent réprouver, mettre en interdit, et éventuellement dénoncer et combattre (Bethléem, 1926 : 55).

Le chi@re II désigne les pièces plus ou moins répréhensibles ; […] Le chi@re III désigne les pièces que nous appelons passables […] Le  chi@re IV  désigne les pièces que nous appelons morales (Bethléem, 1926 : 56–57).

Gyöngyi Heltai

36

Parmi les compositeurs austro-hongrois, le livre ne présente que Franz Lehár, et ses opérettes sont cotées comme o@ensives par rapport à la morale des Français. Au nombre des opérettes analysées, seule La Danse des libellules reçoit l’indice II  ; toutes les autres (La Veuve joyeuse, L’Amour tzigane et Le Comte de Luxembourg) ont mérité l’indice I, autrement dit jugées à proscrire. La Veuve joyeuse est présentée comme un « pauvre et malsain marivaudage » (Bethléem, 1926 : 275). Sa musique est condamnée comme étant l’expression du mauvais goût, et son succès en France est expliqué par le snobisme des Français qui surestiment les productions musicales allemandes. « La partition qui soutient cette fable a, paraît-il, tout ce qu’il faut pour plaire aux amateurs de petite musique et aux Allemands. Et c’est pourquoi tout d’abord, elle a ravi les Français qui sont accoutumés de considérer comme extra supérieur toute la camelote d’outre-Rhin et d’applaudir aux pires manifestations de mauvais goût  »  (Bethléem, 1926 : 275). Quant à  l’autre élément du succès de cette opérette – la sensualité de sa musique et de son livret –, l’auteur considère cette composante encore plus o@ensive. Il  a très bien compris que cette opérette ironise sur le mariage bourgeois et propose la glori?cation des sentiments amoureux, mais cette frivolité du livret et cette sensualité de la musique ont précisément rendu l’opérette malsaine et inacceptable pour lui. Comme Moritz Csáky l’a souligné à propos de La Veuve joyeuse, cette opérette a véritablement traité les interprétations di@érentes de la sensualité et celle de l’amour. « De fait, le livret de Victor Léon thématise des états de conscience caractéristiques de la modernité. Les deux couples, Hanna-Danilo et Valencienne-Camille, incarnent le contraste moderne/rétrograde, liberté/étroitesse bourgeoise. L’un des messages de la pièce est l’éloge de la liberté moderne, du refus des normes. Cela se manifeste aussi par l’attitude anticapitaliste du couple moderne  » (Csáky, 1996 : 241). C’est la remise en question des valeurs fondamentales de la société et de l’Église que Bethléem trouve, selon son point de vue, le plus provocant dans cette opérette. « La Veuve joyeuse est lascive. Missia est une petite bête sensuelle ; le prince Danilo est « vaseux », comme il dit ; certaines valses sont outrageusement voluptueuses ; le dialogue est bourré de mots drôles et de blagues fort gaillardes ; l’ensemble est langoureux, grisant, confusément licencieux » (Bethléem, 1926 : 275).

Le même éloge pour les sentiments libres, contre les unions réglées et honorées par la société, est cause de reproches dans L’Amour tzigane. La  sensualité de la musique est ici aggravée par l’inclusion dans le livret d’un personnage représentant « L’autre » – le tzigane Józsi – et sa musique dangereuse (amorale et ensorcelante). La  citation donnée par Bethléem souligne cette altérité menaçante de Józsi, qui s’exprime aussi avec des signes corporels : « L’Amour ardent comme le feu de nos prunelles ».

Chapitre i

37

[…] Zorika se laisse troubler à  la musique du tzigane Józsi, lequel lui dé?nit l’amour tzigane en lui faisant honte d’un amour qui s’accommoderait des devoirs et des prosaïsmes du foyer. Laissons un instant parler l’ensorceleur  : «  Nous …L’Amour seul gouverne tous nos actes… L’Amour ardent comme le feu de nos prunelles. L’Amour sauvage comme la tempête qui fracasse les arbres de la forêt. L’Amour qui fait vivre, l’Amour qui tue… » Et  la donzelle se pâme à ces inepties (Bethléem, 1926 : 276).

Cette position «  hors de la société  » de Józsi, qui nie la fonction du mariage, semble constituer pour l’auteur un message très dangereux, qui mérite sûrement l’indice I. « Cet acte suJt pour savoir que les auteurs ont trouvé moyen d’allier au pire frémissement des sens la niaiserie la plus plate. Gardons-nous de nous fourvoyer à ce spectacle de décadence » (Bethléem, 1926 : 277).

Le Comte de Luxembourg contient, selon Bethléem, le même mélange dangereux de sensualité et d’humour provocants. En  la dévaluant comme culture de masse, l’auteur désapprouve cette musique qui, à son avis, abaisse le rang des salons au niveau des cafés-concerts où on la joue. « On voit le sujet : il est leste, très leste ; les exhibitions aussi ; les dialogues tout autant. Quant à la musique, elle languit, elle pâme, elle chante, elle enivre, elle porte à la volupté. On la joue dans certains salons sans retenue, les jours où ces salons réputés les meilleurs se transforment en cafés-concerts, et de la pire espèce » (Bethléem, 1926  : 277–278). En?n, l’auteur juge La  Danse des libellules, une opérette moins jouée de Lehár, moins répréhensible, probablement parce qu’elle était moins eJcace, si nous nous permettons de traduire son interprétation. Néanmoins, sa version scénique pouvait, quand même, impliquer les dangers « incontrôlables » de l’érotisme.

Lors de sa création à Ba-Ta-Clan, la revue a été présentée avec une audace qui a attiré les critiques de journaux, qui sont loin de watter nos idées et notre morale. Ne  citons que Le  journal du people (2 mars 1924)  : «  D’admirables personnes montrent aux spectateurs […] de fermes poitrines et des dos dont le décolleté se prolonge jusqu’aux limites tolérées par la Préfecture de police » et Le Libertaire (19 mars 1924) : « Cette pièce n’est ni une opérette, ni une revue, mais un adroit et coûteux étalage de chairs peintes et d’éto@es chatoyantes » (Bethléem, 1926 : 278).

En somme, toutes les opérettes de Lehár, en se fondant plutôt sur les sens que sur l’intellect, ont été désignées comme o@ensives pour la morale. Selon l’argumentation de l’auteur, elles renforcent donc, chez le spectateur, une conception de la vie étrangère à toute valeur morale. De plus, l’auteur

Gyöngyi Heltai

38

nie la valeur artistique de ces opérettes en attribuant, par exemple, le succès international de La  Veuve joyeuse à  une conspiration cosmopolite (argumentation qui est similaire aux explications données pour le succès du show-biz international actuel).

Il semble que rien ne suJt à  justi?er le succès extraordinaire que cette pièce a remporté partout. Un tel engouement, quand il s’empare de toute une société, ne saurait s’expliquer que par un colossal e@ort d’entrepreneurs cosmopolites exceptionnellement habiles. On  croirait en e@et à  une gageure ; on dirait que des hommes se sont juré de mysti?er l’univers et de lui imposer leurs frivoles couplets. Tant y a qu’ils ont réussi (Bethléem, 1926 : 275).

Cette interprétation qui traite Lehár dans la dualité de « l’art national et de l’art cosmopolite  » est aggravée lorsqu’on souligne que le compositeur vient d’une région qui était en guerre avec la France. Le  statut d’ennemi, attribué à  Lehár par l’auteur, est minutieusement nuancé. Il  présente ses « caractéristiques personnelles » (par exemple, son manque de sentiments patriotiques, son esprit prétendu de lucre) comme « répréhensibles ».

Franz Lehár, né à Comorn (Hongrie), le 30 avril 1870. […] En 1918 et en 1920, Paris et les Parisiens protestaient par avance contre tout projet de reprise de ses œuvres. Cependant, cet Austro-Hongrois était devenu Tchécoslovaque comme tout le monde. Tellement, qu’au printemps de 1925, à  l’Apollo de Paris, on lui o@rit des roses  : le mot «  impossible  » n’est décidément pas français. Mais il y a mieux  : en octobre 1925, Franz Lehár s’est fait naturaliser Hongrois, a?n de pouvoir béné?cier de la protection légale que les  États-Unis accordent aux produits des Magyars (Bethléem, 1926 : 274).

En plus de ces prétendues faiblesses, l’auteur attribue encore à Lehár des intentions abominables, cachées dans ses opérettes, qui apparaissent presque comme des armes camouwées pour mener une guerre mentale contre les Français. Cette variante stylistique des théories du complot montre bien que le domaine du divertissement, qui semble totalement ino@ensif, apolitique, cache également des tensions interculturelles.

Le seul nom du compositeur de cette opérette [il s’agit ici de L’Amour tzigane] doit être pris au moins pour un avertissement sérieux. Sous la ?rme Franz Lehár, nous sont, en e@et, venues de Vienne, [durant] les années qui précédèrent la guerre, tout un lot d’opérettes qui, visiblement faites pour a@adir, abêtir, endormir, énerver le public de France et de Belgique et diriger toute son attention

Chapitre i

39

vers de véritables tréteaux de lupanars. Sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci, devaient faire partie intégrante du plan d’un envahisseur méthodique, au même titre que les campagnes tendant à la diminution progressive de notre population (Bethléem, 1926 : 276).

En lisant ces attaques féroces contre les opérettes de l’ennemi, sept ans après la ?n de la Première Guerre mondiale, nous pouvons mieux comprendre et contextualiser la conviction des théoriciens du réalisme socialiste au premier congrès des écrivains soviétiques en 1934, qui pensaient eux aussi que la direction et le message d’un produit culturel sont capables d’inwuencer directement la pensée et la réaction du public. Cette méthode pragmatique simpliste d’interprétation, qui était admise entre les deux guerres, montre une fusion temporaire de l’interprétation communiste et de l’interprétation catholique de l’opérette, étant donné que toutes les deux lui reprochent sa sensualité et sa frivolité. Plus globalement, ce refus de l’opérette comme genre non réaliste, avec un style de jeu schématisé, est en connexion avec le long débat qui se déroule sur le rôle du rire, de l’humour et de ses di@érents types (acceptables et condamnables) dans l’art et dans la société2. C’est un débat qui touche les stratégies de la montée et de la distinction de la bourgeoisie, l’élite nouvelle, qui veut se distancer des divertissements « vulgaires » des classes défavorisées3.

La représentation de l’opérette hongroise dans les encyclopédies théâtrales

Dans l’article «  Hungary  » de $e Oxford Companion to the $eatre (Hartnoll, 1967), nous ne voyons pas beaucoup de traces de la présence et de la place de l’opérette dans ce pays. L’auteur mentionne seulement que «  On the other hand, the Király Színház specialized in the production of operetta » (Hartnoll, 1967  : 455), sans évoquer les auteurs ou les vedettes de ce théâtre. L’âge «  boulevard  » du théâtre hongrois, dans les années

2 «  \ere were also numerous attacks on the direct address to the audience favoured by vaudeville and revue performers, since such self-consciousness called attention to the performer’s e@orts to amuse. All signs of the intentional production of laughter were to be erased : humour was to arise from the interplay of rounded characters within a realistic context and should never be “forced” or “contrived”. Jokes were not to exist for their own sake, but rather subordinated to the narrative : jokes were to reveal the character’s fundamental comic waws rather than display the performer’s talents » (Jenkins, 1992 : 32).

3 Voir Levine, 1988 ; Frykman et Löfgren, 1978.

Gyöngyi Heltai

40

1920–1940, dont nous cherchons les traces, est décrit simplement comme un déclin de l’art théâtral, probablement à  cause de la domination des nouvelles opérettes «  préfabriquées  » qui, en même temps, ont fortement contribué à  la survivance des théâtres privés. «  \e First World War was followed by economic depression, and by a decline in Hungarian theatrical life » (Hartnoll, 1967 : 456).

*

La même tendance «  sélective  » selon laquelle l’auteur note seulement les événements qui sont considérés politiquement ou esthétiquement «  progressistes  » (en oubliant la réévaluation fondamentale de la culture populaire qui a  eu cours en ethnologie, en anthropologie culturelle et en histoire pendant les années 1960–1980), est apparente dans $e Cambridge Guide to $eatre (Banham, 1992). En e@et, l’auteur de l’article « Hungary » considère les drames folkloriques (népszínmű) – pièces musicales à  «  sujet paysan  » – comme un genre dégradé, parce qu’ils sont devenus comiques, comme les opérettes, et qu’ils ont cessé de traiter des problèmes sociaux. « Before the 1849 defeat of the War of Independence, the népszínmű was serious. Later the trappings and comic e@ects began to dominate as the genre lost its reforming mission. Eventually the népszínmű, among whose practitioners was József Szigeti, degraded into pseudo-operetta » (Banham, 1992 : 463). Cette image, qui traite les genres du divertissement ab ovo de moins valables que les œuvres avec des missions politiques ou intellectuelles, peut aujourd’hui être considérée comme orthodoxe. Cette vague de l’histoire théâtrale ne considère pas que la culture fonctionne comme un processus dynamique, animé par des relations entre les groupes sociaux, et que la catégorisation haute culture – culture populaire peut changer dans une société selon les besoins du pouvoir. Avec la dévaluation générale des pièces présentées à  Budapest au tournant du siècle (en majorité des opérettes et des comédies), l’auteur ne tente pas de comprendre la popularité, la fonction et le « message » de ces productions dans une période de transition sociale et culturelle.

In the ?nal decades of the century the middle class grew rapidly as Budapest became a major European city, and the demand for theatre grew. Between 1896 and 1907 ?ve theatres were built in the capital, all in private hands except for the National. Regional theatre was also experiencing an upsurge : by 1911, 38 theatres were operating throughout the country. But little of value was performed (Banham, 1992 : 464).

*

Chapitre i

41

L’auteur de l’article «  Opérette et théâtre à  Berlin  », dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre (Corvin, 1995), ne mentionne pas l’opérette hongroise et, de nouveau, désigne Berlin comme « l’héritier » de la tradition viennoise. On  pourrait penser que, dans ce livre, publié en 1995, les préjugés esthétiques contre les genres de show-biz n’existent plus et que la reconnaissance du rôle de la culture de masse dans la formation d’une culture nationale est déjà un lieu commun. Cependant, à l’entrée « Hongrie » de la même encyclopédie, nous trouvons la même hiérarchisation des traditions.

Dans l’histoire du théâtre hongrois on peut relever deux tendances. Selon l’une, le but du théâtre est le service – le service de la religion, de la partie, du progrès social. Selon l’autre, le devoir du théâtre est essentiellement d’amuser le public et la seule mesure du succès est la recette. Mais ce sont les représentants illustres de la seconde tendance, maîtres du théâtre de divertissement comme Ferenc Molnár, Ferenc Lehár et Imre Kálmán qui ont été les premiers à gagner une renommée internationale (Corvin, 1995 : 442).

Si l’auteur accepte cette argumentation, il est plus que surprenant qu’il suive la même méthode sélective, qu’il condamne indirectement lui-même. En présentant l’histoire du théâtre hongrois, il ne mentionne pas l’opérette, son rôle, ses théâtres, son style de jeu. Donc, il découpe et occulte cette pratique permanente de l’histoire théâtrale hongroise en disquali?ant le courant qu’il a lui-même désigné comme gagnant une renommée internationale.

*

Finalement, $e World Encyclopedia of Contemporary $eatre (Rubin, 1994) désigne l’opérette comme une partie intégrante du théâtre hongrois. Toutefois, on semble simplement donner une liste des meilleures productions du répertoire du $éâtre municipal d’Opérettes plutôt qu’une estimation du rôle de l’opérette pendant les transformations culturelles hongroises.

Operetta too has been an important part of Hungarian theatrical life since the 1860 […] Since 1985, the company has staged annual six week seasons in Munich featuring major hits from its repertoire such as Johann Strauss’s Die Fledermaus, O@enbach’s $e Grand Duchess of Gerolstein, Lehár’s $e Land of Smiles, Der Graf von Luxembourg and $e Merry Widow, Suppé’s Boccaccio, and Kálmán’s Gypsy Love, Csardas Queen and Countess Maritza. \e company’s well-known operatic revue, Ball in the Savoy by Ábrahám, and Jenő Huszka’s (1875–1960) Mária főhadnagy (Lieutenant Maria), with its romantic associations of the 1848–

Gyöngyi Heltai

42

49 Hungarian War of Independence, have also maintained a popular place in the repertoire. Since the 1960s, the Operettszínház has begun to play Broadway-style musicals […] (Rubin, 1994 : 442).

La représentation de l’opérette hongroise dans les histoires de l’opérette

Avec la présentation des références aux opérettes hongroises dans le livre de Florian Bruyas (1974), nous nous rapprochons du terrain théâtral. L’auteur français présente l’histoire de l’opérette comme l’histoire d’un genre théâtral, d’une pratique culturelle. Son angle d’analyse o@re une bonne occasion de voir comment l’opérette hongroise, comme modèle de spectacle, a été interprétée et évaluée dans un pays qui, au cours du xxe siècle, à cause de raisons historiques, n’a pas eu de relations amicales avec la Hongrie. Cette distance est déjà claire si nous signalons que Bruyas utilise la dénomination « opérette viennoise » pour désigner les opérettes hongroises créées pendant la période postmonarchique (Bruyas, 1974 : 529).

De plus, sa froideur devant les opérettes «  viennoises  », qui étaient en concurrence avec les opérettes françaises, est utile pour nous, étant donné que son discours fait, sans hésitation, ressortir les faiblesses (dans la musique et dans le livret) des opérettes hongroises. Le ton critique que l’auteur utilise à  l’égard de ces opérettes étrangères en général est aussi pro?table étant donné que, d’une façon indirecte, celui-ci indique le rôle joué par l’opérette hongroise dans les années 1920–1930 dans le show-biz européen4. Selon Bruyas, déjà le succès de La Veuve joyeuse signalait un changement dans le goût du public français, une dégradation, une perte de niveau par rapport à  la tradition française. L’opérette viennoise et française sont interprétées presque dans la dualité nature/culture :

28 avril 1909, date à retenir ! Une révolution bouleverse l’Opérette. L’opérette française mettra longtemps pour se relever, car maintenant c’est sa rivale viennoise qui s’empare des principaux plateaux chantants. Est-ce à  dire que l’opérette importée de l’Europe centrale vaut mieux que son aînée ? Pas du tout, mais elle est « autre chose » et cette autre chose arrive à son heure. A l’opérette enjouée et gracieuse s’inspirant du folklore et du pastiche des anciens maîtres,

4 Évidemment, cette importance est généralement exagérée dans les chroniques écrites sur et par les représentants de l’opérette hongroise. Par la nature nostalgique de ce type de littérature mémorielle, tout engagement à l’étranger était un grand succès.

Chapitre i

43

succède un genre nouveau faisant appel aux sens beaucoup plus qu’aux sentiments des spectateurs. D’ailleurs cent représentations dans une capitale, qu’est-ce que c’est que ça ? Maintenant, il faut cinq cents représentations au moins et il s’agit de se répandre partout, au loin, dans les pays étrangers. Il  faut donc employer un style compréhensible, pour tous et principalement pour cette génération montante qui sera, peut-être, un jour aussi cultivée que celle qui l’a précédé sur la machine ronde, mais qui, pour le moment, préfère se laisser aller à un moindre e@ort, en tout cas à des sensations plus qu’à des sentiments (Bruyas, 1974 : 367).

De ce point de vue de Bruyas, nous proposons de retenir la mobilisation des sens et la volonté de servir le goût de public comme caractéristiques de l’opérette austro-hongroise. Bruyas signale aussi un changement de style de jeu (plus arti?ciel et acrobatique, antiréaliste) et un changement de composition dramaturgique des opérettes (l’augmentation des rôles humoristiques) qui sont, eux aussi, inspirés par l’inwuence de l’opérette austro-hongroise et anglaise.

La saison théâtrale de 1912 fut exceptionnellement brillante. Mais l’opérette viennoise était maintenant solidement implantée et l’opérette anglaise se faisait ouvrir les portes de plusieurs grands music-halls. Les jeunes artistes suivaient désormais de nouvelles disciplines. Pour chanter l’opérette moderne, il fallait non seulement posséder une jolie voix, et connaître réellement le solfège mais il était nécessaire de savoir bien danser. De  savoir valser surtout. Les emplois restaient à peu près les mêmes que dans la bonne vieille opérette de jadis mais apparaissait un couple nouveau composé du « trial d’opérettes modernes » et de « la fantaisiste ». Ces deux acteurs chanteurs devaient être jeunes et savoir bien danser. Ils constituent l’élément comique jeune des nouveaux ouvrages et faisaient contraste avec le couple élégant et amoureux, on peut même dire langoureux, qui tenait les premiers rôles (Bruyas, 1974 : 379).

Après la Première Guerre mondiale, qui fut l’ère de l’opérette patriotique dans chaque pays, le bouleversement social a accéléré «  la dégradation » de l’opérette, ce qui a  plus précisément signi?é un fractionnement du genre. Les remarques amères de Bruyas sur l’augmentation des opérettes exportées en France dans les années 1930 indiquent que ces versions (humoristiques, dansantes), à son avis dégradantes, étaient attirantes pour le public français. «  Sommes-nous donc en 1930 ? À  voir le retour en masse de l’opérette viennoise, on pourrait se croire en 1913 » (Bruyas, 1974 : 502). En essayant de comprendre le mépris et l’indignation de Bruyas pour cette invasion

Gyöngyi Heltai

44

étrangère, on doit aussi se rappeler la situation politique tendue qui régnait en Europe après la Première Guerre mondiale et l’enthousiasme pour leurs propres cultures nationales. De plus, Bruyas croit lutter pour une tradition qui est esthétiquement plus valable ; il reproche, en e@et, plusieurs fois le caractère «  fabriqué  » des opérettes hongroises «  viennoises  », comme il les appelle, comme étant leur faiblesse. Cette critique reste cependant relativement modérée envers Emmerich Kálmán :

À Mulhouse, le théâtre municipal dirigé par Monsieur Fabert donne, le 27 février [1930] la première représentation de Comtesse Maritza, opérette viennoise en trois actes de Julius Bremmer et Alfred Grumwald, adaptation française de Max Eddy et Jean Marietti, musique d’Emmerich Kálmán. […] Mais elle n’apporte rien de bien nouveau et les « lieder » de Tassilo, qu’ils soient à trois ou à quatre temps, donnent l’impression du « déjà entendu ». Le « métier du compositeur » apparaît à chaque page, tellement même, que l’opérette semble « fabriquée » (on ne dit pas encore préfabriquée), beaucoup plus que réellement « inspirée » (Bruyas, 1974 : 507).

Mais le ton est de plus en plus méprisant quand Bruyas évalue les œuvres proprement budapestoises qui, selon lui, représentent une banalité eJcace, ce qui est une autre caractéristique que nous trouvons digne d’attention pour la description des produits de l’industrie du spectacle de Budapest, entre les deux guerres.

Au théâtre de l’Alhambra dont la direction venait de passer à  Messieurs Jules Marx et Roger Fernay, c’est encore une opérette importée qui triompha en 1933. Décidément l’opérette française était de plus en plus traitée en parente pauvre ! Fleur d’Hawaï, tel était le titre du nouvel ouvrage dont les paroles étaient d’Emmerich Foldès, l’adaptation française de George Delance, et la musique de Paul Ábrahám. Du même compositeur, l’autre opérette célèbre, Victoria et son Hussard fut représentée au «  théâtre du Moulin-Rouge  » le 16 décembre. […] La musique, pourtant, ne valait pas celle de Fleur d’Hawaï et contenait davantage de morceaux dansés appuyés sur les rythmes à la mode (Bruyas, 1974 : 529).

L’auteur souligne cette caractéristique préfabriquée de la musique d’Ábrahám dans la note biographique : « Son orchestration soignée faisait de ses opérettes des œuvres valables et les Viennois n’étaient pas loin de le comparer à Franz Lehár. Mais son inspiration lassait surtout transparaître le « métier » (Bruyas, 1974 : 529). Une opérette purement hongroise – avec un librettiste hongrois (István Béke@y) et un compositeur hongrois (Lajos Lajtai) – désignée dans le livre naturellement comme opérette viennoise, a suscité

Chapitre i

45

des protestations de compositeurs français contre l’invasion des œuvres étrangères. Cette protestation montre aussi que ce type d’opérette hongroise était considéré comme une force du marché relativement puissante qui, d’une certaine façon, menaçait la continuité de l’opérette française nationale.

Le théâtre de « L’Empire » présente le 22 février, Katinka, opérette « viennoise » de BeckeJ, adaptée par André Barde, Pierre Varenne, et R. Delamare, musique de Louis Latjaï (sic !) […] C’était encore une opérette importée, importée mais sans…importance. Des poncifs, des redites, tout le clinquant, brillant faux, d’une musique banale, faisant preuve d’un sûr métier mais n’apportant rien à l’opérette. Pour le coup, l’opinion publique s’inquiéta puis se fâcha. Quelques compositeurs fondèrent une Amicale des Compositeurs français de musique légère et d’opérette et Henri Christiné devint leur président. Arthur Honegger lui-même lui apporta son appui, et, en tant que musicien suisse vivant en France déclara qu’il était stupéfait de la piètre situation faite par la France à  ses musiciens en regard de celle o@erte aux musiciens étrangers et, particulièrement, aux musiciens austro-allemands. Que fallait-il penser, en e@et, de cette invasion massive des opérettes «  viennoises  »  ? Était-ce la diplomatie qui nous obligeait ainsi à  représenter tant d’œuvres étrangères à Paris ? N’y avait-il pas aussi quelques combinaisons «  ?nancières  » plus ou moins suspectes ? L’Amicale des Compositeurs s’agita beaucoup et Chistiné écrivit des lettres ouvertes agressives à certains journaux. Mais rien ne réussit à détourner le torrent qui roulait ses partitions plus ou moins valables sur notre capitale (Bruyas, 1974 : 529–530).

Ce qui est digne d’attention ici, c’est que Bruyas parle d’opérettes austro-allemandes quand il critique une opérette hongroise. Ces opérettes, faites fréquemment dans les « fabriques » d’opérettes sur mesure pour les vedettes, ont sans doute des éléments de la tradition viennoise mais, par exemple, dans leur prédictibilité, elles se rapprochaient plus des ?lms hollywoodiens que d’une tradition viennoise. Cette protestation sans résultat dans les années 1930 montre aussi qu’un transfert culturel est toujours porteur de tensions nationales et culturelles. Bruyas, dans son livre publié en 1974, témoigne de cette attitude qui présente « l’autre », dans la sphère de l’opérette (qui était une sphère internationale), dans la sphère de la culture populaire, comme la menace par excellence pour le développement de la culture nationale. Voici ce qu’il écrit au sujet d’une opérette de Reynaldo Hahn (Ô mon bel inconnu, présentée en 1933) : « Après tant d’opérettes étrangères, comme il était bon, comme il était réconfortant d’entendre en?n une œuvre musicale bien de chez nous, n’ayant pas peur d’aJrmer les qualités de grâce et d’élégance de notre race ! » (Bruyas, 1974 : 533).

Gyöngyi Heltai

46

* Dans son livre sur le développement de la comédie musicale aux États-Unis, Cecil Smith (1950) indique le rôle de quelques opérettes austro-hongroises dans le développement de cette tradition aux États-Unis. Son approche est celle de l’industrie du spectacle  : elle apprécie les pièces selon leur recette. Dans cette perspective du show-biz, seulement La Veuve joyeuse et Le Comte de Luxembourg ont réalisé un pro?t digne d’intérêt dans cette ambiance.

Franz Lehár’s $e Merry Widow, the supreme hit of the ?rst decade of the century, had tallied up 416 performances in its ?rst run in New York, in 1907–1908, and a great many more than that on the road. […] \ese were phenomenal records at a time when 100 performances constituted a highly pro?table New York engagement. Naturally central European comic opera came to be highly esteemed by producers, and in the next ?ve years the Shuberts, Klaw and Erlanger, Henry W. Savage, Charles Frohman, and even A. H. Woods, the bedroom farce king, placed a number of their chips on it. But it stubbornly failed to pay o@ (Smith, 1950 : 166).

Lehár’s $e Count of Luxembourg, presented by Klaw and Erlanger in 1912, achieved 120 performances. […] \e next three Lehár pieces, presented consecutively by Klaw and Erlanger, the Shuberts, and Savage, all failed to make the mark (Smith, 1950 : 167).

Ce qui rend, selon elle, les opérettes de Lehár trop hasardeuses pour une production sur Broadway, c’est leur ton sérieux et leur musique trop exigeante qui, de cette façon, contredisent les attentes du spectateur moins cultivé des années 1920–1930. Cette «  vulgarisation des goûts  » est, nous l’avons vu, perceptible dans tous les grands pays industrialisés où les ouvriers et les petits bourgeois, après la Première Guerre mondiale, se trouvaient déjà suJsamment forts pour revendiquer des formes de divertissement correspondant à  leurs goûts qui n’étaient pas trop sophistiqués. «  Lehár’s Gypsy Love, in 1911, survived for Woods for only 31 performances. Lehár had over-reached himself, and the score was thought to be too close to grand opera, too portentous and heavy » (Smith, 1950 : 166).

Par contre, Kálmán, qui a maintenu un lien plus serré avec la vie théâtrale de Budapest, et donc avec les attentes du public, a proposé aux Américains des spectacles avec de puissants e@ets théâtraux et musicaux. En  lisant les critiques sur le Sari (l’adaptation de Der Zigeunerprimas) de Kálmán, nous avons le premier indice d’un style de jeu d’opérette spécialement hongrois,

Chapitre i

47

qui peut être dé?ni comme très animé, «  anarchiste  ». Ceci montre que l’industrie hongroise du spectacle n’a pas seulement proposé et transféré des partitions, mais aussi un savoir-faire dans le théâtre populaire. Cette vivacité et ce tempérament, ce comportement scénique non conventionnel ont contribué au succès des opérettes de Kálmán qui étaient elles-mêmes centrées sur la recherche d’e@ets.

Henry Savage’s production Sari, in 1914, forti?ed the reputation of the Hungarian composer, Emmerich Kálmán. As early as 1909, when he was only twenty, Kálmán had introduced himself with the Gay Hussars, but Sari was his ?rst hit. \e motto of the operetta was « Victorious Ever is Youth ». Both the bubbling score and the high spirits of the performers bore the slogan out. For the title role, Savage brought from Hungary Mitzi Hajos (who later called herself plain Mitzi). Abandoning the conventional French heels, corsets, satin bodices and multitudinous petticoats of the comic-opera heroine, Mitzi wore her plain hair in two straight braids down her back, and bounced and rollicked through the evening with capricious and disarming naturalness. Among her accomplishments was a  grotesque dance, « Hu-za-za, » in which she won applause for her « comical birdlike hoppings. » \ough its waltzes – notable among them « Love’s Own Sweet Song » – o@ered «  no solace for the tangoist and the turkey-trotter  », Kálmán succeeded in translating Viennese operetta into lively American terms (Smith, 1950 : 169).

Cette similarité des goûts, ces caractéristiques cosmopolites nécessitaient un examen plus détaillé. En  fait, il y  a un livre qui a  tenté d’analyser les raisons de ce phénomène socioculturel5.

*

En regardant la représentation de l’opérette hongroise dans les histoires générales sur l’opérette, nous constatons avec regret que l’ouvrage de Jacques Rouchouse (1999), publié dans la série «  Que sais-je  », répète la même catégorisation et la même description des traditions nationales de l’opérette que son prédécesseur dans le même cycle (Bruyr, 1962). Au ?l des di@érents chapitres consacrés à  «  L’opérette française  », «  L’opérette viennoise et l’opérette allemande  », «  L’opérette britannique et l’opérette américaine  », «  L’opérette italienne et la zarzuela espagnole  », seule l’opérette française a  reçu une présentation historique diachronique. L’opérette hongroise,

5 \omas Bender et Carl Schorske (dir.) (1994), Budapest and New York, Studies in Metropolitan Transformation 1870–1930, New York, Russez Saga Foundation.

Gyöngyi Heltai

48

comme catégorie ou entité autonome, n’existe pas. Les éléments hongrois sont présentés exclusivement comme couleurs locales dans les opérettes viennoises. De plus, cette couleur locale hongroise dans le discours de l’auteur est fréquemment identi?ée à une ambiance (musicale, culturelle) tzigane. Bien que le tzigane, animateur passionné du divertissement, soit un personnage habituel des opérettes hongroises, le caractère hongrois de ces opérettes ne se résume sûrement pas à  l’identi?cation symbolique d’une ambiance tzigane et hongroise, que l’auteur suggère en écrivant sur Lehár  : «  Lehár fait montre de dons mélodiques remarquables, tout comme dans Amour tzigane en 1910, où il se souvient de ses origines hongroises » (Rouchouse, 1999 : 94) et sur Kálmán : « En 1912, Le premier violoniste tzigane rappelle les origines de l’auteur […] On  citera encore La  bayadère ensorcelante en 1921, puis Comtesse Maritza en 1924, où Kálmán, une fois encore, se souvient des bohémiens et tziganes de sa Hongrie natale  »  (Rouchouse, 1999  : 97). En  écrivant sur Le  baron tzigane de Johann Strauss l’auteur utilise quelques épithètes exotiques pour la caractérisation de l’essence hongroise. « Le sentiment austro-hongrois y est exacerbé, et des parfums de Hongrie, âpres et entêtants, y sou¤ent, galvanisant l’âme d’un peuple, dans un vent de liberté, de ?ère fantaisie tzigane, sur des rythmes de « csardas » endiablés » (Rouchouse, 1999 : 89). En ce qui concerne l’interprétation des éléments hongrois dans les opérettes viennoises, nous devons presque nous contenter des lieux de naissance des compositeurs.

Franz Lehár. Il naît le 30 avril à Komorn en Hongrie (actuellement Komarno, en Slovaquie). Sa langue natale est donc le hongrois (Rouchouse, 1999 : 92).

Emmerich (ou Imre) Kálmán naît en 1882 à Siófok. Hongrois comme Lehár, il étudie avec Bartók et Kodály à Budapest, et connaît son premier succès en 1909 avec Manœuvres d’automne à Vienne, opérette dans laquelle il réussit l’heureux mariage de la musique d’essence hongroise avec la valse typiquement viennoise (Rouchouse, 1999 : 97).

Paul Ábrahám (1892–1960). Né en Hongrie, il a marqué le répertoire de l’opérette par deux succès  : Victoria et son hussard en 1930, et Die Blüme von Hawai en 1931, auxquels on peut ajouter Bal im Savoy en 1932 (Rouchouse, 1999 : 97).

Autre référence hongroise cachée  : Rouchouse mentionne le succès de Joseph Kosma dans l’opérette française, sans évoquer son origine hongroise. «  Joseph Kosma (1905–1969), l’auteur de tant de chansons (Les feuilles mortes…), de musiques de ?lm, s’essaie avec succès dans l’opérette légère avec

Chapitre i

49

ses coquines Chansons de Bilitis, d’après Pierre Louÿs en 1954 » (Rouchouse, 1999 : 75). Par contre, il donne le lieu de naissance de Sigmund Romberg dans le chapitre sur l’opérette américaine, désignant de nouveau la valse comme unique attribut de la tradition austro-hongroise  : «  Sigmund Romberg (1887–1951) Né en Hongrie, la valse viennoise coulait dans ses veines, tout comme dans sa musique » (Rouchouse, 1999 : 109).

*

Gerald Bordman, qui a entre autres publié une imposante chronique sur le théâtre musical américain (Bordman, 1978) et un livre sur la revue américaine (Bordman, 1985), a  aussi consacré un ouvrage à  l’histoire de l’opérette américaine (Bordman, 1981). Sa  présentation est faite du point de vue des contributions américaines au genre de l’opérette. Par contre, il n’exclut pas l’évaluation des opérettes importées ainsi que des spectacles qui ont collaboré à  la formation de l’opérette américaine. L’auteur consacre donc un chapitre à  l’opérette austro-hongroise, admettant son inwuence considérable sur le théâtre musical américain. « While historical and ethnic aJnities may have determined that America’s earliest e@orts would cling more closely to English than to Austro-Hungarian ways, both traditions were inwuential. Shortly, English, Viennese, and American works would compete along that length of Broadway then known a@ectionately as “the Rialto” » (Bordman, 1981 : 23).

En réalité, c’est l’ambiance de la compétition qui a  déterminé le sort de l’opérette austro-hongroise aux États-Unis. Dans la culture de masse, l’attirance pour les genres américains était signi?cative et, étant donné qu’au tournant du siècle le théâtre était la forme de divertissement la plus répandue, certains genres du théâtre musical commercial («  variety  », vaudeville, « minstrelsy ») ont fortement déterminé la culture populaire états-unienne6. En  conséquence de cette forte tradition locale, la réception des opérettes viennoises a toujours été ambiguë (admiration et contestation).

Bordman veut tout d’abord éclaircir la genèse du langage américain dans l’opérette, qui s’est formé sous une tension permanente entre les modèles de l’opérette et ceux de la comédie musicale. Cette dualité cachait fréquemment la dichotomie  «  art importé  » et «  art local  ». Cette lutte des nouvelles formes dans le théâtre musical se déroulait, en grande partie, sur les scènes de Broadway de New York. En  fait, pour être apprécié, ?nancièrement et

6 « In minstrelsy and then in the late nineteenth and early twentieth centuries with vaudeville and musicals, the songs, music, and dances identi?ed as « black » have provided some of the most popular kinds of American entertainment » (Fraden, 1994 : 54).

Gyöngyi Heltai

50

artistiquement, un spectacle devait conquérir Broadway et produire une longue série de spectacles. Dans ce contexte de rivalités, les compositeurs hongrois sont présentés seulement comme éléments secondaires dans la formation de la version américaine de l’opérette. Les particularités hongroises de leur musique ou de leurs livrets n’ont pas été discutées aux États-Unis, et elles ne sont pas discutées par Bordman  non plus : c’est leur altérité européenne qui était déterminante. Selon Bordman, les qualités ethniques de la musique ou du livret de l’opérette étaient importantes seulement dans les cas où elles touchaient les grands groupes immigrés états-uniens (allemands, juifs, irlandais). Par exemple, Bordman attribue le succès formidable (416 représentations) de $e Merry Widow en partie à ces tensions et à ces diversités ethniques du public de New York, qui se manifestait de plus en plus ouvertement. « Playgoers of English stock might wellcome $e Merry Widow intellectually as a ?ne piece of popular \eatre, but the Germans and Jews would bring additional emotional ties to its art, while the Irish would embrace anything capable of pushing English works out of the lime-light » (Bordman, 1981 : 77). Dans cette ambiance de forte compétition, l’opérette austro-hongroise a  été capable d’atteindre temporairement une position privilégiée entre 1907 et 1914. Pendant cette période, les mérites scéniques et musicaux des opérettes viennoises n’ont pas été questionnés.

Of the nearly one thousand plays presented on Broadway between mid-June 1907 mid-June 1914, just over two hundred and ?�y were musicals, while only some thirty of these could be considered Viennese or German operetta. \ree per cent (twelve per cent of musicals) hardly constitutes an incontestable proof of dominance. But their record of success tells a signi?cantly di@erent story. Only one-third were outright failures – a remarkable average by theatrical lights (Bordman, 1981 : 80).

Au nombre des cinq opérettes les plus rentables sur Broadway durant cette période et ayant tenu l’aJche le plus longtemps, il y a eu une opérette austro-hongroise : $e Merry Widow. Les autres triomphes austro-hongrois (Sari de I. Kálmán, et $e Count of Luxembourg de F. Lehár) se trouvaient seulement parmi les 40 premières productions les plus rentables (Bordman, 1981 : 100). Dès 1914, les changements politiques et les souhaits du public pour les productions américaines ont fortement délimité les possibilités ultérieures des opérettes hongroises sur les scènes états-uniennes. Pendant la Première Guerre mondiale, ce type d’opérette a été refusé non seulement par la critique, mais aussi par le public. Le livre de Levine (1988) sur la culture de masse américaine indique dans quelle mesure, au xixe siècle, le théâtre

Chapitre i

51

fonctionnait comme institution démocratique, comme lieu public pour les critiques et les débats culturels et nationaux.

\e applause is expressed by cries and thumping with the feet, instead of clapping ; and when a patriotic ?t seized them, and « Yankee Doodle » was called for, every man seemed to think his reputation as a citizen depended on the noise he made (Levine, 1988 : 25).

How closely the theatre registered societal dissonance can be seen in the audiences’ volatile reaction to anything they considered condescending behaviour, out of keeping with the unique nature of American society. Anything even bordering on unpatriotic or aristocratic behaviour was anathema (Levine, 1988 : 60).

Conformément à cette tradition, le public a vigoureusement exprimé ses antipathies envers les productions « ennemies » pendant et après la Première Guerre mondiale.

\ings Austrian or Hungarian ?rst became suspect and then, a�er we entered on the side of the Allies, anathema. Both Variety and the Dramatic Mirror reported the hostility with which the once-welcomed foreign confections were greeted. Variety suggested that the failures of two generally praised 1917 operettas, Rambler Rose and $e Riviera Girl, stemmed from playgoers’ perception as Viennese, although actually only the latter was. Two month later, Franz Lehár’s $e Star Gazer was literally hooted o@ the stage, and those hoots attested as much to America’s strident anti-Austrian sentiments as to the operetta’s many weaknesses (Bordman, 1981 : 102).

Dans la période suivante, les seuls succès « quasi hongrois » sur Broadway ont été, en 1919, Apple Blossom de Victor Jacobi (déjà un citoyen américain) et de Fritz Kreisler (256  représentations), et Maytime (1917) de Sigmund Romberg un immigrant hongrois (492 représentations). En connexion avec Romberg (qui, après ses études en Hongrie, a travaillé au \eater an der Wien avant d’arriver à Londres et, plus tard, à New York), nous trouvons une autre aJrmation concernant la nature « boulevard » (préfabriquée, mécanique) de la structure des opérettes austro-hongroises. Romberg est devenu un musicien reconnu aux États-Unis et, dans une interview pour le $eatre Magazine, il a  révélé sa méthode de composition. Sa  technique a  probablement été inwuencée par ses expériences théâtrales en Hongrie et à Vienne, parce que sa présentation montre presque une formule « d’opérette bien faite ».

Gyöngyi Heltai

52

[…] « the play must be divided into acts, each act marking the division of time. \ere must be eighteen to twenty-four numbers. No two song numbers of the same kind must follow each other.  » Moving almost embarrassingly from one obvious point to the next, he then noted the prima donna and the tenor must each have solos and the two together a duet. Nor could the comedian be neglected. \e funny man “must have something funny to sing” » (Bordman, 1981 : 125).

Dans les années 1920, en parallèle avec l’expansion des comédies musicales, les opérettes hongroises ont de nouveau gagné du terrain sur Broadway. Imre Kálmán a  remporté deux grands succès. Son Countess Maritza a  totalisé 318   représentations en 1926, et $e Circus Princess a aussi obtenu un succès mémorable au Winter Garden. Pour expliquer ce succès, Bordman, comme la majorité des critiques, accentue l’ouverture émotionnelle de la musique de Kálmán.

Far and away the most successful Viennese composer in New York’s eyes was Emmerich Kálmán, the last of the great masters of Viennese operetta’s second wowering. He was an incomparable melodist, and only Lehár matched his gi� for churning and enduring tunes. But whereas Lehár’s music, however beautiful, suggested a  certain emotional restraint, an Austrian reserve (despite Lehár’s Hungarian origins), Kálmán’s music never held back. It displayed a Hungarian fervor and emotional openness (Bordman, 1981 : 130).

Kálmán a  également collaboré à  une opérette américaine, Golden Dawn (1927), que nous mentionnons parce qu’elle démontre le caractère indiscutablement interculturel et antiréaliste de l’opérette. Cette production semble être digne d’une analyse anthropologique étant donné qu’elle est construite d’éléments venus de cultures parfaitement di@érentes. « \e piece was an oddity. An operetta with distinctly Middle-European music, it was set in Africa and had Americans playing not merely Englishmen and Germans but, with total seriousness, performing in blackface as Africans » (Bordman, 1981 : 131). En e@et, le succès de Golden Dawn a été mitigé, semblablement à toutes les opérettes subséquentes de Kálmán présentées sur Broadway.

Pendant les années 1930, le nombre d’opérettes, par rapport aux comédies musicales, a diminué. Sur Broadway, on a monté 180 comédies musicales et seulement 25 opérettes, et cette tendance est restée la même pendant les années 1940. La  Deuxième Guerre mondiale a  davantage forti?é l’antipathie pour les opérettes venues d’Europe centrale. Cela signi?e que les produits du marché théâtral de Budapest des années 1930 et 1940 n’étaient pas capables de se démarquer sur Broadway (sauf la comédie

Chapitre i

53

de boulevard du Hongrois János Vaszary qui a  servi pour le livret de I Married an Angel de Rodgers et Hart en 1938.) Un autre facteur qui a joué contre l’opérette importée était le fait qu’aux États-Unis, déjà pendant la dépression, l’opérette a été « interpellée » dans une lutte culturelle comme genre conservateur anachronique par rapport aux comédies musicales modernes. Bordman signale que ces attaques esthétiques étaient également motivées idéologiquement : la lutte pour un genre local, innovateur, et la lutte pour une société plus démocratique ont été liées dans cette stratégie critique. «  \e very ?rst sentence in Atkinson’s review of Friml’s Music Hath Charms injected political coloring into the distaste for the genre. “Back to the Old Deal in operetta,” he moaned » (Bordman, 1981 : 146). Ces attaques ont également touché les opérettes hongroises. Brooks Atkinson, critique reconnu du Times, a trouvé le romantisme de $e Land of Smile de Lehár tellement démodé qu’il a proposé de le présenter sous forme de concert. « Why not treat the score as good concert music and spare the theater ? » (Bordman, 1981 : 156). Mais l’opérette de l’immigré hongrois Sigmund Romberg, My Romance, a été « choisie » en 1948 pour détruire le genre. Atkinson, comme la citation en témoigne, militait pour une version du théâtre musical non seulement plus réaliste, mais aussi plus innovatrice, plus moderne et moins aristocratique.

Lovers of the dramatic unities should study « My romance », which was put on at the Shuber last evening. It  is standard operetta with standard routines and situations that have not changed through the years. At one time the authors and composers may have believed in those ritualized gestures toward stock romance. But they are pure formula now with high society, passionate love that tears the vocal chords apart and sets the brasses and drums to roaring in the orchestra pit, a theme song of mobility, elegance and boredom (Bordman, 1981 : 157).

Bordman n’accepte pas l’argumentation d’Atkinson. Il  révèle que la préférence absolue d’Atkinson pour la comédie musicale ou pour un message plus démocratique dans le théâtre musical faisait oublier que la di@érence entre l’opérette et la comédie musicale était fréquemment construite arbitrairement, la désignation dépendant plutôt de considérations commerciales. De  plus, il suggère que c’est le manque de didactisme politique, la nature inconséquente et légère des opérettes qui ont irrité les critiques engagés.

He almost certainly decided to use his great prestige to wail out of existence what he deemed a worthless style. […] \e term « standard operetta » crops up

Gyöngyi Heltai

54

?ve times in seven paragraphs, including the observation that « Mr. Romberg’s musical routines… are as old and usually as uninspired as standard operetta. » Words such as « stock », « routine », and « commonplace » abound. Of course, the critic’s insistence on the adjective « standard » makes one wonder what, if anything, he considered non-standard operetta. Did he recognize that many of the newer musical plays he so delighted in were operettas, but decide not to use that term in the interest of propagandizing for the modern school ? On top of this, Atkinson injected a political coloring by referring to « high society » and « mobility » (as if that were a capitalistic fantasy) […] \ere was even a hint of native chauvinism when he accused Romberg of running «  through a  whole library of formal European mannerisms » (Bordman, 1981 : 158).

Un style critique similaire a  été employé contre l’opérette et ses représentants en Hongrie après la Deuxième Guerre mondiale, avec l’unique mais importante di@érence que la présence de l’armée soviétique dans le pays et les institutions de l’État totalitaire ont spécialement renforcé les arguments antiopérettes des critiques communistes. Par conséquent, ces attaques radicales ont conduit à une transformation totale du genre après 1949.

Dans la période subséquente, Bordman indique deux éléments, dans les opérettes américaines, qui ont des références hongroises, tous deux connectés à la culture de masse de Budapest dans les années 1930. D’une part, l’opérette Carousel de Rodgers et Hammerstein a été inspirée d’une pièce (Liliom) d’un boulevardier hongrois, Ferenc Molnár. Le spectacle musical, que Bordman considère comme une «  incontestably operetta  » (Bordman, 1981  : 164), a  été présenté sur Broadway en 1950 et a  compté 890 représentations. D’autre part, une comédie hongroise de boulevard des années 1930, écrite par Miklós László, a servi pour le livret d’un autre succès de Broadway. She loves me a été présenté en 1963 et le spectacle a totalisé 303 représentations. « Jerry Block and his lyricist, Sheldon Hamick, gave Broadway two operetta masterworks, She loves me, to a libretto by Joe Mastero@, and Fiddler on the Roof, to a libretto by Joseph Stein.[…] She loves me, based on a Hungarian play of the 1930s, unfolded in the world of petit bourgeoisie and dealt with the romance of two clerks in a small boutique » (Bordman, 1981 : 181).

En général, concernant l’inwuence de l’opérette hongroise sur l’opérette américaine, nous pouvons dire que l’industrie de l’opérette de Budapest des années 1930 n’a pas pu conquérir les scènes américaines.

*Finalement, examinons les références hongroises de l’histoire générale de

l’opérette de Traubner (1983) dans laquelle l’auteur analyse l’opérette comme

Chapitre i

55

un genre théâtral, plus précisément comme un genre du théâtre commercial. Il  établit donc l’évaluation des opérettes et des traditions de l’opérette principalement sur leur capacité de produire un succès commercial dans les centres cosmopolites du théâtre musical (Vienne, Londres, New York, Paris). En e@et, l’auteur analyse indirectement les capacités interculturelles de versions di@érentes d’opérettes en suivant leur développement et leur dégradation dans l’ordre chronologique et en se référant aux changements de la mode et aux conwits politiques qui pouvaient fortement inwuencer la réception dans un moment historique donné. Cette perspective – l’analyse de l’opérette comme une branche commerciale du théâtre – est avantageuse pour notre recherche, étant donné que, nous aussi, nous considérons la version de l’opérette hongroise entre 1918 et 1945 comme une représentante du marché théâtral international qui, par conséquent, emploie des éléments interculturels dans sa musique et dans son livret. Nous espérions donc trouver beaucoup d’informations sur la pratique de l’opérette hongroise, surtout que Traubner désigne Budapest deux fois dans son introduction comme un des centres de production et d’exportation de l’opérette après la Première Guerre mondiale. Mais la bibliographie de son ouvrage (qui comprend 167 titres) cite seulement un livre sur l’opérette hongroise7. En  e@et, Traubner ne consacre pas de chapitre pour la présentation de cette pratique culturelle ; au lieu de ça, il présente les carrières de Lehár et de Kálmán de façon détaillée, en montrant les parcours internationaux de leurs opérettes. De  plus, il présente l’activité de quatre autres compositeurs hongrois  : Jenő Huszka, Viktor Jacoby, Albert Szirmai et Pál Ábrahám.

En général, Traubner considère la version viennoise de l’opérette comme une des variantes les plus actives sur les scènes contemporaines. De  plus, à l’intérieur de cette tradition, il souligne la capacité de persistance des opérettes de Lehár et Kálmán. Par contre, il ne relie pas ce fait aux caractéristiques partiellement ou entièrement hongroises de leur musique ou de leur livret.

\e Viennese opérette is today perhaps the strongest surviving national school (always excluding Gilbert and Sullivan). More of its works, particularly from the latter, or « Silver » period, are performed today than comparable works from other lands during the same period, and the years from $e Merry Widow (1905) to the First World War saw an international Viennese domination (Traubner, 1983 : 14).

7 Róbert Rátonyi (1967), Az  Operett csillagai, Színháztudományi Intézet, Budapest. Déjà la date de la publication de ce livre (1967) montre que l’auteur hongrois, à  cause des contraintes politiques et idéologiques inhérentes à la période de la publication, ne pouvait pas donner une présentation riche du marché théâtral capitaliste de Budapest.

Gyöngyi Heltai

56

In our day, the lasting works of Emmerich Kálmán are the principal rivals of the enduring creations of Lehár (Traubner, 1983 : 244).

En présentant l’œuvre de Franz Lehár, il signale des éléments qui n’ont pas été soulignés dans les autres sources. D’une part, à  son avis, c’est le style de Lehár qui a fortement déterminé le développement d’une nouvelle version de l’opérette au xxe siècle, mais il explique cette inwuence par des raisons ?nancières : après le succès international de Die lustige Witwe, les producteurs ont cherché des opérettes similaires par rapport au style pour être capables de refaire les pro?ts générés par l’opérette de Lehár. L’intérêt du public, qui a aussi généré l’intérêt des producteurs pour des opérettes de la même nature que celles créées par Lehár, a inwuencé le style du genre.

\ough not immediately recognised as such, it was the beginning of a new wave of modern operettas in which the waltz was used for romantic, psychological plot purposes, and danced as much as sung (Traubner, 1983 : 243).

Because of Lehár and his contemporaries, the course of operetta inextricably followed the romantic path. Purveying highly coloured sentimentality, usually with late Victorian or Edwardian royalty in the dramatis personae […] (Traubner, 1983 : 244).

Indirectement, le succès de Lehár a, en conséquence, facilité l’adaptation et l’intégration d’autres compositeurs (et peut-être de comédiennes et de comédiens) austro-hongrois ou hongrois au marché théâtral international. «  Almost any halfway decent Viennese work was bought for American, British, or French consumption, in addition to the usual traJc throughout Central and Northern Europe. Not all were presented, but among those that were, there was always the hope that another blockbuster would be found » (Traubner, 1983 : 275). L’autre particularité de Lehár, signalée par Traubner, est de nouveau de nature ?nancière. Les autres sources ne soulignaient pas sa richesse personnelle qui venait des droits d’auteur.

In Franz Lehár, born in Hungary 30 April 1870, we meet in all probability the Viennese composer who has made more money from operetta than any other, in death as in life, thanks to copyright laws which were not in existence in earlier days. […] his Merry Widow remains one of the more valuable stage properties in existence. Within two years of its première in 1905 he was a  more-than-millionaire (in U. S. dollars) and in subsequent years his wealth would increase many times. […] Of the thirty or so works he composed, about seven are done

Chapitre i

57

with regularity in Europe today, thus ranking him with the most popular of all operetta composers (Traubner, 1983 : 244).

L’importance de ce type de revenu montre, encore autre fois, le caractère show-biz de l’opérette, son organisation, sa logique et ses valeurs di@érentes de celles du théâtre subventionné ou de celles du théâtre d’avant-garde. L’opérette (la partition, le livret) est considérée comme une marchandise dont la valeur dépend de la demande nationale et internationale. Dans cette relation, l’opérette fonctionne comme la comédie musicale de Broadway ou les pièces du théâtre de boulevard.

Notons que cette ambition des producteurs de présenter des opérettes de l’Europe centrale dans les centres cosmopolites du théâtre musical est restée limitée pour plusieurs raisons. D’abord, celle-ci a  duré seulement jusqu’à la Première Guerre mondiale, quand tous les marchés théâtraux nationaux sont devenus fermés et qu’ils ont exclu de leur répertoire les opérettes venues des pays ennemis  : l’aspect politique et les sentiments nationaux ont vaincu l’aspect ?nancier et les mentalités cosmopolites. L’ouverture de scènes internationales était aussi ambiguë dans le contexte du spectacle. Les opérettes «  exotiques » devaient s’adapter aux goûts et aux mentalités des grands centres de l’industrie du spectacle. Traubner démontre que les opérettes de Lehár et Kálmán ont été soumises aux pratiques presque obligatoires de l’anglicisation et de l’américanisation. E@ectivement, dans les pays anglo-saxons, leurs livrets étaient considérés comme «  étranges » et « terribles », malgré le fait qu’ils présentaient généralement une intrigue contemporaine. Mais à Londres et à New York, les adaptateurs ont modi?é l’ambiance de l’opérette en introduisant des éléments et des personnages comiques du théâtre populaire local. Nous signalons cette pratique dans le cas de deux opérettes de Lehár : $e Merry Widow et Gypsy Love, à Londres.

\e greatest foreign triumph was at Daly’s \eater, London (8 June 1907) […] Translators Edward Morton (book) and Adrian Ross (lyrics) turned Pontevedro into Marsovia, Hanna Glawari into Sonia, and Baron Mirko Zeta into Popo@, and let George Graves (in the latter part) interpolate much of his own extraneous comic business into the play, including his «  Hetty the Hen  » monologue (Traubner, 1983 : 247).

Edwardes gave Gypsy Love a  typically sumptuous production, but sensing that this outrightly operatic, romantic operetta was not suJciently in his musical-comedy style, he had Basil Hood and Adrian Ross devise a part (Lady Babby) for Gertie Millar (Traubner, 1983 : 252).

Gyöngyi Heltai

58

À part la modi?cation du livret, Traubner mentionne également l’interpolation. Cette pratique, qui consiste à insérer des couplets populaires dans les opérettes, spécialement répandue aux États-Unis, pouvait fortement modi?er la structure musicale de l’opérette. Cependant, les compositeurs ont rarement eu la volonté ou le pouvoir de résister à cette pratique. En somme, l’opérette a  dissimulé plusieurs tensions interculturelles  : d’une part, elle a  suscité l’intérêt sur le marché international théâtral parce qu’elle o@rait une musique et un sujet originaux, fréquemment exotiques. D’autre part, les producteurs de spectacles désiraient tout le temps diminuer ces risques d’altérité.

En examinant les opérettes de I.  Kálmán, Traubner souligne davantage les spécialités hongroises qui, comme il l’indique, pouvaient quelquefois être « intraduisibles » pour une autre culture. Dans l’exemple de la Princesse Czardas, l’auteur montre comment la pratique de l’adaptation radicale a provoqué l’échec de la meilleure opérette de Kálmán aux États-Unis.

\e Kálmán score was not only the best that gi�ed Hungarian wrote but about the best anybody ever wrote […] Which seems to place the responsibility for its deplorable failure on Broadway squarely on the shoulders of the boys who wrote the book. \ey felt, looking back, that they went wrong was in being too ingenious in devising a plot to replace the original Viennese libretto, which, like all Viennese librettos, was simply terrible (Traubner, 1983 : 266).

Néanmoins, Traubner caractérise le style de Kálmán comme un mélange réussi d’éléments cosmopolites et hongrois, un dosage idéal pour une altérité apprivoisée qui, en même temps, a  renforçé une image schématique de la Hongrie.

He was quite as cosmopolitan a composer as Lehár. Kálmán’s music was more speci?cally Hungarian than Lehár’s, who, a�er all, had soaked up the music of other countries in his youthful peregrinations. Kálmán’s phrasing was Hungarian ; it was not simply a matter of introduced cimbaloms and tambourines. In their searing way, songs like « Komm, Zigany » and the entrance song of Sylvia Varescu have become virtual Hungarian folk songs as well as the stock international operetta depictions of Hungary itself (Traubner, 1983 : 273).

En e@et, Kálmán a pratiqué cette formule du mélange sur plusieurs plans. Sur le plan textuel, il a  mélangé les mondes attrayants du show-biz et de l’aristocratie (Die Csárdásfürstin, Die Bajadere, Die Zirkusprinzessin). Une autre de ses pratiques était la fusion d’éléments biographiques et ?ctifs dans

Chapitre i

59

ses opérettes « quasi biographiques ». Par exemple, dans la Das Veilchen vom Montmartre (1930), il a présenté Delacroix (le peintre), avec Henry Mürger (l’auteur de livret de La Bohème) et Hervé (le compositeur). Dans Marinka (1945), il a utilisé les éléments historiques de la tragédie de Mayerling, mais les conwits ont naturellement abouti à un « happy end ». Par contre, dans Die Herzogin von Chicago (1928), il a choisi comme sujet la lutte interculturelle musicale entre le charleston et la valse.

Traubner présente les autres compositeurs hongrois sous le même aspect interculturel en examinant dans quelle mesure leurs opérettes étaient exportables pour une industrie théâtrale internationale. Trois d’entre eux ont travaillé davantage à  l’étranger. Ceux qui ont émigré aux  États-Unis ont eu des succès temporaires. Par contre, Ábrahám a  eu une carrière remarquable à Berlin, dans les années 1930. Selon Traubner, Victor Jacoby était un compositeur hongrois « exportable » : son Leányvásár a connu de remarquables succès, spécialement en Grande-Bretagne.

\e score remains immediately delightful, a profusion of charming waltzes and irresistible up-tempo comic duets and couplets with chorus – placed in an exotic American setting, with cowboys and sailors. […] \e English title of the Gladys Unger book was $e Marriage Market, and with a cast including Petrass in her original part, Gertie Millar, W. H. Berry, Robert Michaelis […], the play ran an admirable 423 times (Traubner, 1983 : 331).

Par contre, après avoir émigré aux États-Unis, malgré le fait qu’il ait eu des possibilités pour présenter de nouveaux spectacles et qu’il ait eu des collaborateurs prestigieux (Fred Astair, Ferenc Molnár), Jacoby n’a pas pu revivre son succès européen sur les scènes américaines. « Charles Dillingham, who had produced Jacobi’s New York shows, continued giving him chances : $e Half Moon (1920) and $e Love Letter (1921), the last again with the Astairs. $e Love Letter predated Carousel in one signi?cant aspect : it was based on a  Molnár play, namely \e Woolf (A farkas, 1911)  » (Traubner, 1983 : 332).

Un autre Hongrois immigré, Albert Szirmai, après l’insuccès de ses opérettes – Princess Charming (1926) et Lady Mary (1928) – aux États-Unis a  plutôt travaillé comme éditeur musical. Traubner indique que Szirmai, dans sa fonction d’éditeur musical, a  probablement inwuencé les œuvres de Cole Porter. « Charles Schwartz, in his biography of Cole Porter, claimed that Porter had Sirmay speak for him at the rehearsals : “It would be Sirmay’s duty to suggest changes in tempo, phrasing, orchestration, and so on during rehearsals »  (Traubner, 1983  : 332). Par ailleurs, Pál Ábrahám

Gyöngyi Heltai

60

a été l’initiateur d’un sous-genre  : celui de l’opérette-danse ou de l’opérette-revue. C’est une forme légèrement modernisée, assaisonnée aux rythmes des danses contemporaines. Le compositeur a concentré sa carrière à Berlin qui, après la Première Guerre mondiale, était le centre du théâtre musical. Dans ses opérettes (les plus connues étant Die Blume von Hawaï, Ball im Savoy), Ábrahám a élaboré une recette à succès, réunissant plusieurs éléments puisés à même la culture populaire contemporaine. « \e score right away typi?ed what Ábrahám would provide : a bit of foreign colour, a profusion of catchy 1920s dance tunes not necessarily rewecting the time or the place of the action, and languorous “pop” love songs – generally with a  “sophisticated” foreign phrase as the title  » (Traubner, 1983  : 336). Ses opérettes ont aussi pro?té de l’intérêt croissant pour les régions éloignées : dans Viktoria und ihr Husar (1930), « there was a prologue in Siberia, plus three acts in Tokyo, St. Petersburg, and a Hungarian town » (Traubner, 1983 : 336).

En?n, Jenő Huszka représente le type de compositeur hongrois qui a travaillé en priorité pour le marché national. Ce choix implique un style di@érent, étant donné qu’il ne composait pas selon les attentes du marché international et qu’il n’employait pas les stéréotypes hongrois dans ses opérettes. «  Bob and Lili have a  certain grace about them, with appealing choruses and well-constructed ?nales looking back to the previous century, but they lack the ?ery Hungarian csárdás strains which foreigners, if not the Budapestians themselves, admire in Hungarian operetta » (Traubner, 1983 : 331). En représentant la carrière de Huszka, Traubner réfère également aux changements radicaux de fonction touchant l’opérette pendant la période socialiste. «  Huszka wrote some twelve other operettas, the last of which, Szabadság, Szerelem (Freedom, Love, 1955), would seem from its title to have conformed to the modern Hungarian political strictures for operetta » (Traubner, 1983  : 331). Par contre l’auteur n’analyse pas davantage ce phénomène, probablement parce qu’il le trouve éloigné de l’ambiance traditionnelle de l’opérette.

Une nouvelle vague dans la représentation de l’opérette hongroise ?

Tout compte fait, $e Encyclopedia of $e Musical $eatre de Kurt Gänzl, publiée en 1994, représente une approche totalement opposée au discours habituel que les encyclopédies suivront en connexion avec l’opérette hongroise et l’opérette en Hongrie. L’auteur néo-zélandais nous invite à une réévaluation profonde de la participation hongroise dans le théâtre musical au xxe siècle. En e@et, cette encyclopédie de 3 000 articles non seulement

Chapitre i

61

désigne, mais révèle, pour la première fois, Budapest comme étant un des centres du théâtre musical international :

I selected as my principal areas of concentration that handful of countries and traditions which have been the most productive of original music plays for the world’s stages in the last 150 years : France, Austria, Britain, the United States of America and Hungary (Gänzl, 1994 : viii).

[…] in Budapest, Dr. György Székely has spent hours putting the accents right on my misspelt Hungarian and digging up information on ancient (and modern) ?rst performances in a city which must, then as now, be the most musical-theatre-minded centre in the world.[…] (Gänzl, 1994 : viii).

L’auteur adopte des critères pour la sélection des articles qui coïncident parfaitement avec notre intérêt de démontrer les rapports internationaux de l’opérette hongroise. Rappelons que Gänzl se limite aux opérettes, aux compositeurs et aux comédiens et comédiennes qui ont fait une carrière internationale dans le show-biz.

I have set out to deal with, ?rst and foremost, the most successful, most proli?c and most extensively heard writers and composers for the musical stages of the countries under survey and, in parallel, the most successful, interesting and – the three things are not always compatible – the most widely travelled shows. I have added to this backbone of the work details on those artists who led/have led the fullest and most interesting lives on the musical stage, as well as on a limited number of producers and a very small representative group of creative personnel – directors, choreographers and designers. \e ultimate accent, however, is on those two areas that originally prompted me to put the book together – the writers and their shows. Two of my main and original criteria in picking the headwords were, ?rstly, that writers, shows and performers who were seen and heard in more than one of my countries should have a reference and place here over those which were of interest only in a  single centre, and that – for all the folk concerned – a  full career in the musical theatre was of more relevance than just one or two appearances, no matter how starry, on the musical stage (Gänzl, 1994 : ix).

Une analyse de la représentation des Hongrois dans ces catégories nous servira à  formuler quelques images et questions sur la nature et le fonctionnement de l’opérette hongroise. En  nous basant sur ces données, nous essayerons de signaler quelques relations qui ont lié cette pratique

Gyöngyi Heltai

62

culturelle aux scènes internationales, à  l’industrie du spectacle européen et états-unien. Nous chercherons les références plus particulièrement pour l’époque entre 1918 et 1944, étant donné que c’était une période très active pour l’opérette hongroise, par contre, elle est beaucoup moins étudiée, que la période précédente, la période viennoise. Une des raisons qui explique cela est probablement le fait que les opérettes hongroises jouées et exportées dans les années 1920–1940 appartiennent à une version plus « dégradée » du théâtre musical que les opérettes viennoises, musicalement plus exigeantes, toujours selon une évaluation exclusivement esthétique. Par contre, nous n’évaluons ni la pièce, ni le spectacle selon la dichotomie haute culture par rapport à culture populaire, une hiérarchie octroyée et manipulée fréquemment par le pouvoir politique, intellectuel, etc. Nous pensons qu’en étudiant l’inwuence nationale et internationale de ces produits culturels, nous obtiendrons une source riche qui pourra être utilisée dans l’analyse socioculturelle et théâtrale. De  plus, nous pensons que cette pratique culturelle de l’époque entre 1918 et 1944 – évidemment très di@érente de celle de la monarchie austro-hongroise –, a aussi fortement déterminé l’opérette socialiste. Donc, avec la « réuni?cation » des « articles hongrois » dans l’encyclopédie, nous voulons faire sentir la continuité et la rupture qui ont caractérisé le spectacle d’opérette tant entre les périodes monarchique et postmonarchique qu’entre les périodes « capitaliste » et « socialiste ».

L’encyclopédie présente individuellement 28 compositeurs hongrois8. (Notons que, à partir d’ici et jusqu’à la ?n de la section 1.2.4, les personnes dont les noms sont soulignés ont continué leurs activités à l’étranger après 1945 ; par contre, les personnes dont les noms sont en caractères gras ont composé des opérettes en Hongrie après 1945. Nous suivrons la même di@érenciation pour toutes les catégories ; et ce, tant dans le corps du texte que dans les notes

8 Adolf Müller (1801–1887) sept opérettes, Elek Erkel (1843–1893) trois opérettes, Michael Krasznai-Krausz (1897-Deuxième Guerre mondiale) 13 opérettes, Izsó Barna (1859–1940) 30 opérettes, Pongrác Kacsoh (1873–1923) six opérettes, Jenő Sztojanovits (1864–1919) huit opérettes, Péter Stojanovits (1877–1957) deux opérettes, Béla Szabados (1867–1936) 13 opérettes, Henrik Berény (1871–1932) neuf opérettes, József Konti (1852–1905) neuf opérettes, Zsigmond Vincze (1874–1935) 13 opérettes, Aladár Rényi (1885–1944) 4 opérettes, Viktor Jacobi (1883–1921) 13 opérettes, Rudolf Raimann (1861–1913) 27 opérettes, Ákos Buttykai (1871–1935) sept opérettes, Imre Farkas (1879–1976) 20 opérettes, Ferenc Lehár (1870–1948) 25 opérettes, Pál Ábrahám (1892–1960) 14 opérettes, Béla Zerkovitz (1882–1948) 46 opérettes, Miklós Brodszky (1905–1958) sept opérettes, Lajos Lajtai (1900–1966) 26 opérettes, Albert Szirmai 22 opérettes, Imre Kálmán (1882–1953) 23 opérettes, Szabolcs Fényes (1912–1986) 32 opérettes, Jenő Huszka (1875–1960) 14 opérettes, Károly Komjáti (1896–1953) 17 opérettes, Dénes Buday (1890–1963) 13 opérettes, Mihály Eisemann (1898–1966) 32 opérettes, Ferenc Farkas (1905–2000) 10 opérettes.

Chapitre i

63

infrapaginales). Évidemment, les plus connus et joués à l’étranger ont été les deux compositeurs austro-hongrois Franz Lehár (25 opérettes) et Imre Kálmán (23 opérettes). Cependant, nous pouvons également nommer des compositeurs hongrois, très populaires également en Hongrie et à l’étranger, de la période après la chute de la monarchie austro-hongroise, par exemple, Pál Ábrahám (14 opérettes), Mihály Eisemann (25 opérettes avant 1945 et sept opérettes après 1945) et Szabolcs Fényes (10 opérettes avant 1945 et 22 opérettes après 1945). Nous trouvons plusieurs compositeurs qui ont surtout travaillé pour le marché de Budapest dans les années 1920–1930, par exemple, Béla Zerkovitz, qui a composé 46 opérettes et Lajos Lajtai qui en a composé 26. Ces chi@res imposants des opérettes présentées indiquent en même temps une forte demande du public pour les nouvelles opérettes « natives » dans le marché théâtral de Budapest après 1918 et une lutte perpétuelle pour l’attention et l’argent du public dans un marché concurrentiel.

Si nous examinons les librettistes, qui étaient fréquemment aussi des adaptateurs, dans l’encyclopédie de Gänzl, nous trouvons 12 noms hongrois9. Pour con?rmer l’intensité et la productivité du spectacle d’opérette entre les deux guerres à Budapest, nous rappelons, par exemple, László Szilágyi, qui a produit les livrets de 40 opérettes10. Pour voir les spéci?cités thématiques, stylistiques et dramaturgiques des opérettes de Budapest dans les années 1920–1930, on devrait probablement examiner son œuvre imposante. Une autre personnalité qui témoigne d’une pratique culturelle active est Imre Harmath, qui a contribué à 73 productions comme librettiste et adaptateur. Parmi celles-ci, on trouve les plus grands succès humoristiques de l’époque, qui exploitaient des sujets contemporains hongrois (3 : 1 a szerelem javára [Pál Ábrahám, László Szilágyi, Dezső Kellér, 1936], Egy bolond százat csinál [László Walter, Mihály Szüle, 1939]). Zsolt Harsányi a  aussi travaillé sur 66 livrets. Ces chi@res encore une fois imposants indiquent une activité organisée, «  mécanique  » des librettistes, et con?rment les accusations des critiques étrangèrs (Bruyas, par exemple) concernant le caractère préfabriqué des opérettes hongroises, qui étaient construites sur mesure

9 Miksa Bródy (1875–1924) neuf opérettes, Árpád Pásztor (1877–1940) 12 opérettes, Károly Bakonyi (1873–1926) 10 opérettes, Béla Jenbach (1871–1943) 24 opérettes, László Szilágyi (1898–1942) 40 opérettes, István Bródy (1882–1941) 11 opérettes, Jenő Faragó (1873–1940) 52 opérettes, Imre Földes (1881–1958) sept opérettes, Imre Harmath (1890–1940) 73 opérettes, Zsolt Harsányi (1887–1943) 66 opérettes, Jenő Heltai (1871–1957) 42 opérettes, Ferenc Martos (1875–1938) 28 opérettes, István Béke@y (1901–1977) 40 opérettes.

10 « Szilágyi wrote the texts for a considerable body of successful shows for the Budapest musical theatre, notably in collaboration with the composers Béla Zerkovitz and Mihály Eisemann. Few of them, however, were seen outside Hungary » (Gänzl, 1994 : 1413).

Gyöngyi Heltai

64

pour les prime donne et les comiques, et traitaient, pour la plupart d’entre elles, de sujets sensationnels contemporains. Nous devons également mettre l’accent sur István Béke$y qui, avec ses 34 adaptations et livrets écrits avant 1949 et ses six livrets produits après 1949, a manifesté l’étrange continuité entre l’opérette de type « capitaliste » et de type « socialiste » : continuité que notre thèse aimerait démontrer. Béke@y et Dezső Kellér étaient de grands « ré-écrivains » ou adaptateurs d’opérettes traditionnelles pendant la période stalinienne. À  part une opérette réaliste socialiste, Palotaszálló (1951), ils sont «  responsables » de la réécriture de Luxemburg gró[a de Lehár et de Csárdáskirálynő de Kálmán.

En cherchant les interprètes hongrois qui ont mérité un article dans cette encyclopédie du théâtre musical international, nous remarquons que leur présence et leur carrière internationale doivent être appréciées en considérant l’isolement de la langue hongroise. En  fait, l’opérette est une forme de « théâtre total » où la parole et le jeu sont aussi importants que le chant et la danse. Nous essaierons de démontrer plus tard ce qui a rendu la présence scénique des comédiennes et comédiens hongrois aussi forte dans l’opérette. Naturellement, ils ont joué à l’étranger en allemand ou en anglais, néanmoins, leur engagement semble nous prouver qu’ils possédaient un style du jeu spécial qui favorisait leur embauche d’abord et avant tout pour les rôles dans les opérettes hongroises. Dans les quatre grands emplois de l’opérette, les prime donne sont bien représentées avec sept articles11. Parmi elles, Gitta Alpár et Martha Eggert ont fait une carrière internationale remarquable. Gitta Alpár a chanté, par exemple, dans la Schön ist die Welt de Lehár à Berlin en 1930, dans Ball im Savoy de Ábrahám en 1932 à Berlin, dans Die verliebte Königin de Miklós Brodszky à Vienne en 1934, dans Home and beauty de Miklós Brodszky en Londres en 1937. Martha Eggert a joué dans plusieurs ?lms d’opérette (Ein Lied, ein Küss, ein Mädel de Lehár/Billy Wilder, Es war einmal ein Walzer [1932], Die Blume von Hawaii [1933], etc. [Gänzl, 1994 : 401]). Au théâtre, elle est devenue une spécialiste de certains rôles : elle a joué Princesse Czardas à Paris en 1950, La Veuve joyeuse à New York en 1943. Elle a chanté ce rôle de Lehár en cinq langues, ce qui montre qu’il y avait une tradition dans le show-biz international qui voulait que l’on emploie les acteurs hongrois dans les opérettes hongroises.

Les plus grandes prime donne hongroises sont Sári Fedák et Hanna Honthy. Bien que Fedák ait aussi joué à  l’étranger (Berlin, Vienne, États-

11 Lujza Blaha (1850–1926), Sári Fedák (1880–1955), Emmi Kosáry (1889–1964), Ilka Pálmay (1859–1945), Gitta Alpár (1900–1991), Martha Eggert (1912), Hanna Honthy (1893–1978).

Chapitre i

65

Unis), elle est devenue une vedette à Budapest, partiellement à cause de ses rôles de « travestis » dans Bob herceg (1902) de Jenő Huszka et dans János vitéz (1904) de Pongrác Kacsoh, où elle a  chanté le rôle du bon vivant, généralement interprété plus tard par des hommes. Vers les années 1930, elle a été « consacrée », ayant elle-même souvent élaboré des idées d’opérettes en les proposant aux librettistes et aux compositeurs et en jouant le rôle de prima donna. Fedák a été une personnalité dominante de l’opérette dans la première moitié du xxe siècle à Budapest, mais à cause de ses sympathies anti-bolcheviques, elle n’a pas pu continuer ses activités après 1945. D’autre part, Hanna Honthy est devenue une prima donna notoire de la Hongrie socialiste. Sa carrière a commencé en 1912 et elle a joué jusque les années 197012. Avec Kálmán Latabár, le comique irrésistible, elle est devenue un des symboles ambigus de l’opérette socialiste en Hongrie.

L’humour a  joué un rôle déterminant dans les opérettes de Budapest de l’entre-deux guerres  : souvent, le nombre de soubrettes et de comiques a augmenté jusqu’à atteindre cinq ou six dans une opérette. Six soubrettes ont mérité un article dans l’encyclopédie internationale13. Parmi elles, Rózsi Bársony et Marika Rökk ont représenté cet humour particulier surtout en Autriche et en Allemagne, avant et après la Deuxième Guerre mondiale. Pour comprendre l’ampleur des exportations des soubrettes et des comiques, nous donnons l’exemple des opérettes de Pál Ábrahám. Dans le Ball im Savoy de Pál Ábrahám (Alfred Grünwald/Fritz Löhner-Beda) à Berlin, en 1932, « Mustapha Bey » a été joué par Oszkár Dénes, un comique hongrois, « Madeleine » a été jouée par Gitta Alpár, une prima donna hongroise, et la soubrette, « Daisy Parker », a été représentée par Rózsi Bársony. En Grande-Bretagne, la Ball at the Savoy en 1933 a proposé de nouveau Oszkár Dénes en « Mustapha Bey », et Rózsi Bársony en « Daisy Parker ». Bársony a joué le même rôle en Autriche en 1933. Par ailleurs, Oszkár Dénes a représenté «  Mustapha Bey  » en Australie, à  Sydney, au \éâtre Royal en 1935. Une autre opérette de Pál Ábrahám Die Blume von Hawai (Alfred Grünwald/Fritz Löhner-Beda) qui propose un sujet colonial, avec des sites internationaux (Monte Carlo, Hawai), a été aussi jouée par le duo comique hongrois (« Jim-Boy »  : Oszkár Dénes, « Bessy »  : Rózsi Bársony) au \eater an der Wien

12 «  When age crept on, a  special star-size rôle, that of Cecilia, the ex-chorine mother of Prince Edwin, was created for her in a new libretto for Die Csárdásfürstin, and a similar one, as Madame Fleury, garde-dame to Angèla Didier, in a new version of Der Graf von Luxembourg (1952) » (Gänzl, 1994 : 672).

13 Juliska Kopácsi-Karczag (1868–1957), Klára Küry (1870–1935), Juci Lábass (1896–1932), Sári Petráss (1888–1930) « Hungarian musical star of ?ve countries’ stages » (Gänzl, 1994 : 1140), Rózsi Bársony (1909–1977), Marika Rökk (1913–2004).

Gyöngyi Heltai

66

à Vienne. Ceci témoigne aussi du fait que, dans les années 1920–1930, non seulement les compositeurs, mais également les acteurs hongrois avaient un savoir-faire apprécié dans le marché cosmopolite et international. Parmi les six comiques nommés dans l’encyclopédie14, trois appartiennent à la même famille15. Le plus grand comique des années 1930 et 1940, Kálmán Latabár, a été retenu par l’opérette socialiste théâtrale et ?lmée. Il a joué environ 32 rôles comiques au théâtre et 38 rôles au cinéma. Latabár a  été fortement employé dans le système théâtral étatique hongrois ; les adaptateurs ont créé des rôles spécialement pour lui dans les opérettes réécrites16.

Quant aux bons vivants hongrois, qui ont mérité un article dans cette encyclopédie du théâtre musical international, ils ne jouaient pas de rôle décisif sur les scènes internationales d’opérettes17.

Par contre, le nombre d’opérettes hongroises qui ont été choisies comme sujets d’articles est relativement grand  : l’encyclopédie o@re 41 opérettes hongroises18. Évidemment, les opérettes de Lehár et Kálmán représentent

14 Vidor Kassai (1840–1928), Mihály Pap (1875–1915), Márton Rátkai (1881–1951), Árpád Latabár (1878–1951), Árpád Latabár (1903–1961), Kálmán Latabár (1902–1970).

15 Árpád Latabár (1878–1951), Árpád Latabár (1903–1961), Kálmán Latabár (1902–1970).16 « […] continued to appear at the Operettszínház into the 1960s, appearing as Pietro in

a Boccaccio rewritten to provide roles for him and for Hanna Honthy as his wife (1961), as Don Moskitos in a version of O@enbach’s Les Brigands, as Frosch, Negus (Die lustige Witwe) and – now alongside his son, the third Kálmán Latabár – as Saint-Hypothèse in Lili in the last years of a  carrier in which he was, alongside Honthy, the most popular representative of the glorious bygone years of the musical theatre » (Gänzl, 1994 : 820).

17 János Kápolnai (1842–1907), Ernő Király (1884–1953).18 Katalin (Izor Béldi/Jenő Féjer), A kis gróf (Ferenc Martos/Aladár Rényi), Die Wunder-Bar

(Géza Herczeg/Karl Farkas/Robert Katscher), Alexandra (Ferenc Martos/Albert Szirmai), Tatárjárás (Károly Bakonyi/Andor Gábor/Imre Kálmán), Az  obsitos (Károly Bakonyi/Imre Kálmán), Arizona Lady (Alfred Grünwald/Gustav Beer/Imre Kálmán), Die Bajadere (Julius Brammer/Alfred Grünwald/Imre Kálmán), Der Zigeunerprimas (Julis Wilhelm/Fritz Grunbaum/Imre Kálmán), Die Zirkusprinzessin (Julius Brenner/Alfred Grünwald/ImreKálmán), Grä4n Maritza (Julius Brammer/Alfred Grünwald/Imre Kálmán), Die Csárdásfürstin (Leo Stein/Béla Jenbach/Imre Kálmán), Die Herzogin von Chichago (Julius Brammer/Alfred Grünwald/Imre Kálmán), Die Blaue Mazur (Leo Stein/Béla Jenbach/Franz Lehár), Cloclo (Béla Jenbach/Franz Lehár), Zigeurnerliebe (A. M. Willner/Robert Bodanzky/Franz Lehár), Eindlich allein (A. M.  Willner/Robert Bodanzky/Franz Lehár), Die lustige Witwe (Victor Léon/Leo Stein/Franz Lehár), Mitislaw der modern (Robert Bodanzky/Fritz Brünbaum/Franz Lehár), Eva (Das Fabriksmädel) (A. M. Wilner/Robert Bodanzky/Franz Lehár), Frasquita (A. M. Willner/Heinz Reichert/Franz Lehár), Friederike (Ludwig Herzer/Fritz Löhner-Beda/Franz Lehár), Giuditta (Paul Knepler/ Fritz Löhner/Franz Lehár), Der Graf von Luxemburg (A. M. Wilner/Robert Bodanzky/Franz Lehár), Das land des Lächelns (Ludwig Herzer/Fritz Löhner-Beda/Franz Lehár), Der Zarewitsch (Béla Jenbach/Franz Lehár), Ball im Savoy (Alfred Grünwald/Fritz Löhner-Beda/Pál Ábrahám), Die Blume von

Chapitre i

67

la majorité des articles  : Lehár avec 12  opérettes19 et Kálmán avec sept opérettes20. Une d’entre elles, Princesse Czardas, est devenue une opérette nationale hongroise. En utilisant cette opérette, dont nous analyserons une version réécrite dans notre thèse, nous illustrons l’ampleur du parcours international que plusieurs opérettes hongroises ont fait. Die Csárdásfürstin (Leo Stein/Béla Jenbach) a d’abord été représentée au Johann Strauss-\eater à Vienne, en 1915. Ensuite, l’opérette a été jouée au Király Színház à Budapest en 1916, en Allemagne au Neues Operetten-\eater à Hambourg en 1916, aux États-Unis au New Amsterdam \eater sous le titre $e Riviera Girl en 1917, en Grande-Bretagne au Prince of Wales \eatre à Londres sous le titre $e Gipsy Princess en 1921, en France au \éâtre du Trianon-Lyrique sous le titre Princesse Czardas en 1930 et, ?nalement, en Australie au \eater Royal à Sydney sous le titre $e Gipsy Princess en 1936. Et ici, nous ne parlons pas des innombrables reprises.

L’encyclopédie consacre aussi des articles aux entrepreneurs théâtraux hongrois. Dans ce type coûteux de théâtre de boulevard, le côté ?nancier est déterminant. L’entrepreneur qui prend des risques nécessaires peut fortement contribuer à l’innovation et à la survivance du genre. Dans cette perspective, il est important de nommer Jenő Rákosi (1842–1929) et Lajos Evva (1851–1912), qui ont guidé le Népszínház. Par contre, il ne faut pas oublier non plus Wilhelm Karczag (1859–1923), un écrivain hongrois qui a suivi sa femme, la soubrette Juliska Kopácsi-Karczag, à Vienne où, en 1894, il est devenu directeur légendaire des théâtres viennois (\eater an der Wien, Raimundtheater, Wiener Stadttheatert) pendant l’âge d’or de l’opérette viennoise. Karczag a naturellement monté des succès signés par Lehár et Kálmán. Ce directeur,

Hawai (Alfred Grünwald/Fritz Löhner-Beda/Pál Ábrahám), Fity4ritty (Rudolf Halász/Dénes Budai), Gül baba (Ferenc Martos/Jenő Huszka), János vitéz (Károly Bakonyi/Jenő Heltai/Pongrác Kacsoh) basée sur le poème de Sándor Pető?, Lady Mary (Frederick Lonsdale/J. Hastings Turner/L. Harry Graham/Albert Szirmai), Leányvásár (Miksa Bródy/Ferenc Martos/Viktor Jacobi), Aranyvirág (Ferenc Martos/Jenő Huszka), Lili bárónő (Ferenc Martos/Jenő Huszka), Mágnás Miska (Károly Bakonyi/Andor Gábor/Albert Szirmai), Maya Imre Harmath/Szabolcs Fényes), A nagymama (Árpád Pásztor/Raoul Mader), Szibill (Miksa Bródy/Ferenc Martos/Viktor Jacobi), A szultán (György Verő), Der Zigeurnebaron (Ignatz Schnitzer/Johann Strauss) basée sur la nouvelle de Mór Jókai, Die Ungarische hochzeit (Hermann Hermecke/Nico Dostal) basée sur le roman de Koloman Mikszáth), Carousel (Oscar Hammerstein/Richard Rodgers) basée sur Liliom de Ferenc Molnár.

19 Die Blaue Mazur 1920, Cloclo 1924, Zigeurnerliebe 1910, Eindlich allein 1914, Die lustige Witwe 1905, Eva (Das Fabriksmädel) 1911, Frasquita 1922, Friederike 1928, Giuditta 1934, Graf von Luxemburg 1909, Das land des Lächelns 1929, Der Zarewitsch 1927.

20 Tatárjárás 1908, Der Zigeunerprimas 1912, Die Csárdásfürstin 1915, Die Bajadere 1921, Grä4n Maritza 1924, Die Zirkusprinzessin 1926, Arizona Lady 1954.

Gyöngyi Heltai

68

d’origine hongroise, a  également aidé à  l’inclusion de l’opérette de l’Europe centrale dans le show-biz international. « […] his record over two decades of musical theatre production made him unchallengedly the most remarkable and internationally successful producer of his era » (Gänzl, 1994 : 750). Un autre type de directeur remarquable, avec des succès locaux, est Mihály Erdélyi (1895–1979) qui a  joué, composé et écrit des opérettes pour des théâtres de banlieue. À Budapest, il a introduit un réseau théâtral avec des billets à prix modique pour le public ouvrier défavorisé. Sa  longue activité a  prouvé que l’opérette, comme pratique culturelle, était non seulement répandue, mais aussi socialement structurée à Budapest entre 1920 et 1940. « From 1934 he became administrator of the Erzsébetvárosi Színház, the Józsefvárosi Színház and the Kisfaludy Színház – a group known as “a kültelki színház” or suburban theatres – and, at the ?rst named, mounted a series of summertime’s productions of his own musicals, a number with top musical comedy star Hanna Honthy featured and o�en with some considerable successes » (Gänzl, 1994 : 414). Le fait même qu’un directeur, qui a e@ectivement proposé des opérettes pour les « ouvriers », n’ait pas été admis à participer au renouvellement du genre après 1949, montre en soi les contradictions profondes de la conception de l’opérette socialiste comme construction culturelle et idéologique. La raison de cette distanciation était probablement que les opérettes produites par Mihály Erdélyi représentaient sans doute une mentalité évasive : ce show-biz pour les ouvriers proposait en e@et des solutions humoristiques, ouvertement antiréalistes. Donc, il n’a o@ert aucune vulgarisation politique explicite dans ses opérettes, une intention qui était pourtant le fondement des opérettes socialistes.

Les adaptateurs hongrois, mentionnés dans l’encyclopédie de Gänzl, ont excellé par le nombre ou par la qualité de leurs livrets21. Nous indiquons plusieurs adaptateurs étrangers, dont les liens avec l’opérette hongroise ont été fortement soulignés  : par exemple, Alfréd Grünwald (1884–1951) qui, parmi ces 47 livrets, est « responsable » du livret de Die Bajadere (Kálmán/Brammer) en 1921, de Grä4n Maritza (Kálmán/Brammer) en 1924, de Die Zirkusprinzessin (Kálmán/Brammer) en 1926 et d’Arizona Lady (Kálmán) en 1954. Il a aussi écrit des livrets pour Pál Ábrahám : Viktoria und ihr Husar en 1931, Die Blume von Hawai en 1932, Ball im Savoy en 1935, Roxy und ihr Wunderteam (Ábrahám/László Szilágyi/Dezső Kellér/Hans Weigel) en 1937. On  peut également juger de l’importance de l’opérette hongroise pendant l’entre-deux-guerres dans les théâtres de divertissement européens du fait que le nom de Max Eddy (?-1973) ?gure dans l’encyclopédie. Eddy était spécialisé

21 Endre Latabár (1811–1973), Ernő Kulinyi (1893–1945) 41 adaptations, Béla Jakab Fái (1853–1904) 44 adaptations, Jenő Faragó (1873–1940) 52 adaptations, Adolf Mérei (1876–1918) 61 adaptations.

Chapitre i

69

dans les adaptations des opérettes hongroises en France. «  Lyricist and sometimes librettist Eddy was responsible for the French versions of a number of Viennese Operetten of the years between the wars […] 1930 Comtesse Maritza, 1931 Frasquita, 1932 Violette de Monmartre, 1934 La Princesse du cirque […] » (Gänzl, 1994 : 395). Dans la même logique, on note le librettiste anglais, Eric Maschwitz (1901–1969), qui a été un spécialiste de la couleur locale hongroise. Il a écrit des spectacles avec des sujets hongrois : $e Gay Hussar (1933), Paprika (1938), Magyar Melody (1939).

Ces liens accentuent de nouveau le fait que les références hongroises ont signi?é un exotisme musical et topique qui était attrayant et commercialisable. Ces éléments schématiques, qui n’ont eu aucune relation avec la vie réelle en Hongrie pendant cette période, ont eu un «  capital symbolique  » dans le marché des théâtres de boulevard et ont constitué des produits théâtraux et musicaux recherchés par les entrepreneurs théâtraux, parce qu’ils ont été plus ou moins volontairement consommés par le public européen.

Les caractéristiques générales de la représentation de l’opérette hongroise

En revenant à  nos questions initiales au sujet de la représentation de l’opérette hongroise dans les encyclopédies musicales et théâtrales, nous pouvons conclure que l’opérette hongroise est rarement traitée comme une version distincte du genre (qui a son historicité, ses inwuences internationales, son développement et son déclin). L’opérette hongroise est représentée dans les ouvrages de référence plutôt comme une variante exotique (marquée par une musique « folklorique », « tzigane », « hongroise » non déterminée) de l’opérette viennoise. Si nous trouvons quand même une partie distincte dédiée à  l’opérette hongroise dans celles-ci, nous ne percevons pas non plus de chronologie, d’analyse qui essayerait de signaler les di@érences musicales et scéniques entre les opérettes hongroises écrites pendant et après la monarchie. L’expression « opérette viennoise » désigne donc quelquefois des œuvres qui sont nées après la chute de la monarchie austro-hongroise. Les jugements négatifs sur l’opérette hongroise venus, pour la plupart, de critiques français (la sensualité exagérée de la musique et du livret, la banalité, la prévisibilité du sujet), accusent formellement les opérettes viennoises, bien que ces caractéristiques touchent plutôt les opérettes hongroises fabriquées en grande quantité dans les années 1920 et 1930.

Quant à  la représentation de la spéci?cité de l’opérette hongroise en tant que spectacle, nous en trouvons plutôt des témoignages indirects. Le

Gyöngyi Heltai

70

grand nombre de comédiennes et de comédiens hongrois (qui ont eu des carrières internationales) présentés dans l’encyclopédie de Gänzl ou la constatation d’un style de jeu e@ectif, animé, anarchique, faite par Smith, sont de ceux-là. Par contre, la qualité de la mise en scène ou le rôle décisif des comiques dans l’opérette hongroise ne sont pas mis de l’avant dans ces sources. Celles-ci ne parlent pas non plus de l’environnement culturel de Budapest, de la forte concurrence entre les théâtres de boulevard ou du grand nombre d’opérettes présentées, ce qui explique, en partie, la vitesse et la façon « mécanique » de la création, la méthode de travail en équipe des librettistes. En fait, ces opérettes de Budapest, entre les années 1920 et 1930, ne visaient pas un haut niveau esthétique, leurs auteurs espéraient plutôt de bonnes recettes et une longue série de représentations qui balanceraient les coûts nécessairement ruineux de la mise en scène d’une opérette. Paradoxalement, cette pratique théâtrale répandue, avec beaucoup de nouvelles opérettes, s’est développée au sein de crises permanentes à Budapest.

Si nous essayons de comprendre, à  un autre niveau de la même problématique, les raisons qui expliquent les di@érences qualitatives et quantitatives dans la représentation de l’opérette hongroise dans les encyclopédies et dans les histoires théâtrales, nous détectons un fait complexe. Ce  phénomène tient à  des raisons culturelles, politiques, et linguistiques. Ces dernières, les plus faciles à  comprendre, impliquent qu’il est diJcile, voire impossible de consulter des sources hongroises sur l’opérette, à moins de parler la langue. Et ce facteur est d’autant important qu’il n’existe pas de monographies sur le sujet, mais seulement quelques chroniques, hormis des documents inédits. C’est une des raisons pour lesquelles les nouvelles encyclopédies empruntent à  leurs prédécesseurs des clichés, sans manifester aucun désir de les transgresser.

L’explication historique de la contradiction qui fait que, d’une part, on nomme Budapest comme un des centres de production et d’exportation de l’opérette entre les deux guerres (Traubner, Gänzl) et que, d’autre part, on donne rarement des informations sur cette vaste activité, toucherait la position isolée de la Hongrie après 1918. À cause de la défaite militaire pendant la Première Guerre mondiale, à  cause de la désintégration de la monarchie, à  cause des conditions humiliantes du traité de paix signé le quatre juin 1920 au château de Trianon à Paris, la Hongrie est devenue un pays solitaire, négligé. Cette situation internationale n’a pas favorisé la recherche et la vulgarisation des caractéristiques culturelles hongroises. Cette exclusion symbolique de la mémoire collective européenne, plus spécialement dans les domaines internationaux du théâtre de boulevard et du show-biz, a touché de nouveau la Hongrie après sa défaite

Chapitre i

71

lors de la Deuxième Guerre mondiale et après l’appropriation de la Hongrie par l’Empire soviétique. La solidarité temporaire, avec la révolution de 1956, n’a naturellement pas souligné les traditions hongroises marquantes dans le show-biz international, mais plutôt l’opposition héroïque, désespérée contre le stalinisme. Donc, à cause de ces raisons socioculturelles, la Hongrie ne se manifestait plus dans ce secteur de la culture populaire européenne, elle n’a plus été un pays avec lequel les racines ou les liens communs culturels devaient être soulignés. Ce vacuum symbolique a été renforcé par la coupure (ou par une limitation forte et arti?cielle) des liens culturels entre la Hongrie et l’Europe de l’Ouest et par l’impossibilité, entre autres, d’une participation libre dans un marché théâtral international, après la Deuxième Guerre mondiale. À notre avis, la tradition de l’opérette hongroise est donc restée en grand partie dans l’ombre à cause de la division de l’Europe après 1945.

Les raisons scienti?ques de cette interprétation inadéquate sont aussi inwuencées par des raisons idéologiques qui déterminent fortement la direction des recherches dans chaque pays. Entre 1960 et 1980, en Europe et en Amérique du Nord, on a redécouvert la culture populaire22, on a réhabilité – dans les recherches culturelles23, dans l’anthropologie24 et dans l’histoire25 – les versions capitalistes du divertissement26 (le théâtre de boulevard27, le

22 Peter Burke (1978), Popular Culture in Early Modern Europe, New York, Harper & Row. Peter Burke (1984), «  Popular Culture between History and Ethnology  », Ethnologia Europea XIV, p. 5–13.

23 Simon During (dir.) (1993), $e Cultural Studies Reader, London, Routledge. Chandra Mukerji et Michael Schudson (dir.) (1991), Rethinking Popular Culture. Contemporary Perspective in Cultural Studies, Berkeley-Los Angeles-Oxford, University of California Press. Cary Nelson, Paula Treichler et Lawrence Grossberg (dir.) (1992), Cultural Studies, Routledge.

24 Stefano De  Matteis (1991), Lo  specchio della vita. Napoli  : antropologia della cittá del teatro, Bologna, Societá editrice il Mulino.

25 Lawrence W. Levine (1988), Highbrow/Lowbrow : the Emergence of Cultural Hierarchy in America, Cambridge, London, Harvard University Press.

26 David Bradby, Louis James et Bernard Sharratt (dir.) (1980), Pertformance and Politics in Popular Drama. Aspects of Popular Entertainment in $eatre, Film and Television 1800–1976, Cambridge, Cambridge University Press.

27 Michel Corvin (1989), Le  théâtre de boulevard, Paris, Presses universitaires de France. Michèle Root-Bernstein (1984), Boulevard $eater and Revolution in Eighteenth-Century Paris, Ann Arbor, Michigan, UMI Reserach Press.

Gyöngyi Heltai

72

burlesque28, le music-hall29, l’opérette30 et la comédie musicale31) comme parties équivalentes des cultures nationales. À la même époque, en Hongrie, la politique culturelle socialiste tolérait et utilisait déjà la nostalgie et les genres de cette tradition (opérette, cabaret), mais elle n’insistait pas sur la recherche scienti?que de ce passé ouvertement capitaliste, en partie parce qu’en Hongrie, les disciplines théâtrales – comme la théâtrologie, la sémiologie théâtrale, l’anthropologie théâtrale, la sociologie du théâtre – n’ont pas pris racine. Seule l’histoire du théâtre représentait une tradition ininterrompue. Les questions stylistiques et méthodologiques du théâtre émergeaient aussi dans le discours esthétique, sur lequel l’inwuence marxiste était déterminante. Dans cette perspective, l’opérette, qui est un dérivé du théâtre de boulevard, n’était pas un terrain valable pour une interprétation analytique. Nous devons quand même noter que quelques bases de données, concernant le programme des théâtres de l’opérette32 de l’avant-guerre, ont été publiées pendant cette période.

L’opérette comme forme de divertissement traditionnel en Hongrie (1919–1945) dans le réseau des dé$nitions

L’attribution d’une dé?nition pour une pratique culturelle peut dépendre du contexte culturel ou politique, étant donné que les classements scienti?ques

28 Chantal Hébert (1981), Le burlesque au Québec ; un divertissement populaire, Montréal, Hurtubise HMH. Chantal Hébert (1989), Le burlesque québécoise et américain, Québec, P. U. L.

29 Roy Busby (1976), British Music Hall. An illustrated Who’s Who From 1850 to the Present Day, Salem, N.  H. Paul Elek. Jacques Feschotte (1965), Histoire du music-hall, Paris, Presses universitaires de France.

30 Florian Bruyas (1974), Histoire de l’opérette en France. 1855–1965, Lyon, Emmanuel Vitte. Jose Bruyr (1962), L’opérette, Paris, Presses universitaires de France. Richard Traubner (1983), Operetta : A $eatrical History, New York, Doubleday & Company, Inc., Garden City. Gerald Bordman (1981), American Operetta, New York, Oxford University Press. James Harding (1979), Folies de Paris  : $e Rise and Fall of French Operetta, London, Chappell Elm Tree Books.

31 Gerald Bordman (1978), American Musical $eatre. A  Chronicle, New York, Oxford University Press. Allen L.  Woll (1989), Black Musical $eatre  : From Coontown to Dreamgirls, Baton Rouge, Louisiana State University Press. Lehman Engel (1975), $e American Musical $eater, New York, Macmillan. Alain Masson (1981), Comédie musicale, Stock/Cinéma.

32 Koch Lajos (1958), A  budapesti Király Színház műsora. Adattár, Színháztudományi és Filmtudományi Intézet, Budapest, Országos Színháztörténeti Múzeum. Koch Lajos (1972), A Fővárosi Operettszínház műsora. Adattár, Magyar Színházi Intézet, Budapest.

Chapitre i

73

ou critiques sont aussi exposés aux rivalités socioculturelles. Dans ce réseau diachronique et synchronique de dé?nitions, l’opérette hongroise entre 1919 et 1945 est descriptible grâce à plusieurs catégories empruntées à la sociologie, ainsi qu’à l’histoire théâtrale et culturelle, qui illuminent cette activité sous di@érents angles, mais qui, ?nalement, révèlent peut-être le type de cette pratique. Le but est d’esquisser les spéci?cités de cette tradition, étant donné que c’est exactement sa nature qui a été questionnée, désavouée, changée et, plus tard, partiellement réappropriée par les interprétations de la période socialiste. Nous énumérerons donc les dé?nitions applicables pour l’opérette hongroise d’avant-guerre pour mieux interpréter les contestations de cette tradition après 1949. Évidemment, la compréhension de l’opérette socialiste est impossible sans une connaissance du modèle original qu’elle a  voulu s’approprier.

L’opérette comme représentante du champ de grande production symbolique

La description classique de Pierre Bourdieu (1971), qui examine le fonctionnement des pratiques culturelles dans leur ambiance sociale, fournit une notion indiscutablement applicable pour l’opérette hongroise entre 1919 et 1945. Le « champ de grande production symbolique » est déterminée comme «  spéci?quement organisé en vue de la production de biens symboliques destinés à  des non-producteurs (“le grand public”)  » (Bourdieu, 1971  : 54–55). Bourdieu oppose ce terrain artistique au «  champ de production restreinte », qui est un « système produisant des biens symboliques (et des instruments d’appropriation de ces biens) objectivement destinés (au moins à court terme) à un public de producteurs de biens symboliques » (Bourdieu, 1971 : 54–55).

Selon l’auteur, les champs de production dans la culture se divisaient selon cette opposition pendant la période capitaliste, quand les arts ont gagné une autonomie relative. Ces processus d’autonomisation de la production intellectuelle et culturelle signi?ait que l’activité artistique pouvait rompre avec ses obligations externes, soit sa dépendance de commandes directes du mécénat aristocratique ou d’un pouvoir politique. Par contre, la constitution de champs artistiques autonomes et leurs di@érenciations selon la diversité du public ont inévitablement conduit à de nouvelles contraintes. Pour procéder à  la description du fonctionnement du champ de grande production, dont – à notre avis – la pratique de l’opérette hongroise entre 1919 et 1945 faisait partie, Bourdieu emploie des termes comme « industrie culturelle »,

Gyöngyi Heltai

74

«  production en série  », «  œuvres élaborées selon des méthodes quasi industrielles », « méthodes ou techniques empruntées à l’ordre économique, comme la production collective ou la publicité commerciale  » (Bourdieu, 1971 : 52). Les produits de cette sphère sont des « biens symboliques » qui se comportent en même temps comme « marchandises et signi?cations ». C’est la soumission aux lois du marché qui dirige l’activité du champ de grande production symbolique et qui inwuence et explique en grande partie les caractéristiques (structurales et mentales) de cet « art moyen » : par exemple, son conformisme et son schématisme.

C’est ainsi qu’on peut déduire des conditions sociales de sa production les caractéristiques les plus spéci?ques de l’art moyen, comme le recours à  des procédés techniques et à  des e@ets esthétiques immédiatement accessibles ou l’exclusion systématique de tous les thèmes pouvant prêter à controverse ou de nature à  choquer telle ou telle fraction du public au pro?t des personnages et des symboles euphorisants et stéréotypés, «  lieux communs » dans lesquels les catégories les plus di@érentes du public peuvent se projeter. En e@et, cet art est d’abord le produit d’un système de production dominé par la recherche de la rentabilité des investissements, donc de l’extension maximum du public […] (Bourdieu, 1971 : 82).

En acceptant et en employant cette vue complémentaire des champs de production dans la culture, nous pouvons réexaminer sous un angle nouveau les critiques intellectuelles contre le schématisme des opérettes hongroises. Ces attaques témoignent maintenant du fait que les producteurs du marché théâtral de Budapest, entre les années 1920 et 1940, ont mesuré avec justesse et ont accepté les limites de leur terrain de jeu dans la culture. Leur position était raisonnable, si on tient compte de la nature « conservatrice » du grand public hongrois, un public nouveau issu du développement capitaliste retardé et incomplet. Bourdieu n’associe plus l’appartenance au champ de grande production à  une dévaluation esthétique. En  e@et, il démontre que «  […] ces deux champs de production [champ de grande production et champ de production restreinte] si opposés soient-ils par leurs fonctions et par la logique de leur fonctionnement, coexistent à  l’intérieur du même système  […]  » (Bourdieu, 1971  : 87). La  réaction habituelle de la critique fait également partie de cette division complémentaire  : pour les produits du champ de production restreinte, la critique communique, en général, une canonisation ; par contre, pour ceux du champ de grande production, elle prend une position de contestation et d’excommunication. De plus, les attaques critiques contre les produits du champ de grande production (par exemple, contre l’opérette

Chapitre i

75

hongroise) peuvent aussi être interprétées, selon Bourdieu, comme l’expression d’ambitions de certains groupes sociaux pour redé?nir et pour s’approprier certains éléments de la culture populaire, ainsi que pour les utiliser dans leur lutte socioculturelle33. «  […] c’est que les prises de position intellectuelles, artistiques ou scienti?ques sont toujours aussi des stratégies inconscientes ou semi-conscientes dans un jeu dont l’enjeu est la conquête de la légitimité culturelle ou, si l’on veut, du monopole de la production, de la reproduction et de la manipulation légitimes des biens symboliques et du pouvoir corrélatif d’imposition légitime » (Bourdieu, 1971 : 118).

En tenant compte de l’analyse de champs de Bourdieu, nous pouvons présupposer  ceci  : quand, en Hongrie, certaines critiques ont réclamé des opérettes moins cosmopolites et plus nationales avant la Deuxième Guerre mondiale ou des opérettes plus engagées et moins bourgeoises lors de la période socialiste, à chaque fois, ces attaques plus ou moins agressives contre la pratique existante de l’opérette cachaient des intentions sociopolitiques bien précises. Dans le premier cas, l’opérette a  été critiquée comme «  art juif » dans une période de lois antisémites entre 1938 et 1944, lois qui ont tenté de réduire l’inwuence des Juifs dans la culture et l’économie hongroise. Dans le deuxième cas, après la guerre, l’opérette a  été critiquée comme « art bourgeois » et les attaques ont été véritablement dirigées vers la classe bourgeoise dans l’ambiance d’une dictature communiste croissante.

L’industrie théâtrale

Frederic Hemmings établit trois conditions pour le lancement d’une industrie théâtrale moderne réussie  : un marché de consommateurs croissant (public), une main-d’œuvre disponible (acteurs, musiciens et techniciens du spectacle) et un accès aux produits de base (pièces). Dans $e theatre industry in nineteenth-century France Hemmings (1993) atteste qu’à Paris, au xixe  siècle, les théâtres de boulevard fonctionnaient selon cette logique industrielle. Les réglementations du spectacle, les hiérarchies de la profession étaient toutes structurées pour produire du pro?t. C’est la croissance et l’embourgeoisement de la population de Paris qui ont rendu possible la pratique de la fréquentation régulière du théâtre qui, durant cette période, était presque l’unique forme répandue de divertissement de masse. Cette extension a également facilité la croissance de l’industrie

33 Comme exemple, nous pouvons nous référer ici aux ambitions transformistes de l’intelligentsia socialiste contre l’opérette traditionnelle.

Gyöngyi Heltai

76

et a augmenté la sophistication de ses produits. « \e huge expansion in the number of avid playgoers was what formed the basis of the expanding theatre industry, for it permitted ever-longer runs of plays that happened to catch popular fancy ; this development was particularly marked in the second half of the century » (Hemmings, 1993  : 2). L’industrie théâtrale, comme catégorie, ne se limite pas à  un genre théâtral particulier  : les théâtres qui ont prospéré sur les boulevards présentaient tous les genres théâtraux (entre autres, des opérettes) qui o@raient une possibilité de succès parmi un large public. « As for the primary product, this was the play, whatever form it took : tragedy, comedy, melodrama, vaudeville (which meant something di@erent in France from what it came to mean in England and America) operetta, military pageant, farce, mime, or fairy play. And every play presupposes a playwright, sometimes indeed two or three working in combination » (Hemmings, 1993 : 2).

En connexion avec l’applicabilité du terme «  industrie théâtrale  » pour la pratique culturelle de l’opérette en Hongrie, nous notons que plusieurs chercheurs ont utilisé la dé?nition « industrie de l’opérette » (Csáky, 1999 : 31 ; Magyar, 1985 : 205), spécialement pour les premières décennies de xxe siècle.

Une approche de l’opérette comme phénomène de l’histoire culturelle doit commencer par la considérer comme le faisaient les contemporains  : comme l’une des principales formes de divertissement. Le début du xxe siècle vit weurir une « industrie de l’opérette », orientée moins vers la qualité que vers le pro?t, et répondant à vrai dire aux besoins du public en matière de divertissement. Autour de 1900, à Budapest par exemple, 70 à 80 % des spectacles donnés étaient des comédies légères (Csáky, 1996 : 233–234).

Étant donné que le développement capitaliste de Budapest s’est déroulé en retard par rapport à celui de Paris, l’industrie théâtrale s’est aussi développée plus tard dans les premières décennies de xxe siècle. Plusieurs sources soutiennent que, pendant cette période, Budapest est devenue un des centres d’exportation des produits du théâtre commercial (Magyar, 1985 : 205 ; Traubner, 1983 : x-xvi). Qui plus est, les méthodes industrielles des librettistes, le traitement des vedettes, les contrats inégaux, l’insécurité ?nancière des acteurs,  le rôle et les moyens de publicité, toutes ces pratiques correspondent aux caractéristiques pointées par Hemmings. Toutefois, nous n’avons pas suJsamment d’information pour déterminer l’appartenance de la pratique culturelle de l’opérette à  l’industrie théâtrale entre 1919 et 1945 étant donné qu’après la chute de la Monarchie, la Hongrie a sou@ert de graves problèmes économiques et ?nanciers qui ont fortement réduit la demande pour les billets de théâtre. De  plus, le cinéma

Chapitre i

77

a  aussi diminué la demande pour les spectacles. Quand même, la façon de fonctionner ainsi que la philosophie guidant les entrepreneurs de théâtres et la position marquante de l’opérette dans le répertoire sont restées immuables. C’est la raison pour laquelle il nous semble adéquat de retenir, pour cette période, la désignation de show-biz, qui selon Hemmings, apparaît comme une version réduite de l’industrie théâtrale. «  \e theatre industry, however, did not so much collapse as shrink from being big business to being what was called “show business” a more inventive but perhaps a more inverted form » (Hemmings, 1993 : 4). Le choix entre les catégories « industrie théâtrale » et « show-biz » peut être fait seulement après les recherches qui déterminent l’ampleur de la pratique de l’opérette dans la production culturelle de la Hongrie entre 1919 et 1945. Mais ce qui nous semble indiscutable, c’est le fait que l’organisation de la pratique de l’opérette obéit à des règles d’une industrie théâtrale ou de show-biz, qui sont structurellement di@érentes des règles et des priorités du théâtre subventionné et du théâtre d’avant-garde. Nous devons de nouveau noter que ce fonctionnement purement capitaliste, cette immuabilité des pièces et du public, cette complicité du théâtre et du public ont créé une cible idéale pour les critiques culturelles, esthétiques et politiques. Aux États-Unis, les critiques attaquaient déjà le conservatisme de l’opérette dans les années 1930 (Bordman, 1981 : 156–159). Il n’est pas surprenant non plus que ce caractère du show-biz, ait donné naissance aux attaques communistes après 1945, en Hongrie. Le lien exclusif et plus ou moins harmonieux entre le théâtre de service et le public payant, qui commande et limite le radicalisme des messages, semblait inacceptable pour le pouvoir communiste, étant donné qu’il ne laissait pas de place pour les fonctions propagandiste et didactique de l’art. Donc, dès 1945, mais tout spécialement après l’étatisation des théâtres, les spectacles d’opérette, dont presque tous les éléments ont été développés par la logique du show-biz, ont été condamnés à  l’élimination ou à une recontextualisation et à une réorganisation totale. En tenant compte du fait que l’opérette était le genre le plus populaire en Hongrie, on ne pouvait ou on ne voulait pas simplement interdire la pratique : on a décidé de la transformer en supprimant ses éléments qui relevaient de l’industrie théâtrale. Cependant, était-ce possible ? C’est la question que soulève notre thèse.

Le théâtre de boulevard 

Bien que la dé?nition du théâtre de boulevard réfère, en premier lieu, à un théâtre à  texte qui s’est développé à  Paris au xixe  siècle, cette désignation a été toutefois fréquemment empruntée pour décrire, plutôt en la critiquant,

Gyöngyi Heltai

78

la pratique de l’opérette hongroise. Nous considérons que cette appellation présente des similitudes sur plusieurs plans. La  cause de l’emprunt de l’expression « théâtre de boulevard » s’explique, d’une part, par l’inwuence déterminante des produits des boulevardiers français en Hongrie dans le programme des théâtres privés lors des premières décennies du xxe siècle (voir Nagy, 1994). D’autre part, ces théâtres privés de Budapest, dont plusieurs étaient situés sur des boulevards, présentaient aussi fréquemment des opérettes. De plus, il n’y avait pas de di@érence considérable dans le style de jeu, dans le public et dans l’évaluation critique concernant les comédies de boulevard et l’opérette. Nous essayerons de démontrer les points où la pratique du spectacle de l’opérette et celle du théâtre de boulevard o@raient des similitudes. Nous utiliserons, pour cette comparaison, les dé?nitions du théâtre de boulevard proposées par Michel Corvin (1989).

Tout d’abord, c’était un type de fonctionnement qui reliait les deux types de spectacle (théâtre de boulevard et opérette). Selon Traubner, historien de l’opérette, les contraintes économiques délimitaient les ambitions artistiques des productions de l’opérette en l’approchant du fonctionnement de la comédie musicale américaine.

From their very inception in nineteenth-century Paris, operettas were intended as entertainments not for opera houses (where some did wind up eventually) but for boulevard theatres, for popular consumption. In  this sense, they were analogous to the popular Broadway musical comedies of the past sixty years. Operetta similarly appealed to all classes of theatregoers, from those in the orchestra (stalls) to the upper galleries. From almost the beginning of operetta’s existence, these works were expected to show pro?ts by running fairly substantial numbers of consecutive, or nearly consecutive, performances. \e subsidised patronage of royalty and the wealthy at the opera houses or court theatres of Europe did not create them : operettas from the start had to cater to the public’s taste. Pro?t motivation had as much to do with the conception of operetta as the artistic desires of its composers (Traubner, 1983 : x).

Cette ambition, qui s’organise autour des avantages ?nanciers que l’on retire du spectacle, implique une philosophie artistique concernant le répertoire et le style de spectacle. Le directeur d’un théâtre privé devait inévitablement chercher la valeur sûre en opérettes et en pièces de boulevard, étant donné les frais élevés inhérents au fonctionnement de l’entreprise théâtrale (décors, publicité, cachets des comédiennes et comédiens vedettes). L’évitement des risques artistiques était surtout imposé aux gérants de grandes salles, dans lesquelles les spectacles pouvaient être rentables seulement s’ils étaient

Chapitre i

79

accompagnés d’une longue série de représentations. À Budapest, les théâtres privés qui ont monté des opérettes et/ou des comédies de boulevard pendant la période comprise entre 1919 et 1945 ont fait face aux mêmes contraintes. Le \éâtre Royal (Király Színház) disposait de 1 000 places, tout comme le \éâtre hongrois (Magyar Színház). Le \éâtre de la Gaieté (Vígszínház), qui a présenté en premier lieu des comédies de boulevardiers français et qui n’a monté des opérettes qu’occasionnellement, avait 1 200 places, tout comme le \éâtre municipal d’Opérettes (Fővárosi Operettszínház). La  capacité du \éâtre de la Ville (Városi Színház) était de 2 500 places, et ce théâtre présentait aussi régulièrement des opérettes. L’orientation vers le succès commercial a  été davantage renforcée par le fait que ces théâtres étaient des entreprises privées où les gérants (généralement des hommes d’a@aires) risquaient leur fortune dans le spectacle. Ce risque était plus grand dans le cas de l’opérette, étant donné le coût élevé du spectacle, rappelons-le. Le manque de ?nancement de l’État et la dépendance totale au succès commercial ont créé un lien « spectateur-acteur » très similaire pour le théâtre de boulevard et pour le théâtre d’opérette hongroise, ce qui a  mené à  une philosophie commune  : ce type de spectacle veut donner un plaisir immédiat et il ne favorise pas les hasards artistiques. «  Cette attitude porte sans doute les acteurs à multiplier les e@ets pour mieux répondre à une demande de plaisir immédiat ; mais elle ne favorise guère l’invention ni dans le jeu, ni dans la mise en scène, ni, en amont, dans la création dramatique » (Corvin, 1989 : 5). Cet engagement lié au fait de « divertir » nécessite des lois dramaturgiques bien précises, qui sont schématiques, mais dont l’application n’est pas facile. Bien que le théâtre de boulevard soit une forme de « théâtre de texte et un théâtre de l’e@et » (Corvin, 1989 : 124) et que l’opérette soit plutôt un théâtre d’e@ets, plusieurs règles dramaturgiques, énumérées par Corvin34, sont également valables pour les livrets des opérettes hongroises. En somme, dans sa composition dramaturgique, l’opérette hongroise a montré des parallèles avec les pièces de boulevard, principalement dans son ambition de répondre à l’horizon d’attente du public, généralement conservateur.

Une autre ressemblance réside dans le fait que le boulevard, tout comme l’opérette, a  absolument besoin de vedettes. Le  public achète des billets pour voir une vedette. De plus, leurs salaires démesurés par rapport à celui des autres acteurs montre de nouveau des similarités entre le théâtre de

34 « […] le caractère de haute prévisibilité de personnages réduits à des emplois » (Corvin, 1989 : 37), « les rapports de force […] soulignés par tout un système de duplications et d’oppositions  : la redondance est indispensable à  une bonne concentration des e@ets  » (Corvin, 1989 : 42), « [ …] le schématisme dramaturgique s’accorde avec la simpli?cation des comportements sociaux » (Corvin, 1989 : 42).

Gyöngyi Heltai

80

boulevard et la pratique de l’opérette en Hongrie entre 1919 et 1945 (les vedettes des opérettes recevaient souvent 10  % de la recette) (Magyar, 1985  : 334). Un  autre lien qui relie le boulevard et l’opérette tient au fait qu’à Budapest, les théâtres privés n’avaient pas de pro?ls fermés et, souvent, les acteurs dramatiques jouaient aussi comme vedettes d’opérettes (Gyula Csortos, Jenő Törzs, Gyula Hegedűs).

Ces mêmes caractéristiques, énumérés jusqu’ici, qui ont rendu le théâtre de boulevard et le théâtre d’opérette tellement populaires pour le grand public, ont aussi provoqué l’antipathie de certains intellectuels et critiques. Cela signi?e qu’à part les critiques de quotidiens qui guidaient et orientaient la consommation, émergeait une critique culturelle qui a  constamment questionné la qualité du divertissement, la considérant vulgaire, en la mettant en opposition avec les vraies fonctions de l’art (voir Fraden, 1994 : 49–87). Cette tendance critique est devenue plus radicale et idéologique après la Deuxième Guerre mondiale  : les critiques n’attaquaient pas la qualité des spectacles de boulevard ou de l’opérette, mais plutôt les pièces de boulevard et les opérettes en les quali?ant de genres capitalistes, de « théâtre de classe ». «  […] le clivage droite/gauche a  trouvé au théâtre un terrain d’élection et l’on fait, d’un côté comme de l’autre, preuve de la même intolérance. Les jugements ne sont plus esthétiques mais politiques et moraux : à travers le boulevard ce sont ses spectateurs qu’on fustige ou, à  l’inverse, quand on porte le boulevard au pinacle, c’est une certaine idée de la société qu’on défend » (Corvin, 1989 : 123). La pratique de l’opérette hongroise a suscité des attaques féroces après 1949, partiellement à cause des caractéristiques qu’elle partageait avec le théâtre de boulevard – à  cause de sa volonté de servir la clientèle, d’éviter le conwit avec le public –, caractéristiques qui, selon les critiques idéologiques, ont renforcé les préjugés du public et ont maintenu le statu quo.

Le théâtre musical

Est-ce que l’expression «  théâtre musical  » est applicable à  l’opérette hongroise durant la période de 1919 à 1945 ? Le fait que la locution suggère un équilibre entre théâtre et musique dans le spectacle montre une applicabilité, étant donné que le jeu dans les spectacles des opérettes hongroises était aussi, sinon plus en tout cas tout autant primordial pour le succès que le chant de haut niveau. Cependant, en lisant le manifeste du théâtre musical écrit par Michael Bawtree (1991), nous constatons vite que la philosophie artistique du théâtre musical, de « new singing theatre », a été formée plutôt pour contester

Chapitre i

81

le fonctionnement et la philosophie du théâtre musical commercial, dont l’opérette hongroise dans la première moitié de xxe siècle a, sans doute, fait partie. « Advances can only be made if the artists of the singing theatre are considered not as servants of a tradition and an industry, apprenticed to the past, but as the primary material – the stu@ you start with – the element out of which singing theatre is fashioned » (Bawtree, 1991 : 66).

Déjà, la distinction selon laquelle Bawtree désigne le « Music \eatre » comme un mouvement plutôt qu’une catégorie signale que cette ambition artistique est innovatrice, contre le statu quo et, ce faisant, qu’elle est éloignée de la logique du fonctionnement de l’opérette en Hongrie, qui voulait et qui devait suivre et servir les goûts et les attentes du public plutôt que les questionner ou les attaquer radicalement. Quand l’auteur présente certains précurseurs du mouvement du théâtre musical, nous constatons de nouveau que ce sont des artistes venus plutôt « du champ de production restreint » (Bourdieu, 1971 : 54) qui voulaient réformer le théâtre musical pour véhiculer des messages artistiques – et souvent politiques – novateurs ou radicaux. Comme exemples, Bawtree mentionne les Mariés de la Tour Ei*el de Cocteau en 1921, les «  Zeitopern  » de Krenek, de Max Brand et de Hindemith et la coopération de Brecht et de Weill dans la période de 1927 à 1934. En se référant à Brecht, il souligne dans quelle mesure le radicalisme politique et artistique était relié à ce mouvement qui visait à se réapproprier le théâtre musical (opéra, opérette) destiné à «  la bourgeoise » et en faire une arme eJcace dans la lutte pour les valeurs artistiques et sociales « progressistes ».

Brech’s response to the traditional opera was not di@erent in kind from his attitude to naturalistic drama : it was a socio-political response. He rejected « culinary » opera not only on formal aesthetic grounds but because his whole being rejected the kind of society for which opera was the supreme artistic experience. \e separation of aesthetic considerations from socio-political ones is itself, Brecht would say, a « bourgeois » approach to art – a blind disregard for the means of production (Bawtree, 1991 : 61).

Avec cette aspiration d’associer la réforme du spectacle avec celle de la société, Brecht manifeste dans quelle mesure les réformistes dans le milieu du théâtre musical ont voulu se débarrasser des obligations du marché et exprimer leurs messages critiques et engagés. Cette attitude est interprétée par Bourdieu comme une caractéristique typique du « champ de production restreinte », champ qui « tend à produire lui-même ses normes de production et les critères d’évaluation de ses produits » (Bourdieu, 1971 : 54–55). Dans le même ordre d’idées, il est conséquemment logique que la première mise

Gyöngyi Heltai

82

en pratique des réformes du théâtre musical aient été faites à Berlin-Est. Walter Felsenstein, dans le Komische Oper, a employé une « painstakingly realistic approach to productions of repertory opera and operetta […] » (Bawtree, 1991  : 2). Des idées similaires ont conduit à  la formation d’un « Comité du théâtre musical » au International \éâtre Institut en 1969, qui a  concentré son activité sur trois terrains  : le renouvellement de l’interprétation de même que la rethéâtralisation de l’opéra et des autres genres du théâtre musical, le renouvellement du répertoire (la création de nouvelles œuvres pour le théâtre musical) et, ?nalement, le renouvellement des méthodes d’éducation pour les acteurs-chanteurs. Ces activités visent donc une recontextualisation totale des genres musicaux théâtraux, entre autres de l’opérette, plutôt qu’une conservation des traditions existantes. « \e Committee will critically examine the inherited traditions of musical theatre and at the same time take a stand against all commercial tendencies or routine way of thought » (Bawtree, 1991 : 3). En e@et, les activistes du théâtre musical questionnent les éléments bourgeois de leur héritage, ils attaquent tout d’abord l’interprétation de l’art comme service commercial. Dans les spectacles du théâtre musical, ils visent à appliquer les exigences du théâtre de metteur en scène. « What is necessary for the “primary act” of singing theatre is that the performer operates within the structure of a dramatic performance which requires singing as well as acting. Without that dramatic performance there is no theatre, and therefore no singing theatre  » (Bawtree, 1991  : 14). Malgré les théories attrayantes, l’auteur, en suivant les expérimentations faites dans le milieu du théâtre musical au cours des décennies précédentes, doit constater que ces aventures, visant à  fusionner la popularité du théâtre musical conventionnel avec l’engagement artistique ou politique des représentants du «  champ de production restreinte », n’ont pas eu de succès. Le public, les organisations ?nancières appuient par la suite les genres et les styles traditionnels du théâtre musical. Les troupes fondées sur les principes innovateurs (English Music \eatre Company, Encompass Music \eatre [New York] COMUS Music \eater Company of Canada) n’ont pas eu longue vie et leur inwuence n’a pas changé la direction traditionnelle du théâtre musical. « Why then has the Music \eatre movement produced so few pieces that attract attention and that can be added to the long line of masterworks in the performing arts ? Why has “new singing theatre” not taken its place along-side contemporary and modern dance, and the other arts of our time ? » (Bawtree, 1991 : 10).

Basée sur cette caractérisation du mouvement du théâtre musical, nous pouvons conclure que les artistes de l’opérette hongroise (ses compositeurs,

Chapitre i

83

ses acteurs et ses metteurs en scène), pendant la période monarchique et celle de 1919 à 1945, ne montraient, à notre connaissance, aucun signe ou volonté d’appliquer ces principes pour le renouvellement de la pratique de l’opérette. Malgré les problèmes ?nanciers constants et les échecs ruineux, les employés de l’industrie, les compositeurs et les librettistes ne voulaient pas changer leur philosophie, radicaliser le message de leurs opérettes.

Cela ne signi?e pas, naturellement, que les opérettes des années 1920, 1930 et 1940 n’utilisaient pas d’éléments de la politique et de l’imaginaire collectif de cette période. Au  contraire, les livrets majoritairement contemporains ont continué la tradition de l’opérette viennoise qui consiste à commenter, interpréter et inwuencer les éléments de la culture. L’analyse de cette pratique – pour être capable de remettre en contexte les messages des opérettes hongroises entre 1919 et 1945 – devra être faite plus tard. Ce que nous voulons souligner ici, c’est que les spectacles des opérettes hongroises n’étaient pas utilisés pour exprimer des prises de positions politiques radicalement anti-statu quo (propagande socialiste, communiste) pendant la période de 1919 et 1945. Selon nos recherches, la censure théâtrale, a  rarement touché les spectacles d’opérette, et seulement une fois à cause de raisons politiques35. En fait, les opérettes ont été touchées par la censure, en grande partie à cause d’éléments considérés obscènes : robes trop courtes pour Fi-Fi de Christiné (Magyar, 1985  : 327), et dialogues considérés vulgaires pour Yes en 1928 (Magyar, 1985 : 369).

La critique théâtrale de cette période n’a pas constaté non plus que les spectacles des opérettes discutèrent des phénomènes sociaux avec une intention radicale gauchiste. C’étaient plutôt les théâtres expérimentaux qui voulaient surtout éduquer et éclairer les ouvriers (\ália Társaság, Forgács Rózsi Kamaraszínháza, les spectacles d’Ödön Palasovszky, d’Irén Feld) (voir Magyar, 1985 : 166–201). Mais ces théâtres n’utilisaient pas les opérettes pour véhiculer leurs messages innovateurs et étaient pour ainsi dire inexistants pour le grand public.

Les caractéristiques du théâtre musical écrit par Bawtree n’ont donc pas joué de rôle signi?catif dans la culture théâtrale hongroise avant 1945.

35 Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les censeurs ont voulu supprimer le spectacle de Mária főhadnagy de Jenő Huszka, à  cause de ses références «  nationalistes, anti-allemandes  ». Mais, après quelques coupures, le spectacle a  été autorisé. Voir Rátonyi, 1984, II. : 156–161.

Gyöngyi Heltai

84

Opérettes et comédies musicales politiques américaines, représentations des principes du théâtre musical

Dans les années 1930 et 1940, non seulement en Union soviétique, mais aussi dans l’ambiance capitaliste de Broadway, plusieurs compositeurs ont tenté de réformer le théâtre musical en produisant des opérettes et des comédies musicales « politiques » avec un message radical gauchiste. Avec leurs satires violentes, ils ont pris position dans un débat entre libéraux et conservateurs, débat très présent dans la société états-unienne durant la période des réformes sociales de New Deal du président Roosevelt pendant la grande dépression. Le  Federal Theatre Project (FTP, 1935–1939) visait à employer les artistes chômeurs et à donner des spectacles presque gratuits dans la période de la grande crise économique. Par contre, la participation de groupes défavorisés et minoritaires (principalement Noirs) dans l’activité de projet (comme des acteurs, des dramaturges, des critiques et des spectateurs) a  changé la pratique et le discours sur le théâtre aux États-Unis. Avec ce financement gouvernemental, paradoxalement, les théâtres qui ont participé au FTP sont devenus des moyens d’éducation artistique, des terrains de propagande sociale, l’expression de revendications de groupes sociaux et de minorités défavorisées (tout comme les théâtres étatisés dans les pays communistes). « The Federal Theatre project dramatized the social, economic, and cultural issues of the depression. Its productions played to enthusiactic audiences, particularly the «  Living Newspaper  » plays which were commentaries on poverty, labor unions, energy, housing, agriculture, unemployement, and war » (Lehac, 1984 : 187).

Le slogan du FTP était de donner des spectacles « Free, Adult, Uncensored ». L’activité des théâtres (les «  unités  »), qui ont produit 830  spectacles sans les contraintes du marché, s’est déroulée parallèlement à  l’introduction du réalisme socialiste en arts en Union soviétique, et a  montré beaucoup de similarités avec l’esthétique du réalisme socialiste (il suJt de regarder les illustrations du livre de Barbara Melosh (1991) pour s’en convaincre).

Certainly many of the project’s participants, icluding Flanagan herself, sympathized with the le�, and plays on contemporary social issues o�en took positions consistent with the views of the Popular Front. […] Some of the most memorable FT  plays clearly were inwuenced by radical theatre, and plays ?rst produced by \eatre Union or Group \eatre found their way to the stages of the FT. But the FT was broader in its scope and more diverse in its politics than the le� theatre of the 1930s. (Melosh, 1991 : 7).

Chapitre i

85

La tension pour et contre l’art engagé (représentations des problèmes des minorités et des problèmes raciaux) dans la culture états-unienne était tellement forte que le Congrès américain a cessé de ?nancer le projet en 1939 à cause de présupposés « le�-wing tendencies » (voir Lehac, 1984 : 187–199). En plus, le House Un-American Activities Committee (Dies Committee), qui a examiné le FTP, a trouvé plusieurs unités « in?ltrées par des communistes » (voir Gill, 1988 : 2).

Concernant les contradictions inhérentes au mouvement du théâtre musical, nous trouvons deux phénomènes spécialement intéressants dans l’activité du FTP  : d’une part, la dévaluation critique de la tradition du théâtre musical commercial et, d’autre part, la résistance du public contre les intentions radicales intellectuelles.

Restricted from competing in the marketplace, protected from the marketplace, the Federal Arts Projects could a@ord to experiment with new forms. But at the same time they were enjoined to make art for the people, and produce popular works. New forms did not always prove to be a hit with American people. \is conwict undermined the identity of a « peoples theatre » (Fraden, 1994 : 29).

Les débats sur les fonctions du théâtre musical (divertissement ou éducation politique/artistique) se sont déroulés avec la plus grande intensité dans la communauté noire, dont l’art théâtral était traditionnellement lié aux genres musicaux commerciaux (vaudeville, « minstrel », comédie musicale). Deux livres (Fraden, 1994  ; Gill, 1988) examinent les contradictions entre les intentions des critiques radicaux pour une représentation théâtrale «  adéquate  » de la culture noire américaine et des goûts conservateurs du public. Ce que nous trouvons frappant, c’est que les positions et les argumentations contre le contenu, le style de jeu, les stéréotypes des genres musicaux traditionnels étaient très similaires aux raisonnements contre l’opérette en Hongrie après 1945. Une autre ressemblance réside dans le fait que, malgré l’enthousiasme des critiques libéraux, le public et les acteurs ont rarement accepté cette recontextualisation des genres du divertissement.

Not for the elite and not an elitist luxury, New Deal art should appeal to the masses as a necessary part of their lives. Many black and white intellectuals connected to the theatre believed that, at the very least, \eatre should provoke discussion and debate about current policies and social conditions. But very o�en, black and white cultural workers found themselves at odds with the people’s taste for popular forms. Certain cultural workers believed they could produce an appetite

Gyöngyi Heltai

86

in the people for a politically engaged or experimental theatre on an everyday basis if given a  space protected from commercialism. \e New Deal provided them with that space and a short period of time to create new cultural desires, a formidable task indeed (Fraden, 1994 : 22).

Parmi les 830 productions ?nancées par le FTP, nous trouvons 51 comédies musicales et 29 nouvelles productions du théâtre musical (Baxter, 1984 : 382). En regardant la liste des productions musicales du FTP (Baxter, 1984), nous constatons que les théâtres ont produit plusieurs fois Eva (qui traite d’un conwit entre une travailleuse et son patron) de Franz Lehár. Un autre grand succès du FTP a été le Swing Mikado, joué par des acteurs noirs36. Cette adaptation swing de l’opérette de Gilbert et Sullivan montrait les principes du théâtre musical avec un mélange des styles musicaux, mais elle n’aJchait pas un radicalisme politique  : elle exprimait plutôt les revendications culturelles des Noirs des États-Unis par des moyens stylistiques, par le langage du divertissement.

One reviewer rejoiced when he saw a « half-hundred grinning, joyous and richly voiced Negroes suddenly explode into modern rhythm a�er toying with the limpid coolness of Sullivan’s music » and many white critics couldn’t get enough of it and felt cheated when the cast moved back into the «  legitimate » style of singing. Hallie Flanagan wrote that the production of the black Swing Mikado ful?lled all of the FTP’s aims : « It is rehabilitating human beings and conserving their skills ; it is bringing entertainment to thousands who without Federal \eatre would not be able to a@ord theatre going ; and it is stimulating the \eatre industry itself by new ideas of stagecra�, brilliantly executed » (Fraden, 1994 : 191).

$e Cradle Will Rock, un drame musical de Marc Blitzstein, a tellement été désapprouvé à cause de sa propagande communiste que le théâtre ?nancé par le Fédéral \eatre Project n’a pas voulu prendre la responsabilité de la première qui a été ?nalement réalisée au Venice \éatre sans décor et sans orchestre (Ewen, 1959 : 40).

Dans ces décennies de contestations culturelles, certains artistes américains et immigrés, dans le système traditionnel privé, ont également produit des opérettes avec des messages satiriques radicaux. Gershwin, Kaufman et Ryskind, avec Strike up the Band, Of $ee I Sing et Let’em eat Cake (Pirie, 1984 : 245–253) peuvent être classés parmi les précurseurs du mouvement du théâtre musical. Plus tard, Kurt Weill a présenté ses « spectacles musicaux » comme

36 «  \e Swing Mikado played in Chicago for ?ve months to 250  000 people and made 35 000 $ » (Fraden, 1994 : 187).

Chapitre i

87

membre et coproducteur de Playwright Company. $e Firebrand of Florence (1945), Street Scene (1947) et Lost in the Stars (1949) ont été également jouées sur Broadway et dans les théâtres d’opéra (Roth, 1984 : 267–275) et ces œuvres montraient les principes du théâtre musical énumérés précédemment. Ces dernières productions ont présenté des chanteurs d’opéra très connus : Brian Sullivan, Polina Stoska, Norman Cordon.

Nous citons ces quelques exemples pour souligner dans quelle mesure ces productions ont été évaluées par ces auteurs et par la critique contemporaine comme innovatrices, dans quelle mesure elles ont participé aux luttes socio-politiques et, par conséquent donc, dans quelle mesure elles ont représenté les dilemmes du mouvement du théâtre musical. Le phénomène du théâtre musical, engagé politiquement, est important pour nous, parce qu’il montre l’existence d’une version d’opérette et de la comédie musicale gauchiste dans une ambiance capitaliste, sans l’inwuence d’un régime totalitaire.

Strike up the Band, la première des trois opérettes politiques de Gershwin, qui a  été refusée par le public en 1927 à  cause de son radicalisme, a  été «  modérée  » pour sa deuxième version en 1930, mais elle a  quand même été évaluée par ses contemporains comme une critique sociale radicale. «  “Here”, wrote William Bolitho, “is a  bitter […] satirical attack on war, genuine propaganda at times, sung and danced on Broadway. […] It heaped ridicule on American big business, international relations, secret diplomacy, international treaties, Babbitry” » (Ewen, 1959 : 110). Of $ee I Sing, présentée en 1931, a reçu le Pulitzer Prize, exactement comme la justi?cation le souligne, à cause de sa capacité d’unir une critique culturelle et une forme populaire pour les masses (but souligné par le mouvement du théâtre musical). « \is award may seem unusual, but the play is unusual. […] Its e@ect on the stage promises to be considerable, because musical plays are always popular and by injecting satire and point into them, a very large public is reached » (Ewen, 1959 : 112). La critique libérale contemporaine a aussi vu et célébré le spectacle dans son intention d’être contre le statu quo. « Brooks Atkinson thought it was « funnier than the government, and not nearly so dangerous » (Ewen, 1959 : 114). En 1933, la triade Gershwin, Kaufman et Ryskind a voulu prendre le fascisme comme matière de l’intrigue pour leur comédie musicale Let’em eat Cake. Ici, l’expérimentation artistique a échoué, comme Brooks Atkinson l’a noté : « \eir [the writers’] hatred had triumphed over their sense of humour » (Ewen, 1959 : 115).

Marc Blitzstein, qui a  véhiculé les idées communistes des années 1930, a utilisé les formes du théâtre musical pour servir sa cause. Dans l’opérette $e Cradle Will Rock déjà mentionnée, il proposait une thématique et une philosophie artistiques très similaires à celles des opérettes soviétiques.

Gyöngyi Heltai

88

\e setting is a night court ; the principal action gravitates around the e@orts of steel workers to create a union in Steeltown. Methods fair and foul were adopted by the powerful men of the community to frustrate these e@orts. Mr. Mister (Will Geer), symbol of capitalism, who has the entire town under his thumb, compels leading members of each group and organisation to join a « Liberty Committee » whose sole aim is to destroy the incipient union. \e power of united workers proves more potent than the wealth and inwuence, and the union emerges triumphant (Ewen, 1959 : 41).

Il est curieux de constater, que non seulement la critique libérale37 mais aussi le public aient aimé le spectacle qui a montré le conwit entre le « méchant » capitaliste et les ouvriers « exemplaires ».

Les spectacles musicaux de Kurt Weill se nourrissaient du mouvement de l’art contemporain des années 1920 en Allemagne, qui consistait en une double ambition de mélanger les éléments de la musique populaire et d’élargir le public de l’art moderne. Weill a continué ses expérimentations après son émigration aux États-Unis, accompagné par une critique favorable et un succès mitigé auprès du public.

Despite some superior music, Weill’s 1945 operetta, $e Firebrand of Florence, was a quick failure. So was his 1947 opera, Street Scene, although it has since found a place in opera repertoires. His last work, Lost in the Stars, has found a similar niche, albeit the piece straddles the fence between pure opera and Broadway far more than Street Corner. Weill and Maxwel Anderson (who had collaborated on Knickerbocker Holiday) took their text from Alan Paton’s poetically eloquent tale of South African racial injustice, Cry, the Beloved Country.[…] Musically the operetta was moving and memorable. But Anderson kept shi�ing his story from the direct action at center stage to a short of Greek chorus on the sidelines. \e result was a  choppy, o�en static, and ultimately unsatisfying book (Bordman, 1981 : 178).

Nous avons déjà souligné que les opérettes hongroises d’avant 1945 n’ont pas révélé d’ambitions artistiques et politiques du théâtre musical. Les spectacles n’étaient pas basés sur les concepts du théâtre musical  : au lieu du jeu d’ensemble, le comique et la prima donna sont restés déterminants, la mise en scène faite autour d’une conception du metteur en scène ou

37 «  Virgil \omson called the play “the most appealing operatic socialism since Louise”, (Ewen, 1959 : 40), Brooks Atkinson called it “the most versatile triumph of the politically insurgent theatre” » (Ewen, 1959 : 41).

Chapitre i

89

d’une doctrine politique étaient des exigences ignorées non seulement dans l’opérette, mais dans le théâtre hongrois en général. Naturellement, la critique n’était pas toujours satisfaite de cet attachement à la tradition du théâtre de boulevard, mais l’aversion du public hongrois pour les opérettes novatrices (par exemple, l’opérette sans «  happy end  ») était une force économique beaucoup plus forte que les désirs des critiques intellectuels.

Nous aimerions signaler en?n que l’applicabilité du terme «  théâtre musical » pour la période de l’opérette socialiste (1949–1968) est une tout autre question que nous examinerons plus tard dans notre thèse.

L’opérette par rapport à la comédie musicale

Une dé?nition exhaustive de l’opérette impliquerait plusieurs considérations historiques  : les précurseurs du genre, ses variations nationales, sa place changeante dans la hiérarchie de la culture de l’élite et de la culture populaire, son développement et son déclin. Nous limiterons cette perspective diachronique à  un commentaire fragmentaire  sur l’opposition  existant entre opérette et comédie musicale. Les débats critiques autour de la séparation de l’opérette et de la comédie musicale se sont déroulés avec la plus grande intensité entre les années 1920 et 1950 dans la culture états-unienne, où la comédie musicale est graduellement devenue un genre respecté de la culture nationale, l’expression de l’identité américaine, en quelque sorte. Spécialement dans la première phase de ce processus, les caractéristiques de la comédie musicale ont été construites en comparant celle-ci avec des opérettes européennes exportées. Nous n’indiquons pas cette opposition pour énumérer simplement les di@érences formelles ou esthétiques qui ont été élaborées entre l’opérette et la comédie musicale, surtout que nous ne considérons pas ces clivages comme ?xes. Ces deux genres – de ce que l’on pourrait appeler plus largement le théâtre musical – sont dépendants du marché, et changent continuellement en s’adaptant aux di@érents signaux venus de la société et du public qui les consomment. Si  nous considérons seulement les fonctions multiples du théâtre populaire dans ses diverses manifestations (divertissement, aJrmation identitaire, négociation des conwits sociaux et culturels), il est déjà compréhensible que l’opérette européenne importée n’ait pas pu remplir ces rôles dans une société en pleine transformation économique et sociale, une société chargée de tensions ethniques avec des revendications démocratiques, tout ce qu’était en somme la société états-unienne dans la première moitié de xxe  siècle. De  plus, c’était la période de formulation

Gyöngyi Heltai

90

de la cohésion nationale, « l’invention des traditions », qui a coïncidé avec les tentatives des groupes minoritaires de maintenir ou de créer leurs identités culturelles en utilisant les œuvres d’art, spécialement le théâtre (voir Fraden, 1994 : 49–87).

En fait, nous voulons faire référence à la nature arbitraire des dé?nitions (opérette et comédie musicale) pour faire comprendre les raisons pour lesquelles la critique, le public et les théâtres hongrois ont conservé la désignation « opérette » pendant la période de 1919 à 1945 et après l’étatisation, pour la grande majorité des productions du théâtre musical, bien que certaines pièces aient déjà été éloignées de la structure musicale de l’opérette viennoise. D’autre part, à  la même période, pourquoi les producteurs ont-ils évité la désignation « opérette » aux États-Unis, même dans le cas de productions où les chercheurs déterminent les caractéristiques de l’opérette ? Bordman, dans son livre sur l’opérette américaine, constate cette pratique états-unienne en l’attribuant exclusivement à la mode, mais nous pensons que le choix de la dé?nition cachait des stratégies socioculturelles plus complexes. « Operetta is alive today as it was a century ago, still being written, still being produced, and still being hailed by critics and playgoers. Only no one calls it operetta anymore. For the past forty years fashion had dictated that we call it a musical play-or something of the short » (Bordman, 1981 : 3).

À notre avis, les oppositions formelles ou thématiques – avec lesquelles les livres de référence décrivent les di@érences entre opérette et comédie musicale – énumérant plutôt les éléments sémantiques de l’opérette et de la comédie musicale, ne donnent que des conséquences de certaines stratégies culturelles. Par contre, elles ne font pas référence aux questions de syntaxe  : de quelle façon (mélange, opposition, etc.) ces éléments sémantiques (thèmes, musique, danse, style de jeu) ont-ils été combinés dans l’intrigue pour célébrer, ridiculiser, commenter et critiquer des phénomènes socioculturels ?

En e@et, les oppositions entre opérette et comédie musicale sont bien construites sur presque tous les plans. Les encyclopédies indiquent que les opérettes mettent plutôt en scène des aristocrates européens tandis que les comédies musicales présentent des personnages quotidiens ; comme situation dramatique, l’opérette propose une histoire d’amour romantique, située en Europe ou dans un lieu exotique ; par contre, la comédie musicale o@re une situation contemporaine, quotidienne, située dans les centres cosmopolites (New York, Paris, etc.). La mobilité dans l’intrigue, dans le premier cas, est dirigée vers l’aristocratie, et dans le deuxième, vers la bourgeoisie. L’opérette a une structure musicale similaire à celle de l’opéra, avec le style de chant de l’opéra ; par contre, la comédie musicale préfère des musiques populaires (jazz,

Chapitre i

91

swing), avec une construction moins formelle, des couplets « interpolés » et un style de chant moderne. Contrairement à l’opérette viennoise où la valse domine, les comédies musicales exploitent des danses modernes (tap, jazz, shu{e) ou le ballet comme moyens dramatiques qui expriment, forment et développent le conwit de l’intrigue. En  ce qui concerne les di@érenciations formelles, il y a quand même une opposition, toujours woue, que nous trouvons utile pour délimiter «  le caractère opérette ». C’est la di@érence de ton, qui oppose l’opérette et la comédie musicale.

[…] operetta librettos generally took a  far less jaundiced view of life than did those of musical comedy. […] \e unpleasantness of the villain, if there was one, was carefully controlled, and gratuitous unpleasantness was all but unheard of (Bordman, 1981 : 7).

It is the basically entertaining nature of operetta to promote good feeling and even joy, leaving the darker, weightier aspects of theatrical presentation to dramas, melodramas, and grand operas. Sentiment and romance have traditionally played important role in operetta, but rarely despair (Traubner, 1983 : xi).

Cette légèreté, ce caractère inconséquent de l’opérette, qui facilitent la réception avec l’emploi des anciens schémas, étaient la cible des attaques critiques en Hongrie après la Seconde Guerre mondiale, pendant la période de création de «  l’opérette socialiste  », une version du genre dont «  le caractère opérette  » reste problématique. Les critiques états-uniens pro-comédie musicale ont aussi attaqué cette légèreté et cette arti?cialité des opérettes en soulignant la demande pour la comédie musicale moderne, locale, réaliste. Cependant, Bordman refuse cette excommunication de l’opérette à cause de son ton léger. « But pure entertainment has been an age-old function of the playhouse. \e meaningful and the trivial always have existed side by side in the theatre. Until recently it has been a happy and welcome coexistence. So  while many operetta plots have indeed been inconsequential, we should not inject pejorative connotations into the adjective » (Bordman, 1981 : 6). Par ailleurs, les problèmes inhérents aux dé?nitions deviennent visibles si nous confrontons les désignations contradictoires des sources : une production est désignée comme opérette dans un livre et comme comédie musicale dans un autre. Ainsi, le « musical play » est dé?ni, dans une source, comme une version du « musical » avec un sujet dramatique : « \e term “musical comedy” generally denotes a more light-hearted piece with song and dance numbers linked by a wimsy plot, by contrast with “musical play”, which generally indicates a more serious

Gyöngyi Heltai

92

plot and greater integration of book and music  » (Sadie, 1992  : 525) et, dans une autre, comme un euphémisme pour parler de l’opérette : « \e potent romantic and sentimental elements that had made $e Student Prince and Show Boat such superb operettas were simply streamlined in the 1940s and transformed into the «  musical play  », a  euphemism for romantic operetta » (Traubner, 1983 : 377–378). Cela montre aussi que les caractéristiques énumérées précédemment comme opposées se mélangent parfois dans une production concrète ; par conséquent, la dé?nition du spectacle ne peut être qu’arbitraire. En e@et, plusieurs références avouent qu’il n’existe pas de division stricte et absolue entre l’opérette et la comédie musicale.

\ere remains no clearly de?ned and universally agreed dividing line between operetta and the musical and di@erent lines of demarcations are drawn depending upon nationality, individual taste and prejudice (Sadie, 1992 : 708).

Unfortunately, no clear-cut pattern of nomenclature has emerged. By design or by ignorance writers and producers have attached whatever description they saw ?t to their shows, and so have created hopeless confusion from the start (Bordman, 1981 : 5).

Une distinction claire entre les deux genres est encore compliquée par le fait que la comédie musicale a, en partie, tiré ses origines de l’opérette, et partiellement de l’opérette viennoise.

[…] the 1890s saw an interest in bringing the genre [l’opérette] up to date. Elements of the contemporary variety theatre were increasingly incorporated, a  trend that evolved particularly in London under the designation «  musical comedy » or « musical play » and in Berlin with the « revue-operetta » (Sadie, 1992 : 708).

Musical comedy : \e American form evolved from the light opera and operetta of the 1890s and 1900s. (Wilmeth, 1981 : 38).

Musical : Consisting of musical numbers integrated into a dramatic framework, its main antecedents are found in comic opera, operetta, vaudeville, and burlesque (Sadie, 1992 : 525).

American musical : It draws on vaudeville and the so-called « legitimate » theatre, on burlesque and opera. It  is in a direct line of descent, on the one hand, from

Chapitre i

93

Gilbert and Sullivan, French opéra bou*e and German operetta ; and on the other from the rich tradition of indigenous popular song […] (Lawson-Peebles, 1996 : 1).

De plus, à  part la comédie musicale, l’opérette européenne a  inspiré un autre genre américain  : «  le Broadway opérette  », qui s’est développé parallèlement à la comédie musicale dans les années 1920 à 1940. « \e genus Broadway operetta, as distinct from the nineteenth-century comic opera, had two major inwuences : Victor Herbert and the Viennese operettas of the Silver Era. Sigmund Romberg and Rudolf Friml were the leading composers of the late teens and 1920s, and both had middle-European backgrounds » (Traubner, 1983 : 377).

Nous continuerons l’examen de la division générique entre l’opérette et la comédie musicale en nous basant sur l’hypothèse selon laquelle les di@érenciations ont été renforcées en grande partie par la critique théâtrale, pour soutenir de nouvelles productions locales américaines, lesquelles proposaient fréquemment aussi des idéologies culturelles et politiques modernes. Donc, nous chercherons plutôt les réponses dans les analyses culturelles (recherches culturelles, musicologie culturelle) qui examinent la comédie musicale comme un moyen complexe, composite et eJcace pour exprimer des conwits et des réconciliations sociales. Tout d’abord, ces sources soulignent que la comédie musicale, tout comme l’opérette, a  développé plusieurs versions di@érentes pour être en synchronie avec les dilemmes de la société. « It is, therefore, a large popular genre with many sub-genres, each with its own formulas and conventions and each rewecting American Values, tastes and character » (Bargainner, 1978 : 404).

Parmi les versions, nous avons déjà mentionné les opérettes et/ou les comédies musicales politiques, mais les genres du théâtre musical utilisaient et commentaient les phénomènes contemporains sur une base beaucoup plus large que la dichotomie gauche/droite. Prenons quelques exemples seulement pour illustrer l’ampleur et la strati?cation des références culturelles et sociales dans les comédies musicales. Dans les recherches culturelles, la comédie musicale a  été étudiée comme commentaire social et historique38 (Bowles, 1978). Avec l’incorporation des thèmes de l’improvisation et de l’innovation artistique comme générateurs de conwit, certaines comédies musicales, selon Harriet et Irving Deer39, peuvent modeler l’hésitation de la société états-unienne

38 « What I want to suggest is that both Cabaret and Nashville represent historical documents that attempt to capture and preserve the tenuous alliance of fact and legend in a working synthesis » (Bowles, 1978 : 550).

39 « In a situation where social values and manners interrupt communication and distort the expression of honest emotion, the heroes and heroines of musicals must ?nd alternative

Gyöngyi Heltai

94

entre l’ordre et l’individualité, dans les années 1930. Timothy Donovan40, quant à lui, évalue certaines comédies musicales des années 1940 (Annie Get Your Gun et Oklahoma  !) comme expression des symboles nationaux états-uniens qui propagent «  les valeurs américaines  » dans une période d’unité nationale. Par ailleurs, Jane Feuer41 étudie comment l’opposition entre l’art de l’élite et l’art populaire a été représentée dans les comédies musicales sous la formule «  opéra versus swing  ». La  stratégie narrative consistait en une réconciliation des générations exprimée par un mélange de styles musicaux. La même célébration des éléments wexibles populaires de la culture américaine est représentée avec l’opposition de la musique classique européenne (comme musique « castrée ») par rapport au swing qui communique, dans le système de valeurs de la comédie musicale, un potentiel sexuel, une spontanéité, une communication émotionnelle directe.

Dans Approaches to the American Musical, publiée en 1996, les chercheurs continuent l’analyse de la comédie musicale américaine comme phénomène culturel en suivant l’interprétation de la culture de l’anthropologue américain Cli@ord Geertz. Les auteurs désignent leur angle d’analyse comme « musicologie culturelle ». Ils démontrent les di@érents rôles tenus par les comédies musicales dans le système de la culture états-unienne, et expliquent également comment les comédies musicales ont exprimé et recyclé les mythes de la société américaine, et dans quelle mesure elles étaient

ways of expressing their feelings, of giving shape and force to their wit and imagination » (Deer, 1978 : 410) ; « \e dance, which should be a set virtuoso piece, becomes instead the very centre of the dramatic line, epitomising not only their discovery of a meaningful personal relationship but a discovery as well of the way in which form and convention can become meaningful elements in the creative process  » (Deer, 1978  : 411)  ; «  \e importance of improvisational performance, the way it becomes the centre of the musical, its basic subject, if you will, is implicit in many of its elements » (Deer, 1978 : 411).

40 [Oklahoma !] « Its evocation of a simpler era and its emphasis upon new beginnings and fresh starts were remarkably attuned to the emotional climate of 1943. \e selection of a  western setting was also fortuitious for what could be more identi?ably American. It was a precedent to be followed by Annie Get Your Gun » (Donovan, 1978 : 532) ; « Most importantly Annie exalted the myth of individualism and self-help  » (Donovan, 1978  : 538) ; « It was not the actual West of mountain and plain, of Chisholm and Custer, but the West of show business. In Annie the two are fused into a single theme, a metaphor for the nation itself » (Donovan, 1978 : 539).

41 «  In the Hollywood musical an opposition between elite and popular art came to be represented by a  standard plot which I  call the “opera vs. Swing” narrative. […] \e narrative strategy of such ?lm consists, as does that of \e Jazz Singer, in a reconciliation of the generations through a merger or substitution of musical styles. In both cases, jazz represents a “folk” music which is nevertheless not a traditional music, and which thus has the best of both worlds » (Feuer, 1978 : 491).

Chapitre i

95

radicales ou consolatrices dans leurs messages. Dans l’introduction, Robert Lawson-Peebles démontre qu’à cause de ses liens avec l’art commercial et avec le marché, la comédie musicale a été soumise à une critique culturelle aux États-Unis, et a  été désignée comme « kitsch » (Clement Greenberg), comme « masscult », « anti-art », « folk-fakery » par Dwight MacDonald (la comédie musicale a donc reçu la même contestation et « excommunication » que l’opérette). Ne  reniant pas le rapport entre la pratique de la comédie musicale et la logique du système capitaliste, Carey Wall42 examine le motif du «  business  » dans les comédies musicales. Hanes Harvey43 analyse les utilisations de stéréotypes ethniques, notamment la représentation des Scandinaves dans les comédies musicales. Elle cherche les fonctions de ces stéréotypes au sein des comédies musicales dans la société américaine, où les groupes immigrants et les minorités ont lutté pareillement pour une reconnaissance culturelle et une acceptation comme Américains.

Après ces références fragmentaires qui veulent simplement signaler l’utilisation et l’interprétation variables des éléments sémantiques de la comédie musicale américaine, nous notons que les productions musicales populaires désignées comme opérettes en Hongrie dans les années 1920 et 1940 ont probablement rempli des fonctions culturelles d’une complexité similaire. Les éléments stylistiques qui, pour le regard américain ou français, ont semblé préfabriqués et mécaniques (dans l’intrigue, dans le style de jeu) pouvaient quand même servir comme commentaires culturels complexes dans la société hongroise des années 1920 et 1940.

En revenant à  notre question de départ, soit celle de dé?nitions,  nous supposons qu’aux États-Unis, les critiques ont majoritairement favorisé la désignation « comédie musicale » pour la même raison qu’ils ont gardé la désignation « opérette » en Hongrie. La préférence pour la comédie musicale a signi?é un appui pour un genre local qui rewétait l’énergie, le nouveau rôle

42 « […] Broadway musical, in its heyday, roughly from Oklahoma ! (1943) into early 1960s, mediated America’s business ethic and Americans’ complex, anxious involvement in that ethic » (Wall, 1996  : 24)  ; « Unlike business, which is divisive, setting the businessman against his competitors and anyone else who can be hurt in sharp dealing, the musical play, dealing with the other world of human relationships, ?nds the star-self a place to shine, to enjoy, and not to hurt others. In fact, the structural conventions of the musical mime the traditions and implications of comedy to carry the self over into communitas. \e plot ends with the conventional comic reintegration of society, uniting all, and the Broadway stage ?lls to fullness, with song, with soaring dance, with casts that crowd the stage […] » (Wall, 1996 : 32).

43 «  \e fundamental question is one of function, and to understand the function of the ethnic character in the musical better, it is instructive to look at one particular ethnic group and its representation on the musical stage » (Hanes Harvey, 1996 : 56).

Gyöngyi Heltai

96

international des États-Unis. De plus, la comédie musicale avec l’utilisation de la musique et de la danse folklorique américaines était capable à la fois de cultiver des symboles nationaux et d’exprimer les revendications culturelles, religieuses et raciales de groupes sociaux ethniques minoritaires.

Par contre, en Hongrie, après la Première Guerre mondiale, c’est-à-dire après la perte d’une très grande partie du territoire de la « Hongrie historique », la dé?nition de l’opérette a impliqué une nostalgie, une mémoire culturelle nécessaires. Une étude des productions du marché théâtral de Budapest, non encore écrite jusqu’ici, pourrait présenter les dilemmes sociaux et culturels qu’a eus à a@ronter la société hongroise des années 1920 et 1940 et qui ont été repris et traités par les « schémas » de l’opérette. Évidemment, l’originalité ou la richesse des références culturelles ne dépendent pas simplement de l’application des éléments réalistes ou stylistiques. L’opérette en Hongrie a continué de signi?er un savoir-faire local, d’évoquer une gloire culturelle nationale passée. Par contre, la désignation «  comédie musicale  », qui a quand même suscité quelques débats dans les années 1930 en Hongrie, n’a pas eu ces connotations historiques et symboliques.

Bien que la critique marxiste ait constamment revendiqué les éléments réalistes dans les opérettes après la Deuxième Guerre mondiale, lors de la période socialiste, pendant la guerre froide, les critiques n’ont évidemment pas beaucoup forcé l’application du terme «  comédie musicale  » ou la présentation des exemples américains. En e@et, la clari?cation des distinctions entre les deux genres (opérettes et comédies musicales) est restée dans l’ombre en Hongrie jusqu’à la ?n des années 1960, quand on a commencé à produire quelques comédies musicales américaines. Durant cette période, la critique hongroise a  répété la lutte symbolique contre l’opérette que les critiques états-uniens ont perpétuée dans les années 1920 à  1950  : les critiques hongrois ont célébré les comédies musicales en les quali?ant de modernes, de réalistes par rapport aux opérettes qu’ils identi?aient comme démodées et vides (voir Rátonyi, 1984, II : 398–421).

97

CHAPITRE II

ACTIONS, INTENTIONS. LA PRATIQUE DE L’OPÉRETTE SOCIALISTE

Dans ce chapitre nous analyserons l’opérette comme une pratique culturelle, en centrant notre attention sur la place et la fonction de ce

type de spectacle dans la culture, ainsi que sur la lutte symbolique entre ce que nous appellerons la « tradition inventée » et la « tradition ancienne » de l’opérette dans la période comprise entre 1949 et 1968.

Les sources et leur mode d’application

Cette partie de la thèse présente les résultats d’une recherche menée dans les Archives Nationales de la Hongrie (par la suite : MOL). Notre argumentation se basera donc exclusivement sur des sources primaires, jusqu’à l’heure actuelle, inexplorées1. Mais puisque nous n’ambitionnons pas écrire l’histoire du \éâtre Municipal d’Opérettes (par la suite : TMO), nous n’utilisons pas les documents d’archives en vue d’une reconstruction événementielle. Nous tenterons plutôt d’identi?er comment les intentions et les actions ont changé dans le domaine de l’opérette, au niveau de la direction étatique (ministérielle), et au niveau de la direction centralisée du Parti communiste. De plus, nous examinerons les di@érences éventuelles entre direction étatique et direction du Parti, entre discours oJciel et pratique quotidienne. Nous présupposons que les modi?cations, observables dans la pratique de l’opérette, s’expliquent majoritairement par les perturbations de la politique intérieure et extérieure. Notre attention sera centrée sur le combat de longue durée que le Parti-État a livré a?n de changer la production et la réception de l’opérette en Hongrie. Notre corpus regroupe les documents du ministère de la culture et les actes du Parti communiste, lesquels concernent les activités du TMO et son administration, connexes à l’opérette comme genre et comme type de spectacle.

1 Notons qu’à cause de la fermeture absolue des archives dans les pays communistes, l’accès aux documents du Parti communiste et des autorités publiques ne fut possible qu’après 1989, soit après la chute du régime communiste.

Gyöngyi Heltai

98

Les documents analysés sont  : déclarations, décisions de principe, procès-verbaux de conférences ministérielles et de conférences du Parti communiste, directives adressées au TMO et réactions du théâtre, etc. Le corpus entier vient de la collection du MOL2. Ces documents, traces d’une dictature totalitaire, n’étaient pas publics ; ils portent majoritairement la marque « con?dentiel » ou « ultra secret » et, nous le répétons, leur contenu ne fut rendu accessible aux chercheurs qu’après la proclamation de la République hongroise (1989), quand les archives, antérieurement fermées, ont été ouvertes. À  l’aide de ce corpus, nous tenterons de présenter la pratique de l’opérette réalise socialiste qui a, quelques fois, considérablement di@éré de la norme proclamée dans le discours oJciel du Parti.

Nous avons examiné les fonds d’archives suivants déposés au MOL :Ministère de la Religion et de l’Instruction publique :

Dossier de la section d’art et de la culture (1945–1949). Cote : XIX-I-1-i Ministère de l’Éducation nationale (par la suite : MEN) :

Dossier du ministre, József Révai (1949–1953). Cote : XIX-I-3-eDossier du sous-secrétaire d’État, Géza Losonczy (1949–1951). Cote  : XIX-I-3-fDossier général (1949–1957). Cote : XIX-I-3-aDossier des conférences vice-ministérielles (1953–1956). Cote : XIX-I-3-oDossier des conférences du collège de la direction (1949–1956). Cote  : XIX-I-3-n

Parti des Travailleurs Hongrois (par la suite : MDP) :Dossier du secrétaire, Mátyás Rákosi (1948–1956). Cote : M-KS-276–65Dossier de la section d’agitation et de propagande (1950–1956). Cote  : M-KS-276–89Dossier de la section scienti?que et culturelle (1953–1956). Cote : M-KS-276–91

Ministère des a@aires culturelles (par la suite : MC) :Dossier des conférences du collège de la direction (1957–1967). Cote : XIX-I-4-@fDossier des conférences vice-ministérielles (1957–1974). Cote : XIX-I-4-eeeDossier de la direction (division) théâtrale (1958–1973). Cote : XIX-I-4-@

2 On comprendra que nous ne citons bien évidemment pas le texte original hongrois des références tirées des documents d’archives convoqués. Nous avons plutôt jugé bon de procéder à des traductions libres cherchant à  résumer l’esprit (ou le contenu) de la référence citée plutôt que le mot à mot ?dèlement calqué sur l’original. Il en est de même pour toutes les références originales hongroises convoquées, traduites et reproduites en français, dans l’ensemble de la thèse.

Chapitre II

99

Dossier général du vice-ministre, György Aczél. Cote : XIX-I-4-aaa Parti Socialiste Ouvrier Hongrois (par la suite : MSZMP) :

Dossier du Comité central (1956–1989). Cote : M-KS-288–4Dossier du Politburo. Cote : M-KS-288–5Dossier de la section d’agitation et de propagande (1957–1989). Cote  : M-KS-288–22Dossier de la section scienti?que et culturelle (1957–1963). Cote : M-KS-288–33Dossier de la section scienti?que et de l’instruction publique (1964–1966). Cote : M-Ks-288–34Dossier de la section scienti?que, de l’instruction publique et culturelle (1967–1988).Cote : M-KS-288–36

Ministère des A@aires étrangères :Dossier général (1945–1979). Cote : XIX-J-1-kA@aires con?dentielles (1945–1979). Cote : XIX-J-1-j

Ambassade de la Hongrie à Bucarest : A@aires con?dentielles (1946–1960). Cote : XIX-J-33-aDossier administratif (1945–1957). Cote : XIX-J-33-b

Ambassade de la Hongrie à Moscou :A@aires con?dentielles (1946–1961). Cote : XIX-J-42-aDossier administratif (1946–1960). Cote : XIX-J-42-b

Dans la liste ci-dessus, la dénomination du fonds (ex. MEN) est suivie par la désignation de la subdivision du fonds (ex. Dossiers du ministre József Révai). Puis, les dates montrent la période couverte par le dossier en question. Notons toutefois que cette division temporelle dépasse parfois la période visée par notre thèse, mais nous avons examiné seulement les documents produits pendant l’espace temps qui nous occupe ici, soit entre 1949 et 1968. À la suite de la division temporelle, nous avons indiqué la cote de référence employée au MOL. Dans la suite de la thèse, pour nous référer à un document d’archives précis, nous reprendrons ces cotes de référence, en note de bas de page. Dans le cas d’un document ministériel, la cote de référence contient aussi le numéro de la boîte dans laquelle le document en question est classé et la lettre d. (« d. » étant l’abréviation hongroise de « boîte »). Ensuite, si celui-ci est disponible, nous fournirons le numéro d’enregistrement originel (ministériel) du document en note de bas de page. La  signalisation d’un document du Parti employée au MOL est un peu di@érente. Ici, la cote de référence est suivie par le numéro de « l’unité de gardiennage » (l’abréviation hongroise de l’unité de gardiennage est « ő. e. ») et par le numéro de page.

Gyöngyi Heltai

100

Au cours de notre recherche, comme phase préliminaire de l’analyse, nous avons préparé une liste chronologique des documents examinés, classés selon les fonds. Cette liste numérotée, qui forme le corpus «  positiviste  » de ce chapitre, ainsi que nous pourrions le quali?er, résume donc tous les documents d’archives que nous interpréterons ici, en lien avec l’utilisation politique (appropriation culturelle) de l’opérette. Étant donné qu’il s’agit d’une liste volumineuse (815 unités) et qu’elle est de langue hongroise, nous ne l’avons pas annexée à la thèse. Toutefois, elle nous a beaucoup aidé à saisir et «  mesurer  » le rôle des organes particuliers d’État ou du Parti dans la formation de la pratique d’opérette. De plus, l’association chronologique de la liste a révélé le mécanisme institutionnel de la direction centrale dans le domaine théâtral. Précisons que, en dépit de sa taille volumineuse, cette liste est une sélection qui n’aborde pas toutes les actions et intentions connexes à l’opérette entre 1949 et 1968.

Dans ce chapitre, nous ne nous limiterons pas à une présentation descriptive des documents d’archives. Nous analyserons plutôt le corpus en employant des aspects identiques pour chaque période socioculturelle. Ces aspects, nommés ci-dessous, ont été formulés pour nous permettre de saisir les intentions, les actions et les réactions typiques des trois instances interreliées que sont  : le pouvoir politique, le métier théâtral et l’instance réceptrice ou le public, et ce, pour chacune des périodes socioculturelles identi?ées.

1. Le mécanisme de la direction théâtrale (les organes et le centre de direction)

1.1 Attitude face au modèle soviétique 1.2 Autorisation du répertoire 1.3 Position des opérettes réalistes socialistes dans le répertoire 1.4 Attitude politique appliquée au métier théâtral 1.4.1 L’acteur

1.4.2 Le metteur en scène comme censeur idéologique 1.5 La location collective des spectacles 1.6 Les tâches politiques octroyées au théâtre, au spectacle 1.7 Le TMO dans la hiérarchie des théâtres

2. Attitude face à la « tradition ancienne » 2.1 Changement d’élite au champ d’opérette

Notre classi?cation temporelle (1949–1953, 1954–1956, 1957–1958, 1959–1963, 1964–1968) suit les changements d’époque dans l’histoire sociale hongroise. Ce découpage, motivé par les bouleversements politiques, est explicable par notre hypothèse selon laquelle, dans la dictature totalitaire,

Chapitre II

101

les changements de politique intérieure et extérieure auraient directement inwuencé la pratique de l’opérette.

En raison du grand nombre de documents d’archives constituant notre corpus, nous nous limiterons à  la présentation des actions typiques pour chaque époque. Donc, nous ne proposerons pas une analyse contextuelle exhaustive pour les périodes particulières. Cependant, étant donné que nous tentons d’esquisser le modèle paradigmatique de la pratique de l’opérette socialiste, la même pièce d’archive peut être convoquée plusieurs fois au cours de l’analyse d’aspects di@érents. Notons qu’en général, nous ne citons pas le texte original des documents d’archives, à cause du gabarit limité de la thèse3.

La méthode d’analyse

Analyse contextuelle des faits théâtraux

En analysant les documents d’archives, il est indispensable que nous prenions position en regard de l’interprétation de «  document théâtral  ». À cet égard, nous utiliserons une perspective interdisciplinaire, une approche contextuelle, développée dans le livre de Marco De Marinis, intitulé Capire il teatro. Lineamenti di una nuova teatrologia (De Marinis, 1994). L’auteur part de la constatation que la théâtrologie interdisciplinaire doit abandonner le préjugé de la centralité du texte pour se concentrer sur le caractère relationnel du lien spectateur/acteur. Au xxe siècle, on est passé de l’analyse de « l’objet-texte dramatique » à celle de « l’objet-spectacle » ; le changement subséquent doit mener vers l’analyse de « l’objet-théâtre », conçu comme un produit du

3 Nous avons déjà publié quelques articles de langue hongroise qui peuvent être cités et consultés comme études sur les sources. Par exemple :

2003 «  A “vendégjáték rítus” kockázatai. A  csárdáskirálynő Romániában 1958-ban  », Korall, 13. Szeptember, p. 125–144.

2003, « Latyi a Nemzeti előtt. A Latabár Kálmán-féle “öncélú” játékmód színháztörténeti, nézői és politikai értékelése », Napút, Március, p. 51–70.

2003, « Színház és interkulturalitás », Tabula, 6. (1), p. 93–116. 2002, «  Le réalisme socialiste et la propagande socialiste comme sujets possibles pour

les études culturelles », A nemzet antropológiája. Hofer Tamás köszöntése, Új Mandátum Kiadó, p. 60–65.

2002, « Egy anekdota margójára. “…hát tudod, ez a mi Csárdáskirálynőnk” », Napút, 2., Masszi Kiadó, p. 7–35.

2002, « A Fáklyaláng Erdélyben », Magyar Szemle, 11–12. sz. p. 123–144. 2000, « Totò és Latyi komikuma : színház antropológiai modell », Budapest, Tabula, 3/1,

p. 89–114.

Gyöngyi Heltai

102

processus théâtral. Une théâtrologie capable de soutenir la concurrence avec les sciences sociales et prenant son renouvellement épistémologique pour objet a besoin d’une perspective organique et intégrante. Sa méthodologie peut être désormais élargie par les outils des sciences humaines et sociales. Au  lieu de disciplines indépendantes comme la sémiologie théâtrale, l’anthropologie théâtrale ou la sociologie du théâtre, De  Marinis propose l’application des méthodes de sciences sociales aux di@érents aspects de la recherche théâtrologique. Il  constate qu’après l’éclipse du mouvement structuraliste4, une conception nouvelle s’est répandue, conception selon laquelle le texte de la représentation théâtrale doit être mis en relation, d’une part, avec le contexte socioculturel et d’autre part avec le contexte propre du spectacle. Donc, il ne suJt plus de décrire les rapports des textes ou des codes ni de comprendre leur fonctionnement interne, il faut surtout analyser leur inscription dans la culture. En  visant dans ce chapitre une analyse contextuelle, nous acceptons cette approche proposée par De  Marinis. En  conséquence de quoi, nous ne détacherons pas les «  faits théâtraux  » de leur contexte historique et culturel. Notre perspective mettra l’accent sur le caractère relationnel du lien pouvoir politique/acteur/spectateur. En  examinant l’opérette socialiste sur plusieurs plans et suivant plusieurs perspectives dans les chapitres particuliers, nous la considérerons comme un produit du processus théâtral. L’analyse de la réception est justi?ée par le fait qu’un spectacle théâtral ne dispose pas d’une existence autonome ; il existe seulement dans la simultanéité de la production et de la réception.

Dé4nition du « document théâtral »

Les historiens de ce que nous avons appelé le théâtre positiviste traitaient les faits théâtraux (ou documents d’archives) comme des faits physiques, existant en soi. En conséquence, l’histoire théâtrale a conservé, même au xxe siècle, comme De Marinis le constate, son document-fétichisme, son positivisme

4 L’utilisation de la sémiologie comme méthode d’analyse systématiquement appliquée au théâtre remonte au Cercle linguistique de Prague des années 1930. Toutefois, la sémiologie théâtrale devient une discipline indépendante seulement dans les années 1970. Dans cette période-là, il existait un désir d’analyser le théâtre comme un langage, et d’analyser la représentation en tant que systèmes des signes. Du point de vue de la « performance analyse » le spectacle est un texte complexe régulé par une multitude de codes et dont la dénomination varie selon les chercheurs. Évelyne Ertel parle du « texte théâtral », Anne Ubersfeld de «  représentation comme texte  », Marco De  Marinis et Franco RuJni de « testo spettacolare » (De Marinis, 1994 : 22).

Chapitre II

103

retardé et son déterminisme évolutionniste-simpliste en interprétant des documents comme des faits neutres, en les examinant selon des catégories rigides. En revanche, comme nous l’avons déjà indiqué, Marco De Marinis propose une analyse contextuelle des faits théâtraux. Tout d’abord, il stipule que pour être capable de construire un objet de connaissance à partir d’un document théâtral, il faut nécessairement signaler et analyser l’inwuence que l’intervention de l’historien, par son choix, a exercée sur le document. Ainsi, dans le cas des documents théâtraux (de la même manière que dans celui de tout document en général), il n’existe pas une signi?cation dé?nitive. C’est plutôt une pluralité in?nie de signi?cations qui est discernable. En conséquence, ce sont les historiens de théâtre qui sont sinon obligés, du moins invités, à actualiser cette potentialité sémiotique et informationnelle inépuisable du document. De Marinis remarque qu’un document théâtral représente une potentialité pure de sens dont seulement certains rapports sont actualisés par le chercheur. Étant donné que l’interprétation outrepasse nécessairement la signi?cation textuelle, la contextualisation est inévitable : « Una volta de4nito in via ipotetcica il signi4cato testuale di un documento, ocorrerá chiedersi che cosa signi4ca il fatto che chel documento dica quel que dice » (De Marinis, 1994 : 49). La tâche du chercheur est donc d’actualiser cette potentialité informative et sémantique in?nie. Selon cette logique, le document théâtral n’existe que comme « construction » du chercheur. Les documents ne parlent pas en soi, conclut De Marinis, on doit les confronter avec des questions nouvelles, on doit activer leur inscription dans la culture en les replaçant dans leur contexte. C’est ce à quoi nous nous sommes employée dans notre recherche, examinant d’abord les documents d’archives selon le point de vue du transfert culturel de l’opérette réaliste socialiste soviétique en Hongrie. Nous étudierons donc le succès ou l’échec des intentions et des actions au moyen desquelles le Parti-État a voulu « instituer » une tradition nouvelle « inventée » dans le domaine de l’opérette.

« Tradition inventée » et « tradition ancienne » de l’opérette

Dans cette thèse, nous utiliserons la notion de «  tradition inventée  », proposée par Eric Hobsbawm (1983). Plus exactement, nous dirigerons notre attention sur la dichotomie entre « tradition ancienne » (l’opérette comme industrie du spectacle) et «  tradition inventée  » (l’opérette comme outil de propagande). Nous interprétons l’opérette réaliste socialiste (un genre didactique d’origine soviétique) comme une version de la tradition inventée. En  Hongrie, après l’étatisation des théâtres en 1949, sous une dictature

Gyöngyi Heltai

104

totalitaire en voie de formation, cette version fut érigée au sein du métier théâtral comme exemple à suivre. Ces deux traditions di@éraient du tout au tout. Les traits distinctifs de la tradition ancienne  de l’opérette hongroise sont les suivants  : codes du divertissement (show biz, industrie théâtrale), sujet du conwit amoureux, «  attelage de quatre chevaux  » (le bon vivant, la prima donna, la soubrette et le comique), rôle déterminant du comique (divertissement gratuit, style de jeu stylisé, non réaliste). En  revanche, les traits distinctifs de la tradition inventée sont les suivants : codes de l’utopie politique marxiste-léniniste, théâtre comme moyen de propagande, thèmes patriotiques, antifascistes, conwits politiques5, manifestation de supériorité du héros positif, personnages appartenant à  la classe ouvrière, application abusive et non ironique des slogans6, éléments d’actualité politiques, jargon politique, style de jeu réaliste socialiste, élimination de la fonction « divertissement bourgeois » du théâtre. Après l’étatisation, selon la doctrine et le projet social communistes, la tradition inventée aurait dû occuper la place privilégiée, celle que l’opérette boulevardière avait et a conquis dans la culture de masse hongroise, et dans la mémoire collective. Dans ce chapitre, nous suivrons la réalisation éventuelle de ce projet socioculturel dans la pratique théâtrale, et dans le processus théâtral entre 1949 et 1968.

Dans l’introduction de $e Invention of Tradition, Eric Hobsbawm (1983) constate que les traditions dites «  anciennes  », en réalité, peuvent être nouvelles, voire inventées. D’après Hobsbawm, la «  construction  » d’une tradition inventée s’explique par l’exigence d’une élite dirigeante nouvelle, laquelle, après avoir accédé au pouvoir, développe un intérêt pour les formes de représentations publiques, légitimant son pouvoir et signalant la continuité de celui-ci avec le passé. Donc, les traditions inventées ont pour mission de di@user un ordre de valeurs nouveau en utilisant certaines formes de représentation (cérémonies, monuments, etc.).

« Invented tradition » is taken to mean a set of practices, normally governed by overtly or tacitly accepted rules and of a ritual or symbolic nature, which seek to inculcate certain values and norms of behaviour by repetition, which automatically implies continuity with the past. In fact, where possible, they normally attempt to establish continuity with a suitable historic past (Hobsbawm, 1983 : 1).

5 Lutte des classes, vigilance révolutionnaire contre les attaques réactionnaires, unité ouvrière, etc.

6 Le rôle prépondérant de la classe ouvrière, l’aggravation de la lutte des classes, la lutte contre les réactionnaires, contre l’église, etc.

Chapitre II

105

Selon Hobsbawm, les dirigeants d’un régime récemment parvenu au pouvoir utilisent la langue symbolique des traditions inventées pour proclamer la rupture avec le passé tout récent et pour construire un passé alternatif. Par le moyen d’une tradition inventée, ils peuvent également propager leur élite nouvelle et transmettre une vision sociale nouvelle. Cet instrument social de l’endoctrinement a  une importance particulière quand un bouleversement historique n’est pas le résultat d’une évolution, mais celui d’une occupation militaire ou d’une colonisation (ce qui était le cas en Hongrie).

It is clear that plenty of political institutions, ideological movements and groups – not least in nationalism – were so unprecedented that even historic continuity had to be invented, for example by creating an ancient past beyond e@ective historical continuity, either by semi-?ction […] or by forgery (Hobsbawm, 1983 : 7).

[…] Yet it may be suggested that where they [the traditions] are invented, it is o�en not because the old ways are no longer available or viable, but because they are deliberately not used or adapted (Hobsbawm, 1983 : 8).

Cette remarque de Hobsbawm, où il note que l’apparition d’une tradition inventée ne signi?e pas nécessairement le manque ou la disparition de la tradition ancienne, est également cruciale pour notre sujet. Nous considérons que la tradition inventée de l’opérette, construite en Hongrie d’après le modèle soviétique, s’est avérée un moyen « doctrinal » relativement durable et eJcace. Comme élément d’un projet social global, elle a eu pour mission de rééduquer la population en s’appropriant certains éléments d’un genre particulièrement populaire. En  considérant la classi?cation de traditions inventées fournie par Hobsbawm7, nous constatons que l’opérette réaliste socialiste, comme pratique culturelle, dispose de caractéristiques issues de chaque sous-groupe. Signalons que le message di@usé par les opérettes de la tradition inventée a beaucoup changé au cours de la période examinée.

En bref, la dichotomie «  tradition ancienne contre tradition inventée  », élaborée à  l’origine pour l’interprétation des phénomènes socioculturels novateurs dans les États nations au xixe siècle, nous semble coïncider avec la dichotomie « opérette boulevardière contre opérette réaliste socialiste » dans la dictature totalitaire en Hongrie au xxe siècle. En suivant en pratique un autre

7 […] a) those establishing or symbolising social cohesion or the membership of groups, real or arti?cial communities, b) those establishing or legitimising institutions, status or relations of authority, and c) those whose main purpose was socialisation, the inculcation of beliefs, value systems and conventions of behaviour. (Hobsbawm, 1983 : 9.)

Gyöngyi Heltai

106

conseil de Hobsbawm, nous appliquerons une approche interdisciplinaire pour faire l’étude des traditions inventées. « Notre » tradition inventée (l’opérette socialiste) a été construite résolument contre la «  tradition ancienne » mais persistante de l’opérette boulevardière. Les constructeurs ont eu l’intention de s’approprier la force émotive que l’opérette traditionnelle avait inscrite dans la mémoire collective hongroise. Notons que l’opérette n’était pas le champ unique dans la culture de masse hongroise où une tradition inventée a  été construite après 1949. Ce qui fait ressortir la tradition inventée de l’opérette, c’est la position privilégiée de ce genre au sein de la culture de masse hongroise.

« Réalisme socialiste » et « propagande socialiste »

À cette étape de l’analyse, il est utile de préciser notre approche concernant l’interprétation du « réalisme socialiste » et de la « propagande socialiste », étant donné que leurs éléments ont in?ltré la tradition inventée de l’opérette socialiste. Après avoir présenté quelques conceptions conçues d’un point de vue intérieur, nous exposerons notre « approche extérieure ».

Dans son livre La  propagande socialiste, six essais d’analyse du discours, Marc Angenot étudie la propagande socialiste comme «  la plus vaste entreprise rhétorique des temps modernes » (Angenot, 1997 : 7). L’auteur o@re une contextualisation de quelques images ?gées de la propagande socialiste (la Révolution imminente, le Prolétariat conscient et organisé, le Drapeau rouge). Par l’analyse rhétorique, il essaye de prouver que la propagande était e@ectivement capable d’accomplir certaines fonctions didactiques et organisationnelles dans le mouvement ouvrier au tournant du xxe siècle8. Angenot précise les fonctions suivantes  : législatrice, persuasive, intégrative, interprétative, mémorielle et identitaire (Angenot, 1997  : 41). L’auteur souhaite a@aiblir l’évaluation de la propagande socialiste comme un langage faux9. De  plus, avec la démonstration de la polyvalence fonctionnelle de la propagande, Angenot veut libérer le phénomène de la quarantaine historique.

Cette réévaluation de la propagande socialiste touche notre sujet en ce sens que ce vocabulaire, ce récit global et ce credo (Angenot, 1997  : 17)

8 « […] la propagande a formé un puissant instrument herméneutique » (1997 : 16)9 « J’ai donné jusqu’ici et je donnerai dans ce livre à “propagande” un sens descriptif, sans

jugement a priori, désignant par là toute production discursive s’adressant à un destinataire collectif pour le mobiliser dans un sens déterminé. Je me refuse à y mettre un jugement péjoratif préjudiciel, alors que ce mot de “propagande” a pris, depuis Serge Tchakhotine au moins, un sens à  la fois totalement défavorable (“viol des foules”) et restrictif (les slogans, les mensonges délibérés, la phraséologie à e@et “pavlovien” » (Angenot, 1997 : 9.)

Chapitre II

107

de propagande socialiste occidentale a  dominé le langage du mouvement ouvrier russe et soviétique. Ce discours ?gé a largement déterminé plus tard le langage codé du réalisme socialiste. Et ?nalement, après l’instauration de l’empire soviétique en Europe de l’Est, à  l’intérieur du cadre idéologique marxiste-léniniste et dans la dictature du parti unique, ce discours, déterminé par slogans et contraintes ?ctionnelles du réalisme socialiste, a été imposé au théâtre hongrois (et plus particulièrement à l’opérette qui nous intéresse ici) sous la forme d’un transfert culturel forcé.

En ce qui concerne le réalisme socialiste, nous pouvons constater la même intention, à  la fois explicative et partiellement réhabilitante, dans l’essai de Maryse Souchard (1989). L’auteure propose les résultats d’une analyse sémiotique de romans soviétiques des années 1930. Elle a  voulu véri?er l’appartenance de romans soviétiques au prototype du roman à  thèse. Ce dernier est dé?ni dans l’article comme un genre dans lequel « … l’e@ort romanesque est mis au seul service des idées à  transmettre, du “message” imposé à l’auteur par un “on” – État – un centre des pouvoirs » (Souchard, 1989 : 49). Pour perfectionner cette interprétation, trop générale, l’auteure propose «  cinq vecteurs nodaux nécessaires et suJsants pour inscrire un texte dans la catégorie du genre roman du réalisme socialiste soviétique des années trente » (Souchard, 1989 : 53). Ces cinq éléments10 existent dans les romans comme un métadiscours. L’auteure suggère que le but de cette structure soit plutôt de modeler et faciliter une pratique sociale nouvelle qu’octroyer un message idéologique11. De plus, elle souligne le manque des ?gures de la manipulation dans le corpus. L’élément commun des romans est la suggestion d’un modèle émancipateur : « Tout le monde peut faire ce que fait le héros positif, mais les actants ne savent pas qu’ils en sont capables. C’est souvent le héros positif qui est chargé de “révéler ” cette compétence initiale aux autres actants, en leur  “prouvant” qu’ils peuvent parce qu’ils savent  » (Souchard, 1989  : 55). Ainsi, ce modèle émancipateur de roman soviétique des années 1930 est interprété comme une version spéciale du roman qui ne constitue pas une simple répétition d’un message idéologique.

10 «  1. les relations sont égalitaires entre les actants, 2. la transmission des compétences prime sur l’action aveugle, 3. la compétence initiale tend vers son actualisation, 4. la tâche à accomplir est clairement ?xée, 5. l’être social prime sur l’être psychologique » (Souchard, 1989 : 53).

11 «  […] l’actant sujet vise la transmission d’un savoir, de façon à  ce que les «  autres  » soient capables de faire ce qu’il fait et deviennent autonomes. Cette transmission des connaissances, du savoir institue un contrat symétrique, dans la mesure où elle n’est pas l’inscription de simples rapports de pouvoir, mais bien plutôt une stratégie didactique, pédagogique, cognitive » (Souchard, 1989 : 54).

Gyöngyi Heltai

108

Par conséquent, selon Souchard, le roman soviétique des années 1930 n’est pas un roman à  thèse. Quant au modèle actantiel du roman socialiste, il répond aux réalités et besoins sociaux de l’époque.

Dans la même perspective intérieure, Régine Robin (1986) essaye de récréer l’atmosphère intellectuelle du premier congrès des écrivains soviétiques en 1934. Elle indique que les contraintes ?ctionnelles de l’esthétique inspirée par Zhdanov12 représentent une certaine ?liation avec la tradition réaliste russe du xixe siècle. La suspicion envers le réalisme socialiste, elle l’attribue à l’absence de compétence historique13. De  plus, elle insiste sur le fait que le réalisme socialiste a accompli des fonctions sociales et que ses éléments s’accordaient avec la façon de penser des gens dans les années 193014. L’auteure fournit les arguments pour démontrer que le réalisme socialiste représente une continuité avec la pensée critique russe du xxe siècle. Par contre, Robin avoue le ?asco esthétique du réalisme socialiste, qu’elle attribue à la présence simultanée de deux traditions incompatibles  : la tradition héroïque folklorique et celle du réalisme15.

En somme, les exemples précédents manifestent une approche où la propagande socialiste et le réalisme socialiste sont examinés de l’intérieur. Les caractéristiques de cette approche sont représentées comme les valeurs d’une collectivité, d’une société qui a développé ce langage pour être capable de faire sens dans un monde nouveau. Les extrémités de la propagande ou du réalisme socialiste sont aussi interprétées comme conséquences, presque inévitables, d’un projet social sans précédent. Nous ne voulons pas contester la légitimité de cette approche. Cependant, remarquons que les codes ou les slogans du réalisme socialiste pouvaient s’accompagner d’une toute autre signi?cation dans une culture où le discours était introduit à  la suite de l’instauration de l’empire soviétique en Europe de l’Est.

12 Zhdanov, Andrei Aleksandrovich (1896–1948).13 «  Disons que la cause majeure de leur illisibilité tient d’abord à  notre ignorance

incommensurable de la culture et de la littérature soviétique. Vis-à-vis de cette culture nous pratiquions un stalinisme, un zhdanovisme à  l’envers  : intolérance, violence verbale… Comprendre la culture soviétique des années  30, la montée du stalinisme culturel, demande que l’on connaisse la nature des débats dans lesquels cette culture était immergée » (Robin, 1986 : 17).

14 « Cette littérature a été eJcace pour galvaniser les énergies dans les temps d’héroïsme et de grandes diJcultés. Elle a  été mobilisatrice, constitutive d’un imaginaire social épique. Elle confortait les certitudes, donnait des visages à des valeurs, des modèles de comportement » (Robin, 1986 : 24).

15 « Je crois que l’impossibilité du réalisme socialiste vient de là, de vouloir « tenir » les deux temporalités, les deux ?gurations, les deux paroles, en chassant le manque, l’incomplétude du désir, en poursuivent éperdument un monde plein » (Robin, 1986 : 24).

Chapitre II

109

En ce qui concerne l’évaluation zhdanovienne des genres du divertissement, qui a déterminé le destin de l’opérette après 1949, Borys Groys propose une interprétation qui va dans le sens de notre étude. Il  considère le réalisme socialiste comme une version du modernisme, et remarque que la division centrale de l’art moderniste s’énonçait en termes de haute culture VS culture populaire. Cette distinction existait dans le cas du réalisme socialiste en tant que dualité de l’art soviétique VS l’art (non ou anti-) soviétique (Groys, 1997 : 28). Ce manque de distinction entre haute culture et culture populaire16 peut expliquer la relative liberté accordée à l’opérette. L’opérette, selon cette logique, peut survivre si elle sert à la propagande de l’utopie moderniste. Mais, selon la même dichotomie (art soviétique VS art anti-soviétique), l’opérette peut aussi être interprétée comme genre bourgeois et par conséquent anti-soviétique.

Nous étudierons le phénomène ambigu de l’opérette socialiste comme un transfert culturel : comme un rapport changeant entre l’opérette austro-hongroise et l’esthétique réaliste socialiste. Donc, nous n’adopterons pas les perspectives proposées par Angenot, Souchard ou Robin par rapport au réalisme socialiste ou la propagande. Pourtant, malgré le fait que nous envisagions de démontrer quelques liens entre le discours d’opérette et le pouvoir communiste, nous ne jugeons aucun idéologème, aucun élément textuel moins valable, moins e@ectif parce qu’il appartient à l’esthétique du réalisme socialiste. Nous ne voulons pas désavouer les éléments réalistes socialistes de l’opérette socialiste et glori?er l’industrie de l’opérette capitaliste

16 « \e solution was found in Lenin’s earlier ideological construct of « two cultures in one », which holds that the culture of a given period does not uniformly rewect the base as a whole but is split into two camps, each of which expresses the interests of the two classes struggling within each economic formation. \us for each period it can be established which art is progressive, that is, rewects the interests of the oppressed and historically progressive classes of society, and which is reactionary and rewects the ideology of the exploiting classes. On the basis of this theory socialist realism was proclaimed the heir to all progressive art of all periods of world history. As to the reactionary art of each period, it was to be forgotten and stricken from the annals of history ; the only possible reason for preserving anything at all was to illustrate the forces hostile to genuine, progressive art. \us since socialist realism shared the « historical optimism », « love of the people », « love of life », « genuine humanism », and other positive properties characteristic of all art expressing the interests of the oppressed and progressive classes everywhere in all historical periods, it acquired the right to use any progressive art of the past as a model. Frequently cited examples of such progressive art included Greek antiquity, the Italian Renaissance, and nineteenth century Russian realism. All oppressed and progressive classes of all ages and nations were united by Stalinist culturology into a single notion of the « people. » \is meant that both Phidias and Leonardo da Vinci were considered popular artists, since even though they themselves did not belong to the exploited classes, their works objectively expressed the progressive popular ideals of their time » (Groys, 1992 : 46).

Gyöngyi Heltai

110

hongroise. Mais, pour la compréhension de ce transfert culturel spécial, il faut rappeler que les slogans communistes et les codes discursifs du réalisme socialiste sont arrivés par suite de colonisation militaire, économique et idéologique de la Hongrie par l’Union soviétique. C’est pourquoi notre analyse se fera du point de vue intérieur de la tradition du show-biz hongrois. Ici, nous examinerons les transformations dans leur contexte historique. En ce qui concerne les éléments réalistes socialistes, ils seront analysés selon une perspective extérieure, sans leurs racines historiques, étant donné qu’ils n’avaient aucune tradition en Hongrie avant 1945.

Délimitation et dé4nition de la période historique examinée

Nous n’analyserons pas la période comprise entre 1945 et 1949 alors que la présence et l’inwuence de l’armée soviétique en Hongrie se manifestaient « seulement » par un pouvoir informel et démesuré du Parti communiste. Nous n’étudierons pas les processus et les événements de l’étatisation des théâtres hongrois en 1949 qui a coïncidé, pour l’essentiel, avec l’introduction d’un régime de type stalinien, et n’examinerons pas non plus les mécanismes qui ont lié ces deux événements17. Puis, nous n’aborderons pas amplement la révolution anti-totalitaire de 1956, étant donné que les théâtres n’ont pas joué du 24 octobre au mois de décembre 1956. En général, dans notre analyse, nous n’avons pas les moyens d’entrer dans les détails de l’histoire sociale et culturelle hongroise. D’une part, une présentation événementielle excéderait nos possibilités, d’autre part, quelques livres publiés en anglais (Romsics, 2000) et en français (Molnár, 1996) o@rent ce résumé historique. Cependant, dans le cas de certains événements politiques qui ont directement inwuencé la pratique de l’opérette, nous proposons une explication en citant les ouvrages de référence mentionnés.

Nous nous limiterons à  la recherche des changements d’une pratique culturelle en nous intéressant au fonctionnement de l’opérette en tant que spectacle sous la dictature totalitaire dès 1949. La dé?nition de « dictature totalitaire  » a  provoqué des discussions dès la décennie 1950. Ce  débat idéologique entre les chercheurs de gauche et les chercheurs de droite n’a@ectera pas notre propos. Nous désignerons le contexte culturel et

17 On peut connaître la situation incertaine des théâtres privés à  cette période-là grâce à une collection qui regroupe les documents théâtraux du ministère de la Religion et de l’Instruction publique. Voir Istvánné Dancs (dir.) (1990), A  vallási és közoktatásügyi minisztérium színházi iratai, 1946–1949, Budapest, Országos Színháztörténeti Múzeum és Intézet.

Chapitre II

111

politique de l’opérette socialiste comme dictature totalitaire en acceptant simplement la dé?nition donnée dans l’Histoire de la Hongrie au vingtième siècle, publiée en anglais (Romsics, 1999).

Last there is totalitarianism, the key characteristics of which are a  one party system, the subordination of government processes to a hierarchically organised mass party, an oJcial ideology that seeks to regulate every sphere of human life, and the application of systematised terror to hold society in a  permanent condition of fear. \ere can be no dispute that the regime which had developed in Hungary by 1949 met the last set of criteria and thus quali?es to be called totalitarian. Formally speaking, the sole point on which it di@ered in any essential respect from the totalitarianism of Italian fascism or German nazism was in its treatment of property relations, for whereas those regimes made no attempt to suppress private ownership of property, the Hungarian system, like the Soviet type of totalitarianism in general, regarded state ownership of property on the most comprehensive scale possible as a prerequisite to achieving its social and economic goals (Romsics, 1999 : 267).

Les critiques avancent souvent l’argument que la notion de «  dictature totalitaire » ne désigne pas une réalité sociale immobile. Les caractéristiques d’une dictature totalitaire donnée changent beaucoup avec le temps dans la pratique quotidienne. Nous considérons quand même que ses caractéristiques fondamentales mentionnées plus haut ont subsisté pendant toute la période comprise entre 1949 et 1968.

Nous n’aborderons pas amplement la notion de Parti-État, qui a  été développée pour désigner la dominance de la direction du Parti communiste dans chaque sphère de la société. Nous constaterons simplement que le Parti-État a été un phénomène socioculturel indéniable de la période examinée, phénomène qui a  fondamentalement déterminé la pratique de l’opérette socialiste. La dé?nition de Parti-État (« parti state »), donnée par l’Histoire de la Hongrie au vingtième siècle, signale que ce redoublement de la direction (voie du Parti, voie d’État/ministérielle), qui a  joué à plein dans la gestion des théâtres, n’était pas une particularité de ce domaine, mais un attribut du régime totalitaire.

On paper, Hungary constitutionally retained a  restricted political pluralism in political life and a separation of legislative, executive and judicial powers even a�er the summer of 1949. A parliament continued to sit and government was nominally accountable to parliament for its direction of the state administration. \is was all a  sham, of course, as in reality all power was concentrated in the

Gyöngyi Heltai

112

hands of the sole remaining party, the Hungarian Workers’ Party (MDP), and more particularly the MDP leadership, which both dictated and oversaw the work of parliament, government and local administration alike. Within this dual structure, state agencies were charged with looking a�er day to day business whilst the party organs decided policy and checked that it was implemented. \e intertwining of directive and executive functions in this manner is what is meant by a party state ; and when decision making is concentrated in the party so that its political power intrudes into every area of public and private life, we have a totalitarian state (Romsics, 1999 : 268).

Outre la présence d’une dictature totalitaire et celle d’un Parti-État, le statut colonisé (la perte de l’indépendance nationale) de la Hongrie constitue la troisième caractéristique générale de la période examinée.

\e outcome of the military position in 1944–45, and the tradeo@s that the Allied Powers had made to resolve their divergent aims, was that Hungary, along with its neighbours to the north, east and south, fell under the direct inwuence of Soviet Russia. \roughout the subsequent almost half century during which it belonged to the « Soviet camp », the country retained only limited sovereignty (Romsics, 1999 : 219).

En conséquence de l’occupation militaire, l’URSS a imposé son système politique, économique et culturel à  la Hongrie. De  ce point de vue, tout le phénomène culturel que nous avons surnommé «  opérette socialiste  » a résulté de cette colonisation. À part le manque de souveraineté nationale, une circonstance aggravante fut la distance socioculturelle entre la culture source soviétique et la culture cible hongroise. Une dictature de type asiatique a transféré sa culture dite « réaliste socialiste » à la Hongrie, en déroutant la culture cible de son cours naturel, tant au « champ de grande production symbolique » qu’au « champ de production restreinte » (Bourdieu, 1971).

1949–1953 Tradition ancienne excommuniée

Le mécanisme de la direction de théâtre. Les organes et le centre de direction

Après l’étatisation des théâtres hongrois du 22 mai 1949, le contrôle de TMO est entré dans les attributions du MEN fondé en 1949. L’étatisation des théâtres a été précédée par les élections du 15 mai 1949, lesquelles déclenchèrent la

Chapitre II

113

prise de pouvoir communiste totale, le passage au système du Parti unique et la proclamation de la dictature du prolétariat. Le nouveau ministre de la Culture populaire, József Révai18, était un militant communiste depuis 1918, un des fondateurs du Parti communiste hongrois. Revenu d’URSS en 1945, où il avait travaillé pour le Kominterm, il est devenu l’un des dirigeants de la vie culturelle hongroise, puis responsable suprême des a@aires culturelles dans le Politburo du Parti (MDP). Avec Rákosi19, Gerő20 et Farkas21, il était membre du fameux « quadrige » dirigeant la Hongrie communiste.

Dans l’administration du MEN, le TMO a  été contrôlé par la division théâtrale. La section théâtrale opérait à l’intérieur de cette division et a dirigé et surveillé l’activité artistique, technique, économique des théâtres et la location collective des spectacles22. La section de la dramaturgie, opérante à  l’intérieure de cette même division, a  pareillement gouverné certaines activités du TMO. Cette section ministérielle a  coordonné la création et l’évaluation de nouvelles pièces hongroises, l’acquisition et la distribution de pièces étrangères, la formation professionnelle, en plus de préparer

18 József Révai (1898–1959) : Politicien, théoricien, critique littéraire. Il fut en 1918 un des fondateurs du Parti communiste hongrois. Il joua dans la Commune hongroise de 1919 un rôle important. Arrêté et condamné en 1930, il passa quatre ans en prison. De retour d’URSS en 1945, il est devenu en Hongrie l’un des dirigeants de la vie culturelle hongroise, en particulier de 1949 à 1953, comme ministre de l’Éducation nationale (MEN) et comme le secrétaire général adjoint du Parti communiste hongrois (MDP). Écarté en 1953, il remonta à nouveau pour être oJciellement réintégré au sein du Politburo en juin 1956. Il a publié plusieurs ouvrages. En français, voir Joseph Révai, La littérature et la démocratie populaire. (À propos de G. Lukacs), Les Éditions de la Nouvelle Critique, Paris, 1950.

19 Mátyás Rákosi (1892–1971) : Militant révolutionnaire depuis 1910. Il fut fait prisonnier de guerre sur le front russe et participa au mouvement révolutionnaire. Il rentra en Hongrie en 1918 et fut commissaire du peuple de la République des Conseils. Après l’échec de celle-ci, il émigra en URSS et travailla à l’Internationale communiste. Rentré en Hongrie en 1924, il fut arrêté, sauvé de la mort par une campagne internationale et libéré en 1941. Il dirigea l’émigration hongroise en URSS jusqu’en 1944. De retour au pouvoir en 1945, il devint secrétaire général du Parti communiste hongrois, puis du MDP et président du Conseil en 1952. Il  ?t appliquer le premier plan quinquennal (1950–1954) destiné à industrialiser le pays et à collectiviser l’agriculture. Imre Nagy lui succéda en 1953. Il se réfugia en URSS en octobre 1956 et fut exclu du Parti nouveau (MSZMP) en 1962.

20 Ernő Gerő (1898–1980)  : Homme politique et économiste hongrois. Membre du Parti communiste depuis 1918, il a travaillé de nombreuses années en URSS. Après 1945, il fait partie des collaborateurs directs de Rákosi.

21 Mihály Farkas (1904–1965) : Dirigeant communiste hongrois. Il vécut en URSS jusqu’en 1945, moment où il rentre en Hongrie et devient membre de la direction du MDP et ministre de la Défense. Promoteur des procès fabriqués, il fut exclu du Parti après octobre 1956 et condamné à la prison.

22 Voir A magyar állam szervei. 1950–1970, Magyar Országos Levéltár, Budapest, 1993, p. 378.

Gyöngyi Heltai

114

l’autorisation des répertoires. Parallèlement, à l’intérieur d’une autre division ministérielle, celle des arts musicaux et des arts de la danse, opérait la section de théâtres musicaux, laquelle a eu pour mission de donner des consultations professionnelles pour le TMO.

Les documents d’archives montrent qu’entre 1949 et 1953, le centre réel de la direction théâtrale était un forum ministériel qui s’appelait « la conférence du collège de la direction du Parti » et dont la dénomination signalait déjà la consubstantialité dans la direction de l’État et du Parti. Ces réunions, présidées par le ministre Révai, ont pratiquement commandé le transfert de la culturelle soviétique, c’est-à-dire la soviétisation de la culture hongroise. Entre 1949 et 1953, ce forum a abordé neuf fois des sujets connexes à  l’opérette et au TMO. Durant ces conférences, les participants (fonctionnaires ministériels, quelques directeurs de théâtre) ont formellement observé les dispositions de la prise de décision démocratique (proposition, débat, votation sur les résolutions). Mais les procès-verbaux témoignent que c’était le ministre Révai, bien formé à la théorie marxiste-léniniste et à la pratique soviétique qui, grâce à  son attitude d’esprit intransigeante23 et à  ses interventions extrémistes, a  déterminé les motions d’unanimité. Sa  position dominante n’a pas été contestée jusqu’en 1953, c’est-à-dire jusqu’à la mort de Staline, étant donné que Révai avait été aJlié au milieu supérieur du Parti comme membre de la Politburo, et comme secrétaire général adjoint du MDP entre 1950 et 1951. Conformément à ses ordres, le transfert des structures et de la pratique du modèle soviétique se réalisait directement et brutalement.

En évaluant les e@ets généraux et les changements engendrés par l’étatisation, nous pouvons dire que la transformation totale du contexte culturel a produit un e@et ambigu sur le TMO. D’abord, c’était une logique totalement di@érente, distinguant l’administration d’un théâtre privé de l’administration d’un théâtre étatisé, qui est entrée en jeu. Notons que, déjà antérieurement à 1945, il se trouvait en Hongrie des théâtres d’État (l’opéra et le théâtre national), mais ceux-ci n’opéraient pas dans le contexte culturel d’une dictature totalitaire. Dans le cas des théâtres privés, comme le TMO, le directeur a porté tout le poids des a@aires.

Après l’étatisation, le pouvoir communiste a  symboliquement marqué la transformation autoritaire par le licenciement de directeur du TMO

23 « […] la scène est une tribune, et la politique culturelle du pouvoir ouvrier a le droit et le devoir de s’opposer à ce que la tribune de la scène puisse devenir celle d’une agitation ennemie du progrès social et de l’édi?cation socialiste » (J. Révai, « La Tragédie de l’homme de Madách », dans Aczél, 1971 : 130).

Chapitre II

115

(Szabolcs Fényes24, un compositeur renommé de la tradition ancienne) et par la nomination d’une écrivaine de théâtre, peu connue (Margit Gáspár25), à  son poste26. Gáspár, qui a  travaillé avant 1945 comme journaliste et traductrice, n’appartenait pas directement à  la tradition ancienne de l’opérette. Les documents d’archives ne révélaient pas les raisons exactes de sa nomination, mais ce choix est explicable vraisemblablement par ses liens avec le Parti communiste, dont elle est devenue membre en mai 1945 (Gáspár, 1985 : 297–298) et par le succès prodigieux de sa comédie musicale « progressiste » (Új isten $ébában), présentée au théâtre Belvárosi le 7 juin 1946. Dès 1945, dans son activité culturelle et publique, Gáspár a démontré une intention et une capacité de mélanger le divertissement avec l’agitation marxiste-léniniste.

Une conséquence générale de l’introduction d’un modèle communiste sans précédent dans la direction théâtrale était que la nouvelle directrice a  perdu, en grande partie, sa liberté de décision. Elle devait toujours demander la permission du MEN, même pour les a@aires courantes. Il n’a donc rien de surprenant à ce que le type de document le plus fréquemment adressé par le TMO à  ses autorités de tutelle fut la sollicitation d’une permission. Le  7  février 1952, le théâtre demande la permission27 d’ajourner la première de l’adaptation d’Orphée aux enfers par O@enbach ;

24 Szabolcs Fényes (1912–1986)  : Compositeur et directeur de théâtre. Ses opérettes et comédies musicales ont été jouées dans les théâtres hongrois dès 1935. Entre 1942 et 1949, puis entre 1957 et 1960, il était directeur du TMO. Fényes a composé 45 pièces musicales, 600 chansons et 100 musiques de ?lm. Ses opérettes célèbres sont les suivantes  : Maya (1931), Manolita (1932), Az ördög nem alszik (1940), Vén diófa (1942), Rigó Jancsi (1947), Szombat délután (1954), Szerencses �ótás (1955), Duna-parti randevú (1957), Majd a papa (1958), A csók (1968), A kutya, akit Bozzi úrnak hívnak (1976).

25 Margit Gáspár (1905–1994)  : Écrivaine, auteure dramatique, journaliste, traductrice et directrice de théâtre. Avant 1945, elle a travaillé comme journaliste et traduit beaucoup de romans italiens. En 1946, elle est devenue directrice artistique du \éâtre Városi, puis, entre 1947 et 1948, directrice artistique du \éâtre Magyar. Entre 1949 et 1957, elle était directrice du TMO. Entre 1948 et 1954, elle était professeure à la chaire « opérette » de l’Académie dramatique de Budapest. Ses pièces de théâtre sont Rendkívüli kiadás (1933), Új  isten $ébában (1946), Égiháború (1960), Hamletnek nincs igaza (1963), A  császár messze van (1988). Gáspár a  publié deux livres sur l’opérette  : Operett, Népszava, Atheneum Kultúriskola, Budapest, 1949 et A  múzsák neveletlen gyermeke, Budapest, Zeneműkiadó Vállalat, 1963, de même qu’une autobiographie : Láthatatlan királyság. Egy szerelem története, Szépirodalmi Könyvkiadó, Budapest (1985).

26 Le 5 juillet 1949, elle a reçu pour mission d’organiser et de préparer la saison théâtrale 1949–1950 du ministère de la Religion et de l’Instruction publique. Voir (VKM XIX-I-1-i-136–3 – 1948–1949 (142. d.).

27 XIX-I-3-a 365. d. 8775–0-1.

Gyöngyi Heltai

116

le 9 juillet 1952, le TMO sollicite la permission28 de limiter le nombre de ses spectacles à 300 par année.

Une autre pratique habituelle était la délégation de décision aux autorités de tutelle. Le  TMO n’arrivant pas à  s’orienter dans la réglementation en formation, le théâtre a immédiatement réclamé l’assistance du MEN. Dans une lettre29 du 6 avril 1951, le théâtre veut savoir s’il doit ou non payer pour les costumes empruntés à un autre théâtre. Le 6 avril 1952, le TMO s’informe du montant des honoraires qu’il peut verser pour le décor et les costumes de Magasin d’État30. Le 16 avril 1952, le TMO demande la convocation d’une commission d’experts31 pour résoudre un problème connexe aux frais des costumes. Le 14 mai 1952, le théâtre veut savoir32 s’il peut ou non demander des frais pour les costumes d’une opérette soviétique, empruntés à un théâtre de province. Nous voyons qu’une conséquence générale de l’étatisation dans la pratique quotidienne était une incertitude et un ralentissement du processus de direction.

D’autre part, la renaissance anticipée de l’opérette a  été rendue sans doute plus facile par l’étatisation, étant donné que le maintien et les frais de fonctionnement des théâtres étaient assurés par le budget central de l’État. Bien plus, au départ, en s’inspirant de l’utopie marxiste-léniniste, le montant de la recette produite par un théâtre n’était aucunement considéré sur le plan de la gestion ?nancière. Ce mode opératoire inapte a été contesté dans un document ministériel33 du 22 décembre 1951 dans lequel on blâmait la législation qui n’encourageait pas une gestion ?nancièrement eJcace. Le document en question révèle que, dès janvier 1952, la gestion des théâtres a  été réorganisée suivant un régime d’entreprise. À  partir de ce moment, dans le cas où un théâtre produisait des recettes dépassant ses prévisions budgétaires, il obtenait deux tiers de l’excédent. L’élimination absolue de la loi de l’o@re et de la demande dans la gestion théâtrale ne s’avérait pas viable, même dans le contexte de la dictature totalitaire.

Un décret ministériel34 du 20  juin 1952 témoigne d’une autre conséquence fondamentale de l’étatisation, notamment qu’à compter de ce jour, les employés des théâtres obtiendraient un emploi permanent. Ils sont donc devenus fonctionnaires de l’État. D’une part, le salaire ?xé et la

28 XIX-I-3-a 239. d.29 XIX-I-3-a 64. d. 1750/3–19.30 XIX-I-3-a 365. d. 31 XIX-I-3-a 365. d. 8775–0-4–3.32 XIX-I-3-a 365. d. 8775–0-4–4.33 XIX-I-3-a 66. d. 1750/ált.-140/51.34 XIX-I-3-a 239. d. 8775–11–34/1952.

Chapitre II

117

sécurité sociale mettaient un terme à la pénurie et à l’asservissement qui ont longtemps caractérisé leur position dans les théâtres privés. D’autre part, les acteurs qui se trouvaient sans engagement après l’étatisation devaient quitter la profession, étant donné que seuls les théâtres étatisés étaient en droit d’opérer.

L’étatisation, qui a été une de conséquences de la colonisation du pays et qui a pratiquement coïncidé avec le point de départ de la dictature totalitaire, a  donc débarrassé le TMO du souci de la recette. Bien plus, elle a  assuré un droit à  demander des sommes excédentaires de budget, une pratique impossible pour un théâtre privé. Entre 1949 et 1953, le TMO a fait beaucoup de sollicitations en se rapportant fréquemment aux opérettes nouvelles socialistes. Le grand nombre de documents identiques s’explique par le fait que le théâtre devait faire autoriser la dépense de sommes même modiques. Le 28 avril 1951, le TMO demande l’approbation ministérielle35 pour payer les frais d’une délégation spéciale, accomplie par la chorégraphe du théâtre, qui étudiait les danses folkloriques a?n de les utiliser dans la chorégraphie d’opérettes réalistes socialistes36. Suivant la même logique, négligeant les limitations ?nancières, le 4  juillet 1951, le TMO sollicite une subvention d’État37 pour l’agrandissement de l’édi?ce du théâtre. Le 6 juin 1951, le TMO requiert l’autorisation du MEN pour fonder dans le théâtre un poste de « parolier en chef »38 responsable des paroles en couplets. Il s’agit d’un emploi permanent inimaginable dans un théâtre privé. Le 3 juillet 1952, le théâtre manifeste de l’intérêt pour la transformation en salle de répétition d’un bar se trouvant dans son édi?ce39. Le 22 octobre 1952, le TMO s’intéresse40, cette fois-ci, à une salle de cinéma qu’il envisage de transformer en dépôt de décors. Le ton des lettres du TMO, adressées au MEN, est assuré. Cette con?ance tire son origine de l’intention unanime du MEN et du TMO de créer un nouveau modèle « socialiste » de l’opérette. Pendant cette recherche de renaissance du genre, le théâtre ne semble pas percevoir les limites de la subvention d’État. En revanche, le théâtre se ployait entièrement aux exigences de la direction théâtrale centralisée.

35 XIX-I-3-a 67. d. 1761/3–15–2.36 Selon la conception de la tradition inventée, la danse folklorique devrait remplacer les

« intermèdes de danse gratuits », caractéristiques des opérettes boulevardières.37 XIX-I-3-a 64. d. 1750/3–17–2/1951.38 XIX-I-3-a 67. d. 1761/3–29. 39 XIX-I-3-a 67. d. 1761/3–29.40 XIX-I-3-a 365. d. 8775–0-11–3.

Gyöngyi Heltai

118

Attitude face au modèle soviétique

Entre 1949 et 1953, l’intention déterminante tant du MEN que du TMO était le transfert de l’opérette soviétique en Hongrie. Les actions des deux parties du processus théâtral se concentraient donc sur l’implantation pressée de cette tradition inventée, comme norme nouvelle pour le public et pour l’ensemble du métier. La dominance de cette aspiration est montrée par l’abondance de documents touchant la question des opérettes soviétiques. Étant donné que, dans la dictature totalitaire, la liberté d’expression n’existait plus, il ne nous apparaît pas surprenant que dans ces documents, la suprématie du théâtre soviétique et du théâtre de propagande ait déjà été présentée comme une vérité évidente et incontestable. Le 9 septembre 1951, le secrétaire de l’Association des artistes de théâtre et de ?lm41 constate, dans son exposé préparé pour l’assemblée générale de l’Association, que « le métier théâtral a  cédé devant la supériorité du théâtre soviétique, et condamne l’art formaliste et décadent d’impérialisme42 ». La correspondance connexe à  un voyage d’études d’une délégation hongroise témoigne également de l’intention d’imiter et d’emprunter la structure des institutions théâtrales soviétiques. Le  10  octobre 1951, l’ambassadeur de la Hongrie à  Moscou rapporte ?èrement au ministère des A@aires étrangères43 que les autorités soviétiques ont été contentes de l’intérêt vif montré par la délégation hongroise pour les institutions culturelles soviétiques.

Le théâtre soviétique était également propagé au moyen de manifestations publiques, où la participation pour les artistes était obligatoire. Dans une circulaire ministérielle du 29 février 1952, les directeurs de théâtres étaient sommés d’assister à la conférence d’un acteur soviétique (Bjelov) portant «  sur les tâches des cellules du Parti dans les théâtres44  ». Le  14  juillet 1952, un rapport45 sur l’activité de ces cellules du Parti dans les théâtres enregistre que les théâtres prennent l’URSS pour modèle. Cependant,

41 Association des artistes de théâtre et de ?lm (1950–1957)  : Le  but déclaré de cette organisation était l’élévation du niveau professionnel, mais elle a aussi rempli des fonctions politiques. L’Association a  développé une bibliothèque théâtrale spéciale et un centre de documentation théâtrale. Bien que l’Association ait originairement été constituée pour la propagation du réalisme socialiste, les dirigeants réforme-communistes ont activement participé aux luttes anti-stalinistes dès 1953. Cela n’est donc pas surprenant que l’Association ait été dissoute en 1957, si l’on se ?e à  son rôle préparatoire dans la révolution de 1956.

42 M-KS-276–89 396. ő. e.43 XIX-J-42-a 4. d. IV-70 1281/. Biz./1951.44 XIX-I-3-a 239. d. 8775/11–6-3/52.45 M-KS-276–89 403. ő. e.

Chapitre II

119

le même rapport con?dentiel révèle aussi «  une aversion perceptible dans les théâtres hongrois pour la méthode de Stanislavski  » (note 45). Le rapporteur attribue l’ineJcacité des « cercles de Stanislavski » à cette opposition passive. La di@usion de la méthode se déroulait au moyen de ces cercles, genre de cours obligatoires organisés dans chaque théâtre, où les artistes devaient e@ectivement apprendre la théorie et la pratique du réalisme socialisme.

Entre 1949 et 1953 l’intention centrale était d’imiter le mieux possible la pratique théâtrale soviétique, comme la correspondance d’une délégation culturelle hongroise le con?rme. Selon la lettre du MEN adressée à  l’ambassadeur de la Hongrie à Moscou46 le 12 septembre 1951, les membres de cette délégation devaient prendre connaissance, entre autres, du fonctionnement des théâtres d’opérette, où ils allaient étudier «  la plani?cation et assemblage du répertoire, l’organisation du travail à  l’intérieur du théâtre, la collaboration, appliquée pendant le cours de la création d’une opérette nouvelle ». Soulignons que, dans les théâtres privés, ces pratiques étaient inconnues, spontanées ou dirigées par la réception. Le rapport volumineux, préparé sur l’activité de cette délégation aJrme que ce voyage d’études de longue durée (16 jours) n’a aspiré à rien moins que faire l’expérience « de la structure, du procédé d’exécution, de la méthode de direction, de l’éducation, et de la politique de cadres47 ».

L’intention ferme de soviétisation est également montrée par la multitude de documents d’archives connexes à la traduction empressée de la littérature théâtrale soviétique (pièces et théorie). Le 6 juin 1951, l’Association Hongrie-URSS qui, dès 1945, gérait les rapports culturels suréminentes entre les deux pays, dans sa lettre48 adressée au MEN, a  sollicité des honoraires pour la traduction du russe en hongrois de livres et d’articles listés. Le 6 décembre 1951, le MEN commande 14 pièces soviétiques ou russes49, le 28 mai 1952, le même organisme reçoit une communication50 sur l’arrivée de synopsis de 37  pièces soviétiques ou russes. Une liste ministérielle (sans date) aJrme51 que dans la saison théâtrale 1951–1952, les théâtres hongrois ont monté 12 pièces soviétiques ou russes. En avril 1953, le MEN communique aux théâtres52 qu’entre  janvier et  mars, le ministère a  passé commande

46 XIX-J-42-a 4. d. IV-70 001814/szig. Biz.47 XIX-I-3-f 1. d.48 XIX-I-3-a 68. d. 1750/ált. –68–5/51.49 XIX-I-3-a 68. d. 1750/ált. –129.50 XIX-I-3-a 249. d.51 XIX-I-3-a 249. d. 0254/9–2.52 XIX-I-3-a 362. d. 8775–11–2-5.

Gyöngyi Heltai

120

de 66  pièces soviétiques. Le  1er  juillet 1953, le MEN informe53 la section scienti?que de l’Association des artistes de théâtre et de ?lm de l’arrivée de 15 pièces soviétiques sur commande et de 16 autres pièces soviétiques. Ces documents d’archives témoignent que la direction centrale voulait fonder le répertoire sur des pièces soviétiques. Notons que ces pièces ont représenté un contexte culturel et un ordre de valeurs totalement inconnus en Hongrie. De plus, le style de jeu et l’esthétique réalisme socialiste étaient également inhabituels pour les artistes et pour le public.

Comment l’audience a-t-elle réagi à  cette métamorphose globale et violente du répertoire ? L’unique forme de liberté d’expression qui subsistait pour les spectateurs était la non-consommation des spectacles, lesquels n’étaient pas de leur goût. Cependant, même cette résistance passive était imperceptible, étant donné que le nombre de spectateurs a considérablement augmenté. La composition sociale de l’audience a également changé ; étant donné que les billets de théâtre ne coûtaient plus cher, une fréquentation régulière était accessible à  toutes. De  plus, pour les spectateurs d’origine paysanne ou ouvrière, le Parti-État a  assuré des réductions signi?catives. Malgré ces réductions et les facteurs précédemment énumérés, la réception de pièces soviétiques était problématique dès le principe. Dans le cas du TMO, « le boycottage » des opérettes soviétiques n’était pas un péril extrême étant donné qu’après l’étatisation, ce théâtre est resté l’unique institution dédiée à l’opérette dans un contexte culturel où ce genre avait joué un rôle déterminant dans la mémoire collective. Pourtant, en examinant les actes d’autres théâtres, nous pouvons saisir l’attitude des spectateurs envers les pièces soviétiques. Le  27  décembre 1950, le théâtre «  Pionnier  », fondé d’après le modèle soviétique, a  alerté le MEN54 de son incapacité de faire se déplacer des spectateurs pour le spectacle du 31  décembre alors qu’un drame de Sergei Mihalkov ?gurait au programme. Le 28 décembre 1950, un autre théâtre de Budapest (Madách) a aussi été réduit à signaler au MEN55 que l’audience ne portait pas d’intérêt à un autre drame de Sergei Mihalkov. Ces documents indiquent les contradictions innées de ce transfert culturel, arti?ciellement accéléré par les mécanismes de la dictature totalitaire.

En revanche, la directrice du TMO se distinguait par son enthousiasme pour le modèle théâtral soviétique. Le 17 janvier 1951, dans sa requête56 présentée au MEN, elle insiste sur l’invitation d’un metteur en scène soviétique dont elle

53 XIX-I-3-a 363. d. 0254020–1.54 XIX-I-3-a 64. d. 1750/7–3/1951.55 XIX-I-3-a 64. d. 1750/5–2/1951.56 XIX-I-3-a 67. d. 1761/3–20.

Chapitre II

121

demande le secours dans la mise en scène d’une opérette soviétique (Trembita de J. Milioutin/V. Massz/M. Chervinski). En se pliant aux exigences politiques, elle a activement cherché et inventé des formes nouvelles a?n de rapprocher l’opérette hongroise du modèle soviétique « idéal ».

L’autorisation du répertoire

L’autorisation du répertoire des théâtres se déroulait au forum ministériel le plus haut, notamment aux conférences du collège de la direction du Parti. Ses procès-verbaux témoignent que le critère décisif de l’autorisation était politique. Cette pratique était la conséquence de la politique culturelle communiste qui considérait le théâtre comme moyen de propagande politique et qui centralisait et renforçait la censure. L’objectif primordial était de faire connaître la culture que les politiques jugeaient utile et exemplaire ; autrement dit, la culture contribuait à la formation de l’idéologie des masses. Dans cette perspective, on comprend que dans les propositions faites pour les conférences, les opérettes aient été classées suivant un «  catalogue thématique », où leur thème était nommé et leur origine (opérette soviétique, opérette provenant des « démocraties populaires »57, opérette contemporaine hongroise) indiquée. À  la conférence du 8  juin 1950, le rapporteur a recommandé58 une opérette qui « satirise l’activité de la Commission des Activités Anti-américaines » et une autre qui présente l’armée populaire. Dans la proposition59 faite lors de la conférence du 7 août 1951, même les objectifs politiques poursuivis par les nouvelles opérettes socialistes particulières étaient explicitement formulés. Selon cette explication, l’adaptation nouvelle d’Orphée aux enfers d’O@enbach « satirise les rapports de la Maison-Blanche avec le milieu américain  ». Une opérette nouvelle hongroise (Zengő erdő) « traite d’un concours d’émulation pour l’électri?cation du pays ». Dans le procès-verbal de la conférence60 du 3  juin 1952, le rapporter relève que le TMO prépare « une opérette sur les mineurs » et veut mettre à la scène une opérette roumaine « qui traite de la lutte de classes dans un village ». À la conférence61 du 14 juin 1953, le rapporteur recommande une opérette « qui parle de problèmes de l’éducation ». Cependant, parmi les recommandations

57 Les pays du « bloc Soviétique », la Roumanie, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie, la République démocratique allemande s’appelaient « démocraties populaires ».

58 XIX-I-3-n 2. d.59 XIX-I-3-n 3. d.60 XIX-I-3-n 3. d.61 XIX-I-3-n 4. d.

Gyöngyi Heltai

122

de cette conférence qui se déroulait déjà après la mort de Staline (5 mars 1953), face à  l’o@ensive de la tradition inventée, une contre-attaque de l’ancienne tradition est également perceptible. Dans le répertoire proposé du TMO, nous trouvons deux opérettes d’Imre Kálmán (Zsuzsi kisasszony ou Princesse Czardas) dont la deuxième est choisie par le forum. Le rapporteur stipule que, pour que soient autorisées ces opérettes de Kálmán, un livret nouveau, «  un texte complètement nouveau  » est indispensable. Cette remarque prouve que la direction théâtrale a  destiné même les opérettes classiques à la di@usion de l’idéologie marxiste-léniniste.

En bref, l’objectif prioritaire qui a déterminé la composition et l’autorisation du répertoire par le MEN était la di@usion la plus accélérée possible de pièces réalistes socialistes. Dans le champ de l’opérette, l’origine soviétique ou un sujet contemporaine politisé étaient les qualités les plus appréciées, voire en déterminaient la sélection. Le niveau esthétique ou la potentialité de divertir de l’opérette en question n’étaient pas discutés pendant la délibération.

Une autre caractéristique de l’époque était l’intention ministérielle d’organiser le répertoire théâtral selon la logique de l’économie plani?ée. Dans le discours oJciel, « la plani?cation du répertoire » équivaut à l’élévation du niveau. Un mémorandum62 du 3 août 1951 propose la centralisation de la plani?cation théâtrale dans la compétence de l’Association des artistes de théâtre et de ?lm, et insiste sur la nécessité d’assembler le plan et le catalogue thématique. De  plus, le rapporteur propose l’introduction d’une pratique hautement formalisée au moyen de laquelle le directeur d’un théâtre pourrait commander une pièce en déterminant préalablement son sujet. Même la sélection de pièces étrangères devait être faite sur la base de ce principe thématique.

L’intention ferme d’introduire un répertoire plani?é et thématisé est montrée par le fait que même les sujets «  désirables  » pour une pièce théâtrale ont été préalablement spéci?és. Le procès-verbal63 de la conférence du 7 août 1951 a retenu l’« anticléricalisme » et les « femmes aJliées à la production  ». Cependant, cette note précise également que l’histoire du mouvement ouvrier hongrois n’est pas encore utilisable comme sujet. Conformément à cette méthode de composition de répertoire, totalement inconnue en Hongrie avant 1949, le 6  juin 1952, le MEN64 adresse une sommation aux directeurs de théâtres de remettre la liste contenant leur répertoire plani?é pour les saisons théâtrales 1952–1953 et 1953–1954, et

62 M-KS-276–89 399. ő. e. 28–34. o.63 M-KS-276–89 399. ő. e. 42 (ab, b)-43.64 XIX-I-3-a 239. d. 8775–11–36/52.

Chapitre II

123

un plan triennal séparé du répertoire classique. La conférence du collège65 du 14  juillet 1953 montre la culmination des intentions de composer le répertoire selon le principe « thématique » et « statistique ». Le rapport lui-même est composé dans un style statistique : pour la saison suivante, les théâtres hongrois plani?ent « 11 pièces sur la vie ouvrière (parmi d’autres, une opérette sur les mineurs), 9 pièces sur la vie villageoise et sur le système des coopératives agricoles, 6 pièces sur les pionniers et sur la vie scolaire, et 4 pièces sur l’armée populaire » (note 65). Trois pièces anti-impérialistes et 16 pièces historiques ?gurent encore sur la liste. Le rapporteur accentue comme réussite le fait que l’acquisition de pièces étrangères est devenue également centralisée. Il  note, comme point crucial, que parmi les 325 pièces de théâtre étrangères préparées pour la scène hongroise, il y  170 pièces soviétiques. Il est grotesque que, lorsque ce système centralisé de la composition de répertoire a pris de la consistance, le pouvoir dictatorial qui l’avait imposé s’est a@aibli à la suite d’un événement crucial de la politique extérieure, notamment la mort de Staline, le 5 mars 1953.

La position des opérettes réalistes socialistes dans le répertoire

Le type de document connexe aux versions nouvelles d’opérette (opérette soviétique, opérette originaire des «  démocraties populaires  », opérette nouvelle hongroise) le plus répandu était l’ordre adressé au théâtre. Entre 1949 et 1953, tous les niveaux de la direction théâtrale ont réclamé la mise au programme de versions nouvelles. Déjà, pendant la conférence66 du collège de la direction du Parti du 14 février 1950 (une séance qui fut décisive en ce qui concerne l’avenir de l’opérette en Hongrie socialiste), le ministre Révai a plaidé pour la politisation et contre la proscription de l’opérette. Il avance l’argument que la direction théâtrale doit mettre de côté son aversion pour l’opérette et pour les genres de divertissement. Bien plus, le MEN soutient la renaissance de l’opérette nouvelle hongroise qui peut faire fonction d’une arme politique importante. Dans cet intérêt, les opérettes doivent être «  actualisées  », c’est-à-dire que les librettistes doivent réécrire les livrets anciens et fabriquer les nouveaux selon la doctrine de la lutte de classes. La conférence du collège67 de 8 juin 1950 a déjà rendu hommage aux mérites du TMO qui, « participant activement à la transformation », n’est plus « le

65 M-KS-276–89 399. ő. e. 60–68. o.66 XIX-I-3-n 1. d.67 XIX-I-3-n 2. d.

Gyöngyi Heltai

124

siège de la réaction petite-bourgeoise, mais un théâtre prêt à comprendre et servir le nouveau » (note 67). Selon le procès-verbal, le nouveau pro?l du TMO, qui visait la « création d’opérettes nouvelles au contenu politique », a  fait ses preuves. Mais, dans le cas des théâtres provinciaux, le rapport désapprouve la répartition du répertoire (50 % opérette et 50 % drame), en se rapportant au manque « d’opérettes nouvelles convenables » (note 67). Le rapport cite deux opérettes soviétiques pour modèles.

Le 17  mars 1952, un rapport d’activité conçu par la division théâtrale ministérielle constate aussi que le TMO a fait du travail utile, que ses e@orts tendant à réformer l’opérette ont été couronnés de succès. Le rapporteur rend hommage aux représentations théâtrales disciplinées du TMO, lesquelles propagent «  un enseignement idéologique juste et attirent beaucoup de spectateurs68 ».

Entre 1949 et 1953, tant le MEN que le TMO ont ambitionné la prédominance absolue de la tradition inventée. Les opérettes de la tradition ancienne ont pu participer à  cette transformation seulement sous forme d’adaptations explicitement politisées. Les louanges ministérielles, adressées au TMO, indiquent que dès l’origine, la transformation de l’opérette en matériel de propagande s’est avérée plus réussie que la transformation du drame. Cette faculté d’adaptation s’explique certainement par la structure originellement schématique de genre.

Le TMO, qui avait fonctionné en conformité avec les objectifs imposés par le Parti-État, a  servi dès 1949 comme «  usine d’opérettes nouvelles  ». Déjà, le 8  novembre 1949, le théâtre a  demandé au MEN la permission69 de payer une avance pour une opérette nouvelle socialiste. Le  30  juillet 1951, le TMO sollicite une permission70 de verser une avance pour l’idée du Magasin d’État, et ensuite, le 1 octobre 1951, il demande l’autorisation71 de payer une subvention pour ses librettistes. Ces documents révèlent qu’un petit nombre de librettistes de la tradition ancienne étaient admis parmi les constructeurs de la tradition inventée et, ainsi, ont pu travailler au TMO pour « la renaissance de l’opérette ». Le 8 novembre 1951, le TMO sollicite

68 M-KS-276–89 399. ő. e. 46–48. o.69 XIX-I-3-a 7. d. 6018/1950.70 XIX-I-3-a 67. d. 1761/3–22–11.71 XIX-I-3-a 67. d.

Chapitre II

125

la permission de payer une avance72 à István Béke@y73 et Dezső Kellér74, tous deux professionnels renommés de l’industrie théâtrale d’entre-deux guerres, pour l’adaptation de Comte de Luxembourg.

Le TMO a  souvent demandé un excédent de dépenses eu égard à  la transmission d’éléments folkloriques vers l’opérette. Ainsi, le 4 janvier 195175 et le 10  janvier 195376, le théâtre a demandé la permission de ?nancer les voyages d’exploration folklorique exécutés par son chorégraphe. Le 20 mai 1953, le TMO obtient l’autorisation ministérielle77 d’acheter des costumes populaires originaux de simples particuliers pour une opérette nouvelle socialiste (Boci-boci tarka).

72 XIX-I-3-a 67. d. 1761/3–22–15.73 István Béke@y (1901–1977) : Auteur de théâtre de boulevard hongrois de l’avant-guerre.

Il a souvent produit ses pièces avec un coauteur : Kozmetika (1933), Jöjjön elsején. avec Adorján Stella (1936), Holnap ágyban marad, avec Adorján Stella (1937), Az  Angol Bank nem 4zet, avec Adorján Stella (1939). Béke@y a  également écrit des livrets pour opérettes : A régi nyár, compositeur : Lajos Lajtai (1928), Az okos mama, compositeur : Lajos Lajtai (1931), Kadétszerelem, avec László Szilágyi, compositeur : Pál Gyöngy (1933). L’introduction en Hongrie de lois sur les Juifs a conduit Béke@y à continuer son activité théâtrale sous un pseudonyme. Après 1945, il a écrit pour les cabarets et pour les théâtres privés, il a publié des articles dans un journal humoristique (Ludas Matyi) et, dès 1946, il a rédigé le journal théâtral Színházi Hét. Béke@y a fait une carrière formidable entre 1948 et 1957 comme scénariste de comédies et d’opérettes socialistes ?lmées (Mágnás Miska, Janika, Dalolva szép az élet, Civil a pályán, A selejt bosszúja). Il a également travaillé au théâtre comme adaptateur d’opérettes de la tradition ancienne en «  soviétisant » leurs livrets « anachroniques » et a construit de nouveaux livrets pour les opérettes socialistes (Palotaszálló). En 1957, il a émigré et n’est pas rentré en Hongrie avant 1971.

74 Dezső Kellér (1905–1986) : Humoriste, librettiste et parolier. Il a travaillé pour les journaux Színházi Élet (Vie théâtrale), Ojság et Fidibusz. Kellér a collaboré aux cabarets « Bethlen téri Színpad  » et  «  Andrássy úti Szinház  » comme parolier et compère. En  1931, il est devenu directeur du « Kornikvsok Kabaréja » (« Cabaret des comiques »). Dès 1935, Kellér a collaboré comme librettiste et/ou parolier dans les opérettes (Aki mer, az nyer, Csárdás, Hulló falevél, 3 : 1 a szerelem javára, Csodahajó). Dès 1938, il a continué son activité théâtrale sous un pseudonyme. Après 1945, il a travaillé comme compère pour le cabaret Pódium. Après 1949, pour soutenir la cause communiste, il n’utilisait jamais le ton agressif de la propagande et il ne répudiait ni la tradition ancienne de l’opérette ni la culture de boulevard hongroise. Kellér a collaboré à  l’adaptation socialiste du Comte de Luxembourg (1952) et de la Princesse Czardas (1954). Au cours de sa longue carrière, couronnée de succès, Kellér n’a pas produit de transformations idéologiques radicales. Il  incarne le compromis de la tradition ancienne et de la tradition inventée. Kellér a publié plusieurs livres : Az én kabarém (1944), Kedves közönség (1957), Kis ország vagyunk (1964), Pest, az Pest, Konferanszok 1946–1964 (1967), Leltár (1976) et Fogom a függönyt (1986).

75 XIX-I-3-a 67. d. 1761/3–15.76 XIX-I-3-a 373. d. 0245–8.77 XIX-I-3-a 364. d. 8755–0-1–2.

Gyöngyi Heltai

126

Nous n’avons trouvé qu’un seul document où le TMO se lamente sur le manque d’appui politique réservé aux versions nouvelles d’opérette. Le  20  mai 1952, le théâtre avertit78 le MEN que les quotidiens n’avaient pas publié le programme de mai du TMO, ce qui a, selon la plainte écrite, expliqué le manque d’intérêt du public pour l’adaptation d’Orphée aux enfers. Il est plus probable que l’opérette d’O@enbach, transformée en un pamphlet antireligieux, n’attirait pas les spectateurs.

En bref, entre 1949 et 1953, la création et la mise en scène d’opérettes réalistes socialistes ont été poussées par le TMO. Dans le cas des autres théâtres, les pièces réalistes socialistes étaient, la plupart du temps, imposées par la direction ministérielle.

Attitude politique appliquée au métier théâtral

L’acteur

Dès 1949, les comédiens sont devenus fonctionnaires de l’État. Il n’était plus permis de commanditer et de monter une entreprise théâtrale privée. Donc, un acteur qui se trouvait sans engagement dans les théâtres étatisés devait quasi automatiquement ?nir sa carrière, étant donné que l’apparition sur la scène de restaurants et de bars étatisés a également été subordonnée à  une licence ministérielle qu’il était diJcile de se procurer. De  plus, en conformité avec l’ordre de valeurs de la dictature totalitaire communiste, les acteurs jouant dans les établissements hôteliers tombaient sous le coup des reproches de la direction théâtrale. En conséquence, les acteurs ont été réduits à vivre de leur salaire théâtral mensuel, déterminé par le MEN. Cette dépendance ?nancière totale des acteurs a accéléré leur adaptation au milieu politisé de théâtre, à un contexte culturel et à un contexte de spectacle de plus en plus soviétisés.

La tactique appliquée aux vedettes de la tradition ancienne a été déclarée dans les interventions du ministre Révai énoncées aux conférences du collège de la direction du Parti. À la conférence du 14 février 1950, Révai proclame79 que l’objectif poursuivi dans ce domaine est le renforcement de la discipline. La  direction théâtrale doit faire entendre aux vedettes qu’à l’avenir, ils doivent jouer dans le style nouveau (le réalisme socialiste). Le ministre ne recommande pas de diminuer leur salaire, bien plus, selon lui, le travail de qualité doit être primé. À  la conférence du 8  juin 1950,

78 XIX-I-3-a 365. d. 8775–0-7.79 XIX-I-3-n 1. d.

Chapitre II

127

Révai constate déjà les résultats de cette rééducation accélérée en notant que beaucoup d’acteurs « se sont transformés, ils sont déjà compétents à jouer les rôles de nouvelle espèce80  ». Révai ajoute ?èrement que «  l’art pour l’art et le culte des vedettes ont cessé d’exister81 ». Il juge utile d’accorder une distinction d’État à certains acteurs. À titre d’exemple, il cite le prix Kossuth, accordé à  Kálmán Latabár (comique traditionnel, membre du TMO). Cette distinction a, d’après lui, changé l’activité du TMO en mieux. Malgré tout, Révai juge toujours indispensables les «  épurations  » et les licenciements par mesure disciplinaire.

Les grands moyens, avec lesquels le Parti-État a  stimulé l’adaptation d’acteurs au milieu communiste, étaient la punition et la grati?cation. La corrélation entre ces deux pratiques est palpable : le prix Kossuth accordé à Latabár était la conséquence inattendue d’une attaque politique déclenchée contre le TMO. Même l’exposé des motifs (annexé à la décoration) du 8 mars 1950 révèle l’éclipse de l’aspect esthétique dans l’évaluation des acteurs. Selon l’exposé en question, Latabár a reçu cette décoration parce qu’il « a servi la cause du progrès au moyen de genres de divertissement82 ». La position de Latabár s’est consolidée davantage en Hongrie socialiste quand il a été avéré que son humour et son jeu étaient très appréciés en URSS83. Le 29 décembre 1952, l’ambassadeur de la Hongrie à  Moscou rapporte84 au ministre des A@aires étrangères que les autorités soviétiques ont invité Latabár à Moscou en tant que membre de la délégation hongroise. Les hôtes motivent l’invitation par le fait que l’audience soviétique a de l’attachement pour le comique hongrois.

Quand même, entre 1949 et 1953, les menaces et les sommations ont caractérisé l’attitude du pouvoir envers les acteurs. En 1953, le MEN supprime un programme de poésie, en alléguant que l’actrice en question du TMO, Mária Mezei, « a interprété un vers de manière provocante85 ». Le 6 janvier 1953, le MEN somme un théâtre de Budapest (Fővárosi Vígszínház) de rendre une comédienne (Lili Murányi) responsable d’un numéro, représenté dans le cadre d’un programme de variétés, lequel aurait « persiwé les Chinois et ridiculisé la culture chinoise86 ».

80 XIX-I-3-n 2. d.81 XIX-I-3-n 2. d.82 XIX-I-3-a 106. d. 83 Latabár était également une vedette à  l’écran, et les comédies musicales nouvelles

hongroises ont été projetées dans les cinémas soviétiques.84 XIX-J-42-b 9. d. IV. 752. 219 /Biz./53.85 XIX-I-3-a 263. d. 1451–6/53.86 XIX-I-3-a 263. d.

Gyöngyi Heltai

128

Une autre intention récurrente de la direction théâtrale était de surveiller et de limiter les revenus extrathéâtraux des acteurs. Le 5 mars 1953, le Conseil municipal de Budapest rapporte87 au MEN que ses administrateurs étaient incapables d’apporter des précisions sur les engagements extrathéâtraux de Kálmán Latabár, au sujet desquels le MEN a  ordonné une enquête. La  circulaire du MEN88, émise le 27  janvier 1953, divulgue un autre type de contrôle qui interdit aux directeurs d’engager des élèves n’ayant pas été formés à la seule Académie d’art dramatique du pays.

En examinant les lettres du TMO écrites sur les acteurs de la troupe, nous constatons immédiatement qu’entre 1949 et 1953, la directrice communiste du théâtre a infatigablement milité pour leur appréciation et pour libérer de la quarantaine de « champ de grande production symbolique ». Immédiatement après l’étatisation, le 30  septembre 1949, la directrice sollicite une augmentation de traitement89 pour l’économe du théâtre, le 10 octobre elle requiert une indemnité destinée à un acteur « pour l’achat d’un manteau »90, le 15 octobre, elle demande une subvention supplémentaire a?n d’organiser une fête commémorative pour un agent technique travaillant pour le TMO depuis 50 ans91. Malgré la requête92 de la directrice du 31 octobre, le MEN ne donne pas son adhésion aux engagements extrathéâtraux de quelques acteurs de TMO, lesquels auraient eu lieu dans des établissements hôteliers. Déjà, le 21 décembre 1949, le TMO propose de primer Honthy, Latabár et Ajtai93. Tous les trois étaient représentants de la tradition ancienne. Dans sa lettre94 du 20  juin 1950, la directrice spéci?e les raisons pour lesquelles elle ne veut plus engager certains acteurs pour la saison théâtrale suivante. En même temps, elle souligne qu’elle n’a pas de griefs contre ces acteurs, mais qu’il n’y a tout simplement pas de rôles convenables pour eux au TMO. Sous la dictature, animée de suspicion, c’était un fait d’importance que le TMO ait protégé les acteurs limogés contre les attaques politiques. En fonction des deux traditions, il est également digne d’attention que dans cette lettre, la directrice ait sollicité « un salaire de star » (en 1950 !) pour quatre membres de la troupe, tous représentants de la tradition ancienne (Ajtay, Bilicsi, Feleky et Latabár), en se référant à une prise de position antérieure du ministre Révai.

87 XIX-I-3-a 263. d. 1451–16/53.88 XIX-I-3-a 263. d. 1442–2-2/53.89 XIX-I-3-a 7. d. 2215/1948.90 XIX-I-3-a 7. d. 2437/1949.91 XIX-I-3-a 7. d. 63468/1949.92 XIX-I-3-a 7. d. 1007/K/D/1949.93 XIX-I-3-a 7. d. 11821.94 XIX-I-3-a 65. d. 1750/Főv./22/1950.

Chapitre II

129

Ce  document révèle dans quelle mesure le discours oJciel et la pratique quotidienne ont di@éré, dès le principe, dans le cas de l’opérette socialiste.

Nous avons trouvé plusieurs documents qui témoignent que la directrice a  tout mis en œuvre pour améliorer la situation ?nancière des acteurs. Le  21  septembre 1950, elle a  fait la proposition au MEN95 d’augmenter les salaires de certains membres96 en se rapportant à  la bonne qualité de leur travail. Le 29 novembre 1950, le TMO sollicite une indemnité97 pour la prima donna (à cause de son mariage), le 15 décembre, il propose l’ajustement de traitements98 pour quelques membres. Le 8 mars 1951, le théâtre sollicite une augmentation de traitement99 pour Latabár. Le 7 avril 1952, le théâtre dépose son rapport100 au MEN sur le déboursement d’une prime pour ces acteurs.

Le théâtre essaye également d’améliorer les conditions de travail pour ses membres. Le  6  mars 1951, le TMO sollicite la permission101 de consentir un jour de congé par semaine aux ?gurants, aux membres de l’orchestre et aux membres du chœur. Dans une autre lettre adressée au MEN, en date du 16  avril 1952, la directrice désapprouve102 que les acteurs du TMO soient à peine employés dans les ?lms nouveaux hongrois.

L’attitude protectrice du théâtre est également apparente, si nous considérons que le TMO a rarement recours au MEN pour régler ses conwits intérieurs. Dans une lettre103 du 29 avril 1950, la directrice clari?e simplement son point de vue en regard d’un conwit entre deux prime donne. Le 9 mai 1952, elle accuse104 le cirque de Budapest d’avoir avait engagé le comique Latabár, sans avoir averti le théâtre au préalable.

En bref, la direction du TMO s’e@orçait de protéger les membres de la troupe dans cette période de la dictature totalitaire. Notons quand même que nous n’avons pas trouvé de documents sur une certaine a@aire, révélée dans des sources secondaires : selon une histoire de l’opérette, la directrice aurait sanctionné un acteur (Tivadar Bilicsi) qui, à cause de sa dévotion, se refusait à jouer dans l’adaptation manifestement antireligieuse d’Orphée aux enfers d’O@enbach (Rátonyi, 1984 : 290–292).

95 Le MEN ?xait le salaire des acteurs.96 XIX-I-3-a 64. d. 1561/K/D/1950.97 XIX-I-3-a 65. d.98 XIX-I-3-a 65. d. 1761/3–9.99 XIX-I-3-a 67. d. 1761/3–10–2.100 XIX-I-3-a 365 d. 14.110–0-4/52.101 XIX-I-3-a 67. d. 1761/3–27.102 XIX-I-3-a 365. d. 8775–0-5.103 XIX-I-3-f 1. d. 256. 104 XIX-I-3-a 365. d. 8775–0-9.

Gyöngyi Heltai

130

Le metteur en scène comme censeur idéologique

Les metteurs en scène, renommés dans le domaine d’opérette avant 1945, n’ont pas été engagés par le TMO. Bien plus, ces représentants du «  champ de grande production symbolique  » étaient réduits à  quitter leur profession. Même un metteur en scène, débutant après 1945 dans le TMO « privé », a été exclu du théâtre étatisé105. Conformément à la logique d’une rupture totale avec le passé, les opérettes nouvelles étaient mises en scène par des metteurs en scène «  progressistes  », représentants du «  champ de production restreinte » (Bourdieu) qui ont manqué de pratique au théâtre de divertissement. Le renouvellement forcé de l’équipe de metteurs en scène, qui était une pratique répandue dès 1949 dans les théâtres hongrois, est devenue la norme seulement en 1953. L’avant-projet du décret106 du 14 février 1953 sur la quali?cation professionnelle des metteurs en scène mélange délibérément les critères politiques et professionnels. Selon le décret, les metteurs en scène ayant « un passé fasciste » ou qui sont « socialement étrangers », « déséquilibrés du sens moral » ou « incompétents » devaient être congédiés avant le 1er  juillet 1953. Étant donné que la mission nouvelle de la mise en scène dans la tradition inventée était la transformation du spectacle en moyen de propagande, cet amalgame des critères politiques et professionnels n’est guère surprenant. Le décret détermine aussi que, dès le 1er  janvier 1955, les théâtres hongrois peuvent engager seulement des metteurs en scène diplômés de l’Académie d’art dramatique ou qui disposent d’un diplôme de ?n d’études.

L’attitude du TMO envers ses metteurs en scène était protectrice. Le théâtre sollicite fréquemment une surpaye ou une augmentation de traitement pour eux. Ce fut le cas en 1949 pour Endre Marton107 et pour Andor Ajtay108. Bien plus, la directrice du TMO ne rejette pas le blâme sur le metteur en scène pour une opérette nouvelle moins réussie. Elle prend la responsabilité du transfert de la tradition inventée.

Location collective des spectacles

Après l’étatisation, dans les théâtres hongrois, le nombre de spectateurs a  considérablement augmenté et la strati?cation de la classe d’audience

105 Voir les mémoires d’un metteur en scène du TMO, Tom Felleghy, Ki ez azőrült ?, K. u. K. Kiadó, Budapest, 2000, p. 83.

106 M-KS-276–89 399. ő. e. 74–76. o.107 XIX-I-3-a 7. d. 4208/49.108 XIX-I-3-a 7. d. 4366/49.

Chapitre II

131

a également changé. Ces mutations ne posaient pas un problème grave pour le TMO, étant donné que la réception d’une opérette est «  facilitée  » par la musique, la danse et l’humour, et cela, même pour ces spectateurs qui n’ont pas préalablement fréquenté les théâtres. Selon la rhétorique utopiste de l’époque, le public novice ouvrier et paysan, qui n’a pas été infecté par le théâtre de boulevard, aurait dû préférer (tout au moins en théorie) les versions nouvelles, socialistes de l’opérette (la tradition inventée). En réalité, il est acquis que, probablement grâce aux opérettes ?lmées d’entre-deux guerres, la tradition ancienne de l’opérette avait tellement été enracinée dans la mémoire collective hongroise qu’elle a déterminé l’horizon d’attente même de ces spectateurs qui n’avaient pas fréquenté les théâtres avant 1945. La pratique employée pour stimuler la fréquentation de drames et d’opérettes réalistes socialistes était la location collective des spectacles. Cette pratique était empruntée à l’URSS. Les préposés au service de location collective des spectacles exerçaient leurs fonctions tant aux théâtres que sur les lieux de travail. Ils ont eu pour mission de garantir le ravitaillement continu des spectateurs. À  cette ?n, ils pouvaient employer des méthodes ?nancières (réductions pour les groupes, abonnements) et intimidantes (pression exercée sur les collectifs de travail). A?n d’augmenter la fréquentation, le 31 mars 1950, la division théâtrale du MEN propose109 la baisse des prix de billets de théâtre, bien que ceux-ci soient déjà, à ce moment-là, beaucoup moins chers que les billets de théâtre d’avant-guerre. Nous devons toujours considérer que dans les théâtres étatisés, la recette ne devait pas nécessairement équilibrer les dépenses. Le  dé?cit était comblé par la subvention d’État en échange de la fonction propagandiste du spectacle. Mais les contraintes ?nancières ont sous peu entravé cette pratique de la dictature totalitaire de distribuer les billets quasi gratuitement. Le  premier  juillet 1952, la conférence du collège de la direction du Parti a déjà pris une résolution110, selon laquelle les réductions, applicables aux abonnements, doivent être réduites. Pour les théâtres provinciaux, un rabais de 25 %, et pour les théâtres de Budapest, un rabais de 20 % allait, à l’avenir, être applicable.

Quant au TMO, malgré la dominance de versions réalistes socialistes dans son répertoire, le manque d’intérêt du public ne posait pas un problème grave entre 1949 et 1953. Quand même, le TMO a  utilisé toutes les réductions possibles a?n d’augmenter ses recettes, dont une partie était à la disposition du théâtre. Le 2 décembre 1950, le TMO demande la permission111 de réduire

109 XIX-I-3-a 66. d. 1750/ált. 49.110 XIX-I-3-n 3. d.111 XIX-I-3-a 64. d. 1760/K/D/1950.

Gyöngyi Heltai

132

le prix des billets d’une opérette socialiste hongroise (Aranycsillag), en avançant l’argument qu’à cause de la maladie de Latabár, le rôle du comique doit être doublé, à la suite de quoi la location risque de diminuer112.

Une utilisation di@érente de la location collective des spectacles est observable dans la lettre de réclamation113 écrite par la directrice du TMO le 19 décembre 1952. Celle-ci signale au MEN que l’appel à l’émulation pour la location collective des spectacles ne prime que modérément les préposés qui «  arrangent  » les spectateurs pour les opérettes nouvelles socialistes. En utilisant cette forme d’action, typiquement socialiste, empruntée à l’URSS – notamment, la campagne d’émulation –, Gáspár pro?te de l’occasion pour faire reconnaître l’égalité de rang de l’opérette socialiste avec les autres genres progressistes, socialistes théâtraux. Grâce à son action émancipatrice, le MEN corrige l’appel à l’émulation.

L’audience a quelquefois critiqué la façon dont le TMO distribuait les billets dans le cadre de la location collective des spectacles. Le 30 octobre 1950, un secrétaire d’un comité d’usine déplore dans sa lettre de réclamation114, adressée au MEN, que les ouvriers qui disposent d’un abonnement théâtral soient réduits à faire la queue au guichet du TMO. Le secrétaire désapprouve également que « les abonnements de bourgeois et de petit-bourgeois soient valables pour les spectacles plus récents » (note 114). Le plaignant ajoute aussi que l’adaptation de La  Grande-Duchesse de Gerolstein d’O@enbach, représentée au TMO, « ne répond pas aux exigences de travailleurs » (note 114). Le 6 mars 1951, un réclamant, dans sa lettre publiée dans le quotidien du Parti (Szabad Nép), réprouve115 que le TMO remette aux ouvriers des billets qui ne soient valables que pour les places d’où on ne voit pas. À cette époque entièrement politisée, même la pratique de la location collective des spectacles pouvait véhiculer des messages politiques qui ont été interprétés selon la doctrine de la lutte de classes.

Tâches politiques octroyées au théâtre, au spectacle

Dès 1949, les théâtres étatisés devaient a@ronter les responsabilités politiques obligatoires. Les messages d’agitation, proclamés par la mise en scène, les événements politiques, attachés aux spectacles, avaient pour mission prioritaire de démontrer le loyalisme de la Hongrie envers l’URSS et

112 La présomption même de cette régression était une hypothèse hasardeuse, étant donné qu’elle contredisait la doctrine oJcielle de l’époque.

113 XIX-I-3-a 365. d. 8775–0-16.114 XIX-I-3-a 64. d. 1750/3–1 /1950.115 XIX-I-3-a 64. d. 1750/3–5-2.

Chapitre II

133

le modèle social communiste. Les pratiques nouvelles importées – comme la « réunion ouvrier – artiste » ou encore l’« évaluation publique d’un spectacle par les ouvriers » – avaient pour mission de représenter le rôle prépondérant de la classe ouvrière et la disparition de la hiérarchie sociale traditionnelle. Les acteurs devaient également participer aux campagnes purement politiques (« emprunt de paix », « lutte pour la paix », « demi-heure de Szabad Nép116 »). Le degré subséquent de l’ardeur politique était l’adhésion au Parti unique (MDP). Le point culminant était l’acceptation d’un rôle d’initiateur dans le transfert de la culture soviétique.

Le scénario de la politisation des théâtres était écrit aux conférences du collège de la direction du Parti. La conférence de 10 octobre 1949 a établi les principes117 de la critique théâtrale engagée. La conférence de 23 novembre 1949 a  formé une résolution118 sur la nécessité de donner « une direction politique opérationnelle  » aux rédacteurs de l’hebdomadaire théâtral (Színház és Mozi). La conférence de 14 février 1950 a déjà remarqué119 les résultats de la politisation, puis le procès-verbal de la conférence de 8 juin a  constaté120 que les «  pièces bourgeoises  » avaient disparu de répertoire. Cependant, le même procès-verbal désapprouve que ce ne soient pas des pièces « politiquement meilleures » (note 120) qui soient les plus fréquentées, malgré le rabais de 40 % dont les spectateurs pouvaient se prévaloir. Nous lisons dans ce procès-verbal « qu’a?n de se débarrasser des mœurs théâtrales du passé », il est inéluctable de lancer des séminaires du Parti, des séminaires syndicaux, des cercles et des studios de Stanislavski. Dans son intervention, le ministre somme les directeurs théâtraux d’encourager la politisation des acteurs et de former «  un front de communistes  sans-parti  » (note 120). La résolution de la conférence121 de 14 juillet 1953 (après la mort de Staline, et la nomination d’Imre Nagy comme Premier ministre, et celle de József Darvas comme ministre de l’Éducation populaire) constate que le nouveau programme du gouvernement ne signi?e pas un autre cours dans la politique théâtrale. Il suJt d’exécuter les résolutions d’une manière « plus politique ». Ainsi, la politique de détente imposée en 1953 par les Soviétiques, a inwuencé directement les méthodes appliquées à la politisation des théâtres.

116 Chaque matin, dans les théâtres, les membres de la troupe devaient participer à  une discussion publique sur les articles du quotidien du Parti. Cet événement répétitif fut considéré comme preuve de loyalisme envers l’idéologie marxiste-léniniste.

117 XIX-I-3-n 1. d.118 XIX-I-3-n 1. d.119 XIX-I-3-n 1. d.120 XIX-I-3-n 2. d.121 XIX-I-3-n 4. d.

Gyöngyi Heltai

134

Entre 1949 et 1953, trop de documents du Parti abordent les tâches politiques octroyées au théâtre et au spectacle. Un rapport122 du 14 juillet 1952 examine le fonctionnement des cellules du Parti dans les théâtres et constate que « l’éducation idéologique s’est renforcée » et que « le réseau d’agitateurs a pris de l’expansion ». Le rapporteur ne nie quand même pas les controverses de cette politisation  : il constate que la majorité des acteurs se borne à un enseignement politique de second degré, et que leur préparation idéologique est faible. Un autre problème, ajoute-t-il, est que le niveau intellectuel des chargés de cours politiques est parfois bas et que les fonctionnaires des cellules théâtrales du Parti sont souvent recrutés parmi les acteurs médiocres ou parmi les employés techniques. Le rapporteur applaudit la pratique du TMO, conforme à l’esprit du Parti, qui implique qu’« à la veille de chaque première, une réunion d’activistes communistes est convoquée » (note 122). Selon l’exposé du 13 février 1953, la mission des cellules du Parti dans les théâtres est « de déceler les ennemis dans la troupe123 ». Le TMO ?gure ici aussi comme exemple positif parce que, dans ce théâtre, « les adhérents ont débattu des questions comme l’attachement à l’argent ou le culte des vedettes au cours de la réunion du Parti ». Le  rapporteur approuve également que les artistes réputés du théâtre (Honthy, Rátonyi, Németh) aient activement participé aux séminaires idéologiques et aient pris la parole pendant la conférence nationale théâtrale. Le  rapport désapprouve quand même que les cellules du Parti ne critiquent pas assez vigoureusement les fautes politiques commises par les acteurs, encore que, selon le rapporteur, «  le public nouveau demande que les pièces réalistes socialistes soient jouées par les artistes socialistes qui sont bien formés à la théorie marxiste-léniniste » (note 123). Le même document reproche que certains acteurs célèbres du TMO ne fréquentent que les séminaires politiques de premier degré.

Dans la pratique quotidienne la politisation est évidente. Le  31  août 1951, un écrit préparatoire124, rédigé à  l’intention de l’assemblée générale de l’Association des artistes de théâtre et de ?lm, souligne l’importance de faire de la propagande politique, et ce, « par les journaux muraux, par les éducateurs politiques, par les calicots » (note 124). Ce document révèle le manque de spontanéité dans les événements politiques publics, alors qu’il est déterminé au préalable que les intervenants de l’assemblée générale doivent prendre la parole en leur nom et non pas au nom de leur théâtre respectif. Un  autre exemple, manifestant la politisation totale de spectacle comme

122 M-KS-276–89 403. ő. e. 123 M-KS-276–89 403. ő. e.124 M-KS-276–89 402. ő. e. 56–57. o.

Chapitre II

135

événement public, est le décret125 du syndicat des professionnels du spectacle (MÜDOSZ) en date du 19 septembre 1951, qui ordonne qu’à l’occasion du deuxième «  emprunt de paix  », dans chaque théâtre, un acteur prononce un discours pendant la représentation, en invitant le public à  souscrire à  l’« emprunt de paix ». Le document contient même le texte du discours à prononcer.

Entre 1949 et 1968, l’exécution de taches politiques était rigoureusement contrôlée, et l’observation des instructions ministérielles était véri?ée. Le 21 février 1952, le MEN a sommé les directeurs de théâtres de véri?er126 l’activité des « cercles et studios de Stanislavski ». Le 16 mai 1952, le MEN enjoint127 les directeurs de théâtres de contribuer au succès de l’assemblée de la paix, organisée par le Conseil de la paix. Selon cette directive, durant le congrès, les théâtres doivent mettre au programme des pièces anti-impérialistes et des « pièces de production ». De plus, les théâtres sont obligés d’organiser des brigades pour assurer des programmes de propagande. Le 7 mai 1953, les théâtres sont de nouveau sommés128 d’organiser des programmes de propagande, cette fois-ci, dans le cadre de la campagne électorale129. Ici, même les formes de la propagande électorale sont préalablement déterminées. Les acteurs sont invités à jouer quelques numéros d’agitation, dont les textes sont formellement prescrits et écrits. En mai 1953, les directeurs de théâtres de province sont sommés130 d’organiser les programmes d’agitation à l’occasion de moissons et de collecte de produits agricoles131. Selon l’ordre ministériel132 du 10 juin 1953, à l’occasion du Congrès Mondial des partisans de la paix tenu à Budapest, un acteur doit réciter un poème sur la paix avant le spectacle dans chaque théâtre.

La lutte politique contre la mémoire collective se manifestait également dans une campagne agressive contre les fêtes traditionnelles chrétiennes comme la fête de Noël. Dans le cadre de la «  lutte contre la réaction cléricale », les théâtres étaient obligés de donner une représentation le soir

125 XIX-I-3-a 64. d. 1750/ált.-84–2.126 XIX-I-3-a 239. d. 8775/4–2/1952.127 XIX-I-3-a 239. d. 8775/11–29/52.128 XIX-I-3-a 362. d. 8775–11–1-14.129 Une spéci?cité de la dictature totalitaire et du système du Parti unique était que l’État-

Parti a régulièrement organisé « des élections » pour faire légitimer son pouvoir. 130 XIX-I-3-a 362. d. 8775–11–2-23.131 Les paysans individuels qui n’appartenaient pas aux coopératives de production agricole

devaient obligatoirement livrer la majorité de leur production agricole à l’État, au cours ?xé d’avance.

132 XIX-I-3-a 362. d. 8775–11–2-26.

Gyöngyi Heltai

136

de Noël. Le 24 décembre était traditionnellement un jour de congé dans les théâtres hongrois. Cette résolution d’instaurer un usage nouveau était un message agressif destiné à la société et au métier. Le 24 novembre 1952, le MEN somme133 les directeurs de théâtres d’arranger une représentation pour le 24 décembre. Le document souligne que ce spectacle doit être préparé par la cellule locale du Parti et du syndicat, que la location collective doit être particulièrement active, que les théâtres doivent mettre au programme une pièce captivante et que les directeurs doivent assumer la responsabilité du nombre de spectateurs. Le 4 décembre 1952, les directeurs ont reçu une mise en demeure134, selon laquelle le 24 décembre, il n’est pas permis de modi?er la distribution des rôles. Donc, les acteurs croyants n’étaient pas en droit de renoncer au spectacle du 24 décembre. L’asservissement total aux usages soviétiques a  incité une résistance passive des acteurs et des spectateurs. Ces derniers étaient surtout les soldats qui ont servi de public au théâtre à la veille de Noël. Les mémoires révèlent135 que dans plusieurs théâtres de Budapest, les acteurs ont excessivement accéléré le tempo du spectacle a?n d’être capable de rentrer à la maison pour la fête de Noël.

Entre 1949 et 1953, la prépondérance de la fonction politique se manifestait également par la pratique voulant que l’autorisation d’une représentation théâtrale n’ait pas exclusivement été conditionnée par son message progressiste, mais par «  l’actualité  » de son sujet. Donc, non seulement la stratégie, mais aussi la tactique politique a  directement inwuencé la composition du répertoire. Après la mort de Staline le 7 juillet 1953, le MEN refuse un scénario, déposé par le \éâtre de Jeunesse (I·úsági Színház), en avançant l’argument que son sujet « a perdu son actualité136 ». Selon la même logique, le premier août 1953, la division théâtrale du MEN ne donne pas son adhésion à  la publication d’un article, en alléguant que « les thèmes abordés dans l’article ne sont plus actuels137 ».

Force est de constater qu’à l’âge d’or de la dictature totalitaire stalinienne (1949–1953), le TMO a non seulement exécuté les arrêts, mais préparé et proposé de son gré des formes nouvelles d’activité politique. Le 19 octobre 1949, le TMO rapporte138 au MEN qu’au théâtre, une fête anniversaire de

133 XIX-I-3-a 239. d. 8775/11–57/52.134 XIX-I-3-a 239. d. 9775–11–57–2.135 Iván Darvas (2001), Lábjegyzetek, Európa könyvkiadó, Budapest, p. 122. et Lajos Pándy

(1989), Súgópéldány, Gondolat, Budapest, p. 209–213.136 XIX-I-3-a 362. d.137 XIX-I-3-a 373. d. 0254–1-114.138 XIX-I-3-a 7. d. 3437/1949.

Chapitre II

137

la grande révolution socialiste d’octobre139 a été organisée. Le 16 décembre 1949, la direction du théâtre sollicite une augmentation pour son secrétaire du Parti, un ex-ouvrier140. La  directrice avance l’argument que ses ex-collègues dans l’usine gagnent plus que lui. Le 9 novembre 1950, le TMO demande la permission141 d’envoyer en cadeau un album de photographies pour le ministre de la Défense nationale et pour le commandant d’une école militaire. Cet album contient les photos d’une opérette nouvelle socialiste qui représente «  la vie dans l’armée populaire  ». Selon le protocole du réalisme socialiste, le TMO croit être de son devoir de remercier les soldats de leur «  assistance  », fournie lors de la mise en scène de cette opérette. Le 13 novembre 1950, le TMO informe son autorité supérieure142 que «  le comité de paix » du théâtre organise une matinée dont la recette sera o@erte aux « proches des combattants de la paix ».

Un autre type d’activité du TMO consiste à  relier ses représentations théâtrales aux manifestations politiques. Le  23  novembre 1950, le théâtre prévient le MEN143 que pour le spectacle du 28  novembre, à  l’occasion du congrès de la fédération de sous-sol, le syndicat a  exigé 260 billets. En conséquence, les abonnements assignés pour la représentation ce jour-là seront ajournés. Le 19 mai 1953, le TMO informe le MEN144 que, dans le cadre de l’agitation électorale, ses trois brigades ont représenté leur programme 28 fois. Le rapporteur souligne que Honthy et Feleky (deux vedettes de la tradition ancienne) ont également participé au programme d’agitation trois fois. Cette remarque prouve que la direction du théâtre a aspiré à protéger ses membres « bourgeois » contre les attaques politiques et contre la mé?ance du pouvoir communiste. La  même intention est perceptible quand, le 13 février 1953, à l’occasion d’une réunion d’activistes du Parti, le directeur des services techniques du TMO fait ressortir que « Latabár, Feleky, Honthy ont déjà corrigé leurs défauts antérieurs145 ». La directrice du théâtre, dans son intervention, cherche des excuses pour l’inactivité politique des vedettes en avançant l’argument qu’ils ont honte de leur incompétence dans le domaine du marxisme-léninisme. C’est la raison pour laquelle, ajoute-t-elle, la direction préfère les éduquer par « leçons individuelles » (note 145).

139 Fête révolutionnaire soviétique qui commémore la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917.

140 XIX-I-3-a 7. d. 1069/K/D/1949.141 XIX-I-3-a 64. d. 1750/3–2.142 XIX-I-3-a 64. d. 1750/3–4.143 XIX-I-3-a 64. d. 1750–3-7.144 XIX-I-3-a 362. d. 8775–11–1-19.145 M-KS-276–89 402. ő. e. 77–87. o.

Gyöngyi Heltai

138

Malgré son asservissement politique volontaire dans une dictature pleine de soupçons, le TMO n’a pas pu éviter les conwits. Le 17 septembre 1951, dans une lettre adressée au MDP, le théâtre refuse la critique146 publiée dans un quotidien (Népszava). L’article accuse « la brigade du théâtre » de n’avoir pas donné les galas promis dans les usines. Le 6 avril 1952, la direction du théâtre formule une plainte147 contre le ministère des A@aires étrangères, lequel a commandé un nombre élevé de billets pour un spectacle pour ses invités étrangers. Le  théâtre a mis au programme ce soir-là une opérette nouvelle socialiste hongroise. Cependant, au dernier moment, le ministère des A@aires étrangères a renoncé à y assister, ce qui a causé du dommage au théâtre.

Les documents témoignent que certaines prises de positions contre la politisation totale de théâtre ont immédiatement émergé après la mort de Staline et après la nomination par les Soviétiques du nouveau Premier ministre réformiste Imre Nagy148 le 4 juillet 1953. Cela montre de nouveau la connexion directe entre les changements de politique intérieure et extérieure et les événements de nature théâtrale. Le 8 juin 1953, le directeur du \éâtre de la Jeunesse (I·úsági Színház), dans une note adressée à la section d’agitation et de propagande du Parti, incrimine le directeur de la division théâtrale du MEN qui, selon l’accusation, « refuse toute critique comme attaque contre la sécurité de l’État149 ». Quant aux autres dirigeants omnipotents de la vie théâtrale étatisée, ils réfutent la critique concernant leurs activités jusqu’alors. Le 19 septembre 1953, un acteur communiste inwuent, Miklós Gábor, dans son rapport d’activité sur l’Association des artistes de théâtre et de ?lm dont il était le secrétaire, constate qu’indépendamment des modi?cations de la politique intérieure, « la ligne de conduite antérieure du Parti était juste, et les principes du réalisme socialiste sont constants150 ». Le procès-verbal de la réunion d’activistes151 du 2 octobre 1953, pour laquelle le rapport susdit a été préparé, révèle déjà un conwit idéologique à l’intérieur de l’élite dirigeante du théâtre socialiste. À ce forum, plusieurs directeurs de théâtres critiquent

146 XIX-I-3-a 64. d. 1750/3–21.147 XIX-I-3-a 365. d. 148 Imre Nagy (1896–1958)  : Fils de paysan, il fut militant socialiste avant la Première

Guerre mondiale. Après l’échec de la République des Conseils dont il faisait partie, il s’exila à Moscou et revint en Hongrie avec les troupes soviétiques en 1944. Ministre, puis président du Conseil après la démission de Rákosi, il le resta jusqu’en 1955 et mena une politique de libération. Après les événements d’octobre 1956, il reprit le pouvoir. Arrêté et condamné, il fut exécuté en juin 1958.

149 M-KS-276–89 398. ő. e. 72. o.150 M-KS-276–89 402. ő. e. 88–100. o.151 M-KS-276–89 402. ő. e. 101–262 o.

Chapitre II

139

sans réserve la conception en vigueur à cette date, conception qui envisageait le théâtre comme moyen de propagande. Quant à  la directrice du TMO, dans son intervention, elle cherche le compromis en accentuant les résultats d’étatisation. Elle argue que c’est la tâche des artistes « d’éduquer les cadres administratifs » et les dirigeants les théâtres, qui sont des « révolutionnaires cultivés, bien intentionnés  » (note 151). Selon Gáspár, leur incompétence dans les a@aires théâtrales est une faute pardonnable. Donc, la directrice du TMO reste loyale, elle ne conteste pas la politisation du théâtre, même après la cessation de la pression directe de la dictature totalitaire. En même temps, malgré sa loyauté à la politique stalinienne, elle a activement et eJcacement protégé les membres de la troupe contre les attaques politiques.

Le TMO dans la hiérarchie des théâtres

À l’époque de l’étatisation, le TMO se classait dernier parmi les théâtres de Budapest. Les sources con?rment que plusieurs « acteurs bourgeois » ont été assignés à  ce théâtre «  en punition de [leurs] fautes  » (Rátonyi, 1984, II  : 264–265). Cependant, la nouvelle directrice communiste était capable de transformer en un court laps de temps cette attitude ouvertement négative du Parti-État envers l’ex-théâtre de boulevard. Immédiatement après les attaques politiques menées contre l’adaptation «  idéologisée  » d’une opérette d’O@enbach (La Grande Duchesse de Gerolstein), la directrice a écrit une lettre au secrétaire général du Parti en invitant Rákosi à agir en tant qu’arbitre152. Dans sa lettre153 du 18 janvier 1950, Gáspár ébauche sa conception, élaborée pour faciliter la renaissance de l’opérette comme genre réaliste socialiste. Puis, elle sollicite l’opinion de Rákosi, au point de vue doctrinal, a?n de déterminer si l’adaptation de La Grande Duchesse de Gerolstein est un spectacle « révolutionnaire » ou « contre-révolutionnaire ». Le cas advenant que Rákosi jugeât le spectacle «  contre-révolutionnaire  », elle ferait son désistement. En  même temps, Gáspár souligne que la mésestime de l’opérette est une erreur. En appelant aux «  ?lms soviétiques pleins de la joie de vivre  », Gáspár constate que «  l’appétit des ouvriers pour le rire  » doit être satisfait. Grâce à  sa prise de position catégorique en faveur de la tradition inventée de l’opérette et en faveur du théâtre musical politisé, qui est de même rang que le théâtre

152 Le recours direct au leader par lettre était une pratique répandue de la dictature totalitaire. Il suJt de mentionner les lettres de Boulgakov adressées à Staline.

153 M-KS-276–65 335. ő. e.

Gyöngyi Heltai

140

dramatique, Gáspár a accéléré la décision politique en regard de l’opérette socialiste. Le 27 janvier 1950, le directeur de la division théâtrale du MEN a soumis un rapport à Rákosi sur l’adaptation de La Grande Duchesse de Gerolstein où il constate que « l’actualisation est de tendance progressiste, mais le spectacle porte les traces du style de l’opérette bourgeoise154  ». Il  ajoute que le spectacle est relativement bon, particulièrement si on considère «  que les vedettes du régime précédent ont joué dans le spectacle ». Le 31 janvier 1950, le ministre Révai rajoute155 à ce rapport que l’actualisation et le spectacle sont relativement bons. Il y a quand même quelques fautes que la troupe va corriger. Une conséquence imprévisible de cette lettre courageuse de Gáspár fut la décoration accordée à Latabár pour son interprétation du général Boum dans La  Grande Duchesse de Gerolstein156. Donc, la stratégie de la directrice pour «  l’émancipation du genre  » a  réussi, étant donné qu’un document ministériel157 du 7  mars 1951 fait déjà la proposition de remettre de hautes distinctions à Gáspár et à un librettiste novice, György Hámos, pour « leur travail initiateur dans la formation de l’opérette nouvelle hongroise  » (note 157). L’élévation continue du TMO dans la hiérarchie des théâtres est montrée par le fait que, à la base d’une proposition ministérielle158 du 10 avril 1953, la même décoration (prix Kossuth, la plus haute distinction d’État) a été décernée à deux vedettes de la tradition ancienne (Kamill Feleky et Hanna Honthy). La  liste des acteurs159 béné?ciaires d’un salaire spécial signale également l’estime accordée au TMO. Lors de la saison théâtrale 1950–1951, 5 acteurs du TMO disposèrent de ce supplément de traitement. Sur une liste du protocole ministériel160 en date du 22  septembre 1952, la directrice du théâtre tient une place éminente, la 184e.

Le ?asco d’une attaque politique dirigée contre le théâtre atteste également le renforcement du TMO. Le 10 juin 1952, l’organisation du Parti des pompiers incrimine161 le TMO. Les pompiers accusent le théâtre de moqueries à  l’endroit des pompiers dans une opérette socialiste (Magasin d’État). Le 20 juin 1952, le directeur de la division théâtrale du MEN, dans

154 M-KS-276–65 335. ő. e. 6. o155 M-KS-276–65 335. ő. e.156 XIX-I-3-a, 106. d.157 XIX-I-3-a 106. d. 3226–1-6–1/20t.158 M-KS-276–89 398. ő. e. 17. o.159 XIX-I-3-a 64. d. 160 XIX-I-3-a 239. d. 8775–11–15–5/52.161 M-KS-276–89 398. ő. e. 45. o.

Chapitre II

141

sa réponse162 adressée à  la section d’agitation et de propagande du MDP, conteste aux pompiers le droit de censurer le sujet d’une opérette socialiste. Son autorité de tutelle défend donc le TMO contre une attaque politique.

La visite de Latabár à  Moscou a  également rehaussé l’éclat du théâtre. Le  rapport163 du 4  juin 1953 écrit sur cette visite relève que le ministre soviétique des A@aires culturelles a dit du bien de Latabár, qui est devenu populaire en URSS grâce à  ses ?lms comiques. Le  ministre soviétique a même proposé de tourner une comédie, Latabár en tête de distribution, qui présenterait les curiosités de Budapest.

Entre 1949 et 1953, l’ascension du TMO dans la hiérarchie des théâtres a continuellement progressé. Sa troupe était de plus en plus honorée par le Parti-État, principalement parce qu’elle a accompli le transfert de la tradition inventée avec un louable zèle.

Attitude face à la « tradition ancienne »

Entre 1949 et 1953, le Parti-État a utilisé tous les moyens (administratifs, d’intimidation et critiques) pour e@acer la tradition ancienne de l’opérette de la mémoire collective. Le  19  juillet 1950, dans une lettre circulaire164, l’Établissement hôtelier publie la liste des numéros musicaux interdits, en ordonnant que les orchestres jouent exclusivement les numéros licenciés et les numéros soviétiques. En 1951, le MEN ne donne pas son accord165 à la vente de droits d’auteur de certaines comédies hongroises boulevardières pour un théâtre hongrois à Buenos Aires. Selon l’exposé des motifs, « ces pièces ne sont pas aptes à la représentation de la démocratie populaire hongroise à l’étranger ». Une réclamation166, adressée au MEN le 7 avril 1953, témoigne de la lutte menée contre la tradition ancienne en province. Le  plaignant désapprouve que, pendant une soirée de gala organisée à Kaposvár, quelques comédiens « aient entravé le développement de la moralité communiste par la représentation de chansons et intermèdes égrillards » (note 166).

Les documents révèlent un rapport direct entre les événements de politique intérieure et extérieure et les mutations de la direction théâtrale centralisée. Conformément à cette dynamique, l’intensité de la lutte contre la tradition ancienne de l’opérette a diminué immédiatement après la mort

162 M-KS-276–89 398. ő. e. 47. o.163 XIX-J-42-b 9. d. IV. 752. 925/f.-53.164 XIX-I-3-a 107. d. 5560–5/1950.165 XIX-I-3-a 64. d. 1750/ált. 49–81/1951.166 XIX-I-3-a 263. d. 1451–19/53.

Gyöngyi Heltai

142

de Staline. Le 19 avril 1953, le MEN approuve167 déjà l’acquisition des droits d’auteur d’une opérette de Lehár (Garabonciás – Vándordiák). Et quand, le 2 décembre 1953, le directeur du bureau des droits d’auteur signale168 au MEN que « certaines opérettes populaires » (opérettes de la tradition ancienne) ont été jouées en série dans une salle réservée aux manifestations artistiques du syndicat des travailleurs du bâtiment, il conteste moins la raison d’être d’un pareil spectacle, « semi-privé », que le fait que les organisateurs ne se soient pas acquittés les droits d’auteur au bureau. Vers la ?n de la période examinée, l’intention d’e@acer la tradition ancienne de l’opérette a disparu tant du discours oJciel que de la pratique de la direction ministérielle.

Changement d’élite au champ d’opérette

Entre 1949 et 1953, le rapport de la direction théâtrale centralisée aux représentants de la tradition ancienne était majoritairement méprisant. Beaucoup de représentants de l’industrie théâtrale ont été, sans motif, exclus de la vie théâtrale. Plusieurs vedettes de l’époque de l’entre-deux guerres ont été renvoyées devant les assises et condamnées à  partir de fausses inculpations. Parmi elles se trouvait la prima donna la plus célèbre de la période comprise entre 1900 et 1944, Sári Fedák. Les insultes ne se limitaient pas aux vedettes. Le 13 juin 1949, la veuve d’un parolier populaire de l’entre-deux-guerres, Imre Harmath, demande des secours au MEN. Sa requête a été refusée catégoriquement, en arguant « qu’un parolier n’est pas un écrivain, donc sa veuve n’a pas droit à ce secours169 ».

Les metteurs en scène célèbres qui ont déterminé le style de jeu de spectacles dans l’industrie théâtrale furent destitués dès 1949. Vilmos Tihanyi, dans une requête170 présentée au MEN le 30 juin 1950, sollicite un emploi, un secours en argent ou un engagement, en soulignant son intention de participer « à la création du théâtre socialiste » (note 170). Vilmos Lóránth demande son admission à la retraite dans sa lettre171 du 8 décembre 1950, en avançant l’argument qu’il n’a pas reçu d’engagement.

L’intention ferme d’exclure certains représentants de la tradition ancienne de la vie théâtrale étatisée est apparente si nous suivons l’issue d’une pétition

167 XIX-I-3-a 373. d. 0254–2-3.168 XIX-I-3-a 348. d. 58/53.169 XIX-I-1-i 148. d. 239712.170 XIX-I-3-a 65. d. 1761/T/1–2/1950.171 XIX-I-3-a 65. d. 1761/L-2.

Chapitre II

143

signée par 107 acteurs. Cette requête172 du 12 juin 1951 sollicite l’engagement d’István Réti, directeur d’une agence théâtrale renommée avant la Deuxième Guerre mondiale. Malgré le fait que la pétition ait été signée par certaines «  vedettes du théâtre socialiste  » (Latabár, Kellér, Honthy), le MEN a  catégoriquement refusé la demande. Une autre trace signalant l’attitude employée envers les représentants du théâtre de boulevard est la soi-disant «  liste libre  » d’acteurs qui contient les noms d’acteurs qui n’avaient pas reçu d’engagement. Sur la liste173 du 6  juin 1951, nous trouvons plusieurs représentants de l’industrie de l’opérette (Emmi Buttykai, Éva Vadnai, Irma Patkós). Une autre pratique répandue, plus menaçante encore que la privation de l’engagement, était l’interdiction de résidence et l’expropriation des biens. Les personnes dénoncées comme « réactionnaires » (aristocrates, bourgeois, administrateurs) étaient simplement dépossédées de leur fortune et de leurs propriétés par une résolution d’État. Ces « ennemis de la démocratie populaire », avec les membres de leur famille, étaient déplacés par mesure administrative et condamnés aux résidences et aux travaux forcés. Une requête174 du 31  octobre 1951 adressée à  Rákosi montre la solidarité remarquable des membres du métier théâtral dans le contexte menaçant de la dictature totalitaire. Les signataires – entre autres, la prima donna Hanna Honthy – sollicitent l’abolition de l’interdiction de résidence pour 13 acteurs et actrices. Il n’est guère surprenant que la réponse oJcielle175 négative ait jugé ces mesures légitimes, en alléguant que les actrices en question étaient épouse d’un colonel, épouse d’un détective retraité, épouse d’un ex-agrarien, épouse d’un ex-comte, etc.176. Notons que ces mesures anti-juridiques ne concernaient pas toutes les «  bourgeoises  ». Par exemple, la directrice du TMO était également descendante d’une famille «  bourgeoise  ». De  plus, dans son roman autobiographique177, elle révèle que dans les années 1930, à cause de son mariage avec un Italien, elle était membre d’une organisation fasciste italienne. Ainsi, l’activité passée de certaines bourgeoises a été jugée moins sévèrement par le Parti-État.

En bref, entre 1949 et 1953, la mise en place du modèle soviétique transféré, que nous avons désigné comme «  tradition inventée  », a  été exécutée par décrets ministériels. Il y avait parallèlement une intention forte d’e@acer la

172 XIX-I-3-a 68. d. 1761/ált.-47/1951.173 XIX-I-3-a 64. d. 1750/ált-84/51.174 M-KS-276–65 335. ő. e. 9. o.175 M-KS-276–65 335. ő. e. 11. o.176 M-KS-276–65 335. ő. e. 11. o.177 Margit Gáspár, Láthatatlan királyság, Egy szerelem története, Szépirodalmi Könyvkiadó,

Budapest, p. 297–298.

Gyöngyi Heltai

144

mémoire de la tradition ancienne de l’opérette hongroise. Le radicalisme de la transformation a  uniquement été limité par l’état des ?nances du pays. Jusqu’à sa destitution en 1953, le ministre Révai a personnellement dirigé cette transformation forcée. Les procès-verbaux des conférences du collège de la direction du Parti témoignent que les directeurs de théâtres n’opposaient pas une résistance notable à  la rapidité et aux méthodes de l’introduction de la tradition inventée. À cette période-là, les intentions et les actions ont été, la plupart du temps, convergentes et il y avait une conwuence entre le discours oJciel et la pratique ministérielle.

1954–1956 Tradition ancienne appropriée

Le mécanisme de la direction de théâtre. Les organes et le centre de direction

Le 4  juillet 1953, Imre Nagy178 est désigné Premier ministre suivant les directives soviétiques. Rákosi reste chef du Parti. Le  trait distinctif de cette période de dégel fut une lutte à  l’apogée du pouvoir entre les réformistes et les staliniens. L’issue de leur combat a été fortement inwuencée par la situation politique soviétique, instable après la mort de Staline.

Au niveau des plus hautes de la direction théâtrale, cette alternance de la ligne directrice se manifestait en premier lieu dans la cessation d’une centralisation totale. C’est-à-dire que les décrets du ministre, formulés pendant les conférences du collège de la direction du Parti, n’ont plus complètement déterminé les événements théâtraux. Le  nouveau ministre de la Culture populaire, l’écrivain József Darvas179, n’était pas membre du Politburo. En  conséquence, son pouvoir était beaucoup plus restreint que

178 Imre Nagy (1896–1958) : Économiste. Prisonnier sur le front russe en 1914, enrôlé dans l’Armée rouge en 1918, il rentre en Hongrie en 1922 et émigre à Vienne en 1926 où il travaille dans les milieux de l’Émigration hongroise jusqu’en 1944. À  la libération, il devient membre du Bureau du PCH (Parti Communiste Hongrois – le MDP s’appelait PCH avant le 12 juin 1947), titulaire de plusieurs ministères de 1944 à 1952. Président du Conseil de juillet 1953 à avril 1955, puis démis de ses fonctions et exclu du Parti, il est de nouveau président du Conseil en 1956. Arrêté et condamné, il est exécuté en juin 1958.

179 József Darvas (1912–1973) : Écrivain populiste, ancien Membre du Parti paysan national, il est devenu le serviteur ?dèle du régime politique instauré par Rákosi. Il fut tour à tour ministre de la Construction (1947–1950), ministre de l’Instruction publique (1950–1953), ministre de l’Éducation nationale (1953–1956), président de l’Association des écrivains (1951–1953), directeur de la fabrique de ?lm « Hunnia » (1956–1959) et, dès 1959, président de l’Association des écrivains réorganisée.

Chapitre II

145

ceux de son prédécesseur. La plupart du temps, les résolutions ministérielles prises aux conférences du collège de la direction du Parti n’étaient plus des initiatives, mais plutôt des réactions sur les actions, e@ectuées par les réformistes. Comme nous l’avons déjà mentionné, après la mort de Staline, plusieurs metteurs en scène ont commencé une lutte contre la subordination du théâtre à la propagande politique. Entre 1954 et 1956, les procès-verbaux des conférences ministérielles montrent donc une alternance de périodes de modération et de redoublement de rigueur qui se succèdent en parallèle avec les luttes politiques entre réformistes et staliniens. Dès 1955 (le renforcement réitéré du pouvoir de Rákosi), le redoublement de rigueur a dominé dans la direction théâtrale.

Entre 1954 et 1956, à l’intérieur du MEN, un autre forum, « la conférence vice-ministérielle », a également mis à l’ordre du jour des a@aires théâtrales. Le 7  juin 1954, ce forum a agité la réorganisation éventuelle de la section théâtrale ministérielle180. Cette question a été soulevée à cause d’un conwit, de plus en plus évident, entre les metteurs en scène réformistes qui refusaient l’inwuence directe politique exercée sur le théâtre et le directeur de la section (István Kende) qui appuyait toujours la direction dictatoriale et la supériorité incontestable du réalisme socialiste. Le TMO ne participait pas à cette lutte qui se déroulait à  l’intérieur d’élites di@érentes du Parti-État. Selon les documents, la relation entre le TMO et son autorité de tutelle, la division théâtrale ministérielle, est restée harmonieuse entre 1954 et 1956.

Le fait qu’au cours de la pratique de la direction théâtrale, les organes ministériels et les organes du Parti ont parfois adopté des points de vue divergents, révèle en soi la crise naissante de transfert du modèle soviétique. Entre 1949 et 1953, la direction du Parti-État était unitaire. Le 22 décembre 1954, une note préparée pour le Secrétariat central du MDP constate que les théâtres espèrent «  un changement en mieux de la direction d’État et une limitation de la sphère de droit des fonctionnaires ministériels181 ». Une note ministérielle182 du 12 mai 1955, adressée à Rákosi et écrite par le directeur de la division théâtrale, con?rme le même conwit entre les théâtres et la direction ministérielle. Malgré le rétrécissement de son pouvoir entre 1954 et 1956, Rákosi est intervenu plus souvent et plus activement dans les a@aires théâtrales qu’auparavant. Dans la note susmentionnée, le directeur de la division, ardent supporteur de la ligne stalinienne, raconte ses doléances : il y a trop d’opérettes anciennes et peu de drames soviétiques au programme.

180 XIX-I-3-o 1. d. 181 M-KS-276–91 45. ő. e.182 M-KS-276–91 45. ő. e. 76–82. o.

Gyöngyi Heltai

146

Bien plus, certains théâtres aggravent l’atmosphère antiparti. Il  ajoute que, dans le domaine théâtral, « la déviation de droite est générale et les personnes inwuentes sont politiquement peu recommandables  » (note 180). Certains textes, écrits de la main de Rákosi et conservés dans les archives, témoignent qu’il a partagé l’avis du directeur de la division théâtrale ministérielle. Dans sa note183 du 21  mai 1955, Rákosi désapprouve l’autorisation d’un théâtre nouveau. Le 29 mai 1955, il invite184 le ministre Darvas à prendre toute mesure nécessaire contre le dépassement du budget préliminaire dans les théâtres.

Parallèlement au renforcement réitéré du pouvoir stalinien dès 1955, les documents révèlent une intention de ra@ermir les fonctions politiques de théâtre. Une note185 du 18  juillet 1955 réexamine le mécanisme de contrôle du Parti employé dans les a@aires théâtrales. Un mémorandum186 du 23 août 1955, adressé à Rákosi, rend compte d’une réunion à  laquelle les dirigeants de l’Association des artistes de théâtre et de ?lm et les dirigeants du MEN ont participé. Selon le procès-verbal, pendant cette réunion du 20 juillet 1955, le ministre Darvas a pris un ton menaçant, reprochant aux théâtres leur déviation de droite, leur abandon d’agitation politique, leur politique erronée en mal de succès, leur passivité politique et le petit nombre de pièces soviétiques au répertoire. Or, si ces constats du ministre sont exacts, alors les rapports antérieurs émis dès 1949 sur le triomphe du modèle soviétique ont été faux.

La résistance obstinée du métier contre le retour de la direction stalinienne dans les a@aires théâtrales est partie du \éâtre National, lequel avait paradoxalement été le principal propagateur du réalisme socialiste jusqu’au 1953. Le  26  novembre 1954, 17 membres du conseil artistique du \éâtre National, dans une lettre187 adressée au ministre Darvas, ont critiqué le directeur de la division théâtrale ministérielle. Selon la lettre, c’est sa faute si « les acteurs hongrois ont pris en aversion le système de Stanislavski » (note 187). Les signataires, des acteurs dramatiques célèbres, dans le contexte culturel moins dictatorial, ont déjà eu le courage de constater que « la mission du théâtre n’est pas de se traîner derrière la politique quotidienne » (note 187).

Quant au TMO, dans cette atmosphère tendue, il a coopéré volontiers tant avec les organes du MEN qu’avec celles du Parti. Il n’est pas surprenant que, comme une décision188 du 22  juillet 1955 du Parti l’indique, le TMO n’ait pas été placé sous la surveillance du conseil municipal (un niveau plus bas

183 M-KS-276–91 45. ő. e.184 M-KS-276–91 45. ő. e. 100 o.185 M-KS-276–91 45. ő. e. 126–127. o.186 M-KS-276–91 44. ő. e.187 M-KS-276–65 335. ő. e. 21–24. o.188 M-KS-276–91 45. ő. e. 132. o.

Chapitre II

147

dans la direction théâtrale). Selon l’exposé des motifs, le TMO doit rester sous la direction du MEN parce que, comme théâtre dédié à l’opérette, il est unique en son genre. Le rapporteur souligne aussi l’importance nationale et internationale du théâtre.

Attitude face au modèle soviétique

Entre 1954 et 1956, les autorités ne commandaient plus directement aux théâtres de mettre en scène des pièces (opérettes) soviétiques. Cependant, le renvoi à  cet engagement reste une arme de combat répandue dans la lutte politique à l’intérieur du pouvoir et dans les attaques livrées contre les réformateurs dans le domaine théâtral. En même temps, faire la révélation que, dans la période comprise entre 1949 et 1953, les pièces soviétiques auraient envahi le répertoire par contrainte politique, était impossible dans le contexte culturel de la dictature totalitaire. En  conséquence, en ce qui concerne les pièces soviétiques, les documents oJciels hésitent à  aborder les vrais dilemmes. Par exemple, dans le procès-verbal de la conférence vice ministérielle189 du 3  mai 1954, les troubles observables dans les relations culturelles soviéto-hongroises sont attribués au « manque de centralisation » (note 189). La  régression est donc interprétée comme un problème organisationnel et non pas comme un problème politique. Le  ton des documents touchant les a@aires théâtrales soviétiques a cependant changé comparé à  la période 1949–1953 : le style admiratif a disparu et le ton est devenu plus objectif. Dans la réponse190 du 25 mai 1955 adressée au directeur du théâtre Maïakovski (un théâtre dédié aux pièces soviétiques), le MEN ne donne pas son adhésion à l’abaissement du prix de la commission payable pour les spectacles des opérettes soviétiques, en soulignant en même temps l’importance de leur mise en scène. Donc, l’appui ministériel o@ert a?n de soviétiser le répertoire n’a plus été sans condition, même si les slogans sont restés invariables. Par exemple, dans le procès-verbal191 de la conférence du collège ministériel du 15 juillet 1955, nous lisons qu’a?n de contrecarrer le « dumping d’opérettes anciennes », les spécialistes doivent découvrir dans l’URSS et dans les démocraties populaires les « pièces théâtrales qui traitent des sujets contemporains » (note 191). En considérant le nombre élevé de pièces soviétiques qui ont été traduites en hongrois dès 1950, le dé?cit de

189 XIX-J-1-j 42. d. IV. 712.190 XIX-I-3-a 536. d. 8775–22–66.191 XIX-I-3-n 9. d.

Gyöngyi Heltai

148

pièces est presque incroyable. Il est plus probable qu’immédiatement après la libéralisation relative, quand l’occasion s’est présentée, les théâtres ont laissé de côté ces pièces soviétiques. En négligeant cette importante contradiction, le procès-verbal192 de la conférence du collège ministériel du 26 août 1955 réaJrme que les rapports culturels soviéto-hongrois sont primordiaux et reproche le manque de tournées théâtrales entre les deux pays. C’est la raison pour laquelle, à la ?n de 1955, la tournée réussie du TMO en URSS aura une importance politique exceptionnelle. Cet événement théâtral a été approprié par la diplomatie et par la presse hongroise et soviétique a?n de proclamer une amitié soviéto-hongroise vigoureuse qui n’existait, en réalité, que dans le discours oJciel.

L’autorisation du répertoire

Un document ministériel193 du 9  janvier 1954 révèle que le soi-disant «  Conseil des dramaturges  » opérant à  l’intérieur du MEN et ayant pour mission d’autoriser la mise en scène de nouvelles pièces, a été réorganisé. Ce fait signale en soi les troubles de la direction théâtrale. Un mémorandum ministériel194 du 21  juillet 1954, connexe à  cette restructuration, divulgue le processus d’autorisation d’une pièce théâtrale, processus comportant plusieurs phases et visant en priorité un contrôle idéologique. D’après le mémorandum, c’est la conférence du collège du MEN qui ?nalise les répertoires. Quant aux nouvelles pièces, leurs auteurs doivent collaborer avec les théâtres, puis les pièces doivent être déposées à la division théâtrale du MEN, qui les transmettra pour avis au Conseil des dramaturges. En?n, c’est la division théâtrale qui forme une résolution, en considérant l’avis du Conseil des dramaturges. S’il s’avère contre cette décision, le théâtre peut revenir devant le ministre de la Culture populaire.

La directrice du TMO était membre de ce Conseil des dramaturges réorganisé et composé de 14 membres. Elle a donc été considérée capable de juger tant de la qualité artistique que de l’actualité politique d’une pièce théâtrale. De  plus, entre 1954 et 1956, la conférence du collège était en général satisfaite du répertoire préparé par le TMO. Selon le procès-verbal195 de la conférence du 18 juin 1954, le répertoire du TMO fut jugé « équilibré »,

192 XIX-I-3-n 9. d.193 XIX-I-3-n 5. d.194 M-KS-276–91 159. ő. e.195 XIX-I-3-n 6. d.

Chapitre II

149

tandis que le répertoire d’un autre théâtre musical (Fővárosi Vígszínház) – lequel essayait de reporter à la scène des comédies musicales de la tradition ancienne – fut refusé comme « instable ».

Dès 1955 (lors du renforcement réitéré du pouvoir de Rákosi), le redoublement de rigueur a  déterminé l’autorisation de répertoire. Selon un aide-mémoire196 du 4  janvier 1955, le ministre Darvas a  reproché aux directeurs théâtraux les « erreurs dans les répertoires ». Conformément à la logique oJcielle de l’époque, qui a  automatiquement attaché la direction artistique à  la direction politique, la conférence197 du collège du 25  mars 1955 condamne l’expansion d’opérettes anciennes comme «  phénomène opportuniste  », voire comme «  déviation de droite  ». À  ce forum, les directeurs théâtraux sont sommés de mettre en scène des reprises d’opérettes soviétiques. Donc, la direction théâtrale ministérielle a intentionnellement utilisé la proportion des deux traditions d’opérette dans le répertoire comme indicateur de la position de la lutte politique entre staliniens et réformateurs. La preuve que la composition du répertoire a vraiment rempli cette fonction symbolique politique est montrée par le procès-verbal198 de la conférence du collège du 7  juillet 1956. Une résolution prise à  ce forum a déterminé que «  l’autorisation centralisée du répertoire n’est plus nécessaire » et que « depuis lors, les directeurs de théâtres sont libres d’expérimenter » (note 198). Cette résolution tardive était indéniablement une tentative du pouvoir centralisé pour relâcher la tension politique intérieure. La révolution anti-totalitaire et antisoviétique a éclaté le 23 octobre 1956.

La position des opérettes réalistes socialistes dans le répertoire

Entre 1954 et 1956, la direction théâtrale ministérielle a incité l’exportation des opérettes nouvelles socialistes hongroises. Le 24 août 1954, une liste de recommandations199, faite pour la Tchécoslovaquie contient six opérettes socialistes hongroises. Mais, à la di@érence de l’époque précédente, sur ces listes expédiées à l’étranger ?gurent déjà quelques opérettes de la tradition ancienne. Pourtant, ces dernières n’appartiennent pas à  la tendance boulevardière de la période 1920–1944, elles sont plutôt des opérettes romantiques et historiques.

196 M-KS-276–91 45. ő. e.197 XIX-I-3-n 8. d.198 XIX-I-3-n 12. d.199 XIX-I-3-a 467. d. 0254–1-10.

Gyöngyi Heltai

150

La relation directe que nous venons de mentionner entre les tournures de la politique intérieure et la dominance de l’une ou de l’autre version d’opérette est manifeste si nous considérons qu’après la destitution du Premier ministre réformiste (Imre Nagy) en  avril 1955, quand Rákosi a  repris le pouvoir, les théâtres ont été sommés de faire la reprise des opérettes soviétiques. La  conférence du collège ministériel200 du 15  juillet 1955 autorise le répertoire du TMO à  condition que le théâtre reprît une opérette soviétique (Havasi kürt). De plus, cette fois-ci, toutes les opérettes de la tradition ancienne ayant été proposées par les théâtres de province sont remplacées par des opérettes de la tradition inventée. Cette présupposition du Parti-État que l’aggravation de la lutte de classes doit être en corrélation avec la mise en scène de versions socialistes d’opérette est perceptible dans une autre résolution de cette conférence qui stipule que « l’Association des artistes de musique et la division musicale du MEN » doivent mettre à l’ordre du jour «  la question de l’opérette ancienne », parce que «  le dumping de l’opérette ancienne atténue la fonction de propagande dans le théâtre et aJrme les réminiscences petites-bourgeoises » (note 200).

De la part du TMO, nous constatons un intérêt porté aux versions moins politisées du théâtre musical. En  1956, son chef d’orchestre (László Várady) transmet au MEN l’avant-projet201 d’un nouveau théâtre musical qui fonctionnerait en dehors du TMO et qui baserait son répertoire sur les opéras-comiques. L’objectif de ces représentations théâtrales « progressistes » serait « l’éveil de l’intérêt à la musique exigeante » (note 201). Pour ce nouveau théâtre musical, le chef d’orchestre propose une modernisation du style de jeu (répétitions nombreuses, jeu d’ensemble). Il cite à titre d’exemple le Komische Oper à Berlin-Est et le studio de l’Opéra à Leningrad. Ce projet, non réalisé, émet l’idée d’un « théâtre musical » moderne et d’un « théâtre de metteur en scène » sans contester les versions socialistes d’opérette déjà réalisées.

Attitude politique appliquée au métier théâtral

L’acteur

De nombreux documents d’archives au sujet de l’augmentation de traitement et de la rémunération allouée aux acteurs du TMO signalent l’attitude ministérielle bienveillante envers les membres de la troupe.

200 XIX-I-3-n 9. d.201 M-KS-276–65 335. ő. e. 78–81. o.

Chapitre II

151

Selon une note202 du 11 mars 1954, deux acteurs, Róbert Rátonyi et Árpád Latabár, sont récipiendaires d’un prix théâtral (Prix Jászai). Le  9  avril 1955, le théâtre récompense203 trois de ses membres, cette fois-ci avec un prix gouvernemental. Un mémorandum204, écrit en 1955, spéci?e les règles applicables aux augmentations de traitement au TMO. D’après celui-ci, l’aspect décisif doit être la performance accomplie en opérettes soviétiques et en opérettes hongroises nouvelles.

À la di@érence de l’époque précédente, le théâtre ne devait plus « défendre » ses membres contre les attaques politiques, les acteurs majoritairement « bourgeois » ayant déjà béné?cié de la con?ance de la direction théâtrale ministérielle. Il  n’existe qu’un rapport disciplinaire205 (25  mars 1955) dans lequel le théâtre informe son autorité de tutelle que trois membres ont été frappés d’une sanction pour cause d’ivrognerie. Comme sanction disciplinaire, le théâtre propose une restriction temporaire d’engagements extrathéâtraux.

Le nombre limité de documents touchants les a@aires d’acteurs indique que tant le MEN que le TMO étaient satisfaits de la manière dont les acteurs ont participé à la réalisation de la tradition inventée.

Le metteur en scène comme censeur idéologique

Nous n’avons pas trouvé de documents ayant pour objets les metteurs en scène du TMO ou les problèmes de la mise en scène d’opérette. Ce manque indique qu’entre 1954 et 1956, les dilemmes et contradictions esthétiques de la tradition inventée ne se sont encore pas manifestés.

Location collective de spectacles

Une de conséquences du dégel politique, perceptible dès 1953, était le vif contraste dans la réception de versions di@érentes d’opérette. Les opérettes de la tradition ancienne (y compris les adaptations politisées) étaient beaucoup plus populaires chez les spectateurs que les opérettes de la tradition inventée. En  examinant les réactions du pouvoir concernant ce phénomène, nous constatons de nouveau que la ligne directrice appliqué aux problèmes de

202 M-KS-276–89 398. ő. e. 21. o.203 XIX-I-3-a 535. d. 8775–4-3.204 M-KS-276–91 175. ő. e.205 XIX-I-3-a 536. d.

Gyöngyi Heltai

152

la location collective des spectacles a changé selon les renversements de la politique intérieure. La  conférence du collège du 25  mars 1955 (c’était la période de renforcement du pouvoir de Rákosi) propose « une lutte contre l’expansion des opérettes anciennes au moyen d’un perfectionnement des procédures de la location collective des spectacles206  ». Mais, au fond, la gestion économique d’un théâtre et la discrimination positive de spectacles d’agitation n’ont plus été conciliables. Les moyens administratifs destinés à stimuler la fréquentation sont restés infructueux. Une note ministérielle207 du 9 mai 1955 propose « le rétablissement de l’abonnement à tarif réduit » a?n de mettre au premier plan la tendance didactique. Une action similaire était l’annonce d’une émulation pour les théâtres dans le domaine de la location collective des spectacles. Le TMO avait composé son répertoire en suivant minutieusement les attentes oJcielles à  un point tel qu’il a  gagné cette compétition. Selon le rapport ministériel208 du 16 mai 1955, le TMO a remporté le concours et un prix du 15 000 HUF parce qu’il « avait réalisé son plan des recettes à  112,5  % et son plan de spectacles. La  proportion d’opérettes nouvelles hongroises dans son répertoire était de 53,4 % » (note 208). (Cette réussite du TMO à l’émulation indique que c’est le domaine de genres ex-boulevardiers /opérette, comédie musicale/ où la fusion d’aspects idéologiques et ?nancières fût-ce même à  un degré inférieur, mais était possible). La  popularité du théâtre chez les spectateurs est démontrable par une proposition ministérielle209 du 24 juin 1955 sur l’augmentation de prix des places. Selon la liste attachée à la proposition, parmi les théâtres de Budapest, les billets du TMO étaient les plus chers. Malgré cela, la location collective des spectacles ne posait pas un problème au théâtre. Bien plus, après la première de l’adaptation de la Princesse Czardas (12  novembre 1954), les lettres de réclamation ont envahi le MEN et le TMO, reprochant l’impossibilité d’acquérir des billets pour l’opérette de Kálmán. Ces lettres témoignent de l’apparition du contre discours de spectateurs qui s’expriment contre la tradition inventée de l’opérette et aJchent une préférence pour les opérettes hongroises d’avant-guerre. Ces réclamations signalent aussi que les règles arti?cielles de location collective des spectacles s’avèrent inopérantes quand un spectacle réussi active la loi de l’o@re et de la demande. Le  11  janvier 1955, la lettre de réclamation210 expédiée du ministère du Commerce extérieur signale au MEN que les préposés au service de location

206 XIX-I-3-n 8. d.207 XIX-I-3-a 536. d. 3104-I-33.208 XIX-I-3-a 536. d. 3104-I-38.209 M-KS-276–91 45. ő. e. 102–103.210 XIX-I-3-a 535. d. 8775-I-6.

Chapitre II

153

collective des spectacles doivent faire la queue devant le bureau de location du TMO pendant les heures de travail a?n d’obtenir des billets pour la Princesse Czardas. Le 7 février, les préposés au service de location collective des spectacles de l’Académie politico-militaire « Staline » se plaignent211 que «  les commandants futurs de l’armée populaire  » ne peuvent pas obtenir des billets en quantité suJsante pour la Princesse Czardas. Le 18 février, un professeur de l’enseignement secondaire de province demande212 le secours du MEN parce qu’il désire assister au fameux spectacle avec ses élèves. Dans sa lettre du 18 novembre, un membre d’un conseil local fait213 une objection au MEN à cause d’une pratique, dans son esprit condamnable, de la location collective des spectacles : il divulgue la pratique selon laquelle on n’obtient pas de billets pour la Princesse Czardas à moins d’acheter des billets pour les opérettes nouvelles socialistes. Dans sa réponse214 du 25 janvier 1956, le MEN défend cette pratique du TMO en arguant que le théâtre doit mettre en scène les opérettes nouvelles socialistes hongroises plus fréquemment que les opérettes de la tradition ancienne et que ses préposés au service de location collective des spectacles «  doivent concourir au succès de la politique culturelle  » (note 214). Que le TMO ait continué cette pratique de réunir les billets convoités de la Princesse Czardas avec ceux, peu recherchés, des opérettes nouvelles socialistes est démontrable par une lettre de réclamation215 du 25  avril 1956, qui reproche le même procédé. Donc, ni le MEN ni le TMO n’étaient capables d’a@ronter les anormalités dans le domaine de la location collective des spectacles. La cause en est que ces corruptions ont été incitées par la doctrine selon laquelle le théâtre doit tout d’abord contribuer à la formation de l’idéologie des masses.

Tâches politiques octroyées au théâtre, au spectacle

Les troubles et les contradictions de la vie théâtrale hongroise ne se rewétaient pas dans l’image projetée à l’étranger. Un document ministériel216 du 12  mai 1954 contient le texte d’une brochure, rédigée sur le théâtre contemporain hongrois, où nous trouvons une représentation idéalisée de la fusion du théâtre et de la politique.  Selon la brochure, «  le nombre

211 XIX-I-3-a 535. d. 8775-I-22.212 XIX-I-3-a 535. d. 8775-I-39.213 XIX-I-3-a 619. d. 4–8/56.214 XIX-I-3-a 619. d. 4–8/56.215 XIX-I-3-a 620. d. 26–128.216 M-KS-276–89 399. ő. e. 118–119. o.

Gyöngyi Heltai

154

de spectacles augmente à la suite de l’assistance idéologique du Parti et de l’État » (note 216). Le texte révèle aussi que le théâtre est le moyen éducatif de peuple, que l’enseignement de Stanislavski s’est répandu, que tant les opérettes nouvelles hongroises que celles soviétiques ou roumaines sont très applaudies. Mais la brochure ne cache plus que les opérettes de Lehár, d’O@enbach et de Strauss ?guraient aussi au répertoire des théâtres hongrois.

Dans la pratique quotidienne, les indices d’une crise sont indéniables dans le domaine de la relation théâtre–politique. Plusieurs documents d’archives désapprouvent par exemple la diminution du nombre de manifestations interculturelles. Dans la lettre217 du 8 juillet 1954, l’Institut des relations culturelles informe le MEN que les rapports théâtraux parmi les démocraties populaires, qui s’étaient développés à une grande échelle dès 1950, ont décliné et que la volonté de mettre en scène des pièces hongroises contemporaines à  l’étranger a  également faibli. Le  mémorandum218 du Comité central du MDP, qui date le 30 septembre 1954, trouve mauvais que les directeurs de théâtres veulent se débarrasser de leur mission politique. La  protestation219 déjà mentionnée du conseil artistique du \éâtre National (26  novembre 1954), adressée au MEN, s’élève ouvertement contre l’appropriation politique du théâtre. Dans cette lutte qui englobe toute la période comprise entre 1954 et 1956, le TMO se range aux côtés du MEN, c’est-à-dire que sa directrice prend parti pour le maintien de la suprématie de la fonction politique du théâtre.

Cependant, la majorité du métier théâtral n’est pas tellement loyale envers le Parti-État. Le 9 juin 1955, un rapport con?dentiel du Parti220 constate que les acteurs hongrois « adorent l’art occidental, déprécient les pièces soviétiques, les pièces hongroises contemporaines et les pièces de démocraties populaires, font des blagues antisémites, et ils ont une grande répugnance pour la politique » (note 220). De plus, les acteurs reprochent qu’ils ne peuvent pas visiter les pays occidentaux. Sur la base de ce rapport, nous pouvons dire que, malgré la rhétorique oJcielle de la période antérieure, le métier théâtral n’a pas adopté l’esthétique réaliste socialiste et a refusé le retour à la politisation totale du théâtre. Cette intention de re-politisation a  été représentée par Rákosi, et par son groupe stalinien, qui avait perdu le pouvoir absolu après la mort de Staline, et qui a lutté pour la reprise du contrôle221 pendant toute la

217 XIX-I-3-a 467. d. 0254–1-91.218 M-KS-276–91 159. ő. e.219 M-KS-276–65 335. ő. e. 21–24. o. 220 M-KS-276–91 44. ő. e. 10–14. o.221 Quand la session de mars 1955 du Comité central a  voté la résolution dénonçant les

conceptions dites révisionnistes d’Imre Nagy, puis quand, le 14 mars, Nagy fut exclu du

Chapitre II

155

période comprise entre 1954 et 1956. Nous trouvons donc les traces de cette autre intention qui veut maintenir les actions politiques importées du modèle soviétique dans le domaine théâtral. Conformément à  la résolution de la conférence vice-ministérielle222 du 5 juillet 1954, les institutions culturelles « doivent s’associer aux e@orts de la vie culturelle, en participant au travail de patronage » (note 222). Au cours de cette activité de pure forme, qui a signi?é des rencontres préparées entre le collectif d’une usine désignée et la troupe d’un théâtre, le TMO a « patronné » l’usine de tracteurs « l’Étoile Rouge ». Une autre preuve de cette intention de re-politiser est un mémorandum223 du Parti du 6 juin 1955, qui impute aux théâtres l’insuJsance au programme de pièces soviétiques, de pièces de « démocraties populaires » et de pièces sur «  la lutte pour la Paix ». Ce mémorandum répète aussi l’accusation de « dumping d’opérette » qui, dans cette interprétation, est équivalente à une aspiration à un « succès vulgaire » (note 223).

Entre 1954 et 1956, les théâtres ont continué d’organiser des commémorations politiques. Le 16 février 1955, le MEN enjoint les directeurs des théâtres224 de participer aux célébrations du «  Mois d’amitié hungaro-soviétique  » et du dixième anniversaire de la libération du pays, par la mise en scène de pièces soviétiques et de pièces nouvelles hongroises. La  sommation détermine « qu’avant le spectacle commémoratif, le directeur ou un acteur doit prononcer un discours » (note 224). Les théâtres sont obligés de faire un rapport sur le déroulement de la célébration. Le 16 avril 1955, une sommation ministérielle similaire oblige les théâtres225 à  célébrer publiquement le 85e anniversaire de naissance de Lénine. Outre ces commémorations politiques, comme un document du Parti226 l’avait prescrit, les théâtres ont été obligés de participer à « l’agitation artistique » en propageant – en brigades – la résolution du 8 juin 1955 du Comité central de MDP dans les maisons rurales de culture.

La direction du TMO a  continué à  exécuter – avec enthousiasme – les impératifs oJciels, exigeant des manifestations politiques ritualisées. En  même temps, la direction a  hésité devant les signes de la politique de détente. Cet embarras est perceptible si nous examinons le procès-verbal227 de la réunion du Parti du 31  mars 1956, organisée au TMO à  l’occasion

Politburo et révoqué, avec l’approbation de Moscou, de son poste de président du Conseil des ministres, les actions pour la ré-idéologisation de la vie théâtrale se renforcèrent.

222 XIX-I-3-o 1. d.223 M-KS-276–65 335. ő. e. 46–49. o.224 XIX-I-3-a 535. d. 8775-I-29.225 XIX-I-3-a 535. d. 8775-I-69.226 M-KS-276–91 159. ő. e. 227 M-KS-276–91 174. ő. e.

Gyöngyi Heltai

156

de vingtième Congrès du Parti soviétique. Au cours de ce Congrès, qui se déroulait de 14 au 25  février 1956 à  Moscou, Khrouchtchev a  prononcé son célèbre discours sur les crimes de Staline et sur les méfaits du « culte de la personnalité ». Selon les instructions, le but de la réunion du Parti au TMO aurait été une délibération sur ce discours de Khrouchtchev. Pourtant, selon le procès-verbal, les 79  adhérents présents avaient un air emprunté, ils étaient dans l’impuissance de condamner la politique de Staline. Il  est plus étonnant que la directrice et les membres de la direction, auparavant hyperactifs dans les a@aires politiques, n’aient pas pris la parole à  cette occasion de la réévaluation de la période stalinienne. Suivant déjà la nouvelle ligne directrice politique, la remarque accolée au procès-verbal quali?e cette réunion de « futile » et constate qu’il y a beaucoup de choses à reconsidérer au TMO en lien avec le vingtième Congrès du Parti soviétique. Le rapporteur impute injustement à la directrice d’être incapable de suivre immédiatement le renversement de la politique extérieure et intérieure, de condamner sans hésitation la pratique antérieure. De plus, l’adaptation intégrale du théâtre à la conception politisée zhdanovienne avait été extorquée en 1949 par le même Parti qui, en 1956, réclame de la directrice qu’elle fasse son autocritique en liaison avec cette théorie et pratique stalinienne.

Le TMO dans la hiérarchie des théâtres

En considérant tant l’évaluation oJcielle que l’attitude des spectateurs, le TMO a avancé dans la hiérarchie. Cette position privilégiée, inhabituelle pour un théâtre musical, était due à  l’activité politique et artistique de la directrice. De  nombreux documents témoignent de la bienveillance de la direction théâtrale ministérielle envers le théâtre. Dans une plainte228 du 14  avril 1954, un ancien membre du TMO accuse Margit Gáspár de « despotisme », mais le MEN repousse l’agression. Quant à l’autre branche de la direction centrale, la section scienti?que et culturelle du Parti (MDP), elle défend également le théâtre d’une attaque lancée par les journalistes réformateurs. Un article publié dans le quotidien du Parti (Szabad Nép) a jugé « schématique »l’opérette nouvelle socialiste sur les mineurs (Két szerelem), représentée au TMO. Le 6 juillet 1954, dans sa lettre229 adressée au Comité central du MDP, la directrice accuse le journaliste d’avoir endommagé les résultats du combat idéologique livré pour les opérettes nouvelles socialistes

228 XIX-I-3-a 387. d. 14-Sz-5–3.229 M-KS-276–91 45. ő. e.

Chapitre II

157

et d’avoir provoqué une crise ?nancière au TMO par sa critique fulminante. La directrice insiste sur la publication d’une « contre-critique » élogieuse, qui sera réellement publiée dans le quotidien du Parti.

Un autre signe de la position favorisée du TMO est l’abolition de son seul « rival », Fővárosi Vígszínház, qui s’est spécialisé dans les comédies et comédies musicales relativement apolitiques. Dans ce théâtre secondaire, plusieurs représentants de la tradition ancienne d’opérette ont trouvé un refuge. Les spectacles du Fővárosi Vígszínház étaient moins pénétrés de la propagande politique que ceux du TMO, et ce théâtre est devenu plus en plus populaire. Le mémorandum230 du 19 juillet 1954, qui précise les causes de l’abolition du Fővárosi Vígszínház, apporte des raisons économiques (une épargne de 500 000 HUF pour le budget). Pourtant, le rapporteur signale également que les spectacles du futur théâtre de poche de TMO (qui se substituera au théâtre aboli) « représenteront une moralité convenable, une élévation du niveau » (note 230).

L’intérêt vif manifesté par les diplomates envers la Princesse Czardas a  davantage rehaussé la réputation du TMO. Le  21  mars 1955, le théâtre est oJciellement mandaté231 de réserver pour chaque spectacle une loge et 4 billets à la disposition du corps diplomatique et des invités étrangers.

La position privilégiée du théâtre est marquée par une lettre232 du 31 mai 1955, adressée à  Margit Gáspár et apparemment233 écrite par Rákosi. Ici, en parlant avec beaucoup de réserve, Rákosi prend parti pour l’opérette socialiste. Il constate que « toutes les conditions sont données pour le travail pionnier du théâtre, pour la création d’un genre nouveau et pour l’application d’opérettes anciennes mais utilisables  » (note 232). Le  5  avril 1955, la nomination234 de Gáspár au Conseil des dramaturges illustre également sa bonne réputation oJcielle. Bien plus, le directeur de la division théâtrale ministérielle, dans sa note235 du 11 avril 1955 adressée au centre national de MDP, désapprouve que Gáspár n’ait pas reçu une marque de distinction à l’occasion du dixième anniversaire de la libération du pays. Notons que la troupe du TMO a obtenu la prestigieuse médaille « Drapeau Rouge » après le succès de sa tournée en URSS.

Cette position privilégiée du TMO a  incité des o@ensives de la part

230 M-KS-276–91 174. ő. e.231 XIX-I-3-a 535. d. 8775-I-57.232 M-KS-276–65 335. ő. e. 38. o.233 Ce document se trouve dans le Dossier du secrétaire, Mátyás Rákosi, mais le brouillon

n’est pas signé. 234 XIX-I-3-a 535. d. 8775-I-61.235 XIX-I-3-a 535. d. 8775-I-64.

Gyöngyi Heltai

158

des théâtres dramatiques. Dans une requête236 du 22  janvier 1954, trois directeurs de théâtre désapprouvent que les membres du TMO gagnent plus que les acteurs dramatiques. À l’intérieur de la direction théâtrale, de plus en plus divisée, une résistance naissante contre le TMO est perceptible dans la réception ambiguë de son o@re de renoncer à toute subvention d’État, ce qui était véritablement un geste purement politique, ressuscitant le mouvement d’émulation de la période stalinienne. Le  théâtre a  indiqué son intention dans une lettre237 du 7  février 1955, adressée à Mátyás Rákosi. Selon cette lettre, l’idée de l’auto?nancement avait été proposée par le secrétaire général  : donner de la réalité aux idées «  géniales  » du leader était une pratique répandue des dictatures totalitaires. Le 7 avril 1955, avant d’émettre son permis, ses collaborateurs informent238 Rákosi sur le nombre d’employés du TMO, puis, dans un mémorandum détaillé239 du 19 avril, ils pesaient la faisabilité de l’o@re. En?n, dans sa directive240 du 16 mai, Rákosi considère l’o@re de renoncement à  la subvention d’État comme une initiative juste, décision que le quotidien du Parti doit propager. Pourtant, il commande conjointement la réduction des e@ectifs du TMO.

À l’approche de la révolution, les attaques critiques contre le TMO sont devenues plus acerbes et plus fréquentes dans la presse réformiste. Le 14 mai 1956, la cellule du Parti opérant à l’intérieur du TMO, dans une lettre241 adressée à la section scienti?que et culturelle du MDP, fait de vives réclamations contre un article publié le 13 mai dans le quotidienne du Parti (Szabad Nép). En  coulisse, il y  avait un scandale à  l’intérieur du théâtre. La veille, un spectacle de la Princesse Czardas, à prix majorés, n’avait pas eu lieu pour une deuxième fois à cause de la maladie de Hanna Honthy. À la suite de cette annulation, environ 300 spectateurs ont agressivement réclamé le spectacle, à la suite de quoi les directeurs du théâtre ont appelé la police en renfort. L’article publié avait condamné cette manière d’agir du théâtre qui, comme d’habitude, a  invoqué la protection du Parti. Mais, cette fois-ci, le mémorandum242 du 18 mai 1956 est une prise de position contre le théâtre. Le rapporteur argue que « le scandale a été provoqué par le culte de vedettes régnant au TMO » (note 242). Il conclut que Hanna Honthy aurait dû être doublée et désapprouve la pression exercée par Gáspár sur le Parti a?n de

236 M-KS-276–89 398. ő. e. 77. o. 237 M-KS-276–91 45. ő. e.238 M-KS-276–91 45. ő. e.239 M-KS-276–91 45. ő. e. 240 M-KS-276–91 45. ő. e. 85. o.241 M-KS-276–91 45. ő. e. 242 M-KS-276–91 45. ő. e. 174. o.

Chapitre II

159

sanctionner le quotidien. Donc, malgré le fait que le théâtre a toujours fait preuve de loyalisme envers le réalisme socialisme, ses autorités de tutelle ne l’ont plus défendu sans conditions. Dans le contexte culturel modi?é, c’est exactement l’engagement exagéré du TMO envers le modèle zhdanovien qui a provoqué une réaction négative parmi les réformateurs présents aux di@érents niveaux de la direction théâtrale.

Sa correspondance oJcielle dévoile que le TMO veut continuer à  tout prix de représenter la théorie et la pratique de la tradition inventée, malgré l’a@aiblissement de la dictature totalitaire entre 1954 et 1956. Pourtant, en échange de ce loyalisme, le théâtre s’attend à l’appui plein et entier du Parti-État. Son assurance est démontrable par une pratique inhabituelle dans le métier théâtral, mais employée par la directrice du TMO qui s’est souvent adressée à Rákosi. Dans sa lettre243 du 22 juin 1954, elle invite le secrétaire général du Parti à la première d’une opérette socialiste « sur les mineurs », dont l’idée est provenue de Rákosi. Après la critique défavorable publiée le 25 juin dans le quotidien du Parti sur cette opérette qui a été dénoncée comme schématique, le 28 juin, le théâtre adresse une lettre244 protestataire au responsable des A@aires culturelles à la direction du Parti (Mihály Farkas). Cette lettre répertorie les e@ets négatifs de la critique, qui « a renforcé l’o@ensive de droite, a  retardé dans son développement le travail éducatif, politique du théâtre, a ruiné la foi des artistes en l’opérette socialiste » (note 244). La lettre révèle également les diJcultés antérieures de la direction de persuader les vedettes de la tradition ancienne (Honthy, Latabár, Feleky) de jouer dans les opérettes socialistes. Sous l’action de cette lettre protestataire, le quotidien du Parti publie une contre-critique, mais Gáspár reste toujours mécontente. Dans sa lettre245 du 13 janvier 1955, elle prend l’initiative d’une rencontre avec Rákosi. Vraisemblablement, l’idée de la tournée du TMO en URSS a été soulevée après cette rencontre du secrétaire général et la directrice du théâtre.

La ?délité indéfectible du théâtre à Rákosi (à la ligne directrice stalinienne) est perceptible grâce à plusieurs actions. Au sujet de la tournée soviétique, le TMO s’adresse directement au secrétariat de Rákosi246. Puis, le 17 novembre 1955, dans un télégramme adressé à  Rákosi, Margit Gáspár «  exprime ses profonds remerciements au secrétaire général pour la possibilité de la tournée soviétique247 ». Au nom du collectif du théâtre, elle exprime la volonté «  de mériter la con?ance du Parti, et d’inspirer de la sympathie pour l’art

243 M-KS-276–65 335. ő. e. 19. o.244 M-KS-276–91 45. ő. e.245 M-KS-276–65 335. ő. e. 6. o.246 M-KS-276–65 335. ő. e. 63. o.247 M-KS-276–65 335. ő. e. 73–74. o.

Gyöngyi Heltai

160

hongrois  » (note 247). Un  autre télégramme248 de Gáspár adressé à  Rákosi dénote également ce ton pathétique, qui n’était plus nécessaire à cette période-là. Le 7 février 1956, elle remercie Rákosi de la médaille « Drapeau Rouge » décernée au théâtre. Ici, elle exprime sa gratitude « pour la con?ance du Parti, pour la tournée soviétique  » et aJrme que «  le théâtre va militer pour la politique culturelle du Parti, et pour les opérettes nouvelles eJcaces »249.

Outre les documents exprimant loyalisme politique et ceux demandant la protection de Parti-État, il y a un tiers groupe parmi les documents qui concernent le lieu symbolique du TMO dans la hiérarchie théâtrale. Ces requêtes, présentées par le TMO au MEN, portaient sur l’octroi d’avantages administratifs et ?nanciers. Le  18  avril 1956, le théâtre sollicite une augmentation250 pour son économe, le 25 avril il demande251 une « pension de retraité élevée  » pour un acteur. Le  4  octobre 1956, le théâtre sollicite l’élévation252 de la limite de l’avance sur le paiement, puis le 9  octobre il demande déjà la remise253 d’une partie de cette avance sur le paiement que les acteurs ont touché à l’occasion de la tournée soviétique. L’accomplissement par le MEN de ces demandes démontre qu’entre 1954 et 1956, les services politiques ont déjà été récompensés par des avantages ?nanciers.

Attitude face à la « tradition ancienne »

À l’intérieur de la direction théâtrale, les intentions n’étaient plus unilinéaires. Nous avons trouvé autant de sollicitations pour l’éviction de la tradition ancienne que des demandes pour la «  réhabilitation  » d’opérette ancienne. Dans le dernier cas, ces demandes se rapportent à la ?scalité lourde de théâtres. C’était une nouveauté que les attaques contre la tradition ancienne ne partaient plus exclusivement de la direction du Parti-État. Certains représentants du métier théâtral, qui ont voulu exprimer leur loyauté à  la tradition inventée, et certains dirigeants régionaux du Parti se sont également ralliés à  la persécution des opérettes traditionnelles. Le  grand nombre de dénonciations identiques indique l’importance politique attribuée aux attaques lancées contre le « dumping d’opérettes anciennes »,  interprété comme une manifestation de déviation à droite. Le 28 mai 1954, un plaignant, dans sa lettre

248 M-KS-276–65 335. ő. e. 74. o.249 M-KS-276–65 335. ő. e. 74. o.250 XIX-I-3-a 619. d. 23–23/56.251 XIX-I-3-a 619. d. 4–24/56.252 XIX-I-3-a 619. d.253 XIX-I-3-a 619. d. 4–40/56.

Chapitre II

161

adressée au MEN, se récrie contre un spectacle de la province d’une opérette traditionnelle (Mágnás Miska), lequel n’était qu’un «  amas des grivoiseries, collectées d’opérettes anciennes, gratuites, lesquelles dégagent l’odeur d’ancien régime254 ». Le 9  février 1954, un librettiste de la tradition inventée (Szilárd Darvas), dans sa lettre255 adressée au Parti, réclame avec insistance la réécriture du livret « crapuleux, réactionnaire » d’une opérette traditionnelle (Leányvásár de Jacobi). Notons que, outre la vigilance révolutionnaire, l’intérêt personnel a aussi joué un rôle important dans cette protestation. En e@et, le librettiste désapprouve qu’un théâtre de la province ait utilisé la version originale d’un livret, malgré le fait qu’il avait presque ?ni la version nouvelle de ce même livret. Le 10 mars 1955, un metteur en scène (György Rácz), dans sa lettre256 adressée au MEN, reproche l’absence de radicalisme dans la lutte livrée pour la tradition inventée, et refuse sa nomination à la direction artistique du Bureau National des Programmes, en se rapportant à ce que le Bureau en question « applique des aspects bourgeois, cosmopolites, de droite » (note 256). Il propose là-bas une « épuration intensive ».

Quant aux niveaux inférieurs de la direction, ses administrateurs ont lutté contre les entreprises théâtrales semi-privées, lesquelles avaient émergé immédiatement après la mort de Staline et avaient le plus souvent mis à  leur programme des reprises d’opérettes anciennes. Le  5  août 1954, un document ministériel257 informe le ministre Darvas de «  la multiplication néfaste d’engagements extrathéâtraux à  la province » (note 257). D’après le rapporteur, ces spectacles « corrompent le goût des travailleurs au moyen de leurs programmes antiartistiques, médiocres  » (note 257). Il  demande avec empressement que l’on prenne des arrangements pour la suppression de ces programmes. Un  mémorandum ministériel258 du 11  mars 1955 refuse l’autorisation d’un théâtre semi-privé en province. En  démontrant l’e@et nuisible de ces initiatives, le rapporteur invoque à  titre de preuve qu’il y  a «  quatre opérettes anciennes projetées dans son répertoire  » (note 258). Un  autre document ministériel (avril 1955) stipule que le Bureau National des Programmes ne passe pas de contrats avec les artistes réunis en « troupes privées »259. Le 9 avril 1955, le directeur de ce Bureau réclame avec insistance une investigation260 dans l’a@aire d’une soirée récréative où les numéros de

254 XIX-I-3-a 387. d. 14-K-6.255 M-KS-276–89 398. ő. e. 79. o.256 XIX-I-3-a 536. d. 8775-R-1.257 XIX-I-3-a 387. d. 14-K-6.258 XIX-I-3-a 535. d.259 XIX-I-3-a 536. d. 260 XIX-I-3-a 536. d. 8775–22–54.

Gyöngyi Heltai

162

Pál Ábrahám, de Viktor Jacoby et d’Imre Kálmán ont ?guré au programme. Le  motif de  la dénonciation était la prédominance d’opérettes anciennes. Un  mémorandum ministériel du 13  mai 1955 signale également le conwit existant entre les attentes du public et les intentions du pouvoir. En se rapportant à son livret « ancien », ce mémorandum261 censure la reprise du Pays de sourire de Lehár, jouée par une brigade d’acteurs dans une ville de province (Kecskemét). Le  20  juin 1955, le MEN somme262 un directeur au conseil départemental de Somogy d’interdire l’activité de la brigade d’acteurs « \ália ». Le 17 août 1955, le conseil municipal de Miskolc refuse sa permission à un programme théâtral. Dans sa lettre263 adressée au MEN, l’autorité locale explique son veto par le fait que, dans le programme, il y a « plusieurs numéros provenant de dumping d’opérette », tandis que le conseil municipal autorise seulement « les programmes qui sont instructifs et amusants à la fois » (note 263). Dans sa lettre264 du 21 septembre 1955, le directeur de la section de la culture populaire du conseil municipal de Szeged dénonce une soirée récréative, intitulée « Les opérettes, les plus belles », parce qu’à son programme ont ?guré « des opérettes médiocres dans les années 1920 et 1930 » et un acteur du TMO qui « a joué sans goût et a dit des blagues grivoises » (note 264). Cependant, dans une lettre265 du 27 septembre 1955, le directeur du Bureau National des Programmes a protégé l’acteur et le programme dénoncés, en arguant que la Radio-hongroise di@use souvent les numéros en question. Il met en doute le goût du dénonciateur.

L’intention d’enrayer l’expansion de l’opérette ancienne par les soirées de gala se traduisait également dans la détermination ministérielle de réduire le revenu des représentants de la tradition ancienne. Dans sa note266 du 2 décembre 1955, le service de comptabilité du MEN condamne la pratique du « suremploi » de certains acteurs. Il cite comme exemple le TMO, dont certains membres gagnent le double de leur salaire théâtral grâce aux engagements extrathéâtraux. Le rapporteur cite à titre d’exemple le comique Latabár qui, durant une saison théâtrale, a  joué seulement 53 fois dans le TMO, tandis qu’il a participé à 250 soirées de gala. Selon le relevé ci-annexé, certains librettistes de la tradition ancienne (István Béke@y, László Nádassy, Rudolf Halász) gagnent beaucoup et Szabolcs Fényes (le directeur du TMO avant 1949) se trouve parmi les compositeurs qui encaissent le plus. Le rapport somme de rééquilibrer ces « disproportions ».

261 XIX-I-3-a 536. d. 8775–22–59.262 XIX-I-3-a 535. d. 8775-I-72.263 XIX-I-3-a 536. d. 8775–22–96.264 XIX-I-3-a 536. d. 8775–22–98.265 XIX-I-3-a 536. d. 8775–22–98.266 M-KS-276–91 175. ő. e.

Chapitre II

163

Les actions lancées contre la tradition ancienne d’opérette se sont concentrées après la destitution d’Imre Nagy, en avril 1955. Dans le dossier de Mátyás Rákosi, nous avons trouvé trois (!) rapports sur les funérailles de Sári Fedák, la prima donna célèbre d’avant-guerre. Après une carrière sans pareille entre 1900 et 1944, elle a été emprisonnée sur la base d’accusations controuvées, et on lui a  interdit d’exercer sa profession en 1946. Les trois rapports sur les participants et les événements de ces funérailles267 montrent la peur incessante du pouvoir communiste de «  la mémoire e@acée  », de certains représentants de la tradition ancienne. La  participation aux funérailles était interprétée comme signe d’opposition au régime. Comme le rapport268 signé par le ministre de l’Intérieur le révèle, une enquête secrète a été ordonnée a?n de révéler les « organisateurs de funérailles » (note 268).

Comme nous l’avons déjà indiqué, entre 1954 et 1956, la direction du Parti-État n’était plus unilinéaire. En  conséquence, aux niveaux inférieurs, nous avons trouvé des traces d’un contre-discours intervenant en faveur de la tradition ancienne d’opérette. Le 11 mars 1955, le directeur d’une maison rurale de la culture, dans sa lettre269 adressée au MEN, condamne la pratique du théâtre ambulant national, dédié à la population rurale qui ne met pas à son programme des opérettes. C’est la raison pour laquelle, écrit-il, les spectateurs villageois « sont réduits aux soirées de gala, fournies par les brigades privées » (note 269). Il  reproche aussi l’absence de pièces classiques hongroises et le niveau bas des pièces contemporaines que les spectateurs n’aiment pas. Dans la pratique, il y a donc une contradiction apparente entre l’o@re et la demande au sein même du milieu villageois, où la population n’a pas été « infectée » par le théâtre bourgeois. Le même contre-discours est perceptible dans la lettre270 du Bureau des Programmes de la Transdanubie du 11 mai 1955, adressée au MEN, lettre qui désapprouve la résolution prise par un théâtre de province (Pécs) d’interdire à  ses membres de jouer dans les brigades privées. En  critiquant l’argumentation de la résolution, le plaignant constate que La Veuve joyeuse de Lehár n’est pas nuisible – ni politiquement, ni au point de vue du goût – et ajoute que son bureau est dans l’impuissance d’o@rir exclusivement des « programmes sérieux ». Mais dans l’ensemble, entre 1954 et 1956, la quantité de documents demandant la réhabilitation de la tradition ancienne est éclipsée par la quantité de ceux qui demandent qu’elle soit repoussée à l’arrière-plan.

267 M-KS-276–65 335. ő. e. 34–37. o. (le 14 mai, le 16 et le 19 mai 1955).268 M-KS-276–65 335. ő. e. 37/b. o.269 XIX-I-3-a 535. d. 8794–14–9.270 XIX-I-3-a 536. d. 8775–22–61.

Gyöngyi Heltai

164

Changement d’élite au champ d’opérette

L’accent a été déplacé des a@aires des vedettes aux a@aires des représentants médiocres de la tradition ancienne. Comme nous l’avons indiqué, à l’époque de l’étatisation, certains représentants du théâtre de boulevard ont été choisis pour participer au transfert de la tradition inventée et d’autres ont été écartés de la vie théâtrale étatisée, sans que l’on en indique les motifs. À partir de la période du dégel, dès 1954, quelques artistes isolés se sont sentis assez de courage pour former des objections à  l’intention d’e@acer la tradition ancienne. Certains acteurs écartés antérieurement ont tenté d’obtenir un engagement. Le 24 juin 1954, dans sa lettre271 adressée au MEN, une prima donna (Vilma Orosz) se plaint de n’avoir pas obtenu d’engagement depuis 1951. Dans sa réponse, le MEN lui recommande de s’adresser directement aux théâtres, ce qui est en essence un rejet. Un  vif mécontentement est perceptible dans une lettre du 14  janvier 1955, écrite par un décorateur maquettiste célèbre de la tradition ancienne, Eric Vogel. Il  déclare sa résiliation272, en arguant que son expérience artistique de 25 ans n’a pas été appréciée et utilisée au TMO.

Une vaste opération menée par la direction théâtrale ministérielle contre les survivances de la tradition ancienne fut le réexamen des autorisations à exercer, remises aux acteurs. Mais cette action, qui se déroulait en 1955, a  plutôt été motivée par les raisons ?nancières273 que par des raisons idéologiques. Cependant, en conséquence de cette révision, beaucoup d’acteurs médiocres ont perdu la possibilité de jouer. Le 14 juin 1955, un comique (László Szenes) dépose une plainte274 au MEN contre la révocation de son autorisation à  exercer, en avançant l’argument qu’il perdra son gagne-pain après 25 ans d’activité artistique. Szenes annexe à  sa requête révisionnelle une liste d’appui, signée par ses protecteurs, dont Feleky et Ráthonyi, deux membres du TMO. Un document ministériel275 du 22 juin 1955 expose la gravité de la menace représentée par cette action pour les acteurs en périphérie du métier. Le document révèle qu’au cours de cette révision, seulement 9 aspirants ont obtenu l’autorisation, 7 postulants ont reçu une autorisation «  par mesure d’équité  » et 78 aspirants n’ont pas obtenu l’autorisation à  exercer leur profession. Cette action se dirigeait vraisemblablement contre la survivance du

271 XIX-I-3-a 387. d. 14–0-1.272 XIX-I-3-a 477. d. 14–4-1.273 Notons que si le nombre d’acteurs diminue, les théâtres engagent moins d’acteurs et le

dé?cit du budget de l’État peut être comprimé.274 XIX-I-3-a 535. d. 8775-III-65.275 XIX-I-3-a 535. d. 8775-I-95.

Chapitre II

165

théâtre bourgeois ; c’est ce que nous porte à croire un document ministériel276 du 6 juillet 1955, dans lequel on a retiré l’agrément à un metteur en scène de la tradition ancienne (Tamás Fellegi) qui, après cette décision, n’a plus été en droit de travailler, même dans les engagements extrathéâtraux.

En bref, entre 1954 et 1956, même si certaines vedettes de la tradition ancienne se sont avérées indispensables pour la réalisation de la tradition inventée, le contexte culturel et le contexte de spectacle ont été déterminés par les actions menées contre la tradition ancienne.

1957–1958 Opérette socialiste, une conception abandonnée

Le mécanisme de la direction de théâtre. Les organes et le centre de direction

Après la répression de la révolution anti-totalitaire par l’armée soviétique, l’attitude du pouvoir communiste «  rétabli » envers la société hongroise est descriptible comme une pression croissante, aboutissant à l’exécution d’Imre Nagy, ex-premier ministre, et de ses coaccusés le 16  juin 1958. La ?n de la résistance active contre le régime Kádár277 se manifeste également par le résultat des « élections parlementaires et municipales » du 16 novembre 1958, où les candidats communistes (les candidats uniques) ont remporté 99,6 % des voix.

1958 marque également un changement d’époque dans la politique culturelle. Le  25  août, le Comité central du Parti réformé, du MSZMP a accepté les Directives de la politique culturelle, c’est-à-dire la nouvelle doctrine culturelle278. La  réorganisation partielle du mécanisme et des organes de la

276 XIX-I-3-a 535. d. 8775-III-80.277 János Kádár (1912–1989) : Homme politique hongrois. Militant communiste depuis 1931

et secrétaire du Parti communiste dans la clandestinité, il est, à  la libération, membre du Bureau politique et secrétaire-général adjoint du Comité central. Il  fut ministre de l’Intérieur en 1948. Il fut emprisonné injustement de 1951 à 1954. Premier secrétaire du MSZMP depuis octobre 1956, il fut également président du Conseil des Ministres en 1956–1958 et en 1961–1965. Il fut membre du Présidium de la République populaire et du Conseil national du Front populaire patriotique.

278 « À côté de l’art et de la littérature du réalisme socialiste, un champ d’action est o@ert à  toutes les autres activités artistiques dont les intentions sont honnêtes. Cependant la constatation du fait que l’unité idéologique socialiste de notre vie artistique n’est pas encore réalisée ne signi?e pas, de la part du Parti, un acquiescement quelconque ou un compromis sur le plan des idées. Nous aJrmons la supériorité de la littérature socialiste, nous prêtons par conséquent toute notre aide, nos moyens et nos énergies à la littérature et à l’art du réalisme socialiste » Dans Actes du VIIIe Congrès du Parti ouvrier socialiste hongrois, Éditions Kossuth, 1963 (Aczél, 1971 : 57.)

Gyöngyi Heltai

166

direction théâtrale a été destinée à indiquer une continuité restreinte avec la période comprise entre 1949 et 1956. Le premier  janvier 1957, le ministère des A@aires culturelles (MC) est entré en fonctions comme continuateur légal du MEN. Par la suite, c’est le MC qui a  exercé la surveillance sur le TMO. Sa  division théâtrale exécutait la direction quotidienne (autorisation du répertoire, prix, primes, établissement de responsabilités, etc.). Le centre de la direction théâtrale n’était plus la conférence ministérielle du collège de la direction du Parti. Selon notre recherche, les documents théâtraux stratégiques se trouvent dans le dossier général du vice-ministre György Aczél279 qui, entre 1957 et 1958, a personnellement dirigé les a@aires culturelles comme l’avait fait le ministre Révai entre 1949 et 1953. Notons quand même que les méthodes d’Aczél étaient di@érentes. Une pratique nouvelle appliquée était « le sondage de l’opinion  » avant la prise de décision. Le  grand nombre de documents similaires signale une intention de modi?er le mécanisme de la direction qui a auparavant reposé exclusivement sur les directives de centre. Soulignons que la pratique des négociations préalables entamées avec les organes subordonnés ne signi?e pas automatiquement que les décisions prises ont été démocratiques. C’est le mode de gouvernement qui a changé.

Après la répression de la révolution, les théâtres de Budapest étaient en grève, puis, sous la pression politique, les spectacles ont recommencé dès décembre 1956. Pour la saison théâtrale « mutilée » de 1956–1957, les autorités sont à peine intervenues dans la composition du répertoire. La  raison  probable de cette inactivité politique était l’importance attribuée au fonctionnement des théâtres au point de vue de l’apparence de la consolidation. Cependant, les documents du vice-ministre Aczél révèlent que la préparation de la nouvelle stratégie théâtrale avait déjà commencé au printemps 1957. Le rapport280 du 19 mars 1957, écrit par le vice-directeur du conseil municipal de Budapest, témoigne que les prétentions politiques formulées au théâtre n’ont pas beaucoup changé après la révolution. Le rapporteur désapprouve que le répertoire actuel ait un « caractère bourgeois », qu’il repose sur les opérettes des années 1920 et 1930. Il porte l’a@aiblissement de la direction théâtrale au compte de l’Association

279 György Aczél (1917–1991)  : Homme politique hongrois. Il a commencé par militer au sein du Parti communiste hongrois clandestin. Après 1945, il a  été secrétaire du Parti dans deux départements, puis élu député. En 1949, victime d’une arrestation arbitraire, il a passé plus de cinq ans en prison, puis fut libéré et réhabilité en 1954. Il a travaillé dans le secteur économique. En novembre 1956, il est devenu membre du Comité central du Parti (MSZMP). En 1957, il a été nommé vice-ministre de la Culture. En 1967, il est devenu secrétaire du Comité central du MSZMP. Il  a publié plusieurs ouvrages. Voir György Aczél (1971, 1987), Jacques De Bonis (1976) et Francis Cohen (1982).

280 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.

Chapitre II

167

des artistes de théâtral et de ?lm281. Le 26 avril 1957, le directeur du \éâtre National (Tamás Major) propose282 l’augmentation de la subvention théâtrale a?n de précipiter la consolidation. Une proposition ministérielle283 du 27 avril 1957 témoigne également de cette ligne directrice en proposant l’ex-directeur « bourgeois », le compositeur Szabolcs Fényes, à la fonction de directeur du TMO (Margit Gáspár ayant démissionné en  novembre 1956.) Au  cours de ce sondage de l’opinion concernant la consolidation théâtrale, le secrétaire du syndicat des travailleurs théâtraux dépose également sa motion le 6 mai 1957284. Il  trancherait les diJcultés ?nancières en augmentant le prix des places, mais en conservant les réductions à la disposition des ouvriers, et en augmentant le salaire des acteurs. Il ne juge pas opportune la réduction des e@ectifs dans les théâtres. Le rapport285 du Conseil d’art théâtral, écrit en mai 1957, suit une logique semblable, conciliatrice, en proposant la rémunération des artistes qui participent aux spectacles « politiquement importants, mais peu populaires  » et l’allocation d’un complément au prix des places pour les théâtres qui représentent ces pièces. Le  Conseil d’art théâtral propose également la nomination de Szabolcs Fényes à la fonction de directeur du TMO. Le 12 juin 1957, la motion286 de la section théâtrale ministérielle con?rme que l’augmentation du prix des places n’est pas recommandable. À l’avenir, il juge nécessaire d’augmenter le prix de 20 % à Budapest et de 30 % en province. D’après lui, cet excédent pourrait ?nancer les spectacles importants au point de vue de la politique culturelle et les tournées des théâtres à l’étranger.

Dans les sphères supérieures de la direction théâtrale, nous détectons donc deux intentions contradictoires. Il y une prétention de la part du Parti-État pour l’épargne, qui s’explique par l’état des ?nances du pays après la révolution. Mais il y  également une ambition croissante de re-politiser le répertoire. L’innovation dans la procédure de la direction est l’accumulation des opinions provenant d’organes inférieurs avant la prise de décision.

Dès 1958, ce sont les documents au sujet du roulement de personnel (nomination de nouveaux directeurs, examen de «  l’inconduite de certains

281 L’organisation qui avait été fondée en 1950, ayant pour mission de politiser et soviétiser le métier théâtral, est devenue graduellement, dès 1954, un forum pour la représentation des intérêts professionnels, un centre de résistance contre la restalinisation et pour la modernisation. En raison de son rôle dans la préparation de la révolution, elle fut dissoute en 1957, tout comme l’Association des Écrivains, par le ministère de l’Intérieur.

282 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.283 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.284 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.285 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.286 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.

Gyöngyi Heltai

168

acteurs pendant la révolution  ») qui dominent. Ces actions di@usent de nouveau un message ambigu. D’une part, en destituant certains directeurs, la direction théâtrale ministérielle semble «  rompre avec les crimes de la période stalinienne  », condamner les abus de pouvoir commis entre 1949 et 1956. D’autre part, au moyen des sanctions pénales appliquées contre les participants à la révolution, le MC peut signaler la reprise du contrôle total dans le domaine théâtral. Dans la proposition ministérielle287 du 9 avril 1958, Margit Gáspár, l’ex-directrice du TMO, ?gure comme directrice éventuelle pour le théâtre Madách, et dans la proposition288 du 21 avril comme future directrice pour le théâtre de Győr. Ces projets indiquent que la direction théâtrale ministérielle renouvelée avait immuablement con?ance en elle. Cependant, cette con?ance politique a manqué, dès le départ, envers le nouveau directeur du TMO, qui était indiscutablement représentant de la tradition ancienne289. Dans une proposition290 d’avril 1958, le nom de Fényes est marqué d’un point d’interrogation. Le motif invoqué pour la nomination du compositeur est que « son répertoire prévu contient des opérettes nouvelles » (note 290).

Le rapport ministériel291 du 4 juin 1958 présente une image désillusionnée. Le rapporteur constate, parmi d’autres, que « les contre-révolutionnaires, les plus actifs se recrutent parmi les acteurs » (note 291), et que les éléments révisionnistes et petits-bourgeois abondent dans le domaine théâtral. Il  remarque que les représentants du métier théâtral sont majoritairement passifs, seulement 20 % d’entre eux (membres du Parti et sans-parti) militent pour la politique du gouvernement Kádár et du Parti. En même temps, il juge bon la croissance du nombre de supporteurs de la politique du gouvernement, en citant à titre d’exemple que 120 collaborateurs du TMO ont participé au dé?lé du premier mai. Le TMO serait donc resté un théâtre « loyal ».

Entre 1957 et 1958, les décisions longuement préparées sont rati?ées aux conférences vice-ministérielles. À  la conférence292 du 10  mai 1957, le metteur en scène du TMO, Miklós Szinetár, est accepté comme membre du Conseil d’art théâtral. Le  5  juillet, la conférence293 prend une décision à propos d’un acte d’appel déposé par 13 acteurs condamnés à l’interdiction temporelle d’exercer leur profession « à cause de leur conduite pendant la

287 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.288 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.289 La question se pose : pourquoi la pratique de l’opérette socialiste n’a-t-elle pas formé un

candidat quali?é ?290 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.291 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.292 XIX-I-4-eee 1. d. 1.tét.293 XIX-I-4-eee 1. d. 7. tét.

Chapitre II

169

contre-révolution » (note 293). Les appels sont majoritairement rejetés, mais la peine du bon vivant du TMO (János Borvető) est réduite.

Les documents du Parti dévoilent que les résultats antérieurement accentués du transfert culturel sont contestables. Selon un rapport con?dentiel294 du 14 mars 1957, les caractéristiques du monde théâtral sont «  le nationalisme anti-soviétique, le cosmopolitisme, la révérence devant l’occident » (note 294). Le rapporteur liste également les problèmes actuels qui sont  les suivants  :  «  protestations nationalistes  » exprimées par les pièces hongroises classiques, rejet de la direction de l’État, rejet du réalisme socialiste, préférence donnée à l’idéologie idéaliste. Un rapport295 du 3 avril 1957 demande avec empressement des mesures administratives pour étou@er les soi-disant groupements dont l’activité se dirige contre les communistes et contre la démocratie populaire.

Au cours de la préparation de la session de Politburo et du Comité central du MSZMP, où les questions de la vie théâtrale ont été portées à l’ordre du jour, certains professionnels communistes ont été sommées de donner leur avis sur les transformations nécessaires dans le domaine théâtral. Le 10 février 1958, le metteur en scène Ferenc Hont présente son projet296 élaboré pour la réunion théâtrale du Parti. Il propose à la fois « l’accentuation du caractère socialiste du théâtre hongrois et la suppression de la camelote petite-bourgeoise dans le théâtre » (note 296). D’après lui, la nomination de directeurs « communistes ou loyaux » à la tête des théâtres est indispensable. Le 13 mars 1958, le directeur du \éâtre National, Tamás Major, fournit un plan297 lors de la même réunion du Parti. En suivant la tactique politique de l’époque, il part à  l’attaque sur deux fronts, en proposant une lutte contre « la réaction et les révisionnistes » et contre «  les communistes sectaires  » (note 297). Major, représentant du « champ de production restreinte », selon l’expression de Bourdieu, propose «  la liquidation de programmes théâtraux médiocres, ayant un caractère petit-bourgeois » et encourage une lutte contre l’opinion selon laquelle «  la mission de théâtre est de faire divertir et de servir les spectateurs » (note 297). Le traitement préférentiel exigé pour les théâtres dramatiques par rapport aux théâtres musicaux anticipe déjà la diminution du prestige du TMO. Un rapport du Parti298, qui date du 19 février 1958, rewète la même conception en voie de formation en condamnant « les programmes de variétés » et « l’abaissement du niveau du TMO, qui ne donne plus le bon exemple du divertissement approprié

294 M-KS-288–33 1. ő. e. 18–22. o.295 M-KS-288–22 1. ő. e. 56–62. o.296 M-KS-288–33 12. ő. e. 28. o.297 M-KS-288–33 12. ő. e. 37–42. o.298 M-KS-288–33 24. ő. e. 37–47. o.

Gyöngyi Heltai

170

au point de vue idéologique » (note 298). Nous voyons, à la di@érence de la période précédente, que le nom du TMO émerge plus en plus souvent dans un contexte négatif dans les actes oJciels. La direction théâtrale le considère comme « un théâtre de droite », bien que le TMO n’ait pas opposé de résistance, même symbolique, au régime Kádár. Cette mé?ance, observable dès 1957, tire probablement son origine de la suspicion du pouvoir communiste envers le nouveau directeur, nommé faute de mieux.

L’intention de reconsidérer la politique théâtrale est discernable du fait que même le forum le plus haut du Parti, le Politburo, a discuté la mission renouvelée des théâtres. Au cours de la séance299 du 10  juin 1958, le vice-ministre de la culture Aczél fait un exposé sur la situation actuelle des théâtres : les priorités d’époque sont facilement discernables, si nous constatons qu’il part de la constatation que le nouveau Parti compte seulement 244 membres dans les théâtres. Le MSZMP ne semble pas suJsamment fort là-bas. Aczél remarque aussi que parmi les 19 directeurs, il n’y a que 11 adhérents au Parti, et ajoute que dans les théâtres, «  l’activité idéologique manque et les cellules du Parti sont faibles » (note 299). Le directeur du \éâtre National, dans son intervention, demande « une action contre le ralliement des réactionnaires », et insiste sur l’augmentation des subventions payables aux théâtres. János Kádár – premier secrétaire du Parti, « choisi » par les Soviétiques, et en même temps chef de gouvernement – a requis dans son intervention « la nomination d’une direction communiste à l’Académie théâtrale » (note 299). Cependant, il a déconseillé de faire une campagne de recrutement pour le MSZMP dans le domaine théâtral. C’est mieux, dit-il, si les acteurs eux-mêmes ont recours au Parti. Il s’oppose à la sanction des acteurs et metteurs en scène qui « ont tiré la leçon de leurs fautes  » (note 299). Son intervention révèle sa tactique précautionneuse. Le 25 juillet 1958, le Comité central du Parti a mis à l’ordre du jour les directives théâtrales300. Devant ce forum, plus grand que le Politburo, Kádár prononce un discours combatif. Concernant les théâtres, il juge encourageant que, parmi les détenteurs des trois postes « clés » (directeur, metteur en scène en chef, lecteur au théâtre301), au moins un est membre du MSZMP. Il  exhorte à  l’ampli?cation de l’inwuence communiste sur la vie théâtrale. D’après lui, les spectacles doivent faire miroiter le socialisme aux spectateurs, comme ils l’avaient fait lors de la période comprise entre 1948 et 1950. Le vice-ministre Aczél, dans son intervention, détermine une faute de la politique culturelle

299 M-KS-288–5 82. ő. e.300 M-KS-288–4 18. ő. e.301 Il s’agit d’un dramaturge à  l’intérieur du théâtre qui a choisi et adapté les pièces et qui

a composé le répertoire.

Chapitre II

171

antérieure quand, entre 1949 et 1956, la politique culturelle a été dirigée par des « petits-bourgeois cultivés qui ont dévié, à gauche ou à droite, de la ligne de conduit du Parti » (note 300). Comme nouvelle mission, il désigne l’aJliation graduelle des intellectuels non marxistes à  la construction du socialisme. À propos des spectacles, il souligne l’importance du « pathos socialiste », en soulignant que c’est avec le pouvoir a@ectif qu’on peut exercer la plus grande inwuence sur les spectateurs. Plusieurs délégués du Comité central (György Marosán, Béla Biszku) réclament du Parti qu’il exerce une surveillance plus rigoureuse sur les théâtres. Dans sa deuxième intervention, Kádár adopte cette proposition302, en énonçant qu’« entre une culture socialiste de niveau moyen et une culture anti-socialiste du niveau élevé, nous devons choisir la culture socialiste de niveau moyen » (note 300). Selon le procès-verbal de la séance, la présentation du vice-ministre à propos de la vie théâtrale a été unanimement approuvée par le Comité central. Après ces approbations, les Directives de la politique culturelle ont été ?nalisées. À  l’intérieur d’un document du 14 août 1958, nous trouvons son exemplaire approuvé303. À partir de là, ces Directives ont déterminé la stratégie théâtrale ou, à tout le moins, le niveau de discours. Les Directives partent de la condamnation « qu’après 1956, la direction du Parti et celle de l’État ont été poussées à l’arrière-plan, que certains artistes ont voulu écarter le marxisme-léninisme de la vie culturelle, que le chiqué petit-bourgeois et la décadence bourgeoise ont proliféré dans le divertissement » (note 303). Selon les Directives, à l’avenir, les aspirations réalistes socialistes doivent jouir de protection, les directeurs de théâtres – par la pression exercée sur le goût – doivent supprimer la contradiction actuelle entre le souhait des masses et l’ambition d’ordre supérieur. Donc, le but de l’activité théâtrale reste la même304,

302 Ce plaidoyer de Kádár pour la culture de masse pourrait théoriquement faciliter la position de l’opérette socialiste et du TMO. Cependant, le vice-ministre de la Culture, qui a réellement dirigé les a@aires théâtrales, favorisait les théâtres dramatiques, la conception de théâtre d’élite.

303 M-KS-288–4 18. ő. e.304 Le vice-ministre Aczél énonce ce but comme ceci : « L’objectif invariable de notre politique

culturelle consiste à réaliser la politique du Parti dans la vie culturelle. Sa mission est de faire pénétrer sans cesse plus profondément l’idéologie marxiste-léniniste dans notre vie sociale et culturelle, de soutenir l’édi?cation du socialisme dans notre pays en s’appuyant sur nos traditions nationales progressistes et sur les forces intellectuelles progressistes – socialistes notamment – du monde entier, d’aider à la formation d’une conscience, d’une morale et d’un mode de vie socialistes, de faire des valeurs de la culture progressiste et socialiste le bien de masses sans cesse plus larges. […] Notre politique culturelle a pour tâches fondamentales de soutenir idéologiquement, matériellement et moralement les tendances socialistes et de les populariser ; de critiquer les opinions bourgeoises et petites-bourgeoises » (Aczél, 1971 : 129–130).

Gyöngyi Heltai

172

mais les méthodes appliquées à cette ?n sont divergentes, le Parti-État ne se borne plus aux ordres305.

En listant les intentions palpables dans le contexte culturel, il faut absolument mentionner les dispositions prises pour faire des économies dans le domaine théâtral. Le  conseil des ministres avait réduit la subvention des théâtres306 pour 1958 de 7,7 millions HUF, ce qui a signi?é un licenciement massif (150 employés théâtraux ont été congédiés). Un  document ministériel307 du 18  août 1958 informe de la réduction touchant le TMO, dont l’e@ectif fut réduit de 344 à 328 employés. Notons que ces e@ectifs dépassent de beaucoup ceux du TMO d’avant-guerre. Un  rapport ministériel308 du 11  novembre 1958 contient le plan d’une réduction ultérieure (54  800  HUF) de la subvention du TMO. Pour le nouveau directeur (l’ex-directeur du TMO privé), ces restrictions ?nancières n’étaient pas inhabituelles. Cependant, dans le contexte socialiste, il a  eu les mains liées, étant donné que le fonds de devises étrangères, utilisable pour le paiement des droits d’auteur, a également été réduit. Cette limitation a rendu très diJcile la mise en scène d’opérettes de la tradition ancienne. Sauf dans le cas de ces opérettes traditionnelles, qui ont été majoritairement jouées dans la forme d’une adaptation politisée, une salle comble était plus en plus diJcilement assurable au TMO. Donc, le nouveau directeur devait a@ronter des diJcultés presque insurmontables en 1957, tout comme son prédécesseur communiste en 1949. L’un et l’autre étaient réduits à  réinventer le genre dans un contexte culturel nouveau, qui était la conséquence d’un bouleversement politique. La  di@érence entre leur situation était bien délicate. Après le changement de régime et l’établissement de la dictature totalitaire en 1949, Margit Gáspár a dû surmonter des oppositions essentiellement idéologiques et des menaces de la dictature totalitaire. Après le bouleversement social de 1956, dans le régime communiste remanié, une nouvelle diJculté a surgi pour Szabolcs Fényes. Outre les attentes politiques, il devait combattre les suppressions ?nancières constantes et les restrictions de devises étrangères payables pour les droits d’auteur.

305 « Elle n’entend cependant pas restreindre les fonctions socio-idéologiques complexes de la culture à un rôle politique immédiat » (Aczél, 1971 : 131).

306 XIX-I-4-@ 4. d. 109. 9979/1958.307 XIX-I-4-@ 4. d. 110.723.308 XIX-I-4-@ 4. d. 110. 723.

Chapitre II

173

Attitude face au modèle soviétique

Dans le domaine du transfert culturel, entre 1957 et 1958, il y  eut un changement fondamental, notamment que l’inwuence culturelle opérant entre les opérettes soviétiques et hongroises s’est renversée. Plusieurs documents d’archives témoignent de l’intérêt soviétique porté aux opérettes hongroises. C’était probablement la conséquence du succès prodigieux de la tournée du TMO à Moscou et à Leningrad au tournant de 1955 et 1956. Un mémorandum ministériel309 du 20 novembre 1957 sollicite une permission du voyage à Sverdlovsk pour le librettiste, le compositeur, le metteur en scène et le décorateur d’une opérette socialiste hongroise contemporaine (Valahol délen). Les artistes hongrois étaient invités pour la première soviétique de cette opérette. Le  28  janvier 1958, le vice-ministre Aczél310 requiert une permission de voyage à Tallin pour le compositeur de l’opérette hongroise mentionnée. L’invitation soviétique311 du 29 janvier 1958 pour le metteur en scène (Miklós Szinetár) et pour le décorateur (Zoltán Fülöp) de la Princesse Czardas, mise en scène au TMO, témoigne de la croissance du prestige de la tradition ancienne en URSS. En e@et, les artistes hongrois ont été invités a?n de mettre en scène une opérette de la tradition ancienne (La baronne Lili de Jenő Huszka) à Moscou. Le titre de l’opérette choisie signale en soi le retour dans la politique de l’opérette.

Cependant, en Hongrie, le régime Kádár s’e@orçait de maintenir ou recommencer les actions symboliques exprimant l’exemplarité de la culture soviétique. Cette intention politique a indéniablement comporté des risques dans un pays où une révolution anti-totalitaire et anti-soviétique avait été écrasée par l’Armée Rouge en 1956 et où l’aversion de la société pour la culture soviétique était très forte. Le renouvellement partiel de cette pratique élogieuse a  probablement été utilisé par le pouvoir communiste comme moyen de communiquer l’immobilité du statu quo. Le  5  septembre 1957, le vice-ministre Aczél ordonne aux théâtres de célébrer «  le quarantième anniversaire de la grande révolution socialiste d’octobre312 ». Il prescrit qu’à cette occasion, les théâtres doivent mettre en scène « des pièces rewétant les idées de socialisme ou les pièces soviétiques et russes313 ».

309 XIX-I-3-a 608. d. 8775–160–152.310 XIX-I-4-@ 4. d.311 XIX-I-4-@ 4. d. 109. 119/1958.312 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.313 . Dans le cadre de cette campagne, les cinémas devaient projeter des ?lms soviétiques, il

y avait une semaine musicale hungaro-sovétique et une exposition intitulée « Beaux-arts hongrois pour la liberté et pour le socialisme ».

Gyöngyi Heltai

174

D’après les listes de pièces recommandées, la préférence donnée aux pièces soviétiques demeure après 1956. Pourtant, parmi les pièces recommandées, la proportion de pièces soviétiques diminue et dans ce dernier groupe, les drames schématiques faisaient place aux drames pathétiques, romantiques. Dans son rapport du 25 février 1958, l’Institut de théâtre et de ?lm procure314 la liste des pièces étrangères recommandées. Parmi les 36 pièces, il y a 13 pièces soviétiques et 6 russes. Le rapporteur note que dès 1957, trois drames soviétiques ont été mis en scène en Hongrie. Sur une autre liste de recommandation315 qui date du 8 avril 1958, la prédominance des pièces soviétiques et russes est également évidente. Mais ici, en dehors des 47 drames soviétiques, ?gurent encore 5 pièces bulgares, 9 tchèques, 13 yougoslaves, 5 chinoises, 11 polonaises, 7 roumaines, 2 turques, 6 classiques antiques, 19 anglaises, 8 américaines, 3 argentines, 5 danoises, 20 françaises, 1 islandaise, 2 norvégiennes, 10 italiennes, 16 allemandes, 7 espagnoles et 2 suédoises. Bien plus, parmi les pièces recommandées à la mise en scène, nous trouvons 20 drames hongrois d’entre-deux-guerres, ce qui prouve une intention d’ouverture. Cependant, une remarque apportée a posteriori au document révèle que le vice-ministre n’a pas approuvé cette liste de recommandations. Donc, dès 1957, le métier montre de l’éloignement pour les pièces soviétiques, mais cette intention est équilibrée par les dispositions du vice-ministre.

Un autre signe indiquant l’intention de rétablir le statu quo, en vigueur avant 1956, était l’obligation renouvelée pour les théâtres de rapporter leurs activités reliées aux «  a@aires soviétiques  ». Le  2  décembre 1958, un mémorandum ministériel316 inventorie les pièces soviétiques représentées au cours du « Mois de l’amitié hungaro-soviétique » (type d’action introduite en 1950 pour la di@usion de la culture soviétique). À la di@érence des périodes précédentes, l’opérette soviétique ne ?gure plus au programme. En  1958, un rapport ministériel annonce au vice-ministre le nombre de spectateurs assistant aux spectacles de pièces soviétiques317, ce qui prouve de nouveau l’importance politique attribuée à ces spectacles, dont la seule présence dans le répertoire n’était pas suJsante pour la direction théâtrale. La manifestation du désintéressement de la part de spectateurs était également intolérable et devait être dissimulée par les techniques de la location collective des spectacles.

En bref, le loyalisme envers le modèle soviétique n’a plus été exprimé par la mise en scène obligatoire des pièces de propagande. L’adaptation à la méthode

314 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.315 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.316 XIX-I-4-aaa 51. d. 65. dossz.317 XIX-I-4-aaa 51. d. 65. dossz.

Chapitre II

175

de Stanislavski n’a plus été explicitement exigée des théâtres. La  direction théâtrale se contentait de la mise en scène sporadique de pièces soviétiques sentimentales, lesquelles ont été mieux tolérées par le public hongrois. La mise en scène des opérettes soviétiques n’a plus été une exigence manifeste.

L’autorisation du répertoire

Le vice-ministre Aczél a joué un rôle décisif dans ce domaine. Entre 1957 et 1958, le MC  presse, avant tout, la mise en scène des pièces nouvelles hongroises. Une liste ministérielle318 du 23 janvier 1958 inventorie les pièces contemporaines hongroises, dont la représentation est projetée à Budapest. Selon cette liste, le TMO prépare la mise en scène de 4 opérettes et comédies musicales nouvelles hongroises. Donc, sous la direction de Szabolcs Fényes, le théâtre continue de composer son répertoire selon les exigences du Parti-État. Il y a seulement un théâtre (Néphadsereg Színház) qui prépare plus de 4 drames nouveaux hongrois319.

Le procédé de l’autorisation de répertoire était moins réglementé qu’avant 1956. Un document ministériel320 du 16 mai 1958 souligne que «  la liste de recommandation ne signi?e plus un commandement » (note 320). Il y a un aspect nouveau selon lequel le message politique doit se manifester sous forme de drames modernes, conformes à l’esprit du temps. L’unanimité schématique, l’ardeur idéologique n’étaient donc plus une exigence321. L’opérette, un genre par nature schématique, était de moins et moins capable de répondre aux exigences de cette modernité et a graduellement été reléguée à l’arrière-plan.

Le 10 juin 1958, le directeur du TMO porte322 devant le MC le répertoire projeté du théâtre pour la saison de 1958–59. Dans ce projet, fortement argumenté, nous trouvons une opérette soviétique, une opérette roumaine et une comédie musicale américaine « progressiste ». Cependant, Fényes met

318 XIX-I-4-aaa 57. d. 84. dossz.319 La di@érence entre la norme idéologique et la pratique politique est démontrable par le

fait que ces mêmes directeurs de théâtres, qui avaient surtout suivi la directive politique, ont été licenciés peu de temps après parce qu’ils ont été considérés comme « bourgeois et indignes de con?ance » (Magyar, 1993).

320 XIX-I-4-@ 109. 675/1958 4. d.321 « Dans nos Principes culturels, nous avons précisé la politique à suivre  : il faut épauler

et encourager l’art socialiste  ; faire publier les ouvrages de conception non socialiste, mais qui ont de la valeur, ainsi que les créations les plus importantes de la littérature occidentale d’aujourd’hui, la critique aidant à interpréter ces œuvres et à s’y orienter en faisant la distinction entre l’idéologie socialiste et non socialiste » (Aczél, 1971 : 32).

322 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.

Gyöngyi Heltai

176

également en évidence son engagement vis-à-vis de la tradition ancienne de l’opérette hongroise. Son objectif est formellement similaire au but de son prédécesseur : programmer beaucoup d’opérettes nouvelles hongroises, quelques opérettes soviétiques et de démocraties populaires et quelques reprises classiques. Par ailleurs, il a@ermit sa volonté de reconquérir le prestige international de l’opérette hongroise au sein du théâtre musical international, y  compris dans les pays d’Europe occidentale. Fényes ambitionne aussi la renaissance de l’opérette hongroise, comme Margit Gáspár, mais pour atteindre ce but, il souligne plus la tradition que le contenu moderne.

La position des opérettes réalistes socialistes dans le répertoire

Les notes qui ont été adressées au TMO sur les di@érentes versions d’opérette contiennent plutôt des restrictions et des interdictions. La débâcle économique après la révolution explique la crise ?nancière et la disette de devises observables dans les théâtres. Cette carence a touché, avant tout, la mise en scène des opérettes classiques. De plus, la direction théâtrale a utilisé le fonds de change élevé, alloué aux théâtres pour payer les droits d’auteur et les tantièmes payables en change élevé, comme moyen indirect d’inwuencer le répertoire. Le  théâtre ayant épuisé son fonds de change élevé, les opérettes classiques devaient inévitablement quitter l’aJche. Le  TMO a  été considérablement a@ecté par cette pratique qui, sans application d’une censure, a véritablement limité la mise en scène des opérettes de la tradition ancienne. Le 26 mars 1958, le MC informe323 les théâtres que leur fonds de change élevé doit être réduit de 30 %. Mais cette mesure a tellement déstabilisé les répertoires que, le 24 juillet, le MC a consenti324 à une augmentation du fonds.

En général, le nombre de pièces étrangères a augmenté dans les répertoires et la réglementation des droits d’auteur s’est également intensi?ée. Le  25  septembre 1958, la section des réviseurs du MC  dresse la liste325 des compétences du Bureau des droits d’auteur, qui sont les suivantes  : perception, enregistrement et gestion des droits d’auteur à l’intérieur du pays, contraction, acquittement des droits d’auteur pour les continuateurs légaux à  l’extérieur, achat et vente des droits d’auteur. Le  rapporteur réaJrme le bien-fondé de la restriction concernant les pièces à propos desquelles l’État doit acquitter les droits d’auteur en change élevé.

323 XIX-I-4-@ 4. d. 109. 419/1958.324 XIX-I-4-@ 4. d. 110. 144.325 XIX-I-4-@ 4. d. 110660/1958.

Chapitre II

177

L’esprit d’épargne touche même l’acquittement d’avances payables pour les compositeurs et librettistes d’opérettes nouvelles. Dans son rapport326 du 21  juin 1958, le TMO dresse la liste au MC  des avances payées par le théâtre entre janvier 1957 et  juin 1958. Dans sa réponse, le vice-ministre marque son mécontentement et veut savoir qui a  autorisé le paiement de ces avances. La sévérité de plus et plus marquante de la part de la direction théâtrale n’a pas été atténuée par l’intérêt international porté aux productions du TMO. Le  rapport327 du ministère des A@aires étrangères du 4  mai 1957 relate la réussite de l’adaptation de la Princesse Czardas à Dresde (République démocratique allemande). Le rapporteur relève les mérites de l’ex-directrice du TMO (Margit Gáspár) qui a  fait béné?cier le spectacle de ses conseils. Il applaudit la forte critique sociale qui a caractérisé la mise en scène et ajoute que le théâtre d’opérette de Prague considère aussi la mise au programme de cette adaptation et que le théâtre de Dresde projette la production d’une opérette socialiste hongroise (Szelistyei asszonyok). Manifestement, Margit Gáspár, qui avait quasi inventé la conception de l’opérette socialiste hongroise, n’a pas abandonné son projet, même après avoir démissionné de son poste. Une note ministérielle328 du 23 octobre 1957 informe que les autorités théâtrales de la République démocratique allemande portent de l’intérêt aux opérettes nouvelles hongroises. Cependant, nous n’avons pas trouvé de documents dans lesquels le MC aurait recommandé la mise en scène des opérettes soviétiques ou celles de « démocraties populaires » aux théâtres hongrois. Visiblement, ces versions du théâtre musical ont cessé de servir d’exemple à  la direction théâtrale comme représentations d’une modernité théâtrale désirable.

Entre 1957 et 1958, le TMO a expédié au MC seulement deux lettres au sujet des versions nouvelles. Le  synopsis329 d’une opérette intitulée Ibusz kisasszony, composée par Szabolcs Fényes et écrite par Iván Szenes, et la proposition330 de répertoire déposée par Fényes le 10  juin 1958, révèlent que les livrets des opérettes nouvelles projetées au TMO soulignent plus les petites libertés de la vie privée (possibilité de vacances à l’étranger) qu’une agitation politique manifeste. Donc, les opérettes nouvelles proposées par Fényes s’accommodent mieux à la tradition ancienne, plus précisément aux opérettes d’entre-deux-guerres.

326 XIX-I-4-@ 2. d. 109937/1958.327 XIX-I-3-a 608. d. 8775–83.328 XIX-I-3-a 608. d. 8775–160–135.329 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.330 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.

Gyöngyi Heltai

178

Attitude politique appliquée au métier théâtral

L’acteur

L’attitude bienveillante de Parti-État envers le TMO a cessé d’exister après la nomination du nouveau directeur. Le  7  décembre 1957, le rapport331 du comité du Parti du sixième arrondissement reproche que pendant « la contre-révolution, les fonctionnaires dirigeants communistes ont été congédiés et les acteurs communistes ont été apostrophés au TMO » (note 331). Le rapporteur désapprouve aussi qu’une action de secours ait commencé au TMO en faveur d’un acteur, János Borvető, condamné pour sa prétendue activité en 1956. Il  reproche aussi au directeur Fényes d’avoir engagé «  des éléments réactionnaires ». Dans son rapport332 du 19 février 1958, la section d’agitation et de propagande du comité du Parti de Budapest désapprouve que le directeur du TMO « soit inwuencé défavorablement par les éléments qui avaient été congédiés des autres théâtres pour des raisons politiques » (note 332). Il condamne aussi «  la concentration des éléments de droite au TMO » (note 332). Un rapport ministériel333 du 4 juin 1958 lance une attaque contre les vedettes de la tradition ancienne, en reprochant que « les groupes d’un e@et négatif se formaient aux environs de certains acteurs d’esprit bourgeois, par exemple Kálmán Latabár » (note 333). Ce manque de con?ance est saisissable dans l’intention de contrôler les revenus des acteurs et de réduire les e@ectifs du TMO. Dans le cadre de cette détermination, 19 mai 1958, un relevé statistique334 totalise les apparitions extrathéâtrales de certains acteurs entre le 1er octobre 1957 et le 31 mars 1958. Les représentants de la tradition ancienne d’opérette (Feleky, Honthy, Latabár) sont en tête de cette liste et leur popularité immuable chez les spectateurs provoque l’irritation dans les milieux touchant de près le MC.

Les lettres du TMO au sujet de ces acteurs sont plutôt des tentatives de protection contre les attaques politiques, comme ce fut le cas lors de la période comprise entre 1949 et 1953. Il  y a  six lettres qui touchent l’activité prétendue de János Borvető, membre du comité révolutionnaire du TMO pendant la « contre-révolution ». (Étonnamment, ces documents ne mentionnent pas que le président de ce comité était le fameux comique, Kálmán Latabár. Nous n’avons trouvé aucun document visant sa mise en cause). L’acteur incriminé a été visiblement choisi pour « faire un exemple », mais il essaie de prouver « son innocence » par la présentation au MC de

331 M-KS-288–33 5. ő. e. 18–28. o.332 M-KS-288–33 24. ő. e. 37–47. o.333 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.334 XIX-I-4-aaa 57. d. 84. dossz.

Chapitre II

179

pièces certi?catives écrites majoritairement par ses collègues entre le 11 et le 13 juin 1957. Une de ces lettres, écrite par le directeur des services techniques du théâtre335 rend pleine justice à  Borvető pour avoir brisé la grève des théâtres336, plus exactement pour le fait que le TMO avait déjà repris ses activités en décembre 1956. Ajoutons que « La bonne conduite du bon vivant [Borvető] durant la contre-révolution » est également mentionnée dans une lettre rédigée et signée par un capitaine337, par un contrôleur des billets338 et par un concierge339. Cependant, quelqu’un a  détaché340 de cette collection épistolaire la lettre écrite par Latabár, président du comité révolutionnaire du TMO. Ce  manque dévoile la tactique sélective sophistiquée employée après 1956 pour l’établissement de la responsabilité. En annexant ces lettres à sa pétition du 13 juin 1957, le bon vivant se prononce en appel341 contre le retranchement pour un an de son autorisation à exercer sa profession.

Le nouveau directeur cherche à découvrir de nouvelles vedettes pour le TMO. Le 2 mars 1957, il dépose une motion au MC342 a?n d’accorder une distinction d’État (prix Jászai Mari) à  trois membres de la troupe (Anna Zentay, Vera Sennyei, László Hadics). Le 25  juin 1957, le TMO sollicite la permission343 d’engager deux élèves sortants de l’Académie théâtrale unique du pays. La  direction centralisée avait stipulé que les élèves sortants de l’Académie devaient obligatoirement jouer en province pour deux saisons. Le manque angoissant de vedettes au TMO est également palpable lorsqu’on examine une demande344 du 20 septembre 1957 dans laquelle Fényes sollicite la permission d’engager un de ténors de l’Opéra (János Sárdy). Le  MC approuve cet engagement supplémentaire à la condition que le revenu mensuel

335 XIX-I-3-a 608. d. 8775–515.336 Les théâtres ont protesté par cette grève contre l’occupation militaire soviétique.337 XIX-I-3-a 608. d. 8775–515.338 XIX-I-3-a 608. d. 8775–515.339 XIX-I-3-a 608. d. 8775–515.340 Le manque dans les archives de documents connexes à  l’activité de Latabár pendant la

révolution a@ermit le témoignage de Margit Gáspár, porté dans ses mémoires (Gáspár, 1985 : 315), selon lequel elle serait personnellement intervenue dans l’a@aire du comique après 1956. Il  est également probable que les dirigeants du régime Kádár qui, entre 1957 et 1958, ont ambitionné tout d’abord une consolidation sociale, n’ont pas voulu publiquement sanctionner le comique populaire, qui fut, avant 1956, un emblème de l’opérette socialiste.

341 XIX-I-3-a 608. d. 8775–515.342 XIX-I-3-a 608. d. 8775–51.343 XIX-I-3-a 608. d. 8775–323.344 XIX-I-3-a 608. d. 8775–391.

Gyöngyi Heltai

180

du ténor ne dépasse pas 10 000 HUF345. Le 27 juin 1957, le TMO sollicite346 la modi?cation de cette contrainte en proposant la détermination pour chaque acteur d’un «  nombre d’apparitions obligatoirement exécutables  » dans son théâtre et l’institution d’une prime payable pour les apparitions supplémentaires » (note 345). Le TMO avance l’argument que cette prime est indispensable a?n d’attacher au théâtre des vedettes qui peuvent gagner beaucoup plus au moyen d’engagements extrathéâtraux et de programmes de variétés. En suivant encore une fois la logique de la tradition ancienne, le 14 avril 1958, le directeur du TMO sollicite sans succès une augmentation347 à 300 HUF du cachet d’une actrice de passage (Márta Fónai). Ces documents prouvent que le nouveau directeur lutte avec endurance mais sans succès pour l’établissement de cachets proportionnels à la performance artistique au TMO. Le MC veut conserver « l’égalitarisme ».

Les contraintes touchant les acteurs ne se limitaient pas au théâtre. Les acteurs étaient obligés à  demander la permission ministérielle de voyager à l’étranger. Cependant, contraitement aux époques précédentes, la possibilité de partir en vacances à  l’étranger était déjà gagnée. La direction théâtrale ministérielle considérait ce type d’autorisation comme une rémunération. Un  document ministériel348 du 5  juillet 1957 révèle que Kálmán Latabár a  obtenu un permis de voyage à  l’étranger «  pour le traitement de son diabète et pour faire un voyage d’études » (note 348). Le 31 juillet 1957, un autre membre du TMO (László Ferencz) obtient un payement d’avance de 3000 HUF pour son voyage d’études349 à Paris. Le 10 septembre 1957, la prima donna Marika Németh sollicite la permission ministérielle350 de contracter un engagement de 22 spectacles au Volksoper de Vienne. Malgré le fait que le directeur du TMO ait appuyé sa requête, le MC ne l’a pas approuvée pas.

Il est surprenant que d’autres requêtes de Latabár aient également été soutenues, malgré son rôle joué dans la révolution. Le 18 septembre 1957, Latabár sollicite la permission ministérielle351 de jouer et d’agir comme metteur en scène dans un engagement extrathéâtral. Le MC autorise même une tournée nationale pour la troupe d’occasion en question.

345 Donc, la pratique de la tradition ancienne d’autrefois, qui voulait que la vedette gagne beaucoup plus que les autres membres de la troupe, n’a pas été tolérée par la direction théâtrale. Bien plus, le théâtre n’était pas en droit d’augmenter le revenu de ses membres.

346 XIX-I-3-a 608. d. 8775–12–138.347 XIX-I-4-@ 4. d. 109513/1958.348 XIX-I-3-a 608. d. 8775–160–20.349 XIX-I-3-a 608. d. 8775–12–194.350 XIX-I-3-a 608. d. 8775–160–83.351 XIX-I-3-a 608. d. 8775–392.

Chapitre II

181

Un changement par rapport aux périodes précédentes que certaines décisions politiques, le MC attribue au théâtre. Ce geste a probablement été destiné à manifester «  l’indépendance de théâtres ». Le 21  février 1958, le TMO demande l’opinion ministérielle352 en vue de l’engagement éventuel d’un ex-membre retourné en Hongrie après avoir émigré en décembre 1956. Dans sa réponse, le MC recommande au théâtre de prendre la décision sans la rejeter sur le ministère353.

Le metteur en scène comme censeur idéologique

La direction théâtrale ministérielle n’a pas eu con?ance en les metteurs en scène engagés par Szabolcs Fényes. Ils ont été considérés comme « bourgeois », ce qui prouvait bien dans le discours de l’époque l’inconsistance politique. De plus, ces metteurs en scène avaient eu trop de relations avec la tradition ancienne d’opérette. Le  9  avril 1958, une note ministérielle354 propose le licenciement du metteur en scène en chef du TMO (Tivadar Horváth) et la nomination de Tibor Hegedűs à son poste, en soulignant que Hegedűs est membre du Parti. Cette proposition355 se répète le 21 avril 1958, indiquant «  l’inaptitude  » des metteurs en scène actuels (Tivadar Horváth et István Egri) du TMO. Il n’est donc pas surprenant qu’un document356 du 23 avril 1958 contienne la démission de Tivadar Horváth de son poste de metteur en scène en chef. Son successeur est Miklós Szinetár (metteur en scène de la Princesse Czardas), qui béné?cie de la con?ance du MC. Ce que l’on constate dans un document357 du 15 décembre 1958 selon lequel le nouveau metteur en scène en chef a été choisi comme représentant du TMO dans un nouvel organe ministériel, dans le Conseil d’art dramatique.

Le 9  août 1958, un mémorandum ministériel358 informe que le TMO a renoncé à un poste de metteur en scène, ce qui indique indéniablement une éclipse de la mise en scène comme activité artistique à  l’intérieur du

352 XIX-I-4-@ 4. d. 109. 247/1958.353 Pour contextualiser cette attitude d’apparence démocratique, nous citons Ferenc Kulin

(Kulin, 1994) qui est d’avis que la liberté de décision laissée aux niveaux inférieurs après 1956 n’était qu’une formalité. Il argue qu’au milieu de la répression ample (400 condamnations à mort), les dirigeants communistes ont été conscients que personne n’osait béné?cier de ce droit codi?é. Dans le climat d’intimidation, l’autocensure a fonctionné presque plus e@ectivement que la censure exercée par le pouvoir.

354 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.355 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.356 XIX-I-4-@ 4. d. 109. 566/1958.357 XIX-I-4-@ 4. d. 111. 130/1958.358 XIX-I-4-aaa 51. d. 65. dossz.

Gyöngyi Heltai

182

théâtre. Cette mesure signale en soi que la réforme de l’opérette n’est plus une priorité de la politique culturelle.

Location collective des spectacles

Après l’échec manifeste de la propagande politique o@ensive, le pouvoir communiste remanié devait inévitablement reconsidérer les méthodes appliquées à  la location collective des spectacles. Cependant, les documents témoignent que les intentions sont restées immuables : la politique culturelle a obstinément continué à chercher les méthodes avec lesquelles les spectateurs pouvaient être accoutumés aux drames progressistes et déshabitués des opérettes anciennes359. Les solutions proposées ont eu un caractère administratif. En 1957, le théâtre ambulant (Állami Faluszínház) adresse une pétition360 au MC en demandant la limitation du nombre de tournées e@ectuées par les théâtres provinciaux. Le directeur du théâtre ambulant argue que « leurs spectacles progressistes  » ne sont pas capables de soutenir la concurrence avec les opérettes de la tradition ancienne (Le pays de sourire, Fekete Péter) et avec Kálmán Latabár. Donc, le directeur attribue la décroissance du nombre de spectateurs villageois à  la concurrence des opérettes traditionnelles. Ceci montre que les productions réalistes socialistes s’avéraient non compétitives même dans un milieu villageois non « contaminé » par la culture cosmopolite. En  suivant la même intention de réconcilier les ouvriers et les spectacles progressistes, le 3  juin 1958, le MC  sonde361 la proposition centésimale des travailleurs à l’intérieur du public.

Un autre exemple d’utilisation politique de la location collective des spectacles était l’action durant laquelle le MC  a fait de son mieux pour remplir les salles de spectacle à l’anniversaire de la révolution (24 octobre). Cette action était destinée à  illustrer la consolidation du pays. Une note ministérielle362 du 23  octobre 1957 révèle le nombre de billets de théâtre achetés par le ministère de la Défense nationale et par le ministère de l’Intérieur pour le jour de l’anniversaire. Le rapporteur assure le vice-ministre

359 Le vice-ministre Aczél décrit cette attitude comme ceci : « Nous rejetons la théorie des deux cultures (une culture pour l’élite et une culture pour les masses), qui se fonde sur l’analyse de la société bourgeoise. Nous la rejetons pour plusieurs raisons, parmi lesquelles ?gure notre volonté de ne pas permettre à  l’industrie du divertissement d’étendre son empire sur toute la vie culturelle du pays » (Aczél, 1971 : 102).

360 XIX-I-3-a 608. d. 8775–584–2.361 XIX-I-4-aaa 57. d. 84. dossz.362 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.

Chapitre II

183

Aczél que « les théâtres seront combles » et que le MC exigera des rapports sur le déroulement de l’anniversaire.

Quant au TMO, entre 1957 et 1958, c’est toujours le nombre élevé de spectateurs qui lui pose des problèmes. Le 19 octobre 1957, le TMO réfute les accusations déposées par un préposé au service de location collective des spectacles qui a  reproché la pratique de location employée dans le cas de Princesse Czardas. Le 19 mars 1958, en répondant à une plainte similaire363, le TMO admet que pour l’acquisition de 50 billets à  la fois pour Princesse Czardas, il faut véritablement attendre huit semaines, parce que le théâtre ne peut procurer plus de 2200 billets par mois aux groupes de spectateurs de province. Une lettre de réclamation364 du 21 novembre 1958, adressée au quotidien du Parti (Népszabadság), désapprouve le fait qu’au TMO, il faille attendre trois heures pour l’achat de billets.

Tâches politiques octroyées au théâtre, au spectacle

Les événements de la révolution ont mis en évidence que les manifestations politiques publiques, exécutées par les théâtres avant 1956, étaient les conséquences d’une pression politique. Dans la relation théâtre/politique, le Parti-État partiellement renouvelé aurait pu renoncer à la politisation forcée du théâtre, appliquer des méthodes nouvelles moins directes ou retourner aux intentions et actions d’avant 1956.

Entre 1957 et 1958, ce sont les actions intimidantes, c’est-à-dire le retour aux intentions et actions autoritaires, qui dominent. Les documents qui évoquent l’attitude politique observable dans les milieux théâtraux durant et après la révolution sont plein de désappointement, de ressentiment. Une note365 du 11 mars 1957, adressée au vice-ministre Aczél, reproche que dans les théâtres, « les membres du Parti ne sont pas protégés, que la position des contre-révolutionnaires est restée forte » (note 365). Le rapporteur constate, parmi d’autres, au TMO, « une excitation contre le gouvernement des ouvriers et des paysans et contre le Parti » (note 365). Le 7 décembre 1957, le rapport366 du comité du Parti du sixième arrondissement liste les communistes « évincés des théâtres pendant la révolution  ». Le  rapporteur ajoute qu’au TMO, les adhérents du nouveau Parti (MSZMP) ont été intimidés.

363 XIX-I-4-@ 2. d. 111. 033/1958.364 XIX-I-4-@ 2. d. 111. 033/1958.365 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.366 M-KS-288–33 5. ő. e. 18–28. o.

Gyöngyi Heltai

184

En  juin 1957, un article publié dans le quotidien du Parti accorde son plein appui aux sanctions pour 13 artistes de théâtre (parmi eux, on retrouve le « bon vivant » du TMO, János Borvető)367. Cela n’est pas surprenant que cet article se trouve dans le dossier du vice-ministre Aczél368. Dans le cadre de cette expédition punitive, la direction théâtrale a voulu e@acer la mémoire de ces acteurs qui « ont passé clandestinement à l’étranger369 » après l’invasion soviétique de 1956. Le 25 juin 1957, la radio hongroise a rapporté370 au MC la perte ?nancière causée par la non-di@usion des programmes dans lesquels les 39 acteurs émigrés et les 15 acteurs condamnés à l’interdiction d’exercer leur profession, avaient joué. Un autre élément de cette action, ayant un caractère symbolique, était le retrait de l’activité commerciale des cartes photos qui avaient été prises d’acteurs émigrés clandestinement. Le 13 mai 1958, un chef du Parti de province (Mihály Komócsin) adresse une sommation371 à Aczél dans laquelle il demande le retrait de ces photos, en arguant qu’il n’existe pas d’autre État qui populariserait ses ennemis. En répondant à cette lettre, le 3 juin 1958, le MC procure au ministère de Commerce intérieur la liste372 de ces acteurs dont les cartes photos devaient être retirées de la circulation. Un metteur en scène (István Egri) et un « bon vivant » (János Borvető) du TMO ?gurent sur cette liste. Selon un document ministériel373 du 2  juillet 1958, l’action de correction de la mémoire collective continue. Dans ce document, nous pouvons lire les noms de ces acteurs et actrices de qui de nouvelles cartes photos ont été commandées en 16 000 copies par personne. Parmi les 20 artistes proposés, nous trouvons cinq membres de la troupe du TMO (Robert Ráthonyi, Hanna Honthy, Marika Németh, Zsuzsa Petress et Anna Zentai). Parmi eux, seulement Honthy représente la tradition de l’opérette boulevardière. Il n’est pas surprenant que Latabár, ex-président du comité révolutionnaire du TMO, ne ?gure pas sur cette liste.

Les intentions et les actions tendant à repolitiser la vie théâtrale étaient inaltérables sous ce rapport. Les théâtres étaient de nouveau obligés de participer aux démonstrations politiques. À  l’occasion du quarantième anniversaire de la grande révolution socialiste d’octobre, le 5 septembre 1957,

367 Parmi d’autres, le metteur en scène Gábor Földes a été exécuté le 30 décembre 1957, et deux acteurs renommés (László Mensáros et Iván Darvas) ont été condamnés à la prison.

368 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.369 Après la répression de révolution par l’Armée Rouge le 11 novembre 1956,

211 000 personnes ont quitté le pays (Romsics, 1999 : 320).370 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.371 XIX-I-4-@ 4. d. 109. 773/1958.372 XIX-I-4-@ 4. d. 109773/58.373 XIX-I-4-@ 4. d. 110. 092/1958.

Chapitre II

185

le MC somme374 les théâtres de « mettre en scène des pièces soviétiques, russes ou di@usant les idées du socialisme » (note 374). Dans le dossier375 du vice-ministre Aczél, nous trouvons le scénario du gala tenu le 6 novembre 1958 à l’Opéra. Donc, la censure de la commémoration de la grande révolution socialiste est entrée dans l’exercice des fonctions du vice-ministre.

La réorganisation de l’Association des artistes de théâtre, qui se déroulait en 1958, aurait également recelé la possibilité de modi?er le rapport entre théâtre et politique. Mais, un projet376 conçu en 1958 révèle que les intentions à  l’égard de la fonction de cette organisation dite «  professionnelle  » sont restées immuablement politiques, comme par exemple «  faire triompher le réalisme socialiste et l’idéologie marxiste, lutter contre l’idéologie bourgeoise » (note 376). Cependant, la méthode appliquée à cette ?n a été partiellement renouvelée. Dans le cadre de l’Association, on a organisé une série de leçons intitulée « Académie d’artistes a?n d’améliorer l’atmosphère politique dans les théâtres et créer une ambiance franche pour la critique de principe » (note 376).

Entre 1957 et 1958, le TMO était moins actif dans l’exécution de tâches politiques. Et qui plus est, en 1958, quand le théâtre a  fait une tournée en Roumanie pour y représenter l’adaptation de la Princesse Czardas, dans une ville hongroise d’autrefois (Kolozsvár – Cluj), un scandale a éclaté en partie à cause du nombre in?me de billets disponibles. Ultérieurement, le théâtre a été blâmé pour ce conwit qui, en réalité, avait trait au problème irrésolu de la minorité hongroise en Roumanie communiste377. Bien plus, la tournée n’était pas l’initiative du TMO, le théâtre a seulement exécuté un ordre politique.

Le TMO dans la hiérarchie des théâtres

La position privilégiée du TMO a  cessé d’exister. De  plus, dans le discours oJciel, la dégradation prétendue de théâtres après 1956 a  été attribuée à  l’augmentation d’opérettes dans le répertoire. La  politique culturelle nouvelle n’a plus considéré l’opérette réaliste socialiste comme cadre désirable pour la propagande idéologique. La doctrine zhdanovienne de la culture populaire, qui avait toléré l’origine boulevardière et capitaliste de l’opérette en échange de sa capacité d’agitation politique présumée, a été

374 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.375 XIX-I-4-aaa 51. d. 65. dossz.376 M-KS-288–33 12. ő. e. 105–115. o.377 Voir mon article  : «  A “vendégjáték rítus” kockázatai. A  csárdáskirálynő Romániában

1958-ban », Korall, 13. Szeptember, p. 125–144, 2003.

Gyöngyi Heltai

186

révoquée dès 1957. Ce changement de goût dans les milieux de la politique culturelle, qui était en même temps inséparable des déroulements du théâtre européen, était facilement communicable au moyen d’une o@ensive administrative et discursive lancée contre les opérettes de la tradition ancienne378. Un rapport du 19 mars 1958, fait pour les Soviétiques sur le théâtre hongrois379, dénonce l’augmentation du nombre d’opérettes dans les répertoires comme étant une « inwuence bourgeoise ». Le 2 mai 1958, un document ministériel380 désapprouve la dominance des opérettes dans les programmes des théâtres provinciaux. Et qui plus est, ajoute le rapporteur, se sont les opérettes d’entre-deux-guerres, «  les travaux bâclés du bas niveau », qui constituent les répertoires. La section théâtrale ministérielle déclare ses intentions de limiter le nombre de spectacles de ces opérettes et d’interdire leur mise en scène. Un rapport ministériel381 de 1958 oppose par valeur «  les pièces d’une moralité socialiste et les pièces musicales » (note 381). Ici émerge de nouveau comme inculpation qu’à la province, les spectacles musicaux constituaient de 30 à 50 % du répertoire. Le directeur du \éâtre National (Tamás Major), dans son projet382 du 13 mars 1958, attaque indirectement les opérettes en invitant à  la lutte contre l’opinion selon laquelle «  le théâtre est pour les spectateurs et sa mission est de divertir383 » (note 382).

En parallèle avec cette modi?cation de goût, dans les milieux de la politique culturelle, le TMO passe quasi automatiquement dans le groupe des «  théâtres réactionnaires  ». Un  rapport384 du Parti du 19  février 1958 constate que le niveau du TMO est en baisse  : «  le théâtre ne donne plus l’exemple d’un amusement adéquat au point de vue idéologique  » (note 384). Une de conséquences probables de cette appréciation est que le soi-disant conseil économique de théâtres, dans son exposé385 du 15  mars 1958, ne véri?e pas le bien-fondé de l’augmentation de la subvention du

378 Le vice-ministre Aczél formule cette ligne de conduit de la manière suivante  : « … en provenance des pays capitalistes, nous importons les œuvres de qualité qui ont une valeur artistique, et non pas celles qui nient l’homme ou s’y attaquent, non pas la littérature, le ?lm, les productions boulevardières tout juste bonnes à  dépraver le goût  ; ainsi, nous essayons de faire preuve d’un choix judicieux » (Aczél, 1971 : 37).

379 XIX-I-4-aaa 51. d. 65. dossz.380 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.381 XIX-I-4-aaa 57. d. 84. dossz.382 M-KS-288–33 12. ő. e. 37–42. o.383 L’opérette ou le théâtre musical sont de plus en plus fréquemment représentés dans les

documents oJciels comme étant à l’antipode du théâtre dramatique.384 M-KS-288–33 24. ő. e. 37–47. o.385 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.

Chapitre II

187

TMO. En  percevant l’ambiance politique défavorable, le théâtre essaie de se défendre en se rapportant à  son loyalisme politique et esthétique (la représentation du réalisme socialiste). Le  16  mai 1958, dans une lettre386 adressée au comité du Parti du sixième arrondissement de Budapest, le secrétaire du Parti rappelle que dès l’étatisation, le TMO a mis en scène 19 opérettes nouvelles hongroises. Il  mentionne avec ?erté qu’une opérette nouvelle hongroise (Valahol délen) a  été choisie pour représentation par 22 théâtres soviétiques.  En considérant l’engagement ininterrompu du TMO envers l’opérette socialiste nouvelle, le secrétaire ne comprend pas la cause de la mauvaise humeur naissante autour du théâtre après sa tournée réalisée en Roumanie. Malgré les arguments tangibles avancés dans la lettre, les actions hostiles contre le TMO se continuent, o@ensant même certains membres du théâtre qui ont véritablement beaucoup fait pour les besoins de la cause de l’opérette socialiste. Nous citons en exemple le directeur des services techniques (László Szirtes), qui est parti pour Paris a?n de négocier la tournée du TMO lors de la période instable après la révolution. Il avait noti?é le MC  à propos de son voyage oJciel, mais il n’a pas obtenu une permission par écrit, ce qui fait que, selon la décision ministérielle387 du 7  décembre 1957, il a  dû assumer ses frais de déplacement (5000  HUF – une grosse somme à  l’époque). Cette fois-ci, même l’ex-directrice (Margit Gáspár) fut incapable de disculper son ancien collaborateur. Dans sa lettre388 du 24 avril 1958, elle explique en vain qu’en octobre 1956, une invitation est arrivée pour le TMO, lui proposant d’e@ectuer une tournée en Europe occidentale avec la Princesse Czardas. Elle atteste que le ministre de la Culture populaire d’alors (József Darvas) avait approuvé le voyage de Szirtes, et que l’acte en question a probablement disparu pendant les événements de 1956. Le 3 juin 1958, Szirtes dépose une plainte écrite389 au MC en lien avec son enquête disciplinaire. En acceptant la sanction inwigée, il rejette que sa prime, garantie par la loi, n’ait pas été payée. Selon un document390 du 18 juin 1958, le MC consent au paiement de la prime.

Une autre preuve de la chute du TMO dans la hiérarchie des théâtres est que, malgré l’intérêt international porté au spectacle de la Princesse Czardas, le MC  n’assure pas de droit au théâtre pour la gestion de ses a@aires internationales. Le 9 octobre 1958, l’Institut des relations culturelles

386 XIX-I-4-aaa 51. d. 65. tét.387 XIX-I-3-a 608. d. 8775–12–298.388 XIX-I-4-@ 1. d. 389 XIX-I-4-@ 1. d. 8775-II-101.390 XIX-I-4-@ 1. d. 109237/1958.

Gyöngyi Heltai

188

informe391 le MC que la Gaité Lyrique de Paris a invité la Princesse Czardas pour une tournée d’un mois en 1959. Le MC oppose un refus à l’invitation.

L’évincement du TMO s’explique partiellement par le fait qu’entre 1957 et 1958, sa direction se composait de professionnels de la tradition ancienne. Le  directeur n’est pas membre du Parti, il n’a pas eu de relations avec la direction du Parti-État, par exemple, il n’était pas en droit de participer à la réunion des activistes théâtraux en 1958392.

La chute du prestige est perceptible déjà dans les documents évaluant la gestion du théâtre. Au  fur et à  mesure que les aspects ?nanciers sont devenus de plus en plus importants, le nombre de documents ministériels de nature économique a  augmenté. Le  premier rapport de synthèse393 fait par les réviseurs du MC  sur l’activité du TMO date le 27  décembre 1957. À  partir de cela, nous retrouvons chaque année ce type de document. Les conclusions de la première révision en 1957 sont encore plutôt positives. Les opérettes sont populaires, le public du TMO est nombreux, les principes suivis pour l’établissement du programme sont adéquats, même dans l’ordre économique. Le réviseur approuve également la composition idéologique du répertoire : 4 opérettes contemporaines hongroises et une comédie musicale «  occidentale progressiste  ». Cependant, le rapport mentionne quelques problèmes mineurs : il y a trop d’artistes de passage qui jouent, l’emploi des acteurs est disproportionné, le nombre d’engagements extrathéâtraux doit être réduit. Sous l’action de ce rapport, le 29 avril 1958, le MC somme394 le TMO de réduire la pratique d’engager des artistes de passage invités pour certains rôles et d’employer des artisans privés (plombiers, menuisiers) pour les travaux techniques à l’intérieur du théâtre. Le théâtre est également sommé de contingenter les spectacles de la Princesse Czardas et d’augmenter les spectacles d’opérettes nouvelles hongroises et socialistes a?n d’épargner des devises étrangères, étant donné que leurs droits d’auteur étaient payables en HUF. Donc, les versions socialistes sont déjà sollicitées pour des raisons ?nancières. Le ton autoritaire de ce document indique que le TMO est déjà considéré comme inférieur, et que ses demandes peuvent être négligées ou poussées à l’arrière-plan. Un mémorandum ministériel395 du 13 novembre 1957 ordonne que la requête des musiciens du TMO tendant à une augmentation ne doit être appuyée que conditionnellement. En  suivant la même logique,

391 XIX-I-4-@ 2. d. 110571/1958.392 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.393 XIX-I-4-@ 2. d. 109949/1958.394 XIX-I-4-@ 2. d. 10593.395 XIX-I-3-a 608. d. 8775–12–316.

Chapitre II

189

le rapport396 de synthèse du 18 septembre 1958 désapprouve que les auteurs (compositeurs, librettistes) du TMO gagnent plus de droits d’auteur que les auteurs de pièces dramatiques. Sur la base de la même prémisse, la direction théâtrale ministérielle a presque toujours refusé les invitations qui sont arrivées pour le TMO en provenance de pays occidentaux. À cette époque, le « \éâtre des nations » était un forum prestigieux d’art théâtral international. Le TMO est l’unique théâtre hongrois qui a reçu une invitation pour cette manifestation. Dans son rapport397 du 30 mai 1957, le directeur des services techniques du théâtre présente les résultats de ses négociations à Paris où il est fait mention que le TMO ou un autre théâtre hongrois sera invité pour le festival de 1958. Le  directeur des services technique fait alors une remarque désillusionnée qui montre que la dépréciation du TMO n’est plus une secret pour personne. Il  propose donc la délégation du TMO en sachant – ajoute-t-il – que le MC souhaitera plutôt la tournée parisienne du \éâtre National ou celle de l’Opéra. Avant 1956, les dirigeants du TMO utilisaient un ton assuré, ils étaient conscients de l’importance politique de leur mission, et ils n’ont jamais cédé devant la supériorité des théâtres dramatiques. Mais en 1957, les événements ont con?rmé l’attente pessimiste du directeur des services technique : le TMO n’a pas pu participer aux manifestations du \éâtre des nations.

Pour améliorer la position économique du théâtre, son directeur essaie de «  réhabiliter  » quelques pratiques de la tradition ancienne, mais la réglementation stricte des théâtres étatisés empêche l’exécution de ce projet. En suivant la logique de fonctionnement d’un théâtre privé, le TMO voulait augmenter le capital engagé pour certains spectacles en se rapportant au pro?t réalisable par le spectacle en question. Mais, dans le contexte culturel d’alors, le capital engagé était fourni par le Parti-État, pour qui la rentabilité était seulement une des considérations. Pour faire voir cette intention du théâtre, nous citons en exemple l’opérette nouvelle (Három tavasz) de Lajos Lajtai, un citoyen suédois, mais représentant de la tradition ancienne avant la guerre. D’abord, le TMO propose de passer un tel contrat398 avec le compositeur, ce qui minimiserait les droits d’auteur payables en change élevé. Puis, le 17 octobre 1958, le théâtre sollicite une somme considérable équivalant à 35 200 couronnes suédoises pour payer les droits d’auteur399, en alléguant que l’opérette de Lajtai, conçue spécialement pour le soixantième anniversaire du TMO, promet un succès comparable à celui de la Princesse

396 XIX-I-4-@ 4. d. 110660/1958.397 XIX-I-3-a 608. d. 8775–84.398 XIX-I-4-@ 4. d. 109660/1958.399 XIX-I-4-@ 2. d. 110617/1958.

Gyöngyi Heltai

190

Czardas. Le  30  octobre 1958, le théâtre demande l’autorisation400 d’un excédent de dépenses de 50 000 HUF pour le décor et pour les costumes de cette opérette. L’intention du TMO d’être réintégré dans la circulation du théâtre musical international est apparent dans sa pétition401 du 4 novembre 1958, adressée au MC. Les directeurs du TMO désirent inviter et héberger pendant une semaine, aux frais du MC, le directeur d’un théâtre de Nürnberg, à l’occasion de la première de l’opérette composée par Lajtai (Három tavasz). Ils arguent que ce théâtre allemand prépare la mise en scène d’une opérette hongroise, et que la représentation d’une opérette nouvelle hongroise à  la République Fédérale Allemande pourrait rapporter du « change élevé » pour l’État hongrois, donc les frais d’invitation seront retrouvés. Le MC autorise 130 HUF pour le repas, et 80 HUF pour le logement par jour pour le directeur allemand. Remarquons que l’opérette nouvelle en question n’est pas une opérette socialiste dans le sens utilisé entre 1949 et 1956. Elle est plutôt un spectacle nostalgique dont le sujet sert à la commémoration du soixantième anniversaire du TMO et laisse place à la mise en scène des refrains en vogue de l’entre-deux-guerres.

En bref, la dévaluation du TMO est explicable par un changement des préférences esthétiques dans les milieux de la direction théâtrale. Bien que le nouveau directeur du TMO ait continué la mise en scène des opérettes contemporaines hongroises, la nouvelle politique culturelle n’accordait plus son appui plein et entier à cette version.

Attitude face à la « tradition ancienne »

On constate – dans cette sphère aussi – un mouvement du libéralisme relatif vers le redoublement de rigueur. À l’époque des grèves et protestations contre l’occupation soviétique, le régime Kádár n’a pas eu honte d’employer à ses propres ?ns les professionnels de la tradition ancienne. Le 9 octobre 1957, le MC  informe402 les directeurs de théâtres de province que Mihály Sebestyén (un ex-directeur privé) participera à  l’organisation de la saison théâtrale. Il  est symptomatique qu’en dehors de Szabolcs Fényes, d’autres représentants de la tradition ancienne aient été réactivés pour précipiter la paci?cation de la société hongroise. Mais, selon la logique des dictatures, aussitôt que la consolidation a  été conquise, l’aversion pour la tradition

400 XIX-I-4-@ 2. d. 111. 432.401 XIX-I-4-@ 2. d. 110. 785/1958.402 XIX-I-3-a 608. d. 8775–12–272.

Chapitre II

191

boulevardière et ses représentantes est revenue, devenant un élément déterminant de la politique culturelle renouvelée. Une note ministérielle403 du 17 décembre 1957 adressée au vice-ministre Aczél attaque les spectacles d’occasion organisés à  l’extérieur de la structure théâtrale étatisée. Le  rapporteur conseille la recentralisation de la procédure de concession en arguant qu’à l’avenir, «  le peuple va repousser de soi l’art sans goût, mais actuellement ce choix ne peut pas être con?é au hasard » (note 403). Le 24 juin 1958, le MC rend le directeur du théâtre de Pécs responsable404 de la mise en scène non autorisée de deux opérettes anciennes (Cigányprímás d’Imre Kálmán et Viktória de Pál Ábrahám). Une sommation405 du 11 juillet 1958, rédigée par le vice-ministre Aczél et adressée à  la section théâtrale ministérielle, signale l’intensi?cation d’actions politiques contre la tradition ancienne. Aczél désapprouve la prétendue pratique du MC de « favoriser les acteurs de droite », et « de donner des revenus supplémentaires aux opposants de la démocratie populaire » (note 405). Aczél cite à titre d’exemple négatif une opérette de la tradition ancienne (Aranyvirág), mise en scène dans une maison de la culture, puis un acteur (János Borvető) et une actrice d’opérette (Erzsi Galambos). Le vice-ministre demande la mise en place de mesures immédiates. Nous remarquons que l’attribut « de droite » et le contexte de spectacle d’opérette sont de nouveau liés dans le discours oJciel, comme entre 1949 et 1953.

D’autres actions à l’adresse de la tradition ancienne sont les dénonciations qui condamnent certaines réactions du public pendant les spectacles d’opérettes de la tradition ancienne, arguant que ces réactions expriment une protestation antisoviétique et anticommuniste. Remarquons que les opérettes de la tradition ancienne, qui étaient parties incontestables de la mémoire collective hongroise, pouvaient véritablement servir à  la protestation patriotique contre l’occupation soviétique. Le 22 janvier 1957, un dénonciateur (Sándor Urbán) signale406 au comité d’action du MSZMP que, pendant le spectacle du Cigánybáró de Johann Strauss au théâtre Erkel, «  les nationalistes et les adhérents de la contre-révolution  » ont fait un accueil enthousiaste au drapeau hongrois balancé sur la scène, et que «  la salle a croulé sous les applaudissements ostentatoires » quand un personnage de l’opérette a énoncé : « les jeunes hommes hongrois ont triomphé » (note 406). Une lettre anonyme407 du 15 août 1957 adressée au MC impute qu’au

403 XIX-I-4-aaa 48. d. 51. tét.404 XIX-I-4-@ 4. d. 109. 555/1958.405 XIX-I-4-aaa 51. d. 65. dossz.406 M-KS-288–22 1. ő. e. 217. o.407 XIX-I-3-a 608. d. 8775–325.

Gyöngyi Heltai

192

département de Tolna, une opérette d’Imre Kálmán (Marica grófnő) a  été représentée « d’une manière irrédentiste »408. Le dénonciateur désapprouve pareillement que le spectacle «  ait glori?é la fainéantise de comtes et de barons » et que «  les spectateurs aient applaudi à  tout rompre et aient fait une manifestation après avoir entendu un refrain d’opérette en vogue, (Szép város Kolozsvár, Kolozsvár est une belle ville409) » (note 408). Le 19 septembre 1958, un pédagogue vigilant signale410 qu’une comédie nouvelle (Köztünk maradjon) représentée au théâtre Blaha Lujza a beaucoup de ressemblance avec une comédie d’entre-deux-guerres (Mondj igazat) écrite par un écrivain « fasciste » (János Vaszary). Ces lettres anonymes prouvent aussi qu’à cette période-là, la disposition à  une interprétation politisée n’était plus «  le privilège » de la direction politique. À cette époque, tout le monde pouvait se prévaloir de cette manière de voir.

Une lettre411 écrite par le chef scienti?que de l’Institut de théâtre et de ?lm le 27 septembre 1957 révèle le consensus politique conclu à propos de l’exclusion de l’opérette du canon théâtral. Le rapporteur noti?e le MC que l’Institut n’a pas acheté une collection théâtrale privée « parce qu’elle contient des opérettes à 90 % » (note 411). Celui-ci n’attache donc pas d’importance historique ou scienti?que à ce genre, qui était déterminant en Hongrie dans la période comprise entre 1900 et 1945.

Comme nous l’avons déjà indiqué, le TMO a  lancé des actions di@érentes pour la réhabilitation partielle de la tradition ancienne en insistant par exemple sur la commémoration de certains jubilés et sur la revitalisation de certains éléments nostalgiques. Le  premier  novembre 1957, le directeur du théâtre sollicite la permission412 du MC  de payer des primes à  l’occasion du cinq centième spectacle de l’adaptation de la Princesse Czardas. Le  MC autorise les primes pour les membres de la troupe, mais refuse la rémunération de la direction. La  divergence d’opinion entre le théâtre et le MC  au sujet de la tradition ancienne est

408 Après 1945, toutes les références publiques aux territoires hongrois, perdus en conséquence de clauses du traité de Trianon, ont été tabouées et considérées comme « irrédentistes ».

409 Kolozsvár était une ville de la Hongrie jusqu’en 1918. Après le traité de Trianon elle a  appartenu à  la Roumanie jusqu’en 1940. Entre 1940 et 1945 la ville a  appartenu de nouveau à  la Hongrie. Le  traité de Paris en 1947 a  annexé Kolozsvár de nouveau à  la Roumanie. Il est donc évident que la chanson nostalgique sur la belle ville de Kolozsvár pouvait véritablement exprimer des émotions patriotiques.

410 XIX-I-4-@ 4. d. 110423/1958.411 XIX-I-3-a 608. d. 8775–356–2.412 XIX-I-3-a 608. d. 8775–12–298.

Chapitre II

193

perceptible dans la lettre413 du directeur des services techniques, écrite le 18 novembre 1958. En commentant «  le mouvement d’économie » lancé dans les théâtres hongrois, il articule une opinion « hérétique ». D’après lui, le principe d’économie le plus e@ectif serait la mise en scène d’une opérette prometteuse de succès, et non les pièces importantes en fonction de la politique culturelle. Il n’oublie pas de mentionner, comme condition indispensable, que «  les directeurs de théâtres ne soient pas attaqués à  cause de cette production, visant le succès  » (note 413). L’expérience a prouvé dès 1949 qu’une opérette prometteuse de succès est une opérette de la tradition ancienne. Le directeur des services techniques suggère donc la réhabilitation de certaines normes de la tradition ancienne, et il ne cache plus l’insuccès des pièces de la tradition inventée.

Cependant, une lettre anonyme414 datée du 11 septembre 1958 a indiqué qu’à l’intérieur de la troupe du TMO, il y avait certains membres qui n’étaient pas d’accord avec cette intention de la direction de ressusciter la tradition ancienne. Le délateur dénonce une prétendue « clique » opérant à l’intérieur du théâtre, et contre laquelle il urge la mise en place des mesures rigides. L’observation du MC sur le document est formelle : « nous n’intervenons pas dans les a@aires de la direction » (note 414).

Changement d’élite au champ d’opérette

Entre 1956 et 1958, nous avons constaté un intérêt temporaire des dirigeants du TMO (directeur  : Szabolcs Fényes  ; metteur en scène en chef  : Tivadar Horváth) pour la tradition ancienne. Mais déjà un rapport ministériel interne415 du 28 mai 1957 donne des signes de mé?ance envers Fényes qui, à cette date, a sollicité une permission ministérielle de voyager à Vienne, en compagnie de sa femme, a?n de conférer avec la maison d’édition « Marton » sur la mise en scène de son opérette (Rigó Jancsi) à  l’étranger. Le MC n’autorise pas la femme de Fényes à voyager, de crainte probablement de voir le couple émigrer416.

Cette mé?ance envers Fényes s’explique partiellement par le fait que dans ses rares lettres adressées à l’autorité de tutelle du théâtre, il ne cache jamais

413 XIX-I-4-@ 2. d. 110. 972.414 XIX-I-4-@ 110361/1958 4. d.415 XIX-I-3-a 608. d. 8775–82.416 István Béke@y, un des librettistes de la tradition ancienne qui avait collaboré au projet de

l’opérette socialiste avant 1956, a émigré en compagnie de sa femme après la révolution, en tirant avantage d’un voyage à Vienne.

Gyöngyi Heltai

194

son admiration pour les représentants de la tradition ancienne. De plus, il engage le plus possible d’entre eux et saisit chaque occasion d’obtenir pour eux les meilleures conditions ?nancières. Dans sa lettre417 du 21  janvier 1958, Fényes communique au ministère qu’un acteur célèbre (Tivadar Uray), jouant de passage au TMO, n’accepte pas le cachet déterminé par le MC. Dans la même lettre, il sollicite une augmentation de 1 000 HUF par mois pour son metteur en scène en chef (Tivadar Horváth), en se rapportant à ce qu’il joue parfois dans les spectacles. Une plainte418 déposée par une prima donna (Éva Lehoczky) du TMO au vice-ministre le 6  mars 1958 dévoile également la sympathie de Fényes pour les représentantes de la tradition ancienne. L’actrice désapprouve que le directeur ne lui assigne pas des rôles à cause de « son origine ouvrière », tandis qu’elle avait joué trois premiers rôles sous la direction de Margit Gáspár. Dans sa deuxième lettre419, datée du 22 juin 1958, la prima donna expose déjà son licenciement, en arguant que « les acteurs de cabaret ont inondé le TMO, où prédomine une atmosphère opposée à l’art de chanter » (note 419). Il est vrai que le théâtre de boulevard d’entre-deux-guerres, dont Fényes est un représentant, était un théâtre à  jouer où les spectacles ne se réduisaient pas à  l’interprétation exacte de la partition. Une lettre anonyme420 de 1958 révèle aussi l’existence d’une aversion pour la conception de Fényes à l’intérieur du théâtre et le dénonce comme «  aventurier fasciste qui n’engage que ses intimes  » (note 420). L’expansion temporelle de la pratique et des représentants de la tradition ancienne au TMO avait donc provoqué des attaques de l’intérieur et de l’extérieur du théâtre, lesquelles ont graduellement abouti à  la destitution de Fényes. Les documents d’archives révèlent l’évolution de cette procédure. En octobre 1958, le comité du Parti du sixième arrondissement a sommé421 les dirigeants du théâtre d’écrire des rapports sur le directeur et sur le théâtre. Fényes lui-même était prié d’évaluer l’activité du théâtre. Tous ces rapports ont touché le dilemme qui consistait à opter entre les deux traditions, mais aucun d’entre eux n’a condamné entièrement la conception moins politisée de Fényes. Le  ton de ces lettres montre que le rapport entre la direction théâtrale du Parti-État et les dirigeants du théâtre a considérablement changé après 1956. Plus précisément, la susceptibilité de la part de dirigeants du théâtre de s’adapter à  tous les besoins d’autorité de tutelle n’existait plus. De  tout évidence, à  l’aide de cette action, le MC  a essayé de trouver un

417 XIX-I-4-@ 1. d. 8775-I-07–1.418 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét. 419 XIX-I-4-aaa 51. d. 65. dossz.420 XIX-I-4-aaa 50. d. 62. tét.421 M-KS-288–33 12. ő. e.

Chapitre II

195

prétexte pour destituer Fényes. Le metteur en scène de la Princesse Czardas (Miklós Szinetár) a  directement articulé cette intention dans son rapport, en écrivant que tant la conception de Gáspár que celle de Fényes ont une certaine valeur, malgré leurs di@érences. Si  le MC  a perdu sa con?ance politique en Fényes, ajoute-t-il, il doit le destituer sans alléguer de raisons. Finalement, malgré le fait que les membres de la direction du théâtre avaient majoritairement supporté la conception de Fényes et que le théâtre était ?nancièrement worissant entre 1957 et 1958, l’ex-directeur privé, réhabilité après la révolution, a été, à bref délai, congédié. Avec sa destitution, les liens par lesquels le TMO se trouvait rattaché à la tradition de l’opérette d’entre-deux-guerres ont beaucoup faibli.

1959–1963 Tradition inventée oubliée

Le mécanisme de la direction de théâtre. Les organes et le centre de direction

Ce sont, de nouveau, les événements politiques et culturels qui délimitent une ère nouvelle dans l’histoire de l’opérette socialiste. Le point initial fut le procès et l’exécution d’Imre Nagy et de quatre de ses coaccusés, en juin 1958, un événement qui a provoqué un choc dans la société. Le point ?nal de cette époque fut l’amnistie générale de 1963422. À l’intérieur du régime Kádár, dès 1963, la consolidation s’est a@ermie en Hongrie.

Cependant, cette libéralisation tempérée, qui détermine la période comprise entre 1959 et 1963, ne caractérise guère le contexte théâtral du TMO. Là-bas, nous constatons une mé?ance croissante de la part de la direction théâtrale et des retranchements dans les dépenses du théâtre. Malgré les protestations de la troupe, le directeur Szabolcs Fényes a été licencié en 1960. Le MC a nommé un de ses ex-fonctionnaires (László Szlovák423) à ce poste de con?ance, un ex-acteur qui n’a eu aucun lien personnel ou professionnel avec la tradition ancienne d’opérette. Faire l’échange de professionnels mais non

422 Il existe deux autres événements indiquant la ?n de la répression directe. En août 1962, le Comité central du MSZMP a pris une résolution sur la « condamnation du culte de la personnalité » et sur « l’expulsion du Parti des membres de la clique de Rákosi ». En plus, le 20 décembre 1962, l’ONU a rayé de l’ordre du jour «  la question hongroise » et son secrétaire général a visité la Hongrie (Romsics, 1999 : 484).

423 László Szlovák (1914-) : Acteur. Après 1945, il a travaillé comme fonctionnaire ministériel, entre autres comme sous-directeur de la section théâtrale du MC Entre 1960–1976, il fut directeur du TMO.

Gyöngyi Heltai

196

adhérents du Parti contre des cadres communistes de con?ance à la direction de théâtres, quand la société a déjà été paci?ée, était une pratique typique du régime Kádár424. Ceci a prouvé, en même temps, que la subordination du théâtre à la politique est restée une préoccupation prépondérante.

Un changement administratif fondamental pour le TMO fut la décision ministérielle du 1er août 1960 selon laquelle le TMO et le théâtre Pető?, à partir de ce moment, allaient devoir constituer une unité administrative et économique. La mission du théâtre Pető? fut l’« élaboration d’un genre musical nouveau, celui de la comédie musicale »425. Donc, dans le domaine du théâtre musical, « le favori » de la politique culturelle n’était plus « l’opérette socialiste », mais un autre genre « moderne », pareillement déraciné en Hongrie. La méthode de son « introduction » fut de nouveau le transfert culturel, étant donné que ce genre dit progressiste devait être instauré d’en haut, en toute indépendance des désirs du public. La conséquence primaire de l’uni?cation des deux théâtres était d’ordre ?nancier. À partir de là, même si le TMO avait atteint les objectifs de son plan de recettes, son état des ?nances a  toujours été détruit par le dé?cit du théâtre musical, peu populaire chez les spectateurs. Cette période, apportant une crise permanente ?nancière pour le TMO, a pris ?n le 1er juillet 1963, quand une résolution ministérielle a séparé les deux théâtres.

Le grand nombre de documents d’archives, qui font référence à la période comprise entre 1959 et 1963, s’explique précisément par cette crise de fonctionnement permanente. Du reste, il se distingue un nouveau groupe de documents, con?rmant un intérêt mémorable porté à ces productions par des imprésarios étrangers. Ces adaptations du TMO sont liées à la tradition ancienne. Le  nombre élevé d’invitations en Europe occidentale pour le TMO lance des signaux ambigus à la direction théâtrale ministérielle. Cette ambiguïté s’explique par la contradiction frappante entre la mésestime du théâtre en Hongrie et sa force d’attraction à l’étranger.

En examinant les niveaux supérieurs de la direction théâtrale, on constate un changement considérable, notamment que les documents de décisions stratégiques ne se concentraient plus dans le dossier du vice-ministre. Après l’approbation des Principes de la politique culturelle en 1958, les forums supérieurs d’État et du Parti ont rarement traité des questions

424 Szabolcs Fényes ne fut pas le seul directeur « bourgeois » licencié après la consolidation, malgré son loyalisme politique et malgré le fonctionnement économique du théâtre. Le directeur du théâtre Víg, Bálint Magyar, a publié un livre en 1993 sur son congédiement qui se déroula en 1958 suivant des raisons politiques similaires. Voir Bálint Magyar (1993), Bukásra ítélt siker. A Vígszínház három éve 1955–1958 között, Országos Színháztörténeti Múzeum és Intézet.

425 XIX-I-4-@f 28. d.48378/1960.

Chapitre II

197

théâtrales. Les documents témoignent que la majorité des a@aires au sujet du TMO ont été résolues à  la section théâtrale ministérielle. Cependant les forums supérieurs ministériels (la conférence du collège de la direction et la conférence vice-ministérielle) ont quelquefois pris des résolutions touchant les théâtres. La conférence du collège426 du 8 juin 1960 a mis à l’ordre du jour «  la plani?cation à  longue distance de répertoires  théâtraux  » (note 426). On pourrait quali?er ce geste d’intention purement politique, intention qui – soit dit en passant – avait échoué plusieurs fois dès 1950. Cette fois-ci, la nouveauté de la proposition a été que les théâtres doivent composer eux-mêmes «  leurs plans quinquennaux », sur la base desquels l’étude de l’organisation du domaine théâtral va être créée. Une autre intention visant à la renaissance d’une autre pratique avortée de la période stalinienne et ayant été formulée dans ce procès-verbal est « l’intensi?cation des rapports sociaux (entre artistes et ouvriers) » (note 426). L’élément accentuant le « rôle éducateur de théâtre » semble également désavantageux pour le TMO. Nous ne savons pas à  quel point les participants à la conférence ont pris au sérieux ce projet selon lequel «  les théâtres doivent harmoniser l’objectif idéologique du répertoire et la morale de premières particulières » (note 426). Une remarque attachée à ce projet absurde dévoile de nouveau le consensus anti-opérette, de plus en plus courant. Le rapporteur articule « qu’une opérette médiocre, dont la pensée est féodale ou petite-bourgeoise, peut ruiner le caractère socialiste du répertoire » (note 426). Cette proposition veut proscrire du répertoire même « les pièces d’esprit bourgeois et petit-bourgeois, lesquelles se manifestent dans la forme socialiste » (note 426). Cette conception, présentée à la conférence du collège, n’est pas encourageante pour le TMO, ni dans le domaine de l’expérimentation avec la tradition inventée ni dans le domaine de la réhabilitation éventuelle de la tradition ancienne. De surcroît, dans la conception en question, la promotion de l’opérette socialiste ne ?gure plus parmi les objectifs poursuivis427.

À la conférence vice-ministérielle428 du 6  février 1961, les participants ont discuté la rénovation de l’édi?ce du TMO et le projet d’un arrêté sur la détermination du nombre obligatoire d’apparitions sur la scène d’un acteur par saison. Ils ont également réwéchi aux conditions de travail des membres de théâtre. Le projet présenté recommandait l’introduction d’engagements

426 XIX-I-4-@f 5. d.427 Notons qu’une analyse des événements concrets est spécialement importante à  cette

époque étant donné que les normes, formulées dans les documents oJciels, ne correspondaient plus, point par point, à  la pratique suivie par le TMO ou par le MC. À  cause de cette divergence entre norme et pratique, l’inobservation d’une résolution comme la susmentionnée n’était plus nécessairement sanctionnée.

428 XIX-I-4-eee 5. d. 3. tét.

Gyöngyi Heltai

198

à durée déterminée au lieu d’engagements à durée illimitée. Cette intention est interprétable comme une réaction contre l’immobilité nuisible des troupes. À la faveur de son contrat à durée illimitée, un acteur pouvait garder sa place dans la troupe, indépendamment de sa performance. Qui plus est, étant donné que les e@ectifs d’une troupe étaient pré?xés, la direction était incapable d’engager de nouveaux acteurs.

Les méthodes avec lesquelles le MC a essayé d’inwuencer les théâtres se sont également raJnées. Le vice-ministre, dans sa proposition429 du 23 décembre 1962, souligne que la tâche d’augmenter le «  contenu socialiste  » du répertoire doit être con?ée aux directeurs de théâtres, et que ceux-ci doivent être stimulés par la critique théâtrale et par les avantages matériels. Aczél donnera suite à quelques « spectacles expérimentaux » (c’est une nouveauté, par rapport aux époques précédentes), mais il aJrme en même temps que « les artistes qui représentent les idées du Parti doivent déterminer l’opinion publique théâtrale » (note 429). Le Comité d’agitation et de propagande du Parti a approuvé ces lignes de conduite qui tendaient à maintenir le caractère centralisé de la direction théâtrale, tout en rejetant la responsabilité sur les niveaux inférieurs, notamment sur les directeurs de théâtres430.

Le rapporteur de la conférence vice-ministérielle431 du 17  juin 1963, comme d’habitude, a désapprouvé la diminution du nombre de spectacles de pièces soviétiques, classiques et de pièces de démocraties populaires et l’augmentation du nombre de spectacles musicaux (opérettes)432. La conférence vice-ministérielle433 du 22 juin 1963 a mis à l’ordre du jour le même sujet, mais cette fois-ci, la dévaluation des genres musicaux était plus nuancée. La présentation accentue que l’objectif n’a pas changé, celui-ci étant toujours « l’unité de l’éducation à l’esprit socialiste et du divertissement d’un niveau élevé et la mise en scène le plus possible de pièces de pays socialistes qui propagent l’idéologie socialiste  » (note 433). La  conférence vice-

429 M-KS-288–33 3. ő. e. 182–198. o.430 Plus tard, Aczél a caractérisé dans ce qui suit cette dualité nouvelle, employée au cours

de la direction. «  Nous avons mis ?n à  la centralisation exagérée dans la direction de la vie culturelle. Tout en assurant une direction et un contrôle centraux raisonnables et nécessaires, nous avons octroyé des droits – et aussi des devoirs – bien plus étendus que par le passé aux ateliers de création, aux maisons d’édition, aux rédactions, aux studios. […] Nous avons reconnu qu’il n’était pas possible et qu’il ne serait même pas opportun que le Parti et l’État exercent une direction exclusivement au sommet » (Aczél, 1971 : 131).

431 XIX-I-4-eee 8. d. 15. tét. 432 Selon la liste ci-annexée, la proportion centésimale de spectacles musicaux dans le pays

était de 34 % en 1961, et de 48 % en 1962.433 XIX-I-4-eee 8. d. 16. tét.

Chapitre II

199

ministérielle434 du 30 septembre 1963 a permis d’élaborer une proposition sur la modernisation de l’organisme théâtral. Le même forum a également déterminé les frais destinés à  la reconstruction de l’édi?ce du TMO (36 millions HUF).

Le grand nombre de documents examinant les questions générales des droits d’auteur montrent l’importance accordée à  ce domaine. Au  fur et à  mesure que les pièces – dont les droits d’auteur étaient payables en change élevé – ont envahi les répertoires, le fonds de change élevé ?xé pour chaque théâtre est devenu un moyen ministériel eJcace pour inwuencer le programme des théâtres. Le  9  juin 1959, le bureau des droits d’auteur rapporte435 au MC que les théâtres sont habituellement obligés de payer 10 % de leur produit brut pour les droits d’auteur (les traducteurs encaissent 4 à 5 % et les adaptateurs 1 à 2 %.) L’ordre de service ministériel436 du 5 août 1959 montre également une intention de réglementer ce domaine en maximisant la somme du prélèvement des droits d’auteur (à Budapest  : 5000  HUF, en province  : 4000  HUF). Une directive ministérielle437 du 15  septembre enregistre la marche habituelle des a@aires dans ce domaine. Ainsi, sur la base des répertoires autorisés, c’est le bureau des droits d’auteur qui doit entamer des négociations sur l’achat des droits d’auteur, puis préparer et passer le contrat. Un document ministériel438 du 2 novembre 1962 exprime le regret qu’«  à l’exception de démocraties populaires (République démocratique allemande, Pologne, Tchécoslovaquie), la propagande faite pour l’exportation de pièces hongroises ait manqué son e@et ». Cette remarque signale aussi le ?asco de l’opérette socialiste au marché du théâtre musical international.

Attitude face au modèle soviétique

Nous avons trouvé un seul rapport, transmis par l’ambassade de la Hongrie à  Moscou439 le 22  août 1959, qui manifeste un l’intérêt de la Hongrie pour des pièces musicales soviétiques. Par ailleurs, c’est de nouveau une inwuence culturelle de direction opposée qui caractérise la période comprise entre 1959 et 1963. C’est-à-dire que les institutions et les théâtres soviétiques ont pris goût aux opérettes hongroises, et non seulement à celles

434 XIX-I-4-eee 9. d. 22. tét.435 XIX-I-4-@ 20. d. 48814.436 XIX-I-4-@ 20. d. 48. 814/1959.437 XIX-I-4-@ 45. d. 49826/61.438 XIX-I-4-@ 66. d. 50563/62.439 XIX-J-1-j 42. d. IV. 712.

Gyöngyi Heltai

200

de la tradition inventée. Le 24 mars 1960, le ministère des A@aires étrangères a servi d’intermédiaire entre les autorités soviétiques et la section théâtrale ministérielle440. Les Soviétiques sollicitent l’autorisation pour la mise en scène d’une opérette (A  szenzáció hatalmában) dont le livret était écrit d’après la pièce d’un auteur hongrois (Jenő Heltai). C’est indéniablement un bouleversement dans le processus habituel du transfert culturel, quand un écrivain de la culture de masse hongroise d’entre-deux-guerres entre en scène en URSS comme « inspirateur » d’opérettes nouvelles soviétiques. La lettre de l’ambassade441 de la Hongrie à Moscou, qui date du 3 mai 1961, soulève une autre demande soviétique qui prouve de nouveau que les opérettes hongroises ont été prises pour modèles dans le cadre de la réformation du théâtre musical soviétique. Cette fois-ci, un théâtre de Kiev requiert le livret et la partition d’une opérette de Lajtai (Három tavasz). Comme nous l’avons déjà mentionné, l’opérette de Lajtai a célébré le soixantième anniversaire du TMO en ravivant beaucoup de refrains en vogue lors de la période d’entre-deux-guerres. Donc, l’opérette contemporaine demandée par les Soviétiques ne pouvait être quali?ée de «  réaliste socialiste  ». Nous ne disposons pas d’informations sur la première éventuelle de cette opérette en URSS.

L’importance politique de la deuxième tournée du TMO à Moscou (du 19 juillet au 6 août de 1962) a été moindre que celle de la première. L’attitude du théâtre a également changé en ce sens que le TMO a utilisé la tournée pour attirer l’attention sur ses diJcultés ?nancières. Le 31 janvier 1962, le TMO rapporte442 que selon les prévisions, la tournée soviétique signi?era un dé?cit de 230 000 HUF. En outre, le théâtre sollicite 80 000 HUF pour la rénovation de décors et de costumes qui seront utilisés en URSS. Dans la lettre443 du 17 mai 1962, la direction du TMO se rapporte à « une obligation morale de répéter le succès de la première tournée soviétique » et exige une subvention supplémentaire de 333 600 HUF, puis 229 000 HUF pour couvrir le dé?cit. Le même jour, le MC demande l’autorisation de ce paiement au ministère des A@aires ?nancières en avançant un argument frappant. Le MC justi?e les dépenses considérables de la tournée du fait que « les Soviétiques ont choisi des opérettes classiques au lieu d’opérettes nouvelles hongroises, lesquelles avaient été proposées par la partie hongroise » (note 443). Ceci montre que l’observation de la norme idéologique – l’opérette socialiste comme forme supérieure du genre – n’était plus indispensable, même en

440 XIX-I-4-@ 30. d. 46183/1960.441 XIX-J-1-k 21. d. IV. 751. 3.442 XIX-I-4-@ 64. d. 45551/62.443 XIX-I-4-@ 64. d. 47187/62.

Chapitre II

201

URSS. Une réussite ?nancière et une réception positive étaient déjà des buts plus importants. Quant à  la partie hongroise, le MC n’insistait pas sur les opérettes nouvelles hongroises pour les raisons idéologiques. Les opérettes contemporaines exigeaient moins de personnages, de décors et de costumes, et donc un programme composé « d’opérettes socialistes » aurait réduit les dépenses de la tournée soviétique. En bref, les considérations idéologiques ont été reléguées à l’arrière-plan de part et d’autre.

L’autorisation du répertoire

Entre 1959 et 1963, nous voyons l’essai d’applicabilité des Principes de la politique culturelle dans la pratique quotidienne de la direction. Le 23 février 1959, le MC somme444 les directeurs des théâtres d’observer ces principes du Parti en composant le répertoire. Le 16 octobre, le MC fournit445 un guide pour la composition d’un plan à longue distance. Le 14 décembre, le MC somme446 les théâtres d’envoyer les thèses de leur projet quinquennal. Dans cette sommation, nous détectons des éléments d’une intention nouvelle, que l’on pourrait quali?er de simulation d’une délibération démocratique. Nous nous appuyons sur certaines conditions de l’ordre ministériel en question qui souligne que les directeurs doivent préalablement présenter les thèses du projet quinquennal à  la troupe, qu’ils doivent écouter les interventions de membres, et que la version ?nale doit rewéter une conception collective. Mieux que cela, l’ordre ministériel met bien en évidence que le projet transmis au ministère peut contenir plusieurs propositions di@érentes. Nous voyons qu’en réservant le monopole de décision, le MC tente d’aJlier de plus en plus les niveaux inférieurs de la direction au processus de délibération en incitant une adaptation librement consentie comme pratique désirable. La conférence du collège de la direction447 du 8  juin 1960 con?rme que le plan quinquennal des théâtres doit être fait sur la base des plans particuliers des théâtres. À  propos de la composition du répertoire, ce document souligne la nécessité de renforcer la fonction divertissante et éducatrice et de coordonner l’objectif idéologique du répertoire entier avec la moralité des pièces particulières. Le  même document rappelle que «  les opérettes médiocres d’une pensée féodale ou petite-bourgeoise pouvaient ruiner la

444 XIX-I-4-@ 19. d. 45899/1959.445 XIX-I-4-@ 20. d. 49977/1959.446 XIX-I-4-@ 20. d. 50939/1959.447 XIX-I-4-@ 5. d.

Gyöngyi Heltai

202

crédibilité du caractère socialiste de répertoire » (note 447). Cette proposition veut exiler du répertoire les pièces d’esprit bourgeois et petit-bourgeois qui «  se manifestent dans la forme socialiste  » (note 447). En  se pliant à  ces exigences, le TMO resterait dépourvu de spectacles réussis. Les délégués de cette conférence ont discuté du projet déposé par le TMO. Le  forum a approuvé l’objectif du théâtre qui propose la « mise en scène d’opérettes musicalement exigeantes » (note 447). Cependant, selon le procès-verbal, les délégués ont exprimé leurs doutes pour ce qui concerne la faisabilité de ce programme. Dans le projet de répertoire annexé, nous trouvons une opérette soviétique, une opérette roumaine et une comédie musicale états-unienne. Cependant, aucune opérette hongroise d’entre-deux-guerres ne ?gure sur la liste. Que l’intention planiste reste toujours une ambition de la direction théâtrale est montrée par l’ordre ministériel448 du 20  octobre 1960, qui somme les directeurs des théâtres d’accomplir un nouveau plan quinquennal. Le TMO ne conteste pas directement ces obligations contradictoires. Dans sa réponse du 3 novembre 1960, le théâtre annonce449 que d’après la consigne, le TMO composera un plan quinquennal, formera un «  conseil d’art et organisera un cours de formation politique » (note 449). Un mémorandum du Parti450 du 3  août 1962 évalue les impacts de la plani?cation. D’après cette analyse, le danger le plus menaçant n’est plus l’opérette, mais l’abus de « drames contemporains de l’Ouest », lesquels, selon le mémorandum, sont fréquemment «  décadents  ». Cependant, l’opérette émerge aussi dans un contexte négatif. Le rapporteur désapprouve l’augmentation démesurée de pièces « légères » dans les répertoires. Il reproche aussi au TMO et au théâtre Pető? de ne pas disposer de répertoires « dé?nitifs ».

Visiblement, le TMO n’était plus capable de proposer un répertoire réalisable et en même temps conforme aux exigences de la politique culturelle. Dans la pratique quotidienne, son répertoire était formé suivant les diJcultés ?nancières, et provenait de l’insuJsance de la subvention et du cadre du change élevé. Cette politique « économique » nouvelle appliquée à la composition de répertoire est franchement exposée dans l’argumentation du directeur451. En 1962, Szlovák justi?e la mise en scène projetée du Pays de sourire de Lehár en arguant que son succès ?nancier est indispensable a?n que le théâtre soit capable d’atteindre ses objectifs de recettes.

En bref, le TMO est toujours disposé à composer son répertoire selon les

448 XIX-I-4-@ 34. d. 49. 118/1960.449 XIX-I-4-@ 28. d. 49. 518/1960.450 M-KS-288–33. 9. ő. e. 158–160. o.451 XIX-I-4-@ 64. d. 47922/62.

Chapitre II

203

attentes du pouvoir. Cependant, en l’absence d’une invention professionnelle et d’une stratégie artistique claire préférant la tradition inventée ou favorisant la tradition ancienne, son répertoire se forme plutôt d’après les contraintes ?nancières. Par surcroît, la plani?cation obligatoire ne laisse pas la porte ouverte pour une adaptation wexible aux souhaits des spectateurs.

La position des opérettes réalistes socialistes dans le répertoire

La mise en scène d’opérettes provenant des démocraties populaires n’était plus qu’une obligation pénible tant pour le théâtre que pour le MC, qui craignait le dé?cit produit par la chute d’une opérette socialiste exportée. Les conwits internationaux et diplomatiques autour de la mise en scène d’une opérette roumaine à Budapest révèlent la divergence entre le discours politique et la pratique théâtrale. Les Roumains ont pressé la mise en scène de cette opérette qui traitait du sujet excessivement délicat de l’amitié hungaro-romaine452. Le rejet direct de la proposition roumaine était inexécutable à cause du statu quo et à cause des principes proclamés des relations culturelles entre les pays socialistes. Pour éviter la première indésirable, le MC a appliqué la tactique des négociations allongées, puis l’ajournement de la première. En e@et, en ce temps-là, en Hongrie, un pacte s’est formé entre le pouvoir et la société, pacte selon lequel les conwits évidents entre les principes idéologiques et la pratique n’étaient plus extériorisés. Les opérettes socialistes ont appartenu à cette catégorie, leur importance théorique a régulièrement été accentuée, mais les revendications n’ont plus été prises en compte.

Au lieu de se tourner vers les versions nouvelles d’opérette, l’intérêt du MC est allé aux comédies musicales. Malgré le fait, comme nous l’avons démontré au chapitre I, que ce genre ait été hétérogène en ce qui concerne le style et l’idéologie, le discours oJciel en Hongrie socialiste ne semblait pas constater cette hétérogénéité. Bien plus, la comédie musicale a été désignée comme un « genre réaliste, moderne, conforme à l’esprit du temps », à l’opposé de l’opérette «  petite-bourgeoise  » par sa nature. Cette évaluation intermittente dans les documents d’archives et dans la critique théâtrale marque la transformation du goût dans les milieux de la politique culturelle. Conséquemment à cette doctrine nouvelle, les comédies musicales américaines n’ont pas provoqué autant d’animosité de la part du pouvoir que les opérettes hongroises d’entre-

452 Dans la sphère discursive de « l’internationalisme prolétarien », le problème de minorités nationales n’existait plus. Cependant, dans la pratique sociale, la vie de la grande minorité hongroise en Roumanie était toujours chargée de tensions interethniques.

Gyöngyi Heltai

204

deux-guerres, même si leurs droits d’auteur étaient payables en change élevé. Il apparaît plus surprenant encore que le MC ait appuyé la mise en scène de comédies musicales malgré le désintéressement apparent du grand public pour ce genre. Néanmoins, entre 1959 et 1963, le type de document le plus répandu transmis par le TMO au MC était une sorte de demande connexe aux comédies musicales. La  plupart du temps, le TMO a  sollicité une permission pour le théâtre Pető?, avec lequel, par contrainte, il fonctionnait en unité administrative. Le 23 juin453, le 11 novembre454, le 21 novembre455 et le 8 décembre 1960456, le TMO demande la permission d’entamer les négociations à propos des conditions de la mise en scène de certaines comédies musicales avec les propriétaires des droits d’auteur. Le 28 janvier 1963, le TMO sollicite pour lui-même la permission de négocier la mise en scène d’une comédie musicale457 (Kiss me Kate de Cole Porter), en arguant que cette première serait importante « tant au point de vue de la politique culturelle qu’au point de vue ?nancier  » (note 457). Le  8  mars 1963, le TMO demande la liberté de préparer la mise en scène de My fair lady au théâtre Pető?458. Cependant, cette comédie musicale, pareille à une opérette, va ?nalement être jouée au TMO, et remportera un bon succès. Bien que le MC ait usuellement donné son agrément aux négociations, mentionnées ci-dessus, le Pető? n’a mis en scène que quelques comédies musicales.

Dans le cas des opérettes classiques, le MC  ne revendique plus la politisation directe du sujet, mais les modi?cations connexes à l’adaptation sont toujours soumises à l’autorisation ministérielle. Le 15 septembre 1961, le TMO sollicite la permission459 d’e@ectuer quelques modi?cations textuelles et musicales sur une opérette de Johann Strauss (Indigó és a 40 rabló).

Nous n’avons découvert aucun document parlant d’opérettes nouvelles hongroises en préparation. En revanche, nous avons trouvé plusieurs documents traitant de la préparation de comédies musicales hongroises destinées au théâtre Pető?. En 1961, le Pető? demande la liberté460 d’augmenter les droits d’auteur de 10 % à 12 % pour les auteurs d’une comédie musicale hongroise, en arguant qu’ils « sont des pionniers d’un genre nouveau, qu’ils ont composé une œuvre d’art ayant une valeur au point de vue littéraire et musical » (note

453 XIX-I-4-@ 28. d. 47368/1960.454 XIX-I-4-@ 28. d. 49570/1960.455 XIX-I-4-@ 28. d. 49. 720/1960.456 XIX-I-4-@ 28. d. 48. 822/60.457 XIX-I-4-@ 82. d. 877510–19/63.458 XIX-I-4-@ 82. d. 93145/63.459 XIX-I-4-@ 45. d. 50134/1961.460 XIX-I-4-@ 45. d. 45261/1961.

Chapitre II

205

460). Nous constatons que les attributs qui ont été antérieurement appliqués aux opérettes socialistes sont transmis aux comédies musicales.

Les documents provenant de cette période révèlent aussi le renforcement d’un contre-discours de la part du TMO. C’est-à-dire que le théâtre désapprouve ouvertement la dépréciation oJcielle de l’opérette par rapport à la comédie musicale, ne dissimulant plus le fait que seule la mise en scène d’opérettes de la tradition ancienne puisse assurer la gestion économique du théâtre. Dans une note461 du 21 janvier 1963, le TMO avance l’argument que pour être capable d’atteindre les objectifs de son budget de recettes, qui nécessite une proportion de fréquentation à  92  %, le théâtre a  besoin de « pièces qui font recette » (note 461). En avril 1963, quand le MC urge la mise en scène d’opérettes nouvelles hongroises, le directeur du TMO constate franchement dans sa réponse462 que «  les opérettes classiques qui ?gurent au répertoire (Princesse Czardas d’Imre Kálmán, Pays de sourire et Comte de Luxemburg de Ferenc Lehár) font une rude concurrence aux opérettes contemporaines  » (note 462). Le  17  septembre 1963, le TMO sollicite463 l’augmentation de son fonds de change élevé, en arguant que le plan de fréquentation déterminé pour le théâtre n’est réalisable que par la mise au programme de plusieurs opérettes classiques. Le  directeur ajoute que les opérettes nouvelles hongroises «  naissent diJcilement  » et que leur fréquentation est basse. Le même raisonnement désillusionné revient quand le TMO sollicite la permission d’organiser des spectacles dans un théâtre en plein air. Comme l’état des ?nances du théâtre s’aggrave, la direction saisit chaque occasion d’augmenter la recette. Dans sa requête464 du 22 décembre 1963, le TMO propose une quinzaine de représentations d’une opérette classique qui ne ?gure pas à son répertoire actuel. Dans ce but, le théâtre sollicite l’autorisation de prélèvements sur son budget (200  000–250 000 HUF).

En bref, l’encouragement du pouvoir o@ert aux comédies musicales a anémié le travail d’atelier à l’intérieur du TMO, donc les versions nouvelles ont été poussées à  l’arrière-plan. Qui plus est, après le passage de deux directeurs professionnels (Margit Gáspár et Szabolcs Fényes), le nouveau directeur, nommé à cette fonction en 1960, n’a pas eu de conception cohérente en ce qui concerne la tradition inventée de l’opérette. En conséquence, dans la hiérarchie des versions, l’importance de la tradition ancienne a augmenté, en

461 XIX-I-4-@ 82. d. 877510–19/63.462 XIX-I-4-@ 82. d. 93795/63.463 XIX-I-4-@ 82. d. 96245/63.464 XIX-I-4-@ 82. d. 8774–10–276/63.

Gyöngyi Heltai

206

partie parce que ses spectacles ont facilité la réalisation du plan du théâtre dont le budget de recettes (92 %) était le plus haut parmi ceux des théâtres hongrois.

Attitude politique appliquée au métier théâtral

L’acteur

Plusieurs documents signalent l’intention de réduire le nombre d’acteurs détenteurs d’une autorisation à exercer leur profession. Une note ministérielle465 du 29 juillet 1959 propose la révision de ces autorisations. Comme justi?cation, le rapporteur annexe une lettre signée par les acteurs chômeurs, qui signale qu’en Hongrie, de 60 à 70 acteurs se trouvent sans engagement. À ce propos, la conférence vice-ministérielle466 du 6  février 1961 porte à  l’ordre du jour le projet d’un arrêté sur la détermination du nombre obligatoire d’apparitions par saison des acteurs sur la scène. En plus, ce forum discute de l’introduction dans les théâtres d’engagements à durée déterminée, au lieu d’engagements à durée illimitée. Le rapporteur avance l’argument que certains membres de la troupe du TMO apparaissent rarement sur la scène du théâtre, alors qu’ils béné?cient d’une majoration de revenu en raison d’engagements extrathéâtraux. Ces questions émergent de nouveau à la conférence vice-ministérielle467 du 17 juin 1963, qui atteste que la décision dans cette a@aire délicate a  été prise avec précaution. Cependant, les engagements à  durée illimitée ont procuré beaucoup d’ennuis au TMO ; notamment, le théâtre n’a pas obtenu la possibilité de rajeunir sa troupe. Le 8 juin 1960, le théâtre demande la liberté468 d’engager un danseur parmi les élèves sortant de l’Académie de danse. Le  MC ne donne pas son approbation. Le 16 septembre 1960, le directeur du théâtre désapprouve469 que « certains acteurs qui avaient été licenciés à cause de la réorganisation aient obtenu leur réintégration ». Szlovák avance l’argument que ces artistes congédiés, sont impropres aux spectacles, «  et par leur réintégration, le vieillissement de la troupe est inévitable  » (note 469). C’est un danger réel dans le cas des opérettes, où le physique et l’âge sont parties intégrantes de l’e@et théâtral. En  automne 1961, le TMO signale de nouveau «  la situation catastrophique de recrutement des acteurs » et

465 XIX-I-4-@ 20. d. 48615/59.466 XIX-I-4-eee 5. d. 3. tét. 467 XIX-I-4-eee 8. d. 15. tét. 468 XIX-I-4-@ 28. d. 47.159/1960.469 XIX-I-4-@ 28. d.

Chapitre II

207

propose470 l’établissement d’un studio pour la formation professionnelle dans le domaine du théâtre musical.

Entre 1959 et 1963, les acteurs populaires du TMO n’ont plus joui d’un traitement particulier de la part des autorités. Tout de même, quelquefois, leur gloire d’autrefois a resurgi sous forme d’une invitation de l’étranger ou d’une décoration. Le 5 juillet 1960, l’ambassade de la Hongrie à Moscou rapporte471 au ministère des A@aires étrangères que le ministère soviétique des A@aires culturelles a  l’intention d’engager Hanna Honthy et Kálmán Latabár pour une tournée. Ainsi les Soviétiques favorisent toujours les vedettes d’entre-deux-guerres. Une note ministérielle472 du 7 décembre 1961 informe de la rémunération accordée à un membre de la troupe, Róbert Ráthonyi. Un mémorandum ministériel473 du 15 août 1963 détermine « la somme d’indemnité et d’argent de poche » payable aux membres pendant la tournée du théâtre en Italie, en Autriche et en Tchécoslovaquie. Selon la liste, seulement Honthy a béné?cié « d’une indemnité de première classe » (note 473).

En bref, entre 1959 et 1963, les vedettes encore actives de la tradition ancienne ont toujours été tenues en estime, tant de la part du pouvoir que de la part du public. Mais cette estime s’est manifestée seulement à l’occasion, et elle n’a pas a@ecté la mésestime générale à l’égard des artistes d’opérette.

Le metteur en scène comme censeur idéologique

Un document ministériel474 du 9 septembre 1959 rapporte que le metteur en scène en chef (Miklós Szinetár) du TMO a  touché une augmentation. Outre cela, nous n’avons pas trouvé de documents au sujet de la mise en scène. Cette indi@érence à  l’égard des questions théoriques de la mise en scène est étrange, d’abord parce que les dilemmes du « théâtre de metteur en scène » ont déterminé le discours théâtral international dès les années 1950. Le manque de ligne directrice dans le domaine de la mise en scène d’opérette est aussi incompréhensible en raison du fait que la politique culturelle hongroise envisageait dans les Directives de la politique culturelle l’instauration d’un art théâtral  moderne, progressiste. Bien plus, la mise en scène de comédies musicales favorisées par le MC  aurait revendiqué des méthodes di@érentes que celles utilisées pour la mise en scène d’une

470 XIX-I-4-@ 45. d. 51156/1961.471 XIX-J-1-k 21. d. IV. 751.5. 005219–1960.472 XIX-I-4-@ 45. d. 51539/1961.473 XIX-I-4-@ 82. d. 95. 613/1963.474 XIX-I-4-@ 20. d. 49345/1959.

Gyöngyi Heltai

208

opérette. Le manque de documents dévoile le manque d’intention d’investir dans le domaine de l’opérette socialiste.

Location collective des spectacles

L’intérêt « excessif » porté aux spectacles du TMO ne pose plus de problème. Pourtant, une note475 du 28 janvier 1959, qui examine la situation de la location collective des spectacles, désapprouve obstinément qu’il y ait « un décalage de 65  : 35 % (entre les opérettes et les drames), au pro?t de billets vendus pour les opérettes, pour les variétés » (note 475). Ce rapport, réalisé par le Conseil central des syndicats, condamne également que même « les employés dirigeants d’organes politiques achètent plutôt des billets pour les opérettes et pour les spectacles de divertissement, et évitent les spectacles de pièces soviétiques  » (note 475). Le  rapporteur souligne les diJcultés de location collective pour les pièces parlant de la « contre-révolution ». Il nomme une « opérette nouvelle hongroise » (Három tavasz) parmi les spectacles les plus populaires, mais nous avons déjà mentionné que cette production nostalgique n’était pas une opérette socialiste « authentique ». Ce document montre que la tentative de réformer le goût par les moyens de la location collective est restée infructueuse lors de la période comprise entre 1959 et 1963.

Tâches politiques octroyées au théâtre, au spectacle

L’abondance de documents touchant ce sujet montre une intention apparente de (re)politiser le théâtre. Plus précisément, le but n’était plus la politisation de la pratique théâtrale (caractéristique avant 1953), mais la démonstration de l’immuabilité du statu quo par l’intermédiaire du caractère public du théâtre. En 1959, le MC somme476 le directeur de l’Académie dramatique de considérer à  l’examen d’admission «  l’aptitude politique du postulant, en dehors de son talent  ». Selon cette note, la proportion d’élèves d’origine ouvrière et paysanne à  l’Académie dramatique doit s’équilibrer à  52–55  %. Cet ordre, con?rmant la politique de la « discrimination positive » employée pour les ouvriers et les paysans dans le métier théâtral, est important, étant donné que seuls les diplômés de cette Académie, unique en son genre, étaient en droit d’adhérer à  la profession. La  même intention se retrouve dans la circulaire

475 M-KS-288–33 8. ő. e. 31–35. o.476 XIX-I-4-@ 20. d. 47906/59.

Chapitre II

209

ministérielle477 du 10 août 1959, laquelle noti?e les comités du Parti à Budapest que l’Académie dramatique mettra sur pied un cours a?n de former des metteurs en scène. L’appel souligne que les candidats doivent être diplômés d’université et communistes. Ce recrutement de metteurs en scène à l’intérieur du Parti dénote l’intention inchangeable d’approprier le monopole d’opinion et d’interprétation. Ces documents signalent aussi que la subordination du théâtre aux tâches politiques est restée une réalité sociale entre 1959 et 1963.

La direction théâtrale ministérielle a fait ressusciter le rituel de la « rencontre ouvrier – artiste ». En e@et, cette pratique est issue du « patronage » transféré de l’URSS dans le cadre duquel un théâtre et une usine ont coopéré. Le 9 mars 1959, au cours du conseil des directeurs théâtraux478, les déléguées ont discuté un sujet s’y rattachant, notamment « comment pourraient-ils renforcer les relations entre les théâtres et la classe ouvrière » (note 478). Dans le cadre de la même campagne politique, un rapport479 liste les usines maintenant une collaboration avec un théâtre. Dans le procès-verbal480 d’une rencontre «  ouvrier – artiste  », qui date du 19  décembre 1960, l’émissaire du Parti a fort bien remarqué dans son intervention « qu’une manifestation pareille est impensable dans un régime capitaliste » (note 480). Il avance l’argument que «  ces rencontres sont stimulées par les artistes communautaires qui revendiquent la responsabilité de leur peuple, de leur pays, qui veulent aider à l’édi?cation du socialisme » (note 480). Le TMO devait également prendre part à cette campagne. Le 16 janvier 1962, son directeur a envoyé au MC une lettre de remerciement481, écrite après une rencontre « mineur – artiste » dans une ville minière (Komló). Les mineurs adressent des remerciements aux artistes « pour leur cordialité, pour leur intérêt porté au travail des mineurs » (note 481). Cette campagne politique avait une double visée : d’une part, elle a favorisé une communication directe et organisée entre artistes et ouvriers. D’autre part, en participant à ces manifestations rituelles, les acteurs devaient publiquement prendre parti pour le régime Kádár.

Outre l’e@et vivi?ant de la pratique permettant la rencontre « ouvrier – artiste », la direction théâtrale a essayé d’élaborer des méthodes nouvelles pour attirer les acteurs «  bourgeois  » à  la réalité de compromissions du régime Kádár. Le  16  mars 1959, la commission syndicale des professionnels du spectacle soumet482 pour approbation son projet d’un

477 XIX-I-4-@ 20. d. 48848/1959.478 XIX-I-4-@ 19. d. 45897/1959.479 M-KS-288–33 8. ő. e. 31–35. o.480 M-KS-288–33 14. ő. e. 5–47. o.481 XIX-I-4-@ 64. d. 45435/62.482 M-KS-288–33 8. ő. e. 118–126. o.

Gyöngyi Heltai

210

cours de perfectionnement à la section scienti?que et culturelle du Comité central du Parti. Le projet propose « des débats et des exposés idéologiques à propos de la matière du xxie Congrès du Parti et de la résolution du 6 mars 1959 du Comité central » (note 482). Le projet envisage une « Académie artistique  » pour les acteurs et actrices non adhérents, dans laquelle les exposés esthétiques et politiques seront déterminés à  partir du centre. Ce  projet d’agitation a  donc embrassé tout le métier théâtral. Le  même document contient la liste des conférenciers proposés483. Parmi ces cadres de con?ance, nous trouvons deux membres du TMO (Miklós Szinetár, metteur en scène, et László Nyáry, économe). Une autre manifestation de la même action a  lieu quand, le 3  juin 1959, la commission syndicale des artistes porte devant la section scienti?que et culturelle du Comité central484 «  les principes de la propagande marxiste-léniniste pour 1959–60  » (note 484), en proposant la délibération sur les sujets suivants  : engagement idéologique dans l’art théâtral, style de jeu réaliste socialiste, expérimentations de forme, situation de la critique théâtrale, problèmes de recrutement, cabaret politique et opérette hongroise. La réussite éventuelle de ces actions tendant à politiser le métier a été surveillée. Un document485 du Parti du 19 mars 1959 évalue « une rencontre amicale » qui se déroulait dans un club d’acteurs où les comédiens pouvaient échanger des idées avec un dirigeant communiste (Ferenc Münnich). Le  14  septembre 1959, un document ministériel486 évalue le cours de perfectionnement professionnel et idéologique. La multiplicité et la concentration temporelle de documents traitant du même sujet signalent une campagne politique. E@ectivement, l’activité de rencontre « ouvrier – artiste » s’éteint immédiatement après que les prétentions ministérielles à ces manifestations aient été suspendues. Ce paradigme est semblable dans tous les cas où des rapports formalisés entre politique et théâtre sont incités par le Parti-État.

Entre 1959 et 1963, l’intention d’attirer les meilleurs acteurs au Parti est discernable, mais à cette ?n, le Parti-État a employé moins d’intimidation et plus de watterie en accentuant le rôle dirigeant des artistes.

L’appropriation de spectacles pour les besoins d’anniversaires politiques restait une pratique répandue. Ici, même les méthodes appliquées (détermination préalable du message politique, contrôle d’exécution des instructions) sont restées immuables, comme les documents traitant du

483 M-KS-288–33 8. ő. e. 31–35. o.484 M-KS-288–33 8. ő. e. 131–139. o.485 M-KS-288–33 8. ő. e. 128. o.486 XIX-I-4-@ 20. d. 49453/1959.

Chapitre II

211

dixième anniversaire de l’étatisation des théâtres l’exposent. Le  15  août 1959, le MC  somme487 les directeurs de célébrer cet anniversaire entre le 1er  septembre et le 15  octobre, en exploitant l’occasion au pro?t de la consolidation politique des théâtres et du renforcement des rapports entre la classe ouvrière et les théâtres. Cet ordre écrit explicite qu’au moyen de la commémoration, « les théâtres doivent prouver la supériorité de la culture socialiste, en comparant la situation actuelle des théâtres à  leur existence misérable avant la libération  » (note 487). L’ordre détermine même la forme de la commémoration, qui doit être « une réunion de la troupe ou un gala », pour lequel le théâtre doit inviter «  les représentants d’usines ». Le  18  septembre 1959, le MC  transmet488 même aux théâtres le plan de l’allocution rédigée pour cette occasion. Un  rapport489 du 10  novembre 1959 con?rme que les théâtres ont célébré le dixième anniversaire de l’étatisation, conformément aux ordres susmentionnés. Selon le rapport, certains théâtres ont commémoré par la même occasion l’anniversaire de la grande révolution socialiste d’octobre et organisé des rencontres « ouvrier – acteur ». L’importance, attribuée à  la célébration de la fête soviétique et communiste est percevable du fait que la conférence vice-ministérielle490 du 5 octobre 1959 a porté à l’ordre du jour le programme du gala organisé à  l’occasion de la grande révolution socialiste d’octobre. En  suivant la logique de fonctionnement du Parti-État, le même forum a délibéré au sujet du programme des théâtres de Budapest pendant le congrès du MSZMP. D’après le procès-verbal, la direction théâtrale ministérielle n’exigeait plus la mise en scène des spectacles de propagande, mais les théâtres étaient obligés d’accentuer leur orientation idéologique à l’occasion d’anniversaires politiques.

Un autre élément de l’inwuence politique exercée sur les théâtres était l’intention de renforcer les organisations du Parti à  l’intérieur des théâtres. Le fonctionnement de pure forme, caractéristique de ces cellules «  théâtrales  », est perceptible dans une note491 du 10  octobre 1959, qui désapprouve que «  pendant les réunions du Parti, les manifestations d’opinion et les critiques aient été rares, que le niveau de la critique et de l’autocritique ait été bas  », et que les délégués n’aient pas abordé convenablement les questions de la politique culturelle et de l’intensi?cation des rapports «  ouvrier – artiste  ». Dans son rapport du 30  juillet 1960,

487 XIX-I-4-@ 20. d. 49000/1959.488 XIX-I-4-@ 20. d. 49508/1959.489 M-KS-288–33 27. ő. e. 35. o.490 XIX-I-4-eee 3. d. 10. tét.491 M-KS-288–33 27. ő. e. 37–38. o.

Gyöngyi Heltai

212

le comité du sixième arrondissement du Parti492 rappelle l’histoire de ces organisations, qui s’étant réorganisées au printemps de 1957, possédaient des e@ectifs plus restreints qu’avant 1956. Alors que le MDP avait 118 adhérents au TMO, le MSZMP comptait seulement 38 membres. D’après le rapporteur, « l’e@ectif nécessaire pour le travail éducateur – informateur est assuré », malgré le fait que la majorité des acteurs-vedettes sont sans-parti. Il rappelle la forme du « dialogue personnel » employé par les adhérents dans les théâtres pour renforcer l’eJcacité du travail du Parti. De plus – ajoute-t-il –, au TMO fonctionnent même «  des cercles d’amis  » guidés par les communistes, dont les membres « causent habituellement avec les artistes sans-parti  » (note 492). C’est la direction théâtrale du Parti qui dirige ces cercles par l’intermédiaire de groupes du Parti. Le rapport loue la cellule du Parti fonctionnant au TMO pour avoir organisé des cours sur les problèmes d’actualité et pour avoir discuté des problèmes du nationalisme et de la lutte contre l’idéologie religieuse. Ce rapport nous aide à percevoir l’atmosphère de cette « époque de consolidation », quand quelquefois même les conversations personnelles étaient des tâches politiques prédé?nies par le Parti. L’intrusion de l’idéologie marxiste-léniniste dans la sphère privée des acteurs est donc restée une réalité sociale entre 1959 et 1963.

La révision d’organismes du Parti à l’intérieur des théâtres était en lien avec la réunion d’activistes communistes théâtraux, qui a eu lieu le 10 et le 21 novembre 1960. À la séance du 10 novembre493, le metteur en scène du TMO (Miklós Szinetár) désapprouve que malgré les problèmes notoires de recrutement, l’établissement d’un studio fonctionnant à  l’intérieur du TMO n’ait pas été autorisé. Pour con?rmer l’avantage d’un pareil studio, il cite l’URSS à  titre d’exemple. Dans son intervention, le délégué du Comité central du Parti donne la nouvelle ligne directrice selon laquelle «  l’unité communiste » dans le domaine théâtral doit signi?er un accord avec la ligne du Parti, mais non une unité de goût494. Il fait remarquer aux activistes communistes que «  le capital politique n’est pas convertible en capital en argent, être membre du Parti n’est plus un privilège » (note 494). Il avertit les dirigeants communistes du danger provenant de l’isolement,

492 M-KS-288–33 15. ő. e.493 M-KS-288–33 15. ő. e. 146–175. o.494 Le vice-ministre Aczél a  formulé cette position de la manière suivante  : «  En 1958,

en discutant les Directives de la politique culturelle, le Comité central a  accepté entre autres choses la conception selon laquelle, dans le Parti comme dans l’État, nous nous abstiendrions de prendre des décisions en matière de goût et de style. […] La direction de notre Parti a posé en principe qu’il n’est pas justi?é et qu’il serait erroné de traiter les questions de goût et de style comme une a@aire d’État et de Parti » (Aczél, 1971 : 95).

Chapitre II

213

en arguant que les non adhérents sont majoritaires par rapport aux membres du Parti. Le 21 novembre 1960, lors de la deuxième réunion des activistes communistes495, dans son intervention, le vice-ministre Aczél applaudit la décroissance de la bureaucratie ministérielle. À ce propos, il constate que même la meilleure politique culturelle est incapable de mettre en scène des pièces et des spectacles réussis à la place des théâtres. D’après la conclusion de la réunion, « les théâtres bourgeois sont en bonne voie de développement pour devenir des théâtres socialistes » (note 495). Il s’agit de la même rhétorique que celle appliquée dès 1949.

Nous voyons que l’intention de renforcer les organismes du Parti à  l’intérieur des théâtres est restée immuable, mais selon les documents, les résultats de cette dépense de force ont été fragmentaires. Le 15  février 1961, le comité du sixième arrondissement du Parti soumet496 un rapport sur l’inwuence du Parti dans les institutions culturelles. À propos des théâtres, le rapporteur constate « les grands e@orts faits pour renforcer la réputation du Parti, pour le faire sortir de l’isolement » (note 496). Deux ans plus tard, un rapport497 du 14 octobre 1963, qui évalue les résultats de l’o@ensive du Parti dans les théâtres, exhibe les résultats ambigus du compromis conclu entre pouvoir et société. D’une part, le rapporteur constate l’augmentation de con?ance envers le MSZMP et la dispersion des « groupes contrariants » (note 497). D’après lui, les acteurs acceptent la ligne du Parti et apprécient la possibilité des tournées à  l’étranger. (Il cite en exemple les tournées du TMO en URSS, en Italie et en Autriche.) D’autre part, le rapporteur constate le manque du développement idéologique dans le domaine théâtral. D’après lui, les acteurs repoussent la critique idéologique et les reproches concernant leur « attitude petite-bourgeoise », et que « l’o@ensive idéologique du Parti a  inspiré de la peur, quelquefois de la protestation  » au métier théâtral. Le  rapporteur note avec tristesse la domination des principes petits-bourgeois dans les milieux théâtraux, par exemple un attachement exagéré à l’argent. Malgré tout, il prend pour but d’aJlier des acteurs renommés au Parti. De ce point de vue, il quali?e de « bonne » la situation au TMO, où, parmi les 257 employés, il y a déjà 44 adhérents.

Lors de la période comprise entre 1959 et 1963, la disponibilité du TMO pour l’exécution de tâches politiques s’explique par des raisons ?nancières. Le théâtre veut utiliser ces activités politiques a?n d’équilibrer la moins-value de sa recette.

495 M-KS-288–33 15. ő. e.496 M-KS-288–33 14. ő. e. 78–80. o.497 M-KS-288–33 21. ő. e. 242–248. o.

Gyöngyi Heltai

214

Le 16 avril 1963, la direction du TMO annonce498 au MC le déclenchement de la campagne « Avec l’art pour le sport, avec le sport pour l’art » (note 498). Pendant cette action, le TMO passait « des contrats socialistes » avec les associations sportives, organisait des rencontres « ouvrier – artiste – sportifs ».

Le TMO dans la hiérarchie des théâtres

La direction théâtrale et la presse continuent de dénoncer l’opérette comme un « divertissement vulgaire », ne séparant plus les opérettes bourgeoises et les opérettes socialistes. La conférence vice-ministérielle499 du 17 juin 1963 désigne les pièces musicales comme d’un « goût douteux ». Le procès-verbal de la conférence vice-ministérielle500 du 22  juin 1963 atténue un peu cette opinion en contestant seulement « des productions mises en scène pour les raisons ?nancières » (note 500). Dans le cas du TMO, le rapporteur reproche l’absence «  de pièces touchant de près les hommes du jour  » (note 500). En e@et, le MC n’insiste plus sur la composition d’opérettes contemporaines.

Entre 1959 et 1963, la reconnaissance oJcielle du TMO se limitait à  la distribution de récompenses « dues », conformément à  la loi, pour la réalisation du budget des recettes, comme un document du 30 juillet 1959501 et un autre du 10  avril 1961 l’annoncent. En  1962, seuls les employés du TMO ont obtenu la récompense, étant donné que le théâtre de comédie musicale (Pető?) n’avait pas réalisé son plan502.

Le nombre de décorations décernées aux membres du TMO a diminué. Parmi les nombreuses décorations attribuées à  l’occasion du dixième anniversaire de l’étatisation du théâtres, les membres du théâtre n’en ont reçu que deux, d’après une proposition ministérielle503 du 5  octobre 1959. En  considérant le nombre élevé de décorations attribuées à  cette occasion (12 décorations gouvernementales, 95 plaquettes commémoratives, 37 médailles «  pour la culture socialiste »), la reconnaissance oJcielle du TMO était modeste.

En dehors de cela, le MC a laissé paraître la dévalorisation du TMO par tous les moyens. En 1962, le MC refuse la proposition du théâtre concernant la somme de l’indemnité de voyage payable aux participants de la tournée soviétique. Le MC désapprouve « la di@érence notable entre l’indemnité de

498 XIX-I-4-@ 82. d. 93818/63.499 XIX-I-4-eee 8. d. 15. tét. 500 XIX-I-4-eee 8. d. 16. tét. 501 XIX-I-4-@ 20. d. 48818/59.502 XIX-I-4-@ 72. d. 47291/62.503 XIX-I-4-eee 3. d. 10. tét.

Chapitre II

215

voyage proposée pour les dirigeants du théâtre (9 roubles par jour), pour les artistes illustres (8 roubles par jour) et pour les ?gurants (3 roubles par jour)504. Dans sa réponse505, le directeur du TMO constate que la réduction de l’indemnité de voyage des dirigeants et des acteurs illustres n’apportera qu’une augmentation insigni?ante pour les ?gurants, en ajoutant que «  l’indemnité de voyage est très basse, comparée à  celle de la première tournée soviétique » (note 505). Le ton froid de la correspondance signale la mé?ance entre le théâtre et son autorité de tutelle.

Les organes de Parti-État ont fait sentir la hiérarchie nouvelle des genres par les manifestations quasi rituelles d’antipathie envers le TMO et envers l’opérette. Le conseil municipal de Budapest n’approuve pas que, pendant la rénovation de son édi?ce, le TMO joue dans un théâtre renouvelé (Fővárosi Vígszínház). Dans leur lettre506 du 25 août 1959, adressée au MC, les représentants du conseil arguent que le TMO est suJsamment populaire sans cette possibilité et il n’a pas besoin d’un édi?ce élégant. Cette aversion générale détermine même les relations de diplomatie culturelle, malgré le fait que la tournée du TMO a rendu un important service aux relations hungaro-soviétiques en 1956. En  novembre 1959, l’ambassadeur de la Hongrie à Moscou rapporte507 au ministère des A@aires étrangères qu’au moyen de drames nouveaux hongrois, mis en scène en URSS, « on a pu dissiper l’image selon laquelle la Hongrie est la patrie de l’opérette » (note 507). La même attitude anti-opérette est perceptible dans un texte508 du 26  novembre 1963, qui propose pour la revue théâtrale d’encourager ces mises en scènes d’opérettes, lesquelles rompent avec les routines conventionnelles.

La mésestimation de l’opérette se traduit aussi par l’intention ministérielle de réduire le revenu (provenant des droits d’auteur) des professionnels de la tradition ancienne (compositeurs, librettistes). Selon un mémorandum ministériel509 du 11  avril 1960, un revenu élevé doit être garanti pour les auteurs de pièces qui sont «  socialement utiles et représentent un niveau esthétique élevé  » (note 509). À  cet e@et, le rapporteur juge trop élevé le revenu gagné par certains compositeurs de musique légère. Szabolcs Fényes, par exemple, encaisse 100–120 000 HUF par an. Le rapporteur conseille de réduire leur revenu de 5 à 10 % et ce, ajoutons-le, même si la somme des droits d’auteur était en principe ?xée et garantie par la loi.

504 XIX-I-4-@ 64. d. 48346/62.505 XIX-I-4-@ 64. d. 48346/62.506 XIX-I-4-@ 13. d. 49173/1959.507 XIX-J-1-k 21. d. IV. 751. 3.508 M-KS-288–33 21. ő. e. 198. o.509 XIX-I-4-@ 33. d. 1448/M./1960.

Gyöngyi Heltai

216

La dégradation de l’opérette et du TMO est perceptbile du fait que l’importance de l’opérette socialiste, à quelques exceptions près, n’est plus accentuée dans les documents oJciels. Une charte budgétaire510 du 20 mai 1960 indique que «  la mise en scène d’opérettes nouvelles hongroises est importante, en partie pour des raisons ?nancières  ». Cette éclipse de l’opérette socialiste est en lien avec la mise en vedette de la comédie musicale. La  résolution ministérielle511 du 28  septembre 1960 déclare que le TMO et le théâtre Pető? constitueront à l’avenir une unité administrative et économique. La mission du théâtre Pető? comprend « l’élaboration d’un nouveau genre musical  : la comédie musicale » (note 511). La conception ministérielle derrière cette conception de fusion a probablement été que la recette produite par les opérettes devait ?nancer la mise en scène de comédies musicales. Cette intention est visible déjà dans la note ministérielle512 du 11  novembre 1960, qui précise que, par économie, les deux théâtres fusionnés n’obtiendront que 300 000 HUF de plus de la subvention d’État. À partir de cela, la gestion auparavant stable du TMO devient déséquilibrée et le prestige du théâtre ne cesse de diminuer. Les documents d’archives révèlent ce processus de dégradation. Le 10 décembre 1962, le ministère des ?nances avertit513 le vice-ministre du MC que la recette du Pető? dépasse à  peine le 50  %, et donc que la révision de la raison d’être de ce théâtre serait souhaitable. Le rapport des réviseurs ministériels514 du 25 février 1963 constate de nouveau que «  les comédies musicales éveillent peu d’intérêt chez les spectateurs » (note 514). La recette de Pető? n’atteint pas 55 %, et en certain cas, même les frais de décors et de costumes ne sont pas retrouvés. Le  rapporteur enregistre que la recette du TMO a  également diminué, et que seuls les spectacles de la Princesse Czardas et du Pays du sourire (deux opérettes de la tradition ancienne) ont accompli le plan de recettes. Les documents n’exposent pas les raisons pour lesquelles le MC a continué de soutenir le Pető? malgré ses problèmes profonds. Le 28 mars 1963, une lettre ministérielle adressée au vice-ministre des Finances con?e515, sans indiquer les motifs, que le Pető? « doit exécuter sa mission artistique actuelle », mais que pour augmenter la fréquentation, le théâtre doit également mettre en scène des pièces non musicales. Dans ce but, le MC sollicite l’autorisation d’un crédit supplémentaire de 610 500 HUF pour les deux théâtres. Cette

510 XIX-I-4-@ 33. d. 46. 853/1960.511 XIX-I-4-@ 28. d. 48698/60.512 XIX-I-4-@ 28. d. 49. 353/1960.513 XIX-I-4-@ 72. d. 51432/62.514 XIX-I-4-@ 82. d.515 XIX-I-4-@ 82. d. 93518/63.

Chapitre II

217

intention ministérielle n’a probablement pas été couronnée de succès, étant donné que le 3 mai, le MC rapporte déjà au ministère des Finances que « dès la saison théâtrale 1963–64, les deux théâtres fonctionneront séparément516 ». Cette fois-ci, le MC sollicite517 250 000 HUF pour la réorganisation. Le 7 juin 1963, un document ministériel518, parlant de la séparation, détermine l’e@ectif du TMO (3 directeurs, 18 personnes pour le maniement des a@aires artistiques, 36 acteurs, 6 ?gurants, un corps de ballet composé de 24 membres, un chœur composé de 41 membres, 18 personnes pour le maniement des a@aires économiques, 17 auxiliaires, 55 services techniques, un orchestre composé de 40 membres). Cette liste dévoile que le personnel du TMO étatisé a considérablement dépassé en nombre celui du TMO privé. Le  procès-verbal519, parlant de la séparation du TMO et du théâtre Pető? date du 14 octobre 1963. Nous pouvons aJrmer avec certitude que les deux théâtres musicaux sont sortis de cette expérimentation découragés, tant artistiquement que ?nancièrement.

L’intention de mettre le TMO sous la direction du conseil municipal de Budapest signale également la dégringolade du théâtre dans la hiérarchie. La note du conseil municipal520 du 20 juin 1961 projette ce changement de l’autorité de tutelle pour 1962. Finalement, le TMO passe sous la direction du conseil municipal seulement en 1968.

La position basse du TMO dans la hiérarchie ministérielle est également notable du fait que la correspondance connexe au théâtre se limite aux thèmes ?nanciers et que le ton des lettres est plus en plus dur. La première note ministérielle521 au sujet du prélèvement sur le budget demandé par le TMO paraît en octobre 1961. Cette fois-ci, le théâtre quête un supplément de crédit de 722 000 HUF. À partir de cela, ce sera le type de document le plus fréquent. Une note ministérielle522 du 20 novembre 1961 discute déjà une demande d’un supplément de crédit de 1 228 000 HUF.

Les lettres du TMO, adressées au MC, manifestent une aversion grandissante pour la comédie musicale et pour le théâtre Pető?. Le 10 décembre 1960523 et le 27 septembre 1961524, le TMO sollicite un supplément de crédit en se

516 XIX-I-4-@ 82. d. 94095/63.517 XIX-I-4-@ 82. d. 94095/63.518 XIX-I-4-@ 96. d. 94677/63.519 XIX-I-4-@ 82. d. 96733/63.520 XIX-I-4-@ 45. d. 50071/1961.521 XIX-I-4-@ 45. d. 50. 744/1961.522 XIX-I-4-@ 45. d. 50. 744/1961.523 XIX-I-4-@ 28. d. 50. 069/1960.524 XIX-I-4-@ 45. d. 8775-III-09/1961.

Gyöngyi Heltai

218

référant au dé?cit de recette «  produit  » par le théâtre Pető?. En  dehors de cela, le TMO propose plusieurs fois l’abaissement de 85  % à  70  % du budget des recettes prescrit pour le théâtre Pető?, en soulignant que le taux réel de fréquentation était seulement 64  % en 1961525. Dans une lettre de réclamation526 du 16 octobre 1961, le directeur du TMO critique ouvertement le théâtre de comédie musicale avec lequel «  son théâtre  » devait collaborer par nécessité. Tandis que le TMO a  réalisé son plan, reproche-t-il, la fréquentation de Pető? reste entre 50 et 70 %. Le directeur propose la révision de la conception du théâtre de comédie musicale dont l’audience « se borne aux intellectuels ». Il ajoute que la location collective est également diJcile pour les spectacles de Pető? dont les billets « doivent être attachés aux billets du TMO ». En d’autre mots, pour obtenir des billets pour les opérettes, les spectateurs étaient contraints d’acheter des billets pour les comédies musicales. Rappelons que c’était la pratique employée dans le cas des opérettes nouvelles socialistes avant 1956. Puis, pour empêcher la chute ultérieure de la recette, le 8 novembre 1961, le TMO propose la reprise de la Princesse Czardas527. Les lettres, de plus en plus moroses, signalent un désillusionnement total dans le projet de « l’opérette socialiste » et une intention de s’écarter de la comédie musicale « progressiste ». Le seul objectif discernable dans le cas du TMO est une aspiration vers la reconstruction ?nancière.

Un autre type de document récurrent (pétition pour augmenter le fonds de change élevé) signale des modi?cations dans l’autoestimation du TMO lors de la période comprise entre 1959 et 1963. D’abord, le TMO semble accepter sans reproches la supériorité prétendue de la comédie musicale, et cède la majorité de la somme assignée aux deux théâtres au théâtre Pető?. Dans la pétition528 du 6 octobre 1960, la direction du TMO demande une somme équivalant à 220 000 HUF pour trois pièces mises en scène au Pető? et une opérette mise en scène au TMO. Le  10  décembre 1960, le TMO justi?e sa demande d’augmentation529 en avançant l’argument qu’au théâtre Pető?, tous les spectacles qui ?gurent au programme sont sujets aux droits d’auteur payables en change élevé. D’après la demande du TMO530 en 1962, le théâtre Pető? utilisera le fonds accordé pour quatre pièces, tandis que le TMO aura des prétentions au change élevé seulement pour la reprise d’une

525 XIX-I-4-@ 45. d. 51406/1961.526 XIX-I-4-@ 45. d.527 XIX-I-4-@ 45. d. 50983/61.528 XIX-I-4-@ 28. d. 49623/1960.529 XIX-I-4-@ 28. d. 50. 070/60.530 XIX-I-4-@ 45. d. 50063/1961.

Chapitre II

219

opérette classique. Le 7 novembre 1962, le TMO demande531 un équivalent de 12 400 HUF en change élevé pour acquitter les droits d’auteur d’une opérette de Victor Jacoby (compositeur de la tradition ancienne). Le 16 avril 1963, le TMO sollicite532 415 000 HUF en devises étrangères pour l’année en cours pour les deux théâtres, en arguant que «  dans le genre spécial du théâtre Pető?, il n’y a  pas des pièces hongroises  » (note 532). (Dans sa correspondance, le TMO tantôt éloigne le problème du Pető?, tantôt le présente comme sien. Cette perspective indéterminée s’explique par le fait que le TMO ne peut se débarrasser de cette unité administrative et ?nancière sans l’approbation du MC). Après la séparation des deux théâtres, l’argumentation employée pour l’augmentation du fonds du change élevé doit être modi?ée. Le 17 septembre 1963, le TMO avance l’argument que « son plan est réalisable seulement par la mise au programme d’opérettes classiques533 ». La demande est répétée le 7 octobre534, en soulignant que la fréquentation d’opérettes contemporaines est basse. (Ces lettres parlant du cadre de devise révèlent la crise, déjà non camouwée, de l’opérette socialiste comme conception et comme pratique.)

En luttant contre la diminution de son prestige, d’une part, le TMO tente d’utiliser les formes rituelles élaborées au théâtre socialiste politisé. Le 15 octobre 1962, la direction du TMO conseille535 au MC d’o@rir des récompenses pour les membres du théâtre à  l’occasion de la tournée en URSS. D’autre part, le TMO renverse le blâme sur d’autres pour les problèmes du théâtre et du genre. Dans une lettre536 du 4 mars 1961 adressée au MC, la direction du TMO ne liste que les causes externes responsables de la diminution de la fréquentation (incompétence des préposés au service de location collective des spectacles, expansion de la télévision, possibilité de la vente à tempérament, possibilité de voyages à l’étranger, possibilité d’achat d’une voiture).

La crise indéniable a  détérioré l’atmosphère à  l’intérieur du théâtre.  Le 17  décembre 1962, une note537 du TMO révèle que «  malgré le succès ?nancier et artistique du Pays du sourire de Lehár, il y a quelques employés qui sou¤ent la discorde et contestent l’aptitude de la direction du théâtre » (note 537). Comme antidote, le TMO insiste sur l’importance d’obtenir l’autorisation ministérielle pour ses tournées en Europe occidentale, et sur la

531 XIX-I-4-@ 72. d. 49548/62.532 XIX-I-4-@ 82. d. 93819.533 XIX-I-4-@ 82. d. 96245/63.534 XIX-I-4-@ 82. d. 96607/63.535 XIX-I-4-@ 64. d. 50241.536 XIX-I-4-@ 45. d. 49852/1961.537 XIX-I-4-@ 64. d. 51269/62.

Gyöngyi Heltai

220

mise au programme des opérettes qui font recette. Comme autre moyen discursif utilisé pour contrebalancer sa dégradation,

le TMO se réfère souvent au pro?t que ses tournées à l’étranger ont produit pour l’économie nationale. Dans une lettre du 25  juin 1963, le théâtre se vante538 de la recette (22 000 Kcs par spectacle) obtenue pendant sa tournée en Tchécoslovaquie. Le 25 octobre 1963, le TMO se vante du pro?t net539 réalisé par cette tournée. Ces références sont bien éloignées de la fonction esthétique ou politique attribuée à  l’opérette socialiste après 1949. Bien plus, ces renvois au pro?t ravivent les considérations caractéristiques de la tradition ancienne. D’après ses réactions, le MC n’apprécie pas beaucoup cet ordre de valeurs. Selon la catégorisation implicite de la politique culturelle de l’époque, le TMO est classé dans la catégorie des théâtres « tolérés » dont la reconnaissance ?nancière ou symbolique est déjà rare.

Attitude face à la « tradition ancienne »

La direction théâtrale n’aspire plus à écarter les opérettes de la tradition ancienne du répertoire. Le  MC cherche plutôt à  équilibrer l’opération économique du TMO – laquelle a  manifestement dépendu de la mise au programme des opérettes de la tradition ancienne – et l’économie du change élevé accordé pour les droits d’auteur.

Les lettres du TMO adressées au MC  n’escamotent plus que, pour accomplir un fonctionnement rentable, le théâtre doit retourner à  la tradition ancienne. Au printemps 1963, le directeur du théâtre explique540 au MC que les opérettes de la tradition ancienne (Princesse Czardas, Pays du sourire, Le  Comte de Luxemburg) «  font une rude concurrence aux opérettes contemporaines hongroises » (note 540). Un certain pragmatisme, succédant à la propagande internationale de la tradition inventée, est évident dans la lettre541 de l’Institut des Relations Culturelles, adressée au MC. Ici, en lien avec les dispositions de la tournée italienne du TMO, le chef de service transmet simplement au MC les exigences de l’impresario italien. La partie italienne souhaite, entre autres, que le texte de Princesse Czardas soit abrégé, que certaines parties soient énoncées en italien, que la production dispose d’un important corps de ballet. L’adaptation aux désirs du client qui fait la

538 XIX-I-4-@ 82. d. 8775–06–11/63.539 XIX-I-4-@ 82. d. 96922/63.540 XIX-I-4-@ 82. d. 93795/63.541 XIX-I-4-@ 82. d. 94892/63.

Chapitre II

221

commande était une pratique répandue dans le théâtre de boulevard, mais la souplesse d’un employé communiste face aux souhaits occidentaux, sans aucune référence à  la modi?cation du message idéologique du spectacle, témoigne de l’évacuation de la notion d’opérette socialiste.

Changement d’élite au champ d’opérette

Même si la direction théâtrale n’organise plus de campagnes politiques contre les représentants de la tradition ancienne, elle essaie toujours de réduire leur revenu (droits d’auteur, cachet) par tous les moyens administratifs et ?nanciers. Le  rapport542 du bureau des droits d’auteur du 17  février 1961 adressé au MC témoigne de cette intention, en listant les compositeurs de « musique légère » qui ont encaissé le plus de droits d’auteur543. Donc, les représentants de la tradition ancienne (Imre Kálmán et l’ex-directeur du TMO, Szabolcs Fényes) sont toujours en tête de liste. D’après une enquête544 faite au bureau des droits d’auteur en 1962, le pourcentage de droits d’auteur encaissés est de 95 %  : 5 % à  l’avantage de la musique légère. Cependant, selon la pratique employée, 45 % de cette recette totale a été distribuée aux compositeurs de « musique sérieuse », et seulement 35 % a été remise aux compositeurs de musique légère, tandis que 20 % de la recette totale a été distribuée aux librettistes et paroliers.

Une lettre de réclamation adressée au MC  signale que, dans la période comprise entre 1959 et 1963, la contestation de la tradition inventée était déjà possible. Le 26 août 1962, Mihály Erdélyi, l’ex-directeur privé et auteur d’opérettes, dans sa lettre545, esquisse toute sa carrière au champ de la culture populaire hongroise dès 1919. Il rappelle qu’avant 1945, il a eu 240 employés, a collaboré à 32 opérettes et comédies musicales. Mihály Erdélyi mentionne que, pendant la Deuxième Guerre mondiale, il a o@ert un refuge aux juifs. Ceci dit, il a trouvé injuste son exclusion du syndicat professionnel, en conséquence de quoi il a  dû travailler dès 1949 comme manœuvre et ?gurant. Il  regrette également que ses opérettes et numéros musicaux ne soient pas joués, tandis que d’« autres librettistes et compositeurs, populaires avant 1945, pouvaient participer à  l’édi?cation socialiste  » (note 545). Mihály Erdélyi soulève une question non éclaircie jusqu’à aujourd’hui. Nous

542 XIX-I-4-@ 52. d.543 1958 : 1. Jenő Horváth, 2, Imre Kálmán, 3. Szabolcs Fényes, 1959 : 1. Jenő Horváth, 2. Imre

Kálmán, 3. Szabolcs Fényes, 1960 : Jenő Horváth, 2. Imre Kálmán, 3. Imre Garai.544 XIX-I-4-@ 45. d. 49604/61.545 XIX-I-4-@ 66. d. 85/62.

Gyöngyi Heltai

222

ne savons pas quel était l’aspect déterminant pour l’exclusion ou l’adoption de certains représentants de la tradition ancienne au projet de l’opérette socialiste. Faute de documents d’archives, nous pouvons seulement dire que les auteurs qui, dans leurs opérettes d’entre-deux-guerres, ont touché le sujet de « révisionnisme » (le retour à la Hongrie des territoires détachés par le traité de Trianon) ont été, en règle générale, interdits de leur profession. Selon la remarque écrite sur le document en question, le solliciteur, Mihály Erdélyi, a  été convoqué au MC  pour une conversation. Cependant, sa position dans le théâtre hongrois socialiste ne s’est pas améliorée. C’est dire que la réhabilitation de tous les représentants de l’industrie théâtrale d’entre-deux-guerres n’était pas à l’ordre du jour entre 1959 et 1963.

1964–1968 Opérette dégradée

Le mécanisme de la direction de théâtre. Les organes et le centre de direction

Dans les hautes sphères de la direction, cette période est déterminée par les intentions et les actions tendant à  un fonctionnement plus économique (moins cher) des théâtres. Certaines questions théâtrales sont portées à l’ordre du jour de l’organe suprême du Parti (le Politburo). L’exposé546 du 4  mai 1964 présenté à  ce forum signale des phénomènes négatifs. Le rapporteur révèle qu’entre 1961 et 1963, la fréquentation des théâtres a diminué de 5 %, tandis que la subvention d’État a augmenté de 20  millions  HUF. En  moyenne, la fréquentation annuelle ne s’élève pas à 80 %, sauf dans le cas du TMO et du théâtre de marionnettes. Le rapport désapprouve également que la garde administrative et technique soit trop grande, et que le système de statut ne permette pas de licenciements dans les théâtres.  Les objectifs désignés sont  les suivants  : augmentation du niveau et de la gestion économique, introduction d’engagements d’une durée déterminée, encouragement des spectacles politiquement pertinents. D’après une liste547 annexée au rapport, le TMO a 257 employés, dont 154 artistes. Sa fréquentation moyenne en 1963 était de 98,8 %. La résolution548 du Politburo du 13 mai 1964 ordonne l’élaboration d’un nouveau système de la gestion et de la subvention pour les théâtres, l’élaboration d’une

546 M-KS-288–35 3. ő. e.547 M-KS-288–35 3. ő. e.548 M-KS-288–35 3. ő. e.

Chapitre II

223

nouvelle politique pour le prix de places et l’introduction d’engagements annuels. L’exécution de ces résolutions était diJcile, comme le prouve un rapport ministériel549 du 25 mars 1965 qui constate et désapprouve la longueur d’exécution. Puis, une note550 du 30 mars 1965 révèle quelques-unes des raisons de cette hésitation. Le rapporteur s’inquiète d’une tension politique et morale advenant le licenciement de quelques acteurs aptes au travail tandis que d’autres, incapables de travailler, pourraient rester aux théâtres comme employés. Un rapport ministériel551 du 13 avril 1965 rappelle aussi qu’il y a plusieurs opposants à cette résolution qui disent que son exécution aura de graves suites (situation précaire de certains acteurs, aggravation du despotisme chez les directeurs, abandon d’une sécurité sociale). Malgré cela, selon le rapporteur, la résolution en question est bien motivée, qui permettra au MC de diminuer l’e@ectif des troupes et de «  réajuster  » les honoraires. Un  projet ministériel552 du 13  avril 1965 o@re certaines stipulations concernant cette résolution a?n de diminuer les tensions à l’intérieur du métier théâtral. Le rapporteur conseille de ?xer à 20 % de l’e@ectif des acteurs dont les engagements pourraient être résiliés dans une troupe. D’après ce projet, le directeur de théâtre sera obligé de renouveler l’engagement de ces membres qui sont à la fois fonctionnaires du Parti ou du syndicat à l’intérieur du théâtre. Leur licenciement éventuel ne serait possible que sous réserve de l’approbation de l’autorité de tutelle. Une autre stipulation proposée : une diminution de salaire de plus de 15 % pour un acteur employé depuis plus de 25 ans serait possible seulement sous réserve de l’approbation du conseil artistique du théâtre. D’une part, ces documents signalent la précaution apportée dans l’exécution de la résolution du Politburo. D’autre part, l’intention claire de réduire la subvention d’État assignée aux théâtres signale l’éclipse du théâtre comme moyen de propagande. Cette relégation au second plan est également perceptible de ce fait que dans le dossier de conférences du collège de la direction ministérielle, nous n’avons pas trouvé de documents au sujet du théâtre, et que pendant les conférences vice-ministérielles, les participants n’ont soulevé qu’une seule fois une question théâtrale pendant la période comprise entre 1964 et 1968.

549 M-KS-288–35 3. ő. e. 211–218. o.550 XIX-I-4-aaa 66. d. 147. dossz.551 XIX-I-4-aaa 66. d. 147. dossz.552 XIX-I-4-aaa 66. d. 147. dossz.

Gyöngyi Heltai

224

Attitude face au modèle soviétique

L’opérette soviétique n’est plus proposée pour modèle. Les documents oJciels ne le mentionnent plus. C’est l’économie qui règne dans le domaine des relations culturelles internationales. L’ambassadeur de la Hongrie à Moscou, dans sa lettre553 du 7 août 1964, informe le ministère des A@aires étrangères que le plan pour le développement des relations soviéto-hongroises doit être élaboré en utilisant des solutions qui n’exigent pas un excédent de dépenses.

Dans le domaine du théâtre musical, la direction de l’inwuence culturelle se tourne de nouveau de la Hongrie vers l’URSS, comme entre 1957 et 1958 et entre 1959 et 1963. La troupe du TMO réalise sa troisième tourné en URSS, ce qui montre une assiduité soviétique auprès de la tradition ancienne de l’opérette hongroise. Un document ministériel554 du 16 janvier 1968 constate, déjà sans commentaires, qu’à Moscou, le TMO représentera Maya, composé par Szabolcs Fényes (une opérette d’entre-deux-guerres) et l’adaptation d’une opérette classique (Une nuit à  Venise de J.  Strauss). Un concert, Honthy et Latabár en tête de distribution, ?gurera également au programme. Aucune opérette socialiste n’a été mise au programme de cette tournée, ce qui prouve que la tradition inventée n’est plus à l’ordre du jour ni en Hongrie ni en URSS. Malgré le fait qu’auparavant, les relations internationales hungaro-soviétiques avaient plutôt des fonctions rituelles, politiques et diplomatiques, entre 1964 et 1968, les Soviétiques utilisent déjà l’opérette traditionnelle hongroise comme divertissement, sans réclamer de message idéologique direct.

Dans le domaine du théâtre musical, les documents d’archives n’indiquent aucune inwuence de la part de l’URSS.

L’autorisation du répertoire

L’aspect politique n’est plus déterminant dans ce mécanisme. En revanche, ce sont les restrictions ?nancières qui dominent. En  règle générale, le MC appuie la mise en scène d’une pièce musicale si ses droits d’auteur ne sont pas payables en change élevé. Cependant, la question de la mise en scène des opérettes soviétiques ou des opérettes provenant des démocraties populaires ne se pose plus entre 1964 et 1968. Une tentative pareille comporterait des

553 XIX-J-1-j 42. d. IV. 712.554 XIX-I-4-@ 128. d. 35118/68.

Chapitre II

225

risques pécuniaires trop graves. Malgré cette dominance de l’aspect ?nancier, le rapport du 11 mai 1965 produit par la conférence555 du conseil d’art théâtral constate « une tendance bien intentionnée dans les répertoires, sous le rapport du choix de sujet, du message, et de la répartition de genres  » (note 555). Un projet ministériel556 du 11 mai 1965 évalue le répertoire proposé par le TMO comme éclectique. Mais la direction théâtrale semble également désorientée en ce qui concerne la fonction du TMO. Selon une note ministérielle557 du 18 avril 1966, le TMO « doit mettre au programme une comédie musicale, qui est en même temps attirante pour l’audience d’opérette  ». Auparavant, la comédie musicale a  été proposée comme antipode réaliste de l’opérette. L’indécision du pouvoir est perceptible de ce fait qu’à l’opposé du modèle en vigueur dans une direction centralisée, c’est le théâtre qui doit déterminer sa nouvelle mission. Le 21 octobre 1966, le MC somme558 le TMO de présenter sa proposition concernant le futur rôle du théâtre.

La correspondance du TMO au sujet de son répertoire se borne à  la présentation au MC  des listes qui contiennent les pièces proposées par le théâtre. Le  31  août 1967, le théâtre transmet son projet559 pour la saison théâtrale 1967–1968, dans lequel les comédies musicales et les opérettes de la tradition ancienne sont déterminantes. Dans une note du 8 janvier 1968, le TMO élabore son programme560 prévu pour 1968. Cette remarque montre le changement radical dans la conception de l’opérette socialiste. Cette proposition dit que «  la version musicale de Bunbury d’Oscar Wilde a été mise au programme à cause de la politique culturelle », tandis que La Veuve joyeuse de Lehár a été mise au programme « sur commande étrangère ».

La position des opérettes réalistes socialistes dans le répertoire

Entre 1964 et 1968, les opérettes n’inspiraient plus d’admiration chez les spectateurs, tandis que les comédies musicales ne faisaient pas encore sensation. Lors de cette période de transition, les directeurs du TMO n’ont pas renoncé intégralement aux comédies musicales. Le 22 décembre 1966, ils demandent l’agrément du MC pour un voyage d’études à l’étranger « a?n

555 XIX-I-4-aaa 66. d. 147. dossz.556 XIX-I-4-aaa 66. d. 147. dossz.557 XIX-I-4-@ 116. d. 92656/66.558 XIX-I-4-@ 116. d. 93859/66.559 XIX-I-4-@ 122. d. 93499/67.560 XIX-I-4-@ 128. d. 35067/68.

Gyöngyi Heltai

226

d’étudier les spectacles de comédies musicales561 ». Une note562 du 12 mars révèle que le succès d’une comédie musicale (My fair lady) a véritablement contribué à  la reconstruction ?nancière du théâtre. Notons qu’il s’agissait d’une comédie musicale traditionnelle, proche des opérettes et donc, en conséquence, proche des attentes du public hongrois.

Les documents dévoilent qu’entre 1964 et 1968, le théâtre et son autorité de tutelle ont ouvertement dévié de la norme réaliste socialiste et que, dans la pratique, ils ont avantagé les opérettes traditionnelles. Ils ont réalisé qu’une gestion économique du théâtre est garantissable seulement par les reprises d’opérettes d’entre-deux-guerres ou classiques (ces dernières étaient des adaptations sans messages politiques explicites). La direction théâtrale ministérielle a  donc tacitement accepté la renaissance de la fonction boulevardière du TMO dans le contexte culturel socialiste. Le 12 avril 1966, le théâtre noti?e563 le MC à propos de la mise en scène de la Comtesse Maritza d’Imre Kálmán dans un théâtre en plein air (Bartók Szabadtéri Színpad). Selon l’argumentation, l’opérette a  été choisie pour «  le rajeunissement de répertoire » (note 563). Le 20  septembre 1967, le théâtre signale564 au MC que les dépenses de la mise en scène de Maya de Szabolcs Fényes seront payées par la direction des théâtres en plein air, en échange de huit spectacles. Le MC n’impose pas son veto. Les documents ne parlant plus de préparation ou de mise en scène d’autres versions (opérettes soviétiques, opérettes provenant de démocraties populaires et opérettes nouvelles hongroises). Ni  le MC, ni le TMO, ni le public ne reproche leur absence au répertoire.

Attitude politique appliquée au métier théâtral

L’acteur

Cette période est déterminée par la mise en place de mesures connexes à  l’introduction hésitante d’engagements à  durée déterminée, au lieu d’engagements à durée illimitée. La direction théâtrale a ménagé le terrain en cas de licenciement d’acteurs âgés, presque inactifs dans la troupe. Pour une conférence du 12 mai 1965, le MC a préparé une liste565 des acteurs qui jouent de 40 à 50 fois, de 51 à 60 fois et de 61 à 80 fois par an dans leur théâtre.

561 XIX-I-4-@ 116. d. 94312/66.562 XIX-I-4-@ 116. d. 92486/66.563 XIX-I-4-@ 116. d. 92645/66.564 XIX-I-4-@ 122. d. 93594/67.565 XIX-I-4-aaa 66. d. 147. dossz.

Chapitre II

227

Au  TMO, il y  avait quatre acteurs appartenant à  la deuxième catégorie et sept acteurs appartenant à la troisième. La direction théâtrale ministérielle a essayé par tous les moyens de diminuer les suites graves de licenciements, ayant conscience d’agir contre le régime de plein emploi propagé par le discours socialiste. Une proposition ministérielle du 14 mai 1965 contient le projet d’un bureau de placement pour les acteurs sans engagement566. En 1965, un sondage567 est e@ectué en vue d’anticiper les conséquences d’une restriction qui interdirait aux théâtres le licenciement d’un acteur 10 ou 15 ans avant sa mise à la retraite. Au TMO, cette protection touchera de 8 à 12 membres. Un  rapport ministériel568 du 19  mai 1965 répète les arguments opposés, formulés par les artistes contre les mesures projetées (« des acteurs de valeur peuvent être licenciés à  cause de la subjectivité des metteurs en scène et des directeurs  » (note 568)). Malgré ces contre-arguments, le rapporteur maintient son point de vue en aJrmant que la réglementation nouvelle comporte des avantages.

Notons que certains membres âgés du TMO auraient déjà perdu leur engagement dans un théâtre privé. En Hongrie socialiste, ces représentants de la tradition ancienne et du style de jeu comique traditionnel, choisis pour le projet de l’opérette socialiste, ont été protégés du licenciement. Indépendamment de cette protection administrative, tant la direction du TMO que le MC ont espéré l’amélioration de la situation du théâtre musical grâce à l’inwuence novatrice d’acteurs réalistes nouveaux. À ce propos, le problème de base était qu’en Hongrie, ce style de jeu « moderne, réaliste » revendiqué dans le théâtre musical n’existait qu’en théorie. La direction du théâtre a donc soumis de nouveau le projet d’une école spéciale. La lettre du directeur569 du 12 mars 1964, adressée au MC, révèle la mission de ce cours de perfectionnement pour les acteurs, chanteurs et danseurs qui serait le terrain de « la formation d’un style de jeu nouveau ». Dans le projet, parmi les matières au programme ?gure encore le marxisme-léninisme, mais il n’a plus de renvois à la méthode de Stanislavski. Ce cours n’a probablement pas été réalisé, étant donné que le 11 mars 1968, une note ministérielle570 évalue une proposition semblable en soulignant que l’objectif du cours sera le recrutement des acteurs pour la comédie musicale et pour l’opérette tout en précisant que le cours n’o@rira pas de formation selon les emplois.

566 XIX-I-4-aaa 66. d. 147. dossz.567 XIX-I-4-aaa 66. d. 147. dossz.568 XIX-I-4-aaa 66. d. 147. dossz.569 XIX-I-4-@ 96. d. 92833/64.570 XIX-I-4-@ 128. d. 35392/68.

Gyöngyi Heltai

228

Entre 1964 et 1968, la surveillance politique exercée sur les acteurs s’apaise. Le 5 mars 1965, le directeur du TMO demande l’avis571 du MC au sujet d’invitations états-uniennes, arrivées à l’attention de certains membres. Selon le directeur, les tournées états-uniennes fréquentes «  empêchent le fonctionnement du théâtre, tandis que le refus d’autorisation exaspère les acteurs invités  ». La  réponse ministérielle572 du 10  mars 1965 autorise la tournée états-unienne en question pour Hanna Honthy et pour Kamill Feleky, en ajoutant que par la suite, c’est le directeur du théâtre qui devra prendre la décision concernant ces tournées états-uniennes. Ce  transfert de décision à  un niveau inférieur du pouvoir montre jusqu’à quel point l’importance politique attribuée aux a@aires d’opérette a diminué.

Le metteur en scène comme censeur idéologique

Un document ministériel573 du 4  mai 1965 signale l’aggravation de la crise dans le domaine de la mise en scène d’opérette, en constatant que trois metteurs en scène réputés (László Vámos, András Békés, Miklós Szinetár) ont refusé leur nomination au poste de metteur en scène en chef du TMO. Ceci montre que les metteurs en scène renommés ont jugé la situation artistique du TMO désespérante.

Location collective des spectacles

Le troisième élément de la relation théâtrale, le rapport du TMO avec les spectateurs, donne également des signes de crise. D’une part, les spectateurs ne font plus la ?le pour acheter les billets du TMO. D’autre part, les préposés au service de la location collective des spectacles considèrent que ça ne vaut plus la peine de di@user les billets du théâtre, parce que la commission touchée (2  %) est trop basse. À  ce propos, le 18  janvier 1964, le TMO adresse une pétition574 au MC a?n d’augmenter la commission payable aux préposés pour la di@usion des billets du TMO. En justi?ant la demande, le directeur indique la baisse de fréquentation (les opérettes classiques ne font qu’une recette de 60 à 65 %). Selon la réponse ministérielle575 du 8 février 1964, une commission plus haute, payable pour les préposés, est justi?able seulement dans le cas des

571 XIX-I-4-@ 107. d. 92675/65.572 XIX-I-4-@ 107. d. 92675/65.573 XIX-I-4-aaa 66. d. 147. dossz.574 XIX-I-4-@ 96. d. 92191/64.575 XIX-I-4-@ 96. d. 92191/64.

Chapitre II

229

pièces contemporaines hongroises. D’après une demande du TMO du 24 mars 1964, le MC approuve576 une commission de 3,5 %, payable pour les préposés, dans le cas de deux opérettes nouvelles hongroises (Tündérlaki lányok de Szirmai-Heltai et Csintalan csillagok de Fényes-Csizmarek).

Ces documents d’archives indiquent que le rapport harmonieux entre le public et le TMO ne subsiste plus.

Tâches politiques octroyées au théâtre, au spectacle

Le nombre d’actions ouvertement politiques attachées aux spectacles a  considérablement diminué entre 1964 et 1968. Cependant, le Parti-État n’a jamais renoncé au loyalisme politique manifesté par les théâtres577. Un rapport du Parti578, écrit en 1964, reproche aux théâtres le manque de héros positifs et d’ouvriers sur les scènes hongroises et la prolifération de ?gures intellectuelles et petites-bourgeoises dans les pièces. Le rapport reste quand même dans la vague en exigeant des « héros qui représentent le socialisme dans leurs convictions, même dans leurs conwits » (note 578). Le 29 octobre 1964, un rapport ministériel579 stipule que dans les théâtres, les candidats pour les postes de direction « doivent répondre aux exigences de la formation marxiste-léniniste, de l’habileté professionnelle et de la conduite socialiste » (note 579). Cependant, le même rapport constate que le sentiment général du métier est déterminé par la tendance petite-bourgeoise, que l’inwuence de communistes est insuJsante et qu’il y a peu d’artistes communistes célèbres.

Les tâches politiques du TMO ne sont plus déterminées par les résolutions politiques. Dans ces conditions, le théâtre a choisi comme mission politique, de ra@ermir l’image de «  la Hongrie consolidée  » à  l’aide de ces tournées à  l’étranger. Cet emploi, sélectionné par le théâtre, était plus ou moins appuyé par le MC. Le  26  janvier 1966, une note ministérielle580, adressée au ministère des a@aires étrangères, proclame que, « a?n d’élever le niveau artistique et politique d’une tournée en Autriche », c’est le TMO qui doit

576 XIX-I-4-@ 96. d. 927992/64.577 « Nous l’avouons franchement : notre tâche, notre travail ne consiste pas à ?ger la situation

idéologique actuelle, mais à  contribuer à  son changement par la voie des conquêtes marxistes, au pro?t des idées socialistes. C’est pourquoi augmente l’importance de la lutte idéologique qu’on doit mener sur le plan culturel  : c’est par la force des idées que les conceptions non-marxistes doivent être surmontées » (Aczél, 1971 : 31).

578 M-KS-288–35 3. ő. e. 138–142. o.579 M-KS-288–35 3. ő. e. 168–171. o.580 XIX-I-4-@ 116. d. 92. 167/66.

Gyöngyi Heltai

230

l’exécuter, au lieu d’un théâtre de province. En cette occasion, le directeur du TMO est sommé « de bien représenter le niveau de l’opérette hongroise » grâce au spectacle de la Princesse Czardas.

Donc, la revendication n’était plus la création d’une nouvelle version politisée de l’opérette ou la di@usion de la propagande directe. Entre 1964 et 1968, le TMO a  paradoxalement rempli sa fonction politique par des spectacles nostalgiques de l’opérette de la tradition ancienne dans les pays occidentaux en rétablissant une continuité culturelle limitée, entre la Hongrie socialiste et la Hongrie d’avant-guerre.

Le TMO dans la hiérarchie des théâtres

Malgré ses services dans le domaine de la diplomatie culturelle, la direction théâtrale ministérielle et la critique théâtrale n’estimaient pas beaucoup le TMO, qui se trouvait en bas de la hiérarchie. Les initiatives provenant du théâtre et les invitations étrangères pour le TMO ont été jugées au point de vue ?nancier. Une note ministérielle581 du 19 mai 1964 sollicite l’approbation du vice-ministre Aczél pour une tournée du TMO en Italie, qui produira un pro?t de 2  500–3  000  USD. Le  rapporteur ajoute qu’à l’aide de cette tournée italienne, le TMO serait ?nancièrement rentable, et qu’il n’exigerait plus de suppléments de crédit. On  demande alors au vice-ministre de porter la requête en question devant le secrétariat du MSZMP (La direction ministérielle (d’État), en cas de décisions importantes, était astreinte à un contrôle du Parti.) Aczél a refusé d’adhérer au projet de la tournée italienne. Comme la direction internationale des concerts le constate, dans sa lettre582 du 26 novembre 1964, ce renoncement a mis la partie italienne en fâcheuse position. Le rapporteur demande la mise en place de conditions ?nancières générales en lien avec les tournées internationales du TMO, étant donné que l’imprésario italien s’est présenté de nouveau.

La chute du TMO dans la hiérarchie s’explique également par ses problèmes ?nanciers domestiques. Une évaluation ministérielle583, écrite sur la saison théâtrale de 1964–65 qui se trouve dans les matières de la conférence vice-ministérielle du 4  juin 1965, révèle que parmi les 21 théâtres hongrois, seulement 12 ont été capables de réaliser leur budget des recettes. Le TMO était également incapable d’atteindre les objectifs de son

581 XIX-I-4-@ 96. d. 93873/64.582 XIX-I-4-@ 96. d. 95610/64.583 XIX-I-4-eee 11. d. 13. tét.

Chapitre II

231

plan et a accumulé 1,4 million HUF en dé?cits des recettes. Le rapport ne juge pas rassurante la situation de l’opérette en général, en considérant que les opérettes « ne sont pas d’un niveau élevé, et sont étrangères au goût des jeunes spectateurs » (note 583). Le rapporteur propose la reconsidération de la fonction du genre et du TMO. Cette constatation constitue en soi l’aveu du ?asco de la tradition inventée.

Les révisions ministérielles annuelles enregistrent aussi la dégradation graduelle du théâtre. Le  rapport584 du 3  août 1964 constate que le TMO était incapable de réaliser son budget des recettes lors du premier semestre, malgré le fait que huit pièces ont ?guré à  son programme. Le  rapporteur nuance sa constatation en remarquant que les 28 spectacles qui ont été joués par le TMO à l’étranger (en Italie, en Autriche, en Tchécoslovaquie) étaient ?nancièrement réussis et ont produit un revenu de 150 000 HUF en change élevé. Cependant, à Budapest, seule la recette de trois opérettes classiques (opérettes de la tradition ancienne) a dépassé le 92 % qui avait été projeté pour le TMO. Il y a des problèmes ultérieurs, comme l’âge moyen élevé des artistes et l’ineJcacité de la location collective des spectacles. En 1966, le rapport585 des réviseurs ministériels constate que le succès des opérettes nouvelles hongroises et des comédies musicales est mitigé. Le rapporteur attribue la diminution de la fréquentation à « l’aridité du répertoire » et au manque de « premières compétitives » (note 585). En 1965, la fréquentation moyenne du TMO s’équilibrait à 83,6 %. Le rapport586 de réviseurs du 8 mai 1967 ne liste que des faits négatifs sur le TMO, en articulant que sa troupe vieillie est inapte à  l’expérimentation et en proposant le rajeunissement de la troupe. Ces rapports annuels témoignent que jusqu’en 1968, tant les réserves de la tradition ancienne que les réserves de la tradition inventée se sont épuisées. Donc, c’est une conclusion logique de la part du MC de placer la direction du TMO à une catégorie inférieure. En conséquence, dès 1968, le théâtre sera placé sous la surveillance du conseil municipal de Budapest, plus exactement sous la surveillance de sa section de la culture populaire, comme le témoigne le procès-verbal587 du 11 mars 1968. Ce document stipule qu’à cause du budget restreint, l’équilibre ?nancier du TMO sera soutenable seulement au moyen du maintien de la pratique de tournées étrangères rentables et de spectacles dans les théâtres en plein air. Selon le document, le TMO aura certain droit à  l’organisation de ses tournées étrangères. Cependant, la dégradation du

584 XIX-I-4-@ 96. d. 275/64.585 XIX-I-4-@ 116. d. 92633/66.586 XIX-I-4-@ 122. d. 92916/67.587 XIX-I-4-@ 128. d. 35407/68.

Gyöngyi Heltai

232

théâtre est trahie par l’information, provenant de même document, signalant que le nouveau metteur en scène en chef du TMO (László Vámos) remplira sa fonction seulement comme un poste secondaire.

Le grand nombre de documents au sujet des problèmes ?nanciers témoigne également de la dégradation du théâtre. Dans une note ministérielle interne588 du 29  juin 1964, la section théâtrale demande le secours de la section ?nancière du MC  pour la remise en fonds du TMO. Le  14  juillet 1964, le MC  réprimande589 le théâtre pour son excédent de dépenses lors du premier semestre. Dans sa réponse590 du 17 juillet 1964, le TMO riposte que, tandis que la subvention d’État a  augmenté pour les autres théâtres, la subvention du TMO a diminué, tout comme son fonds de change élevé. D’après le théâtre, une autre raison de la majoration des dépenses serait la moins-value des recettes, qui serait arrivée après que le TMO a été réduit à enlever de son programme les opérettes classiques. Le 23  juillet 1965, le MC somme591 le TMO de rapporter les noms des compositeurs et librettistes pour qui le théâtre a mandaté des prélèvements et le fait que les opérettes en question aient été déposées ou non. Le  MC demande des comptes au TMO pour la représentation de ces opérettes subventionnées. Le ton sec qui caractérise les lettres du MC adressées au TMO est déjà wagrant.

Les principes de la politique culturelle (la di@usion de la culture socialiste) ne comptent plus beaucoup, puisque le MC, tout comme le théâtre, utilise les tournées étrangères du TMO en guise de complément à la subvention d’État. En conséquence, même l’intérêt international éminent, qui se passionne entre 1964 et 1968 pour les spectacles du TMO, ne rehausse pas l’éclat du théâtre. Une note ministérielle interne592 du 21 février 1966 adressée au vice-ministre Aczél souligne que « l’autorisation des tournées étrangères du TMO est très importante a?n de compenser la moins-value de recette  du théâtre  » (note 592). En ce sens, le rapporteur sollicite la révision d’une résolution précédente, qui menaçait de proscrire l’exécution d’une tournée pour le TMO si le rendement proposé ne s’équilibrait pas à 1000 USD par spectacle. Comme le document ministériel593 du 9 mars 1966 en témoigne, le vice-ministre a donné son adhésion à  ce rabais. Conséquemment, l’opérette employée au champ des relations culturelles internationales occidentales n’était plus destinée à la propagande de l’idéologie marxiste-léniniste, mais à la « chasse au pro?t ».

588 XIX-I-4-@ 96. d. 94248/64.589 XIX-I-4-@ 96. d. 1809/64.590 XIX-I-4-@ 96. d. 94405/64.591 XIX-I-4-@ 107. d. 94. 170/65.592 XIX-I-4-@ 116. d.593 XIX-I-4-@ 116. d. 92450/66.

Chapitre II

233

L’activité du TMO peut être décrite comme étant en lutte perpétuelle, préoccupée par l’augmentation de subvention et la survie du théâtre. Dans sa lettre594 du 25  février 1964, le directeur du TMO refuse ouvertement la proposition ministérielle qui compte remettre en marche le théâtre de comédie musicale aboli (théâtre Pető?) comme salle succursale du TMO. Le directeur du TMO déclare que l’intérêt envers la comédie musicale est faible chez les spectateurs, et que la gestion économique d’un théâtre, dont la fréquentation s’équilibre seulement à 35–40 % est impossible. D’après lui, c’est le TMO qui doit reprendre l’expérimentation avec la comédie musicale en incorporant les musiciens, les danseurs et certains acteurs du théâtre Pető?. Le MC accepte cette proposition. En  e@et, quand le TMO a  mis en scène des comédies musicales proches de l’opérette et « apolitiques » (par exemple, My fair lady), ces spectacles ont eu du succès chez les spectateurs. Cependant, ces francs succès ne sont pas capables d’arrêter la crise ?nancière. Dans sa lettre595 du 25 juin 1964, le directeur souligne que depuis plusieurs années, les recettes du TMO n’équilibrent plus les dépenses budgétaires. En conséquence, le TMO aura besoin d’un excédent de recette, d’autant plus que trois premières par an ne suJsaient plus pour réaliser le plan, et qu’une opérette ne compte pas plus de 40 à 50 spectacles. Antérieurement, une première signi?ait au moins 150, voire 200 spectacles ultérieurs. Le  directeur décèle une importante contradiction en con?rmant que sa subvention actuelle ne permet au théâtre de mettre en scène que deux premières et une reprise par an. Même pour cela, le théâtre doit organiser des spectacles nocturnes pour couvrir les frais. Le directeur est d’avis que pour un fonctionnement économique, le théâtre devrait mettre à  la scène plus d’opérettes classiques. Cependant, pour cela, l’augmentation du fonds de change élevé est inévitable. Parmi les objectifs, le directeur ne mentionne plus les intentions idéologiques connexes à la tradition inventée. La  tactique du théâtre, employée sans vergogne pour assurer sa survie, était la demande répétitive d’excédent de dépenses. Le 3 mai 1965, le TMO demande596 un prélèvement sur le budget (200 000 HUF). Le 3 juillet 1965, le théâtre sollicite597 une indemnité plus haute pour la tournée italienne et demande, le 20 juillet 1965598, une avance du 150 000 HUF pour acquitter les droits d’auteur payable pour My fair lady. Le 13 novembre 1965, le théâtre pétitionne599 une avance en se rapportant à la baisse de vente de billets pour les

594 XIX-I-4-@ 96. d. 92614/64.595 XIX-I-4-@ 96. d. 94248/64.596 XIX-I-4-@ 107. d. 93390/65.597 XIX-I-4-@ 107. d. 93996/65.598 XIX-I-4-@ 107. d. 94176/65.599 XIX-I-4-@ 107. d. 95248/65.

Gyöngyi Heltai

234

comédies musicales. En février 1966, le théâtre demande600 une augmentation de 20 % du prix de places.

Le TMO s’accommodait de sa dévalorisation artistique. Il ne restait que quelques domaines symboliques où le théâtre essayait de faire honorer sa position antérieure privilégiée. L’intérêt international était l’un d’entre eux. En  février 1964, le théâtre601sollicite le droit à  la gestion de ses invitations étrangères. Son directeur avance l’argument qu’à cause de l’incurie administrative, le théâtre perd beaucoup d’occasions. Il  souligne que le droit à  l’approbation ?nale restera naturellement la propriété des organes supérieurs. Cependant, le MC  ne cède que le droit à  la correspondance internationale. En  ce sens, le 17  mars 1964, le TMO informe602 le MC  de deux invitations arrivées d’Italie et une de Münnich. (Toutes les invitations se rapportent aux opérettes de la tradition ancienne.) Le 20 mars 1964, le théâtre informe le MC d’une invitation à Bratislava603, puis le 19 décembre, d’une invitation à Varsovie604.

Le MC  a quelquefois atténué le mauvais traitement inwigé au TMO. Une note ministérielle intérieure605 du 20  octobre 1965 constate que le salaire de la direction est plus bas au TMO que dans les autres théâtres. Conséquemment à cette observation, le salaire du directeur et du directeur musical sera augmenté. Un document ministériel606 du 1er juillet 1966 révèle l’évaluation domestique ambiguë du théâtre, en dévoilant la contradiction irrésolue entre le mépris employé en Hongrie et l’appropriation culturelle employée à l’étranger. Dans cette sommation, le MC informe le directeur du TMO de l’activité à  l’étranger d’une troupe qui s’appelle «  \éâtre d’opérette de Budapest » et qui « détériore les chances commerciales du TMO  » (note 606). En  conséquence, on demande au TMO de faire une déclaration en explicitant sa non-identité avec la troupe en question. Visiblement, le prestige restreint garanti par les spectacles du TMO à  l’étranger, principalement en Europe occidentale, était important pour le Parti-État, même si cette inwuence a produit des e@ets seulement dans le domaine limité et nostalgique de la culture populaire. Un  document ministériel607 du 19 juillet 1966 donne déjà son approbation a?n d’entamer

600 XIX-I-4-@ 116. d. 92250/66.601 XIX-I-4-@ 96. d. 92556/64.602 XIX-I-4-@ 96. d. 92877/64.603 XIX-I-4-@ 96. d. 92940/64.604 XIX-I-4-@ 96. d. 95881/64.605 XIX-I-4-@ 107. d. 94. 576/65.606 XIX-I-4-@ 116. d. 993205/66.607 XIX-I-4-@ 116. d. 93. 287/66.

Chapitre II

235

un procès contre le « \éâtre d’opérette de Budapest ».À partir du moment où le conseil municipal de Budapest s’est mis à exercer

la surveillance sur le TMO, le prestige du théâtre a  davantage décliné. Le 22 janvier 1968, l’organisation du Parti du théâtre demande608 la permission d’augmenter l’e@ectif participant à  la troisième tournée soviétique. D’après l’argumentation du théâtre, seule une troupe de 110 artistes pourrait garantir le niveau élevé des productions et maintenir la bonne réputation du théâtre en URSS. Dans sa réponse609 du 5 février 1968, le MC oppose un refus en avançant l’argument qu’en cas de conventions culturelles internationales, le ministère ne peut assurer un droit de regard aux théâtres. Toutefois, il tient toujours compte de ses exigences. Dans une autre a@aire connexe à la tournée autrichienne, le MC témoigne de nouveau de l’hostilité contre le TMO. Le 12 juin 1968, le MC, dans sa lettre adressée au conseil municipal de Budapest610, désapprouve que le TMO n’ait pas présenté à l’heure devant son autorité de tutelle le programme de sa soirée de gala, assemblée pour la tournée autrichienne. Le MC critique le niveau artistique du programme et menace de sanctionner. Dans sa réponse611 du 19 juillet 1968, le directeur du TMO admet le retard, mais rejette la critique concernant le niveau artistique du programme. Il est quand même étonnant que le directeur communiste avance un argument emprunté à la tradition ancienne quand, a?n de justi?er le niveau artistique élevé de la soirée de gala, il constate que « beaucoup d’artistes renommés ont joué dans le programme » (note 611). À titre documentaire, il cite la lettre de remerciement écrite par les hôtes.

En bref, à la ?n de la période examinée, dans l’ordre hiérarchique, le TMO a touché le fond. Pour cette date, même ses services politiques et ses bons succès, remportés à l’étranger, n’étaient plus reconnus par le Parti-État.

Attitude face à la « tradition ancienne »

Les documents ne signalent plus d’actions dirigées contre la tradition ancienne de l’opérette. Personne ne désapprouve plus qu’à l’occasion de ses tournées étrangères, le TMO représente des opérettes d’avant-guerre. Bien plus, le MC se comporte quelquefois comme un propriétaire au sein d’un régime capitaliste. Quand, le 27 janvier 1965, le MC autorise612 l’Institut des relations culturelles à  négocier les modalités d’une tournée éventuelle du

608 XIX-I-4-@ 128. d. 35173/68.609 XIX-I-4-@ 128. d. 35173/68.610 XIX-I-4-@ 128. d. 35817/68.611 XIX-I-4-@ 128. d. 36012/68.612 XIX-I-4-@ 107. d. 92305/65.

Gyöngyi Heltai

236

TMO aux États-Unis, ses conditions imposées sont en priorité ?nancières. (Le MC exige un béné?ce net de 1000 USD par spectacle, plus les dépenses et l’indemnité et au minimum vingt spectacles pendant un mois.) Il  est également stipulé que le TMO, pendant sa tournée états-unienne, doit jouer simultanément à Budapest. Cette tournée n’a pas eu lieu.

Dans la période comprise entre 1964 et 1968, la Hongrie socialiste a  fait l’e@ort de favoriser l’émigration hongroise. Dans cette intention, le Parti-État n’envisageait plus d’altérer les préférences «  traditionnelles  » de l’émigration. Une note ministérielle613 du 14 janvier 1966, adressée au vice-ministre Aczél, constate que c’est la musique légère qui prédomine dans le programme culturel sollicité par les associations hongroises en Autriche, (les associations ont souhaité quatre opérettes et six programmes de musique tzigane). Selon le rapporteur, le rejet de ces demandes ne serait pas judicieux, étant donné que l’émigration hongroise ne revendique que ces genres. Entre-temps, en Hongrie, le Parti-État ne s’est pas résigné à  accepter avec cette aisance les désirs des spectateurs hongrois. Même si, à cette époque, il a été prouvé que l’inwuence culturelle du réalisme socialiste soviétique n’avait pas produit un renouvellement dans le domaine de l’opérette, ni dans le livret ni dans le style de jeu. Qui plus est, le contexte culturel et le contexte du spectacle de l’opérette traditionnelle hongroise sont également disparus. Les professionnels « de l’industrie de l’opérette » n’étaient plus disponibles.

Les réactions du MC, connexes à  la pratique – partiellement réhabilitée – de la tradition ancienne rewètent une ambiguïté. Le  25  février 1965, le MC donne son approbation614 aux spectacles réalisés en province par le TMO, à seule ?n d’augmenter sa recette. Il est quand même stipulé qu’un cachet extrathéâtral n’était pas prévu pour les artistes participant à ces spectacles. Selon la logique ministérielle, les artistes auraient dû améliorer la ?scalité lourde du théâtre sans rétribution.)

Entre 1964 et 1968, le TMO a  déjà proclamé dans sa correspondance oJcielle que les opérettes de la tradition inventée étaient incapables de soutenir la concurrence avec les opérettes classiques, et que leur mise en scène empêchait la gestion économique du théâtre. Dans une lettre615 du 2  avril 1964, le TMO avoue qu’en programmant majoritairement des opérettes nouvelles hongroises, le théâtre ne pourrait pas réaliser son plan. Le  théâtre sollicite donc la permission d’utiliser le change élevé, encaissé au cours de ses tournées étrangères, a?n d’être capable de ?nancer le droit

613 XIX-I-4-@ 116. d. 92.167/66.614 XIX-I-4-@ 107. d. 92509/65.615 XIX-I-4-@ 96. d. 92567/64.

Chapitre II

237

d’auteur payable pour les opérettes classiques. Le  MC ne donne pas son approbation à ce projet ?nancier. Le TMO continue à chercher les moyens a?n d’augmenter le nombre d’opérettes classiques dans son répertoire. Dans sa lettre616 du 29 avril 1965, le théâtre rapporte au MC qu’à la suite de pourparlers avec la veuve d’Imre Kálmán, celle-ci serait prête à toucher les droits d’auteur en HUF. En conséquence de quoi le théâtre peut programmer plus fréquemment les opérettes toujours populaires de Kálmán.

La « victoire » incontestable de la tradition ancienne est montrée par le fait que les invitations étrangères, entre 1954 et 1968, se bornaient exclusivement aux opérettes de la tradition ancienne. Le  30  janvier 1966, le TMO remet la liste617 de ses invitations étrangères au MC. Au programme de la tournée italienne et yougoslave, les hôtes demandent la Princesse Czardas et la Comtesse Maritza d’Imre Kálmán. Le théâtre rapporte qu’une « reprise » de la tournée autrichienne et tchécoslovaque est également possible. De plus, le théâtre a reçu des invitations de la Belgique, de la Hollande et de la République Fédérale Allemande. De  l’URSS, il y  a une invitation pour un programme de variétés. Dans ces documents oJciels touchant les tournées éventuelles à l’étranger, la question de la tradition inventée ne se pose plus : la propagation de ces opérettes « socialistes » semble déjà une aspiration irréelle.

En Hongrie, la pratique dissimule des intentions contradictoires. D’une part, la politique culturelle continue de subventionner la création de comédies musicales nouvelles. Le  16  novembre 1968, un document intérieur618 du MC  note que 200  000  HUF sont disponibles dans ce but. D’autre part, la politique culturelle tolère déjà la mise au programme des opérettes hongroises d’entre-deux-guerres. Quelques tabous thématiques ont quand même subsisté. Il  était interdit de toucher les sujets connexes au «  révisionnisme », c’est-à-dire les questions touchant les territoires qui ont été détachées de la Hongrie par le traité de Trianon. Dans les années 1930 et 1940, les librettistes ont fréquemment abordé les sujets nostalgiques connexes aux territoires perdus. Ce  tabou s’expliquait surtout par le fait que les territoires en question ont appartenu aux pays socialistes alliés (Roumanie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, URSS). La tolérance partielle des opérettes d’entre-deux-guerres observable lors de la période comprise entre 1964 et 1968, constituait de nouveau un déplacement signi?catif sur les plans de la norme et de la pratique.

616 XIX-I-4-@ 107. d. 93327/65.617 XIX-I-4-@ 116. d. 92198/66.618 XIX-I-4-@ 128. d. 36574/68.

Gyöngyi Heltai

238

Changement d’élite au champ d’opérette

Les acteurs, librettistes et compositeurs de la tradition ancienne n’étaient plus actifs. Cependant, la tradition inventée n’a pas produit une équipe d’auteurs et de vedettes dont le charisme aurait pu remplir la salle du TMO lors de la période comprise entre 1964 et 1968.

Conclusion

Les documents du Parti communiste (MDP et MSZMP) et de la direction théâtrale ministérielle (MEN et MC) conservés au MOL témoignent d’une utilisation (appropriation culturelle) spéciale de l’opérette. Notamment, entre 1949 et 1968, le Parti-État a exigé, tant sur le plan du genre que du spectacle, la propagation plus ou moins explicite de la ligne directrice du Parti. C’est-à-dire que les spectacles devaient di@user un message dit progressiste. Notre analyse a  montré que, lors de périodes socioculturelles di@érentes, toujours démarquées par les événements politiques, ce service idéologique se manifestait dans les formes hétérogènes, lesquelles ont utilisé tant les éléments de la tradition inventée (propagande marxiste-léniniste directe) que certains éléments adoptés de la tradition ancienne (propagande marxiste-léniniste indirecte ou message de compromission). Les documents d’archives examinés ont révélé un rapport direct, une dynamique parallèle entre les prétentions oJcielles, aJchées aux opérettes, et les altérations politiques à l’intérieur de la dictature totalitaire. En bref, nous pouvons dire que parmi les trois éléments de la relation théâtrale (pouvoir politique, métier théâtral et public), c’est d’abord le pouvoir politique qui est dominant. C’est la raison pour laquelle les documents de la direction théâtrale centralisée connexes à  la pratique de l’opérette socialiste rewètent nettement l’histoire sociale et culturelle de la Hongrie. Autrement dit, on pourrait écrire une histoire du pays entre 1949 et 1968 en se basant exclusivement sur les documents touchant l’activité du TMO. Il s’agit ici d’un phénomène satellite du phénomène totalitaire décrit par Raymond Aron dans la Démocratie et totalitarisme619.

619 « 1) Le phénomène totalitaire intervient dans un régime qui accorde à un parti le monopole d’activité politique. 2)  Le parti monopolistique est animé ou armé d’une idéologie à laquelle il confère une autorité absolue et qui, par suite, devient la vérité oJcielle de l’État.

Chapitre II

239

Cependant, pendant toute la période examinée, la politique ne jouait pas à plein dans le domaine de l’opérette. En ce qui concerne les autres facteurs de la relation théâtrale (métier théâtral, public), notre analyse a  prouvé qu’un groupe restreint, composé de certains professionnels de l’opérette boulevardière (librettistes, compositeurs, vedettes) et aJlié au projet de l’opérette socialiste, avait fait dès 1949 de la résistance passive contre la tradition inventée de l’opérette soviétique. Nous avons vu comment, parallèlement à l’assouplissement de la dictature totalitaire, cette équipe de la tradition ancienne s’alliant avec le public et contre le Parti-État, a réhabilité graduellement les opérettes et le style de jeu d’entre-deux-guerres. Cette inwuence culturelle, cette récupération de vigueur est devenue possible parce que les représentants de la tradition ancienne, à cause de leur position inébranlable dans la mémoire collective, s’avéraient incontournables au cours de la création et au cœur même du fonctionnement du divertissement socialiste. Les librettistes adoptés ont fourni l’humour local, tandis que certaines vedettes « réhabilitées » ont prêté leur personnalité et leur style de jeu spécial aux versions expérimentales de l’opérette socialiste.

Outre ces aspects de l’histoire politique et culturelle hongroise, les documents d’archives du corpus touchent aussi un aspect de l’histoire théâtrale. Comme nous l’avons présenté dans le premier chapitre, la tendance moderniste à  l’intérieur de théâtre musical, représentée majoritairement par les intellectuels de gauche, a  émergé dès 1920 aux États-Unis, en Allemagne et en France. Ce mouvement progressiste s’est dé?ni à l’opposé de l’opérette et de « l’opéra culinaire ». En se rapportant à  Bourdieu, nous pouvons dire que dans le cadre de cette tendance, les représentants du « champ de production restreinte » ont voulu s’approprier la popularité de l’opérette qui était, toujours selon la terminologie de Bourdieu, représentante du « champ de grande production symbolique » (Bourdieu, 1971 : 54–55) destinée au grand public. Michael Bawtree, dans

3) Pour répandre cette vérité oJcielle, l’État se réserve à son tour un double monopole, le monopole des moyens de force et celui des moyens de persuasion. L’ensemble des moyens de communication, radio, télévision, presse, est dirigé, commandé par l’État et ceux qui le représentent. 4) La plupart des activités économiques et professionnelles sont soumises à l’État et deviennent, d’une certaine façon, partie de l’État lui-même. Comme l’État est inséparable de son idéologie, la plupart des activités économiques et professionnelles sont colorées par la vérité oJcielle. 5) Tout étant désormais activité d’État et toute activité étant soumise à l’idéologie, une faute commise dans une activité économique ou professionnelle est simultanément une faute idéologique. D’où, au point d’arrivée, une politisation, une trans?guration idéologique de toutes les fautes possibles des individus et, en conclusion, une terreur à la fois policière et idéologique » (Aron, 1965 : 284–285).

Gyöngyi Heltai

240

son livre dédié au théâtre musical (Bawtree, 1991), souligne à quel point les objectifs politiques et artistiques étaient reliés dans ce mouvement de réforme, mouvement qui a  contesté l’héritage commercial du théâtre musical et qui ne s’est pas avéré viable dans l’environnement capitaliste. Nous pouvons dire que l’opérette socialiste hongroise fut le successeur de ce mouvement, surgissant dans le contexte culturel de la dictature totalitaire. Cette fois-ci, c’est la direction centralisée de Parti-État qui a forcé la réforme, et notamment l’assimilation au modèle réaliste socialiste de l’opérette soviétique. Ce  transfert culturel a  été rendu possible grâce à  l’étatisation, à  l’application de l’appareil administratif de la dictature totalitaire, et grâce à l’activité intellectuelle de critiques communistes « du champ des instances de reproduction et de conservation » (Bourdieu) qui ont férocement critiqué l’opérette traditionnelle hongroise dès 1945. Dans le contexte de la dictature totalitaire en formation, ces actions avaient exposé, comme Bourdieu l’a signalé, l’intention de transformer la culture populaire et d’utiliser l’opérette dans la lutte socioculturelle. Donc, la conception réformiste de Margit Gáspár (directrice du TMO entre 1949 et 1956) peut être dé?nie, au point de vue historique, comme apparentée à un théâtre réaliste socialiste (tendant à l’agitation marxiste-léniniste) et au point de vue esthétique , à  un «  théâtre musical moderne  ». Vers les années 1960, cette ambition «  progressiste  » tardive du Parti-État visant l’émancipation de l’opérette se transformait en une partialité sans critique de la comédie musicale dite « moderne, réaliste ». Quand même, la crise, puis la chute du théâtre Pető?, fondé pour propager les principes et la pratique du théâtre musical moderne, signale la résistance insolite de l’opérette traditionnelle en Hongrie. Donc, malgré les di@érentes phases de dégradation et de transformation, l’opérette traditionnelle hongroise (l’opérette «  viennoise  » et l’opérette d’entre-deux-guerres) est toujours une forme vivante de spectacle, même si elle ne domine plus le domaine du- théâtre musical.

241

CHAPITRE III

UTOPIE ET DIVERTISSEMENT

La méthode d’analyse

Dans ce chapitre, nous examinerons la répartition des codes du show-biz et du réalisme socialiste en prenant pour base deux opérettes

«  socialistes  » qui ont joué un rôle notable dans la culture de masse hongroise entre 1949 et 1968  : Magasin d’État et Princesse Czardas. Nous partirons de l’hypothèse que la version ?lmée de l’opérette «  socialiste  » classique Magasin d’État (1952) de János Kerekes, de Tibor Barabás, de Béla Gádor et de Szilárd Darvas et l’enregistrement de l’adaptation de Princesse Czardas (1954) d’Imre Kálmán représentent la rencontre de deux traditions théâtrales qui appartiennent à des champs culturels di@érents. Pourtant, chacun emprunte autant aux codes de divertissement de l’industrie théâtrale (show-biz) qu’aux codes de l’utopie politique marxiste-léniniste (théâtre comme moyen de propagande). Par contre, les éléments des deux traditions de l’opérette (tradition ancienne hongroise et tradition inventée en provenance de l’URSS) n’interviennent pas de la même manière ni dans la même proportion dans ces deux réussites indéniables de la culture de masse hongroise. Pour présenter leur construction artistique, nous appliquerons les méthodes d’analyse qualitative et quantitative en utilisant un enregistrement de la représentation de Princesse Czardas, présentée au \éâtre Municipal d’Opérettes à Budapest (TMO) et une version ?lmée de Magasin d’État, étant donné qu’il n’existe pas d’enregistrement de la représentation théâtrale de cette dernière opérette. A?n de faciliter la compréhension de l’intrigue des deux opérettes en hongrois, nous avons créé, pour chaque opérette analysée, un synopsis divisée en scènes (voir annexe A : Magasin d’État et annexe C : Princesse Czardas). Conformément à l’aspect quantitatif, nous avons conçu un tableau divisé en scènes (annexe B : Magasin d’État et annexe D : Princesse Czardas) pour le classement des éléments de la mise en scène et du jeu, en séparant les manifestations ou caractéristiques de la « tradition ancienne » (opérette traditionnelle hongroise) des manifestations ou caractéristiques de la « tradition inventée » (opérette réaliste socialiste) résultant d’un phénomène

Gyöngyi Heltai

242

d’appropriation. L’emploi de l’aspect quantitatif nous permettra de constater laquelle de la « tradition ancienne » ou de la tradition inventée domine dans le jeu et dans la mise en scène, et ce, par rapport aux di@érents segments des opérettes analysées. Subséquemment, nous essaierons d’interpréter la fonction artistique et idéologique de cette dominance et de classer les scènes selon la typologie des rapports interculturels proposée par Kirsten Hastrup (1996). Cette classi?cation est nécessaire pour interpréter ces opérettes comme modèles di@érents de la fusion des deux traditions.

Culture/Tradition (Kirsten Hastrup)

Image Relation Stratégie d’identi$cation

Îles culturelles Séparation Contraste

Pluralisme culturel Contact Compétition

Créolisation culturelle Mélange Croisement

Multiculturalisme Absorption Fusion

Pour comprendre l’objectif de notre analyse, il est nécessaire de considérer le contexte culturel de ces deux types d’opérettes et, notamment, le fait qu’elles ont été produites dans le système théâtral hongrois étatique. La Hongrie a pratiquement perdu sa souveraineté suite à sa défaite lors de la Deuxième Guerre mondiale et elle est oJciellement devenue un pays communiste, une dictature totalitaire, en 1949. En considérant ce statut politique, cette subordination totale à l’URSS, notre analyse ne vise pas une description exhaustive de ces opérettes socialistes, mais elle se limitera à la recherche de la coexistence d’éléments de la tradition transférée (esthétique réaliste socialiste, idéologie marxiste, utopie sociale) et d’éléments de la « tradition ancienne » de l’opérette (culture de masse hongroise, industrie théâtrale, show-biz). C’est-à-dire que nous examinerons « le message » des productions, premièrement du point de vue de la construction des modèles interculturels (Hastrup) et deuxièmement, du point de vue de la réception. En règle générale, nous interpréterons l’opérette socialiste comme une pratique culturelle, c’est-à-dire un phénomène de communication complexe mettant en relation les artistes de la scène, les spectateurs et le pouvoir politique. De ce fait, cette communication contient également des éléments idéologiques et esthétiques.

Notre argumentation suivra le classement (« tradition ancienne » et « tradition inventée ») et les aspects (analyse de jeu et analyse de la mise en

Chapitre III

243

scène) qui ont été employés dans les annexes B et D. Nous sommes consciente de la diJculté d’une analyse de jeu. Nous constatons aussi qu’il n’est pas facile de départager les manifestations du style de jeu caractéristique de la tradition hongroise de l’opérette des éléments distinctifs du style de jeu basé sur les principes du réalisme socialiste. Cependant, nous persistons de croire dans la nécessité d’opérer cette discrimination, étant donné que les codes conventionnels de jeu, dans le cas de l’opérette hongroise, ont joué un rôle déterminant chez le spectateur dans l’industrie théâtrale d’avant-guerre. Nous accorderons donc une signi?cation primordiale à l’interprétation du jeu de l’acteur, et nous faisons l’hypothèse que c’est le jeu non imitatif qui a rendu « consommables » les versions nouvelles d’opérettes par rapport aux autres genres théâtraux réalistes socialistes qui ont connu des succès mitigés. Nous analyserons aussi les pratiques d’appropriation culturelle de ce style de jeu dans la période socialiste en prenant pour base Magasin d’État et Princesse Czardas.

La méthode d’analyse du jeu de l’acteur

Pour expliquer notre méthode d’analyse, nous présenterons d’abord un modèle de l’anthropologie théâtrale, dont nous avons emprunté les catégories pour décrire le style de jeu de la « tradition ancienne » de l’opérette. En reprenant la formule de Marinis, nous désignerons ce style de jeu comme celui du « comique traditionnel » (1994), et l’appliquerons au jeu des vedettes du théâtre commercial et de l’opérette (pas seulement au jeu comique donc), dans le cas bien sûr où leur jeu présente les spéci?cités esquissées dans le modèle de Marinis. Dans notre présentation nous essayerons de prouver la pertinence et l’applicabilité de ce modèle pour les di@érents contextes culturels, en citant comme exemple deux «  comiques traditionnels  », vedettes du théâtre commercial internationalement connus. Le Hongrois Kálmán Latabár (surnommé « Latyi ») a joué le comique dans les opérettes et il a été représentant de ce style de jeu, tout comme le comique italien, Antonio de Curtis (surnommé Totò). Leur carrière a été riche en succès dans les années 1930 et 1940. Il est important de noter que Latabár est devenu plus tard une ?gure emblématique de l’opérette socialiste hongroise, malgré le fait que son milieu culturel, son style de jeu arti?ciel, sa popularité chez les spectateurs et sa distance marquée avec le style de jeu réaliste socialiste ont été critiqués dès 1949. Latabár a été le protagoniste de l’opérette socialiste classique Magasin d’État, dont nous analyserons la version ?lmée dans ce chapitre. Dans la même opérette socialiste, outre Latabár (Dániel), Ida Turay

Gyöngyi Heltai

244

(Boriska) et Kamill Feleky (Glauziusz) sont aussi des représentants du style de jeu « comique traditionnel », tout comme le sont Hanna Honthy (Cécilia), Kamill Feleky (Miska) et Robert Rátonyi (Bóni) dans Princesse Czardas.

En repérant et classi?ant les manifestations de ce style de jeu, nous voulons répondre à deux questions. Premièrement, dans quelle mesure l’application ou l’appropriation de ce style étaient-elles capables de maintenir la logique du genre originel et de faire valoir son caractère amusant ? Deuxièmement, comment les éléments de ce style de jeu ont-ils été sélectionnés dans la période socialiste et comment leur sens scénique a-t-il été modi?é dans le contexte d’éléments réalistes socialistes ?

Le contexte culturel du style de jeu « comique traditionnel »

Le style de jeu du «  comique traditionnel  » est un héritage du théâtre populaire. Par théâtre populaire, nous entendons un théâtre de divertissement, de boulevard1. Dans cette ambiance populaire (nettement prolétarienne et petite bourgeoise), le comique-vedette était une ?gure déterminante. En utilisant les assises de l’anthropologie théâtrale et le modèle interprétatif de Marco de Marinis, nous aimerions montrer que les « comiques traditionnels » possédaient un style de jeu particulier, qui avait une logique artistique, une esthétique et un fonctionnement scénique di@érents de la représentation «  réaliste  » imitative (cette dernière déterminant le théâtre «  oJciel  » du xxe  siècle). Avec la démonstration des principes communs du jeu et de la réception dans le cas de deux comiques (Totò et Latyi), nous aimerions « tester » ce modèle interprétatif. Nous voudrions aussi saisir les raisons de l’eJcacité scénique de ce jeu dans les années 1920–1950 et les causes de sa dégradation dans les années 1950–1960.

En nous basant sur le modèle de De Marinis, nous n’analyserons pas ce style de jeu exclusivement comme une technique théâtrale du corps. Nous l’observerons en relation avec son public et son milieu, ce qui englobe certains autres genres de l’industrie du spectacle. En Italie, ce mode de production alternative fonctionnait dans les ca*é concerto, dans les variétés ; il était présent dans la sceneggiata, dans l’avanspettacolo et dans la revue. En Hongrie, le « comique traditionnel » jouait dans les opérettes, dans les

1 «  […] it is not a theatre of high culture  ; it is not a theatre geared for the fashionable and wealthy […] it is not, with a few exceptions, a revolutionary theatre. It is a theatre of entertainment, seldom designed to provoke serious rewection on social or political matters » (McCormick, 1992 : 7).

Chapitre III

245

variétés et dans les revues. Avant 1945, des vedettes comme Totò et Latyi ont incarné le rôle social de l’acteur dans les sociétés libérales, rôle décrit par Duvignaud (1993) : ils ont servi à l’acclimatation des masses dans les grandes villes capitalistes2. Par conséquent, ils ont gagné beaucoup d’argent et ont acquis une grande autonomie sur scène. En ce qui concerne l’Italie, Go@redo Fo? souligne les racines sous-prolétariennes de ce type de jeu3. En Hongrie, à Budapest, au tournant du siècle, les conditions de fonctionnement de ce modèle théâtral citadin, basé sur la rentabilité, sont également réunies. Le genre dominant de la culture de masse était l’opérette, un genre bourgeois. Dans les opérettes, le comique avait un rôle déterminant, parce que l’opérette hongroise – un genre fortement stylisé, antiréaliste dans sa fable et dans son style de jeu – avait un caractère humoristique.

Les spéci4cités antiréalistes de la représentation

Avant de présenter le modèle historico-anthropologique de Marco de Marinis (1994  : 172–180), nous aimerions rappeler sa parenté avec l’anthropologie théâtrale telle que construite par Eugenio Barba. Par rapport à l’analyse du jeu, ce peut être important puisque Barba est un créateur et un

2 «  […] les loges et le parterre du théâtre des Boulevards exigent du comédien qu’il leur donne l’impression d’appartenir à une société. En Europe on l’a dit souvent, le prolétariat, au temps de l’accumulation qui prépare le développement industriel, s’est formé dans l’isolement et la solitude. Le spectacle de théâtre est souvent pour lui le seul moyen d’intégration à la vie collective » (Duvignaud, 1993 : 160).

3 Signalons d’abord que nous ne reproduisons pas ici le texte original italien mais que nous avons opté pour une traduction libre. Il en sera de même pour les autres références en langue étrangère dans la suite du texte, à l’exception de l’anglais. En dépit des guillemets, le lecteur ne doit pas s’attendre au mot à mot de la référence, mais plutôt à l’esprit de celle-ci. Voici donc la référence à Fo?. « Le sous-prolétariat napolitain, la « plèbe », garde cependant une vitalité extraordinaire, et ce n’est pas vers l’intelligentsia petite-bourgeoise qu’il faut regarder pour découvrir des signes de créativité culturelle. Dans le passé, des années de formation de Totò à la ?n des années 1950, le théâtre et la chanson, allant souvent de pair, furent les lieux favoris de cette créativité. On put y repérer plusieurs ?lières, chacune avec son public particulier : la tradition comique des Polichinelles du xixe (Altavilla, Petiti, etc.), éminemment sous-prolétaire ; la pochade petits-bourgeois de Scarpetta, le père des trois de Filippo, continuée et développé dans le théâtre d’Eduardo ; le théâtre social de Ra@ele Viviani […] et en?n le music-hall dont dérivent l’avanspettacolo et le théâtre de revue composé de numéros comiques, d’imitations, de sketches, de chansons, où s’illustrèrent, entre autres, les trois De Filippo, Totò, Maldacea, le même Viviani déjà cité, Taranto, Tina Pica et beaucoup d’autres moins connus. De cette forme de spectacle proviennent également la Magnani, De Sica, Fabrizi, Sordi, Tognazzi, des metteurs en scène et des adaptateurs comme Fellini, Age et Scarpelli, Metz et Marchesi et cent autres encore » (Fo?, 1979 : 26).

Gyöngyi Heltai

246

théoricien respecté ; il a formulé les principes pragmatiques de l’anthropologie théâtrale : « l’altération de l’équilibre, le « jeu des oppositions », le « surplus énergétique » et « l’omission » (1991), qui sont implicitement présents dans le modèle du « comique traditionnel ». De Marinis, dans son ouvrage (1994), lance un appel à la création d’une nouvelle théâtrologie interdisciplinaire. Selon son point de départ méthodologique, la théâtrologie interdisciplinaire doit abandonner le préjugé classique de la centralité du texte et doit se concentrer sur le caractère relationnel du lien spectateur/acteur. Au xxe siècle, on est passé de l’analyse de « l’objet-texte dramatique » à celle de « l’objet-spectacle » ; le changement subséquent doit être « l’objet-théâtre », conçu comme un produit du processus théâtral. À présent, il ne suJt plus de décrire les rapports des textes ou des codes, de saisir leur fonctionnement interne, il faut surtout saisir leur inscription dans les contextes et les cultures. De Marinis souligne l’inwuence décisive que l’anthropologie a exercé sur la théorie et la pratique expérimentales du théâtre du xxe siècle. Non seulement les sujets, mais aussi les méthodologies et les paradigmes explicatifs étaient communs. Certains anthropologues, comme Victor Turner et Richard Schechner, ont employé des techniques et des méthodologies théâtrales pendant que certains metteurs en scène – Peter Brook, Jerzy Grotowski, Eugenio Barba – ont travaillé quasi comme anthropologues. Dans le modèle du « comique traditionnel », l’inwuence de l’expérimentation empirique de l’anthropologie théâtrale, son intérêt pour le corps de l’acteur, pour ses gestes et ses actions physiques est évidente. De Marinis présente le «  comédien traditionnel » comme un phénomène caractéristique de la culture de masse européenne du xxe  siècle. Il considère qu’outre la tradition de l’acteur réaliste imitative-bourgeoise et celle de l’acteur d’avant-garde, le comique traditionnel représente le troisième style de jeu déterminant en Europe au xxe siècle. Il souligne tout d’abord la spéci?cité de la représentation4 de ce style, qui indique aussi une stratégie culturelle et linguistique alternative qui s’oppose implicitement au théâtre de l’élite. Les éléments du modèle sont présentés en opposition avec les caractéristiques du jeu imitatif. Nous allons maintenant présenter chacun de ces éléments et en donner une brève explication en prenant principalement appui, à la suite de De Marinis et de Dario Fo notamment, sur l’exemple du « comique traditionnel » italien Totò, lequel nous servira de point de comparaison avec le « comique traditionnel » hongrois Latyi.

4 «  […] (le comique) n’est pas sur la scène pour représenter (interpréter) quelque chose, mais, plutôt, pour se représenter » (De Marinis, 1994 : 175).

Chapitre III

247

La solitude sur la scène (la vocation du soliste)

La solitude sur la scène (la vocation du soliste) signi?e que le comique ne s’identi?e pas comme membre d’une troupe. En s’appuyant sur sa forte présence scénique (sa « préexpressivité », Barba, 1991), le comique veut et peut s’attirer toute l’attention de public. Les autres sur la scène le secondent, mais c’est le comique qui détermine le rythme, l’organisation et le message du jeu, c’est lui qui « communique » avec le public. Cette «  solitude » est très forte dans la tradition napolitaine de Totò. Fellini évoque cette présence, cette solitude magique et eJcace de Totò5 comme une force artistique puissante, antiréaliste, qui se rapproche de sa vision de l’art. Cette description nostalgique suppose aussi que le « comique traditionnel » n’est pas préoccupé par l’interprétation du texte dramatique d’un rôle créé par un auteur : il est l’incarnation d’un corps ?ctif, exerçant un e@et capital sur le spectateur.

La négation du théâtre du metteur en scène

La vocation soliste suppose donc une négation implicite du théâtre du metteur en scène, c’est-à-dire du jeu d’ensemble, où chaque acteur constitue un élément subordonné à la création artistique, qui peut être l’interprétation de la vision du dramaturge ou de la vision du metteur en scène sur le drame. Par contre, pour le « comique traditionnel », c’est le lien spectateur/acteur qui est déterminant ; le comique utilise donc les réactions du public comme

5 «  Vous souvenez-vous de Totò  ? Quelle apparition stupé?ante, merveilleuse  ! […] La foule s’agitait, chacun ouvrait grand les cuisses, prenant la position la plus confortable et débraillée possible, avec convoitise  : le signal qu’un événement attendu avidement allait arriver était donné. On se croyait dans un avion au moment du décollage…Mais Totò n’apparut pas sur la scène qui continuait à rester vide et déserte. Il arriva du fond de la salle, se matérialisa soudain, et toutes les têtes se retournèrent ensemble, comme sous l’e@et d’un grand coup de vent. Dans un ouragan d’applaudissements, de hurlements de joie, de reconnaissance, j’eus juste le temps de voir l’inquiétante silhouette qui avançait très rapidement le long de l’allée centrale de la salle. Il glissait comme sur des roulettes, une bougie allumée dans une main, il portait un frac de croque-mort et sous le bord du chapeau melon il y avait deux yeux hallucinés, très doux, des yeux de martinet, d’ectoplasme, d’enfant centenaire, d’ange fou. Il passa tout près de moi, aussi léger qu’un rêve, et disparut tout de suite, englouti par les vagues du public qui se levait, l’acclamait, voulait le toucher, le retenir. Il réapparut, désormais hors d’atteinte, là-haut sur la scène, dans une immobilité cataleptique ; il se balançait en avant et en arrière, en silence, doucement, un vrai poussah, et ses yeux tournaient comme les boules à la roulette. Puis, tout à coup, la funèbre petit corneille sou¤a sur la bougie, leva le bord de son chapeau melon et dit à tous : “Joyeuses Pâques”. Mais ce n’était pas Pâques, on était en novembre et sa voix était celle d’un enterré vivant qui demande l’aide » (Fellini, 1996 : 200–201).

Gyöngyi Heltai

248

seul « étalon »6, et c’est une des raisons pour lesquelles la critique oJcielle méprise son art, le considère vulgaire.

Le rapport spécial au texte dramatique

Le « comique traditionnel » ne se considérait pas comme un transmetteur d’une culture écrite, savante. Son attitude par rapport au texte, au livret était fonctionnelle : il donnait une plus grande importance à l’organisation de son comportement scénique et au rythme. Totò et Latabár ont également utilisé les textes pour créer des e@ets théâtraux (dans des jeux de mots, des parodies, des quiproquos) souvent indépendants de la situation dramatique en place. Ils utilisaient le côté vocal, ils jouaient avec les mots : en fait, la primauté du texte dramatique n’existait pas7 dans ce style de jeu.

Le manque d’une légitimation esthétique préalablement donnée

À cause de son héritage lié aux genres populaires, le «  comique traditionnel » devait tout le temps lutter contre le mépris venu du théâtre d’élite. Cette position subordonnée par rapport à l’art oJciel a eu certaines conséquences sur la mentalité professionnelle du comique. C’est la raison pour laquelle Totò et Latabár ont travaillé sans cesse : ils acceptaient toutes les o@res parce que seules leur présence et l’acceptation du public pouvaient attester leur succès. Jusque dans les années 1970, les critiques donnaient rarement une évaluation sérieuse de ce type de jeu.

6 «  Toujours au public, pour lequel, en raison de ses origines, il avait un véritable culte. Il pensait que s’il était parvenu à manger durant toutes ces années, c’était parce que ses grimaces, ses mouvements de la tête et du corps, ses jeux de mots à la Napolitaine avaient trouvé un public favorable et que, par conséquent, il n’y avait aucune raison de supprimer tout cela, et de cesser, du même coup, d’être Totò » (Incrocci, 1979 : 35).

7 «  Totò ne respectait absolument pas le texte. On peut même dire qu’il était un grand massacreur de textes, de ceux que les écrivains lui apportaient  » (Fo, 1979  : 24). Et  : « D’après moi, Totò lisait que très rarement le scénario. Lorsqu’on tournait une scène, il était évident qu’il ne savait absolument pas ce qui était arrivé avant et ce qui devait suivre. Nous nous bornions pour chaque scène à lui indiquer quelles étaient les répliques. Le plus étonnant, c’est qu’au moment même où il commençait à jouer, il trouvait exactement le ton juste de la situation […] » (Incrocci, 1979 : 33).

Chapitre III

249

La « tradition propre »

La « tradition propre » signi?e que les comiques empruntent des éléments traditionnellement utilisés dans le théâtre populaire8 en construisant toutefois un montage unique. Un comique, capable de chanter et de danser, mais qui ne saurait faire preuve de présence scénique attrayante (un « decided body », Barba, 1991) et qui ne saurait camper un personnage exprimant les désirs ou les préoccupations des spectateurs, ne deviendra jamais vedette. Avoir sa propre tradition signi?e donc avoir une technique du corps personnalisée, avoir plus de réactions et de comportements répétitifs9 qui servent à l’identi?cation du personnage.

Le masque du comique

Le comique « incarne » sa propre tradition dans un personnage qui, en Italie, était appelé le « masque » du comique. Bien que Latabár ait aussi construit un personnage caractéristique avec des attributs répétitifs, son personnage, Latyi, n’était pas appelé un masque. Le masque du « comique traditionnel » n’est pas un personnage réaliste, même si on lui reconnaît certaines caractéristiques socioculturelles. En plus, le masque de Totò fonctionnait chez les Italiens comme un autoportrait, comme une représentation du caractère national. En e@et, il existe plusieurs analyses idéologiques sur le masque de Totò. Par contre, Pasolini donne une interprétation poétique du fonctionnement du masque10. Il trouvait fascinante la richesse des codes culturels et sociaux dont disposait le masque de

8 « Totò use de toutes les techniques de l’ancien théâtre, traditionnel, populaire. » (Fo, 1979 : 20) ; « Totò utilisait tout l’arsenal des clowns et, comme tout clown qui se respecte, il avait sur lui tous ses accessoires. Il avait par exemple sur lui des brosses, un chausse-pied, une trompette, un si¤et, un harmonica, des clous, des marteaux, de tout. […] De tous ces objets il faisait un usage étonnant » (Fo, 1979 : 21).

9 «  Une des grands inventions de Totò est le tormentone, le harcèlement. […] il s’agit, à partir d’un thème le plus souvent banal, de le développer jusqu’à l’obsession, de manière à provoquer l’éclat de rire en dehors et au-delà de tout intérêt dramatique » (Fo, 1979 : 21).

10 «  Un comique n’existe qu’autant qu’il produit de lui-même une sorte de cliché, lequel ne peut venir qu’à partir d’une sorte de sélection de soi qu’il crée. […] A l’intérieur des limites posées par ce cliché, les pôles entre lesquels un acteur dispose d’un espace de jeu sont extrêmement proches. Les pôles de Totò sont d’un côté le jeu de Pulcinella, la « marionnette désarticulée » ; de l’autre, un brave homme, un brave napolitain – je dirai presque néoréaliste, réaliste authentique. Mais ces deux pôles sont très voisins, tellement voisins qu’ils ?nissent par se fondre continuellement l’un dans l’autre. Impossible d’imaginer un Totò brave, doux, napolitain, débonnaire, un peu crépusculaire, en dehors de la composante de la marionnette. Impossible d’imaginer un Totò-marionette en dehors de la composante du sous-prolétaire napolitain » (Pasolini, 1979 : 5).

Gyöngyi Heltai

250

Totò ; de plus, il considérait artistiquement rentable son ambiguïté prolétarienne ou petite-bourgeoise. Fo?, de son côté, o@re une interprétation sociologique11 ; Dario Fo, pour sa part, souligne les éléments antihégémoniques du masque, montrant Totò comme un personnage engagé12. Finalement, Fellini constate l’aspect nostalgique du masque de Totò, ses liens avec le caractère italien13. On peut retenir que ce masque du «  comique traditionnel  » a servi comme représentation du caractère national populaire dans une période de grands dilemmes culturels et sociaux (années 1950 et 1960) dans la société italienne.

En Hongrie, pendant la période socialiste, les caractéristiques bourgeoises indéniables du personnage scénique de Latyi ne pouvaient naturellement pas servir d’alternatives interprétatives. Dans les livrets d’opérettes socialistes, son personnage ironique, petit bourgeois, devait se soumettre à la priorité du héros positif. Mais Latyi, à cause de la force de son jeu, a gardé sa position déterminante dans le jeu et dans le divertissement. Par contre, après l’étatisation des théâtres (le 22 mai 1949) ce n’était plus seulement lui qui déterminait le message : son jeu antiréaliste était tout le temps mélangé avec une propagande verbale communiste. En utilisant et en critiquant son personnage, on souhaitait attirer le public avec le divertissement et, en même temps, le convaincre de la

11 « C’est la faim qui les assemble comme expérience collective très concrète. Ce sont les mille malheurs de Polichinelle, les mille manières de se débrouiller dans un milieu hostile, les mille trouvailles couronnées de succès ou d’échec pour se remplir la panse en ?ne de journée. […] C’est l’aspiration à une sécurité éternellement frustrée et d’ailleurs toujours objet de moquerie. Le Totò sous-prolétaire a en commun avec le Totò petit-bourgeois cette aspiration ; la petit bourgeoisie napolitaine (elle n’est pas la seule) vit, elle aussi, en permanence dans un état de pénurie, d’insécurité, mais la di@érence, c’est qu’elle le nie, et de cela naissent le « il ne sait qui je suis » et la recherche d’une fragile dignité des apparences sur laquelle Totò a souvent magistralement joué. […] Ce public y voyait l’image de beaucoup de ses frustrations, mais prenait surtout sa revanche dans les agressions que Totò faisait subir aux « autorités » (politiques, militaires, religieuses) et à leurs tabous moraux et sociaux. C’est pour ces mêmes raison que Totò réapparaît comme le mythe collectif des années 1970, dans une société dominée par le problème de l’insécurité la plus élémentaire […] » (Fo?, 1979 : 27).

12 « C’est que le personnage de Totò, d’un homme écrasé, humble, exclu de la société, essaie à travers une violence paradoxale, absurde, de retrouver un équilibre en face d’un pouvoir immobile et statique. Totò, lui, bouge, s’agite, court, gueule, hurle, pleure, éternue, crache et fait des gestes obscènes, pour arriver précisément à détruire le pouvoir dans ce qu’il a de sacré, d’essentiel, de le détruire jusque dans la pyramide qui assure sa statique » (Fo, 1979 : 19).

13 « Comme tous les grands clowns, Totò incarnait une contestation totale, et la découverte la plus émouvante, réconfortante aussi, était de reconnaître immédiatement en lui l’histoire et les caractères des Italiens, déployés au maximum, illustrés dans l’aspect de ce personnage d’Alice au pays des merveilles : notre faim, notre misère, l’ignorance, l’opportunisme petit-bourgeois, la résignation, le découragement, la lâcheté de Polichinelle. Totò matérialisait avec une élégance lunaire et réjouissante l’éternelle dialectique de l’abjection et de sa négation » (Fellini, 1996 : 202–203).

Chapitre III

251

nouvelle vérité idéologique. Le personnage de Latyi a donc fonctionné dans un environnement très di@érent avant et après 1949.

L’intertextualité propre au carnaval

L’intertextualité propre au carnaval signale que les comiques, avec leur style antiréaliste, se rapprochent souvent de l’anarchie sociale, de la transgression des règles du comportement scénique réaliste. Le caractère carnavalesque signale aussi que l’artiste emprunte et détourne des produits artistiques de la haute culture. Ce caractère déconstructif et parodique était très fort chez le personnage de Totò. Dans cette fragmentation, dans cette transgression des règles, nous pouvons aussi trouver les racines de l’intérêt des intellectuels et des expérimentateurs théâtraux pour le « comique traditionnel ». Ces derniers voulaient en e@et renouveler le langage théâtral, basé sur l’expérimentation des éléments anti-imitatifs (les actions physiques et les techniques du corps)14. D’autre part, l’anarchisme antihégémonique des « comiques traditionnels » a également fasciné les jeunes radicaux des années 1960.

Le plurilinguisme non virtuose 

Le plurilinguisme non virtuose indique qu’à l’opposition de l’acteur de prose (qui peut être caractérisé par le monolinguisme et le conformisme), le comique est formé dans plusieurs disciplines performatives (musique, danse) ; il est donc capable d’utiliser plusieurs langages artistiques dans l’organisation de son comportement scénique stylisé. Ce plurilinguisme vient du milieu du divertissement, où les numéros acrobatiques, les pasarellas donnent une occasion de connaître et de pratiquer di@érentes techniques performatives. Comme Buster Keaton en témoigne, pour les comédiens qui possèdent leur propre tradition, il est très intéressant professionnellement de livrer le secret d’une autre technique performative15.

14 « Totò est fondamentalement un acteur épique. Il utilise tous les éléments qui permettent la rupture avec le naturalisme. […] La leçon la plus importante que Totò ait laissé aux genres de métier, c’est la façon de décomposer le corps dans la représentation. Totò réussit à isoler du reste de son corps, par exemple sa tête, son visage, ses yeux. […] Le geste et la parole ne sont jamais logiquement coordonnés, c’est-à-dire que jamais Totò ne fait un geste qui soit une conséquence de la parole. Le geste précède, fait allusion, renforce ou détruit. […] » (Fo, 1979 : 20).

15 « Pendant toutes mes années de vaudeville, j’ai n’ai jamais eu plus grand plaisir que de singer les autres numéros du programme. J’ai commencé par une parodie de Houdini

Gyöngyi Heltai

252

Le rapport du « comique traditionnel » à la « haute culture »

Le rapport du « comique traditionnel » à la « haute culture » est tout d’abord déterminé par le mépris venu de la culture d’élite. Avant la guerre, pendant leur période de grand succès commercial, ni Latabár ni Totò ne critiquaient la culture savante  : ils fonctionnaient simplement dans une autre ambiance culturelle. Par contre, dans les années 1960, pendant la dégradation de ce style théâtral, ils ont alors ouvertement questionné leur position subordonnée au théâtre réaliste. Leur rapport à la « haute culture » se manifestait aussi dans leurs parodies. Cette technique d’utilisation des fragments de la culture savante (Shakespeare, opéra, poésie nationale) a été pratiquée dans le théâtre populaire du xixe siècle. Totò a utilisé les parodies mordantes du carnaval ; par contre, Latyi se contentait d’allusions appliquées dans les textes d’opérettes.

Le contact pas toujours garanti avec les spectateurs

Dans ce style de jeu, le lien spectateur/acteur était déterminé par le fait que le contact n’était pas toujours garanti avec les spectateurs : le public exprimait donc cruellement sa critique. En conséquence, le spectacle changeait selon les réactions et les désirs des spectateurs. C’était vraiment une communication, ce n’était pas une réception passive du public. Le comique accentuait ses gestes et ses réactions, ce qui était prisé par le public populaire16. Totò adorait briser le « quatrième mur » ; il pratiquait son dialogue avec le public pendant le spectacle, comme un e@et spécial. Il disposait de plusieurs techniques plutôt agressives pour provoquer cette communication, mais le public, lui-même assez « agressif », acceptait cette intrusion dans la sphère privée, ce qui était presque impossible au théâtre traditionnel.

Le corps 4ctif

Le moyen le plus puissant, dans ce style, est la technique du corps du comédien, qui, dans le cas de Totò, se basait sur la pantomime17 et, dans

s’extrayant d’une camisole de force. Je l’espionnais partout et tout le temps. J’ai étudié son numéro sous tous les angles : des coulisses, de l’orchestre, du balcon » (Keaton : 49).

16 « Sur la scène du théâtre, l’agressivité de Totò s’exercera contre le public, entité elle-même agressive. […] la façon cruelle de vouloir s’amuser et rire, la conscience précise qu’il détient le pouvoir scénique et qu’il peut le faire basculer à tout moment » (Manganaro, 1979 : 30).

17 « Totò a une façon de décomposer son corps, ses gestes, d’isoler les extrémités que sont la tête, les bras, les jambes, de marcher et de se mouvoir en déplaçant son axe, en se

Chapitre III

253

le cas de Latyi, sur la danse scénique. Fellini, qui a davantage utilisé les représentants des techniques du corps dans ses ?lms, a souligné, en caractérisant la technique de Totò, l’e@et invraisemblable18 qui se créait grâce à l’application d’une technique eJcace du corps sur la scène.

L’improvisation

L’improvisation faisait partie de ce style, mais seul le comique (et quelquefois la spalla) avait le droit de donner une autre direction aux événements scéniques. Selon Dario Fo, l’improvisation, qui en réalité signi?ait une communication du comique avec le public, a (re)dé?ni cette forme de la représentation19 : le livret, la fable étaient dégradés, ils devenaient seulement un prétexte par rapport à la communication entre le comique et son public.

Le style du jeu « comique traditionnel » dans le cinéma italien et hongrois

Au cinéma, média avec des règles autonomes sans la présence simultanée du public, le jeu du comique a naturellement perdu de sa force performative. De plus, comme un ?lm était généralement conçu pour un vaste public, les caractéristiques carnavalesques, anarchiques et antiréalistes du jeu ont été évacuées des ?lms. D’autre part, après la guerre, mais spécialement à la ?n des années 1950, les goûts du public ont aussi changé. Le théâtre populaire, déjà considéré comme anachronique, avait beaucoup perdu de sa popularité. Par conséquent, Totò a lui-même choisi de faire carrière au cinéma. Aux États-Unis, ce changement s’est déroulé dans les années 1930. Jenkins consacre son livre à l’analyse de la manière dont la « comedian comedy », ou « anarchistic

décentrant – qui lui donne une allure au terme de laquelle on trouve la marionnette, c’est-à-dire quelque chose d’abstrait, d’inhumain. Au cœur de cette inhumanité, ou plutôt de cette non-humanité, il y a la violence » (Fo, 1979 : 19).

18 «  Ce visage impossible, une tête de glaise tombée par terre de la sellette et replacée hâtivement avant que le sculpteur rentre et s’en rende compte  ; ce corps désossé, en caoutchouc, corps de robot, de Martien, de cauchemar joyeux, de créature d’une autre dimension, cette voix creuse, lointaine, désespérée : tout cela représentait quelque chose de si inattendu, inouï, imprévisible, di@érent, qu’on était frappé subitement non seulement par une stupéfaction muette, mais aussi par une révolte sans mémoire, un sentiment de liberté totale contre les schémas, les règles, les tabous, contre tout ce qui est légitime, codi?é par la logique, licite » (Fellini, 1996 : 202–203).

19 « […] c’étaient les prétextes, les variations, les tormentoni, les lazzi, les boutades qui devenaient charpente, et l’histoire qui se vidait de son importance, qui n’avait plus de sens. L’important, c’était l’enchaînement des inventions, des trouvailles, des répétitions » (Fo, 1979 : 24).

Gyöngyi Heltai

254

comedy  », a fait place aux histoires cohérentes réalistes hollywoodiennes. Le problème de la cohérence narrative et de la vraisemblance des actions des personnages a surgi non seulement comme question esthétique ou de goût, mais comme problème idéologique20. L’industrie hollywoodienne avait voulu apprivoiser et exploiter le style des variétés et du burlesque. Buster Keaton aJrme que sa carrière cinématographique a été paralysée à cause du fait qu’on voulait «  transcoder » ou transposer son « masque » en une histoire et un personnage réalistes21. Par contre, un autre comique, Harold Lloyd, adopte le discours hégémonique de la période en soulignant que le public a forcé ce changement de style22.

En Italie et en Hongrie, après la guerre, la survivance du style « comique traditionnel » et son utilisation dans le cinéma ont été également liées aux problèmes idéologiques. Les deux pays ont été vaincus pendant la Seconde Guerre mondiale ; de plus, la Hongrie a été occupée par l’armée soviétique et, à partir de 1949, elle est devenue un pays communiste où l’esthétique réaliste socialiste a régné. Ce changement a alourdi la survie de l’industrie

20 « \e comedian comedy is characterised by a tension between “the maintenance of the comedian’s position as an already recognisable performer with a clearly de?ned extra ?ctional personality” and the need to integrate that performer into a character who functions within a classically linear narrative. […] Comedian comedy, Seidman argues, is characterised by its self-consciousness and arti?ciality, its constant disruption of a “?ctional universe” in order to acknowledge the comedian’s status as a performer. […] Comedian comedy, Seidman argues, involves a dialectic […] between eccentric behaviour (counter-cultural drives) and social conformity (cultural values). \e comedian’s « disruptiveness » is constructed as a problem blocking his full assimilation into the social and narrative order : the comic plot works to resolve these personality problems and to bring about his full integration into the adult society. Just as the comedian comedy plot centers around the character’s movement toward great conformity to social expectations, the ?lm integrates the comedian more fully into a coherent character and ties performance sequence more tightly to larger plot development » (Jenkins, 1992 : 10–11).

21 « Comme tous les gens responsables d’une production de masse, il cherchait une grille, un patron, une norme de fabrication. Le burlesque a bien une formule, mais elle est diJcilement compréhensible par tout autre que ses créateurs, du moins dans ses premiers stades. La surprise en est l’élément principal, l’insolite notre but, et l’originalité notre idéal. Si brillant qu’il fut, Irving \alberg ne pouvait accepter ma façon de construire une histoire et je suis convaincu qu’il aurait été complètement perdu s’il avait travaillé dans mon petit studio. Son esprit était trop logique pour notre méthode empirique et fouillis de gags […] » (Keaton : 190).

22 « Nous avons remarqué que dans tout public il y a toujours un certain nombre de personnes pour demander des comédies du style « slapstick ». Il y aura toujours un grand nombre de fervents de ce type de burlesque. Mais les spectateurs, sans aucun doute, apprécient plus que jamais les ?lms comiques qui ont une intrigue bien construite, avec une action moins grossière que celle du vieux slapstick […] » (Lloyd, 1979 : 25).

Chapitre III

255

théâtrale, et les militants du réalisme socialiste ont critiqué le jeu « comique traditionnel  » qui a été désigné comme anachronique et bourgeois. Par conséquent, en Hongrie dictatoriale, après 1949, le style de jeu « comique traditionnel  » est apparu seulement dans un contexte réaliste socialiste. L’intention politique d’éliminer la fonction « divertissement bourgeois » du théâtre était ferme. Une rééducation idéologique devait remplacer les sujets qui n’avaient comme but que de divertir. Cependant, c’étaient les mêmes acteurs, les mêmes comédiens traditionnels (Latabár) qui jouaient dans ces opérettes réécrites, transformées et ?lmés. On peut supposer que c’est uniquement le jeu non réaliste, non imitatif de ces « comiques traditionnels » qui a rendu possible le succès de ce genre « transcodé » (l’opérette socialiste) dans la culture de masse en Hongrie. C’est en se servant des ressources du jeu du « comique traditionnel » que l’acteur de l’époque socialiste (Latyi) parvient à neutraliser la charge idéologique de l’opérette socialiste. Sans ce délicieux et brillant quiproquo comique, l’opérette socialiste ne serait pas passée au cinéma (Mágnás Miska, 1948 ; Dalolva szép az élet, 1950 ; Állami áruház, 1952). Toutefois, l’analyse de sa réception – à l’époque et aujourd’hui – n’est possible qu’à condition de tenir compte de la coexistence et de la simultanéité de l’art et de la bravoure du «  comique traditionnel  » et de l’idéologie agressive du zhdanovisme.

En Italie, après la guerre, le cinéma populaire a eu la primauté dans le divertissement populaire : Totò a joué dans plus de 100 ?lms. Il y avait trois grandes tendances en ce qui concerne l’utilisation du « comique traditionnel » dans le cinéma. Les ?lms commerciaux en constituent le plus grand groupe : ils exploitent le masque de Totò en donnant toute la responsabilité artistique au comédien dans ce médium qu’il ne connaît pas et qu’il méprise. Ici, les plus intéressants sont les ?lms qui enregistrent simplement ses numéros théâtraux23, par exemple, I pompieri di Viggiù (1949) ou Totò a colori (1952). Quand on mélange une situation réaliste et le masque de Totò, le résultat est moins convaincant24. L’idéologie pour faire ces ?lms commerciaux est de se

23 « Il s’agit là de sketches qu’il faisait au théâtre que nous insérions dans le script pour faire plaisir au public. […] Dans les premiers ?lms que nous avons faits avec Totò, notre e@ort pour lui ôter son caractère de marionnette n’a jamais complètement atteint son but, d’où une sorte de compromis. Progressivement il a changé et déjà, dans Guardi et Ladri, il apparaît comme un acteur presque humain et réaliste » (Monicelli : 1979 : 12).

24 «  Son comique était surtout abstrait et inhumain comme celui de la marionnette. Malheureusement, nous tous, tant metteur en scène que scénariste, avons cherché à la rendre plus humain, à en faire un acteur plus traditionnel. Je crois que c’était une erreur. Si, inversement, nous avions cherché à lui faire exprimer ses véritables qualités, la mécanique

Gyöngyi Heltai

256

défendre et de se distinguer des ?lms américains25. Mais, sans la participation du public, ce type de ?lm annonçait la dégradation du style.

Les ?lms néoréalistes avaient des visées plus ambitieuses  : leurs metteurs en scène ont voulu décontextualiser Totò, le transformer en un caractère déterminé par une situation sociale. Totò était partiellement privé de son style, de son masque dans ces ?lms quasi documentaires, socialistes (par exemple Dov’è la libertà ? (1952) de Roberto Rossellini). Notons au passage que Fellini avait une opinion critique sur la poétique du néoréalisme et des ?lms engagés26.

Le troisième type, représentation «  sophistiquée  » du «  comique traditionnel », regroupe les ?lms d’auteurs. Pasolini, poète, metteur en scène, intellectuel de gauche a découvert Totò non seulement comme grand comique (avec un style important pour les recherches expérimentales artistiques), mais comme image ambiguë des Italiens27. Il a engagé Totò pour trois ?lms : Ucellacci e ucellini (1966) ; Che cosa sono le nuvoele (1967) ; La Terra vista dalla Luna (1967), dans lesquels il a mis le personnage du comique dans une structure intellectuelle élaborée. Il a utilisé le masque pour commenter le caractère national sans aucune simpli?cation ; il a contextualisé le masque comme porteur des signes de la culture populaire italienne.

Une toute autre vision, beaucoup moins idéologique et beaucoup plus nostalgique, a été proposée par Frederico Fellini sur la tradition du comique,

de la marionnette telle qu’il la produisait au théâtre et dans ses premiers ?lms, peut-être aurions-nous fait œuvre plus originale. Cela, Pasolini, l’a compris » (Monicelli : 1979 : 12).

25 « L’objectif : faire rire, remplir les salles et donc lutter contre notre grand concurrent : le cinéma américain. Pensez donc : d’un coup, après des années de jeûne, nous arrivaient les Gary Cooper, les Clark Gable, les Greta Garbo…etc. Alors, que pouvions nous opposer à cette invasion, si ce n’est une certaine rapidité et …Totò » (Incrocci, 1979 : 33).

26 « Le cinéma-vérité ? Je suis plutôt pour le cinéma mensonge. Le mensonge est toujours plus intéressant que la vérité. Le mensonge est l’âme du spectacle et j’aime le spectacle. La ?ction peut aller dans le sens d’une vérité plus aiguë que la réalité quotidienne et apparente. Il n’est pas nécessaire que les choses qu’on montre soient authentiques. En général, il vaut mieux qu’elles ne le soient pas. Ce qui doit être authentique, c’est l’émotion qu’on ressent à voir et à exprimer » (Fellini, 1980 : 172).

27 «  Mon ambition dans Uccellacci a été d’arracher Totò au codage, c’est-à-dire de le « décodi?er ». À travers quel codage pouvait-on alors interpréter Totò ? C’était le codage du minuscule bourgeois italien, de la petite bourgeoisie parvenue à son état extrême de vulgarité et d’agressivité, d’inertie de détournement pour la culture. En toute innocence, Totò rendait tout cela, mais parallèlement, à travers ce détachement dont j’ai parlé, il était un autre personnage, extérieur à tout cela. Cependant, de toute évidence, le public l’interprétait selon le codage, c’est alors que moi, en tout premier lieu, j’ai cherché à donner un grand coup de balai sur cette façon de comprendre Totò. Et j’ai ôté toute sa méchanceté, tout son agressivité, tout son vandalisme, tous ses ricanements, sa manie de faire des grimanciens dans le dos des autres. Tout cela a disparu du Totò que j’ai créé » (Pasolini, 1979 : 6).

Chapitre III

257

mais où Totò n’était pas de la distribution. L’ambiance du spectacle populaire apparaît dans presque tous ses ?lms (Luci del Varietà (1950) ; Roma (1971) ; Ginger e Fred (1985) ; Clowns (1970). Pour rendre hommage à cette tradition artistique populaire, Fellini a, dans Roma, fait reconstruire, dans la Cinecittà, le théâtre Barafonda, un théâtre de variétés d’avant-guerre où Totò avait aussi joué. Dans cette séquence des variétés, insérée parmi les images de la Rome moderne, Fellini propose ce type de spectacle comme représentation d’un monde simple et honnête. Fellini n’était pas d’accord avec le fait qu’on dise que le personnage de Totò était mal utilisé au cinéma28.

La découverte du « comique traditionnel » après 1968

Après les désillusions politiques de 1968 et la crise artistique du théâtre de metteurs en scène engagés politiquement, l’intérêt pour la culture populaire et pour le jeu «  comique traditionnel  » a recommencé à grandir. Après sa mort, Totò est redevenu très populaire en Italie. Cependant, l’intérêt croissant pour la culture populaire avait des raisons culturelles plus globales, raisons que nous pouvons seulement énumérer  ici  : l’institutionnalisation des Cultural Studies, les recherches théâtrales expérimentales sur l’action physique et sur le corps de l’acteur (Grotowski, Barba entre autres), l’intérêt théorique pour le comportement théâtral et pour les principes transculturels de la préexpressivité (voir Barba et Savarese, 1991). Cela étant dit et pouvant faire l’objet d’une autre thèse, venons-en à présent aux exemples qui nous intéressent plus particulièrement ici et qui permettent de jeter un éclairage inédit sur l’opérette en Hongrie en focalisation notre attentions sur le style de jeu « comique traditionnel ».

Le classement du style de jeu « comique traditionnel »

Dans les annexes B et D, nous avons marqué l’apparition, dans le jeu d’acteur, de cette technique théâtrale, caractéristique de la «  tradition ancienne  » de

28 « Je ne pense pas que Totò aurait pu être meilleur, plus génial, di@érent de ce qu’il était dans les ?lms qu’il a faits. Totò ne pouvait faire que Totò, comme Polichinelle, qui ne pouvait être que Polichinelle, que pouvait-on lui faire faire d’autre ? […] Intervenir sur un résultat aussi prodigieux, le modi?er, l’obliger à être quelque chose de di@érent, lui donner une identité di@érente, une crédibilité di@érente, lui attribuer une psychologie, des sentiments, l’insérer dans une histoire, eût été non seulement insensé, mais aussi délétère et sacrilège » (Fellini, 1996 : 203–204).

Gyöngyi Heltai

258

l’opérette, d’un signe + écrit après l’initiale du nom du personnage qui a exécuté cette fonction, en l’inscrivant dans la colonne de la « tradition ancienne ». Par conséquent, dans le tableau, divisé en actes, le signe +, précédé de l’initiale du personnage est, à notre avis, une apparition du style de jeu «  comique traditionnel  ». En notes de bas de page, nous donnons les nom et prénom du personnage en question. Dans le tableau construit pour Magasin d’État et pour Princesse Czardas, nous avons aussi aspiré à la spéci?cation de l’élément comique du jeu en question (répétition mécanique, confusion de mots, etc.). Au cours de l’analyse qualitative, nous avons élaboré notre argumentation et tiré nos conclusions à partir de ces données.

Par contre, à notre avis, les apparitions «  appropriées  » de style de jeu «  comique traditionnel  » ont aussi joué un rôle déterminant dans la construction esthétique et idéologique des deux productions analysées. Dans les annexes B et D, nous avons marqué ces éléments de jeu avec un signe –, précédé de l’initiale du personnage qui a exécuté cette fonction, en les classant dans la colonne de la « tradition inventée ». Les noms et prénoms des personnages ?gurent en notes de bas de page. Par « élément du jeu comique traditionnel approprié », nous entendons une fonction comique (verbale  : jeu de mots, pique ou non verbale : geste comique stylisé), qui ne sert pas le divertissement pur, « l’humour gratuit » condamné dans l’esthétique réaliste socialiste, une fonction comique qui n’opère pas selon la logique du modèle de De Marinis. Inversement, la réappropriation du jeu « comique traditionnel approprié » visait plutôt à parodier de façon dégradante le comportement de certains personnages, dont l’appartenance sociale était jugée répréhensible selon les valeurs communistes, et dont les actions s’opposaient aux aspirations vers le « progrès », c’est-à-dire au monde organisé selon la doctrine de la lutte des classes. Un élément « comique traditionnel » approprié peut fonctionner de deux manières : d’une part, la fonction comique appropriée grossière peut être dirigée vers un autre personnage, d’autre part, un personnage peut « se dénoncer » en utilisant contre lui-même ces éléments comiques appropriés.

Le signe –, précédé de l’initiale du personnage, signale donc une fonction de jeu (verbale ou gestuelle) dans laquelle le style de jeu traditionnel de l’opérette fonctionne comme moyen de propagande marxiste. Par exemple, dans le deuxième acte de Princesse Czardas, l’époux de Cécilia, le prince Lippert-Weilersheim qui confond bizarrement des mots, qui s’agite convulsivement et qui a des problèmes digestifs permanents devient l’objet de cette parodie dégradante à cause précisément de son titre princier. Selon cette préconception, selon cet outil dramaturgique et scénique, c’est donc l’appartenance de classe qui motive le comportement burlesque d’un personnage ou l’hostilité d’autres personnages à son égard. Dans la même représentation théâtrale, toutes les

Chapitre III

259

piques spirituelles – impitoyables – de Miska, le valet et ex-premier garçon de music-hall, dirigées contre les personnages aristocratiques, reprennent les moqueries envers les personnages « réactionnaires ». Selon la même logique, les éléments « comiques traditionnels appropriés » opèrent la parodie dégradante contre le personnage du grand-duc. D’une part, c’est un personnage comique (Bóni) qui le compte pour rien. D’autre part, c’est le grand-duc qui emploie les moyens du style « comique traditionnel approprié » contre lui-même. Sous cet angle, nous pensons à ses mouvements et gestes comiquement ralentis et à son incapacité à réagir adéquatement aux attaques sarcastiques des autres personnages.

En bref, dans l’analyse de jeu, nous dirigeons notre attention sur le découpage d’éléments de la «  tradition ancienne  » et de la «  tradition inventée ». Mais la classi?cation et l’interprétation d’éléments du style de jeu réaliste socialiste restent à l’arrière-plan par rapport au classement d’éléments «  comiques traditionnels  » et «  comiques traditionnels appropriés  ». Cela s’explique par le fait que le jeu réaliste socialiste est plutôt imitatif et verbal et qu’il a une part moins considérable dans la communication eJcace avec les spectateurs, notamment dans le succès de la représentation.

La méthode de l’analyse de la mise en scène

Pour les deux productions, nous avons employé, pour le classement d’éléments de la « tradition ancienne » et ceux de la « tradition inventée » ou appropriée de l’opérette, des critères un peu di@érents dans les tableaux en annexe. Dans la mise en scène de Magasin d’État (annexe B), nous avons tenté de marquer les apparitions non explicites, intertextuelles de la «  tradition ancienne  », étant donné qu’à l’époque de la première représentation, en 1952, les éléments de la « tradition ancienne » de l’opérette ne pouvaient se manifester ouvertement dans la mise en scène. Pourtant, toute la pratique théâtrale et tout le discours s’y rapportant ont été dirigés vers la contestation de l’opérette traditionnelle. En considérant cette spéci?cité, nous avons indiqué dans l’annexe B les motifs discursifs (thématique, intrigue) et les motifs visuels de la « tradition inventée » dans la mise en scène.

Dans le cas de Princesse Czardas (annexe D), nous avons marqué dans la colonne de la « tradition ancienne » les résurgences de techniques de la mise en scène conventionnelle de l’opérette. Par contre, dans la colonne de la « tradition inventée », nous avons tenté de révéler les e@ets cachés d’aliénation dans la mise en scène. Pour dépasser les limites d’une étude purement descriptive, et pour que l’analyse de la mise en scène ne reste pas un simple

Gyöngyi Heltai

260

catalogage d’outils, nous avons employé un système de catégories décrivant les modalités di@érentes du rapport «  scène/réalité  ». En fait, nous avons catégorisé les scènes selon leur « dimension auto-, idéo-, et intertextuelle » proposé par Patrice Pavis dans L’analyse des spectacles, théâtre, mime, danse, danse-théâtre, cinéma.

La dimension auto-, idéo- et intertextuelle

En réalité, Pavis propose ces catégories pour faire une typologie de mises en scène entières. Mais nous pensons que, pour les deux opérettes socialistes en question, particulièrement à cause de leur caractère «  interculturel  » (en raison du phénomène d’appropriation ou transfert culturel), l’alternance des dimensions auto-, idéo- et intertextuelles est un atout de la mise en scène. Cette focalisation divergente des scènes – une fermeture intentionnelle du monde de la scène par rapport à la réalité socioculturelle externe (dimension autotextuelle), les références incessantes au contexte socioculturel (dimension idéotextuelle) ou les allusions à la tradition du genre de l’opérette (dimension intertextuelle) –, peut contribuer au succès de ces opérettes socialistes. Nous présupposons que l’alternance de dimensions dans la mise en scène, au cours de la production, a décisivement facilité la « lecture compromissionnelle », c’est-à-dire l’acceptation de ces productions par les spectateurs et par les représentants du pouvoir politique. Le metteur en scène a construit un mélange spécialement réussi dans Princesse Czardas grâce à cette alternance sophistiquée de scènes à dimensions auto- idéo- et intertextuelle. Pour comprendre la logique dirigeante de la mise en scène, nous avons classi?é chaque scène selon cette typologie (voir annexe B et annexe D). Une scène est classi?ée comme autotextuelle quand la convention de mise en scène de l’opérette traditionnelle y est employée sans commentaire (ironie, contestations, etc.). Comme Pavis le dé?nit  : « La mise en scène autotextuelle s’e@orce de ne pas sortir des frontières de la scène, de ne pas faire référence à une réalité extérieure à elle » (Pavis, 1996  : 195). D’autre part «  la mise en scène idéotextuelle, à l’inverse, s’ouvre sur le monde psychologique ou social où elle s’inscrit. […] Toute mise en scène faisant allusion à la réalité sociale appartient à cette catégorie, fait entendre un commentaire sous-texte ou métatexte – qui la rattache au monde extérieur. […] Les pièces pédagogiques, les paraboles sociales, les documents bruts sur le réel appartiennent à cette catégorie » (Pavis, 1996  : 195). Malgré l’hypothèse que l’esthétique réaliste socialiste demande sûrement une dimension purement idéotextuelle, à cause de

Chapitre III

261

l’exigence d’exhibition du gestus social, il est important de souligner que ni Magasin d’État ni Princesse Czardas ne sont uniquement composés de scènes idéotextuelles. D’autant plus que, spécialement dans le cas de l’adaptation de Princesse Czardas – une opérette dont la version originelle est profondément incorporée dans la culture de masse et dans la mémoire culturelle hongroise – l’emploi de la dimension autotextuelle, c’est-à-dire les références au genre de l’opérette traditionnelle, est inévitable. Cette particularité peut être décrite par rapport à la mise en scène par la catégorie de la dimension intertextuelle qui, selon Pavis « […] relativise la mise en scène dans son désir d’autonomie, se situe dans la série d’interprétations, se démarque polémiquement des autres solutions ou des autres types de mise en scène » (Pavis, 1996 : 196). Dans le cas de Princesse Czardas, ce sont principalement les scènes ironisant sur les conventions de jeu et de mise en scène de l’opérette traditionnelle qui produisent des scènes intertextuelles.

Outre les concepts de dimension auto-, idéo- et intertextuelle, nous avons aussi employé quelques autres notions d’analyse proposées par Pavis et Ubersfeld pour délimiter et interpréter les éléments du show-biz (ou industrie du spectacle) et les éléments réalistes socialistes de la mise en scène.

« L’horizon d’attente », « univers encyclopédique » et « monde possible »

La question de base de notre thèse touche aussi aux problèmes de la réception. D’abord, nous voulons découvrir si la « tradition ancienne » de l’opérette était remplaçable dans le cœur de spectateurs par une tradition transférée et inventée. Pour comprendre ce dilemme, il est inévitable de rappeler le contexte socioculturel de ce transfert interculturel. Il a été déterminé par la perte de la souveraineté de la Hongrie, par son statut quasi colonial dans le bloc soviétique et par les contraintes d’une dictature totalitaire du parti communiste. La deuxième question qui émerge, en lien avec celle de la réception, touche le problème de l’appropriation culturelle. Nous voulons savoir comment, après la phase initiale de ce transfert culturel, les nouveaux dirigeants de la pratique et de la théorie de l’opérette ont expérimenté sur le terrain de l’opérette socialiste pour créer des formules nouvelles, au contenu nouveau et à l’engagement politique manifeste, formules qui en même temps sont eJcaces sur scène et sont capables d’exercer une inwuence sur les spectateurs aussi forte que celle des productions de la « tradition ancienne ». Pour approcher ce problème culturel complexe, nous emploierons dans notre analyse les catégories proposées par Anne Ubersfeld pour la recherche de la réception au théâtre.

Gyöngyi Heltai

262

Au théâtre, comme dans les autres formes de spectacle, la réception est conditionnée par l’horizon d’attente du spectateur (Jauss), c’est-à-dire l’ensemble des codes qu’il connaît. Ce n’est pas le discours seul dont la réception est ainsi conditionnée, ce sont tous les éléments de la représentation, l’ensemble du spectaculaire. Si le spectateur s’attend à tel type de personnage, il s’attend aussi à tel type d’espace, de décor, de costume (Ubersfeld, 1996 : 13).

Satisfaire ou tromper les attentes des spectateurs est une question décisive par rapport au phénomène de l’opérette socialiste. Rappelons la forte tradition de l’opérette hongroise, esquissée dans le premier chapitre de la thèse, qui a été un genre s’apparentant au théâtre de boulevard, qui a représenté « le champ de grande production symbolique » (Bourdieu, 1971) avec son stock de sujets, de gags, de personnages stylisés. D’autre part, il est bon de retenir que tout l’idéologème de l’opérette socialiste, pour l’implantation duquel un cadre discursif a été construit, visait la contestation, la condamnation et, plus tard, le transcodage de l’horizon d’attente des spectateurs hongrois dans le domaine de l’opérette.

Pour l’éclaircissement de ces mêmes contradictions, les notions de « monde possible » et d’« univers encyclopédique » empruntées à Umberto Eco et utilisées par Ubersfeld pour l’analyse théâtrale sont utiles. Ces concepts, en e@et, se sont avérés pro?tables pour comprendre et décrire le caractère préconditionné de la réception, comme les dé?nitions suivantes en témoignent. Le « monde possible » est :

[…] une combinatoire d’éléments, en relation avec l’ensemble des acquis culturels du récepteur (lecteur ou spectateur) : par exemple, la mythologie antique est un monde possible, auquel le spectateur cultivé a accès. […] L’univers encyclopédique du lecteur-spectateur comprend l’ensemble de ce que lui fournissent ses divers modes d’expérience et sa culture pour appréhender les objets artistiques qui lui sont proposés (Ubersfeld, 1996 : 86).

Il est bon de retenir que les changements socioculturels survenus dès 1945, et plus radicalement dès 1949, ont considérablement inwuencé la réception des deux productions en question, étant donné qu’elles ont été mises en scène après l’expérience quotidienne du régime totalitaire. Cela signi?e que leur réception a été déterminée par la constatation de la part de spectateurs que la liberté artistique et la liberté de parler et d’écrire n’existaient plus. Celles-ci ont été strictement réduites aux revendications esthétiques imposées par la censure étatique vigilante et agressive. Cette expérience a certainement modi?é la vision du monde que pouvaient se

Chapitre III

263

faire les spectateurs. Comme Ubersfeld note, en se référant à l’inwuence du changement du milieu socioculturel et au rôle primordial du spectateur dans l’élaboration du sens de la représentation théâtrale : « Si l’univers du spectateur change, la représentation n’est plus reçue de la même manière. On voit où se situe la coopération du spectateur dans l’élaboration du spectacle théâtral, lequel se joue à trois : le texte (du scripteur), les artistes de la scène, et le spectateur (porteur de ses univers propres) » (Ubersfeld, 1996 : 86).

Avec la constatation du changement radical du contexte socio-politique et de l’« univers encyclopédique » des spectateurs hongrois, savoir dans quelle mesure l’esthétique théâtrale et l’idéologie de la « tradition inventée » sont devenues parties assimilées, acceptées de l’« univers encyclopédique » des spectateurs à l’époque de la première représentation de Magasin d’État et de Princesse Czardas, reste sans réponse. De même, on ne saurait dire dans quelle mesure ces éléments de la « tradition inventée » ont contribué au succès ou comment la mise en scène a essayé à sa manière de faciliter l’assimilation d’éléments nouveaux par les spectateurs. Le dilemme est spécialement intéressant, étant donné que l’opérette dispose de beaucoup d’éléments signi?ants synchroniques qui permettent une lecture polyphonique.

L’identi4cation et la distanciation

À propos de la réception, nous voulons aussi signaler, dans notre analyse, quelques moyens avec lesquels la mise en scène a cherché à jouer de l’identi?cation ou la distanciation du spectateur. Ces facteurs d’identi?cation ou de distanciation se posent pour l’acteur, mais du point de vue qui nous intéresse ici, c’est la réaction (ou réception) du spectateur eu égard à la conduite du personnage qui nous intéresse. Nous partions de la constatation qu’une réception peut se baser sur une acceptation du produit culturel (lecture hégémonique), sur une résistance (lecture oppositionnelle) ou sur une acceptation conditionnelle (lecture compromissionnelle).

La réception ambiguë de Princesse Czardas a été déterminée par le fait que, pendant les années 1950, la communication théâtrale et la communication artistique en général ont été envisagées comme un canal à sens unique qui transmettait le message venu des acteurs en direction des spectateurs. Cette image s’explique par le fait que, pour la science de l’époque, les aspects créatifs de la position réceptive n’émergeaient pas. Mais la constatation d’aspects créatifs aujourd’hui est obligatoire dans l’analyse de la représentation théâtrale, comme Ubersfeld le remarque :

Gyöngyi Heltai

264

On ne sait plus, qui est l’émetteur principal, l’auteur ou le metteur en scène ou les comédiens. Cette indécision est la base même de la communication théâtrale ; c’est elle qui fait du théâtre non pas un médium par lequel un individu parle à un autre individu, mais une activité par laquelle une collection d’artistes, unis dans le même projet, parle à une collection d’individus unis dans la même activité, la réception du théâtre (Ubersfeld, 1996 : 21).

L’ambiguïté et la complexité de la communication théâtrale et de la réception, dans le cas de l’opérette socialiste, s’expliquent par la présence simultanée de deux traditions esthétiques et théâtrales radicalement di@érentes. En conséquence de leur disposition socioculturelle, ces opérettes socialistes, mises en scène dans le cadre d’un système théâtral étatique, centralisé, ?nancé et censuré, doivent également répondre aux exigences didactiques et divertissantes. La visée didactique se traduisait par la distanciation de personnages « réactionnaires » et par l’identi?cation avec les personnages « progressistes ».

Parmi les techniques théâtrales de la distanciation, énumérées par Ubersfeld (« […] insistance sur la fable épique, exhibition du gestus social, travail de la distance par le jeu objectivé, adresses au spectateur et songs (chansons “morales”), écriteaux  » (Ubersfeld, 1966  : 32), dans Magasin d’État et également dans Princesse Czardas, c’est l’exhibition du gestus social qui est déterminante. Dans Magasin d’État, l’exhibition du gestus social se manifeste en premier lieu par les mécanismes répétitifs de la distanciation de personnages dits « réactionnaires ». Par contre, dans Princesse Czardas, l’exhibition du gestus social se manifeste autrement, notamment par l’utilisation d’une série d’éléments stylisés du jeu comique et de gags. Ces éléments produisent un humour pincé et grossier qui sert également de technique de distanciation envers les personnages aristocrates et autrichiens.

En ce qui concerne l’identi?cation, qui est dé?nie par Ubersfeld comme le «  […] travail commun du comédien et du spectateur pour épouser les sentiments possibles du personnage et son attitude devant les autres et devant le monde » (Ubersfeld, 1996 : 46), dans Magasin d’État, ce sont des leitmotives d’identi?cation avec le héros positif qui émergent régulièrement tant au plan de la thématique que de la mise en scène. Dans la structure plus complexe de Princesse Czardas, les vecteurs de l’identi?cation en lien avec le sujet et la mise en scène sont plutôt dirigés vers un personnage petit-bourgeois, Miska, le valet et ex-premier garçon qui, dans l’ordre des valeurs de l’adaptation, joue un rôle pseudo prolétarien.

Pour une indication plus précise des mécanismes de l’identi?cation, nous avons employé une catégorisation des scènes dans les annexes B et D. Nous avons

Chapitre III

265

noté les modalités de l’identi?cation selon la typologie de Jauss (identi?cations associative, admirative, sympathique, cathartique et ironique). Soulignons que notre classement des scènes selon les modalités de l’identi?cation ne se base pas sur les recherches de la réception, mais sur les techniques de la mise en scène avec lesquelles elle a voulu déterminer l’évaluation du personnage en question. Cette évaluation a été, selon la logique du contexte culturel, inséparable de l’appartenance de classe du personnage.

La parodie

Pour peu que l’on adopte la dé?nition générale de la parodie donnée par Ubersfeld  : «  Imitation de telle ou telle forme de théâtre – parfois d’œuvre déterminée –, avec une intention dévalorisante  » (1996  : 63), force est de constater qu’on ne peut considérer Magasin d’État et Princesse Czardas comme parodies du genre de l’opérette. Il est spécialement frappant, en considérant le contexte culturel et le discours artistique des années 1950, que la reprise de Princesse Czardas n’ait pas été une imitation dévalorisante ni une parodie des conventions théâtrales de l’opérette traditionnelle. L’ironie de cette représentation théâtrale touche seulement quelques éléments de cette convention et n’est pas totalement dévalorisante. Il faut remarquer que, pendant les années 1970, en Hongrie, certaines mises en scène d’opérettes socialistes (surtout la représentation théâtrale de Magasin d’État dans le théâtre de Kaposvár en 1976) ont été des parodies dévalorisantes, des critiques idéologiques, des contestations radicales des conventions de l’art réaliste socialiste. Le métatexte de la mise en scène à Kaposvár a souligné la distanciation de l’utopie communiste par l’accentuation de motifs de la tradition inventée de l’opérette et par l’articulation d’éléments politiques qui ont été insérés dans Magasin d’État. Comparés à cette représentation théâtrale, très appréciée dans le milieu intellectuel dans les années 1970, ni Magasin d’État (1952) ni Princesse Czardas (1954) ne sont dé?nissables comme parodies.

Pour notre analyse, ce sont les sous-groupes de la parodie tels que déterminés par Ubersfeld qui sont plus pertinents. Parmi les procédés repérés par Ubersfeld, mentionnons : « a) abaissement du statut social des personnages, b) changement du lieu ou du temps qui, “d’élevés”, deviennent lieux populaires et circonstances vulgaires, c) mécanisation des procédés dramaturgiques par la multiplication aberrante, d) grossièreté du ton du dialogue et des actions dramatiques » (1996 : 641). Ce sont les points c) et d) qui nous intéressent parce qu’ils dominent dans Princesse Czardas où ils servent la construction d’e@ets «  comiques traditionnels appropriés  ».

Gyöngyi Heltai

266

L’usage de ces procédés de la parodie est compréhensible si nous considérons le contexte culturel des auteurs de l’adaptation. István Béke@y et Dezső Kellér ont travaillé avant 1945 comme auteurs de théâtre de boulevard et de cabaret, ainsi que comme professionnels de l’industrie théâtrale de Budapest. Par conséquent, ces types de la parodie ont donc été conformes à l’horizon d’attente des spectateurs hongrois. L’utilisation de ces techniques a été réduite dès 1949 à cause de leur soi-disant « formalisme ». Mais le public ne cessait pas d’apprécier ces éléments de la parodie, comme la réception enthousiaste de Princesse Czardas en a témoigné en 1954. C’est probablement l’enthousiasme pour la renaissance d’éléments traditionnels parodiques issus du cabaret et du théâtre de boulevard qui a diminué l’inwuence négative provenant de l’abus d’éléments parodiques dans Princesse Czardas. Le succès prodigieux indique que cette adaptation a évité le danger de l’exagération de la parodie, évoqué par Ubersfeld : « En e@et, la parodie, par la distance excessive qu’elle établit, casse la relation subtile identi?cation/distanciation qui fait l’essentiel du plaisir du spectateur ; et, par-là, vulgarité et dévalorisation se retournent contre l’e@et de satire » (Ubersfeld, 1996 : 64).

Dans l’analyse, nous examinerons comment et pourquoi le public a accepté la distance excessive produite par la parodie. Pour anticiper sur les composants de cette négociation public/théâtre/pouvoir politique qui nous intéresse, signalons que la parodie, si dévalorisante et aliénante qu’elle a pu être, appartient tout de même aux techniques théâtrales ludiques (art stylisé, gratuit, autonome), caractéristique de la culture de masse hongroise. Ainsi, la distance établie par l’excès de parodie a été relativement moins grande que la distance des spectateurs avec la visée didactique de l’art réaliste socialiste.

L’analyse idéologique

Pour comprendre la composition idéologique de la mise en scène de Magasin d’État et de Princesse Czardas, nous examinerons le rapport personnage/acteur, la cohérence ou l’incohérence de la mise en scène, ainsi que la lecture de la fable par la mise en scène en nous basant sur les données repérées dans les annexes B et D (dominance d’éléments de la «  tradition ancienne » ou de la « tradition inventée »). Dans le cas de Magasin d’État, représentant mémorable de la «  tradition inventée  » de l’opérette, nous avons indiqué dans l’annexe B les motifs discursifs (thématique, intrigue et sujet) pour approcher la fable, le niveau profond de la représentation, qui est surnommé « structure idéologique » par Pavis. « Au niveau le plus profond et le plus secret de la représentation, on pourrait activer et approcher les valeurs

Chapitre III

267

implicites de la mise en scène, établir la ou les contradictions fondamentales sur lesquelles elle se fonde, notamment les jugements de valeurs, et les oppositions axiologiques du type  : Bon vs Méchant, Vrai vs Faux, Nature vs Culture  » (Pavis, 1996  : 236). L’accentuation de l’analyse idéologique est justi?able par le fait que, pendant la période examinée, l’idéologie et la culture étaient coessentielles. Puisque la politique culturelle communiste a favorisé les fonctions sociales du théâtre, l’a considéré comme un moyen direct ou indirect de propagande, comme une forme communautaire et eJcace d’endoctrinement idéologique et émotionnel, nous présupposons que, dans le cas de l’opérette, cette mission idéologique octroyée au théâtre ne pouvait jouer à plein à cause du rôle spécial de l’opérette dans la culture de masse hongroise et à cause de l’horizon d’attente, lié au genre de l’opérette en Hongrie. Nous pensons que l’évocation fragmentaire d’éléments de la « tradition ancienne » (vedettes, convention de jeu et de la danse) dans les opérettes socialistes a révélé, parmi la communauté des spectateurs, des mémoires culturelles, attachées à la période capitaliste. C’est la raison pour laquelle nous observons le rapport de ces opérettes à leur contexte culturel. Pavis souligne aussi cet aspect d’analyse idéologique : « Il s’agit du rapport entre la ?ction (textuelle ou scénique) et la société où elle a été produite et où elle est reçue » (1996 : 240).

L’importance de l’analyse idéologique est aussi abordée par Pavis en fonction de la réception et de l’identi?cation du spectateur  : « Althusser a montré que l’identi?cation par le spectateur ne se fait pas uniquement à une psychologie, mais à une idéologie, dès lors qu’elle con?rme ses valeurs. De nombreuses analyses con?rment cette hypothèse et examinent en quoi un texte ou un spectacle sacri?ent même le héros à la con?rmation de l’idéologie du public » (Pavis, 1996 : 242). Cette constatation se réfère à notre sujet dans le sens où, entre 1949 et 1953, cette intention de l’adaptation selon l’idéologie des spectateurs n’a pas été caractéristique. En e@et, l’opérette socialiste a di@usé une sorte de contre-idéologie. Par contre, dans le cas de Princesse Czardas, en 1954, nous trouvons une construction artistique qui est remarquable au sens idéologique. C’est une opérette qui, notamment, s’adapte partiellement aux idéologies des spectateurs, mais qui, en même temps, cherche à diriger le public vers un système de valeurs, vers une vision du monde communiste. Le caractère interculturel des opérettes socialistes indique aussi la nécessité d’une analyse idéologique, parce que la présence simultanée des di@érents modèles culturels fait de la construction du sens et de la transmission du message idéologique une tâche hasardeuse, principalement à cause de la multiplicité d’éléments scéniques signi?ants qui peuvent produire une divergence dans la direction idéologique du texte

Gyöngyi Heltai

268

et dans celle de la musique ou du jeu. Cela signi?e que le concept proposé par Baz Kershaw, selon lequel la représentation théâtrale est simplement un moyen de transmission idéologique, ne s’est avéré qu’un rêve inaccompli dans le cas de l’opérette socialiste. « On peut mieux décrire une représentation comme une transaction idéologique entre une compagnie d’acteurs et la communauté de leur public » (Kershaw, 1993 : 16).

Cette transaction idéologique ne pouvait pas fonctionner, parce que le consentement universel concernant l’attribution du sens a manqué dans le régime totalitaire. La pression continue pour un engagement politique manifeste dans l’opérette a empêché la communauté du public (et aussi la collectivité des acteurs) de participer émotionnellement à la représentation. En conséquence, les fonctions divertissantes et esthétiques n’ont pas fonctionné. Les versions suivantes de l’opérette socialiste furent plus réussies et sont intéressantes sous le rapport de l’analyse idéologique, parce qu’elles sont plus interculturelles dans leur caractère, qu’elles réhabilitent et utilisent plusieurs éléments (vedettes, technique de gag, style de jeu) de l’opérette traditionnelle. Mais le but de cette appropriation culturelle qui consiste à mobiliser le destinataire collectif dans un sens déterminé, reste inaltéré.

L’approche anthropologique

Notre approche relève aussi de l’anthropologie culturelle, qui est tout à fait indiquée pour examiner les rapports entre le spectacle et la société et pour faire une analyse interculturelle. Selon cette approche, nous refusons de poser un jugement péjoratif préjudiciable à l’encontre des éléments de la «  tradition inventée  », nous ne jugeons aucun idéologème, aucun élément textuel a priori moins valable, moins e@ectif parce qu’il appartient à l’esthétique du réalisme socialiste. Nous ne voulons pas désavouer les éléments réalistes socialistes de l’opérette et glori?er l’industrie de l’opérette capitaliste hongroise. Mais, pour la compréhension de la spéci?cité de ce transfert culturel, il faut rappeler que les slogans communistes et les codes discursifs du réalisme socialiste sont arrivés suite à une colonisation militaire, économique et idéologique de la Hongrie par l’Union soviétique. Nous avons démontré dans le premier chapitre qu’avant 1945, il n’y avait aucun rapprochement en Hongrie entre l’art réaliste socialiste et l’opérette. C’est à cause de ce caractère déraciné, transféré de la « tradition inventée » que notre analyse sera faite au point de vue de la « tradition ancienne » de l’opérette hongroise. Ici, nous examinerons les transformations dans leur contexte historique. En ce qui concerne les éléments réalistes socialistes,

Chapitre III

269

ce stock de codes sera analysé selon une perspective extérieure – sans leurs racines historico-culturelles –, étant donné qu’ils n’ont eu aucune tradition en Hongrie avant 1945.

Dans la suite de ce chapitre, nous examinerons les composants des deux traditions avec un regard comparatif. « L’approche anthropologique oblige à un regard comparatif et à une remise en question des méthodes d’analyse. Tout comme une culture ne se dé?nit vraiment que par rapport et par contraste aux autres, une tradition théâtrale et une méthode d’analyse ne prennent leur sens que par rapport aux autres » (Pavis, 1996  : 249). Selon cette perspective comparative, nous examinerons la composition de deux opérettes en les classi?ant selon la typologie des rapports (inter)culturels de Kirsten Hastrup (Pavis, 1996  : 256), qui nous permet d’aller au-delà d’une simple description du phénomène pour l’aborder plutôt comme un processus culturel.

Les types des rapports interculturels

Hastrup résume en quatre images ou concepts les modalités de tout échange (inter)culturel, c’est-à-dire les relations possibles entre les cultures participantes  : «  îles culturelles  », «  pluralisme culturel  », «  créolisation culturelle  » et «  multiculturalisme  ». Les relations qu’entretiennent les cultures peuvent être de di@érentes natures. L’image « d’îles culturelles » rend compte de celles reposant sur la séparation. Celles basées sur « contact » est quali?é de « pluralisme culturel ». Celles fondées sur le mélange est traduite par l’expression « créolisation culturelle ». Celles, en?n, ayant l’absorption comme pierre d’assise est dite « multiculturelle ». La stratégie d’identi?cation, pour les « îles culturelles » est le contraste, pour le « pluralisme culturel » : la compétition, pour la «  créolisation culturelle  »  : le croisement, et pour le «  multiculturalisme  »  : la fusion. En appliquant ces modèles aux représentations théâtrales, on remarque que, dans le cas du «  pluralisme culturel », « le spectacle met en contact et en compétition deux productions d’origine et de style di@érents, en veillant toutefois à ce qu’elles n’apparaissent pas comme deux spectacles, mais comme un spectacle à deux ou plusieurs voix » (Pavis, 1996 : 257). Par contre, « la créolisation culturelle implique le mélange des sources et des traditions, la production d’une nouvelle culture à l’image des sociétés caribéennes » (Pavis, 1996 : 257). À notre avis, le modèle multiculturel ne concerne pas notre problématique.

Le métatexte de la mise en scène

Gyöngyi Heltai

270

Après la détermination du type culturel des opérettes analysées, nous aborderons la catégorie du « métatexte de la mise en scène » proposé par Pavis. « Cette notion reste utile pour regrouper systématiquement les propriétés de la représentation dont l’ensemble forme un système logique » (Pavis, 1996 : 281). Cette catégorie d’analyse peut être particulièrement intéressante parce que le métatexte de la mise en scène, comme Pavis le souligne, n’est pas obligatoirement en concordance avec le métatexte du metteur en scène, avec le message intentionnellement construit par le metteur en scène. Et si nous considérons le contexte culturel (dictature, censure) des représentations théâtrales, le caractère interculturel des productions (présence de la « tradition ancienne », renaissance de mémoires culturelles) et ?nalement la force de la tradition de l’opérette en Hongrie, il n’est pas étonnant de constater que le métatexte de la mise en scène peut être parfois considérablement di@érent du message suggéré par le metteur en scène, comme nous essayons de le prouver en citant comme exemple Princesse Czardas. Mais arrêtons-nous d’abord à l’analyse de Magasin d’État.

L’analyse de Magasin d’État

Les deux opérettes socialistes analysées se distinguent par leur succès. Par l’analyse de leurs enregistrements, nous voulons distinguer dans ces compositions les éléments traditionnels et les éléments nouveaux, réalistes socialistes, qui ont rendu ces productions interculturelles également acceptables pour le pouvoir politique et pour les spectateurs, et qui ont établi ces productions dans la mémoire culturelle ainsi que dans la culture de masse hongroises.

Nous ne dissimulons pas les di@érences méthodologiques subsistantes entre l’analyse d’une opérette ?lmée et d’une représentation théâtrale enregistrée. La version ?lmée de Magasin d’État a été choisie, parce qu’il n’existe pas d’enregistrement de la représentation théâtrale de cette opérette. Tandis que cette opérette réussie incarne l’intention originaire de la politique culturelle communiste qui a favorisé les fonctions sociales du théâtre, qui l’a considéré comme un moyen direct ou indirect de propagande, comme une forme communautaire et eJcace d’endoctrinement idéologique et émotionnel. Nous n’étudierons pas le Magasin d’État comme un ?lm, mais comme un « théâtre-?lm » qui est selon Pavis analysable conformément aux lois de deux genres. « Le découpage du « théâtre-?lm » n’est pas purement et simplement lié à la structure narrative du ?lm ; il s’appuie en partie sur sa référence aux structures dramatiques et théâtrales et est beaucoup plus

Chapitre III

271

souple quant à la détermination de ses unités et de la segmentation » (Pavis, 1996 : 110).

Quelques données de la réception de Magasin d’État

Concernant l’importance de l’opérette socialiste intitulée Magasin d’État, nous voulons insister sur les données suivantes. La première représentation de l’opérette a eu lieu le 30 mai 1952 à Budapest au TMO, où l’opérette a connu 135 représentations devant 141 714 spectateurs (Taródi-Nagy, 1962 : 161). Le succès de Magasin d’État est également prouvé par le fait que, dans les théâtres de province les premières se sont rapidement succédé :

\éâtre National de Szeged (Szegedi Nemzeti Színház) : 12 décembre 1952 \éâtre de Békéscsaba-Szolnok : 25 décembre 1952 \éâtre Katona József de Kecskemét (Kecskeméti Katona József Színház) : 6 janvier 1953 \éâtre National de Miskolc (Miskolci Nemzeti Színház) : 13 février 1953 \éâtre Csokonai de Debrecen (Debreceni Csokonai Színház)  : 20  avril 1953

Cette discipline quasi militaire de premières locales se développant en série montre, d’une part, le succès et, d’autre part, le choix limité des pièces qui étaient à la disposition des théâtres provinciaux. Selon la direction centralisée, les directeurs de théâtres provinciaux ne pouvaient mettre en scène que des pièces déjà autorisées, notamment les nouvelles productions déjà testées à Budapest. La liste suivante est une statistique annuelle et nationale qui montre le nombre de représentations théâtrales et le nombre de spectateurs pour Magasin d’État.

Année(s)Nombre de

représentationsNombre de spectateurs

Magasin d’État (Állami áruház)

1952 147 150 033

1953 111 68 666

Entre 1951 et 1960 (en somme) :

258 218 699

Il apparaît que la version théâtrale de Magasin d’État est restée sur

Gyöngyi Heltai

272

scène durant deux ans seulement. Ce fait montre le lien qui unit l’opérette à l’actualité politique, ce qui a empêché sa reprise quand (après 1953) la disposition du régime totalitaire et la façon de propager un engagement politique manifeste ont également changé.

Le nombre des représentations théâtrales données dans chacun des théâtres montre que le succès indiscutable a été limité au TMO.

Magasin d’État (Állami áruház)

Nombre de représentations théâtrales entre

1951 et 1960

Nombre de spectateurs entre

1951 et 1960

TMO (Fővárosi Operettszínház) 135 141 714

\éâtre Szigligeti (Szigligeti Színház, Szolnok)

24 11 705

\éâtre National de Miskolc (Nemzeti Színház, Miskolc)

24 20 562

\éâtre Csokonai (Csokonai Színház, Debrecen)

15 6 578

\éâtre Katona József (Katona József Színház, Kecskemét)

28 13 077

\éâtre National de Szeged (Nemzeti Színház, Szeged)

31 25 063

Total : 258 218 688

Dans la période entre 1950 et 1960, dans la catégorie d’opérettes et de comédies musicales nouvelles hongroises, en nombre de représentations, la version théâtrale du Magasin d’État prend la 15e place (258 représentations théâtrales). En nombre de spectateurs pour la même catégorie (opérettes et comédies musicales nouvelles hongroises) et la même période Magasin d’État atteint la neuvième place (218 699 spectateurs) (Taródi-Nagy, 1962 : 50–52). Cela témoigne à nouveau de la popularité de cette opérette socialiste chez le public hongrois. Cependant, malgré le fait que Magasin d’État ait été une production réussie à l’époque à Budapest et dans les théâtres de province, après la détente de la dictature stalinienne en Hongrie (1949–1953), le nombre de ses représentations a diminué par rapport aux autres opérettes socialistes, lesquelles contenaient moins d’éléments politiques et propageaient un message moins agressif.

L’appartenance de Magasin d’État à la tradition transférée est également signalée par le fait que cette opérette socialiste ait été choisie pour faire l’objet

Chapitre III

273

d’une parodie sarcastique du réalisme socialiste en mai 1976, dans le \éâtre Csiky Gergely à Kaposvár. Cette reprise, qui a obtenu un succès extraordinaire parmi les spectateurs intellectuels, a été interdite par les auteurs de l’opérette (Tibor Barabás et János Kelemen), qui ont réalisé que leur livret et musique étaient utilisés pour une critique anticommuniste (Mihályi, 1984  : 448). Nous pensons que la réussite de cette reprise s’explique en grande partie par le fait que Magasin d’État, comme le constate un critique, « évoque et modèle la mythologie de l’époque » (Mihályi, 1984 : 447).

Les critiques en majorité favorables à la version théâtrale de 1952 témoignent que le pouvoir politique a jugé Magasin d’État comme adéquat à la formule de l’opérette socialiste. Un autre signe qui atteste une réception positive du côté politique a été que la version ?lmée de Magasin d’État a été produite très vite. (C’est cette version produite en format VHS29 que nous analysons). La première présentation du ?lm a été organisée en janvier 1953, et sa réception publique a été encore plus positive que celle de la version théâtrale. Selon les statistiques, Magasin d’État, dans la période comprise entre 1953 et 1976, est le quatrième ?lm le plus populaire parmi toutes les productions cinématographiques hongroises. Pendant la période mentionnée, le ?lm a déplacé 6  425  000 spectateurs, il a été projeté dans 14 455 cinémas, pour un total de 40 571 séances. Les salles étaient donc en moyenne remplies à 66,3 % et la recette a été de 19 003 000 HUF (Tárnok, 1978  : 37). En ce qui concerne le cinéaste Viktor Gertler, parmi tous les ?lms qu’il a tournés après 1949, Magasin d’État reste celui qui a eu le plus grand nombre de spectateurs et qui a été le plus projeté. Notons qu’il y avait seulement quelques di@érences entre la version théâtrale et la version ?lmée. Le metteur en scène est di@érent (au théâtre : Éva Márkus et András Mikó, dans la version ?lmée  : Viktor Gertler). Un autre changement, plus signi?catif celui-là, fut le choix de la part des producteurs de faire appel à un acteur radical, engagé, communiste (Miklós Gábor) pour interpréter Kocsis, le directeur du magasin, le héros positif.

En examinant la réception de Magasin d’État, nous avons trouvé une donnée qui témoigne de l’importance spéciale du genre de l’opérette en Hongrie pendant le socialisme. Selon le livre de Tárnok (1978) qui résume les données de la réception des ?lms hongrois dans la période 1948–1976, parmi les dix ?lms qui ont été vu par le plus grand nombre de spectateurs, il y a deux opérettes et deux comédies musicales30.

29 Mokép Video.30 Notons que dans sa version ?lmée, Magasin d’État est dé?ni comme comédie musicale, de

même que sa version théâtrale est déterminée comme opérette.

Gyöngyi Heltai

274

Les éléments de la « tradition ancienne »

Dans la version ?lmée de Magasin d’État, les éléments de la «  tradition ancienne » de l’opérette hongroise d’avant-guerre sont poussés à l’arrière-plan par rapport aux éléments de la « tradition inventée », transférée, inspirée par l’esthétique réaliste socialiste et par un engagement politique manifeste.

Le rapport personnage/acteur

En ce qui concerne les personnages conventionnels et caractéristiques de la tradition viennoise de l’opérette (nous retrouvons «  l’attelage de quatre chevaux » : le bon vivant, la prima donna, la soubrette, le comique), les quatre fonctions sont identi?ables dans Magasin d’État. Mais l’appartenance de classe de ces personnages et la hiérarchie entre eux est inhabituelle. Dans le cas de la « tradition ancienne », le bon vivant, ou au moins la prima donna, doit être riche. Pourtant, dans Magasin d’État, les deux personnages appartiennent à la classe ouvrière, alors que le comique et la soubrette appartiennent à la petite bourgeoisie. Naturellement, l’ambition habituelle pour une ascension sociale vers la bourgeoisie ou la noblesse est également absente.

Le rôle déterminant du comique (par rapport aux autres personnages) est un élément de la tradition ancienne hongroise de l’opérette. Cette fonction garde ses droits dans Magasin d’État, mais seulement dans une proportion limitée. Cela signi?e que le « comique traditionnel » (Dániel, «  le maître-vendeur », joué par Kálmán Latabár, la vedette d’avant-guerre) ne domine pas sur l’intrigue. De plus, l’humour du comique ne sert pas un divertissement gratuit, comme dans la « tradition ancienne », mais il aide plutôt à créer une distance vis-à-vis de certains personnages, surnommés «  réactionnaires ». Même la rivalité du comique avec un autre vendeur un peu snob (Klinko) pour conquérir l’amour de la  «  vendeuse-soubrette  » (Boriska, jouée par une vedette d’avant-guerre, Ida Turay) représente un choix entre deux attitudes : une aspiration vers le « progrès » ou une tendance réactionnaire. En conséquence de cette fonction nouvelle, le personnage du comique s’éloigne graduellement de son ordre de valeurs petit-bourgeois et reprend parallèlement le système de valeurs du bon vivant, ici le directeur ouvrier. En même temps, le vendeur rival, Klinko, garde ses aspirations bourgeoises réactionnaires. Son attitude est ridiculisée par le comique Dániel, dont l’aspiration continuelle vers la classe ouvrière, va être ?nalement grati?ée par le choix de la soubrette. Celle-ci repousse les avances de Klinko et consent plutôt à la célébration de son mariage avec Dániel.

Chapitre III

275

Les clichés dans le sujet

Dans Magasin d’État, le sujet du conwit amoureux habituel est relégué à l’arrière-plan par rapport aux conwits politiques de l’époque  (lutte des classes, accaparement, tra?c au marché noir, vigilance révolutionnaire contre les attaques réactionnaires, unité ouvrière). En conformité avec cette nature secondaire du conwit amoureux (dominant dans l’opérette traditionnelle), le happy end obligatoire acquiert aussi un sens nouveau. Il ne s’agit pas exclusivement de l’accomplissement de l’amour entre la prima donna et le bon vivant, mais aussi d’une manifestation de supériorité du héros positif (communiste, ouvrier). En général, la progression de l’intrigue est déterminée par un engagement politique manifeste et les considérations esthétiques de la tradition sont repoussées à l’arrière-plan.

Les clichés thématiques

Dans la version ?lmée de Magasin d’État, on peut déceler un motif caractéristique de la « tradition ancienne » de l’opérette : l’image nostalgique de Budapest. Dans Magasin d’État, il y a une série d’emprunts intertextuels à une opérette traditionnelle budapestoise (Magasin des contes/Meseáruház/ de Mihály Eisemann et de László Szilágyi, présentée en 1936 au TMO. Parmi ces emprunts, on peut compter les lieux d’action, l’abus du panorama de Budapest et l’utilisation de l’argot local, motifs qui ont également construit et évoqué le « mythe de la grande ville ». La version ?lmée utilise davantage de ce catalogue les images panoramiques de Budapest, lesquelles doivent probablement unir les spectateurs et le ?lm sur un plan nostalgique et émotionnel.

Il y a un autre élément thématique emprunté à la « tradition ancienne » de l’opérette, qui est le sport (excursion dans la montagne, natation, canotage sur le Danube, jeu de quilles). L’appropriation culturelle signi?e dans ce cas qu’alors que dans le Magasin des contes les motifs du sport urbain ont représenté une idylle petite-bourgeoise, dans Magasin d’État, la scène dans le hangar à canots sert déjà à la glori?cation du mode de vie collectiviste. La scène dans le hangar à canots devient ici l’incarnation, le symbole d’un idéologème crucial de l’opérette qui est « un été heureux à Budapest », une image de « la vie nouvelle, collective et ouvrière ». Cette idylle (5e scène), qui précède le « conwit des classes », a comme fonction esthétique de rendre sensible l’intimité, la familiarité, la nouvelle joie de vivre socialiste et collective. Le bonheur est évoqué dans cette scène intertextuelle appropriée pour faire voir le péril extrême de toutes attaques réactionnaires

Gyöngyi Heltai

276

contre ce bonheur harmonique du mode de vie ouvrier. La fonction des motifs thématiques sportifs dans Magasin d’État est donc essentiellement rhétorique, ceux-ci n’étant pas reliés à l’intrigue proprement dite.

La dramaturgie musicale

La construction musicale traditionnelle de l’opérette a été reléguée à l’arrière-plan dans Magasin d’État. Cela s’explique par la restriction que, selon le canon esthétique du réalisme socialiste, les numéros musicaux ne peuvent pas être « gratuits ». Pour leur exécution, le sujet doit créer un événement qui rende le chant vraisemblable31. Le chant gratuit est présent seulement dans la scène du hangar à canots, dans les duos de la prima donna et du bon vivant et dans le chant sentimental de Glauziusz. De plus, les personnages bourgeois, non-ouvriers, «  réactionnaires  », par exemple les tra?quants du marché noir (les personnages négatifs), ne chantent pas dans la version ?lmée. Par conséquent, d’une part, ils ne disposent pas de ce moyen émotionnel pour motiver leur position, d’autre part, le caractère traditionnellement léger du con?t d’opérette est aussi a@aibli par cette réduction.

En conclusion, dans Magasin d’État, sont réduits le champ des activités et la fonction des éléments de la « tradition ancienne », dans le jeu d’acteur comme dans la mise en scène.

Les éléments de la « tradition inventée »

Ce sont les éléments de la «  tradition inventée  » de l’opérette nouvelle et le recours récurrent et non ironique aux slogans et aux idéologèmes de l’époque (le rôle prépondérant de la classe ouvrière, l’aggravation de la lutte des classes, la lutte contre les réactionnaires) qui prédominent dans la structure discursive de Magasin d’État. (Voir annexe B.)

Les personnages

La prédominance de la «  tradition inventée  » dans la construction des personnages est immédiatement signalée par le fait que le bon vivant dispose

31 Par exemple, la soirée artistique du magasin d’État où le bon vivant et la prima donna sont les solistes et où c’est le comique qui dirige l’orchestre.

Chapitre III

277

de toutes les caractéristiques du héros positif. Il est d’origine ouvrière, il est jeune, radical, communiste, cherche des conwits, tient le premier rôle, poursuit les buts du parti, est mé?ant et hostile envers les personnages bourgeois, et ne fait con?ance exclusivement qu’aux personnages ouvriers. La prima donna obtient la faveur du héros positif alors qu’elle ne conteste plus sa supériorité politique, idéologique et son infaillibilité. Leur conwit amoureux se résout d’une façon inattendue pour une opérette, par l’adaptation de la prima donna à la position idéologique du héros positif. Cette construction révèle aussi « l’image féminine », distillée d’érotisme, du réalisme socialiste : la femme est égale de l’homme dans le sens où elle travaille et contribue aux dépenses du ménage, mais autrement, elle doit se plier à la volonté des hommes.

L’origine petite-bourgeoise du comique et de la soubrette ne signale pas automatiquement la tradition nouvelle inventée, étant donné qu’avant 1945, dans les opérettes de boulevard, ils étaient fréquemment des personnages petits-bourgeois incarnant la mentalité, l’humour et le cynisme de la capitale hongroise. Pourtant, la prédominance du comique par rapport à la soubrette, dont le rôle se limite à l’imitation et à la grati?cation du rapprochement du comique de la classe ouvrière, est déjà incontestablement un élément de la « tradition inventée ». Un autre élément, consécutif à la téléologie de la «  tradition inventée  », est que le comique doit di@user la propagande politique. Son rôle n’est pas réduit à garantir le divertissement gratuit, mais son personnage a dû s’adapter, par analogie, au personnage du bon vivant, le héros positif.

Une série d’analogies est également développée par la distribution des rôles. Le comique, qui passe de la petite bourgeoisie à la classe ouvrière, est joué par Kálmán Latabár, la vedette de l’industrie de l’opérette d’avant-guerre, dont le prestige, a préalablement garanti la sympathie et l’identi?cation des spectateurs à son personnage. La logique des créateurs a probablement été que l’adaptation à la réalité sociale nouvelle fonctionnait mieux auprès des spectateurs si la parabole était mélangée à l’humour, et si le dilemme entre l’adaptation et l’opposition était présenté par un artiste qui était personnellement et professionnellement a@ecté par ce dilemme. L’insuccès des pièces réalistes socialistes avait déjà prouvé qu’en Hongrie, les spectateurs s’identi?aient plus facilement à un comique qu’à un héros positif inwexible.

Les clichés dans le sujet

La structure discursive de Magasin d’État, comme nous l’avons déjà mentionné, est construite majoritairement d’éléments d’actualité politiques.

Gyöngyi Heltai

278

Ses sources sont des idéologèmes de l’époque et le jargon politique. Quelques exemples de ces clichés discursifs sont  : le rôle prépondérant de la classe ouvrière, l’aggravation de la lutte des classes, la lutte contre les réactionnaires. (Concernant leurs apparitions, voir annexe B.) À la suite de cet assortiment discursif, dans Magasin d’État, nous trouvons des éléments idéologiques qui sont complètement inhabituels dans l’intrigue ordinairement désinvolte d’une opérette (arrestation de l’ennemi, questionnement de l’existence d’un groupe social). Autre conséquence de cette construction discursive, les personnages de cette opérette socialiste se divisent en deux groupes antagonistes. Les ouvriers s’opposent aux « réactionnaires » et il n’existe pas de compromis, de réconciliation possible entre les deux. Dès lors, il manque également le ton de l’amusement inconséquent, le clin d’œil comique aux spectateurs, habituel dans les opérettes. Le dénouement du conwit est aussi anormal, dans le sens où le happy end obligatoire dans l’opérette peut s’e@ectuer seulement après la soumission totale de l’ennemi, après l’isolation de l’ennemi hors de la vie heureuse socialiste (l’arrestation des tra?quants du marché noir). Le soulignement du choix contraignant, entre les deux groupes sociaux (les ouvriers et les réactionnaires), invite les spectateurs, par voie analogique, à se distancier des réactionnaires et à adopter la position victorieuse.

Un second thème, qui appartient également aux idéologèmes de l’époque, est la mé?ance vis-à-vis des étrangers, spécialement des représentants du Bloc occidental (pays non communistes, «  impérialistes  »). Selon la logique de ce canon, dans Magasin d’État, l’accaparement est incité par la « désinformation » du poste de radio «  la voie d’Amérique ». Le motif de la xénophobie se développe davantage dans le sujet, c’est-à-dire que, parmi les personnages, il n’y qu’un personnage secondaire étranger, une Française. D’ailleurs, le héros positif et sa future femme rient d’elle.

Un autre motif contemporain est la présentation, comme pratique légitime de l’expulsion de la capitale, de certains groupes sociaux à cause de leurs convictions politiques di@érentes, c’est-à-dire la constitution d’une intrigue où toute agression contre les « réactionnaires » semble légitime. Le refrain de l’opérette « Un été heureux à Budapest » dans le ?nale ne réfère donc qu’à la communauté nouvelle de la ville, puri?ée d’ennemis, de réactionnaires, d’arrêtés, etc.

Un autre idéologème contemporain est l’éthique commerciale nouvelle. Les ingrédients de cet ideologème sont  : le magasin d’État (symbole du commerce socialiste), et quelques thèmes di@érents liés (le concours d’émulation, l’accaparement, le tra?c au marché noir). Dans le discours quotidien de l’époque, une discussion étrange a émergé de la période d’étatisation  : de quelle façon le nouveau commerce doit-il servir les

Chapitre III

279

di@érentes classes sociales  ? Qui mérite quelle marchandise  ? Dans la situation d’extrême pénurie des marchandises de base, ce dilemme semblait justi?é. Cet idéologème, dans Magasin d’État, est représenté par le directeur ouvrier bon vivant. Grâce à son inwuence et sa propagande, cette nouvelle vision du commerce comprendra graduellement tout le magasin, c’est-à-dire que l’orientation professionnelle s’incline devant la disposition politique. L’essence de cette nouvelle éthique est que, dans un magasin d’État, l’on doit servir aux ouvriers des marchandises de qualité, à l’opposé des « réactionnaires », pour qui les produits de qualité inférieure sont aussi vendables. Notons que le slogan «  Qualité pour les ouvriers  » a été une publicité des réels magasins d’État à l’époque de la première représentation de Magasin d’État.

Les clichés visuels

L’ambiance visuelle et le décor de Magasin d’État sont tissés d’éléments de l’iconographie communiste, d’images du culte de la personnalité. Des bustes de Lénine et de Staline apparaissent partout dans le magasin, tout comme des calicots sur l’émulation par le travail et des maximes communistes. Ces éléments visuels semblaient des composants naturels de l’ambiance de cette opérette socialiste. De plus, grâce à la logique imitative du réalisme socialiste, les attributs visuels des personnages (l’image de leur domicile, leur habilement) correspondent automatiquement à leur fonction progressiste ou réactionnaire dans le ?lm. Conformément à ce déterminisme schématique, le héros positif, bon vivant, est mal logé et modestement vêtu. Son adversaire, l’ex-directeur bourgeois (Dancs) a, lui, un bel appartement, et il est intéressant de signaler que la caméra pointe un magazine Life sur la table de salon de Dancs. Ces motifs visuels didactiques, employés tautologiquement, doivent légitimer la lutte impitoyable du héros positif contre les réactionnaires et justi?er leur distanciation.

La question de savoir si tous les motifs visuels de Magasin d’État appartiennent à la tradition transférée reste cependant entière. Malgré la dominance apparente de la « tradition nouvelle », nous nous demandons si l’opérette cache des éléments visuels de la nostalgie, des images-mémoires du stock de motifs visuels de l’opérette d’avant-guerre. Ce sont les images du panorama de Budapest (scènes  9, 21, 22, 23 et 39) et la scène dans le hangar à canots (scène 5) qui sont suspectes de ce point de vue. En employant certains éléments visuels nostalgiques, le metteur en scène a probablement voulu créer un contexte visuel polyphonique, qui

Gyöngyi Heltai

280

est rapidement transformé par l’iconographie communiste, mais dans lequel quelques images-mémoires de la « tradition ancienne » sont aussi cachées, comme îles culturelles, comme empreintes implicites. Au moyen de cette polyphonie visuelle, la mise en scène propose une négociation interculturelle sur le plan visuel, selon lequel les changements radicaux survenus dans le monde de l’opérette ne sont pas totalement inconciliables avec les images-mémoires, attachées à la « tradition ancienne ».

L’analyse du jeu

Le rapport personnage/acteur

On peut dire que dans Magasin d’État, la logique de la distribution des rôles est imitative, analogique, c’est-à-dire que l’appartenance de la classe sociale du personnage et celle de l’acteur ont évidemment été accordées. Selon cette logique, le héros positif, le bon vivant ouvrier (le directeur de magasin, Kocsis), dans la version ?lmée, a été joué par Miklós Gábor, un acteur radical communiste, le secrétaire du parti communiste (Parti des travailleurs hongrois, MDP) du \éâtre National, qui est plus tard devenu le secrétaire de la réunion de cellule d’Association des artistes de théâtre et de ?lm32. Suite à l’analyse des documents de la section d’agitation et de propagande du MDP, nous avons trouvé plusieurs documents qui prouvent que les artistes du théâtre de l’époque n’ont pas aimé Miklós Gábor qui, dans la période entre 1949 et 1953, a volontairement collaboré avec les politiciens dirigeant la transformation totale et autoritaire du théâtre hongrois. Jeune cadre communiste, il a fréquemment prononcé les exposées durant les assemblées de l’Association des artistes de théâtre et de ?lm. Les procès-verbaux de ces assemblées, qui sont en partie conservés aux Archives Nationales (MOL), témoignent que, dans ses discours oJciels, Gábor a utilisé la rhétorique menaçante de l’époque en humiliant notamment plusieurs acteurs-vedettes de l’avant-guerre en leur demandant une soumission totale et démonstrative au réalisme socialiste33. Immédiatement après la mort de Staline en 1953, même ses collègues communistes ont constaté cette mé?ance générale à son égard34.

32 Une organisation qui a servi d’intermédiaire entre le pouvoir politique et les artistes de théâtre (1950–1957).

33 M-KS-276–89–402. ő. 1e-18 o.34 M-KS-276–89–402. ő. e.

Chapitre III

281

Une autre preuve de cette adéquation symbolique entre acteur et rôle est que Miklós Gábor avait auparavant joué plusieurs rôles de protagonistes communistes. C’est lui qui a incarné Oleg Koshevoi, le héros positif dans l’adaptation d’un roman soviétique (Garde des jeunes de Fadeïev) en 1949. Il avait joué le rôle du bon vivant dans la première opérette soviétique (Capitaine du tabac de V. Chtcherbatchev) représentée en Hongrie en 1949, et le rôle de Staline35 dans le drame de Visnyevszkij (L’inoubliable 1919) en 1952. La distribution du rôle de bon vivant-ouvrier pour Miklós Gábor dans la version ?lmée de Magasin d’État a donc résulté logiquement de l’esthétique imitative du réalisme socialiste.

Les rôles comiques ont été distribués selon la même logique sociologique pour les vedettes de l’industrie du spectacle de l’avant-guerre (Dániel : Kálmán Latabár, Glauziusz  : Kamill Feleky et Boriska  : Ida Turay). Étant donné que l’enjeu du sujet de Magasin d’État est indéniablement la mobilisation du reste de la classe moyenne pour la bonne cause du socialisme – c’est-à-dire l’incorporation de la classe moyenne par la classe ouvrière – il est logique que certains rôles ont dû être joués par les acteurs et actrices « bourgeois » qui ont été personnellement touchés par ce choix forcé. En jouant dans cette opérette socialiste, dans cet exemple de la « tradition inventée », les vedettes de la « tradition ancienne » font une sorte de « profession de foi » publique en faveur de la « tradition inventée ». En connexion avec les relations réelles et privées de Kálmán Latabár (le comique) et Miklós Gábor (le bon vivant), il est intéressant de savoir que, en 1952, dans sa fonction de cadre du parti communiste, Gábor a férocement attaqué Latabár à cause de « l’a@aire turque ». En bref, cette a@aire peu se résumer comme suit : quelques artistes hongrois, et parmi eux, Kálmán Latabár, ont répondu à l’invitation d’un diplomate de l’ambassade de Turquie à Budapest36. La présence des artistes hongrois à cette réception a été interprétée par les dirigeants communistes comme un crime

35 D’ailleurs, pour ce dernier rôle, typique de l’art du culte de la personnalité, Gábor a obtenu la plus haute décoration hongroise à l’époque, le prix Kossuth.

36 «  Ils n’ont  en fait pas appliqué à eux-mêmes le civisme qui est obligatoire pour tous hommes d’honneur, pour tous patriotes, selon lequel “qui est un ami de mon peuple est aussi mon ami et qui est un ennemi de mon peuple est mon ennemi.” Précisément, ces personnes, qui auraient dû donner l’exemple dans ce domaine, se sont exemptées de cette règle. Les membres de la troupe de l’Opéra, au nombre de 24 et quelques artistes du \éâtre Municipal d’Opérettes, parmi eux Kálmán Latabár et  le chef d’orchestre Tamás Bródy, ont participé aux thés dansants et au réveillon de Saint-Sylvestre, organisés par un représentant oJciel de l’ambassade de Turquie en Hongrie. […] Cet “ancien ami”, cette “vieille connaissance” est le représentant oJciel d’un gouvernement qui s’oppose hostilement à notre démocratie populaire, à  l’Union soviétique et au Mouvement de la Paix » (Gobbi, 1982 : 75).

Gyöngyi Heltai

282

de haute trahison, et plusieurs acteurs ont reçu une interdiction d’exercer leur profession, ou leurs salaires ont été réduits. Latabár, pour sa part, a été amené à faire une autocritique publique et humiliante devant la réunion plénière de l’Association des artistes de théâtre et de ?lm (Gobbi, 1982 : 75).

La femme du directeur bourgeois (Dancs) a été jouée par Mária Mezei, une diva d’avant-guerre dont la personnalité professionnelle évoquait le théâtre bourgeois. En conséquence de cette assimilation mécanique, Mária Mezei a toujours été exposée aux attaques politiques pendant la période socialiste. Un autre exemple semblable, Boriska la vendeuse-soubrette a été jouée, dans la version ?lmée, par Ida Turay, vedette riche et populaire des années 1930. En 1945, durant l’enquête justi?cative obligatoire, elle n’a pas été réhabilitée par le comité d’épuration. En conséquence de quoi le tribunal populaire lui a originellement interdit à jamais d’exercer sa profession à cause de son comportement soi-disant incorrect pendant la guerre. Elle a ?nalement reçu une interdiction annuelle de se présenter (Párkány, 1989  : 131–135). Turay a émigré de la Hongrie en 1957 et elle est restée à l’étranger pendant 18 ans. La distribution des rôles selon le principe de l’appartenance de classe caractérise en règle générale Magasin d’État. Les personnages «  progressistes  » (ouvriers, vendeurs qui restent à tout prix ?dèles au socialisme, qui condamnent le tra?c au marché noir qui ne donnent pas créance à la rumeur alarmiste de la faillite de l’économie socialiste) sont joués par des acteurs d’origine ouvrière et paysanne.

Cette pratique avait une fonction double. Selon le canon réaliste socialiste, cela stimulait la vraisemblance. De plus, ce procédé incitait également les classes moyennes à suivre la mobilité proposée par les vedettes vers la classe ouvrière.

Le style de jeu. La présence du style du jeu « comique traditionnel »

+ style de jeu « comique traditionnel »

Apparitions :- style de jeu « comique traditionnel approprié »

Apparitions :

D37+ 5 scènes D- 6 scènes

G38- 1 scène

K39- 1 scène

373839Ce tableau, qui synthétise les données de l’annexe B, montre que, dans cette opérette socialiste, le style du jeu « comique traditionnel » ne se

37 Dániel.38 Glauziusz.39 Klinko.

Chapitre III

283

manifeste que dans le jeu de Dániel-Latabár. Parmi les 39 scènes de Magasin d’État, nous en avons relevé 11 dans lesquelles ce type de jeu, caractéristique de la « tradition ancienne », est identi?able. La disposition de ces éléments comiques dans le sujet indique deux spéci?cités. D’une part, les scènes « comiques traditionnelles » entrecoupent avec régularité la série de scènes politiques. Cette symétrie (les scènes « comiques traditionnelles » sont les scènes 1, 4, 5, 6, 9, 15, 18, 22, 28, 32 et 34) signale une ambition de diminuer la tension anti-opérette par des intermèdes comiques.

En ce qui concerne le classement et l’ordre entre les éléments « comiques traditionnels  » et les éléments «  comiques traditionnels appropriés  », il y a une autre disposition caractéristique. Les scènes  1, 4, 5, 6 peuvent être déterminées comme apparitions du jeu « comique traditionnel » classique, par contre, les scènes  9, 15, 18, 22, 28, 32 et 34 peuvent être catégorisées comme scènes «  comiques traditionnelles appropriées  ». La logique derrière cet ordre pouvait être la suivante  : le spectateur s’identi?e plus facilement à un comédien sur une base déjà établie de la nostalgie et du jeu « comique traditionnel ». Selon cette logique, sur cette base de jeu « comique traditionnel  », il est plus facile d’assimiler les manifestations «  comiques traditionnelles appropriées  » dans la suite de l’opérette, manifestations de loyalisme marxiste sous une forme pseudo-comique qui sont plutôt des attaques humoristiques contre les réactionnaires. La fonction principale de ces e@ets du jeu « comique traditionnel » approprié est la démonstration de l’identi?cation du comique avec l’ambition radicale du héros positif40.

En classi?ant les formules du jeu «  comique traditionnel  » dans Magasin d’État, nous énumérons surtout les techniques comiques employées par Dániel-Latabár. Celui-ci utilise la « technique d’entrevue » c’est-à-dire qu’une question est posée au comique qui répond toujours par un gag. La réponse tient tantôt en quelques mots pour rire, tantôt en un jeu physique personnalisé aux allures répétitives. Pourtant, dans son jeu comique, il n’emploie pas la danse, qui est très caractéristique de l’opérette. Comme conséquence logique de la transformation graduelle de son jeu au cours de l’opérette, nous trouvons à la ?n du ?lm une faute de style que nous pouvons pareillement désigner comme démonstration du changement de style. Notamment dans la 31e scène où Dániel, en se scandalisant du tra?c au marché noir, dénonce et bouscule rudement un vendeur qui a aidé les spéculateurs. Son style de jeu dans cette scène est plutôt réaliste socialiste.

Il y a un autre type d’appropriation culturelle qui se manifeste dans le jeu d’un autre « comique traditionnel », Kamill Feleky. Il joue le comptable âgée

40 Dans l’annexe B, ces apparitions du style de jeu « comique traditionnel » approprié sont signalées par un signe - derrière l’initiale de personnage qui exécute cette fonction.

Gyöngyi Heltai

284

(Glauziusz), dont la chanson sentimentale sur l’avenir brillant de son petit-?ls devient le refrain de l’opérette. Kamill Feleky a travaillé avant la Deuxième Guerre mondiale comme comique, danseur et acrobate, il avait donc déjà auparavant employé beaucoup de composantes de la technique du jeu « comique traditionnel ». Pourtant, dans Magasin d’État, il n’utilise que son rapport bien établi avec le public, son jeu réaliste représente un changement radical par rapport à sa tradition. De plus, la fonction dramaturgique de son personnage n’est plus humoristique, elle aide plutôt à renforcer la logique manichéenne de l’opérette (progressistes contre réactionnaires). Dans la construction du sujet, sa fonction est parallèle avec celle de Dániel-Latabár. Latabár incarne le petit-bourgeois bien intentionné qui réalise ?nalement l’inéluctabilité de la prise de position dans la lutte des classes. Glauziusz, pour sa part, personni?e l’intellectuel typique, bien intentionné lui aussi, qui prête ses connaissances à la construction du socialisme en acceptant sans condition la hiérarchie nouvelle et l’idéologie qui légitime cette hiérarchie. Par conséquent, dans cette opérette socialiste, le héros positif empochera non seulement l’amour de la prima donna, mais aussi la position dirigeante dans le monde scénique. L’insistance sur la nécessité du changement de génération (un élément du discours de l’époque) est donc également soulignée par l’appropriation culturelle des « comiques traditionnels ».

Les autres personnages de Magasin d’État adoptent un style de jeu qui est dé?nissable comme réalisme sociologique où l’appartenance à la classe détermine mécaniquement les manières, le costume du personnage etc. Toujours selon les prémisses du réalisme socialiste, les personnages d’ouvriers rappellent les membres d’une secte d’élus : ils articulent emphatiquement, leur démarche est pleine de dignité naturelle, ils sont forts de leurs bons droits, ils se reconnaissent entre eux et font preuve de solidarité prolétarienne. Le jeu et l’image des personnages bourgeois sont organisés sur la même base  : mésadaptation au nouveau milieu socialiste, appartement élégant, costume élégant. Ces personnages « réactionnaires » (Dancs et les autres tra?quants du marché noir qui veulent accaparer tout le stock du magasin d’État et a@aiblir, par leur action, l’économie socialiste) sont distanciés par leur style de jeu, de même que par la mise en scène.

Le schème atypique des générations

L’appropriation culturelle des vedettes de l’opérette des années 1930 et 1940 a une conséquence ultérieure qui altère le schème habituel des générations dans l’opérette. Selon la convention, le bon vivant, la prima donna, le comique et la soubrette sont également jeunes, par contre, dans Magasin

Chapitre III

285

d’État, le comique (Latabár) et la soubrette (Turay) sont considérablement plus âgés que le héros positif et la prima donna. Cette construction, motivée probablement par la contrainte de la distribution des rôles, a dès lors accentué un message politique pour la société. Notamment, que la génération jeune communiste a légitimement pris la position dirigeante.

La mise en scène

Le classement des scènes

Tradition ancienne Proportion de scènes

Tradition inventée Proportion de scènes

Idéotextuelle : 29/39 scènes

Autotextuelle : 6/39 scènes

Intertextuelle : 4/39 scènes

Comme nous le montre l’annexe B, dans Magasin d’État, la majorité des scènes manifeste une dimension idéotextuelle, c’est-à-dire que la mise en scène vise une réwexion ou une illustration du monde extrascénique. Parmi les 39 scènes composant l’opérette, il y en a 29 qui servent à l’illustration tautologique et répétitive d’idéologèmes de l’époque et à la propagande du marxisme-léninisme. Ces scènes, représentant la «  tradition inventée » de l’opérette, se référent explicitement aux événements réels, aux articles de journaux, aux slogans d’époque. Pour voir dans quelle mesure ces éléments discursifs (énumérés dans l’annexe B) ont été empruntés, il suJt de lire les quotidiens de l’époque. Dans ces quotidiens censurés, ?dèles à la ligne du parti, nous trouvons une grande masse d’articles écrits sur les magasins d’État (symboles du commerce renouvelé, qui servent le bien de la communauté en o@rant des articles de grande consommation à bas prix) et sur autres motifs thématiques composants de Magasin d’État. Il y a, par exemple, des articles sur les campagnes contre la fabrication de produits défectueux, contre les réactionnaires, contre les tra?quants des marchés noirs, contre les koulaks, des articles sur la révélation d’un complot interne, les jugements, les condamnations à mort. Mais nous trouvons aussi des articles sur des thèmes moins menaçants, notamment sur le sport communautaire. Le spectateur qui a vu Magasin d’État au théâtre ou au cinéma a donc inévitablement retrouvé cette masse discursive tautologique familière, organisée dans un ordre dramaturgique. Dans l’opérette, tout comme dans les articles de journaux et dans la rhétorique politique, la classe ouvrière a obtenu un

Gyöngyi Heltai

286

triomphe total, les réactionnaires ont essuyé une défaite et la productibilité de l’industrie communiste a augmenté. De plus, dans Magasin d’État, tout comme dans les représentations discursives de la « vie réelle », de plus en plus de personnes ont accepté les règles incontestables du jeu du monde nouveau. Ce parallélisme signi?e que les scènes idéotextuelles de Magasin d’État ont répété, renforcé et quasi redoublé l’image de l’utopie suggérée dans les formes discursives non-artistiques.

En ce qui concerne les six scènes dé?nies par nous comme autotextuelles, elles sont liées à l’histoire amoureuse entre le bon vivant et la prima donna. Ce sont des scènes qui ne se réfèrent pas explicitement à l’idéologie politique du monde extérieur. Ces scènes (les scènes  10, 17, 18, 19, 21 et 32) ont été condamnées par la critique à cause de leur style trop terne et du comportement excessivement cérémonieux du héros positif. Les quatre scènes dé?nies par nous comme intertextuelles rewètent implicitement la tradition ancienne de l’opérette hongroise. Les scènes 5, 9, 22 et 23 comprennent des citations intertextuelles d’une opérette hongroise présentée en 1936, intitulée Magasin des contes (Meseáruház). Ces emprunts implicites et non rewétés sont spécialement piquants si nous remarquons que Magasin des contes a représenté la version la plus condamnée de l’opérette de boulevard hongroise contre laquelle toute la « tradition inventée », tout le discours et toute la pratique de l’opérette socialiste ont été élaborés. Dans ce contexte culturel, l’application des éléments (?gures, motifs, lieux d’action) de cette opérette de boulevard signale sans doute une ambition de maintenir une fonction de divertissement. La proportion des scènes intertextuelles, tout comme celle des scènes « comiques traditionnelles », montre en elle-même que les librettistes et le metteur en scène ont également et tacitement réalisé la nécessité d’utiliser des éléments de la tradition ancienne pour rendre la production eJcace.

Le rapport entre la mise en scène et le texte

Dans la version ?lmée, il y a beaucoup d’éliminations en comparaison avec la version théâtrale. Il y a moins de conwits, d’intrigues, de verbalisme et de propagande. De plus, comme nous l’avons déjà signalé, la mise en scène essaye de diminuer davantage l’engagement radical du texte par l’inclusion de références intertextuelles. Ce sont majoritairement des éléments visuels non explicites : images nostalgiques de Budapest et la scène dans le hangar à canots (cette dernière n’apparaît pas dans la version théâtrale). Pour encourager la fonction de divertissement gratuit, le metteur en scène n’utilise donc pas la prédominance du style «  comique traditionnel  » (caractéristique de la

Chapitre III

287

« tradition ancienne » de l’opérette) ou le romantisme de l’histoire amoureuse. Au lieu de ça, pour mettre en œuvre cette fonction, la mise en scène accorde la préférence aux motifs visuels, qui évoquent l’iconographie de la culture de masse hongroise, qui s’adaptent implicitement à l’horizon d’attente des spectateurs et qui facilitent la réception du message radical de cette opérette socialiste.

La lecture de la fable par la mise en scène

La mise en scène n’ironise pas sur les conwits anti-opérettes, au contraire, elle soutient avec ses moyens l’assombrissement inéluctable du monde de l’opérette. Le metteur en scène, Viktor Gertler, qui a très bien connu l’ancienne tradition de l’opérette hongroise a, en même temps, modéré l’agressivité du message par des éléments visuels. Cette ambiguïté est visible si nous considérons, d’une part, que le metteur en scène a intégré dans l’environnement visuel des éléments de l’iconographie politique de l’époque (manifestations du culte de la personnalité, slogans, portraits et bustes des leaders communistes hongrois et soviétiques) et, d’autre part, que cette iconographie politique ne s’accentue que dans la scène ?nale (quand Dániel obtient la décoration).

Malgré le fait que, dans la version ?lmée, il y a beaucoup d’omissions par rapport à la version théâtrale, la mise en scène ne modi?e pas la direction principale de l’intrigue. Le héros positif entre dans le conwit en encourageant les ouvriers à s’opposer aux «  réactionnaires  » et son chemin le mène, à travers ces conwits, à la position de directeur. En même temps, la mise en scène n’accentue pas les sanctions. Par exemple, le ?lm ne montre pas l’arrestation des tra?quants du marché noir. Au contraire, la mise en scène vise plutôt la construction, l’évocation de l’idéologème principal de l’opérette et de l’époque qui peut être dé?ni comme le « bonheur de la vie nouvelle » ou, comme le refrain de l’opérette le formule, « un été heureux à Budapest ». Pour créer ce bonheur socialiste chez les spectateurs, le metteur en scène devait paradoxalement emprunter des motifs intertextuels d’une opérette d’avant-guerre (Magasin des contes). L’autre moyen qui prépare cette lecture médiatrice de la fable par la mise en scène est l’emprunt des motifs visuels abusés dans la culture de masse hongroise (l’image de Budapest comme métropole, le panorama, la ville resplendissante de lumière).

L’identi4cation et la distanciation

Sans examiner le processus d’identi?cation de l’acteur à son rôle, nous

Gyöngyi Heltai

288

nous limiterons à l’analyse des moyens dirigeant l’identi?cation des spectateurs aux personnages. Nous essayons donc de démontrer quels sont les vecteurs qui construisent l’ordre des valeurs, régissent les mécanismes d’identi?cation et de distanciation. Naturellement, en conformité avec les exigences du réalisme socialiste, cette opérette pousse l’identi?cation avec le héros positif. Magasin d’État veut réaliser cette identi?cation par analogie, le spectateur doit copier l’identi?cation admirative et grandissante de certains personnages (Dániel, Glauziusz, Ilonka, etc.) au héros positif. Le processus de l’identi?cation est ainsi modelé pour les spectateurs par les personnages petits-bourgeois. Dániel (incarnation typique de l’agent commercial) et Glauziusz (incarnation typique de l’intellectuel) acceptaient graduellement la prédominance incontestable du directeur ouvrier. La mise en scène et le sujet motivent cette identi?cation uniquement par l’aggravation de la lutte des classes. Par analogie, les spectateurs tout comme les personnages doivent comprendre l’inéluctabilité du radicalisme du bon vivant et doivent accepter son intransigeance et adopter le bonheur nouveau proposé par lui.

Par contre, de l’extérieur de la rhétorique et de l’esthétique réaliste socialiste, il est très diJcile de s’identi?er avec le personnage de Kocsis. Celui-ci ne dispose pas des caractéristiques traditionnelles du bon vivant (élégance, charme, séduction, succès auprès des femmes). Par conséquent, ce sont les délits des personnages ennemis (accaparement, tra?c au marché noir, divulgation de nouvelles alarmistes) qui doivent fonder l’identi?cation des spectateurs avec le héros positif. Ce sont les sanctions de la police qui doivent justi?er l’arrogance partiale de Kocsis envers les personnages bourgeois, son désir d’exclure ces personnages de la nouvelle vie heureuse de Budapest. En relation avec le bannissement forcé des domiciliés bourgeois à Budapest, Kocsis évoque et justi?e implicitement une pratique bien réelle de l’époque : l’interdiction de résidence de certaines familles bourgeoises à Budapest, – qui disposaient souvent d’un bel appartement – et leur évacuation dans les petits villages. Rien que dans l’année précédant la première de Magasin d’État, entre « le 17 juin et le 18 juillet 1951, 12 748 personnes ont été évacuées par force de Budapest » (Sipos, 2000 : 364).

En général, dans Magasin d’État, c’est l’attitude de Kocsis vers le personnage qui indique une identi?cation ou une distance pour le spectateur. Le héros positif ne se trompe jamais. D’abord, il détermine avec une certitude mécanique l’appartenance de classe du personnage en question, puis il évalue l’utilité possible du personnage pour la cause communiste. Dans Magasin d’État c’est donc l’appartenance de classe qui deviendra la base de l’identi?cation ou de la distanciation. Au terme de l’opérette, cette isolation de classes antagonistes sera complète, et la promesse d’une vie heureuse dans la belle capitale se limitera

Chapitre III

289

exclusivement aux personnages se trouvant du « bon côté ». L’identi?cation avec le comique (Dániel-Latabár) n’est pas univoque tout

au long de l’intrigue. Dans les scènes qui o@rent le style un jeu « comique traditionnel  », la mise en scène génère une identi?cation ironique envers Dániel, « le maître-vendeur ». Conformément à la logique de la mise en scène, le comique ne peut revendiquer l’identi?cation admirative qu’après avoir dénoncé le vendeur qui avait aidé les tra?quants du marché noir, c’est-à-dire quand il devient ouvertement le compagnon de lutte de Kocsis. Les conditions pour une identi?cation admirative sont également préparées dans la scène où Dániel est honoré et il manifeste son bonheur, auréolé d’emblèmes de la dictature communiste. Dans quelle mesure les spectateurs ont été capables de s’identi?er avec ce masque de plus en plus pathétique, dont la rigolade a été chargée d’un engagement politique ? Cela reste sans réponse.

L’horizon d’attente

En 1952, l’horizon d’attente des spectateurs de Magasin d’État était déterminé par une ambivalence. La tradition de l’industrie théâtrale, attachée au lieu de la première (le TMO), et les vedettes de théâtre de boulevard qui ont joué dans la version théâtrale et ?lmée (Latabár, Feleky, Turay) ont renforcé l’attente pour une production de divertissement pur. En même temps, les spectateurs ont vécu dès 1949 dans la contrainte d’une dictature. Entre autres choses, ils étaient naturellement incapables d’éviter l’inwuence mentale du réalisme socialiste qui, à cette époque, a déterminé toutes les formes d’art et tous les discours. De plus, les premières du TMO après l’étatisation (Aranycsillag, Palotaszálló, Boci, boci, tarka) ont également propagé la « tradition inventée », transférée de l’opérette.

En considérant la présence indéniable de ces attentes jumelées, nous partons de la constatation que la version ?lmée n’a pas visé exclusivement la réfutation, la contestation de l’horizon d’attente, attachée à l’opérette traditionnelle en Hongrie. Nous essayerons de prouver que cette version cherchait la possibilité d’un mélange, d’une rencontre entre des éléments appartenant aux deux traditions di@érentes de l’opérette. La mise en scène, comme nous l’avons déjà montré, a diminué le radicalisme de l’intrigue par l’emprunt et l’insertion d’éléments de la « tradition ancienne ». En considérant le contexte culturel de la première, le ton de quelques scènes (concours comique de natation dans le hangar à canots, excursion en montagne) peut être interprété comme une large concession faite à l’horizon d’attente des spectateurs hongrois. Ce fait est particulièrement facile à reconnaître

Gyöngyi Heltai

290

si nous pensons aux spectateurs plus âgés qui ont été capables d’évoquer l’objet des références intertextuelles, notamment l’opérette de boulevard intitulée Magasin des contes, présentée pour la première fois le 25 avril 1936 au TMO, Rózsi Bársony, István Békássy, Ella Gombaszögi et Gyula Kabos en tête de distribution. Cette production, qui n’a eu que 50 représentations (Bános, 2000  : 278), a tout de même été accompagnée d’articles41 dans un hebdomadaire de théâtre, très populaire à l’époque, Vie théâtrale (Színházi Élet). À cause de ce potentiel de mémoire, les spectateurs qui n’avaient pas encore vu la production en question dans une mise en scène de Szabolcs Ernő, pouvaient la considérer comme familière. Magasin des contes a été adéquat pour produire ces références cachées dans Magasin d’État, étant donné que cette opérette source n’a pas été un succès exceptionnel, seulement un produit médiocre de l’industrie théâtrale hongroise de l’avant-guerre. Certains refrains de Magasin des contes ont cependant été conservés dans la culture de masse hongroise. De plus, un acteur, László Keleti, a en lui-même servi de référence intertextuelle, étant donné qu’il a joué à la fois dans Magasin des contes (un vendeur), dans la version théâtrale (Dancs) et dans la version ?lmée (un réactionnaire) de Magasin d’État.

Revenons à notre objet d’analyse. Il est visible qu’après les références à cette base nostalgique (scènes 1, 4, 5 et 6), la mise en scène considère de moins en moins l’horizon d’attente du spectateur. Le conwit de classe entre le directeur bourgeois (Dancs) et le directeur ouvrier (Kocsis) se base donc exclusivement sur les idéologèmes de l’époque (aggravation de la lutte des classes, lutte contre l’impérialisme, contre le tra?c au marché noir, contre la divulgation de nouvelles alarmantes et lutte pour le rôle dirigeant de la classe ouvrière, pour le rôle dirigeant du héros positif provenant de la classe ouvrière). Seuls les duos sentimentaux du héros positif et de la prima donna (scène 23), et les intermèdes du comique et de la soubrette (scène 22), deux scènes qui préparent le mariage obligatoire dans l’opérette, rappellent la dramaturgie traditionnelle, conforme à l’horizon d’attente des spectateurs.

La communication théâtrale

Selon les données de la réception, la communication entre les spectateurs et les créateurs a été eJcace. Cela dit, pour comprendre la popularité de

41 Baba Faragó (1936), «  Bársony Rózsi, a Meseáruház igazgatónője helyszíni szemlén  », Színházi Élet, Mars 15–2 : 54 ; István Béke@y (1936), « Noé Bárkája a színházban », Színházi Élet, Avril, 19–25 : 13–16.

Chapitre III

291

Magasin d’État auprès des spectateurs, il faut néanmoins tenir compte des restrictions imposées limitant le choix des ?lms dans les années 1950. Il s’agit non seulement de rappeler l’absence de la télévision à l’époque, mais aussi l’importation limitée de ?lms en provenance de pays «  impérialistes  » au pro?t de la surreprésentation de ?lms soviétiques et de la pression sur les ?lms hongrois pour un engagent politique manifeste. En considérant ces facteurs, la popularité de Magasin d’État est compréhensible, étant donné qu’il a proposé, bien que fragmentairement et implicitement, une dose d’éléments apolitiques. Ces éléments (vedettes, emprunts intertextuelles, etc.) ont sans doute augmenté la popularité et facilité la communication entre les spectateurs et les producteurs. Dans les conditions de la censure étatique, qui a régné en Hongrie dès 1949, la présence de ses éléments a elle-même communiqué un message politique : une intention politique de la reconnaissance limitée de la continuité avec la « tradition ancienne » dans la sphère de l’opérette. À l’opposé de la négation totale de la « tradition ancienne », proclamée en 1950–1951, cette concession était déjà un changement incontestable dans la pratique culturelle. Étant donné qu’à l’époque, toutes les œuvres d’art étaient fortement politisées, la justi?cation même de leur existence était la propagande du grand projet social. La réception positive de Magasin d’État chez les spectateurs a été également instructive pour le pouvoir dirigeant des théâtres. D’une part, ce succès a montré que les spectateurs préféraient les opérettes «  mélangées  », c’est-à-dire les formes «  interculturelles  » qui contiennent des éléments de la «  tradition ancienne » aux représentations théâtrales homogènes de la tradition transférée. D’autre part, les spectateurs ont aussi montré qu’ils toléraient mieux des œuvres réalistes socialistes remplies d’éléments humoristiques.

La cohérence ou l’incohérence de la mise en scène

Penchons-nous maintenant sur la question de la cohérence ou de l’incohérence stylistique, et partons de la constatation que la mise en scène de Magasin d’État voulait harmoniser trois ?ls d’intrigue, deux explicites et un implicite. Premièrement, il y a l’intrigue principale, attachée au crime politique (accaparement, tra?c au marché noir, lutte contre les réactionnaires déguisés), construite selon les principes de la «  tradition inventée  », basée sur les idéologèmes courants. Deuxièmement, il y a l’intrigue amoureuse du directeur ouvrier qui est clairement subordonnée au sujet politique. Troisièmement, il existe implicitement un ?l caché qui est construit de citations thématiques, intertextuelles d’une opérette hongroise d’avant-guerre qui, pareillement, se

Gyöngyi Heltai

292

déroulait dans un grand magasin de Budapest (Magasin des contes). Ainsi, la question suivante émerge de la cohérence ou de l’incohérence de

la mise en scène par rapport à ces trois intrigues  : comment ces éléments, issus de cultures et de philosophies sociales très di@érentes, pouvaient-ils collaborer dans la création d’une opérette eJcace ? Avec quels moyens la mise en scène a-t-elle essayé de créer cette harmonie ? Nous nous demandons si l’utopie sociale marxiste, qui propage la conception de l’homme collectiviste qui est déterminé par la lutte antagonique des classes sociales, et l’industrie du spectacle, individualiste, capitaliste, orientée vers le pro?t, ont fonctionné l’une contre l’autre, l’une à côté de l’autre, ou si elles ont fusionné. Nous devons également déterminer si les éléments nostalgiques (motifs de la « tradition ancienne ») ont atténué ou renforcé l’eJcacité du conwit idéologique. Est-ce que ces composantes de l’opérette, qui ont réhabilité partiellement l’« univers encyclopédique » des spectateurs et les vedettes de l’industrie du spectacle, ont été capables de neutraliser le message menaçant de l’opérette.

Les types de rapports interculturels

En essayant de répondre aux questions ci-dessus et en retournant à la question de base de ce chapitre, notamment la typologie de la coexistence des éléments puisant à deux traditions de l’opérette (ancienne et inventée), et ce, selon le schème de Kirsten Hastrup, par rapport à Magasin d’État, nous pouvons relever les observations suivantes. Ce rapport peut être catégorisé en général par l’image d’«  îles culturelles  ». Ce classement s’explique par le fait que les scènes exposant le style de jeu «  comique traditionnel  » fonctionnent comme intermèdes. La portée de leur esprit, de leur humour gratuit et uni?cateur n’est pas compatible avec la véhémence de la lutte des classes dans les scènes où la «  tradition inventée  » prédomine. De plus, à cause de leur esprit divergent (divertissement pur par rapport à menace), les deux traditions fonctionnent fréquemment l’une contre l’autre. C’est la raison pour laquelle les scènes subordonnées de l’intrigue amoureuse et celles de l’humour traditionnel émergeaient uniquement comme des « îles culturelles  » dans l’intrigue. Leur fonction primordiale est de masquer et quelquefois de briser l’unilatéralité de l’intrigue qui suit linéairement la radicalisation du héros positif.

Toutefois, quelques scènes montrent une vague tendance au « pluralisme culturel », caractérisé, rappelons-le par le contact et la compétition entre des éléments issus de traditions culturelles di@érentes. Néanmoins, ce contact et cette compétition ont été aplanis par la mise en scène qui a considérablement

Chapitre III

293

délimité le terrain du jeu «  comique traditionnel  » (classique), et qui a employé un humour dégradant à l’égard des personnages «  bourgeois  ». Ce déséquilibre, ces appropriations culturelles n’ont pas rendu équitable pour les spectateurs la compétition entre les composantes des deux traditions.

La mise en scène a fait au moins un e@ort évident pour faire fonctionner les deux traditions dans la forme du «  pluralisme culturel  », notamment dans la scène de la distribution des récompenses (scène  38). C’est une clôture accentuée sur le plan de deux traditions culturelles, malgré le fait que les éléments de la tradition ancienne ont été représentés seulement sporadiquement. En examinant ce phénomène, nous remarquons que le sujet d’agitation se termine avec l’arrivée au magasin de camions pleins de marchandises. Cet événement doit prouver la force du socialisme, le triomphe de l’économie plani?ée. La scène 33, accompagnée d’une musique triomphante, signale la défaite dé?nitive des forces réactionnaires qui ont propagé une crise ?nancière et économique du socialisme. Les réactionnaires, qui ont calculé l’écroulement du socialisme, doivent s’incliner devant la puissante industrie communiste. Cette scène a aussi pour fonction de justi?er le fanatisme du héros positif pendant sa lutte contre les « réactionnaires ».

Pourtant, Magasin d’État se termine avec la scène de la distribution des récompenses (scène 38) où, au cours d’une réunion d’ouvriers, l’employée au ministère grati?e les deux protagonistes « convertis » au communisme, le petit-bourgeois Dániel et l’intellectuel Glauziusz. Ils sont récompensés des services qu’ils ont rendus au directeur ouvrier pendant l’introduction de la nouvelle politique commerciale. C’est la composition interculturelle de cette scène qui est spécialement importante, étant donné qu’ici, la mise en scène tente de réunir, de connecter, de paci?er dans une même image les emblèmes des deux traditions, du moins sur le plan visuel. L’image en question contient les composantes suivantes  : juché sur le tribune présidentielle, entourée d’emblèmes du pouvoir communiste, mais arborant un nœud papillon (symbole de la tradition ancienne), Dániel, qui est joué par un représentant populaire de l’industrie du spectacle d’avant-guerre, utilise, après la grati?cation, son «  masque  », sa mimique de «  comique traditionnel  » et énonce l’idéologème déterminant de l’époque qui est, en même temps, motif de la « tradition inventée ». « Maintenant, je suis tellement heureux ! »

L’exigence de la déclaration et de la représentation du bonheur a été un phénomène déterminant du réalisme socialiste en général et de la structure de Magasin d’État en particulier. Le motif du bonheur resurgit plusieurs fois dans cette opérette socialiste, entre autres dans les chants (« Un été heureux à Budapest », « L’avenir heureux du petit-?ls » dans le refrain de Glauziusz). Dans cette scène de résolution, quelques éléments

Gyöngyi Heltai

294

de la « tradition ancienne » (Latabár, son masque, ses gestes comiques, son nœud papillon) sont contextualisés, encastrés dans une image déterminée par la « tradition inventée ». Ce pluralisme essaye de suggérer un avis, un message compromissionnel au public, selon lequel la « tradition ancienne », représentée par le personnage du Dániel, par le style de jeu et par l’appartenance de classe de Latabár, peut survivre, réduite à d’étroites limites, si elle accepte une décontextualisation, c’est-à-dire une intégration complète à un environment social totalement di@érent, et si elle accepte la supériorité de ce nouveau contexte.

La dernière scène (scène 39), qui présente la réconciliation entre Kocsis, le bon vivant, et Ilonka, la prima donna, ou plus précisément où le bon vivant excuse sa future femme d’avoir douté de sa perfection, est plutôt une variation, une répétition du message des résolutions précédentes.

En conclusion, par rapport aux types interculturels, nous pouvons dire que, dans Magasin d’État, les manifestations de la «  tradition ancienne » (scènes, représentants du style de jeu «  comique traditionnel  ») sont graduellement remplacées par les scènes «  comiques traditionnelles appropriées ». Ce changement de ton au cours de l’action s’explique surtout par la radicalisation du héros positif. Selon cette logique dramaturgique, même les scènes comiques doivent supporter l’antagonisme du conwit et les manifestations «  comiques traditionnelles appropriées  » en présence ont exactement rempli cette fonction. Les motifs visuels nostalgiques (panorama de Budapest, images habituelles dans l’industrie du spectacle) doivent évoquer l’image de la « vie heureuse ». Mais la représentation de ce bonheur ne se réalise pas dans l’opérette, malgré le fait que la mise en scène tente de réconcilier les deux traditions42. La scène 38 suggère une prétendue relation « harmonieuse » des deux traditions, leur fusion dans le cadre de la nouvelle tradition. Dans cette scène, la mise en scène modèle un pluralisme étrange dans laquelle la « tradition ancienne » n’est représentée que par des éléments accessoires. De plus, les manifestations de jeu de la « tradition ancienne » et les éléments implicites visuels qui évoquent cette tradition ne sont pas capables d’inwuencer le mouvement téléologique du sujet, dirigé par l’idéologie de la « tradition inventée ». La fonction des éléments de la « tradition ancienne » n’est que décorative, accessoire. Ceux-ci simulent une pseudo-continuité, une continuité limitée avec la tradition

42 Comme nous l’avons déjà mentionné, dans la scène 38, qui prétend symboliser cette réconciliation, Dániel, le personnage qui a conservé de sa tradition bourgeoise seulement le nœud papillon, accueille la compensation, donnée par le pouvoir, en place de sa rééducation couronnée de succès. Entouré des emblèmes communistes, il énonce « Maintenant, je suis tellement heureux ! ».

Chapitre III

295

ancienne. Dans Magasin d’État, les éléments de la « tradition ancienne » – malgré certains e@orts du metteur en scène – sont donc restés des « îles culturelles » isolées à cause de la dominance des éléments de la « tradition inventée » à plusieurs strates de la création du sens.

L’analyse de Princesse Czardas

La reprise de Princesse Czardas en 1954 au TMO à Budapest montre une prédominance claire d’éléments de la « tradition ancienne »43. Rappelons que cette tradition avait été condamnée à disparaître en 1949. En ce qui concerne la contextualisation générale de cette représentation théâtrale, nous pouvons partir de la constatation que la reprise de cette opérette sur la scène du TMO à Budapest, qui est l’incarnation glorieuse de la tradition ancienne de l’opérette hongroise, signale en soi une nouvelle stratégie culturelle dans la politique culturelle hongroise socialiste. Cette reprise démontre une intention de revitaliser la « tradition ancienne ». En ce qui a trait à la pensée (critique, réhabilitante ou d’appropriation) derrière cette intention, nous souhaitons la déterminer par notre analyse. L’objectif de notre recherche est d’isoler les éléments de la «  tradition ancienne  » et celles de la «  tradition inventée » dans la mise en scène et dans le jeu et, ultérieurement, de déterminer leurs fonctions divergentes dans la construction idéologique de cette opérette socialiste. Nous dé?nissons cette version de Princesse Czardas comme « opérette socialiste », étant donnée que son adaptation a été implicitement, mais profondément politisée et sa mise en scène également inwuencée par des principes et des méthodes de l’esthétique réaliste socialiste.

Quelques données de la réception de Princesse Czardas

Le succès de Princesse Czardas a été extraordinaire en Hongrie et à l’étranger déjà dans sa version originelle à l’époque de sa première représentation en 1916. Avec les données suivantes, nous voulons prouver la réussite énorme de l’adaptation socialiste en question, réécrite par Béke@y et Kellér, présentée en 1954. Nous voulons faire voir dans quelle mesure cette réussite théâtrale a surpassé la portée d’une représentation théâtrale, d’une opérette

43 Nous analysons cette représentation théâtrale en utilisant l’enregistrement fait en 1961 et publié en format VHS/PAL, en 1991, par MTV Rt. – Televideo.

Gyöngyi Heltai

296

«  ordinaire  ». Nous voulons aussi démontrer les rôles spéciaux (culturel, patriotique, diplomatique, etc.) que cette adaptation et cette représentation théâtrale ont joué en Hongrie et à l’étranger.

La grande série des représentations théâtrales de cette adaptation de Princesse Czardas entre 1954 et 1968 dans les théâtres hongrois est particulièrement remarquable si nous nous remémorons l’ambiance culturelle de l’époque qui propageait la nécessité d’e@acer ou de transformer la « tradition ancienne » de l’opérette hongroise. Rappelons que le discours culturel centralisé a aussi encouragé la supériorité des opérettes construites selon les principes de la « tradition inventée ». La presse centralisée, censurée et étatisée, pour sa part, réclamait des opérettes soviétiques et nouvelles socialistes. Dans cet environment culturel, la reprise de Princesse Czardas signi?e en elle-même une contradiction. Cette controverse s’explique en grande partie par des raisons purement politiques, par les rivalités entre les sections du parti communiste hongrois (MDP), qui étaient manipulées et dirigées depuis Moscou (voir Romsics, 1999). Cependant, dans ce chapitre, nous nous limiterons à la constatation qu’après la première représentation du 12 novembre 1954, le 15 janvier 1955 célébrait déjà la 50e représentation au TMO. Le 19 juin 1955 fut la date de la 150e représentation, et le 16 septembre, celle de la 200e représentation. La 300e représentation de Princesse Czardas a eu lieu le 29 mai 1956. En outre, malgré cette série de représentations, des sources secondaires témoignent que le public a régulièrement «  assiégé  » le guichet du théâtre pour les billets, et plusieurs fois, la police a dû être alertée (Rátonyi, 1984. II  : 332). Jusqu’au 1er avril 1966, au TMO, il y eut 1 026 spectacles de cette version que nous analyserons dans ce chapitre44. Ce nombre élevé est plus extraordinaire encore si nous notons que la demande des spectateurs a dépassé cette o@re. En e@et, à l’époque, le nombre de représentations théâtrales de Princesse Czardas était limité par le montant en devise étrangère accordé au théâtre pour les droits d’auteur pour une période déterminée, habituellement une saison théâtrale. En conséquence, à cette époque, la composition du répertoire ne dépendait pas exclusivement du cachet produit par cette représentation, étant donné que la rentabilité n’était qu’un des aspects du système théâtral étatique. Cependant, faire de l’épargne sur la devise étrangère a été toujours très important pendant la période socialiste.

En considérant que le théâtre hongrois n’avait pas de renom particulier à l’étranger, l’histoire des tournées à l’étranger de cette représentation théâtrale a aussi été exceptionnelle. À notre connaissance, la version de Princesse

44 Gál, 1973 : 614.

Chapitre III

297

Czardas analysée par nous a été la représentation théâtrale hongroise « exportée » le plus grand nombre de fois et pour des destinations des plus variées. Selon le livre d’Ágnes Alpár (1977), qui dépouille toutes les tournées de théâtre hongrois à l’étranger entre 1945 et 1975, la représentation en question du TMO a été montée à l’étranger aux lieux et dates suivants :

Moscou, Leningrad (Union-Sovétique), du 24 décembre 1955 au 30 janvier 1956.

Bucarest/Teatrul Opereta, Cluj-Kolozsvár (Roumanie), du 10 au 17 mars 1958.

Moscou (Union Soviétique), du 16 au 29 juin 1962.Trieste/Château San Giusto, Pisa/\éâtre Verdi, Montecatini Terme, Venise/

\éâtre La Perla (Italie), du 5 au 18 août 1963.Vienne/\eater an der Wien (Autriche), du 24 au 29 août 1963.Bratislava-Pozsony, Kosice-Kassa (Tchécoslovaquie), du 30  août au

3 septembre 1963.Athènes/\éâtre Palace (Grèce), le 28 septembre 1965.Graz (Autriche), du 15 au 23 juin 1966.Trieste/Château San Giusto (Italie), Ljubljana, Opatija/Festival international

de Musique (Yougoslavie), du 9 au 12 et du 14 au 20 août 1967.Torino (Italie), 1969. Sans date. Pireus (Grèce), du 24 juillet au 3 septembre 1973.\essaloniki/Festival Dimitria (Grèce), du 11 au 18 octobre 1974.

Dans le deuxième chapitre de notre thèse, nous avons déjà tenté de prouver les signi?cations diplomatique, culturelle, symbolique et nationale que les tournées de cette opérette typiquement hongroise (qui a été en même temps présentée dans une « adaptation socialiste ») ont rempli pendant la période de la guerre froide. De plus, en nous basant sur les données des Archives Nationales, nous avons démontré que la politique extérieure hongroise a consciemment et variablement utilisé ces représentations théâtrales pour des objectifs diplomatiques. Nous avons essayé d’esquisser quelques utilisations et de présenter les techniques discursives autour de cette pratique spéciale.

Après la première représentation au TMO, qui s’est déroulée suite à une politique de détente après la mort de Staline, la reprise de cette adaptation nouvelle socialiste a pareillement été autorisée pour les théâtres provinciaux hongrois. Comme la liste des reprises provinciales de Princesse Czardas en témoigne, l’adaptation par Béke@y et Kellér a été énormément populaire chez les spectateurs et les artistes de la province hongroise entre 1954 et 1967.

Gyöngyi Heltai

298

\éâtre National de Szeged (Szegedi Nemzeti Színház)  : le 22  décembre 1954, reprise : le 3 février 1962.

\éâtre Csokonai de Debrecen (Debreceni Csokonai Színház)  : le 13 novembre 1954, reprise : le 10 avril 1965.

\éâtre National de Pécs (Pécsi Nemzeti Színház) : le 27 mars 1959, reprise : le 30 novembre 1966.

\éâtre Kisfaludy de Győr (Győri Kisfaludy Színház) : le 7 novembre 1954, reprise 1 : le 7 mai 1957, reprise 2 : le 20 octobre 1966.

\éâtre Katona József de Kecskemét (Kecskeméti Katona József Színház) : le 17 février 1955, reprise 1 : 1958 sans date, reprise 2 : le 22 décembre 1961.

\éâtre Gárdonyi Géza d’Eger (Egri Gárdonyi Géza Színház) : le 25 janvier 1957, reprise : le 22 mai 1964.

\éâtre Szigligeti de Szolnok (Szolnoki Szigligeti Színház)  : le 9  octobre 1954, reprise 1 : le 30 mai 1958, reprise 2 : le 24 mai 1969.

\éâtre Jókai de Comitat Békés (Békés Megyei Jókai Színház)  : le février 1955, reprise 1 : le 20 avril 1957, reprise 2 : le 31 mai 1963.

\éâtre Csiky Gergely de Kaposvár (Kaposvári Csiky Gergely Színház) : le 28 novembre 1956, reprise : le 8 juin 1967.

\éâtre Déryné (Állami Déryné Színház) : le 5 septembre 1962.

Pour faire valoir le succès considérable de cette adaptation et sa présence continuelle dans la culture de masse hongroise, nous citons les statistiques des représentations et des spectateurs de Princesse Czardas en Hongrie entre 1954 et 1960.

Princesse Czardas

Année :

Nombre de représentations

théâtrales :

Nombre de spectateurs :

1954 291 227 513

1955 600 498 070

1956 308 301 806

1957 403 320 926

1958 158 124 676

1959 64 33 346

1960 – –

Total entre 1954 et 1960 : 1 824 1 506 337

Chapitre III

299

Ces données suggèrent immédiatement quelques questions. Quelles raisons politiques et/ou culturelles ont incité le nombre colossal de représentations de Princesse Czardas en 1955 et en 1957, immédiatement avant et après la révolution anti-soviétique hongroise  ? Une analyse plus précise dans cette direction sera facilitée par une autre statistique (Taródi-Nagy, 1962 : 151) qui montre le nombre de représentations et le nombre de spectateurs, divisés en théâtres particuliers. Le tableau suivant expose ces données pour la période de 1954 à 1960. Naturellement, ces chi@res n’ont pas cessé d’augmenter jusqu’au 1968.

Princesse Czardas

1954–1960 Nombre de représentations

théâtrales :

1954–1960 Nombre de spectateurs :

TMO 573 674 877

\éâtre Szigligeti de Szolnok 157 103 894

\éâtre National de Pécs 177 121 151

\éâtre National de Miskolc 170 125 239

\éâtre Csokonai de Debrecen 145 101 923

\éâtre Katona József de Kecskemét 128 75 635

\éâtre Kisfaludy de Győr 130 49 724

\éâtre National de Szeged 78 76 273

\éâtre Jókai de Comitat Békés 116 62 955

\éâtre Gárdonyi Géza d’Eger 49 26 156

\éâtre Csiky Gergely de Kaposvár 101 58 510

Total : 1 824 1 506 337

En considérant le succès prodigieux de la production et de l’adaptation, il n’est pas du tout surprenant que, toujours selon les statistiques, en Hongrie, lors de la période comprise entre 1951 et 1960, dans la catégorie de l’opérette et de la comédie musicale, ce soit l’adaptation en question de Princesse Czardas qui occupe la première place au nombre de représentations théâtrales (1 824) et également au nombre de spectateurs (1 506 337) (voir Taródi-Nagy, 1962). Selon une autre statistique (Kultúrstatisztikai adattár) publiée en 1963, cette primauté de Princesse Czardas demeure pour la période entre 1951 et 1962 avec déjà 2 106 représentations théâtrales et 1 701 703 spectateurs en Hongrie (Taródi-Nagy, 1962 : 139).

Gyöngyi Heltai

300

Nous pouvons conclure que la représentation théâtrale que nous analyserons dans ce chapitre (et l’adaptation qui a servi comme base dramaturgique) a été la production hongroise du théâtre musical la plus réussie en Hongrie et à l’étranger lors de la période socialiste.

Les éléments de la « tradition ancienne »

À l’époque du régime totalitaire, qui visait une modernisation totale et agressive dans toutes les sphères de la vie sociale et privée et qui a, par conséquent, tenté de renouveler toute l’iconographie non seulement du pouvoir, mais aussi de la vie quotidienne, la dominance, dans cette représentation théâtrale, des conventions théâtrales de l’opérette traditionnelle hongroise sans signe évident d’un commentaire ironique ou o@ensif est frappante.

Ces éléments apparents de la « tradition ancienne », observés dans la mise en scène, sont les suivants : l’ouverture traditionnelle, la possibilité d’applaudir à tout rompre les vedettes quant elles font leur entrée, la possibilité de répéter les numéros de chants et de danses si les spectateurs applaudissent fort. Les éléments visuels wagrants de la « tradition ancienne » sont les suivants : le décor à grand spectacle, le music-hall au premier acte, le palais viennois au deuxième et la station balnéaire au troisième, des costumes élégants. Dans l’ambiance internationaliste et antinationaliste des années 1950, c’est le costume populaire hongrois de Sylvia, dans la première scène, qui semble spécialement dangereux, étant donné que Princesse Czardas en elle-même implique beaucoup de références nationalistes (malgré la composition nettement interculturelle de son équipe d’auteurs).

De plus, certains accessoires de la vie d’avant-guerre qui, dans le contexte socialiste, ont «  logiquement  » été considérés comme aristocratiques et anachroniques ont été présentés dans cette représentation théâtrale, sans e@et d’aliénation apparent. Nous pensons par exemple à la fête avec un orchestre tzigane sur la scène. Cette représentation non ab ovo négative des accessoires de la vie bourgeoise hongroise d’avant-guerre aurait été totalement inimaginable entre 1950 et 1952, à l’époque de la dictature en sa plénitude.

Il y a beaucoup d’autres éléments du jeu et de la mise en scène qui évoquent la « tradition ancienne » comme, par exemple, le jeu non individualisé (anti-stanislavskien) du chœur et les duettos représentés dans un style sentimental et conventionnel.

Chez les spectateurs, la réception de cette renaissance inattendue de certains éléments de l’opérette traditionnelle, lesquels avaient été refusés

Chapitre III

301

et condamnés dès 1949 dans le discours théâtral, a été exceptionnellement positive. Il suJt de se rappeler la série de succès en Hongrie et à l’étranger qui a duré plusieurs décennies. Il nous reste cependant à spéci?er la fonction (esthétique, culturelle, politique) de ces éléments de l’iconographie et de la convention de l’opérette traditionnelle dans le spectacle. En général, la présence des éléments traditionnels énumérés indique qu’après l’imposition forcée du réalisme socialiste sur la scène d’opérette, Princesse Czardas signale déjà une autre conception théâtrale, un autre modèle de communication entre les spectateurs et les artistes de théâtre. Cette présupposition semble soutenable si nous considérons que, dans le système théâtral étatisé, tous les changements de répertoire ou de ton ont été légitimement considérés comme symboliques, comme indices de la ligne du Parti. Entre 1949 et 1956, l’art a été incontestablement considéré en Hongrie comme véhicule des intentions politiques. En considérant les luttes, à l’époque de la première représentation de Princesse Czardas, entre Imre Nagy et Mátyás Rákosi dans le Comité Central du MDP après la mort de Staline, une lutte qui a été animée de Moscou, nous ne pouvons pas rejeter la supposition que la mise en scène de Princesse Czardas pourrait aussi avoir été un élément de cette lutte à l’intérieur du pouvoir. La rivalité entre les réformistes (Imre Nagy) et les sectaires stalinistes (Mátyás Rákosi) a également modelé un débat sur la possibilité d’un compromis entre la société hongroise aliénée et le pouvoir communiste intransigeant. Étant donné que, dans ce chapitre, nous analysons l’enregistrement du spectacle et n’examinons pas son contexte culturel, nous nous limitons à la constatation générale que les discussions intenses autour de cette reprise et de sa réception critique ont été presque toujours inwuencées par des bouleversements dans le champ de forces politique hongrois, de plus en plus apparents après la mort de Staline, pendant la crise imminente de la dictature.

En ce qui concerne la proportion d’éléments de la « tradition inventée » et de la «  tradition ancienne  » dans Princesse Czardas, nous partons de l’observation que la production ne révèle aucun accessoire manifeste du réalisme socialiste orthodoxe. Cela signi?e que les slogans et les idéologèmes d’époque n’ont plus été octroyés sur la production. Cependant, cette constatation n’exclut pas la découverte d’un commentaire subtil, dans le métatexte de la représentation théâtrale, qui se réfère aux dilemmes politiques de l’époque. Il est pourtant certain que le spectacle évite l’agitation directe ; le music-hall ne devient pas le symbole du capitalisme décadent, et les danseuses ne représentent pas des esclaves érotiques exploitées par une classe déclinante. La critique sociale ou de classe n’est donc pas formulée au niveau général de l’exhibition du gestus social, elle n’est pas non plus interprétée comme une lutte de classes antagonistes.

Gyöngyi Heltai

302

Le style de jeu

L’apparition et la proportion d’éléments «  comiques traditionnels  » et d’éléments « comiques traditionnels appropriés » se lit comme suit.45464748495051

Princesse Czardas+ style de jeu « comique traditionnel »

Nombre de scènes :

- style de jeu « comique

traditionnel » approprié

Nombre de scènes :

Acte I

B45+ 6 scènes

M46+ 6 scènes

C47+ 6 scènes

Acte II

B+ 3 scènes B- 2 scènes

M+ 2 scènes M- 7 scènes

C+ 2 scènes C- 6 scènes

S48+ 1 scène P49- 4 scènes

A50- 2 scènes

Acte III

B + 2 scènes B- 1 scène

M+ M- 2 scènes

C+ 2 scènes C- 1 scène

F51+ 1 scène A- 1 scène

P- 3 scènes

45 Bóni.46 Miska.47 Cécilia.48 Stázi.49 Prince Lippert-Weilersheim.50 Archiduc.51 Feri.

Chapitre III

303

Nous examinons le style de jeu de Princesse Czardas en nous appuyant sur les données ci-dessus qui sont les données totalisées de l’annexe D. Le découpage des scènes « comiques traditionnelles » et des scènes « comiques traditionnelles appropriées  » signale immédiatement que les trois actes doivent avoir des fonctions idéologiques très di@érentes. Avant d’interpréter ces proportions, constatons la disposition régulière des scènes comiques  : les adaptateurs et le metteur en scène ont régulièrement dosé les éléments humoristiques dans Princesse Czardas. Nous avons déjà signalé, dans le premier chapitre, que l’humour stylisé, mécanique et les plaisanteries faciles ont joué un rôle déterminant dans la tradition hongroise de l’opérette.

En considérant le professionnalisme de Béke@y et Kellér dans le domaine du théâtre de boulevard, il n’est pas surprenant que l’adaptation de Princesse Czardas présente une construction harmonieuse et proportionnelle. Les premier et deuxième actes se composent tous deux de 18 scènes, par contre le troisième (qui est totalement nouveau, une création d’adaptateurs) est constitué de sept scènes. Le nombre total des manifestations du style de jeu « comique traditionnel » (et approprié) est beaucoup plus élevé que dans Magasin d’État. Leur division en actes est aussi plus ou moins régulière (18  apparitions dans le premier acte, 29 dans le deuxième et 13 dans le troisième acte).

Par contre, la présence continuelle des manifestations humoristiques dans Princesse Czardas ne signi?e pas un équilibre entre les manifestations « comiques traditionnelles » et les manifestations « comiques traditionnelles appropriées » au sein de chaque acte. De ce point de vue, la divergence des actes est importante. Si les manifestations « comiques traditionnelles » sont des éléments comiques « gratuits », représentants de la « tradition ancienne » de l’opérette, les manifestations « comiques traditionnelles appropriées » représentent plutôt la «  tradition nouvelle, inventée  » de l’opérette. Ces derniers servent ordinairement un but d’agitation politique dans l’opérette. Sous cet angle, il est important d’indiquer que le premier acte est composé exclusivement de manifestations « comiques traditionnelles classiques ». Ici, nous avons détecté 18 manifestations, qui sont divisées harmonieusement parmi les trois vedettes (Cécilia : six scènes, Miska : six scènes, Bóni : six scènes). Toutefois, le deuxième acte montre une toute autre allure. Ici, la majorité des manifestations comiques (21 scènes sur 29) a été dé?nie par nous comme manifestations « comiques traditionnelles appropriées ». Leur fonction primaire est la transmission dissimulée d’une critique radicale vers certains personnages et aspirations de l’opérette, lesquels semblent dénués de toute valeur selon l’ordre de valeurs communiste. L’exhibition du gestus social se réalise donc, dans ces 21 manifestations comiques du deuxième

Gyöngyi Heltai

304

acte, par des actions humoristiques (verbales ou gestuelles). Les cibles de cette critique humoristique sont tout d’abord les personnages aristocrates et les personnages étrangers (i.e. non-hongrois). Ces personnages critiqués e@ectuent souvent des gestes « comiques traditionnels appropriés » contre eux-mêmes (le prince Lippert-Weilersheim, mari de Cécilia  :  quatre manifestations « comiques traditionnelles appropriées », l’archiduc : deux manifestations «  comiques traditionnelles appropriées  »). Par contre, cette fonction critique parodique, dans le deuxième acte, est tout d’abord représentée par l’ex-premier garçon du music-hall, Miska, qui devient le valet au palais de Cécilia à Vienne. Il réalise sept actions «  comiques traditionnelles appropriées  » dans cet acte et pose seulement deux manifestations « comiques traditionnelles gratuites » (gratuit est entendu ici au sens de simplement divertissant). Cécilia, qui a eu exclusivement des gestes humoristiques gratuits dans le premier acte, gestes qui ont généré nostalgie et identi?cation, révèle, dans le deuxième acte une allure plus ambiguë, avec six manifestations « comiques traditionnelles appropriées », majoritairement autocritiques, dirigées principalement contre elle-même. Cependant, les gestes comiques traditionnels et appropriés sont équilibrés dans le cas de Bóni (deux manifestations purement divertissantes et deux manifestations d’une allure critique) dans le deuxième acte. Déjà, cette di@érence considérable par rapport à la proportion des manifestations « comiques traditionnelles » et « comiques traditionnelles appropriées », montre en elle-même que les adaptateurs et le metteur en scène ont probablement eu des buts dramaturgique et idéologique très di@érents dans les deux actes.

En ce qui concerne le troisième acte, l’équilibre approximatif entre les cinq manifestations « comiques traditionnelles » et les huit manifestations « comiques traditionnelles appropriées » signale l’expérience des adaptateurs dans l’industrie du spectacle. Cette mise en équilibre encourage une lecture compromissionnelle, une réconciliation nécessaire à la ?n de l’opérette. L’allure antiaristocratique et austrophobique du deuxième acte diminue dans le troisième acte et une harmonie est proclamée sur le terrain de jeu. Dans le troisième acte, même le personnage de l’archiduc, qui a été fortement critiqué dans le deuxième acte par les moyens de jeu, pose ici des gestes comiques gratuits, purement divertissants, attributs comiques qui rappellent la tradition ancienne de l’opérette, son allure compensatoire, adoucie et paci?ante. Toutefois, dans le troisième acte, l’accès de folie du prince Lippert-Weilersheim, ses gestes surabondants « comiques traditionnels appropriés » et autocritiques ruinent cet équilibre, son jeu dévie de la direction globale paci?ante de cet acte.

Chapitre III

305

Le rapport personnage/acteur

Dans Princesse Czardas, le rapport personnage/acteur est organisé selon les traditions et les styles de jeu di@érents. Comme nous l’avons déjà mentionné, les danseuses et le chœur sont représentés exclusivement comme ?gurants, ils ne disposent pas de caractères individualisés. En s’adaptant à ce style, la mise en scène est conforme aux conventions de l’opérette. En même temps, le style de jeu des ?gurantes contredit  la convention du réalisme socialiste qui relie inéluctablement la représentation de « la foule » à la représentation des groupes opprimés au sein de la lutte des classes. Cette interprétation conventionnelle des personnages secondaires marque également un contraste avec les principes de la méthode de Stanislavski, qui exige une précision minutieuse, personnalisée et une crédibilité psychologique pour le moindre rôle.

Dans Princesse Czardas, certains premiers rôles (Sylvia, Edwin, Feri) sont également construits selon le style de jeu purement conventionnel. Ces personnages n’emploient ni le style de jeu « comique traditionnel », cette technique de bravoure reposant sur un dialogue ininterrompu avec le public, ni le réalisme critique et psychologique du réalisme socialiste. Ils emploient plutôt le style «  intemporel » de l’opérette. Nous avons trouvé plusieurs explications à cette absence d’une interprétation distincte dans le jeu du bon vivant et de la prima donna. D’abord, l’atonalité de jeu de ces personnages s’explique par une raison dramaturgique : le fait que, dans cette adaptation, leurs rôles sont poussés à l’arrière-plan par rapport aux rôles augmentés de Cécilia et de Miska. Cette adaptation, ces rôles nouveaux ont donc été spécialement construits pour les deux vedettes (Honthy et Feleky) de l’industrie théâtrale de l’avant-guerre. Notons quand même qu’en ce qui concerne la composition musicale, Sylvia et Edwin maintiennent leur primauté : ici, c’est le conwit amoureux se manifestant dans leurs duettos qui reste déterminant. Deuxièmement, ce jeu neutre, privé de contact direct avec les spectateurs et d’autoréwexion de la prima donna et du bon vivant aide à la mise en scène pour supprimer la complexité et l’ambiguïté du personnage de Sylvia (la prima donna) dans l’ambiance socialiste chargée de pruderie. Dans l’opérette originale, ce personnage utilise amplement sa séduction érotique, sa chasse au mari est sans scrupule et ses chansons s’accompagnent de textes cyniques et égrillards. De plus, cette « sous-interprétation » volontaire dans le jeu et dans la mise en scène des personnages de la prima donna et du bon vivant aide à transformer les amoureux en « couple modèle » constitué d’un héros positif et d’une héroïne positive qui sont ?nalement capables de refuser la mobilité sociale habituelle dans l’opérette et qui deviennent  «  quasi-ouvriers  ». En e@et,

Gyöngyi Heltai

306

dans cette adaptation, ils préfèrent une mobilité vers le bas. Edwin non seulement s’allie au-dessous de lui, mais saute aussi les barrières de classe. Il ne tient pas son rang princier lorsqu’il devient l’accompagnateur de piano de Sylvia, qui est également ravie de ne pas s’élever vers l’aristocratie.

Le style de jeu de Bóni représente un mélange interculturel, étant donné que ce personnage utilise deux traditions de jeu. Il emploie les e@ets vigoureux d’une comédie de boulevard, les éléments gestuels et verbaux du style de jeu «  comique traditionnel  »  ; cependant, son jeu transmet aussi une autocritique antiaristocratique d’allure réaliste socialiste. Tout d’abord, la stupidité de Bóni a une tendance d’agitation antiaristocratique trop forte, ce qui n’est pas compatible avec la fonction de comique de l’opérette. Ces éléments parodiques dégradants caractérisent en partie le personnage de Bóni et dominent les aristocrates (le prince Lippert-Weilersheim et l’archiduc). Leur jeu «  comique traditionnel approprié  » vise tout d’abord l’exhibition du gestus social, provoque la parodie et la distanciation de ces personnages doublement discrédités (aristocrates et étrangers «  impérialistes  »). Rappelons le contexte socioculturel de la première représentation, celui de la Hongrie socialiste de 1954 où l’idéologie marxiste proclame le rôle dirigeant de la classe ouvrière et l’antagonisme des classes. Dans cette ambiance, l’adaptation et la mise en scène devaient, dans une certaine mesure, générer l’antipathie envers les éléments socialement étrangers et les aristocrates. Ils ont rempli cette obligation par le moyen du jeu comique dégradant, parodique, privé d’autoréwexion. Soulignons de nouveau que la mise en scène a été réformatrice dans le sens où elle n’attaquait pas ces personnages directement, selon les principes esthétiques du réalisme socialiste. Tout au contraire, le bégaiement, l’agitation convulsive permanente et comique de Bóni, la tenue poseuse et comique de l’archiduc, ses gestes ralentis et le tiraillement répétitif des épaules du prince Lippert-Weilersheim, sa distraction pathologique et sa confusion des mots sont plutôt des éléments burlesques, répétitifs, empruntés, appropriés à la comédie de boulevard. En e@et, l’emploi de ces éléments camouwe une intention de distanciation des personnages mentionnés. En conséquence de ce double objectif, d’une part, les spectateurs trouvent ces personnages risibles, d’autre part, les comédiens ne disposent pas d’une cohérence dans la composition de leur jeu. Par exemple, le langage du corps comique et stylisé (le corps ?ctif) de Bóni, construit incontestablement selon les principes du style de jeu « comique traditionnel  » et communiquant bizarrement son désir démesuré pour les dames, n’est pas compatible avec sa fonction d’intrigant. Selon cette deuxième fonction, qui implique un style de jeu réaliste socialiste, c’est

Chapitre III

307

Bóni qui tente d’empêcher le mariage d’un prince et d’une diva (premier acte, scène 15 ; deuxième acte, scène 13), car il s’oppose à la mésalliance. Son animosité non stylisée et non comique envers cette mésalliance ruine la logique scénique de son évasion comique de duel et, à plus grande échelle, détruit la cohérence de jeu et dramaturgique son personnage.

Dans le cas du prince Lippert-Weilersheim et de l’archiduc, la mise en scène et l’adaptation utilisent la distanciation de ces personnages pour manipuler certains sentiments patriotiques. L’austrophobie indéniable de l’adaptation, qui s’exprime aussi par le style de jeu « comique traditionnel approprié  » des personnages en question, tente, à notre avis, de divertir, de neutraliser les sentiments antisoviétiques des spectateurs hongrois. L’attitude méchante de Miska envers les aristocrates étrangers autrichiens se réfère à la position « exploitée » de la Hongrie dans la monarchie Austro-Hongroise. Cette antipathie envers les oppresseurs d’autrefois, qui ont été des «  impérialistes » et des aristocrates, tente de substituer, de neutraliser et de diriger sur une autre voie les sentiments patriotiques bien réels que les Hongrois ont véritablement entretenus pour l’URSS, pour leur situation colonisée actuelle et pour la présence de l’armée soviétique en Hongrie à l’époque de la première représentation de Princesse Czardas en 1954. La révolution de 1956 a évidemment prouvé que ce sentiment patriotique et antitotalitaire est resté intact et fort et que l’intention de sa manipulation ou de sa substitution a échoué. Nous persistons dans notre opinion que l’intention cachée de neutraliser des sentiments antisoviétiques par leur substitution avec les austrophobes a aussi nourri les gags antiaristocrates et austrophobes de Princesse Czardas.

Les formules les plus complexes du rapport personnage/acteur sont sans doute représentées par les deux protagonistes de l’adaptation et du spectacle  : Cécilia-Honthy et Miska-Feleky. Leurs personnages sont inséparables de leur image de «  vedette  » dans la culture de masse hongroise. C’est une image-mémoire que ces vedettes ont méritée par leurs interprétations dans les opérettes majoritairement de la «  tradition ancienne » à l’époque de l’industrie théâtrale hongroise. Soulignons tout d’abord que l’adaptation et la mise en scène de Princesse Czardas ont consciemment et vigoureusement exploité cette image. Cela signi?e que Cécilia-Honthy, par son entrée, avec sa première phrase à plusieurs sens (« Eh bien, me revoici »), a porté à la scène non seulement le personnage de la princesse « ex-diva », mais aussi son rapport, son dialogue harmonieux avec le public hongrois, qui s’est amorcé dans les années 1920 (voir Molnár Gál, 1997  ; Gál, 1973). Cette communication qui s’e@ectuait par l’opérette a été violemment interrompue en 1949 par l’excommunication

Gyöngyi Heltai

308

de l’opérette de boulevard et de son champ culturel, ainsi que par les attaques contre le culte des vedettes. Le champ culturel au moyen duquel ce dialogue entre Honthy et le public se réalisait semblait donc s’évanouir pour toujours. Mais, dans cette adaptation de Princesse Czardas, Honthy et Feleky, qui a également appartenu avant 1949 au même champ culturel, celui de grande production symbolique, ont recommencé ce dialogue. Au sens concret, ils ont souvent inséré des apartés dans leurs rôles. Les adaptateurs – leurs anciens collaborateurs au temps de l’industrie théâtrale – ont construit pour eux deux personnages ambigus  : la diva carriériste, qui dirige sa mobilité sociale vers le palais princier au moyen de mariages, et l’ex-premier garçon de music-hall, présentement valet dans le palais où il utilise, avec les aristocrates, la même manière qu’il employait dans le music-hall. Ces personnages complexes ont donné la possibilité aux deux favoris du public hongrois de présenter un jeu polyphonique. Les composantes dramaturgiques de ce jeu sont les suivantes  : apartés, gags « éprouvés » du théâtre de boulevard hongrois, autoréférences ironiques qui glosent leur image de vedette dans le théâtre hongrois. Honthy et Feleky alternent en virtuoses les di@érents plans qui correspondent aux moyens dramaturgiques énumérés  ; ils activent et commentent en même temps la mémoire culturelle de l’opérette traditionnelle. Les composantes sont les suivantes  : gags et gestes caractéristiques du milieu de l’opérette traditionnelle hongroise, autoréférences à Princesse Czardas, qui est une opérette dont les chansons et l’intrigue sont une part inhérente de la mémoire culturelle hongroise. Cette opérette est donc capable de véhiculer des sentiments patriotiques.

Pourtant, le jeu de Honthy et Feleky a également transmis des codes nouveaux qui appartenaient à la «  tradition inventée ». Cela signi?e que leur réapparition sur la scène n’a pas été une représentation à béné?ce, ni la déclaration d’une réadaptation totale à l’horizon d’attente des spectateurs hongrois. Le metteur en scène a plutôt choisi ces vedettes pour la propagande « indolore » du message de la représentation théâtrale. Un message compromissionnel qui a quand même été immuable dans son ordre de valeurs basé sur l’antagonisme des classes.

C’est une di@érence considérable par rapport à Magasin d’État que la transmission du message engagé se soit réalisée au moyen d’un style de jeu eJcace qui n’a pas été incompatible avec l’opérette et qui s’adaptait bien à l’horizon d’attente des spectateurs hongrois. De plus, l’adaptation et la mise en scène observent les règles de la réception dans le sens où la répartition des scènes nostalgies et critiques, les apparitions du style de jeu « comique traditionnel » et du style de jeu « comique traditionnel approprié », ne sont

Chapitre III

309

pas uniformes. Selon l’annexe D, dans le premier acte, ce sont les apparitions du style de jeu « comique traditionnel » qui dominent. En conséquence du jeu polyphonique et virtuose des deux vedettes au sein du premier acte, une sorte d’identi?cation admirative se construit avec Cécilia-Honthy et Miska-Feleky. Cette identi?cation renforce et active quelques éléments nostalgiques de la mémoire culturelle hongroise (plus précisément, la fraction cosmopolite de la mémoire culturelle hongroise qui a été attaquée et excommuniée en 1949 par les représentants de la « tradition inventée »). Les éléments critiques et autocritiques ne dérangeaient pas l’exhibition de la mémoire culturelle qui englobait la renaissance du culte des vedettes et la renaissance du style de jeu « comique traditionnel ». Ces résurrections inattendues ont reçu un accueil chaleureux des spectateurs et sont en même temps devenues des « métatextes » du spectacle.

Ce métatexte de la « mémoire de l’opérette », interprété nostalgiquement dans le premier acte, a été soumis à la critique idéologique dans le deuxième acte au moyen du jeu «  comique traditionnel approprié  ». Et ?nalement, le troisième acte peut être interprété sous ce rapport comme une revalorisation de la mémoire et la déclaration d’une tradition nouvelle.

En ce qui concerne le rapport personnage/acteur, dans le cas de Cécilia-Honthy et Miska-Feleky, il y a donc ce motif de métamorphose de la mémoire qui est spécialement digne d’attention et qui a été réalisé par l’altération du style de jeu « comique traditionnel » et du style de jeu « comique traditionnel approprié  ». Nous voulons retracer le changement de perspective selon lequel les citations nostalgiques et intertextuelles du premier acte (une nostalgie qui englobe l’opérette originaire, ses personnages, les acteurs et les spectateurs) sont transformées en un commentaire idéologique, dans les actes suivants. Il est quand même important de noter que la critique, réalisée en premier lieu par séries de répétitions des gestes comiques dégradants, ne communique plus une agressivité éliminatoire, seulement une distanciation de certains personnages de l’opérette.

Gyöngyi Heltai

310

La mise en scène

Le classement des scènes

« Tradition ancienne »

Proportion de scènes

« Tradition inventée » Proportion de scènes

Acte I

Idéotextuelle 0/16 scènes

Autotextuelle 11/16 scènes

Intertextuelle 5/16 scènes

Acte II

Idéotextuelle 9/16 scènes

Autotextuelle 6/16 scènes

Intertextuelle 1/16 scènes

Acte III

Idéotextuelle 4/7 scènes

Autotextuelle 2/7 scènes

Intertextuelle 1/7 scènes

Notre analyse détaillée des scènes (voir l’annexe  D) et le tableau ci-dessus indiquent que la dimension (auto-, idéo-, intertextuelle) de la mise en scène di@ère considérablement dans les trois actes de Princesse Czardas. Le premier acte manifeste un caractère majoritairement autotextuel (11/16 scènes) et secondairement un caractère intertextuel (5/16 scènes). La mise en scène, dans le premier acte, ne développe pas de moyens qui expriment un engagement politique manifeste. Dans cet acte, nous n’avons trouvé aucune scène qui puisse être désignée comme idéotextuelle. Ce  changement est considérable si nous nous souvenons du caractère délibérément idéotextuel de la mise en scène de Magasin d’État. Par contre, en examinant la mise en scène du deuxième acte sous ce rapport, ici déjà, la majorité des scènes peuvent être classi?ées comme scènes idéotextuelles (9/16 scènes). Dans le troisième acte, le caractère dominant des scènes idéotextuelles demeure, mais la composition de l’acte est mieux équilibrée (quatre scènes idéotextuelles contre deux scènes autotextuelles et une scène intertextuelle).

En interprétant ces donnés, il est important de rappeler deux choses. Premièrement, selon les spéci?cités et la logique du contexte culturel

Chapitre III

311

de l’époque, les scènes idéotextuelles ne pouvaient appartenir qu’à la « tradition inventée », étant donné que la démonstration de l’engagement politique a  été une exigence principale pour toutes formes d’art. Deuxièmement, la direction du changement de ton dans la mise en scène fait écho au changement qui a déjà été constaté dans le style de jeu, à savoir l’altération de manifestations « comiques traditionnelles » et « comiques traditionnelles appropriées ».

Le caractère global de la mise en scène

« Tradition ancienne »

Proportion de scènes

« Tradition inventée »

Proportion de scènes

Idéotextuelle 13/39 scènes

Autotextuelle 19/39 scènes

Intertextuelle 7/39 scènes

En ce qui concerne le caractère global de la mise en scène de Princesse Czardas, sous ce rapport, c’est la dimension autotextuelle qui domine. Des 39  scènes qui constituent la représentation théâtrale analysée, 19 ont été caractérisées par nous comme scènes autotextuelles (scènes dont la mise en scène ne contient pas de référence au contexte culturel actuel de la représentation). Il  est important de noter, pour la détermination de la tendance de l’opérette socialiste dans la période examinée, que les 13 scènes idéotextuelles (manifestations de la « tradition inventée ») organisées pour la transmission d’un engagement politique manifeste sont déjà reléguées à  l’arrière-plan par rapport aux scènes autotextuelles, qui évoquent la «  tradition ancienne  » de l’opérette. Une autre di@érence marquante par rapport à  Magasin d’État est que les scènes idéotextuelles dans Princesse Czardas se réalisent au moyen du style de jeu «  comique traditionnel approprié ». Dans le cas de Magasin d’État, les scènes idéotextuelles étaient ordinairement exécutées suivant le jeu réaliste socialiste.

Le rapport entre le texte et la mise en scène

Le traducteur-adaptateur du livret original de Jenbach et Stein fut Andor Gábor. Pour la première représentation au \éâtre Royal (Király Színház) de Budapest en 1916, Gábor a composé un texte moderne, cynique, plein de gags et teinté de l’argot de Budapest. Ce sont spécialement les paroles grivoises des chansons de Sylvia et d’Edwin qui contreviennent  à la

Gyöngyi Heltai

312

conception du mariage bourgeois et qui révèlent une lutte amoureuse pas du tout éthérée. Les auteurs de l’adaptation de 1954, Kellér et Béke@y, conformément à leur professionnalisme et à leur expérience dans l’industrie théâtrale hongroise, n’ont pas touché aux paroles de chansons traduites par Gábor. Ils ont probablement mesuré à quel point ces chansons avaient été intégrées à la mémoire culturelle hongroise et, par conséquent, ils n’ont pas voulu priver les spectateurs du plaisir de reconnaître des paroles familières. Cette politique de concessions, autorisée naturellement par les dirigeants politiques du champ théâtral, a de nouveau signalé un changement marquant dans le rôle et l’emploi de l’opérette. Il s’agit déjà d’une revalorisation de la stratégie culturelle initiale communiste, appliquée dès 1949, dont l’intention principale avait été d’e@acer les codes de l’opérette traditionnelle en les remplaçant par des codes culturels nouveaux.

L’adaptation de Princesse Czardas dans son intégralité a di@éré grandement de la version originale, tant dans sa structure que dans son message. En tilisant les embryons thématiques et les personnages secondaires du livret original, Kellér et Béke@y ont tout d’abord ampli?é le sujet en le détournant d’une histoire amoureuse vers une autre direction. Le moyen dramaturgique principal de l’adaptation pour faire prévaloir ces nouvelles lignes du sujet est l’emprunt ou l’appropriation de la technique du gag, qui a été utilisée dans la comédie de boulevard et dans le cabaret hongrois d’avant-guerre. Kellér et Béke@y ont considérablement enrichi le texte. Ils ont abusé de gags (verbaux et gestuels) mécaniquement répétitifs, de bou@onneries, de quiproquos, de confusions comiques de mots, ainsi que de la « technique d’entrevue » pour la caractérisation des personnages. Naturellement, ces procédés, qui relèvent du champ de grande production symbolique, sont très eJcaces dans la création de l’e@et théâtral comique. Cette recherche des e@ets a été facile pour ces deux professionnels de l’industrie théâtrale d’avant-guerre. La nouveauté de leur approche a été, dans l’adaptation de Princesse Czardas, d’employer ces techniques de l’humour automatique pour la distanciation de certains personnages de l’opérette qui ont été choisis selon leur appartenance de classe.

En examinant le rapport entre la mise en scène et le texte, nous arrivons à la constatation que l’adaptation en question a été mise en scène dans les conditions d’une dictature et que, par conséquent, elle devait trouver le moyen de répondre aux exigences de la propagande marxiste. Tant le texte que la mise en scène ont rempli cette obligation, principalement par l’emprunt et par l’appropriation culturelle.

La mise en scène, pour sa part, a parfaitement exploité les changements dramaturgiques énumérés en s’adaptant à la version nouvelle qui est plutôt une comédie burlesque qu’un mélodrame ébauché. La mise en scène a adopté

Chapitre III

313

cet humour mécanique, cette technique des gags qui avaient été enracinés en Hongrie au moyen de comédies de boulevard françaises. Ce genre, en plus de l’opérette, a constitué la plupart du répertoire des théâtres privés à Budapest pendant les années 1910. Les spectateurs de Princesse Czardas adoraient ce type de dramaturgie qui se nourrit de lieux communs et d’absurdités linguistiques. En somme, c’est à nouveau la mémoire culturelle qui a facilité la réception de l’adaptation. De plus, l’attente des spectateurs a été satisfaite par cette harmonie de base entre l’adaptation et la mise en scène.

On peut cependant s’interroger sur la manière dont les spectateurs ont apprécié (ou non) la trame critique, basée sur la lutte des classes, qui se manifestait de plus en plus fortement au deuxième acte, et constater que l’organisation du texte contribue à mettre en scène la charge parodique dégradante à l’encontre des aristocrates et des étrangers qui sont représentés, suivant des techniques d’humour vulgaire et grossier, comme des idiots. L’adaptation et la mise en scène empruntant au même champ culturel, les adaptateurs ont donc employé des éléments garantis de l’humour mécanique, issus du théâtre de boulevard, pour faciliter ou déguiser la transmission du message politique. En se pliant aux exigences esthétiques du réalisme socialiste, la moralité est exprimée aussi verbalement, d’abord par Miska, au moyen de la comparaison du music-hall et du palais. Miska énonce plusieurs fois la supériorité morale du monde du music-hall sur le monde du palais (cf. ses phrases sur la di@érence entre la charité de Cécilia, l’ex-diva, et l’égoïsme et la cruauté de la princesse Cécilia, ainsi que ses remarques répétées sur la stupidité des aristocrates et la vanité que leur confère leur rang.) Étant donné qu’il n’y a pas de personnage d’ouvrier dans Princesse Czardas, c’est l’aspect petit-bourgeois de Miska qui est institué comme étalon éthique de l’adaptation et de la représentation théâtrale. De plus, selon cette exigence de l’énonciation de la moralité, Cécilia emploie aussi l’arme de l’autocritique (« Je suis dénoncée ! »). S’il y avait un seul spectateur à qui la critique des classes du deuxième acte aurait échappé, les adaptateurs n’auraient pas pu la formuler plus explicitement. De plus, la mise en scène l’a soulignée au moyen d’e@ets comiques grossiers, dégradants. En s’adaptant à la logique narrative de l’adaptation, la mise en scène, n’ironisait donc pas sur la critique mordante de l’aristocratie, représentée principalement par Miska.

La cohérence ou l’incohérence de la mise en scène

L’incohérence de la mise en scène est dissimulée par l’accentuation di@érente (auto-, idéo- et intertextuelle) des scènes. La di@érence entre la nostalgie du

Gyöngyi Heltai

314

premier acte et la critique des classes des deuxième et troisième n’est pas évidente. La mise en scène, en même temps, n’est sûrement pas incohérente si nous considérons l’objectif général de la reprise. Ce but a probablement été double : il s’agit, d’une part, de la transformation d’une opérette vivante dans la mémoire culturelle hongroise en une forme qui o@re une moralité conforme aux règles de l’esthétique réaliste socialiste (représentation de la «  tradition inventée ») et, d’autre part, de la préservation de l’illusion du divertissement gratuit, garantie d’un retour à la « tradition ancienne » de l’opérette. Avec cette stratégie, la mise en scène restaure et simule une continuité entre le présent (communiste, internationaliste, marxiste) et le passé hongrois, petit-bourgeois de l’époque d’avant-guerre. Pour être capable d’exprimer ce compromis sur les planches, la mise en scène devait sacri?er la cohérence du style. Comme nous l’avons déjà analysé en détail, la mise en scène a alterné trois tonalités (idéo-, auto- et intertextuelle). Il est très important que la mise en scène ait réalisé cette polyphonie, ces altérations d’aspects parmi le monde scénique et le contexte culturel réel (dimension idéotextuelle), la tradition du genre (dimension intertextuelle) en utilisant les deux versions (classique et appropriée) du style de jeu « comique traditionnel ». Miska, Cécilia et Bóni utilisent le style de jeu « comique traditionnel » dans le premier acte comme expressions d’un humour gratuit de la tradition ancienne qui encourage un dialogue harmonieux avec les spectateurs. Par contre, dès le deuxième acte, dans le jeu de Miska, du prince Lippert-Weilersheim et de l’archiduc, c’est la version appropriée du style de jeu « comique traditionnel » qui est déterminante. Miska, par exemple, utilise dans le deuxième acte son excellent rapport avec les spectateurs, bâti dans le premier acte, pour contester l’hypocrisie des aristocrates au moyen de gags mordants. Les bou@onneries gestuelles absurdes du prince Lippert-Weilersheim et de l’archiduc remplissent la même fonction : elles construisent une parodie dégradante.

Une certaine cohérence de la mise en scène peut être relevée si nous constatons que la mise en scène prépare et respecte les changements de style de jeu. Dans le premier acte, en ce qui concerne l’histoire amoureuse et des numéros de chant, c’est la dimension autotextuelle qui domine. La tonalité de ces scènes, tout comme leur style de jeu « comique traditionnel », évoquent chez les spectateurs l’illusion de la renaissance de la « tradition ancienne ». Dans le premier acte, nous trouvons aussi des scènes intertextuelles où la mise en scène fait des références à la tradition et aux vedettes de l’opérette hongroise. Par exemple, la mise en scène ironise sur les conventions de l’opérette hongroise (premier acte, scènes  2, 5, 9 et 14)  : Cécilia-Honthy ironise sur «  sa vieillesse », c’est-à-dire sur sa présence continuelle sur les scènes hongroises de l’opérette (premier acte, scène 8). Miska-Feleky, pour

Chapitre III

315

sa part, évoque ironiquement sa remarquable technique de danse (premier acte, scène 10). Ces scènes intertextuelles sont complexes. Elles englobent l’interprétation de la mémoire culturelle (du point de vue politique), la nostalgie, la présentation des hommages à la «  tradition ancienne  » et à ses représentants et la moquerie envers les conventions antiréalistes de l’opérette. Il n’y a toutefois pas, dans la mise en scène, un refus total, une intention globale de détruire et d’insulter cette tradition. Cette interprétation parfois critique de la mémoire touche naturellement Princesse Czardas, une opérette symbolisant, en Hongrie et à l’étranger, l’opérette hongroise. En ce qui concerne l’application de la nostalgie, elle est une reconnaissance de l’enthousiasme des spectateurs hongrois envers l’opérette traditionnelle (une concession qui signale de nouveau la diJculté de l’implantation de la « tradition inventée »). De plus, cette nostalgie évoque les époques désavouées par le pouvoir communiste  : l’époque de la Monarchie austro-hongroise, quand Princesse Czardas a été composée, et les années entre 1920 et 1945, le milieu des vedettes de l’adaptation (Honthy et Feleky).

Dans la mise en scène du deuxième acte, ce sont les scènes idéotextuelles qui dominent. Ces dernières divisent le monde de l’opérette en groupes antagonistes : petits-bourgeois contre aristocrates, Hongrois contre étrangers, en se basant sur un ordre de valeurs idéologique, extrascénique. Notons que cet embryon de conwit de classes était déjà présent dans la version originelle de Princesse Czardas (1916), où le mariage (et non la liaison) d’un prince à une diva avait été sujet de scandale. En même temps, dans la version originelle toujours, l’ambition de la diva était incontestablement une élévation sociale, à l’opposé de l’adaptation socialiste où Sylvia réclame à Edwin qu’il renonce à son rang princier, ce qu’il accepte ?nalement. Ce changement de direction de la mobilité sociale répond aux exigences idéologiques de l’époque. Dans les deuxième et troisième acte, les gestes « comiques traditionnels » appropriés servent à la distanciation des personnages aristocratiques et étrangers de deux façons. Les gags sarcastiques et railleries de Miska servent à la distanciation de certains personnages. Selon une autre technique, les personnages aristocrates ou étrangers utilisent contre eux-mêmes des méthodes du jeu «  comique traditionnel approprié  », qui est une forme d’autocritique comique. Leurs gestes burlesques, leurs confusions de mots ont également servi la distanciation et la dégradation.

Pour conclure, si la mise en scène n’uni?e pas la tonalité des actes, c’est précisément pour être capable d’exploiter eJcacement les composants de la «  tradition ancienne  ». La di@érence décisive par rapport à Magasin d’État sur le plan de la cohérence de la mise en scène est que l’engagement politique manifeste, obligatoire à l’époque pour toutes les œuvres d’art, l’exhibition du

Gyöngyi Heltai

316

gestus social (dans la mise en scène et dans le jeu), n’est pas réalisé au moyen de formules réalistes socialistes, c’est-à-dire par la contestation agressive de l’«  opérette traditionnelle  », par la distanciation ou l’altération du livret. Au contraire, la fonction de la propagande a été accomplie par l’appropriation eJcace des techniques du théâtre de boulevard, des vedettes, des techniques du cabaret des années 1930, pour exprimer la moralité nouvelle de la représentation. L’adaptation par Béke@y et Kellér sert cette ambition de la mise en scène. Elle transforme l’histoire amoureuse en une comédie de boulevard, basée sur des quiproquos, des répétition mécanique de gags et une multitude de blagues verbales et gestuelles banales. C’est-à-dire qu’elle se base sur les techniques théâtrales familières et estimées par les spectateurs hongrois. La mise en scène exploite ces techniques en premier lieu pour accentuer l’attitude sceptique petite-bourgeoise de Miska, qui propage l’inutilité de la notion de rang, la stupidité et l’hypocrisie de la classe dominante. En conséquence, au moyen de cette parodie, la mise en scène suggère implicitement que la démolition de ce milieu social, e@ectuée en Hongrie dès 1949, et que l’exclusion de ses représentants du discours social étaient justi?ées. Les rires des spectateurs face à des gags de plus en plus grossiers contre les personnages aristocratiques doivent servir de consentement implicite, de manifestation d’un consensus social (en réalité non existant, comme le montrera la révolution de 1956). La mise en scène vise donc à créer une manifestation publique, dans le cadre de Princesse Czardas, où les spectateurs peuvent et doivent implicitement démontrer leur solidarité avec les évènements politiques et sociaux survenus en Hongrie dès 1949. À  cette ?n, la mise en scène n’emploie pas une propagande marxiste explicite (comme nous l’avons trouvé dans Magasin d’État), elle emprunte, pour la transmission de son message (moins agressif, mais invariable), des éléments du théâtre de boulevard et de la « tradition ancienne » de l’opérette hongroise.

La lecture de la fable par la mise en scène

La lecture de la fable par la mise en scène est déterminée par le fait que l’adaptation «  socialiste  » de Princesse Czardas a été spécialement conçue pour cette reprise, pour satisfaire les exigences spéciales d’une réécriture à l’époque. Cela signi?e, en même temps, que la mise en scène n’aurait pas été capable de faire valoir ces tendances antiaristocratiques et antiétrangers grâce au livret originel de l’opérette. La mise en scène a essayé d’exploiter des références nostalgiques, critiques et intertextuelles qui ont été o@ertes par l’adaptation nouvelle, ainsi que par les modi?cations du livret.

Chapitre III

317

L’adaptation a diminué l’importance dramaturgique de la passion amoureuse (entre la diva et le prince), ce qui est logique, étant donné qu’à l’époque de la première représentation de Princesse Czardas, les émotions privées (passion amoureuse incontrôlable et érotique) étaient repoussées à l’arrière-plan par rapport aux problèmes d’antagonisme des classes. La mise en scène a adopté cette direction d’adaptation, en présentant les scènes amoureuses dans une allure strictement autotextuelle, amoindrissant la vulgarité de la lutte amoureuse par l’application d’un style conventionnel neutre. Ces scènes ont été consciemment « sous-interprétées », bien qu’elles soient restées déterminantes dans la dramaturgie musicale. Le jeu de la prima donna et du bon vivant est conventionnel, en suit de quoi leur comportement scénique semble parfois inconséquent. Par exemple, quand la mise en scène essaie de se distancier subtilement des numéros trop sentimentaux par l’application de l’humour mécanique de Bóni comme e@et d’aliénation, les personnages qui exécutent cette fonction romantique ne réagissent pas à ce désenchantement de l’illusion scénique (acte I, scène 14).

L’horizon d’attente

La représentation théâtrale en question semble à première vue satisfaire l’horizon d’attente des spectateurs hongrois, caractérisé dans le premier chapitre. Au lieu de s’ajuster à l’agressivité arrogante de la «  tradition inventée  », Princesse Czardas semblait une réhabilitation joueuse de la « tradition ancienne ». La stratégie nouvelle envers cet horizon d’attente se montre immédiatement par la réhabilitation partielle des éléments formels de l’opérette (ouverture, applaudissements au milieu des scènes, etc.), dans la distribution des rôles (ex-vedettes dans les premiers rôles conçus spécialement pour elles) et dans la politique du répertoire (autorisation de la reprise d’une opérette hongroise « traditionnelle », non progressiste). De plus, la communication du message idéologique a été exécutée au moyen d’éléments dramaturgiques et d’e@ets de mise en scène qui ont considéré l’horizon d’attente précédemment critiqué des spectateurs. C’est-à-dire que la transmission a été faite grâce aux e@ets, parfois vulgaires, appropriés de la comédie de boulevard et du cabaret hongrois. Le spectateur qui a eu la chance d’assister à une représentation de Princesse Czardas, en 1954, a donc reçu, à côté de l’opérette, à titre gratuit, de l’humour de cabaret (répétitions mécaniques, gags banals, argot local). Naturellement, cette représentation théâtrale ne reposait pas sur une lecture oppositionnelle du monde, mais plutôt sur une lecture compromissionnelle, étant donné que la mise en scène

Gyöngyi Heltai

318

a préféré la négociation à l’imposition du sens. En e@et, la mise en scène n’a plus ambitionné la disquali?cation du monde représenté dans l’opérette et l’élimination de la « tradition ancienne » de l’opérette.

En caractérisant le traitement de l’horizon d’attente dans Princesse Czardas, nous pouvons dire que, dans cette opérette socialiste, non seulement Honthy et Feleky, mais également les adaptateurs et le metteur en scène ont lancé des clins d’œil complices aux spectateurs. Cette tendance compromissionnelle est également détectable dans le fait que la critique des classes n’a pas été formulée du point du vue d’un héros 100 % positif. (Il n’y a pas de héros positif réaliste socialiste dans Princesse Czardas). L’engagement politique manifeste est représenté par un personnage petit-bourgeois cynique, impertinent (Miska) qui, dès le deuxième acte, devient graduellement l’étalon moral de l’opérette. Le fait qu’un personnage petit-bourgeois caractéristique de la culture de masse hongroise des années 1920 et 1930 soit l’étalon moral de l’opérette peut être considéré comme une concession à l’horizon d’attente local. En e@et, le théâtre de boulevard, le cabaret et l’opérette traditionnelle en Hongrie ont également construit leur humour autour de la mentalité petite-bourgeoise critique et cynique de Budapest, et des lieux communs de ce groupe social qui a, en même temps, constitué le public. En somme, le spectateur (avec probablement des racines petites-bourgeoises) qui a vu la renaissance limitée de ses genres préférés (opérette et comédie de boulevard) n’a sûrement pas constaté la tromperie de son horizon d’attente. Le succès énorme, voire « hystérique » de la production à Budapest témoigne aussi de cette spéci?cité de la réception.

La communication théâtrale

Si nous interprétons la communication théâtrale dans le sens d’Ubersfeld, c’est-à-dire comme « […] une activité par laquelle une collectivité d’artistes, unis dans le même projet, parle à une collectivité d’individus unis dans la même activité  » (Ubersfeld, 1996  : 21), nous pouvons constater que la communication théâtrale a très bien fonctionné dans Princesse Czardas. En ce qui concerne le premier agent (la «  collectivité d’artistes, unis dans le même projet)  », il est indiscutable que les adaptateurs, issus du théâtre de boulevard, et les vedettes, également représentantes du champ de grande production symbolique à l’époque de l’avant-guerre et qui n’étaient plus très jeunes à l’époque de la reprise, se sont heureusement associés pour ce dialogue avec les spectateurs en utilisant Princesse Czardas, une opérette de la «  tradition ancienne  », modestement modi?ée selon les exigences de l’époque. La joie de vivre, suggérée par cette représentation théâtrale

Chapitre III

319

et constatée par la critique étrangère, a également témoigné de ce que les créateurs ont accepté ce projet compromissionnel. En ce qui concerne la représentation de la joie de vivre, cette capacité du spectacle n’était sûrement pas indi@érente au pouvoir politique. D’une part, la transmission de la joie de vivre a été une exigence de l’art réaliste socialiste, d’autre part, si nous pensons, par exemple, aux tournées du TMO à Moscou en 1955–1956 et 1962, cette manifestation de la joie de vivre pouvait être utile sur plusieurs plans. Elle se réalisait dans une forme théâtrale artistiquement eJcace et le spectacle obtenait un véritable succès chez les spectateurs soviétiques. Bien plus, ce bonheur général, suggéré par cette représentation théâtrale, a été représenté dans la capitale des colonisateurs, exprimé par les artistes du pays colonisé. En ce sens, Princesse Czardas a été un service gratuit pour la diplomatie hongroise et soviétique, spécialement si nous pensons au caractère pénible des relations soviéto-hongroises.

En revenant à la communication théâtrale, le metteur en scène, représentant de la «  tradition inventée  », devait incontestablement exécuter une tache délicate. Il devait faire valoir l’engagement politique par des moyens non explicites qui ne contredisent pas l’horizon d’attente de spectateurs et qui ne bloquent pas l’eJcacité du spectacle.

Les spectateurs, pour leur part, se sont aisément associés à cette communication théâtrale, et cette reprise, en 1954, a signi?é la réhabilitation partielle de leur goût théâtral. Après l’enthousiasme obligatoire pour l’art réaliste socialiste, la réapparition de Princesse Czardas au répertoire théâtral (bien que sous une forme réécrite) a signi?é le retour d’une pièce véritablement culte en Hongrie dont le sujet et la musique étaient privés de références directes à l’esthétique réaliste socialiste. La réception exceptionnelle de la représentation n’était pas exclusivement due à la réapparition sur la scène des vedettes de l’avant-guerre (qui auraient régulièrement joué dans les opérettes socialistes et soviétiques à partir de 1949), mais aussi au fait que celles-ci pouvaient ?nalement rejoindre leur véritable milieu théâtral et leur style de jeu traditionnel.

En examinant le problème de la communication théâtrale dans le cas de Princesse Czardas, le patriotisme, le caractère symbolique de l’opérette a joué aussi un rôle non négligeable. Dans une situation coloniale, dans un régime totalitaire où la souveraineté nationale et les libertés publiques ont cessé d’exister, une opérette populaire (malgré le fait que, sous sa forme originelle, Princesse Czardas ait disposé de caractéristiques interculturelles) peut facilement prendre en charge la représentation du caractère national. Le succès de Princesse Czardas en Hongrie et à l’étranger a contesté la valeur des opérettes socialistes construites selon la «  tradition inventée  ». Cette

Gyöngyi Heltai

320

revendication tacite d’allure patriotique a davantage augmenté la complicité entre la scène et la salle de spectacle. En constatant l’extraordinaire succès de la production et cette communication sans bruit entre la scène et la salle, plusieurs critiques et «  responsables  » ont refusé cette production, en partie parce qu’ils ont constaté que la «  tradition inventée  » s’inclinait indéniablement devant son prédécesseur, la «  tradition ancienne  » de l’opérette hongroise. Sous ce rapport, Princesse Czardas témoigne donc de l’échec évident du renversement radical du goût des spectateurs.

Le métatexte de la mise en scène

Dans l’adaptation en question, le dilemme actuel (carrière vs mariage) de Sylvia évoque et réinterprète le dilemme semblable de Cécilia. Par contre, la résolution de ce conwit est décisivement di@érente, étant donné que ce n’est plus la diva (l’artiste) qui s’adapte au haut monde, mais c’est l’aristocrate Edwin qui s’adapte à l’ordre de valeurs de la diva. Il renonce à son rang princier et devient l’accompagnateur au piano de Sylvia. Ce motif parallèle de mobilité sociale accentue de nouveau le fait que les vrais protagonistes de cette version sont des personnages « mûrs ». Comme nous l’avons déjà mentionné, cette modi?cation aide à diminuer l’aspect érotique du sujet  ; c’est là une décision lucide qui prend en compte la pruderie de l’époque socialiste. De  plus, l’adaptation prête plusieurs leitmotivs amoureux aux personnages âgés. La liaison amoureuse comique de Cécilia avec l’archiduc dans le troisième acte (scène  1) et le duetto dans lequel Cécile et Miska glori?ent l’amour immortel dans le deuxième acte (scène  3) signalent également que même l’histoire amoureuse obligatoire de l’opérette est partiellement appropriée par les deux nouveaux protagonistes, entièrement créés par Béke@y et Kellér pour l’adaptation de 1954.

Ce geste des adaptateurs, eux-mêmes relativement âgés, d’avoir mis en vedette Cécilia-Honthy et Miska-Feleky, des personnages âgés, chargés de mémoire a créé un métatexte entre la scène et la salle qui n’était pas, à notre avis, voulu par la mise en scène. Plus précisément, le motif de la mémoire a émergé sur deux plans dans le spectacle : l’un est construit par la mise en scène et l’autre découle spontanément de la complicité entre la scène et la salle.

En ce qui concerne l’interprétation du motif de la mémoire par la mise en scène, il est remarquable dans la tonalité di@érente des scènes. Sous ce rapport, le premier acte est une renaissance de la mémoire culturelle, il est mis en scène comme une séance nostalgique pour les acteurs et pour le public. Par contre,

Chapitre III

321

le deuxième acte est majoritairement idéotextuel, il « réévalue » cette mémoire renaissante en la confrontant aux réalités et aux exigences de l’époque. Dans le deuxième acte, la collection de mémoires nostalgiques qui a été présentée dans le premier acte est fortement critiquée du point de vue de l’ordre de valeurs communiste. Cette critique est exécutée par Miska, l’ex-premier garçon, le même personnage qui avait rendu hommage à la nostalgie et à la mémoire dans le premier acte. Son jugement, qui se base sur l’antagonisme des classes, touche tout d’abord la mobilité sociale de Cécilia qui, selon cette opinion négative, a abandonné son milieu culturel, sa classe et son pays et a renoncé à sa carrière artistique pour un but condamné dans l’ordre de valeurs actuel (communiste), à savoir pour une élévation sociale vers l’aristocratie. C’est par une contradiction dramaturgique que Cécilia est, dès le deuxième acte, de plus en plus critiquée au cours de l’intrigue, parce qu’elle conteste le droit de Sylvia à une mobilité sociale qu’elle-même a tenté d’exécuter.

Le troisième acte, à cette étape de l’interprétation de la mémoire, a comme métatexte une désacralisation ironique de la mémoire. Après Cécilia, dont la mobilité sociale fut assurée par des mariages d’intérêt, le nouveau modèle est présenté par Sylvia, qui reste dans son milieu, et invite plutôt son futur époux princier, Edwin, à renoncer à son rang. Dans cette version réinterprété de la mémoire, c’est donc l’aristocrate qui s’adapte au milieu de l’artiste selon le métatexte de la mise en scène.

Par contre, comme nous l’avons déjà signalé, le motif complexe de la mémoire a créé une autre ligne spontanée du métatexte, qui a émergé indépendamment de la volonté du pouvoir politique étatique qui avait ?nancé le spectacle et des intentions artistiques et idéologiques du metteur en scène. Par le dialogue ininterrompu de Cécilia-Honthy avec le public et par quelques mots d’auteur, il se réalise au cours de la représentation théâtrale un clin d’œil complice entre les représentants de la «  tradition ancienne » (adaptateurs, acteurs) et les spectateurs, adhérents de cette tradition. Ce dialogue caché commente et interprète certains des changements sociaux forcés et radicaux qui sont survenus en Hongrie, à partir de 1949, et qui ont a@ecté non seulement la vie des spectateurs, mais aussi celle du théâtre.

Il est vrai que la dissimulation de son passé par Cécilia est nécessaire pour faire fonctionner l’intrigue (quiproquo) et la critique antiaristocratique. Cependant, quand, dans la scène  10 du premier acte, Cécilia fait jurer à Miska et Feri de se taire sur son passé (« Jurez-moi ! Si nous nous retrouvons n’importe où, dans une société, vous ne savez pas qui je suis, mais surtout, vous ne savez pas qui j’ai été. »), cette dissimulation, ce secret évoque des références contemporaines au public. En 1954 – neuf ans après l’apparition de l’armée soviétique en Hongrie, six ans après la prise du pouvoir par le

Gyöngyi Heltai

322

parti communiste, dès le commencement d’un régime totalitaire – cette phrase de Cécilia-Honthy (une vedette qui dispose d’un passé connu de tous) suscitait des connotations qui ont dépassé l’intrigue. Cette phrase, qui a été présentée comme un e@et comique par Cécilia, a évoqué une complicité habituelle à l’époque. Les acteurs, les spectateurs et la majorité de la société hongroise partageaient le consensus de la réticence et du déguisement. À l’exception des membres de la nomenclature dirigeante communiste (peut-être se sont-ils quelquefois aussi vus contraints à la négation ou au travestissement de leur passé), dans cette dictature qui a aspiré à transformer la vie complètement et agressivement, la majorité de la société devait inévitablement répudier publiquement ses origines, dissimuler ses pratiques culturelles et, notamment, son goût théâtral d’autrefois. Le mot de Cécilia («  Jurez-moi  ! […]  ») a évoqué, sous une forme comique, ce consensus national de mensonge, cette mentalité embarrassante de la société. Dans le spectacle, ce sont les personnages âgés (Cécilia, Miska, Feri) qui sont capables de tenir ce métadialogue non intentionné. Ce motif renforce de nouveau leur importance dramaturgique par rapport aux personnages plus jeunes qui ne disposent pas d’un passé à dissimuler.

La même logique d’un dialogue caché entre les spectateurs et les acteurs est remarquable dans le cas d’une autre phrase, prononcée par Cécilia dans la première scène du premier acte : « Eh bien, me revoici ! » Dans l’intrigue, c’est la réapparition de l’ex-diva sur les lieux de ses succès qui motive dramaturgiquement, au moment de sa première apparition sur la scène, cette exclamation de Cécilia-Honthy. En e@et, cette phrase énoncée par Honthy sur la scène du TMO à Budapest, en 1954, a eu une signi?cation beaucoup plus subtile et complexe. La réapparition de la prima donna des années 1930 et 1940 comme protagoniste d’une opérette traditionnelle hongroise, (après ses rôles « réalistes socialistes » dans les opérettes soviétiques et nouvelles, représentantes de la «  tradition inventée ») a signalé, pour les spectateurs ravis, une continuité rétablie, un signe de la réhabilitation partielle de la culture de masse qui avait été condamnée, à partir de 1949, selon l’ordre de valeurs communiste. De plus, cette phrase prononcée par Honthy a aussi projeté la renaissance du culte des vedettes, un autre phénomène contesté dans le discours réaliste socialiste.

Dans cette analyse, nous ne touchons pas les événements politiques et diplomatiques dont les conséquences ont facilité la renaissance de Princesse Czardas sur la scène hongroise. Pourtant, il est indéniable qu’avec cette phrase symbolique de Honthy, (« Eh bien, me revoici ! »), la communication aisée entre le public et les artistes de l’opérette a été rétablie l’espace d’un instant, malgré le fait que, jusqu’à ce moment, cette tradition et ses adhérents auraient

Chapitre III

323

dû disparaître selon le canon réaliste socialiste. Cette phrase a annoncé aux artistes et au public que la destruction de la « tradition ancienne » de l’opérette hongroise n’avait pas réussi, malgré son reniement forcé et malgré la pression constante pour les variantes socialiste de l’opérette. Il est certain qu’avec la reprise de Princesse Czardas en 1954, la culture politique hongroise, qui avait jusqu’ici propagé la fonction didactique du théâtre, a altéré sa stratégie et autorisé la reconstitution d’un mélange toujours couronné de succès sur la scène hongroise. Les composantes de ce mélange sont les suivantes  : une opérette hongroise comique de la « tradition ancienne » (Princesse Czardas), quelques vedettes de l’opérette ancienne (Honthy, Feleky), des librettistes professionnels, représentants de l’industrie théâtrale (Béke@y, Kellér).

Le succès prodigieux de Princesse Czardas s’explique donc non seulement par la qualité de la représentation théâtrale, mais aussi par cette extradimension, qui symbolise la réhabilitation partielle de la «  tradition ancienne ». La première phrase de Honthy a symboliquement incarné cette tendance nouvelle, qui a été immédiatement comprise et saluée par les spectateurs avec des applaudissements qui ont duré plusieurs minutes.

Les types de rapports interculturels

En terminant, revenons à la question de base de la thèse, c’est-à-dire à la coexistence d’éléments relevant de deux traditions («  ancienne  » et « inventée » de l’opérette), selon le schème du Kirsten Hastrup, et résumons-en l’essentiel par rapport à Princesse Czardas. À l’opposé de Magasin d’État, dans Princesse Czardas, ce sont les éléments de la « tradition ancienne » qui dominent tant sur le plan discursif (thématique, intrigue) que sur le plan de la mise en scène. Le jeu « comique traditionnel » a un terrain plus ample, ce type de jeu est caractérisé par plusieurs personnages et il y a plusieurs manifestations de ce style de jeu « comique traditionnel ». De plus, comme cela est visible dans l’annexe D, les gestes « comiques traditionnels », surtout dans le premier acte, ne sont pas chargés de la fonction de propagande. Ils restent des gestes comiques « gratuits », ils servent pour la réouverture de la communication spontanée et joyeuse entre la scène et le public. À partir du deuxième acte, comme nous l’avons déjà démontré, c’est plutôt une critique antiaristocratique et austrophobe qui émerge des manifestations « comiques traditionnelles appropriées  » par l’appropriation des e@ets de ce style de jeu de boulevard. Le message, inspiré parfois par un engagement politique manifeste, par une utopie marxiste, n’est donc pas séparable de son véhicule « comique traditionnel ».

Gyöngyi Heltai

324

Par conséquent, dans Princesse Czardas, ni des «  îles culturelles » ni un «  pluralisme culturel  » ne sont détectables. Le rapport culturel entre les éléments hétérogènes est plutôt dé?nissable par les termes «  mélange  » et «  croisement ». De ce fait, dans le cas de cette opérette socialiste, nous trouvons un exemple de « créolisation culturelle », étant donné que même le message utopiste est exprimé par une forme d’appropriation de la « tradition ancienne ». La critique des classes, et l’exhibition du gestus social passent également par l’appropriation des moyens comiques traditionnels. Force est de conclure qu’ils ne sont pas séparables de leur contexte culturel traditionnel, nostalgique et ironique.

325

CONCLUSION

Notre thèse a  examiné l’opérette socialiste en tant que une pratique culturelle. Nous avons exploré ce phénomène essentiellement au

point de vue de la dichotomie, observable dans le domaine de l’opérette, entre la « tradition ancienne » (ou hongroise) et la « tradition inventée » (ou soviétique). Le chapitre I a d’abord mis en lumière quelques caractéristiques relatives à que nous avons appelé la « préhistoire » de l’opérette socialiste, autrement dit la période comprise entre 1860 et 1949. Le  corpus de ce chapitre, ayant une perspective diachronique, repose sur des documents secondaires. Outre la littérature internationale consacrée au théâtre musical, y ont été convoquées quelques notions et dé?nitions de l’histoire sociale et culturelle du xxe siècle. Mais notre principal point de focalisation a porté sur le show-biz de Budapest pendant la période allant de 1920 à 1945. Et ce, d’une part, parce que ce fut une période dépréciée et négligée dans l’histoire culturelle hongroise  ; d’autre part, parce que la conception idéologique et esthétique de l’opérette socialiste a été élaborée pour contester ce patrimoine. Nous avons insisté sur l’importance artistique et sociale de la «  tradition ancienne  » pour mieux faire comprendre le déracinement de la tradition « inventée » introduite en Hongrie à la suite de la soviétisation du pays. Dans le chapitre II, nous avons examiné ce phénomène de transfert culturel en prenant appui sur un corpus constitué de sources primaires  : documents et pièces d’archives découverts dans les Archives Nationales de Hongrie. Ce corpus a été examiné du point de vue des modi?cations survenues, en ce qui concerne l’opérette, dans le rapport entre le pouvoir politique, le métier théâtral, la constitution et la réception du public, durant la période comprise entre 1949 et 1968. Nous avons porté notre attention sur le lien entre la norme et la pratique dans le contexte théâtral. Puis, au chapitre III, nous avons étudié le contexte du spectacle, notamment le texte spectaculaire de deux opérettes socialistes légendaires (Magasin d’État, Princesse Czardas). Nous avons révélé les structures interculturelles, composées d’éléments issus tant de la « tradition ancienne » que de la « tradition inventée ». Nous avons concentré notre analyse sur les procédures de composition et de réception du message idéologique.

Gyöngyi Heltai

326

Au point de vue de l’histoire sociale, nous avons constaté que la violence avec laquelle le Parti-État avait imposé la « tradition inventée » de l’opérette à  la société et au théâtre a diminué après la mort de Staline. Au cours des périodes qui ont suivi, la «  manipulation  » de l’opérette est devenue plus subtile ; son usage se pliant aux exigences de la tactique politique. Une dyna-mique parallèle a d’ailleurs été observée tant du côté du public que de celui du métier théâtral. Ainsi, les manifestations contre le modèle transféré de l’opérette se sont généralement renforcées pendant les périodes de dégels. En conséquence de son caractère politique, l’opérette socialiste est devenue un des marqueurs de la lutte que se sont livrée la société civile et le pouvoir communiste entre eux.

Au point de vue de l’histoire théâtrale, l’inwuence de ce transfert culturel s’est avérée paradoxale. Car l’intention politique d’e@acer, puis de s’approprier l’opérette traditionnelle hongroise a  considérablement prolongé la présence scénique du genre. Tandis que l’opérette est devenue un genre marginal en Europe occidentale dès les années 1950, en Hongrie les opérettes ont régulièrement été mises en scène pendant toute la période comprise entre 1949 et 1968. De plus, la transformation radicale du contexte culturel et du contexte du spectacle a non seulement assuré la survie du genre, mais a aussi allongé la carrière de certains représentants du show-biz d’entre-deux-guerres, et ce, en incorporant ses artisans dans le projet de l’opérette socialiste. Nous avons trouvé, qu’étrangement, la présence simultanée à l’intérieur d’un même spectacle de deux traditions compétitives a augmenté l’eJcacité scénique des opérettes socialistes. Nous avons également constaté que certaines adaptations politisées d’opérettes classiques hongroises ont obtenu de grands succès sur les scènes étrangères. Dès les années 1960, l’adaptation de Princesse Czardas – que nous avons examiné comme un exemple de « créolisation culturelle » – se distinguait sur les scènes internationales. Ce spectacle du TMO s’avérait même viable au milieu du théâtre musical cosmopolite.

En gros, vue sous l’angle idéologique et esthétique, l’opérette socialiste, une fois introduite dans la culture hongroise, n’a pas pu générer d’œuvres scéniques capables d’égaler l’opérette austro-hongroise ou l’opérette hongroise de l’entre-deux-guerres. De plus, ce phénomène de transfert culturel n’a pas contribué à la formation d’une relève d’artistes possédant une renommée internationale comparable à celle des représentants du show-biz d’entre-deux-guerres.

Dans ce qui suit, nous allons maintenant revenir sur les résultats de notre recherche en mettant la question de l’opérette socialiste en lien avec certaines conceptions actuelles de l’histoire sociale et culturelle. Nous comptons ainsi apporter des compléments à  notre perspective, dont le principal point de focalisation, rappelons-le, a  porté jusqu’ici sur le transfert culturel. Nous

Conclusion

327

visons, à présent, à contextualiser notre objet de recherche et notre approche, c’est-à-dire à situer notre travail à l’intérieur du champ des sciences sociales. En  d’autres mots, nous voulons souligner les tendances intellectuelles actuelles qui ont inwuencé notre manière de formuler notre problématique et de traiter notre sujet. Cette « auto-réwexivité » est inévitable et nécessaire, car, selon la conception dominante dans les sciences sociales actuelles, le chercheur est toujours, d’une manière ou d’une autre, partie prenante du champ d’observation  ; ses concepts ont été formés par son expérience historique. Pour la même raison, notre objet de recherche n’est pas neutre, mais toujours déjà empreint d’une représentation particulière qui mobilise des catégories historiquement constituées.

En relevant ces conceptions stimulantes, qui ont guidé notre approche, nous ne procéderons pas par ordre chronologique, mais plutôt par ?liation théorique. Nous passerons du côté d’approches plus globales qui ont nourri plus largement notre pensée. Ce  sera une autre façon de résumer notre thèse et de montrer que celle-ci participe de tout un courant de recherches actuelles.

L’opérette socialiste (1949–1968) dans le réseau des dé$nitions

Dans un sens plus large, notre recherche est liée au « tournant culturaliste » des sciences sociales, qui a mis l’accent sur la spéci?cité du local contribuant de ce fait à aJner les connaissances sur le fonctionnement di@érencié des sociétés et des cultures. Une des branches de ce tournant concerne les études culturelles dont notre recherche peut se rapprocher par l’intérêt partagé pour la culture de masse. Les représentants de cette approche, d’origine britannique (entre autres : Raymond Williams, Stuart Hall, Paul Willis) ont examiné les croisements entre la culture et le pouvoir politique ; ce que nous avons fait à notre façon. Ils ont analysé la formation de certaines notions (la norme, la moyenne, l’anormal, l’aberrant) et ont révélé comment la portée de ces notions a changé selon le besoin du pouvoir actuel. Une autre spéci?cité permettant de rapprocher notre sujet des études culturelles est l’attention consentie à l’utilisation des produits culturels par les classes défavorisées et aux techniques mentales avec lesquelles les groupes sans pouvoir produisent leurs interprétations. Cette réception peut se baser sur une acceptation du produit culturel (lecture hégémonique), sur une résistance (lecture oppositionnelle) ou sur une acceptation conditionnelle (lecture compromissionnelle). Nous avons indiqué dans notre thèse l’inwuence considérable qu’ont exercée

Gyöngyi Heltai

328

ces di@érentes modalités de réception sur le développement de l’opérette socialiste dans la période comprise entre 1949 et 1968.

Il est aussi possible de situer notre sujet et notre approche à  l’intérieur des recherches historiographiques. Nous attirons l’attention sur l’ouvrage du François Hartog, intitulé Régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps (2003) qui nous a été pro?table. D’après Hartog, chaque société entretient un rapport particulier avec le passé, le présent et le futur. Les «  régimes d’historicité  », pour reprendre l’expression de l’auteur, sont autant de manières d’articuler ces temporalités. D’après sa classi?cation, dans « l’ancien régime d’historicité », c’est le passé qui éclaire l’avenir, c’est lui qui assure l’intelligibilité du présent et du futur. Après la Révolution de 1789, soit dans le « régime moderne d’historicité », la leçon vient du futur. Cependant, à partir dès deux dernières décennies du xxe siècle, ce sont les questions liées à la mémoire (commémoration, patrimoine, nation, identité) qui occupent le premier plan. Hartog nomme ce dernier régime d’historicité « présentisme ». En proposant ces régimes d’historicité, l’auteur ne veut pas réactiver les schémas évolutionnistes, il suggère plutôt une perspective sur le temps. Ce  qui intéresse Hartog, c’est de savoir comment concevoir les modes de rapport au temps des sociétés. Ce problème a été et est important pour nous, car notre objet de recherche et notre enquête appartiennent aux di@érents « régimes d’historicité ». En empruntant la classi?cation d’Hartog, nous pourrions expliquer les di@érentes stratégies intellectuelles employées quant à l’interprétation de l’opérette dans la période comprise entre 1949 et 1968 et dans notre thèse.

1989, la chute du mur de Berlin a  représenté l’écroulement du régime communiste, d’une idéologie qui, d’après Hartog, était habitée par une perspective « futuriste » qui considérait que l’intelligibilité de ce qui se passe, de ce qui s’est passé et de ce qui doit se passer, tient du futur. Cette vision utopique marxiste-léniniste a complètement déterminé le contexte culturel de l’opérette socialiste. Dans cette perspective « futuriste », l’État prolétarien était le but, dont la réalisation pouvait justi?er les actions subversives de présent. Cette orientation « futuriste » – qui ne se bornait pas aux pays du bloc soviétique – peut expliquer l’indi@érence internationale qui a suivi la détermination du pouvoir communiste pour e@acer, puis pour s’approprier la tradition théâtrale du show-biz en Hongrie. Cette attitude peut expliquer également l’assistance incessante (administrative, politique et ?nancière) fournie à  l’opérette socialiste, malgré son impopularité auprès du public. D’un point de vue «  futuriste  », la «  tradition ancienne  » de l’opérette hongroise semblait superwue, car elle ne servait pas au progrès. Quant à notre recherche, elle appartient déjà au régime d’historicité dit «  présentisme  »

Conclusion

329

où les questions de commémoration, de mémoire et de patrimoine sont au premier plan. Ce  changement de perspective, éclairé par les travaux d’Hartog, permet de mieux comprendre pourquoi nous avons examiné la fortune d’une tradition qui a longtemps été considérée sans valeur, digne de mépris et indigne d’intérêt scienti?que.

Dans la foulée des nombreuses recherches liées à  la mémoire, notre attention s’est arrêtée entre autres sur l’ouvrage Jacques Le  Go@, Histoire et mémoire (1988), et sur le concept de mémoire collective qui nous a été particulièrement pro?table. Traitant du rapport entre mémoire et histoire, Le Go@ signale – et nous insisterons sur ce point – l’e@ort impérissable du pouvoir politique tendant à contrôler la mémoire collective de ses sujets1. On  se souviendra que nous avons démontré beaucoup de procédures administratives et ?nancières qui ont témoigné de cette ambition qu’avait le Parti-État de s’approprier la «  tradition ancienne  » de l’opérette. Dans Les abus de la mémoire Tzvetan Todorov revient sur les techniques brutales employées par les dictatures totalitaires du xxe siècle pour e@acer la mémoire collective2. Plusieurs ouvrages décrivent le fonctionnement de cet appareil à l’intérieur du bloc soviétique. Notre thèse peut elle aussi être classée parmi ces recherches révélant comment le Parti-État a lutté contre ces éléments de la mémoire collective qui étaient jugés inconciliables avec l’utopie sociale omnipotente. Dans l’introduction du volume À l’Est la mémoire retrouvée, Jacques Le Go@ donne son aval à ce type de recherche qui met en rapport la mémoire collective et les dictatures communistes3. Le  Go@ endosse le classement proposé dans le livre en question (mémoire e@acée, mémoire manipulée, mémoire disputée) que nous aurions pu reprendre à  notre

1 « Se rendre maître de la mémoire et de l’oubli est une des grandes préoccupations des classes, des groupes, des individus qui ont dominé et dominent les sociétés historiques. Les oublis, les silences de l’histoire sont révélateurs des mécanismes de manipulation de la mémoire collective » (LeGo@, 1988 : 109).

2 «  Les régimes totalitaires du xxe siècle ont révélé l’existence d’un danger insoupçonné auparavant : celui de l’e@acement de la mémoire. […] Ayant compris que la conquête des terres et des hommes passait par celle de l’information et de la communication, les tyrannies du xxe siècle ont systématisé leur mainmise sur la mémoire et ont voulu la contrôler jusque dans ses recoins les plus secrets. Ces tentatives ont été parfois mises en échec, mais il est certain que, dans d’autres cas (que nous sommes par dé?nition incapables de recenser), les traces du passé ont été éliminées avec succès » (Todorov, 1995 : 9–10).

3 «  Le régime communiste à  l’Est, en Russie depuis au moins les années trente, dans les pays satellites depuis la période 1945–1948, a imposé un tel refoulement de la mémoire, a  tellement bâillonné ou martyrisé l’histoire que, dès le dégel, la mémoire collective s’est réveillée souvent avec des cris, parfois avec des chuchotements qui ne cessent de s’ampli?er » (Le Go@, 1990 : 7).

Gyöngyi Heltai

330

compte dans le chapitre II de notre thèse. Dans cette perspective, la période comprise entre 1949 et 1953, que nous avons désignée comme «  tradition ancienne excommuniée  », deviendrait, au point de vue de la mémoire collective, une «  mémoire e@acée  »4. La  période comprise entre 1954 et 1956, dite «  tradition ancienne appropriée », équivaudrait à  la « mémoire manipulée ». On se rappellera que le but de l’appropriation de la tradition ancienne était de faciliter la rééducation idéologique. Quant aux périodes socioculturelles, désignées par nous (1957–1958, 1959–1963 et 1964–1968), lesquelles sont moins étanches ou distinctes en ce qui concerne le traitement de la mémoire collective, elle pourraient relever de la « mémoire disputée ». À cette époque, en e@et, l’opérette était dépréciée sans raison par la critique et dans le métier, tandis que la « tradition ancienne » a presque toujours été perçue comme l’incarnation de la médiocrité artistique.

Il est connu, que les recherches historiques focalisant sur le problème de la mémoire collective ont fait entrer le sujet dans l’historiographie française. Pierre Nora a publié une série d’études sur les Lieux de mémoire de l’histoire de France. Dans ce volume, les historiens ont analysé les « lieux » de mémoire (archives, musées, fêtes, monuments, paysages, institutions) où s’était forgée l’identité française et où s’était formée la conscience commune des Français. Les auteurs ont analysé les interprétations versatiles liées aux «  lieux » de mémoire à  di@érentes époques. Ils ne considéraient donc pas le passé comme un phénomène fermé, clos ou nostalgique ; ils ont plutôt examiné ses signi?cations o@ertes pour le présent. En ce sens, l’opérette – avec ses schémas thématiques, ses caractères ?gés, ses mélodies impérissables – est également pensable et dé?nissable en tant que « lieu de mémoire », car c’est exactement son importance sociale et culturelle qui explique la multitude de fonctions qui lui ont été attribuées tant par le pouvoir que par le public, dans la période comprise entre 1949 et 1968.

Toujours dans le prolongement de nombreuses recherches sur la question de la mémoire, il y en a certaines qui portent sur les di@érentes fonctions que peuvent acquérir les œuvres d’art dans le cadre d’actions commémoratives collectives. Jan Assmann, dans son livre sur la « mémoire culturelle » (1999), examine la triade  : commémoration  (rapport au passé), identité (faculté imaginative politique) et continuité culturelle  (invention de la tradition).

4 « Mémoire e@acée : le système communiste (et il faudrait le confronter sur ce plan aussi avec les actions parallèles des systèmes fascistes et nazi) a considérablement « amélioré » le système de condamnation à  l’oubli et de fabrication d’une fausse mémoire qui existe depuis l’Antiquité, depuis la damnatio memoriae qui faisait marteler le nom des puissants déchus au fronton des temples antiques, détruire les monuments, les inscriptions et les livres, rebaptiser les statues » (Le Go@, 1990 : 8).

Conclusion

331

Assmann attache deux fonctions à la mémoire culturelle. D’une part, celle-ci facilite la continuité à l’intérieur d’une société, c’est-à-dire, le transfert du savoir collectif entre les générations et la légitimation d’un système social. D’autre part, l’évocation publique d’une œuvre d’art peut également permettre de critiquer ou de contester le système social en place. Cette dernière fonction est observable, entre autres, dans le contexte d’une dictature ou d’une occupation militaire, où l’œuvre d’art, représenté publiquement, peut revêtir un caractère protestataire. Assmann désigne cette fonction de «  mémoire contre-présentique » en ce qu’elle expose la diversité entre le système socioculturel du présent et ceux du passé. L’auteur cite certains exemples où l’évocation publique d’une œuvre d’art faisant partie de la mémoire culturelle locale a permis la contestation du statu quo ou a invité à son renversement (Assmann, 1999 : 80). En appliquant cette observation à notre sujet, tout porte à croire que le succès « anormal » de Princesse Czardas, en 1954, dans les conditions d’une dictature totalitaire et de l’occupation soviétique, correspondait au fonctionnement de la « mémoire contre-présentique », ce qui revient à dire que par la réception exceptionnellement chaleureuse qu’elle a  réservée à  Princesse Czardas, la collectivité de spectateurs a  protesté contre l’occupation du pays, contre le transfert du réalisme socialiste et contre l’intention agressive politique d’e@acer certaines éléments de la culture hongroise. Cette même notion de « mémoire contre-présentique  » pourrait s’appliquer également à  l’interprétation d’un scandale qui a éclaté pendant la tournée de Princesse Czardas, en Roumanie, en 1958. Notons que, dans la période comprise entre 1949 et 1968, les rapports culturels, théâtraux, inter-étatiques roumano-hongrois ont eu une double fonction. D’une part, selon l’idéologème récurrent de l’époque, ces rapports formalisés avaient pour visée de manifester « l’amitié de peuple frères », c’est-à-dire l’attachement prétendu parmi les nations du bloc soviétique. D’autre part, elles auraient dû proclamer la situation satisfaisant de la minorité hongroise (de deux millions) vivante en Roumanie par suite du traité de Trianon. Or, toutes les références publiques ont été occultées. De  plus, on devait rester muet sur les diJcultés qui ont empêché la minorité hongroise de protéger son identité nationale et culturelle face à une politique roumaine visant l’assimilation. La  menace de révélation de la contradiction wagrante entre discours idéologique et pratique politique était spécialement grande lors de certaines représentations théâtrales, notamment des drames historiques ou des opérettes populaires hongroises présentés sur la scène roumaine devant un public issu de la minorité hongroise. On comprendra que ce danger était particulièrement grave pendant la tournée du TMO, en Roumanie, en 1958. Outre les causes susmentionnées, il y avait plusieurs raisons politiques, liées à la révolution hongroise de 1956 (arrestations exécutées dans les rangs de la

Gyöngyi Heltai

332

minorité hongroise, détention d’Imre Nagy en Roumanie). Le TMO a présenté Princesse Czardas dans une ville hongroise d’autrefois (Kolozsvár – Cluj) où le scandale a  apparemment éclaté à  cause du nombre in?me de billets disponibles. Mais cette manifestation cachait une protestation plus complexe, qui est explicable par la notion de la mémoire culturelle « contre-présentique ».

Toujours dans le domaine des rapports entre mémoire culturelle et œuvre d’art, la notion de la « circulation d’énergie sociale » proposée par Stephen Greenblatt5 semble également apte à décrire la dynamique selon laquelle les opérettes et les autres composants de la « tradition ancienne » ont fonctionné dans le contexte des théâtres étatisés. Greenblatt, qui dénomme sa méthode «  poétique de culture  » (1988), démontre comment Shakespeare a  inséré dans ses drames certaines pratiques culturelles contestées à  son époque et comment cette énergie condensée exerce jusqu’à l’heure actuelle une inwuence esthétique. Cette procédure, qui se base sur l’appropriation symbolique, est spéci?quement caractéristique de la culture de masse. D’après nous, les opérettes boulevardières hongroises d’entre-deux-guerres ont également disposé de ces qualités (calculabilité, adaptabilité) que Greenblatt juge particulières aux formes esthétiques de l’énergie sociale. De  plus, notre recherche a  prouvé que certaines vedettes d’entre-deux-guerres ont aussi disposé de cette « énergie sociale ». Donc, les empreintes du passé ont exercé une inwuence non seulement par les mélodies et les refrains, mais aussi grâce à  certaines vedettes embauchées dans le projet d’opérette socialiste. Nous

5 5«  But what is “social energy”  ? \e term implies something measurable, yet I  cannot provide a  convenient and reliable formula for isolating a  single, stable quantum for examination. We  identify energia only indirectly, by its e@ects : it is manifested in the capacity of certain verbal, aural, and visual traces to produce, shape, and organize collective physical and mental experiences. Hence it is associated with repeatable forms of pleasure and interest, with the capacity to arouse disquiet, pain, fear, the beating of the heart, pity, laughter, tension, relief, wonder. In its aesthetic modes, social energy must have a minimal predictability – enough to make simple repetitions possible – and a minimal range  : enough to reach out beyond a  single creator or consumer to some community, however constricted. Occasionally, and we are generally interested in these occasions, the predictability and range will be far greater : large numbers of men and women of di@erent social classes and divergent beliefs will be induced to explode with laughter or weep or experience a complex blend of anxiety and exaltation. Moreover, the aesthetic forms of social energy are usually characterized by a minimal adaptability – enough to enable them to survive at least some of the constant changes in social circumstance and cultural value that make ordinary utterances evanescent. Whereas most collective expressions moved from their original setting to a new place or time are dead on arrival, the social energy encoded in certain works of art continues to generate the illusion of life for centuries. I want to understand the negotiations through which works of art obtain and amplify such powerful energy » (Greenblatt, 1988 : 6–7).

Conclusion

333

avons montré cette circulation d’énergie sociale avec l’exemple du comique traditionnel Kálmán Latabár et l’exemple de la prima donna impérissable, Hanna Honthy.

En dehors de recherches liées à  la mémoire collective ou culturelle, notre point de vue se rattache également aux études explorant les rapports interculturels. Cette approche, provenant de l’anthropologie culturelle, a originairement examiné l’inwuence que la culture coloniale a exercée sur la culture colonisée. Cette tendance a permis de développer des recherches comparatives à travers des études de transferts culturels (Werner et Espagne, 1988) à  l’histoire croisée (Werner et Zimmermann, 2004). À  l’opposé d’enquêtes comparatistes qui soulignent l’isolement et l’immuabilité des cultures « a@ectées », l’étude des phénomènes de transferts culturels accorde une attention particulière aux changements qui se produisent dans la culture d’accueil6. Dans le cas de l’opérette socialiste qui nous a  occupée tout au long de cette thèse, il y  avait deux spéci?cités déterminant la perspective du transfert culturel. D’une part, ce transfert était introduit par contrainte politique. Par conséquent, la «  tradition inventée » de l’opérette subsistait toujours une résistance de la part du public et des gens du métier. D’autre part, le rapport entre la tradition « réelle » (austro-hongroise) et la tradition « inventée » (réaliste socialiste) en matière d’opérette a été particulier dans l’histoire du théâtre populaire, en ce sens où la culture source (soviétique) a proposé à la culture cible (hongroise) des versions textuelles et scéniques d’un genre spectaculaire dans lequel la culture cible avait une tradition et un savoir-faire incontestablement plus marquants que la culture source. Par suite de quoi, et en dépit de la domination d’éléments réalistes socialistes dans les livrets, force est de constater que les composants de la « tradition ancienne » ont subsisté à plusieurs niveaux du spectacle. Dans la phase la plus active de cette opération de transfert culturel, entre 1950 et 1956, quand les opérettes socialistes étaient marquées par cette compétition entre les éléments de deux traditions à l’intérieur de la représentation théâtrale, cette tension a même augmenté l’eJcacité artistique et l’enjeu socioculturel des productions. Cependant, après 1956, parallèlement à  l’a@aiblissement des attentes politiques proclamées, l’e@ectivité scénique des opérettes socialistes a  diminué, étant donné que les éléments ressurgissant de la «  tradition

6 «  Si la comparaison tend à  privilégier la synchronie, l’enquête sur les transferts se place clairement dans une perspective diachronique. Quelle que soit l’échelle temporelle retenue, une telle enquête présuppose un processus qui se déroule dans le temps. Analysant des phénomènes de déplacement et d’appropriation, elle restitue des enchaînements événementiels. En  conséquence, elle ne se fonde pas sur l’hypothèse d’unités d’analyse stables, mais sur l’étude de processus de transformation » (Werner, Zimmermann, 2004 : 19).

Gyöngyi Heltai

334

ancienne » ne représentaient plus une résistance politique. Bref, malgré son inwuence considérable, la «  tradition inventée » de l’opérette est restée au niveau doctrinal  ; ce transfert culturel n’a pas pu remplacer ni renouveler signi?cativement la tradition locale.

Si nous nous arrêtons ?nalement au rôle socioculturel joué par l’opérette, il est avantageux de se reporter aux observations7 faites par Moritz Csáky à propos de l’opérette de la Monarchie Austro-Hongroise. Celles-ci, en ef-fet, permettent de développer un point de vue comparatiste et d’éclairer encore les enjeux de l’opérette socialiste durant la période comprise entre 1949 et 1968. Partons de la constatation que sous l’empire du canon réaliste socialiste le sujet politique ou politisé est devenu quasi obligatoire. Même les intrigues, traitant en apparence des problèmes quotidiens, devaient être formées en conformité avec l’enseignement marxiste-léniniste. À la lumière des travaux de Csáky, il est clair que cette politisation de l’opérette socialiste a fortement di@éré de celle, observable dans les opérettes austro-hongroises, où les librettistes ont parodié les antinomies politiques en se pliant aux at-tentes des spectateurs. Alors que l’acerbité de la critique sociale ou culturelle dans les opérettes austro-hongroisea était directement proportionnelle à la tolérance du public-payeur, dans le cas de l’opérette socialiste, c’était le Par-ti-État qui soutenait ?nancièrement les théâtres, qui exigeait une politisation uniforme. De plus, en contrôlant la composition de répertoire, les organes du Parti-État étaient même capables d’en surveiller l’application. Nous avons parallèlement démontré les manifestations par lesquelles les gens du métier théâtral et le public ont contesté cette politisation exagérée de l’opérette so-cialiste. On se souviendra que, dans le chapitre III, nous avons aussi exposé comment les instruments scéniques de la « tradition ancienne » ont facilité la relativisation du message politique des spectacles.

On nous permettra en?n quelques mots sur l’opérette comme médiatrice de la modernité8. Cette fonction, pointée encore par Csáky, ressort de la vision

7 « Considérée comme un genre mineur, l’opérette ne cesse pourtant d’aborder l’actualité politique, fait oJce de médiateur de la modernité et invente tout un arsenal de codes culturels et musicaux aisément déchi@rables pour les nouvelles couches moyennes. Elle représente sans doute le seul genre artistique à manifester la pluralité ethnique de l’Empire et à incarner l’idée d’État unitaire » (Csáky, 1996 : 231).

8 « L’opérette viennoise véhicule, parfois camouwés, des éléments de critique politique et sociale, qui tiennent au contexte de l’évolution social dans toute l’Europe. Ébranlement général des certitudes, crise de conscience et d’identité, telles étaient les conséquences de cette évolution, et autour de 1900 elles ne s’expriment pas seulement dans l’art et la littérature de la modernité. Il  est compréhensible que l’on tentât sans cesse d’échapper à  cette situation  : au niveau esthétique, en expérimentant de nouvelles orientations stylistiques ; dans le domaine intellectuel, en approfondissant les réwexions sur ce nouvel

Conclusion

335

utopique communiste comme glori?cation de l’industrialisation, de l’Étati-sation et de l’uniformisation. Naturellement, l’opérette socialiste a emprunté et endossé cette interprétation simpli?catrice de la modernité qui associait la création de «  l’homme socialiste » et le culte de la classe ouvrière. Jusqu’en 1954, les opérettes socialistes ont propagé cette vision et ces principes avec un loyalisme exagéré. En conséquence de quoi, les intrigues ont été ?celées dans un dualisme simpliste opposant les tendances modernes socialistes aux ambi-tions rétrogrades capitalistes/bourgeoises. Plus tard, le Parti-État a tiré ensei-gnement de la révolution de 1956 et a modéré ses ardeurs concernant pareille représentation de la modernité. Dès lors, les opérettes ont rarement propagé manifestement les valeurs de l’industrialisation ou de la collectivisation de l’agriculture, par exemple. Au lieu de ces thèmes souvent irritants pour le pu-blic, les opérettes socialistes ont représenté la modernisation comme une aspi-ration légitime de l’homme de la rue pour arranger sa vie à son aise. Pourtant, de nouveaux objectifs, liés à cette autre vision de la modernité, sont apparus dans les intrigues des opérettes socialistes, comme l’attribution d’un logement, l’achat d’une voiture ou la réalisation d’un voyage à l’étranger.

Une autre caractéristique déterminante de l’opérette austro-hongroise, la manifestation de la pluralité ethnique et culturelle de l’Europe centrale9, s’est également transformée dans l’opérette socialiste. Pour comprendre cette transformation, il est utile de rappeler qu’après la dislocation de la Monarchie Austro-Hongroise et la conclusion du traité de Trianon, la Hongrie entrenait des relations tendues avec les États successeurs, avec des pays voisins. Toutefois, cette hostilité politique ne se rewétait ordinairement pas dans les opérettes boulevardières d’entre-deux-guerres où l’ère de la Monarchie était représentée comme «  le bon vieux temps  ». Mais, après 1945, quand la Hongrie et les États successeurs sont tombés dans le bloc

état de choses ; en politique, en cherchant de nouvelles solutions sociales ; et dans la vie quotidienne, en se réfugiant dans un monde d’illusion, de plaisir et de divertissement tel que l’o@rait la scène. Et celle-ci, précisément, permettait que les aspects terriblement graves de l’ascension sociale soient traités à  la légère, sur le mode plaisant, féerique, comique, voire satirique, et que le public, anonyme dans la salle obscure, en rie, s’en moque et les critique » (Csáky, 1996 : 238–239).

9 « Juxtaposant et entremêlant de tels signaux, l’opérette tissait à vrai dire tout un réseau de références musicales et thématiques, et ne contribuait pas seulement à l’acculturation musicale, mais familiarisait les spectateurs avec ce qui leur était étranger, de sorte que peu à peu cela devenait pour eux déchi@rable, et même partie intégrante de leur propre patrimoine culturel. Ce processus, qui ne concernait certes pas toutes les couches sociales, constituait néanmoins un véritable échange culturel, et ce à  une époque où, dans le domaine politique, on tendait à souligner de plus en plus les di@érences entre ce qui était d’une nation et ce qui était d’une autre » (Csáky, 1996 : 243).

Gyöngyi Heltai

336

soviétique, les références aux tensions interethniques sont devenues un sujet tabou. Cet interdit s’explique principalement par un ideologème de l’époque : « l’amitié indestructible des peuples frères ». De plus, les formes des relations interethniques à l’intérieur du bloc soviétique étaient strictement oJcielles et ritualisées. Dès lors, les tournées théâtrales internationales, basées sur la loi de l’o@re et de la demande, ont été interdites. Tandis qu’avant 1945, les théâtres hongrois privés ont cultivé des rapports avec certains théâtres musicaux occidentaux, dans la période comprise entre 1949 et 1968 le Parti-État insistait sur le maintien des relations avec les théâtres des démocraties populaires. L’objectif de tournées internationales a de ce fait changé, n’étant plus esthétique ou commercial, mais idéologique. Les tournées avaient alors pour mission de manifester un loyalisme envers l’URSS, envers le modèle social communiste et elles étaient accompagnées d’actions politiques, de rituels répétitifs (réception et discours d’adieu oJciels, échange de présents, « rencontre ouvrier–artiste »). L’importance de ces événements parathéâtraux, qui concouraient à  la propagation d’idéologèmes déterminants, tels «  l’internationalisme prolétarien » ou «  l’amitié indestructible des peuples frères  », était d’habitude plus grande que celle du spectacle représenté. Selon cette logique politisée des rapports culturels interethniques, on devait faire silence sur les tensions survenant pendant les tournées. En  résumé, alors que la manifestation de la pluralité ethnique et culturelle de l’Europe centrale dans les opérettes austro-hongroises a encouragé le rapprochement de peuples10, ces thèmes surgissant dans le contexte culturel de la dictature totalitaire en Hongrie n’ont pas eu e@et similaire. Aucune opérette socialiste, originaire des démocraties populaires, est devenue partie intégrante du répertoire théâtral hongrois. Voilà donc, rappelées brièvement, quelques-unes des principales conclusions auxquelles nous sommes arrivée. Le sujet n’est pas épuisé pour autant. Et les derniers mots de cette thèse seront pour évoquer quelques autres pistes de recherche ouvertes par le présent travail. Nous nous sommes d’ailleurs déjà engagée dans certaines de ces voies.

Nous indiquons en premier lieu l’analyse contextuelle du discours sur l’opérette,  naissant dans la période comprise entre 1949 et 1968. Après avoir examiné la pratique culturelle, liée à  l’opérette socialiste, nous avons l’intention d’étudier les processus d’élaboration, d’aJrmation et d’acceptation de nouveaux codes discursifs qui ont été formés sur l’opérette. Pour ce

10 « Il est certain en tout cas que ce genre, issu de la pluralité ethno-culturelle de la région Centre-Europe et rewétant la mémoire musicale et culturelle de ses populations, fut un exemple d’acculturation et de di@usion culturelle à l’époque où précisément des tendances dissociations et centrifuges, tenant à cette même pluralité, menaçaient déjà de briser la cohésion de la région » (Csáky, 1996 : 245).

Conclusion

337

faire, nous comptons analyser prioritairement les diverses interprétations de l’opérette comme « genre national hongrois » en nous penchant sur le discours du pouvoir, celui du milieu théâtral et celui du public. L’ouvrage de Hans-Jürgen Lüsebrink La conquête de l’espace public colonial : prises de parole et formes de participation d’écrivains et d’intellectuels africains dans la presse pourrait servir de modèle à notre recherche éventuelle, et ce, malgré les di@érences évidentes du contexte historique. Ne  serait-il pas possible, par exemple, d’établir un parallèle entre les e@ets que la colonisation et que l’étatisation ont exercés sur les formes discursives locales ? Voyons les retombées prometteuses escomptées par le rapprochement des deux sujets. Rappelons que Lüsebrink a d’abord étudié les conséquences d’un transfert culturel, découlant d’un changement social radical. Puis il a  observé comment, par suite de la colonisation, le modèle culturel français est devenu un exemple à suivre dans la presse africaine. Il a donc analysé comment la soumission politique, administrative a engendré une soumission culturelle (di@usion d’une langue étrangère, acculturation dans le système scolaire). En  examinant la dimension interculturelle de la colonisation, Lüsebrink a  analysé la dynamique dialectique de la culture coloniale, sa réception productive, c’est-à-dire la formation d’un contre discours africain. Ce qui est intéressant, c’est de constater que les intellectuels africains se sont appropriés les éléments discursifs français et ont utilisé cet appareil discursif dans leur combat livré contre les inwuences culturelles françaises. Ce paradigme semble non seulement applicable à  l’analyse du discours lié à  l’opérette socialiste, mais il semble plein de promesses sur le plan des connaissances. D’une part, parce que les slogans communistes et les codes discursifs du réalisme socialiste sont arrivés par suite de la colonisation militaire, économique et idéologique de la Hongrie par l’Union soviétique. D’autre part, parce que l’Étatisation des théâtres a pratiquement coïncidé avec le point de départ de la dictature totalitaire. Conséquemment, s’il est indiscutable que les ?gures d’identi?cation nouvelle (soviétiques) sont devenues dominantes, et ce jusque dans le discours public traitant de l’opérette, la question concernant l’étendue et la fonction d’un éventuel contre-discours reste ouverte pour une recherche ultérieure.

339

annexe A 

SYNOPSIS DIVISÉE EN SCÈNES – MAGASIN D’ÉTAT

Scène 1 : Dániel (le comique), le maître vendeur se presse à son travail au Magasin d’État. Un policier le sanctionne pour violation du code de la route. La prima donna (Ilonka) et le bon vivant (Kocsis), qui ne se connaissent pas encore, se disputent à bord d’un autobus plein de monde.

Scène 2 : Après avoir terminé l’école du parti communiste, Kocsis, l’ancien ouvrier du Magasin d’État, retourne à son chantier. Les ouvriers lui font un accueil enthousiaste.

Scène 3 : Dancs, le directeur bourgeois du Magasin d’État se plaint à son ami du pouvoir communiste qui n’apprécie pas sa loyauté. Il  propose à  Kocsis un emploi dans les bureaux, mais Kocsis s’obstine dans un travail manuel. Dancs, le directeur bourgeois, condamne Glauziusz, le comptable âgé, à cause de son incapacité à progresser idéologiquement.

Scène 4 : Kocsis travaille comme vendeur au comptoir des vêtements de femme. Dániel, son chef, l’encourage à l’emporter par l’émulation pour le travail. Dániel et Klinko (un vendeur snob) se disputent la main de Boriska, la soubrette-vendeuse. Dániel se vante d’être capable de glisser un rossignol à  un client. Kocsis (le héros positif et bon vivant) est mécontent des vêtements produits par le Magasin d’État, qui ont été fabriqués durant le mouvement pour l’intensi?cation de l’économie de matériel. Dániel explique qu’un vendeur doit être capable de bien débiter sa marchandise. Kocsis se brouille de nouveau avec Ilonka, la prima donna qui a conçu les vêtements « économiques » en question.

Scène 5 : Les ouvriers s’amusent dans le hangar à canots du Magasin d’État qui se trouve sur la rive du Danube. Rendez-vous de Kocsis avec Ilonka. Concours comique de natation entre Dániel et Klinko pour obtenir les faveurs de Boriska. La collectivité du Magasin d’État chante le bonheur.

Scène 6 : Kocsis s’accorde avec une cliente sur la mauvaise qualité des vêtements produits et mis en vente par le Magasin d’État. C’est

Gyöngyi Heltai

340

le rayon de confection homme qui a  gagné l’émulation par le travail.

Scène 7 : Dans l’école de couture du Magasin d’État, Kocsis fait une réclamation à cause des vêtements de qualité inférieure. Un seul ouvrier est d’accord avec lui. Kocsis l’incite à avoir le courage de son opinion, à lutter pour les besoins de la cause. Kocsis explique que tout le Magasin d’État est responsable de la mauvaise qualité des vêtements.

Scène 8 : Dancs, le directeur bourgeois, menace Kocsis à  cause de sa réclamation et réfute son opinion selon laquelle la mise en vente des marchandises de qualité inférieure cause du dommage aux ouvriers.

Scène 9 : Soirée artistique dans le Magasin d’État. Kocsis et Ilonka font partie du groupe artistique du Magasin d’État. Kocsis, menacé de licenciement, n’est pas capable de chanter. Ilonka le réconforte mais, en même temps, elle reproche à  Kocsis ses conwits récurrents. Ilonka et Kocsis chantent une chanson romantique sur la beauté de Budapest.

Scène 10 : Kocsis reconduit Ilonka chez elle.Scène 11 : Un policier et sa femme arrivent au Magasin d’État pour acheter

un manteau, ils en choisissent un, mais ils trouvent son prix trop élevé. Durant leur délibération, une employée du ministère arrive avec Dancs et veut essayer le manteau en question. Kocsis ne la laisse pas faire. Il  explique que la femme du policier l’a déjà choisi. Quand le directeur bourgeois reproche à Kocsis son comportement, celui-ci lui riposte que le favoritisme n’existe plus dans la conjoncture socialiste.

Scène 12 : Kocsis est convoqué au ministère. Ses collègues du Magasin d’État réagissent en faveur de cet ouvrier toujours diJcile.

Scène 13 : Kocsis arrive à  son humble appartement, qui se trouve dans un camp d’ouvriers. Il habite avec sa mère d’origine ouvrière. Kocsis annonce à sa mère qu’il a été nommé directeur du Magasin d’État.

Scène 14 : Le directeur précédent, Dancs, s’énerve à cause des vêtements de qualité inférieure. Le tailleur de magasin propose une méthode pour restaurer ces vêtements abîmés. Dancs et sa secrétaire sont mécontents à cause de la nomination d’un ouvrier directeur. Ils pensent que Kocsis va très bientôt échouer comme directeur.

Scène 15 : Dániel impose un manteau de fourrure à une cliente ouvrière en été. Kocsis, le héros positif, rééduque Dániel, le maître vendeur, selon les principes du commerce socialiste. Il explique que, dans

ANNEXE A Synopsis divisée en scènes – Magasin d’État

341

le Magasin d’État, on ne peut jamais abuser de la bonne foi des clients-ouvriers. Dániel reproche à  Kocsis de négliger Ilonka depuis qu’il est directeur du Magasin d’État.

Scène 16 : Kocsis persuade Glauziusz, le comptable, que le système socialiste apprécie les spécialistes. Glauziusz va collaborer à l’information du peuple.

Scène 17 : Ilonka attend en vain Kocsis à  leur rendez-vous, car Kocsis travaille aussi le soir.

Scène 18 : Glauziusz téléphone à sa famille.Scène 19 : Kocsis ?xe à  Ilonka o@ensée un autre rendez-vous par lettre

anonyme.Scène 20 : Glauziusz chante une berceuse pour son petit-?ls sur l’avenir

heureux de la jeunesse socialiste.Scène 21 : Sur le lieu du rendez-vous, une femme française demande un

renseignement à Kocsis. Ilonka interprète mal la situation, mais Kocsis dissipe toute équivoque. Les amoureux font la paix.

Scène 22 : Pour faire plaisir à  Boriska, Dániel participe à  une excursion dans la montagne, dans les monts de Buda. Dániel déclare son amour à Boriska qui consent à l’épouser. Dániel informe Klinko du choix de Boriska.

Scène 23 : Dans un décor magni?que, Kocsis demande Ilonka en mariage. Les amoureux chantent la beauté de Budapest et la vie heureuse.

Scène 24 : Un ami réactionnaire prévient Dancs des nouvelles alarmistes di@usées par la station de radio américaine annonçant que les billets de cent worins seront retirés de la circulation. Ils décident de dépenser leur argent accumulé.

Scène 25 : La ?èvre de l’accaparement règne dans la ville, mais les ouvriers ne se laissent pas gagner par les nouvelles alarmistes.

Scène 26 : Les tra?quants forment le projet de l’accaparement.Scène 27 : Les acheteurs prennent d’assaut le Magasin d’État. Malgré

la suggestion de Dancs, Kocsis ne fait pas fermer le Magasin d’État parce qu’il a  con?ance en l’économie socialiste et il veut contrecarrer l’attaque de  la réaction. Dániel demande la permission de vendre des marchandises de qualité inférieure aux tra?quants, qui n’ont pas con?ance en l’industrie socialiste. Kocsis donne son consentement.

Scène 28 : Vente de bravoure comique de Dániel. Les réactionnaires achètent des produits de mauvaise qualité. Les ouvriers ne s’associent pas à  eux, car Kocsis les convainc de la force de l’industrie communiste.

Gyöngyi Heltai

342

Scène 29 : Ilonka est d’accord avec Dancs  : elle pense que Kocsis laisse enlever toute la marchandise à cause de son intransigeance. Ils se disputent et Ilonka veut démissionner du Magasin d’État.

Scène 30 : Aggravation du conwit entre l’ex-directeur (Dancs) et Kocsis. Dancs dénonce Kocsis au ministère pour la deuxième fois.

Scène 31 : Malgré l’atmosphère de panique, Kocsis ne laisse pas fermer le Magasin d’État, il a con?ance en l’arrivage. Dániel s’aperçoit qu’un vendeur cache de la marchandise pour les tra?quants du marché noir. Dániel démasque et dénonce le vendeur, qui est menacé par la colère populaire.

Scène 32 : Dániel vend touts les mauvais produits aux tra?quants du marché noir.

Scène 33 : La marchandise nouvelle arrive. Kocsis, Dániel et Glauziusz sont heureux, Dancs constate sa défaite.

Scène 34 : Les personnes qui ont été dupées par les nouvelles alarmistes sont furieuses en constatant que leur accaparement n’a pas eu de sens.

Scène 35 : L’appartement de Dancs est rempli de marchandises accumulées, il a dépensé tout son argent.

Scène 36 : L’employé du ministère remercie les ouvriers du Magasin d’État de la loyauté avec laquelle ils ont repoussé l’agression de la réaction.

Scène 37 : Les tra?quants du marché noir sont déçus, ils s’accusent les uns les autres. La police arrive, ils vont être arrêtés.

Scène 38 : L’employé du ministère distribue des récompenses aux vendeurs du Magasin d’État. Dániel, entouré des emblèmes du pouvoir communiste, proclame son bonheur.

Scène 39 : Soirée artistique dans le Magasin d’État. Le  héros positif pardonne à  la prima donna sa faute politique. Tout le monde chante le bonheur.

343

annexe B

CLASSEMENT DES ÉLÉMENTS DE LA MISE EN SCÈNE ET DU JEU – MAGASIN D’ÉTAT

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne » Éléments

intertextuels, non explicites de la mise en scène

« Tradition inventée »

Éléments discursifs, thématiques,

éléments d’intrigue

« Tradition inventée »

Mise en scène

Scène 1 D2+ : le comique s’écarte de la norme.

Le pouvoir dirige et sanctionne.Début d’intrigue amoureuse (K3, I4).

IdéotextuelleD : identi&cation ironique.

Scène 2 Popularité du héros positif chez les ouvriers.

Idéotextuelle K : identi&cation admirative.

Scène 3 Le héros positif préfère le travail manuel.Le con*it entre l’ouvrier (K) et le directeur bourgeois du Magasin d’État (Dancs) ne se manifeste pas.

IdéotextuelleDancs : distance.

Scène 4 Rivalité entre D+ et Klinkó pour B5. Gags, gestes comi-ques. « Intrigue amoureuse » de la soubrette et du comique.

D : identi&cation ironique

Qualité, bas prix pour les ouvriers !Le héros positif (K) critique l’économie déraisonnable. Con*it entre le bon vivant et la prima donna.

Idéotextuelle

1

1. + style de jeu « comique traditionnel ».- style de jeu « comique traditionnel approprié ».

2. Dániel.3. Kocsis.4. Ilonka.5. Boriska.

Gyöngyi Heltai

344

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne » Éléments

intertextuels, non explicites de la mise en scène

« Tradition inventée »

Éléments discursifs, thématiques,

éléments d’intrigue

« Tradition inventée »

Mise en scène

Scène 5 D+ : gags, gestes comiques : concours de natation comique, B+.

Intertextuelle.Scènes dans le hangar à canots.Allusions intertextuelles à l’opérette Magasin des contes.Chant : identi&cation admirative.

Sport collectif.Évolution de l’amour entre le bon vivant et la prima donna.

Étoile rouge sur la façade de la maison de repos.

Scène 6 D+ : gag, autocritique comique.

Concours d’émulation.

IdéotextuelleStatues des politiciens dans le Magasin d’État.

Scène 7 K, le héros positif, encourage les ouvriers à la résistance contre le directeur bourgeois.

IdéotextuellePortraits de Lénine, et de Staline comme décorations dans le Magasin d’État.

Scène 8 Aggravation de la lutte des classes.Attaque du directeur bourgeois (Dancs) contre le héros positif.

IdéotextuelleK : étoile rouge sur sa blouse de travailDancs : distance.

Scène 9 D- : parodie, gags contre Klinkó.

Intertextuelle Motif nostalgique, Éléments : ville lumineuse, amour, bonheur. Duo amoureux (K et I).

Activité culturelle collective Le héros positif et son amoureuse se produisent dans la troupe de société du Magasin d’État.

Scène 10 AutotextuelleScène 11 Lutte contre le

favoritisme.Aggravation de la lutte des classes entre le directeur bourgeois (Dancs) et K.

IdéotextuelleDancs : distanceEmployé au ministère : identi&cation sympathique.

345

ANNEXE B Classement des éléments de la mise en scène et du jeu – Magasin d’État

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne » Éléments

intertextuels, non explicites de la mise en scène

« Tradition inventée »

Éléments discursifs, thématiques,

éléments d’intrigue

« Tradition inventée »

Mise en scène

Scène 12 Direction centraliséeLe ministère décide du sort du héros positif.

IdéotextuelleÉtoile rouge sur le papier d’emballage du Magasin d’État.

Scène 13 Changement d’élite Le héros positif a été nommé directeur du Magasin d’État.

IdéotextuelleAppartement humble du héros positif.

Scène 14 K ne se venge pas sur le directeur bourgeois, mais Dancs s’attend à la chute de K.

IdéotextuellePortrait de Staline dans le bureau de K. Dancs : distance.

Scène 15 D- : gags, gestes comiques : vente d’un manteau de fourrure à un client en été.

Produits de qualité pour les ouvriers !K, le héros positif, rééduque D, le maître vendeur, selon les principes du commerce socialiste.

IdéotextuelleD : identi&cation ironique.K : identi&cation sympathique.Portraits des politiciens dans le bureau.

Scène 16 Nouvelle politique des alliances, des classes.Le héros positif réclame la collaboration de spécialistes petits-bourgeois (D et G).

IdéotextuelleD, G6 :Identi&cation sympathiquePortraits des politiciens dans le bureau du Magasin d’État.

Scène 17 Autotextuelle K, I : con*it amoureux.

Scène 18 G : conversation téléphonique comique entre G et son petit-&ls.

Autotextuelle

6. Glauziusz.

Gyöngyi Heltai

346

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne » Éléments

intertextuels, non explicites de la mise en scène

« Tradition inventée »

Éléments discursifs, thématiques,

éléments d’intrigue

« Tradition inventée »

Mise en scène

Scène 19 Autotextuelle, con*it amoureux (K, I)K : a manqué le rendezvous.

Scène 20 Avenir heureux de la jeunesse dans le socialisme.G : berceuse pour son petit-&ls, refrain de l’opérette.

IdéotextuelleG : identi&cation sympathique.

Scène 21AutotextuelleDébroussaillage du con*it amoureux. Motif nostalgique de Budapest (L’île Marguerite).

Dé*ance contre les étrangères

Foulard de pionnier

Scène 22 Excursion D+ : gags (demande en mariage comique), corps &ctif, parodie contre Klinko.

Intertextuelle Motif nostalgique de Budapest (Excursion dans la montagne, les monts de Buda, panorama).

Scène 23 IntertextuelleMotif nostalgique de Budapest (K et I chantent la beauté de Budapest, du panorama, de la rive du Danube).

Jonction des motifs de la vie nouvelle, du bonheur et de Budapest.Appropriation du motif de l’image nostalgique de Budapest (demande en mariage K, I).

Monument public de la libération à l’arrière-plan

347

ANNEXE B Classement des éléments de la mise en scène et du jeu – Magasin d’État

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne » Éléments

intertextuels, non explicites de la mise en scène

« Tradition inventée »

Éléments discursifs, thématiques,

éléments d’intrigue

« Tradition inventée »

Mise en scène

Scène 24 Divulgation de nouvelles alarmistes par la station de radio américaine. L’ex-directeur bourgeois se révèle.

IdéotextuelleAttributs bourgeois de l’ex-directeur (Dancs) : Magazine Life, appartement élégant, argent accumulé.

Scène 25 Désunion des personnages (ouvriers contre « réactionnaires » : les réactionnaires donnent créance à la nouvelle alarmiste).

Idéotextuelle

Scène 26 Tra*c du marché noir comme agression contre le socialisme.Les « réactionnaires » accaparent le stock du Magasin d’État.

Idéotextuelle

Scène 27 L’invincibilité de l’économie communiste. Aggravation de la lutte des classes.Le héros positif contre l’ex-directeur bourgeois (Dancs).

IdéotextuelleOuvriers : identi&cation admirative« Réaction-naires » : distance

Scène 28 D- : vente comique, « gags » contre la réaction.

Commerce comme représentation de la lutte des classes.Le héros positif persuade les ouvriers de soutenir le communisme.

Idéotextuelle

Gyöngyi Heltai

348

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne » Éléments

intertextuels, non explicites de la mise en scène

« Tradition inventée »

Éléments discursifs, thématiques,

éléments d’intrigue

« Tradition inventée »

Mise en scène

Scène 29 Con*it d’I avec le héros positif (K) à cause de son intransigeance.G se range à l’avis de K, aide K à convaincre les ouvrières de la force de l’industrie communiste.

IdéotextuelleÉtoile rouge et calicots sur le mur de l’atelier du Magasin d’État.

Scène 30 Choix inévitable entre deux positions idéologiques.L’ex-directeur (Dancs) dénonce K au ministère pour la deuxième fois.

Idéotextuelle.

Scène 31 Réaction, accaparement, protection : ennemis du régime communiste.D se range à l’avis de K, il démasque et dénonce le tra&quant du marché noir. Ségrégation de groupes sociaux, (progressistes contre réactionnaires) D et G parmi les ouvriers.

Idéotextuelle

Scène 32 D- : vente comique de marchandises de qualité inférieure à un paysan riche (gags en langage populaire).

Autotextuelle

349

ANNEXE B Classement des éléments de la mise en scène et du jeu – Magasin d’État

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne » Éléments

intertextuels, non explicites de la mise en scène

« Tradition inventée »

Éléments discursifs, thématiques,

éléments d’intrigue

« Tradition inventée »

Mise en scène

Scène 33 Développement de l’industrie socialiste.La loyauté du héros positif envers le socialisme est payante : les progressistes gagnent, les réactionnaires s’inclinent devant la force du socialisme : la marchandise nouvelle est arrivée au Magasin d’État.

IdéotextuelleIdenti&cation cathartique : K, D et G.

Scène 34 D- : gags contre la vague d’achats, contre la panique des réactionnaires.

Articulation verbale de la « morale »

Idéotextuelle

Scène 35 Défaite et punition inéluctable des réactionnaires et de Dancs.

Idéotextuelle

Scène 36 Le pouvoir récompense la loyauté.

Idéotextuelle Drapeaux rouges, bustes de politiciens : emblèmes du culte de la personnalité.

Scène 37 Accaparement comme acte criminel, attaque contre la démocratie populaire.Le pouvoir isole les « réactionnaires » ;arrestation des tra&quants du marché noir.

Idéotextuelle

Gyöngyi Heltai

350

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne » Éléments

intertextuels, non explicites de la mise en scène

« Tradition inventée »

Éléments discursifs, thématiques,

éléments d’intrigue

« Tradition inventée »

Mise en scène

Scène 38 D- : gestes comiques.

D : entouré des emblèmes du pouvoir communiste, portant nœud papillon, énonce : « Maintenant, je suis tellement heureux. »

Alliance des ouvriers et de la petite-bourgeoisie.Réunion des attributs du « comique traditionnel » et de l’iconographie communiste. D énonce l’idéologème déterminant de l’époque. Distribution des récompenses du pouvoir aux petits bourgeois « convertis » (D, G).

Idéotextuelle Identi&cation cathartique : D, G

Scène 39 Texte de la chanson : « C’est un bonheur complet qui t’atteint ici. » Happy end à l’arrière-fond du panorama de Budapest.

Jonction des motifs de gaieté, de l’art, de la prospérité, du bonheur et du communisme. Soirée artistique dans le Magasin d’État.Le héros positif pardonne à I, au cas où elle accepterait sa position idéologique radicale.

Idéotextuelle

351

annexe C 

SYNOPSIS DIVISÉE EN SCÈNES – PRINCESSE CZARDAS

Acte IScène 1 : Sylvia, la diva du music-hall, donne sa représentation d’adieu.

Elle quitte la Hongrie et part pour un music-hall de Paris.Scène 2 : Les clients du music-hall parlent du duel imminent entre le prince

Edwin (qui est amoureux de Sylvia) et Bóni, le comte bou@on, qui est un ami d’Edwin. Bóni tremble devant le duel. Feri, l’habitué du music-hall, s’oppose à ce que Bóni se batte en duel avec Edwin. Feri se souvient de Cécilia, son amour d’autrefois, qui a aussi été une diva et qui a également quitté le music-hall de Budapest pour Paris, tout comme Sylvia le fait aujourd’hui.

Scène 3 : Miska, le premier garçon, accueille le prince Edwin. Il demande une faveur à Edwin parce qu’il veut travailler comme valet dans le palais familial d’Edwin à  Vienne. Il  explique au prince qu’il est déjà trop âgé pour travailler comme garçon pour les cabinets particuliers de music-hall. Miska redemande l’argent qu’il avait prêté au prince Edwin.

Scène 4 : Edwin et Bóni ont fait la paix. Bóni donne à Edwin le télégramme de sa mère, la princesse, qui insiste sur son retour immédiat à Vienne et sur sa rupture avec Sylvia.

Scène 5 : Sylvia et Edwin se disputent à  propos de leur séparation. Leur scène sentimentale est régulièrement entrecoupée de réapparitions comiques de Bóni.

Scène 6 : Miska, le premier garçon, fait entrer en ligne de compte les femmes dont Bóni est amoureux. Dans un numéro de chant, Bóni fait une déclaration d’amour aux ballerines de music-hall.

Scène 7 : La mère d’Edwin, la princesse de Vienne, apparaît au music-hall, accompagnée d’un général. En e@et, elle est Cécilia, l’ancienne diva populaire du music-hall de Budapest, l’ancien wirt de Feri. Cécilia, en initiant les spectateurs en secret, reconnaît dans ce music-hall la scène de ses succès d’autrefois. Sa première phrase sur la scène : « Eh bien, me revoici ! »

Gyöngyi Heltai

352

Scène 8 : D’abord, Miska ne reconnaît pas l’ancienne diva de music-hall en la dame mondaine. Après le départ du général, Cécilia et Miska se reconnaissent, mais Cécilia ne révèle pas à Miska qu’elle est maintenant une princesse et qu’elle est arrivée au music-hall pour ramener à la maison son ?ls, Edwin. Miska assure à Cécilia que tout le monde se souvient d’elle et de ses succès dans le music-hall. Comme autrefois, Cécilia se cache dans le premier cabinet particulier.

Scène 9 : Dans le music-hall, on prépare la soirée d’adieu de Sylvia, qui est triste. Edwin s’oppose vigoureusement au départ de Sylvia.

Scène 10 : Cécilia et Feri, les anciens amoureux, se reconnaissent. Cécilia exige qu’ils parlent seulement du passé et non du présent. Pendant qu’ils chantent la chanson préférée de Sylvia, elle demande à Feri et à Miska de prêter serment. Elle veut compter sur leur discrétion pour le futur : « Si nous nous retrouvons n’importe où, dans une société, vous ne savez pas qui je suis, mais surtout, vous ne savez pas qui j’ai été ».

Scène 11 : La princesse veut dissuader son ?ls de marier une diva de music-hall. Cécilia doute qu’une diva puisse être une femme d’honneur. Elle avertit Edwin qu’il est déjà ?ancé à sa cousine, la princesse Stazi.

Scène 12 : Étant donné qu’Edwin ne se dispose pas à  renoncer à  Sylvia, le général lui donne un ordre  : il doit partir immédiatement pour Vienne. Cécilia o@re à Bóni une carte d’invitation pour la célébration les ?ançailles d’Edwin et de Stazi à Vienne.

Scène 13 : Edwin présente Sylvia à  sa mère (Cécilia), qui est heureuse que Sylvia parte pour une tournée parisienne. Cécilia donne une demi-heure aux amoureux pour faire leurs adieux. Miska est frappé d’étonnement en révélant que Cécilia, l’ex-diva, est actuellement une princesse.

Scène 14 : Edwin signe une promesse dans laquelle il se charge d’épouser Sylvia dans huit semaines. Ils célèbrent leurs ?ançailles dans le music-hall. Bóni est jaloux. Le général emmène Edwin à Vienne. Sylvia promet de ne pas partir pour Paris.

Scène 15 : Bóni révèle à Sylvia qu’Edwin a déjà une ?ancée, et lui montre la carte d’invitation au mariage. En conséquence de cette fausse information, Sylvia, désespérée, part immédiatement pour Paris avec Bóni.

Scène 16 : Miska et Feri rappellent leurs mémoires liées au music-hall.

353

ANNEXE C Synopsis divisée en scènes – Princesse Czardas

Acte IIScène 1 : Bal dans le palais viennois. Miska, le valet inexpérimenté,

annonce que l’archiduc est arrivé à la soirée de Cécilia et de son mari, le prince Lippert-Weilersheim. Le prince et l’archiduc sont également des personnages ridicules. Ils ne réagissent pas aux a@ronts sarcastiques répétés de Miska, à  ses gags ironiques et dénigrants. Miska est très impoli avec les invités distingués.

Scène 2 : Edwin et Stazi discutent de leurs ?ançailles. Le prince Lippert-Weilersheim, le mari de Cécilia, commet des distractions.

Scène 3 : Cécilia reproche à  Miska son mauvais service comme valet. Miska critique le mari de Cécilia. Ils dansent et chantent la puissance d’amour.

Scène 4 : En se rappelant leur amitié d’enfance, Stazi demande à Edwin, d’être sincère en ce qui concerne sa liaison avec Sylvia. Edwin nie avoir de l’a@ection pour Sylvia, mais Miska révèle qu’Edwin lui envoie chaque jour un télégramme.

Scène 5 : Miska, ayant peur du scandale, fait entrer Sylvia ainsi que Bóni (qui se présente comme le mari de Sylvia) et Feri (qui se présente comme le père de Bóni) qui sont arrivés pour la célébration des ?ançailles de Stazi et Edwin.

Scène 6 : Le prince Lippert-Weilersheim connaît le père de Bóni, mais comme il est stupide, il ne découvre pas la tromperie. Edwin est stupé?é de revoir Sylvia comme la femme de Bóni.

Scène 7 : Feri ne sait pas que son ex-amante, la diva Cécilia et la mère d’Edwin sont la même personne. C’est la raison pour laquelle il a bavardé avec Cécilia des projets faits pour déranger le mariage d’Edwin et Stazi et pour réaliser le mariage de Sylvia et Edwin. Cécilia découvre aussi que Sylvia n’est pas véritablement la femme de Bóni. Miska devine que Feri a expliqué la stratégie de la tromperie à la personne qu’il avait voulu duper.

Scène 8 : Miska et Feri fabriquent un autre projet pour aider les amoureux. Ils veulent faire des pressions sur Cécilia en se servant de son passé comme diva de music-hall. Miska arrange un mariage entre Bóni et Stazi.

Scène 9 : Edwin aime toujours Sylvia, mais il ne peut pas épouser une diva. Sylvia veut qu’Edwin abandonne les préjugées de son milieu pour elle.

Scène 10 : Miska, comme un proxénète, arrange un rendez-vous entre Stazi et Bóni.

Gyöngyi Heltai

354

Scène 11 : L’archiduc comique forge des projets pour séduire Sylvia, qu’il considère comme une comtesse et comme la femme de Bóni. Miska, le valet, sert l’archiduc avec irritation.

Scène 12 : Edwin et Sylvia ont fait la paix.Scène 13 : Bóni gâche de nouveau le plaisir de Sylvia. Il  lui explique

qu’Edwin veut maintenant l’épouser seulement parce qu’il la considère comme une comtesse et femme de Bóni. Cécilia, la princesse, confesse Sylvia et Bóni au sujet de leur mariage, quoiqu’elle sache qu’ils ne sont pas véritablement mariés.

Scène 14 : La princesse humilie Sylvia en lui proposant de l’argent si elle délaisse Edwin.

Scène 15 : Miska, qui a été témoin de cette conversation, est profondément déçu par Cécilia. Il  explique que la gentille et généreuse diva d’autrefois et l’insensible et méchante princesse actuelle ne sont pas la même personne. Miska demande son congé. Feri rappelle à Cécilia qu’en son temps, elle a aussi été une diva. Cécilia lui explique qu’elle est arrivée au rang de princesse par mariages, mais sa carrière n’est pas ?nie, elle veut être une dame de la cour.

Scène 16 : Sylvia veut partir de la soirée, mais sur l’annonce des ?ançailles d’Edwin et Stazi, elle décide de rester. Edwin annonce devant la bonne société qu’il aime Sylvia. De plus, Bóni annonce qu’il va épouser Stazi. La princesse révèle à la société que Sylvia et Bóni n’ont jamais été mariés. Son mari, le prince Lippert-Weilersheim, parle de plus en plus grossièrement à Sylvia, après avoir réalisé qu’elle n’était pas comtesse. Sylvia reproche à la bonne société son hypocrisie. Elle dit que si elle était une comtesse ou l’amante de l’archiduc, personne ne s’opposerait à son mariage avec Edwin.

355

ANNEXE C Synopsis divisée en scènes – Princesse Czardas

Acte IIIScène 1 : Dans une station balnéaire, Cécilia célèbre son anniversaire.

Cécilia, qui semble de plus en plus jeune, se dit malheureuse dès lors qu’Edwin est parti avec Sylvia et que Bóni et Stazi ont également pris la fuite. L’archiduc arrive, Cécilia est maintenant son amante.

Scène 2 : Le prince Lippert-Weilersheim et l’archiduc félicitent Cécilia à l’occasion de son anniversaire. La série de surprises désagréables commence par Miska, qui fait de la publicité pour Sylvia, qui va se produire dans cette station balnéaire. Son accompagnateur au piano est Edwin. Apprenant cette nouvelle, Cécilia est d’avis qu’Edwin est devenu fou et qu’il vaudrait mieux l’enfermer dans un asile.

Scène 3 : Le prince Lippert-Weilersheim demande conseil à son ex-valet, Miska. Le prince Lippert-Weilersheim suspecte l’in?délité de sa femme. Miska le rassure avec cette constatation : si Cécilia avait été l’amante de l’archiduc, le prince Lippert-Weilersheim aurait déjà été nommé ambassadeur.

Scène 4 : Feri, qui est également arrivé pour  l’anniversaire de Cécilia, révèle à Miska qu’il a invité tous les précédents maris de Cécilia. Feri veut forcer le consentement de Cécilia pour le mariage d’Edwin et de Sylvia. Miska dit qu’ils se sont déjà mariés, sans obtenir l’agrément de la famille d’Edwin.

Scène 5 : Idylle comique entre Edwin et Sylvia, ainsi qu’entre Bóni et Stazi.Scène 6 : Fête d’anniversaire. Comme première tuile, l’orchestre joue une

chanson de music-hall, en la présentant comme chanson préférée de Cécilia. En conséquence du fait que Cécilia ne pardonne pas à  son ?ls et à Sylvia, Feri fait dé?ler tous les maris de Cécilia. Le  secret s’est éventé que Cécilia avait également été une diva à Budapest. Après ces révélations, Cécilia doit accepter le mariage d’Edwin et de Sylvia.

Scène 7 : Bóni et Stazi obtiennent également l’agrément de leurs familles pour se marier. Malgré les révélations du passé de Cécilia, l’archiduc la nomme dame de la cour et son mari est nommé ambassadeur. En  réalisant la situation, le prince Lippert-Weilersheim devient fou et devra être enfermé dans un asile. La  liaison de Cécilia et de l’archiduc continue envers et contre tous.

357

annexe D

CLASSEMENT DES ÉLÉMENTS DE LA MISE EN SCÈNE ET DU JEU – PRINCESSE CZARDAS

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne »

Mise en scène

« Tradition appropriée »

Éléments de jeu

« Tradition inventée »

*ématiqueMise en scène

Acte IScène 1

Sz2 : chant, danse. Autotextuelle. Décors, costumes conventionnels, robe à la hongroise de Sz, composition conventionnelle de &gurantes, signes d’approbation après un numéro de bravoure.

Scène 2 B3+ : gags, « technique d’entrevue », répétitions mécaniques comiques, bégaiement, démarche comique, chant.

Autotextuelle, ironique.

Évocation de la mémoire de C4, la diva inoubliable.

Révérences et applaudissements après la danse.

Parodie de duel, comme habitude bizarre et «aristoc- ratique».Danse avec les poupées : distanciation ironique.

Scène 3 M5+ : « technique d’entrevue », gags, démarche comique.

Autotextuelle, ironique.E :6 Révérences et applaudissements à l’entrée sur scène.

Scène 4 B+ : gags. Autotextuelle, ironique.

1

1. + style de jeu « comique traditionnel ».- style de jeu « comique traditionnel approprié ».

2. Sylvia.3. Bóni.4. Cécilia.5. Miska.6. Edwin

Gyöngyi Heltai

358

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne »

Mise en scène

« Tradition appropriée »

Éléments de jeu

« Tradition inventée »

*ématiqueMise en scène

Scène 5 Chant (E, Sz), B+ : démarche comique mécanisée.

Autotextuelle, conventionnelle.

B : distanciation par les interruptions comiques du duo d’amour romantique du bon vivant et de la prima donna.

Scène 6 M+ : « technique d’entrevue », gags, B+ : « technique d’entrevue », chant, danse virtuose.

Autotextuelle, conventionnelle, comique.Répétition de la danse.

Scène 7 C+ : jeu polyphonique, dialogue parfait avec le public.

Intertextuelle, nostalgique.C : Révérences et applaudissements après son entrée sur la scène (« Eh bien, me revoici ! »). Lancement du motif de la mémoire de la « tradition ancienne ».Comparaison ironique : music-hall versus palais.

E5et d’aliénation : le préposé au vestiaire surveille les événements.E5et répété dans plusieurs scènes.

Scène 8 C+, M+ : dialogue parfait avec le public, technique de gags.

Intertextuelle, nostalgique.Renaissance de la « tradition ancienne » pour les acteurs et le public. (Motifs de la mémoire et de l’oubli).Lancement du motif de la cachotterie (C).

Scène 9 Sz, E, B : chant, danse.

Autotextuelle, conventionnelle :casse des verres de vin pendant la partie de plaisir.

Danse des hommes : czardas ironisé.

359

ANNEXE D Classement des éléments de la mise en scène et du jeu

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne »

Mise en scène

« Tradition appropriée »

Éléments de jeu

« Tradition inventée »

*ématiqueMise en scène

Scène 10 F7, M+ : danse de bravoure, C+ : dialogue parfait avec le public, motif autoironique : référence à l’âge de C (jouée par Hanna Honthy).

Intertextuelle, nostalgique.Ambivalence du motif de la « mémoire » C : (« Jurez-moi ! Si nous nous retrouvons n’importe où, dans une société, vous ne savez pas qui je suis, mais surtout, vous ne savez pas, qui j’ai été »).Conventionnelle: Éléments : (fête avec un orchestre tzigane sur la scène, révérences et applaudissements après les numéros de chant et de danse).

Scène 11 E, C+ : jeu polyphonique, dialogue parfait avec le public, « aparté ».

Autotextuelle, ironique.

Scène 12 B+, C+  Autotextuelle, ironique.

Scène 13 C+ : jeu polyphonique,gags, B+ : confusion des mots, M+, Sz

Intertextuelle, ironique.Comparaison de deux prime donne.

La distinction des rangs (C contre Sz), comme référence inopportune.

Scène 14 E, M+, B+ Autotextuelle, conventionnelle.Mariage au music-hall entre le prince et la diva.

B : aliénation comique des scènes romantiques.

7. Feri.

Gyöngyi Heltai

360

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne »

Mise en scène

« Tradition appropriée »

Éléments de jeu

« Tradition inventée »

*ématiqueMise en scène

Scène 15 Chant. Autotextuelle, conventionnelle : &nale, con*it obligatoire en opérette à la &n du deuxième acte, interprétation habituelle des &gurants.

Scène 16 M, F  Intertextuelle.« Le music-hall comme aquarium des mémoires »

Acte II

Scène 1 Conventionnelle : décor du palais, ouverture, chorus, révérences et applaudissements à C et à son mari, le Prince Lippert-Weilersheim.

M- : comme valet, il confond les titres et les mots, il fume en service.P8- : confond et dé&gure comiquement les mots, gags, auto-parodie dégradante.A9- : marche et réactions comiquement ralenties. Personnages caricaturés (P, A) : ils ne réagissent pas aux gestes dégradants dirigés contre eux.

Idéotextuelle, critique. Parodie de la monarchie austro-hongroise, références musicales. A : citations déformées de l’empereur François-Joseph.

8. Prince Lippert-Weilersheim.9. Archiduc.

361

ANNEXE D Classement des éléments de la mise en scène et du jeu

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne »

Mise en scène

« Tradition appropriée »

Éléments de jeu

« Tradition inventée »

*ématiqueMise en scène

Scène 2 M- : dépréciation des aristocrates, agressivité et critique contre le P. P- : distraction comique.C- : gags contre son mari, le P.

Idéotextuelle, critique.

Scène 3 M+, C+ : danse virtuose.

Intertextuelle, ironique, nostalgique.Éloge de l’amour, du baiser, relativisation de l’importance de la jeunesse.Révérences et applaudissements après le chant et la danse.

Danse d’une princesse (C) avec un valet (M).

M : critique explicite anti-aristocratique, comparaison sarcastique (music-hall versus palais).

Scène 4 S10, E : chant. Autotextuelle, conventionnelle.Révérences et applaudissements après les numéros de chant et de danse.

M- : intervient dans l’intérêt de Sz.

Scène 5 Sz, B, F Autotextuelle, fonctionnelle.Applaudissements à l’entrée sur la scène.

M-

10. Stázi.

Gyöngyi Heltai

362

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne »

Mise en scène

« Tradition appropriée »

Éléments de jeu

« Tradition inventée »

*ématiqueMise en scène

Scène 6 B+ : bégaiement, S, E, Sz

P- : Parodie dégadante, confond et déforme des mots, gags grotesques contre soi-même, distraction comique.Gestes comiques : imitation d’équitation, F-

Idéotextuelle, ironique.Parodie dégradante contre P.

Scène 7 C+ : autoréférences ironiques à son âge.

C- : dialogue avec le public, « aparté ».F : quiproquo.

Idéotextuelle, fonctionnelle.Formulation verbale du message : le caractère mensonger de la mobilité traditionnelle : « qui se fait passer pour qui ? »

Scène 8 C+, M+ F Autotextuelle, ironique.

Scène 9 E, Sz : chant, mémoire du music-hall comme rêve.

Autotextuelle, conventionnelle.

Scène 10 S+, B+ : humour basé sur quiproquo, humour gestuel, gags, chant, confusion des mots, danse comique.

Autotextuelle, ironique.Révérences, leshonneurs du bis.

M- : proxénétisme au palais.

Similarité entre les mœurs du music-hall et du palais.

363

ANNEXE D Classement des éléments de la mise en scène et du jeu

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne »

Mise en scène

« Tradition appropriée »

Éléments de jeu

« Tradition inventée »

*ématiqueMise en scène

Scène 11 M- : agressivité gestuelle et verbale contre A-, « aparté ».M- : dirige les aristocrates, donne des conseils, gags : « technique d’entrevue ».A- : parodie : ralentissement comique, proxénétisme dégradant.

Idéotextuelle.M- : critique basée sur l’appartenance à une classe sociale.

Scène 12 Sz, E : chant. Autotextuelle.

Scène 13 B+ : gags, Sz B- : propage et souligne les distinctions de classe.

Idéotextuelle.

Scène 14 C-, Sz IdéotextuelleCon+it de classe sociale entre C et Sz

Scène 15 M-, C-, F Idéotextuelle.M : formulation verbale du message.

Scène 16 Sz- C-, B- : geste répétitif, comique de non-reconnaissance, contre l’A « Qui est-ce qui ? », P- : convulsion comique, agressivité contre Sz.

Idéotextuelle.Sz : formulation verbale du message, attitude d’une héroïne positive. Confrontation des mondes du music-hall et du palais.Aggravation du con*it de classe.

Gyöngyi Heltai

364

« Tradition ancienne »

Éléments de jeu

« Tradition ancienne »

Mise en scène

« Tradition appropriée »

Éléments de jeu

« Tradition inventée »

*ématiqueMise en scène

Acte III

Scène 1 C+ : dialogue avec le public, relation amoureuse avec l’A, A+ : image privée, « vive l’amour ! »

Autotextuelle, ironique,

P- : parodie dégradante : distraction, convulsion comique, diarrhée.

Scène 2 M- : critique contre C- 

Idéotextuelle,ironique, critique.Renonciation au rang (E).

Scène 3 M- : « aparté », conseils ambigus pour le P- : diarrhée.

Idéotextuelle.Ironique, critiquepetit-bourgeois comme dirigeant des événements.

Scène 4 P, M Fonctionnelle. Idéotextuelle.Relativisation de la mésalliance.

Scène 5 E, Sz, B+ : gags, « canne érotique ».S : chante.

Autotextuelle.Sexualité : motif implicite.

Mariage sans l’approbation des parents (E, Sz).

Scène 6 C+ : auto-ré*exion, dialogue parfait avec le public, « aparté »B+

A : « canne érotique » (référence érotique, e5et du cabaret cochon).

C : dévoilement désillusionné de son passé comme diva, de ses trois maris précédents.C : ironie, autocritique. A-, P- : parodie, gags absurdes, démence.B- : gag, parodie contre l’A.

Idéotextuelle, ironiqueMorale sarcastique :C devient dame noble de la Croix Étoilée malgré son passé comme diva.

Scène 7 Intertextuelle.Fin et &nale cynique de la comédie de boulevard, la liaison de C et de l’A se poursuit.

365

BIBLIOGRAPHIE

Liste des ouvrages cités

Études

Histoires et encyclopédies générales

Banham, Martin (dir.) (1992), $e Cambridge Guide to $eatre, Cambridge, New York, Cambridge University Press.

Bawtree, Michael (1991), $e New Singing $eatre. A Charter for the Music $eatre Movement, New York, Oxford University Press.

Bethléem, L. et collaborateurs (1926), Les opéras, les opéras-comiques et les opérettes, Paris, Éditions de la Revue des lectures.

Bordman, Gerald (1978), American Musical $eatre. A Chronicle, New York, Oxford University Press.

Bordman, Gerald (1981), American Operetta. From H.  M. S.  Pinafore to Sweeney Todd, New York, Oxford University Press.

Bordman, Gerald (1985), American Musical Revue : from $e Passing show to Sugar Babies, New York, Oxford University Press.

Bruyas, Florian (1974), Histoire de l’opérette en France. 1855–1965, Lyon, Emmanuel Vitte.

Bruyr, José (1962), L’opérette, Paris, Presses universitaires de France. Busby, Roy (1976), British Music Hall. An illustrated Who’s Who from 1850 to

the Present day, London, Salem, N. H. Paul Elek. Corvin, Michel (dir.) (1995), Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris,

Bordas. Engel, Lehman (1975), $e American Musical $eater, New York, Macmillan. Ewen, David (1959), Complete Book of American Musical $eatre, New York,

Henry Holt and Company. Feschotte, Jacques (1965), Histoire du music-hall, Paris, Presses universitaires

de France. Gammond, Peter (1991), $e Oxford Companion to Popular Music, Oxford,

New York, Oxford University Press.

Gyöngyi Heltai

366

Gänzl, Kurt (1994), $e Encyclopedia of $e Musical $eatre, Toronto, Max-well Macmillan.

Gáspár, Margit (1949), Operett, Budapest, Népszava, Atheneum Kultúriskola. Gáspár, Margit (1963), A múzsák neveletlen gyermeke, Budapest, Zeneműki-

adó Vállalat. Harding, James (1979), Folies de Paris : $e Rise and Fall of French Operetta,

London, Chappell Elm Tree Books. Hartnoll, Phyllis (dir.) (1967), $e Oxford Companion to the $eatre, Lon-

don, Oxford University Press. Hébert, Chantal (1981), Le burlesque au Québec  ; un divertissement popu-

laire, Montréal, Hurtubise HMH. Hébert, Chantal (1989), Le burlesque québécoise et américain, Sainte-Foy, Les

Presses de l’Université Laval. Hughes, Gervase (1962), Composers of Operetta, London, Macmillan &

CO LTD. Lubbock, Mark (1962), $e Complete Book of Light Opera, London, Putnam. Masson, Alain (1981), Comédie musicale, Paris, Stock/Cinéma. Rouchouse, Jacques (1999), L’opérette, Paris, Presses universitaires de France.

(Coll. « Que sais-je ? ».)Rubin, Don (1994), $e World Encyclopedia of Contemporary $eatre, Vol-

ume 1. Europe, London and New York, Routledge. Sadie, Stanley (dir.) (1980), $e New Grove Dictionary of Music and Musi-

cians, London, Macmillan Publishers Limited. Sadie, Stanley (dir.) (1992), $e New Grove Dictionary of Opera, New York,

Grove’s Dictionaries of Music. Smith, Cecil (1950), Musical Comedy in America, New York, \eatre arts

books M. MacGregor. Traubner, Richard (1983), Operetta : a $eatrical History, New York, Double-

day & Company, Inc., Garden City. Woll, Allen L. (1989), Black Musical $eatre : From Coontown to Dreamgirls,

Baton Rouge, Louisiana State University Press.

Bibliographie

367

Contexte culturel de l’opérette « traditionnelle » (1860–1945)

Histoire de l’opérette : pratique culturelle et industrie du spectacle 

Béke@y, István (1936), «  Noé Bárkája a  színházban  », Színházi Élet, 15, p. 13–16.

Corvin, Michel (1989), Le théâtre de boulevard, Paris, Presses universitaires de France.

Csáky, Móritz (1999), Az operett ideológiája és a bécsi modernség, Budapest, Európa könyvkiadó.

De Matteis, Stefano (1991), Lo specchio della vita. Napoli : antropologia della cittá del teatro, Bologna, Societá editrice il Mulino.

Duvignaud, Jean (1993), L’acteur, Paris, Éditions Écriture. Faragó, Baba (1936), « Bársony Rózsi, a Meseáruház igazgatónője helyszíni

szemlén », Színházi Élet, 10, p. 54. Frykman, Jonas, et Orvar Löfgren (1978), Culture Builders  : a  Historical

Anthropology of Middle Class  Life, New Brunswick, Rutgers University Press.

Hemmings, Frederic Williams John (1993), $e $eatre Industry in Nine-teenth-Century France, Cambridge, Cambridge University Press.

McCormick, John (1992), Popular $eatres of Nineteenth Century France, London, Routledge.

Wilmeth, Don B. (1981), $e Language of American Popular Entertainment, Westport, Greenwood Press.

La dichotomie : culture de masse – culture d’élite

Bender, \omas, et Carl Schorske (dir.) (1994), Budapest and New York, Studies in Metropolitan Transformation 1870–1930, New York, Russez Saga Foundation.

Bourdieu, Pierre (1971), « Le marché des biens symboliques », L’Année soci-ologique, vol. 22, p. 49–126.

Burke, Peter (1978), Popular Culture in Early Modern Europe, New York, Harper & Row.

Burke, Peter (1984), « Popular Culture Between History and Ethnology », Ethnologia Europea, XIV, p. 5–13.

Feuer, Jane (1978), « \e \eme of Popular vs. Elite Art in the Hollywood Musical », Journal of Popular Culture, vol. XII (Winter), no 3, p. 491–500.

Fraden, Rena (1994), Blueprints for a  Black Federal $eatre, 1935–1939, Cambridge, Cambridge University Press.

Gyöngyi Heltai

368

Gill, Glenda, E. (1988), White Grease Paint on Black Performers. A Study of the Federal $eatre, 1935–1939, New York, Peter Lang.

Levine, Lawrence W. (1988), Highbrow/Lowbrow. The Emergence of Cul-tural Hierarchy in America, Cambridge, London, Harvard University Press.

Melosh, Barbara (1991), Engendering Culture. Manhood and Womanhood in New Deal Public Art and $eater, Washington and London, Smithsonian Institution Press.

La tradition de l’opérette austro-hongroise

Bános, Tibor (2000), Kabos Gyula, Budapest, Atheneum 2000 Kiadó. Batta, András (1992), álom, álom, édes álom…Népszínművek, operettek az

Osztrák-Magyar Monarchiában, Budapest, Corvina. Bódis, Mária (1994), Két színházi siker a századfordulón. Előadás rekonstruk-

ciók, Budapest, Magyar Színházi Intézet. Brown, Geo@ (2004), « Countess Maritza at Sadler’s Wells », $e Times, 10. Juin. Csáky, Moritz (1996), « Entre féerie et réalité : l’opérette viennoise », dans

D.  Hornig et E.  Kiss (dir.), Vienne-Budapest 1867–1918 Deux âges d’or, deux visions, un Empire, Paris, Éditions Autrement – Collection Mémoi-res, no 45, p. 231–245.

Hanák, Péter (1997), « A bécsi és a budapesti operett kultúrtörténeti helye », Budapesti Negyed, V. évf. 2–3. p. 9–31.

Lukacs, John (1990), Budapest 1900. Portrait historique d’une ville et de sa culture, Paris, Quai Voltaire.

Magyar, Bálint (1985), A Magyar Színház története (1897–1951), Budapest, Szépirodalmi Könyvkiadó.

Nagy, Ildikó (1994), «  Polgárosuló színház a  polgári Budapesten  », dans Miklós Lackó (dir.), A tudománytól a tömegkultúráig. Művelődéstörténeti tanulmányok. 1890–1945, Budapest, MTA Történettudományi Intézete, p. 191–215.

Norris, Geo@rey (2004), « An all-singing, all-dancing treasure », $e Daily Telegraph, 10. Juin.

Bibliographie

369

Contexte culturel de l’opérette socialiste (1949–1968)

/éâtre populaire et politique 

Bargainner, Earl F. (1978), « Introduction : In-depth. \e American Musi-cal », Journal of Popular Culture, vol. XII (Winter), no 3, p. 404–406.

Baxter, Carol G.  (1984), «  \e Federal \eatre Project’s Musical Produc-tions », dans Glenn Lonely (dir.), Musical theatre in America. Papers and Proceedings of the Conference of the Musical $eatre in America, Westport, Greenwood Press, p. 381–388.

Bowles, Stephen E.  (1978), « Cabaret and Nashville  : \e musical as Social Comment », Journal of Popular Culture, vol. XII (Winter), no 3, p. 550–555.

Bradby, David, James, Louis, et Bernard Sharratt (dir.) (1980), Pertformance and politics in popular drama. Aspects of popular entertainment in theatre, 4lm and television 1800–1976, Cambridge, Cambridge University Press.

Deer, Harriet et Irving (1978), « Musical Comedy : From Performer to Perfor-mance », Journal of Popular Culture, vol. XII (Winter), no 3, p. 406–419.

Donovan, Timothy P. (1978), « Annie Get Your Gun : A Last Celebration of Nationalism  », Journal of Popular Culture, vol.  XII (Winter), no  3, p. 531–539.

Grunberg, Ingrid (1984), « Wer sich die Welt mit einem Donnerschlag erob-ern will…’ Zur Situation und Funktion der deutchsprachigen Operette in der Jahren 1933–1945 », dans Hans-Werner Heister et Hans-Gunter Klein (dir.), Musik and Musikpolitik im faschistichen Deutchland, Frankfurt am Main, Fischer, p. 227–242.

Hanes Harvey, Anna-Charlotte (1996), « Holy Yumpin’ Yiminy : Scandina-vian Immigrant Stereotypes in the Early Twentieth Century American Musical », dans Robert Lawson-Peebles (dir.), Approaches to the American Musical, Exeter, University of Exeter Press, p. 55–71.

Kershaw, Baz (1993), $e Politics of Performance, London, Routledge. Kieser, Klaus (1991), Das Gartnertplatztheater in Munchen 1932–1944 : Zur

Operette im Nationalsozialismus, Europaische Hochschulshrifrten 30 : 43, (PhD diss., \eaterwissenscha�, U. Bayreuth, Frankfurt am Main, Lang.

Lawson-Peebles, Robert (1996), «  Introduction  : Cultural Musicology and the American Musical », dans Robert Lawson-Peebles (dir.), Approaches to the American Musical, Exeter, University of Exeter Press, p. 1–19.

Lehac, Ned (1984), « \e Story of Sing for Your Supper : \e Broadway Revue produced by the Federal \eatre Project  », dans Glenn Lonely (dir.), Musical theatre in America. Papers and Proceedings of the Conference of the Musical $eatre in America, Westport, Greenwood Press, p. 187–197.

Gyöngyi Heltai

370

Marten, Christian (1989), Die Operette als Spiegel der Geselltscha�  : Franz Lehars Die lustige Witwe-Versuch einer sozialen $eorie, Europaische Hochschulshrifrten 36 : 34, Frankfurt am Main, Lang.

Pirie, Joan (1984), « Winning the Battle and Losing the War : \e 1927 Strike Up  the Band  », dans Glenn Lonely (dir.), Musical theatre in America. Papers and Proceedings of the Conference of the Musical $eatre in Ameri-ca, Westport, Greenwood Press, p. 245–253.

Root-Bernstein, Michèle (1984), Boulevard $eater and Revolution in Eight-eenth-Century Paris, Ann Arbor, Michigan, UMI Reserach Press.

Roth, Marc A. (1984), « Kurt Weil and Broadway Opera », dans Glenn Lonely (dir.), Musical theatre in America. Papers and Proceedings of the Conference of the Musical $eatre in America, Westport, Greenwood Press, p. 267–275.

Wall, Carey (1996), « \ere’s No Business Like Show Business  : A Specu-lative Reading of the Broadway Musical », dans Robert Lawson-Peebles (dir.) Approaches to the American Musical, Exeter, University of Exeter Press, p. 24–43.

L’in2uence soviétique : le réalisme socialiste 

Groys, Boris (1992), $e Total Art of Stalinism. Avant-garde, aesthetic dicta-torship, and beyond, Princeton, New Yersey, Princeton University Press.

Groys, Boris (1997), « A posztszovjet posztmodern », Magyar Lettre interna-tionale, 26, p. 28–31.

Revaï, Joseph (1950), La littérature et la démocratie populaire. A propos de G. Lukacs, Paris, Les éditions de la Nouvelle critique.

Revaï, Joseph (1971), « La Tragédie de l’homme de Madách », dans György Aczél, Culture et démocratie socialiste. Sur la politique culturelle hongr-oise, Paris, Éditiones sociales, Budapest, Éditions Corvina, p. 130.

Robin, Régine (1986), Le réalisme socialiste. Une esthétique impossible, Paris, Payot.

Souchard, Maryse (1989), « Pour une sémiotique du roman à thèse : le cas du réalisme socialiste [dans les romans soviétiques des années 1930] », Protée, 17, no 3 (automne), p. 49–56.

Vladimirskaja, Alla (1975), Zvezdnie casi operetti, Leningrad, Iskustvo.

Bibliographie

371

Cultural Studies : l’analyse idéologique

Angenot, Marc (1997), La propagande socialiste, six essais d’analyse du dis-cours, Montréal, Collections L’Univers discours, Balzac-Le Griot Éditeur.

During, Simon (1993), « Introduction », dans Simon During (dir.), $e Cul-tural Studies Reader, London and New York, Routledge, p. 1–29.

Dyer, Richard (1993), «  Entertainment and utopia  », dans Simon During (dir.), $e Cultural Studies Reader, London and New York, Routledge, p. 272–283.

Mukerji, Chandra, et Michael Schudson (dir.) (1991), Rethinking Popu-lar Culture. Contemporary Perspective in Cultural Studies, Berkeley-Los Angeles-Oxford, University of California Press.

Nelson, Cary, et Lawrence Grossberg (1992), « Cultural Studies : An Intro-duction », dans Cary Nelson, Paula A. Treicher et Lawrence Grossberg, (dir.), Cultural studies, London, Routledge, p. 1–17.

Transfert culturel – mémoire culturelle

Assmann, Jan (1999), A kulturális emlékezet. Írás, emlékezés és politikai iden-titás a korai magaskultúrában, Budapest, Atlantisz könyvkiadó.

Greenblatt, Stephen (1988), Shakespearean negotiations  : the circulation of social energy in Renaissance England, Berkeley, University of California Press.

Greenblatt, Stephen (1996), Ces merveilleuses possessions. Découverte et ap-propriation du Nouveau Monde au xvie siècle, Paris, Les belles lettres.

Hartog, François (2003), Régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil.

Hobsbawm, Eric, et Terence Ranger (dir.) (1983), $e Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press.

Le Go@, Jacques (1988), Histoire et mémoire, Paris, Gallimard. Le Go@, Jacques (1990), « Préface », dans Alain Brossat, Sonia Combe, Jean-

Yves Potel et Jean-Charles Szurek (dir.), À l’Est la mémoire retrouvée, Paris, Éditions la découverte, p. 7–10.

Lüsebrink, Hans-Jürgen (2003), La conquête de l’espace public colonial : prises de parole et formes de participation d’écrivains et d’intellectuels africains dans la presse, Frankfurt, Iko Verlag.

Mosee, Walter (1995), « L’Appropriation culturelle », Discours social/Social Discourse, vol. 7, no 1–2, p. 80–90.

Todorov, Tzvetan (1995), Les abus de la mémoire, Paris, Arléa.

Gyöngyi Heltai

372

Werner, Michael, et Michel Espagne (1988), Transferts. Les relations intercul-turelles dans l’espace franco-allemand (xviiie et xixe siècle), Paris, Éditions Recherche sur les Civilisations.

Werner, Michael, et Bénédicte Zimmermann (dir.) (2004), De la comparai-son à l’histoire croisée, Le genre humain 42, Paris, Seuil, Avril.

L’opérette dans le théâtre hongrois pendant la période socialiste 

Bános, Tibor (1983), Újabb regény a pesti színházakról. Újra kezdődik a játék 1945–1949, Budapest, Magvető Könyvkiadó.

Bános, Tibor (1996), A Csárdáskirálynő vendégei, Budapest, Cserépfalvi. Bán, Zoltán (1980), « A hivatal védte ízléstelenség. A magyar operett útja

1948–1954 », Mozgó Világ, VI, p. 42–52. Heltai, Gyöngyi (1984a), «  Bulgakov Boldogság és Iván Vasziljevics című

drámáinak elemzése », Színháztudományi Szemle 5, p. 153–205.Heltai, Gyöngyi (1984b),  « Puskin utolsó évei – utolsó napjai tükrében. Bul-

gakov: Puskin utolsó napjai című drámájának elemzése », Studia Russica, VII, p. 307–335.

Heltai, Gyöngyi (1985a) Bulgakov öt drámájának elemzése. (manuscrit)Heltai, Gyöngyi (1985b), «  Közjátékoktól a  Tartu@eig, avagy a  nevetésben

rejlő veszélyek », Filológiai Közlöny, 4, p. 194–203.Heltai, Gyöngyi (1987a), « Interludes leading to Tartu*e, of the dangers of

laughing », Acta Letteraria Scientiarum Hungaricae, 28, p. 119–127. Heltai, Gyöngyi (1987b), «  Három Molière és három Napkirály. Bulgakov

Álszentek összeesküvése című darabja a magyar színpadon és színikritiká-ban », Kultúra és Közösség, 1, p. 81–96.

Heltai, Gyöngyi (1993), Schematic dramas and political parabola dramas. Examples from three periods and three traditions. (Manuscrit)

Heltai, Gyöngyi (1997), Szocialista sematizmus, Budapest, Magyar Tudomá-nyos Akadémia, Politikai Tudományok Intézete, Etnoregionális Kutató-központ, Munkafüzetek 34.

Heltai, Gyöngyi (2000), « Totò és Latyi komikuma  : színház antropológiai modell », Tabula, 3/1, p. 89–114.

Heltai, Gyöngyi (2002), « A Fáklyaláng Erdélyben », Magyar Szemle, 11–12. sz, p. 123–144.

Heltai, Gyöngyi (2002), «  Egy anekdota margójára. ’…hát tudod, ez a  mi Csárdáskirálynőnk’ », Napút, 2, p. 7–35.

Heltai, Gyöngyi (2002), « Le réalisme socialiste et la propagande socialiste comme sujets possibles pour les études culturelles  », dans A.  Gergely

Bibliographie

373

András (dir.), A nemzet antropológiája. Hofer Tamás köszöntése, Budapest, Új Mandátum Kiadó, p. 60–65.

Heltai, Gyöngyi (2003), « Színház és interkulturalitás », Tabula, 6 (1), p. 93–116.

Heltai, Gyöngyi (2003), « Latyi a Nemzeti előtt. A Latabár Kálmán-féle ’ön-célú’ játékmód színháztörténeti, nézői és politikai értékelése  », Napút, Március, p. 51–70.

Heltai, Gyöngyi (2003), « A ’vendégjáték rítus’ kockázatai. A csárdáskirálynő Romániában 1958-ban », Korall, 13. Szeptember, p. 125–144.

Heltai, Gyöngyi (2004), « A ’hagyományos komikus’ játékmód társadalom-tudományi kontextusa », Palócföld, 1–2 Szám, p. 85–98.

Heltai, Gyöngyi (2004), « Fedák Sári, mint ’emlékezeti hely’. A bulvárszín-házi kulturális örökség átértékelése », Korall, 17. Szeptember, p. 167–192.

Heltai, Gyöngyi (2004), « Operett-diplomácia. A Csárdáskirálynő a Szovjet-unióban 1955–1956 fordulóján », AETAS, 2, p. 87–118.

Mihályi, Gábor (1984), A Kaposvár-jelenség, Budapest, Múzsák Közművelő-dési Kiadó.

Molnár Gál, Péter (1982), A Latabárok. Egy színészdinasztia a magyar szín-háztörténetben, Budapest, Népművelési és Propaganda Iroda.

Molnár Gál, Péter (1997), Honthy Hanna és kora, Budapest, Magvető. Párkány, Làszló (dir.) (1989), Turay Ida egyes szám első személyben, Buda-

pest, Editorg. Szemere, Anna (1979), «  A sematizmus ’vívmánya’  : A  szocialista realista

operett  », Zenetudományi dolgozatok, Budapest, MTA Zenetudományi Intézete, p. 145–151.

Rátonyi, Róbert (1967), Az Operett csillagai I-II, Budapest, Színháztudomá-nyi Intézet.

Rátonyi, Róbert (1984), Operett I-II, Budapest, Zeneműkiadó.

Politique culturelle en Hongrie pendant la période socialiste

Aczél, György (1971), Culture et démocratie socialiste. Sur la politique cul-turelle hongroise, Paris, Éditions sociales, Budapest, Éditions Corvina.

Aczél, Georges (1987), La  Hongrie, hier, aujourd’hui, Paris, Les Éditions Nagel.

Alföldi, Vilma (dir.) (1993), A magyar állam szervei. 1950–1970, Budapest, Magyar Országos Levéltár.

Aron, Raymond (1965), Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard. Cohen, Francis (1982), Entretiens avec György Aczél sur un socialisme, Paris,

Éditions sociales.

Gyöngyi Heltai

374

Dancs, Istvánné (dir.) (1990), A vallási és közoktatásügyi minisztérium szín-házi iratai, 1946–1949, Budapest, Országos Színháztörténeti Múzeum és Intézet.

De Bonis, Jacques (1976), En direct avec un dirigeant hongrois : György Aczél, Paris, Éditions sociales.

Kulin, Ferenc (1994), A tét. Interjúk, esszék a nemzetről és a rendszerváltásról, Budapest, Bagolyvár.

Molnár, Miklós (1996), Histoire de la Hongrie, Paris, Hatier. Révész, Sándor (1997), Aczél és korunk, Budapest, Sík kiadó. Romsics, Ignác (1999), Hungary in the twentieth century, Budapest, Corvina,

Osiris. Sipos, András, et Péter Donáth (dir.) (2000), A  nagy válságtól  a rendszer-

váltásig. Szöveggűyjtemény Budapest történetének tanulmányozásához. II. 1930–1990, Budapest, Budapest Főváros Levéltára – ELTE Tanító- és Óvó-képző Főiskolai Kar.

Strasszenreiter, Erzsébet (1996), « Dokumentumok az ötvenes évek színházi életéből », Színháztudományi Szemle, p. 233–249.

Veres, András (dir.) (1992), Irányított irodalom. Írók pórázon. A  Kiadói Főigazgatóság irataiból, 1961–1970, Budapest, Magyar Tudományos Aka-démia Irodalomtudományi Intézete.

Mémoires, chroniques sur l’opérette de la période socialiste

Darvas, Iván (2001), Lábjegyzetek, Budapest, Európa könyvkiadó. Felleghy, Tom (2000), Ki ez az őrült ?, Budapest, K. u. K. Kiadó. Gál, György Sándor (1973), Honthy Hanna. Egy diadalmas élet regénye,

Budapest, Zeneműkiadó. Gáspár, Margit (1985), Láthatatlan királyság. Egy szerelem története, Buda-

pest, Szépirodalmi Könyvkiadó. Gobbi, Hilda (1982), Közben, Budapest, Szépirodalmi Könyvkiadó. Kellér, Dezső (1944), Az én kabarém, Budapest, Springer nyomda. Kellér, Dezső (1957), Kedves közönség, Budapest, Szépirodalmi Könyvkiadó. Kellér, Dezső (1964), Kis ország vagyunk, Budapest, Szépirodalmi Könyvki-

adó. Kellér, Dezső (1967), Pest, az Pest, Konferanszok 1946–1964, Budapest, Szép-

irodalmi Könyvkiadó. Kellér, Dezső (1976), Leltár. Naplómból (1974–1975), Budapest, Szépirodal-

mi Könyvkiadó.

Bibliographie

375

Kellér, Dezső (1986), Fogom a függönyt, Budapest, Szépirodalmi könyvkiadó. Magyar, Bálint (1993), Bukásra ítélt siker. A  Vígszínház három éve, 1955–

1958, Budapest, Országos Színháztörténeti Múzeum és Intézet. Pándy, Lajos (1989), Súgópéldány, Budapest, Gondolat.

Analyse de l’opérette socialiste (1949–1968)

Études théoriques : approche pluridisciplinaire 

Barba, Eugenio, et Nicola Savarese (1991), $e Secret Art of the Performer : A Dictionary of the $eatre Anthropology, London, Routledge.

Hastrup, Kirsten (1996), « Culture/Tradition, document interne pour l’ISTA de Londrina, Brésil 1994 », dans Patrice Pavis (dir.), L’analyse des spectacles. $éâtre, mime, danse, danse théâtre, cinéma, Paris, Éditions Nathan, p. 256.

Pavis, Patrice (1990), Le $éâtre au croisement des cultures, Paris, José Corti.

Analyse du texte spectaculaire

De Marinis, Marco (1994), Capire il teatro. Lineamenti di una nuova teatro-logia, Firenze, La Casa Usher.

Pavis, Patrice (1996), L’analyse des spectacles. $éâtre, mime, danse, danse théâtre, cinéma, Paris, Éditions Nathan.

Ubersfeld, Anne (1996), Les termes clés de l’analyse du théâtre, Paris, Éditions du Seuil.

Analyse du « style de jeu comique traditionnel » 

Fellini, Frederico (1980), Propos, Paris, Éditions Buchet/Chastel. Fellini, Frederico (1996), Faire un 4lm, Paris, Éditions du Seuil. Fo, Dario (1979), «  Dario Fo  parle de Totò  », Cahiers du cinéma, no  297

(février), p. 19–26. Fo?, Go@redo (1979), « Totò et Naples », Cahiers du cinéma, no 297 (février),

p. 26–29. Incrocci, Agenore (Age) (1979), « Entretien avec Age (Agenore Incrocci) »

par Jean-Louis Comolli et François Géré, Cahiers du cinéma, no  297 (février), p. 33–36.

Jenkins, Henry (1992), What Made Pistachio Nuts ? Early Sound Comedy and the Vaudeville Aesthetics, New York, Columbia University Press.

Gyöngyi Heltai

376

Keaton, Buster (avec la collaboration de Charles Samuels) (1984), Slapstick, Nantes, L’Atalante.

Lloyd, Harold (1979), « Le développement du ?lm comique », Cahiers du cinéma, no 296 (janvier), p. 25.

Manganaro, Jean-Paul (1979), «  Le corps comique  », Cahiers du cinéma, no 297 (février), p. 29–33.

Monicelli, Mario (1979), « Entretien avec Mario Monicelli » par Jean-Louis Comolli et François Géré, Cahiers du cinéma, no 298 (mars), p. 12–17.

Pasolini, Pier Paolo (1979), «  Totò  », Cahiers du cinéma, no  298 (mars), p. 5–6.

Sources 

Documents d’archives

Archives Nationales de la Hongrie (par la suite : MOL) :

Ministère de la religion et d’instruction publiqueDossier de la section d’art et de la culture (1945–1949). Cote : XIX-I-1-i

Ministère de la culture populaire (par la suite : MEN) Dossier du ministre, József Révai (1949–1953) Cote : XIX-I-3-eDossier du sous-secrétaire d’État, Géza Losonczy (1949–1951) Cote  : XIX-I-3-fDossier général (1949–1957) Cote : XIX-I-3-aDossier des conférences vice ministérielles (1953–1956) Cote : XIX-I-3-oDossier des conférences du collège de la direction (1949–1956) Cote  : XIX-I-3-n

Parti des Travailleurs Hongrois (par la suite : MDP)Dossier du secrétaire, Mátyás Rákosi (1948–1956) Cote : M-KS-276–65Dossier de la section d’agitation et de propagande (1950–1956) Cote  : M-KS-276–89Dossier de la section scienti?que et culturelle (1953–1956) Cote : M-KS-276–91

Ministère des a@aires culturelles (par la suite : MC)Dossier des conférences du collège de la direction (1957–1967) Cote  : XIX-I-4-@fDossier des conférences vice ministérielles (1957–1974) Cote : XIX-I-4-eee

Bibliographie

377

Dossier de la direction (division) théâtrale (1958–1973) Cote : XIX-I-4-@Dossier général du vice-ministre, György Aczél. Cote : XIX-I-4-aaa

Parti Socialiste Ouvrier Hongrois (par la suite : MSZMP) Dossier du Comité central (1956–1989) Cote : M-KS-288–4Dossier du Politburo Cote : M-KS-288–5Dossier de la section d’agitation et de propagande (1957–1989) Cote  : M-KS-288–22Dossier de la section scienti?que et culturelle (1957–1963) Cote : M-KS-288–33Dossier de la section scienti?que et de l’instruction publique (1964–1966) Cote : M-Ks-288–34Dossier de la section scienti?que de l’instruction publique et culturelle (1967–1988) Cote : M-KS-288–36

Ministère des a@aires étrangèresDossier général (1945–1979) Cote : XIX-J-1-kA@aires con?dentielles (1945–1979) Cote : XIX-J-1-j

Ambassade de la Hongrie à Bucarest A@aires con?dentielles (1946–1960) Cote : XIX-J-33-aDossier administratif (1945–1957) Cote : XIX-J-33-b

Ambassade de la Hongrie à MoscouA@aires con?dentielles (1946–1961) Cote : XIX-J-42-aDossier administratif (1946–1960) Cote : XIX-J-42-b

Bases des données, données statistiques

Alpár, Ágnes (1977), Harminc év vendégjátékai, 1945–1975, Budapest, Magyar Színházi Intézet.

Koch, Lajos (1958), A budapesti Király Színház műsora. Adattár, Budapest, Színháztudományi és Filmtudományi Intézet.

Koch, Lajos (1972), A Fővárosi Operettszíznház műsora. Adattár, Budapest, Magyar Színházi Intézet, Budapest.

Tárnok, János (1978), A magyar játék4lmek nézőszáma és forgalmazási ada-tai. 1948–1976, Budapest, Magyar Filmtudományi Intézet és Filmarchí-vum, Mokép.

Taródy-Nagy, Béla (dir.) (1962), Színpad és közönség. Magyar színházi ada-tok. I-II. Művelődéstani könyvtár, Budapest, Színháztudományi Intézet.

Gyöngyi Heltai

378

Sources textuelles, livrets

Eisemann, Mihály, et László Szilágyi, Meseáruház (Collection théâtrale, Bib-liothèque nationale Széchenyi, Budapest)

Kálmán, Imre, Béla Jenbach, et Leo Stein (1917), « A csárdáskirályné », Szín-házi Élet, 15 szám, p. 4–40.

Kerekes János, Tibor Barabás, Béla Gádor et Szilárd Darvas, Állami Áruház (Collection théâtrale, Bibliothèque nationale Széchenyi, Budapest)

Sources audiovisuelles 

Enregistrement de spectacle

Kálmán, Imre, István Béke@y et Dezső Kellér (1991), Csárdáskirálynő (1961), MTV RT.-Televideo, VHS PAL.

Opérette 7lmée

Kerekes, János, Tibor Barabás, Béla Gádor et Szilárd Darvas, Állami Áruház (1952), Metteur en scène : Vilmos Gertler, MOKÉP Rt., VHS PAL