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UN EXEMPLE DE LA DÉCENTRALISATION SCIENTIFIQUE DANS LA FRANCE DES ANNÉES 1870. LA CRÉATION DE L’OBSERVATOIRE ASTRONOMIQUE DE LYON EMMANUEL PÉCONTAL * Introduction Dans son numéro du 21 août 1877, le Salut Public, journal conservateur Lyon- nais, publie un article sur deux colonnes, lourd de critiques sur le choix du site du futur Observatoire astronomique Lyonnais. L’article présente les travaux d’un comité de savants locaux qui avaient “ soigneusement examiné et discuté les dif- férents points favorables, dans la banlieue de Lyon, à l’établissement d’un obser- vatoire ”. Le choix avait été arrêté sur la colline de Sainte-Foy lès Lyon, et les démarches entreprises auprès des collectivités locales pour finaliser le projet. Mais un coup de théâtre survint alors, et le choix final se porta sur la colline de Beauregard à Saint-Genis-Laval. L’auteur de l’article se plaint amèrement d’une “ affaire […] conduite par des personnes qui n’ont aucune idée du climat de Lyon, qui ignorent les nécessités locales, les phénomènes atmosphériques particuliers à notre région, et qui tiennent en fort médiocre estime, sans doute, les opinions et les observations des gens de province ”. L’affaire est entendue : on assiste à une mise sous tutelle parisienne de la science provinciale. On pourrait être tenté, à la sortie d’une époque où la science Française vivait sous la domination exclusive des institutions Parisiennes, de suivre l’argumentation du Salut Public. Pourtant une analyse approfondie des faits montre une réalité plus complexe. L’installation de l’observatoire, comme celle de tous les observatoires de province à la même époque, s’est effectivement faite sous le contrôle étroit des instances scientifiques Parisiennes. On peut trou- ver dans la thèse de L. Maison une analyse très détaillée de cette emprise centrale dans le cas de l’Observatoire de Bordeaux 1 . On sait de même qu’une fois installé, l’Observatoire de Lyon verra ses travaux suivis de près par une commission pari- sienne 2 . Mais les raisons qui ont conduit les autorités scientifiques centrales à 1. Laetitia Maison, “ La fondation et les premiers travaux de l’Observatoire astronomique de Bor- deaux (1871-1906) ”, thèse de doctorat, Bordeaux 1, 2004. 2. Emmanuel Pécontal, “ Polar motion measurement at the Observatoire de Lyon in the late nine- teenth century ”, Studies in History and Philosophy of Science Part A, 42, 2011, p. 94-104. * Centre de Recherche Astrophysique de Lyon CNRS UMR 5574 Observatoire de Lyon Université Claude Bernard Lyon 1 9, Avenue Charles André 69230 Saint-Genis-Laval France [email protected]

Un exemple de la décentralisation scientifique dans la France des années 1870. La création de l'Observatoire astronomique de Lyon

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UN EXEMPLE DE LA DÉCENTRALISATION SCIENTIFIQUEDANS LA FRANCE DES ANNÉES 1870.

LA CRÉATION DE L’OBSERVATOIRE ASTRONOMIQUE DE LYON

EMMANUEL PÉCONTAL*

Introduction

Dans son numéro du 21 août 1877, le Salut Public, journal conservateur Lyon-nais, publie un article sur deux colonnes, lourd de critiques sur le choix du sitedu futur Observatoire astronomique Lyonnais. L’article présente les travaux d’uncomité de savants locaux qui avaient “ soigneusement examiné et discuté les dif-férents points favorables, dans la banlieue de Lyon, à l’établissement d’un obser-vatoire ”. Le choix avait été arrêté sur la colline de Sainte-Foy lès Lyon, et lesdémarches entreprises auprès des collectivités locales pour finaliser le projet.Mais un coup de théâtre survint alors, et le choix final se porta sur la colline deBeauregard à Saint-Genis-Laval. L’auteur de l’article se plaint amèrement d’une“ affaire […] conduite par des personnes qui n’ont aucune idée du climat de Lyon,qui ignorent les nécessités locales, les phénomènes atmosphériques particuliers ànotre région, et qui tiennent en fort médiocre estime, sans doute, les opinions etles observations des gens de province ”.

L’affaire est entendue : on assiste à une mise sous tutelle parisienne de lascience provinciale. On pourrait être tenté, à la sortie d’une époque où la scienceFrançaise vivait sous la domination exclusive des institutions Parisiennes, desuivre l’argumentation du Salut Public. Pourtant une analyse approfondie desfaits montre une réalité plus complexe. L’installation de l’observatoire, commecelle de tous les observatoires de province à la même époque, s’est effectivementfaite sous le contrôle étroit des instances scientifiques Parisiennes. On peut trou-ver dans la thèse de L. Maison une analyse très détaillée de cette emprise centraledans le cas de l’Observatoire de Bordeaux1. On sait de même qu’une fois installé,l’Observatoire de Lyon verra ses travaux suivis de près par une commission pari-sienne2. Mais les raisons qui ont conduit les autorités scientifiques centrales à

1. Laetitia Maison, “ La fondation et les premiers travaux de l’Observatoire astronomique de Bor-deaux (1871-1906) ”, thèse de doctorat, Bordeaux 1, 2004.

2. Emmanuel Pécontal, “ Polar motion measurement at the Observatoire de Lyon in the late nine-teenth century ”, Studies in History and Philosophy of Science Part A, 42, 2011, p. 94-104.

* Centre de Recherche Astrophysique de LyonCNRS UMR 5574Observatoire de LyonUniversité Claude Bernard Lyon 19, Avenue Charles André69230 [email protected]

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balayer d’un revers de la main le travail de la commission locale sont à chercherdans la composition de celle-ci.

Lyon, même si la centralisation de l’époque avait créé un formidable déséqui-libre entre les personnels savants de Paris et ceux des grandes villes de province,comptait plusieurs personnalités scientifiques de haut niveau, susceptibles d’étu-dier l’implantation d’un nouvel établissement académique d’importance commeun observatoire astronomique. L’administration locale pouvait choisir parmi euxdes experts indiscutables, et l’étude des archives montre que c’est ce qui a été faitdans un premier temps. Mais les soubresauts politiques du moment eurent uneinfluence considérable sur la composition finale de la commission locale, la cou-pant du mouvement scientifique de l’époque, et rendant ses conclusions irrece-vables, voire suspectes, par les instances savantes nationales.

Le mouvement de décentralisation après la guerre Franco-Prussienne

Le contexte révolutionnaire provoqué par la chute du second Empire allaitfavoriser un vaste mouvement de décentralisation des institutions scientifiques etde l’enseignement supérieur en France. La faculté des sciences de Lyon, suppri-mée par l’ordonnance du 18 janvier 1815 et rétablie par celle du 9 décembre1833, végétait dans des locaux exigus, et n’accueillait avant les années 1870qu’une dizaine d’auditeurs par an en moyenne dont peu passaient la licence avecsuccès. Les rapports successifs des doyens de la faculté des sciences, lus au coursdes rentrées solennelles des facultés, présentent un bilan annuel des examens delicence et de doctorat qui se résument à quelques unités. L’état de la recherchen’est guère plus brillant, et dans son rapport de 1868, le doyen Jourdan se lamentesur la pauvreté des moyens disponibles pour la recherche expérimentale dans safaculté3.

Cet état de pénurie concernait tous les centres universitaires de province pen-dant les deux premiers tiers du XIXe siècle. En 1848 déjà, peu de temps après larévolution de février, Armand de Quatrefages dressait un tableau sombre del’enseignement supérieur français, et plaidait pour une décentralisation inspiréedu modèle allemand4, mais aucune action dans ce sens ne fut mené pendant lesecond Empire.

À la veille de la guerre de 1870-71, de nombreuses voix se font entendre pourdéplorer la pauvreté scientifique des provinces françaises. Le livre écrit justeavant la guerre par Charles Schützenberger, professeur à la faculté de médecinede Strasbourg, “ De la réforme de l’enseignement supérieur et des libertés univer-sitaires ” est particulièrement intéressant par les statistiques qu’il contient. Com-parant les programmes, les personnels et le nombre de leçons des facultés de

3. Rapport du doyen de la faculté des sciences de Lyon, dans : Séance de rentrée solennelle desfacultés de Lyon (24 novembre 1868), Lyon, imprimeries Vingtrinier, 1868.

4. Armand de Quatrefages, Revue des deux mondes, tome 22, 1848, p. 503.

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Strasbourg (centre universitaire le plus important de province à l’époque), aveccelles d’une ville de second rang comme Marbourg en Allemagne, il montrel’abîme existant entre les deux systèmes : “ L’enseignement de la faculté dessciences de Marbourg compte cinq fois plus de professeurs que celui de Stras-bourg, et qui de plus font chacun deux fois plus de leçons et donnent un ensei-gnement pratique d’exercices et de recherches faisant presque absolument défautdans nos institutions ”5. Et partout en province, comme on l’a vu pour Lyon, lenombre d’étudiants est dérisoire :

“ Il y a 86 candidats à la licence pour les 15 facultés de sciences. Pasmême 4 étudiants officiels par Faculté ! La seule faculté de philosophie deHeidelberg a plus d’inscriptions pour l’année 1869-1870 que n’en pos-sèdent ensemble toutes nos Facultés des lettres et des sciences disséminéesdans les départements. Le chiffre de Heidelberg seul est de 175 inscrits ; iln’est que de 136 inscriptions pour la licence, dans la France entière, endehors de Paris, et le chiffre de Heidelberg est encore supérieur à celui deParis même ”6.

En ce qui concerne l’astronomie, Lyon, à l’instar de beaucoup de grandscentres urbains et intellectuels, avait hébergé un observatoire actif sous l’ancienrégime. Après la Révolution, les observatoires de province, rattachés aux acadé-mies ou aux facultés des sciences locales, connurent une période de déclin dra-matique, malgré les efforts de leurs savants. À Lyon, la tourmente révolutionnairefut particulièrement dévastatrice, et l’astronomie, menée alors par les oratoriensau Collège de la Trinité, y connut un arrêt brutal.

En 1817, François Clerc, astronome et mathématicien, collaborateurd’Ampère, restaura l’Observatoire, et le dirigea jusqu’en 1840, mais il ne parvintpas à pérenniser une activité astronomique continue à Lyon et l’enseignement del’astronomie y fut interrompu en 1838. Son prestigieux successeur à l’Observa-toire, Auguste Bravais, n’y fit qu’un éphémère passage avant de devenir titulairede la chaire de physique de l’École Polytechnique en 1845. Bravais fut remplacépar le mathématicien Charles Briot à la chaire de mathématique appliquée, maisil n’eut pas de successeur à la tête d’un observatoire qui n’avait en somme pourpersonnel que son directeur. Cet état de fait dura suffisamment pour que le doyende la faculté des sciences, Claude Jourdan, réclame en 1867 une restauration del’enseignement de l’astronomie à Lyon et la refondation d’un observatoire7. Lesvieux instruments furent alors transférés des locaux vétustes du lycée Ampère, àceux bien exigus du Palais Saint-Pierre, dans lesquels venait d’être installée lafaculté des sciences. On était encore loin de la création d’un véritable observa-

5. Charles Schützenberger, De la réforme de l’enseignement supérieur et des libertés universi-taires, Strasbourg, typographie de G. Silbermann, 1870, p. 55.

6. Ibidem. p. 57.7. Lettre de Claude Jourdan au préfet du Rhône demandant le rétablissement de l’Observatoire de

Lyon. AM Lyon 1754 W 7.

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toire, et son nouveau directeur, Adrien Lafon, n’avait certainement pas la person-nalité pour y insuffler un renouveau. Comme on le verra plus loin, l’expérienceen astronomie de ce professeur de mathématiques à la faculté était déjà ancienneet son enseignement était routinier et vieilli.

On en était là lorsque survint l’écrasante défaite de 1871, contre un nouvelempire dont l’organisation politique apparaissait comme l’antithèse del’hypercentralisme français. Le mouvement de décentralisation de l’enseignementsupérieur, réclamé de longue date, s’amorça alors.

Dans le monde intellectuel, certains, et non des moindres, voulaient voir dansl’infériorité de la science française l’origine de la défaite. Dès la fin de la guerre,Louis Pasteur publia dans le Salut Public de Lyon le 20 mars 1871, un articlerepris par la Revue Scientifique de la France et de l’Étranger dans lequel il poin-tait du doigt la faiblesse des universités françaises :

“ Tandis que l’Allemagne multipliait ses universités, qu’elle établissaitentre elles la plus salutaire émulation, qu’elle entourait ses maîtres et sesdocteurs d’honneur et de considération, qu’elle créait de vastes labora-toires dotés des meilleurs instruments de travail, la France énervée par lesrévolutions, toujours occupée de la recherche stérile de la meilleure formede gouvernement, ne donnait qu’une attention distraite à ses établisse-ments supérieurs ”8.

Les années qui allaient suivre allaient voir alors un important développementdes facultés de province, pour aboutir à la veille du XXe siècle à leur fusion dansde grandes Universités à part entière.

L’astronomie, science fondamentale par excellence, avait particulièrementsouffert de la centralisation sous la férule d’Urbain Le Verrier, directeur autocratede l’Observatoire de Paris. Elle ne resta évidemment pas extérieure à ce mouve-ment, et en février 1873, un décret relatif aux Observatoires de l’État était publié,qui, en plus de définir la nouvelle organisation de l’Observatoire de Paris, posaitles bases des observatoires de départements à venir. Ce texte faisait suite au rap-port d’une commission d’organisation des Observatoires9, instituée par un autredécret du 25 novembre 1872, fustigeant à son tour la centralisation de l’astrono-mie française10.

De fait, seuls les observatoires de Marseille et de Toulouse avaient une acti-vité significative avant la guerre. Encore, celui de Marseille, refondé par Le Ver-rier n’était considéré que comme une “ succursale ” de l’Observatoire de Paris, et

8. Louis Pasteur, Revue Scientifique de la France et de l’étranger, No 4, 1871, p. 74.9. Cette commission était composée de Le Verrier, Stephan, Fizeau, Villarceau, Lespiault et Wolf.

Le Verrier, directeur de l’Observatoire de Paris sous l’Empire, était encore incontournable, mais onpeut lire en filigranes dans le rapport une critique sévère de son administration autocratique del’Observatoire.

10. Alfred de Beauchamp, Recueil de lois et règlements sur l’enseignement supérieur, Tome 2,Rapport de la commission astronomique instituée par décret du 25 novembre 1872. 1882, p. 840.

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celui de Toulouse était encore loin d’avoir l’activité qui allait être la sienne aprèsla décentralisation. En ce qui concerne Lyon et Bordeaux, l’idée était dans l’airavant la guerre d’y fonder des observatoires. On a vu précédemment que lessavants locaux en émettaient le vœu dès 1867 pour Lyon. Mais on envisageaitsérieusement cette éventualité aussi au niveau national. Le Verrier lui-même, lorsd’une mission à Marseille à l’occasion d’une campagne d’observation d’étoilesfilantes à l’automne 1869, se rendit à Lyon pour en discuter. Avant ce voyage, ilécrivit au Ministre :

“ Je désirerais reprendre en même temps la question de l’organisationd’observatoires à Lyon et à Bordeaux, question dont je m’étais déjà occupédans le passé. Je retournerai à Lyon le 10 novembre suivant ce qui a étéconvenu avec Monsieur le recteur de La Saussaye [...] Mais, Monsieur leMinistre, pour que j’aie quelques chances de réussir dans des entreprisestelles que celle de l’érection d’observatoires à Lyon et à Bordeaux, votreassentiment et le concours de votre administration seraient nécessaires ”11.

La volonté scientifique était donc bien là, mais à cette époque le gouverne-ment n’était pas prêt à suivre les recommandations des scientifiques, même sielles émanaient d’un personnage très proche du pouvoir comme l’était Le Verrier,et le ministre, Olivier Bourbeau, repoussa l’idée de fonder de nouveaux observa-toires à une date indéterminée12. Il faut toutefois se garder de voir dans le projetde Le Verrier une véritable volonté de décentralisation. Dans son esprit, il s’agis-sait plutôt de créer de nouvelles succursales de l’Observatoire de Paris que desétablissements autonomes13.

À Lyon, la première délibération au conseil municipal concernant l’implanta-tion d’un Observatoire date du 15 février 1873. Mais avant de se pencher plusavant sur le processus de création de l’Observatoire, il convient de rappeler lecontexte politique contemporain, la ville de Lyon ayant eu à subir une législationd’exception précisément à cette époque, qui n’allait pas être sans incidence sur lamise en place de la commission locale chargée d’étudier l’implantation de cet éta-blissement.

Chronologie locale et nationale en 1873

Après la chute de l’Empire, l’Assemblée nationale élue en 1871 est en majo-rité monarchiste. Toutefois, le camp monarchiste étant divisé entre légitimistes etorléanistes, Adolphe Thiers, ancien orléaniste devenu “ républicain conserva-

11. Lettre de Le Verrier au ministre de l’Instruction Publique. 29 Octobre 1869. AN F17 13588/2.12. Réponse du Ministre de l’Instruction Publique. 7 Novembre 1869. AN F17-13588/2.13. Françoise Le Guet Tully, “ L’astronomie institutionnelle en France avant les réformes des

années 1870 ”, in La (re)fondation des observatoires astronomiques sous la IIIe République, PressesUniversitaires de Bordeaux, 2011, p. 65.

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teur ”, est désigné chef du pouvoir exécutif. L’assemblée versaillaise se méfie dela municipalité de Lyon qui est très majoritairement radicale et dont plusieursmembres, le maire Désiré Barodet en tête, avaient fait partie du groupe qui avaitproclamé la République à Lyon dès le 4 septembre 1870 au matin.

Au début de l’année 1873, le préfet est Joseph Cantonnet, nommé le 18 août1872, un républicain modéré qui entre très vite en conflit avec le radical Barodet,et qui demande au gouvernement que Lyon soit, comme Paris, gouverné par lepréfet14. L’Assemblée vote le 4 avril 1873 la suppression de la mairie centrale deLyon, le préfet devenant chef de l’exécutif municipal. La réaction est immédiate :Barodet démissionne, suivi du conseil municipal dans son ensemble. Cantonnet,qui par ailleurs se sent désavoué par la nomination d’un de ses adversaires poli-tiques au gouvernement quitte Lyon au même moment, après avoir donné sadémission le 14 avril15. La ville se trouve alors sans maire et sans préfet jusqu’au28 mai. Ces évènements vont déclencher une réaction en chaîne qui aura desconséquences nationales de première importance, et comme nous le verrons plusloin, aura aussi un impact sur le projet naissant du nouvel observatoire de Lyon.

Pour ce qui concerne la politique nationale, la suite est bien connue. L’oppo-sition républicaine radicale de l’assemblée attaque vigoureusement le gouverne-ment contre cette mesure d’exception qui frappe Lyon. Le parti radical profited’une élection législative partielle le 27 avril dans le département de la Seine pourprésenter Barodet contre Charles de Rémusat, ministre des affaires étrangères etvieux compagnon de route de Thiers. Rémusat est battu, et parallèlement à cetteélection, une autre à Lyon voit Ranc, ami de Clemenceau et éphémère commu-nard, entrer à l’Assemblée. Une crise éclate entre Thiers et la majorité monar-chiste qui lui reproche son “ laxisme ” vis-à-vis de la gauche radicale. Thiers, quiavait réussi jusqu’ici à contenir les poussées de la droite réactionnaire qui récla-mait la création d’un “ gouvernement de combat ” six mois auparavant, tombe etest remplacé à la présidence par Mac Mahon le 26 mai. Un gouvernementd’Ordre moral est installé, qui va chercher à rétablir la monarchie.

Dès l’instauration de l’Ordre moral, un préfet ultra est nommé à Lyon :Joseph Ducros, dont le passage laissera des traces profondes. C’est un cléricalréactionnaire qui accumulera les décrets vexatoires contre les libéraux de toutestendances. Dès sa nomination, il écrit au ministre de l’intérieur une lettre ne lais-sant aucune ambigüité sur ses liens personnels avec le Saint-Siège :

“ … Pendant cinq ans, de 1856 à 1861, j’ai en ma qualité d’Ingénieur enchef des Ponts et Chaussées, Directeur d’une compagnie de chemin de feren lutte avec les chemins Romains, approché presque journellement leSaint-Père […] Pendant un séjour que j’ai fait en mars dernier à Rome, leSaint-Père […] a daigné me conférer le titre de Comte. Dans des temps

14. Arthur Kleinclausz, Histoire de Lyon, tome III, Lyon, Librairie Pierre Masson, 1952, p 256.15. Lettre de Cantonnet au ministre de l’Intérieur du 14 avril 1873. AN F1BI/157/5. Dossier Can-

tonnet.

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ordinaires, et le Pape en possession de son pouvoir temporel, j’eusse misle Bref du 18 mars, au premier rang de mes souvenirs intimes, trésor jalou-sement caché de la famille. Dans ces tristes temps de lutte, il me paraîtutile que les soldats du premier rang, portent en pleine poitrine lesmarques d’honneur qui les désignent au respect des bons et aux coups desmauvais ; il me paraît surtout de haute convenance, d’attacher publique-ment le prix qu’elles méritent, aux faveurs de la grandeur indignementabaissée ”16.

Cette allégeance au clergé du représentant de l’État ne présage évidemmentrien de bon dans les rapports entre le parti ultra-conservateur alors au pouvoir, etune société en pleine révolution scientifique et industrielle. On peut citer à cetégard ces quelques phrases que Ducros vint prononcer en clôture du deuxièmeCongrès de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences, tenu à Lyonen août 1873 :

“ Les grandes races auxquelles est invinciblement réservée la dominationde la Terre ont un livre commun que, dans leur respect, elles ont appelé :le Livre. Les premiers mots du Livre racontent les premiers jours dumonde dans un langage dont n’a jamais approché le génie humain ; sa pre-mière image élève l’âme à des hauteurs formidables où l’envahit unevague perception des secrets du premier jour où la lumière fut : L’esprit deDieu planait sur les eaux ”17.

Ducros vient alors de s’installer à Lyon et il entend déjà marquer clairementdevant une assemblée supposée acquise aux idées libérales que l’époque est auretour de l’ordre ancien. Le directeur de la Revue Scientifique, Émile Alglave,s’en étrangle en rapportant l’incident :

“ M. Ducros, – ce n’était un secret pour personne, – n’était pas favorableau Congrès. Il s’en était expliqué fort ouvertement avec certains membresdu comité d’organisation. Cela l’inquiétait, sans qu’il pût expliquer pour-quoi autrement qu’en demandant si ce n’était pas quelque œuvre socialisteet inconsciente d’elle-même. Peut-être ce congrès n’avait-il d’autre tortréel à ses yeux que d’avoir été décidé sur l’invitation de M. Barodet... ”18.

Après la chute de Thiers, de nouvelles élections municipales à Lyon sont orga-nisées dont les radicaux sortent grands vainqueurs, obtenant 35 sièges sur 36. Dèslors, l’opposition commence entre Ducros et le conseil municipal et aboutit fina-

16. Lettre du Préfet Ducros au Ministre de l’Intérieur du 29 mai 1873. AN F1BI/158/32 DossierDucros.

17. Le Journal de Lyon, 31 Août 1874, p. 2.18. Émile Alglave, La Revue scientifique de la France et de l’Étranger, 2è série, 1873, tome 12,

p. 273.

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lement à la dissolution du conseil par Mac Mahon le 28 octobre. Ducros composealors une commission municipale qui fera office de conseil. La politique ultra-conservatrice menée par ce régime durera près de 14 mois. Kleinclausz, dans sonHistoire de Lyon décrit l’ambiance qui régnait à Lyon à cette époque : “ La libertéde la presse n’existait pas plus que la liberté d’expression sous ce régime policier.Le Journal de Lyon, d’opinions libérales et de ton modéré, suspendu à deuxreprises, dut procéder à sa liquidation vers la fin de la même année ”19.

En 1876, l’Assemblée devint républicaine, et quand après quelques soubre-sauts du régime, Mac Mahon décida, dans un ultime raidissement, de la dissoudreen octobre 1877, les élections législatives furent un désastre pour le parti monar-chiste, ancrant définitivement le régime dans un républicanisme parlementaire.Entre temps, l’élection d’un conseil municipal fut de nouveau autorisée à Lyonmais la ville restait administrée par le préfet. Au gré des oscillations du régimeaprès les élections de 1876, plusieurs préfets succédèrent à Ducros, et finalementla mairie centrale fut rétablie le 25 avril 1881.

Les personnalités impliquées dans le projet d’Observatoire à Lyon

L’expression d’une volonté politique locale

Au cours de la délibération du conseil municipal de Lyon du 15 février 1873,qui allait émettre pour la première fois le vœu qu’un nouvel Observatoire soit éta-bli à Lyon, la question est renvoyée à l’“ Administration qui nommera une com-mission spéciale composée d’hommes compétents ”.

Sur qui peut alors compter l’administration pour étudier l’installation d’unobservatoire astronomique ? Comme dans les autres grandes villes provincialesfrançaises de l’époque, les institutions scientifiques sont constituées de la facultédes sciences – dont on a vu les faibles ressources –, du lycée et des diversessociétés savantes. Jean-Baptiste Monfalcon énumère ces sociétés, qu’il considèrecomme “ une sorte d’enseignement supérieur ”, dans son histoire monumentale deLyon en 186920. Ce sont : l’Académie des sciences, belles lettres et arts ; lasociété d’agriculture, histoire naturelle et arts utiles ; la société Linnéenne ; lasociété littéraire. Les deux premières sont évidemment mieux à même de fournirdes spécialistes du sujet que les deux dernières. La faculté des sciences et le lycéesont concernés à travers les titulaires de leurs chaires de mathématiques de phy-sique et de chimie. Au total, l’administration dispose d’une petite vingtaine demembres de ces différents corps savants pour y trouver des spécialistes plus oumoins compétents en astronomie ou en météorologie.

Outre sa compétence scientifique, il sera nécessaire à la commission de bienconnaître les aspects purement techniques de l’établissement d’un observatoire, et

19. Arthur Kleinclausz, Histoire de Lyon, op. cit., p. 259. 20. Jean-Baptiste Monfalcon, Histoire monumentale de la ville de Lyon, vol. 4, 1869, p. 100.

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elle devra donc comporter en son sein des ingénieurs de la ville, appartenant pourla plupart au corps des Ponts et Chaussées. Enfin, on conçoit mal une commissionsans connaissance du milieu institutionnel Lyonnais, et on s’attend donc à y trou-ver un ou plusieurs notables de la ville, qui peuvent d’ailleurs appartenir aumonde savant ou au corps des ingénieurs.

Le choix des personnalités appelées à faire partie de la commission est, on l’avu, assez restreint. Mais la constitution de cette commission va se produire exac-tement au moment de l’alternance politique dont nous avons parlé plus haut, etnous allons voir qu’au-delà de leurs compétences, la tendance politique des futursmembres va avoir son importance.

Dans les archives municipales on trouve une première convocation d’une“ commission pour étudier le projet d’installation d’un Observatoire à Lyon ” aunom du Maire, le 21 Mars 187321. On est alors à peu de temps de la suppressionde la mairie centrale, et le maire est encore Barodet22. On peut s’étonner del’absence dans cette commission d’Adrien Lafon, professeur de mathématiques àla faculté, qui est le directeur de ce qu’on appelle alors l’“ Observatoire deLyon ”, installé dans les locaux de la faculté au palais Saint-Pierre, centre de lavie intellectuelle lyonnaise de l’époque. Il faut bien noter qu’on n’effectue danscet établissement que des observations météorologiques. D’ailleurs, l’observa-toire du Palais Saint-Pierre n’est jamais cité dans les délibérations du conseilmunicipal. Lafon n’apparait donc pas comme un expert à consulter pour l’établis-sement d’un observatoire astronomique. Un argument d’une autre nature quescientifique joue aussi certainement : Lafon est un clérical notoire, plusieurslettres de recommandation trouvées dans son dossier de carrière, on y reviendraplus loin, sont signées par des ecclésiastiques.

Barodet qui est un radical anticlérical est certainement peu enclin à nommerun expert de ce bord si il peut trouver un spécialiste ailleurs. On va voir que c’estle cas en examinant la liste des personnalités pressenties pour faire partie de lacommission. Cette dernière est en effet très robuste pour ses compétences dans ledomaine de l’astronomie, mais aussi pour sa connaissance du mouvement dessciences en général, et de celle du milieu lyonnais. Malheureusement, elle n’aurapas le temps de se réunir, et après la suppression de la mairie centrale, le préfetDucros en nommera une autre23, plus satisfaisante idéologiquement à ses yeux,qui sera celle qui mènera les travaux de prospection.

21. Invitation à participer à une commission pour étudier le projet d’établissement d’un observa-toire à Lyon. AM Lyon 1754 W 7.

22. La convocation est en fait signée par le secrétaire général de la mairie, qui est à cette époqueEugène Deloncle. Ce dernier est de la même tendance que Barodet, républicain de 1848, il sera révo-qué par Ducros en août 1873.

23. Arrêté préfectoral du 6 septembre 1873 instituant la commission chargée d’étudier l’installa-tion d’un observatoire astronomique à Lyon. AM Lyon 1754 W 7.

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La commission Barodet

– Adrien Loir (1816-1899) : C’est un normalien, sorti en 1837. Il est parisien, etle reste jusqu’en 1849, date à laquelle il devient professeur de chimie àl’École supérieure de pharmacie de Strasbourg. En 1855, il devient professeurtitulaire de la chaire de chimie à la faculté de Besançon, et en 1861 de lamême chaire à la faculté de Lyon. Il s’intègre très vite au milieu lyonnais etdevient professeur et administrateur de l’éminemment lyonnaise École de laMartinière. Dans une ville où l’industrie chimique est de la première impor-tance, son attrait pour la chimie pratique en fait un personnage très en vuedont “ les connaissances pratiques en chimie sont très appréciées de la popu-lation industrielle qui met à profit ses expériences ”24. Il deviendra doyen dela faculté des sciences de Lyon en 1879, et président de la classe sciences del’Académie des sciences, belles-lettres et arts de 1882 à 1883. Il est aussimembre de la section “ Industrie ” de la société d’agriculture, histoire natu-relle et arts utiles dès 1862. Outre cette forte intégration lyonnaise, il garde desolides attaches avec le milieu scientifique national : nommé correspondant del’Académie de Médecine en 1880, il en deviendra associé national en 1890. Ilest le beau-frère de Louis Pasteur (Loir et Pasteur sont mariés avec deuxsœurs) et c’est dans le laboratoire de ce dernier à la faculté des sciences deStrasbourg que Loir a préparé sa thèse de docteur ès sciences25. Les deuxhommes sont très liés et Pasteur vient plusieurs fois chez son beau-frère àLyon. Il y a passé tout l’hiver 1870-71, pendant le siège de Paris26. Le fils deLoir deviendra lui-même collaborateur de Pasteur et fera partie des premiers“ missionnaires ” pasteuriens créant les Instituts Pasteur hors de France (Saint-Petersbourg, Sydney, Tunis).

– Auguste Voigt (1828-1909) : Normalien lui aussi, entré en 1850, et agrégé dephysique en 1856. Après avoir exercé dans plusieurs lycées, il devient agrégépréparateur à l’École Normale Supérieure. Sur recommandation de Pasteur, ilest recruté à l’Observatoire de Paris par Le Verrier en 1863 pour aller dirigerl’Observatoire de Marseille qui est en train d’être transféré dans ses nouveauxlocaux de Longchamps. C’est lui qui installe le premier grand télescope àmiroir de verre argenté de 80 cm d’ouverture, inventé par Foucault, et qui yfera les premières observations, découvrant une dizaine de nouvelles nébu-leuses27. Après une brouille avec Le Verrier, il quitte Marseille pour devenir

24. AN F17 21191, Dossier personnel d’Adrien Loir, Renseignements confidentiels et observa-tions générales du Recteur, année 1866.

25. Hemphill-Loir, Marie-Louise, Adrien Loir (1816-1889) Professeur de chimie, puis doyen dela faculté des sciences de Lyon. in Lyon, cité de savants [Texte imprimé] : actes / du 112e Congrèsnational des sociétés savantes, Lyon, 1987, Section d’histoire des sciences et des techniques, 1987,publié par le Ministère de l’éducation nationale, Comité des travaux historiques et scientifiques.

26. Patrice Debré, Louis Pasteur, Éditions Flammarion, 1994.27. William Tobin, “ Foucault’s invention of the silvered-glass reflecting telescope and the history

of his 80-cm reflector at the observatoire de Marseille ”, Vistas in Astronomy, Vol 30, Part 2, 1987, p.153-184.

Un exemple de la décentralisation scientifique dans la France des années 1870 263

professeur de physique au Lycée de Lyon. Là, il conserve une activité scien-tifique, et on trouve même dans ses œuvres un rapport d’observation spectros-copique d’une aurore boréale en 187228. Voigt est donc au fait des techniquesde l’astronomie moderne et particulièrement d’une des plus fondamentales, laspectroscopie céleste. Il est en contact avec le milieu scientifique national etdevient membre du Conseil supérieur de l’Instruction Publique en avril 1880comme représentant élu à une très forte majorité des agrégés de physique.À Lyon il devient ami intime d’Émile Duclaux, nommé professeur à la facultéen 1873, futur directeur de l’Institut Pasteur et futur meneur des intellectuelsmilitant pour la révision du procès de Dreyfus, ami avec qui il “ partage avecpassion toutes les idées politiques ”29. Ses compétences évidentes et ses idéeslibérales le rendaient donc incontournable pour participer à la commissionconvoquée par Barodet. Mais les compétences scientifiques ne seront plus lepremier critère de choix pour le préfet Ducros.

– Joseph-Florentin Bonnel (1826-1902). Normalien, de la promotion 1852, agrégéde mathématiques. Professeur au Lycée de Lyon, il a écrit plusieurs ouvragesde mathématiques, mais aussi un Traité de cosmographie et un livre intituléLes globes célestes. Il publie de 1875 à 1880 des articles qu’il réunit en 1886sous le titre Histoire de l’Astronomie. En 1874 il est élu secrétaire de l’Aca-démie des Sciences, Belles-Lettres et Art de Lyon. Bonnel s’intéresse àl’astronomie comme champ d’application des mathématiques, mais n’est pasdu tout familier avec l’astronomie pratique contemporaine, et encore moinsavec l’astronomie physique. Il est décrit dans sa nécrologie30 comme un républicain conservateur qui “ necraignait pas de se mêler à l’agitation électorale et de combattre dans les réu-nions les candidatures socialistes ou antilibérales ”.

– Pierre Piaton (1818-1879). C’est un pur produit de la bourgeoisie industriellelyonnaise. Son père, Louis Piaton est teinturier en soies, et son beau-père,Antoine-François Michel est lui-même un spécialiste de la chimie appliquée àla teinture des soies qui appliqua les procédés qu’il avait inventés et devint unriche industriel Lyonnais. Pierre Piaton fait des études de droit à Paris etdevient notaire, d’abord comme associé dans une étude parisienne, puiscomme propriétaire de sa propre étude à Lyon. Devenu rentier, il occupe plu-sieurs hautes fonctions dans diverses institutions lyonnaises. Les principalessont celles de président des Hospices Civils de Lyon, et président de l’écolede la Martinière. Passionné par les sciences, et spécialement par leurs appli-cations industrielles, il pratique en amateur la chimie et la minéralogie. Il par-ticipe à la fondation de la société Compagnie des Produits Chimiques d’Alais

28. Annales de la Société d’Agriculture, Histoire Naturelle et Arts Utiles de Lyon, quatrièmesérie, tome 5, 1872, p. XLIII.

29. Louis Humbert, Association amicale de secours des anciens élèves de l’École normale supé-rieure, 1910, p. 12.

30. Annales de la Société d’éducation de Lyon 1901-1902, pp. 7-20.

264 Emmanuel Pécontal

et de la Camargue, future société Pechiney31, qui détient alors le monopolede la production industrielle d’aluminium et dont son fils deviendra présidentdu conseil en 1871. En 1873, Pierre Piaton est président du comité localchargé d’organiser le congrès de l’Association Française pour l’Avancementdes Sciences. Il avait déjà essayé de faire accueillir le premier congrès de cetteassociation en 1872, qui s’était finalement tenu à Bordeaux32.Piaton s’inscrivait dans la mouvance libre échangiste et sociale de la bour-geoisie lyonnaise, dont un représentant illustre fut le Saint-Simonien Arlès-Dufour. À ce titre il ajouta en 1873 à ses multiples activités celle de présidentde la Société d’économie politique de Lyon. Cette compagnie, bien que fortmodérée, était porteuse d’une idéologie peu compatible avec le gouvernementd’ordre moral, et la nomination de Pierre Piaton à sa présidence avait eu pourbut de la protéger d’éventuels abus du préfet Ducros comme en atteste ce pas-sage de sa nécrologie : “ Notre honorable collègue comprenant l’importanceque pouvait avoir sa décision pour une cause qu’il appréciait, n’hésita pas àaccepter la présidence qui lui était offerte. Couverts par cette égide nousétions inviolables ”33.Piaton était donc un des principaux notable de Lyon, et si on ajoute son intérêtpour les sciences, on comprend bien pourquoi il avait été choisi commemembre de la première commission de l’Observatoire. Et le fait qu’on ait puse servir de sa réputation comme rempart contre les menaces du gouverne-ment d’ordre moral explique tout aussi bien pourquoi Ducros ne l’a pas retenudans la seconde.

– Antoine Desgranges (1816-1896) Le nom est cité seul sans prénom ni descrip-tion de fonctions dans le brouillon de lettre de convocation de la commission.Il s’agit probablement d’Antoine Desgranges, ex-chirurgien en chef del’Hôtel-Dieu, professeur de médecine, président de la société Lyonnaise demédecine. En 1873 il est président de la classe science de l’Académie desSciences, Belles-Lettres et Art de Lyon. C’est sans doute à ce titre qu’il estpressenti pour faire partie de la commission, car ni ses compétences scienti-fiques, ni ses convictions politiques n’en font un candidat de choix pour lamunicipalité radicale. En effet, c’est un ultra-conservateur qui sera nomméplus tard membre de la commission municipale mise en place par Ducrosaprès la dissolution du conseil municipal.

– Jacques Ferrand (1821-1873) : Ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées chargédu service spécial de la Saône dans le département du Rhône, à la résidencede Lyon à partir de 1870. Il mourra en fonctions en août 1873. C’est en tantque technicien qu’il a été sollicité bien que n’étant pas dans un service spécia-

31. Jean-Marie Michel, Contribution à l’histoire industrielle des polymères, http://www.societe-chimiquedefrance.fr/fr/documentations-scientifiques/contribution-a-l-histoire-industrielle-des-polymeres-en-france-par-jean-marie-michel/ accédé le 5 mars 2015.

32. Annales de la société d’agriculture histoire naturelle et arts utiles de Lyon, Tome 5, 1872,p. LXXVIII.

33. Compte-rendu analytique des séances de la Société d’économie politique de Lyon, Lyon,Imprimerie Mougin-Rusand, 1880, p. 6.

Un exemple de la décentralisation scientifique dans la France des années 1870 265

lement concerné par l’installation d’un observatoire astronomique. Son dos-sier personnel conservé aux archives nationales montre qu’il s’était spécialiséjusqu’à sa venue à Lyon dans la construction de chemins de fer et de leursouvrages d’art, et qu’il avait une excellente maitrise de l’adéquation desconstructions aux terrains34.

– Clément Jourdan (1835-1903) : C’est encore un Ingénieur des Ponts-et-Chaus-sées chargé, à la résidence de Lyon, de l’arrondissement du Centre et ducontrôle des travaux de diverses voies de chemins de fer. Il est aussi le fils deClaude Jourdan, l’ancien doyen de la faculté des sciences qui avait le premierplaidé pour l’établissement d’un grand observatoire astronomique à Lyon en1867, et qui vient de mourir moins d’un mois avant la convocation de la com-mission.

Cette commission ne fut jamais réunie, et sans-doute n’était-il pas envisagéque toutes les personnalités pressenties acceptassent d’y participer. Les scienti-fiques choisis étaient de haut niveau, et parfaitement insérés dans la communautésavante de l’époque, comme on peut le déduire de leurs publications et travaux.Certes, la seconde ville de France ne bénéficiait pas d’un aussi riche réservoir detrès bons scientifiques que Paris, mais c’est clairement parmi ceux-là que l’admi-nistration municipale avait choisi ses experts. Ces savants, acteurs d’un monde enmouvement, étaient à l’exception de Desgranges, des progressistes fort éloignésde l’idéologie de l’Ordre moral. Pierre Piaton, lui, était le trait d’union entre cemonde scientifique et le milieu socio-économique lyonnais de l’époque, lui aussien opposition avec l’idéologie rétrograde qu’allait incarner le nouveau préfetDucros.

La commission Ducros

– Antoine-Élisabeth-Cléophas Dareste de la Chavanne (1820-1882). Historienassez célèbre de son temps. Il passe sa licence à la Sorbonne en 1840, etl’agrégation d’histoire en 1841. Diplômé de l’École des Chartes il devientdocteur ès lettres à la Sorbonne en 1843. Il est nommé professeur à la facultédes lettres de Grenoble en 1847, puis à celle de Lyon en 1849 dont il devientdoyen en 1865. Il est correspondant de l’Institut à partir de 1859.Il entre dans l’administration en devenant recteur de l’académie de Nancy en1871, et revient à Lyon dans les mêmes fonctions de recteur en juillet 1873.C’est lui qui installe les facultés catholiques de Lyon pendant son passage aurectorat. Au cours de son mandat à Lyon, il rencontre de plus en plus d’oppo-sition à cause de ses positions cléricales et sa trop grande bienveillance pourles facultés catholiques. En 1878, un scandale éclate à la suite de sa décisiond’exclure les étudiants de la séance de rentrée solennelle des facultés. Cetteséance en quasi huis-clos ulcère les anticléricaux, de par son fort contraste

34. AN F14 2224, Dossier personnel de Jacques Ferrand.

266 Emmanuel Pécontal

avec l’inauguration des facultés catholiques, faite “ par une exposition demitres et une homélie accompagnée d’indulgences ”35. L’évènement a unretentissement national, et la presse de tout le pays s’en fait l’écho. Le préfetdu Rhône, Abel Berger, fait alors un rapport circonstancié à son ministre, danslequel il expose les tensions accumulées au cours des dernières années entrele recteur et les républicains Lyonnais, dont l’incident de la rentrée solennellen’est que l’aboutissement. Les liens entre Ducros et Dareste y sont clairementexposés : “ Un de mes prédécesseurs, préfet de combat par excellence, MrDucros , avait trouvé dans ce recteur un instrument docile. Des professeurshonorables, sympathiques ont eu à souffrir de cette lâche complicité ”36. Laconclusion de ce rapport est accablante pour Dareste, le préfet demandantpurement et simplement le renvoi du recteur. De fait, le recteur est presqueimmédiatement mis en disponibilité par le ministre de l’instruction publiqueet remplacé par Émile Charles.

– Adrien Lafon (1826-1912). Titulaire de la chaire de mathématiques pures à lafaculté de Lyon. Il obtient à la Sorbonne sa licence en 1849 et son doctorat en1854. Il entre à l’Observatoire de Paris en 1855 où il effectue observations etcalculs sous la direction de Le Verrier jusqu’en 1857. Ne pouvant plus sup-porter les réelles fatigues du métier d’astronome de cette époque, il devientprofesseur de mathématiques appliquées à la faculté des sciences de Nancyjusqu’en 1865, date à laquelle il est nommé à celle Lyon comme professeursuppléant du titulaire Frénet, en congé maladie. Il y sera titularisé en 1869. Ilentre à l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon en 1873, maisest clairement à l’écart des développements contemporains de sa science. Il atrès peu publié avant son arrivée à Lyon, et ses écrits ultérieurs sont essentiel-lement des relevés météorologiques publiés dans les journaux locaux. Letableau n’est pas beaucoup plus reluisant sur le plan de l’enseignement. Lesrapports confidentiels trouvés dans son dossier personnel37 le font apparaitreau mieux comme un professeur “ timide et froid ”. On trouve même en 1875un jugement d’une rare sévérité de Constant Rollier, inspecteur général pourles facultés, qui demande de “ saisir la première occasion favorable pourrajeunir cet enseignement ”. Rollier n’est pas plus tendre envers les fonctionsde directeur de l’observatoire : “ Il s’est fait nommer Directeur de l’observa-toire municipal. Cet observatoire très mal placé ne peut guère servir qu’àquelques observations météorologiques très imparfaites et à donner l’heureaux horloges de la ville. La ville paie fort cher ces menus services. Quelquesécrits météorologiques que M. Lafon sait mettre habilement en relief ”. Sous le second Empire, Lafon bénéficiait de très puissants soutiens. On peuten mesurer le niveau au moment de sa nomination à Nancy, grâce à une lettreretrouvée dans son dossier personnel. Il s’agit d’une lettre émise par le cabinet

35. La Renaissance, journal républicain Lyonnais, 8 décembre 1878.36. Rapport du Préfet Abel Berger au Ministre de l’Intérieur, 10 Août 1878, AN F17 20518/B.37. Adrien Lafon, Dossier personnel, AN F17 21048.

Un exemple de la décentralisation scientifique dans la France des années 1870 267

de Pierre-Jules Baroche, ministre de la justice, dans laquelle on peut lire : “ M.Lafon a déjà été recommandé à M. Rouland38 par M. Magne39 ainsi que parde puissants protecteurs, aussi M. Baroche ne me demande qu’une chose c’estsi la nomination, qui parait assurée va bientôt être faite... ”. On ne sait pas quisont les “ puissants protecteurs ” en plus des ministres cités, mais le dossierpersonnel de Lafon contient aussi une lettre de recommandation de la mêmeépoque, écrite par l’évêque de Troyes, Pierre-Louis Cœur, prédicateur trèsinfluent du second Empire qui allait être nommé précepteur du prince impérialjuste avant de mourir en 186040. Une fois nommé à Nancy, Lafon rencontreracelle qui deviendra son épouse, nièce de Joseph-Eugène Schneider, futur pré-sident du Corps Législatif. On voit donc que Lafon faisait partie des notables du second Empire. C’estsous ce régime qu’il connaitra toutes ses promotions, et une notice biogra-phique publiée en 1889, mentionne qu’il allait obtenir la légion d’honneurjuste avant la chute de l’Empire41. Tombé en relative disgrâce, mis à part pen-dant la période de l’Ordre Moral, il devra attendre jusqu’en 1899 pour quecette distinction lui soit accordée.

– André Michel (dit Adrien) Gobin (1831-1918). Ingénieur des Ponts et Chaus-sées. Né à Lagnieu dans l’Ain, il deviendra lyonnais d’adoption par sa forma-tion initiale et sa carrière : Élève de l’école La Martinière, puis du Lycée deLyon, il intègrera l’École Polytechnique puis celle des Ponts et Chaussées.Nommé dans le département du Rhône, il est détaché auprès de la ville deLyon pour être nommé directeur du service municipal de la voirie en avril1873 par le préfet Cantonnet. Gobin s’intéresse de très près à la météorologie.Il a publié en 1872 une Note sur les variations barométriques et la prévisionlocale du temps42. Cette compétence a sans doute pesé dans le choix du pré-fet. Il faut donc noter que les deux spécialistes scientifiques du groupe sontessentiellement portés sur la météorologie, l’astronomie étant le parent pauvredans cette commission, bien que tous les textes décrivant le projet à étudierparlent d’un observatoire astronomique.

– Abraham Hirsch (1828-1913). Il est architecte en chef de la Ville de Lyondepuis le 1er janvier 1871, et on peut donc s’étonner qu’il n’ait pas été nommédans la première commission. C’est d’ailleurs lui, de par ses fonctions, quisera amené à dresser les plans de l’Observatoire à partir de 1879, et qui enmènera la construction. Lui aussi est un pur produit des écoles lyonnaises.Après être passé par l’incontournable école de la Martinière, il travaille dans

38. Gustave Rouland, ministre de l’Instruction publique et des Cultes.39. Pierre Magne, ministre des Finances.40. Bressolette C., Poulat E., Henry Maret : L’Église et l’État. Cours de Sorbonne inédit (1850-

1851), 1979, p. 24.41. L. Guirondet, Biographies aveyronnaises, AN F17/21048.42. Adrien Gobin, Annales de la société d’agriculture, histoire naturelle et arts utiles de Lyon,

tome 5, 1872, p. 272.

268 Emmanuel Pécontal

une entreprise de soierie puis entre à l’école des Beaux-Arts de Lyon. C’estHirsch qui construira dans les années 1880-90 le superbe bâtiment des facultésde Médecine et des Sciences dans un premier temps, puis celui des facultés deDroit et des Lettres. Pendant ses trente ans passés au service de l’architecturede la ville, il contribuera par ses réalisations à façonner le visage de Lyon,mais ne laissera que peu de traces autres que ses constructions. Les quelquesnotices biographiques le concernant sont très pauvres sur ses activités endehors de son rôle d’architecte en chef de la Ville. Hirsch était, à l’instar de Gobin, un modéré “ apolitique ” comme on l’appel-lerait aujourd’hui. Le Journal de Lyon du 20 juillet 1873 fait un éloge des ser-vices municipaux que les deux hommes dirigent : “ Deux de nos grandsservices municipaux, la voirie et l’architecture, ne laissent cependant rien àdésirer, et nous avons plaisir de reconnaitre une fois de plus le mérite de leurschefs, MM. Gobin et Hirsch. Il est vrai de dire qu’ils n’ont pas de préoccupa-tions politiques qui viennent troubler leurs desseins ”.

La commission nommée par Ducros diffère donc complètement de cellequ’allait réunir Barodet en ce que les compétences scientifiques n’étaient pas uncritère prioritaire du choix de ses membres. Notamment, des deux personnalitésayant quelque expérience en astronomie pratique, Adrien Lafon et Auguste Voigt,seul ce dernier avait déjà mené l’organisation d’un observatoire et pouvait se tar-guer d’une véritable compétence en astronomie moderne, qui auraient dû lerendre incontournable pour instruire ce dossier. Mais on a vu aussi que les orien-tations politiques de Voigt étaient radicalement différentes de celles du nouveaupouvoir. Au-delà des personnalités des spécialistes de chaque commission, onconstate une coloration politique fort différente pour chacune : dans la commis-sion Barodet, à part Desgranges qui n’est probablement convoqué qu’en tant queprésident de la classe science de l’Académie locale, et des ingénieurs dont saitpeu de choses, les autres sont tous républicains, plus ou moins avancés, et enopposition avec les positions ultra-conservatrice du gouvernement de l’OrdreMoral. Celle de Ducros, elle, est menée par deux conservateurs notoires, et sesdeux autres membres sont les chefs de la voirie et de l’architecture municipales,qui en plus de leur compétence technique, ont le bon goût ne pas se faire remar-quer par des prises de position de quelque tendance que ce soit. En cette périodeéminemment politique, cette neutralité est bienvenue pour un préfet qui chercheà imposer un pouvoir réactionnaire.

Un scientifique indépendant : Alphonse François Noguès

Parmi les personnalités locales qui ont eu à émettre un avis sur la fondationd’un observatoire astronomique à Lyon, il convient de s’intéresser à un scienti-fique atypique, chantre d’une décentralisation rompant tout lien avec les institu-tions parisiennes : Alphonse François Noguès. Son nom ne figure dans aucunedes deux commissions citées précédemment, ni parmi ceux qui se sont exprimésen faveur d’un tel établissement avant la convocation de ces commissions. Pour-

Un exemple de la décentralisation scientifique dans la France des années 1870 269

tant, en février 1876, quand le projet semble être enlisé, c’est lui qui rapporte enfaveur du vœu réitéré par le conseil municipal d’installer un observatoire astrono-mique et météorologique.

Et le rapport en question est extrêmement détaillé : alors que jusqu’ici ils’agissait surtout d’une déclaration d’intention du conseil, on est cette fois en pré-sence d’un texte de sept pages décrivant précisément les tâches dévolues à l’éta-blissement et les moyens d’un matériels et humains qui lui seraient nécessaires.Deux questions se posent alors : Qui était ce personnage, et quelle était saformation ? Et pourquoi n’a-t-il été convié dans aucune des deux commissionsappelées à donner leur avis sur l’établissement d’un nouvel observatoire ?

Noguès est originaire des Pyrénées Atlantiques. On a peu de sources sur sesannées de jeunesse, mais il est certain qu’il a suivi des études supérieures l’ame-nant jusqu’à la licence ès sciences43. Très vite il entre dans l’enseignement libredans l’institution Montès de Carcassonne qui avait été fondée en 1844 par un pro-fesseur en rupture de ban avec l’instruction publique44. En 1856, il devient pro-fesseur à l’abbaye école de Sorèze, que vient de reprendre le célèbre prédicateurcatholique libéral Lacordaire. En 1862, il quitte Sorrèze pour l’autre établisse-ment dirigé par Lacordaire à Oullins dans la banlieue lyonnaise, l’école Saint-Thomas-d’Aquin.

À cette époque, il avait déjà publié plusieurs mémoires de géologie et il s’inté-gra rapidement au milieu savant lyonnais en devenant, parallèlement à son ensei-gnement à Saint-Thomas-d’Aquin, professeur d’histoire naturelle à l’ÉcoleCentrale Lyonnaise en 1863, et membre de la Société d’agriculture, histoire natu-relle et arts utiles dès son arrivée à Lyon en 1862. Après la guerre, il donne descours publics d’économie politique. Le journal de Lyon rend compte plusieursfois de ces conférences et en 1872, on peut y lire sous sa plume : “ En Allemagne,en Amérique et même en Angleterre, les communes s’imposent les plus grandssacrifices pour développer l’enseignement supérieur ; l’initiative privée a uneaction qui lui manque en France où nous avons trop l’habitude d’attendre touteréforme du gouvernement ”45. On voit par là que Noguès est un fervent défenseurd’un enseignement libre et décentralisé, et d’ailleurs, toute sa carrière d’ensei-gnant, mais aussi de chercheur, se fera hors des sentiers académiques. En 1869,il participe à la fondation à Lyon de la “ Société de la Carte géologique deFrance ”46, qui est déjà une initiative de décentralisation par la base, menéecontre ce que Noguès appelle “ la géologie officielle ”. Cette société a à peine letemps de commencer ses travaux que la guerre en interrompt l’activité. Après ladéfaite, Noguès, secrétaire de son Conseil d’administration veut saisir l’opportu-nité du mouvement en faveur des sciences pour la développer : “ La France

43. Lorsqu’il devient membre de la société géologique de France, le Journal de Toulouse du 30décembre 1856 le mentionne comme licencié-ès-sciences.

44. Mémoires de la Société des arts et des sciences de Carcassonne, 1894, p. 97.45. Journal de Lyon, 1er et 2 Janvier 1872, p. 3.46. Revue du Lyonnais, 1869, Série 3, n° 9, p. 168.

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semble, aujourd’hui, revenir vers les sources de sa grandeur et de sa force, c’est-à-dire à la science et aux fortes études. Notre Société doit seconder ce mouve-ment, s’y associer, et, s’il est possible, distancer le courant de régénération moraleet intellectuelle ”47. Mais il entend bien en conserver l’organisation décentraliséeet indépendante de toute mainmise académique parisienne.

Dans le même esprit, c’est pour la création d’un grand observatoire municipalque plaide Noguès dans son rapport de 1876 au conseil municipal. Jamais il n’ymentionne une intervention de l’État. On sait que ce n’est pas l’option qui serachoisie : d’un côté, la Ville n’est intéressée que par les retombées “ utiles ” d’untel établissement : détermination de l’heure exacte et prévisions météorologiques,et de l’autre, l’État veut garder un contrôle sur les établissements de province.

Noguès est, au moment de la mise en place de la commission de l’Observa-toire, un personnage en vue du monde scientifique lyonnais, et ses compétencesauraient certainement été profitables à l’étude d’implantation d’un tel établisse-ment, mais les deux administrations successives de Barodet et de Ducros s’enméfiaient pour des raisons opposées. Son appartenance à l’enseignement librecatholique n’était sans doute pas bien vu des autorités municipales au pouvoir enmars 1873. Pourtant, lorsque la mairie centrale sera supprimée en avril 1873, ilse présentera aux élections municipales sur les listes radicales et sera confortable-ment élu. Au cours du débat sur la gratuité de l’enseignement libre, qui aboutiraà la dissolution du conseil municipal, son engagement sera sans ambiguïté enfaveur de la gratuité aux seules écoles publiques, en opposition avec le préfetDucros. Il paiera cher son engagement politique, et perdra ses deux positions deprofesseur à l’école Saint-Thomas-d’Aquin et à l’École Centrale Lyonnaise48.

Noguès quittera Lyon en 1876, et sa carrière empruntera des chemins variés.À Paris, il enseignera à l’école Monge (futur lycée Carnot), à la Sorbonne, àl’École Polytechnique. Il tentera l’aventure industrielle dans des sociétés minièresen Espagne où il perdra sa fortune. Finalement, il sera engagé au Chili où il ter-minera sa vie, comme professeur de physique industrielle et de technologie à lafaculté des sciences physiques et mathématiques de l’Université de Santiago. Là,il sera un des fondateurs en 1891 de la Société Scientifique du Chili, qui estencore aujourd’hui une organisation scientifique importante du pays.

Une décentralisation par le haut

Si la volonté de créer un observatoire astronomique à Lyon était forte auxdeux niveaux national et local, les visions de la décentralisation étaient très diffé-rentes de chaque côté. Pendant que la municipalité étudiait l’implantation d’unobservatoire à Lyon, les instances scientifiques et politiques nationales instrui-saient aussi le dossier de leur côté, dossier qui concernait la création d’observa-

47. La France républicaine, 30 Décembre 1872, p. 3.48. Ferdinand Gautier, “ Alphonse François Noguès, notice biographique ”, Actes de la Société

scientifique du Chili, Volumes 5 à 6, 1895, p. 236.

Un exemple de la décentralisation scientifique dans la France des années 1870 271

toires dans plusieurs villes de province. En ce qui concerne la partie scientifique,les instances en question étaient essentiellement l’Observatoire de Paris, leBureau des Longitudes et l’Académie des Sciences. On peut ajouter à ces institu-tions l’École Normale Supérieure qui, de manière indirecte, eut aussi uneinfluence, par le fait que la majorité des astronomes de l’Observatoire de Paris(donc de France) en étaient d’anciens élèves, et parce que ses enseignants étaienttrès proches du pouvoir. La quasi-totalité des directeurs choisis pour les observa-toires de province, créés ou restaurés à cette époque, furent des normaliens, astro-nomes de l’Observatoire de Paris. Édouard Stéphan (ENS 1859, Observatoire deParis 1862-1866) avait déjà été nommé à Marseille par Le Verrier après le départde Voigt en 1866. Après la guerre, on allait voir nommés Félix Tisserand (ENS1863, Observatoire de Paris 1866-1873) à Toulouse en 1873, Benjamin Baillaud(ENS 1866, Observatoire de Paris 1872-1878) à Toulouse également en 1878après la mort prématurée de Tisserand, Charles André (ENS 1861, Observatoirede Paris 1865-1876) à Lyon en 1878, Georges Rayet (ENS 1859, Observatoire deParis 1863-1874) à Bordeaux en 1877 et Louis-Jules Gruey (ENS 1859, Observa-toire de Paris 1865-1869) à Besançon en 1881. Les deux exceptions sont JulesJanssen à Meudon et Charles Trépied à Alger. Janssen, esprit très indépendant eten marge des chemins académiques, avait acquis une telle réputation en astrono-mie physique qu’il était impossible de ne pas lui voir confier la direction du nou-vel observatoire de Meudon, spécialisé dans cette discipline, et dont il avait portéle projet à bout de bras49. C’est d’ailleurs dans son établissement que serontmenés les seuls travaux d’astronomie physique de niveau international pendantplusieurs décennies. Trépied, bien que n’étant pas issu de l’Observatoire de Parisni d’une grande école, était membre adjoint au Bureau des Longitudes avant dese voir confier l’organisation de l’Observatoire d’Alger en 1880. Enfin, il fautciter le cas particulier de l’Observatoire de Nice, qui fut fondé par un richemécène de la fin du XIXe siècle, Raphaël Bischoffsheim, avec l’appui du Bureaudes Longitudes, et qui resta un établissement privé jusqu’à la mort de son fonda-teur. L’établissement, qui commença ses travaux en 1881 était le plus importantde France par son équipement, et son premier directeur, Henri Perrotin, n’était ninormalien, ni ancien astronome de l’Observatoire de Paris. Mais il faut noteraussi qu’à l’époque de sa fondation, l’essentiel des jeunes astronomes parisiensde l’ère Le Verrier étaient “ casés ”, et que l’absence de centre universitaire àproximité le rendait moins attractif malgré sa situation bien préférable pourl’astronomie observationnelle50. Cet argument joua aussi pour Alger, qui n’attirapas de scientifiques issus des grandes écoles parisiennes.

Au final, l’espoir d’une décentralisation accompagnée d’une réelle autonomiesouhaitée par les savants provinciaux, allait être déçu. Le corps scientifique pari-

49. Françoise Launay, Un globe-trotter de la physique céleste : l’astronome Jules Janssen, 2008,Vuibert.

50. Françoise Le Guet Tully, “ Pourquoi un observatoire astronomique à Nice ”, in La (re)fonda-tion des observatoires astronomiques sous la IIIe République, 2011, Presses Universitaires de Bor-deaux.

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sien ne souhaitait nullement perdre le contrôle sur les nouveaux observatoires.Cette dépendance des observatoires de province envers les instances parisiennesest claire dans le décret du 21 février 1878 régissant les observatoires de pro-vince, qui stipule que les directeurs de ces établissements “ sont nommés par lePrésident de la République sur la proposition du Ministre, d’après une doubleliste de deux candidats présentés par l’académie des sciences et le conseil del’Observatoire de Paris ”. Cette emprise centrale fut toutefois un peu desserrée en1879 par la création d’un comité consultatif des observatoires de province,incluant les directeurs de ces établissements, et qui se substitua à l’Observatoirede Paris pour la nomination des directeurs.

Mais si la décentralisation de l’astronomie ne se fit que sous un étroit contrôlecentral, pouvait-il en être autrement ? La pratique de cette science n’existait qua-siment plus ailleurs qu’à Paris depuis longtemps. Pendant les deux décennies pré-cédant le mouvement de décentralisation, elle avait même été tenue sous la hautemain d’un seul homme, Urbain Le Verrier, et s’était d’ailleurs sclérosée au seinmême de l’Observatoire de Paris qui, en 1870 n’était plus dans la course del’astronomie moderne. Il est devenu un lieu commun de dire que ce retard concer-nait la nouvelle et prometteuse branche, dite de l’astronomie physique, qui n’étaitque marginalement représentée dans les travaux de l’Observatoire de Paris. Maisil en était de même pour l’astronomie plus classique de position, dans laquelle lestravaux de cet établissement ne soutenaient plus la comparaison avec ceux desgrands observatoires étrangers. Dès avant la guerre, il devenait patent que l’astro-nomie française devait se réorganiser, certains y voyaient même une “ question devie ou de mort ”. Françoise Le Guet Tully a consacré un article très complet àcette douloureuse transformation au sommet de l’astronomie institutionnelle fran-çaise51.

Il était difficile de sortir de cet état d’hégémonie centrale, et même si, une foisles observatoires de province fondés, leurs directeurs tenteront de s’affranchir decette tutelle, on restera, et pour longtemps, loin du niveau des observatoires“ modèles ” allemands, anglais ou américains. Il faut dire que la structure décen-tralisée des institutions allemandes donnant plus d’autonomie financière aux étatsde l’Empire, permettait un financement local, autorisant lui-même l’autonomiescientifique des établissements. Ce niveau administratif n’a jamais existé enFrance, et les financements locaux dont pouvait rêver un Noguès pour un“ Observatoire municipal de Lyon ” étaient insuffisants pour acquérir le matérielet entretenir le personnel nécessaires à son ambitieux programme de recherche.Quant aux financements sur fonds privés, si fréquents aux États-Unis ou auRoyaume-Uni, ils étaient, et sont toujours, marginaux en France pour les sciencesfondamentales. L’exemple du mécène Raphaël Bischoffscheim créant l’Observa-toire de Nice sur ses propres fonds, allait rester un cas isolé.

51. Françoise Le Guet Tully, “ L’astronomie institutionnelle en France avant les réformes desannées 1870 ”, in La (re)fondation des observatoires astronomiques sous la IIIe République, PressesUniversitaires de Bordeaux, 2011.

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À Lyon, les évènements politiques allaient mener, comme on l’a vu, à laconstitution d’une commission chargée d’étudier l’implantation d’un observa-toire, coupée des milieux scientifiques institutionnels, et lorsque Charles Andréfut nommé titulaire de la nouvelle chaire d’astronomie physique à la faculté dessciences de Lyon en 1877, il ne tint aucun compte des travaux de ladite commis-sion. Au printemps de la même année, une brigade géodésique envoyée par leBureau des Longitudes avait choisi pour site de sa station astronomique une col-line du sud-ouest lyonnais à Saint-Genis-Laval52, qu’André, ayant rejoint la com-mission, imposa sans autre forme de procès. On peut voir dans ce mépris dutravail de la commission locale un effet d’une décentralisation contrôlée par lesinstances parisiennes, comme s’en plaignait le journal Le Salut Public, cité audébut de cet article. C’est sans doute vrai, mais le contexte et la piètre qualitéscientifique de la commission lyonnaise donnaient aux dites instances un prétextede choix pour ne pas tenir compte des travaux locaux.

Pourtant, une commission constituée des membres pressentis par l’administra-tion municipale d’avant l’Ordre moral aurait certainement travaillé en intelligenceavec Paris. Confier la fondation de l’Observatoire de Lyon à Lafon, le porteurlocal du projet, aurait certes été catastrophique, mais on a vu que Lyon possédaitle personnel scientifique pour mener à bien la création d’un tel établissement, etmême un directeur potentiel en la personne de Voigt.

Quoiqu’il en soit, même si elle avait été menée par du personnel local, ladécentralisation de l’astronomie à Lyon aurait été en demi-teinte, comme elle l’aété partout ailleurs en province. Les nouveaux établissements allaient tous souffrirdu manque de personnel et de moyens. L’astronomie française était en retard surcelle des autres nations en 1870 lorsque éclata le conflit franco-prussien, et leremède que voyaient les tenants de la décentralisation dans la création de nou-veaux observatoires, allait finalement s’avérer peu efficace. Plusieurs argumentsont été avancés pour expliquer le lent démarrage de l’astrophysique en France :Démesure des moyens donnés au projet de la Carte du ciel, manque de grandsinstruments dans des sites performants. Mais il est certain que la décentralisation“ à la française ”, créant des établissements avec un personnel trop restreint etsans réelle indépendance, fut pour une large part responsable de cette inefficacité.Le déséquilibre entre l’Observatoire de Paris et ceux de province perdurera long-temps. En 1920, Henri Deslandres, directeur de l’Observatoire de Meudon écrira :“ Le nombre total des astronomes français étant de 100 environ, [l’Observatoirede Meudon] en a seulement le vingtième. D’autre part, l’Observatoire de Paris estle seul riche en personnel ; il a 30 astronomes, le directeur y compris ; et de tous,il est celui qui offre les conditions les moins favorables à l’étude du ciel ”53. En

52. Emmanuel Pécontal, “ Les mires méridiennes lointaines de l’Observatoire de Lyon.Recherches bibliographiques, archivistiques et archéologiques ”, Nuncius, 2013, pp. 276-312.

53. AN F17 13572 Henri Deslandres, Notes sur l’amélioration des études astronomiques enFrance et des recherches scientifiques en général. Notes présentées en juin 1920 à la commission del’enseignement de la chambre des députés.

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fait, plus que le déséquilibre en nombre d’astronomes, le problème était surtout laprétention de vouloir employer ce personnel à des études observationnelles quin’étaient plus compétitive depuis bien longtemps au cœur d’un tissu urbain aussidense que celui de Paris. Les observatoires de province allaient eux aussi êtrebientôt rattrapés par l’urbanisation des grandes villes près desquelles ils étaientimplantés, et au cours des premières décennies du XXe siècle, le potentiel dedécouvertes dans ces établissements devint insignifiant. Tous les observatoiresfrançais se transformèrent progressivement en des laboratoires de recherche pure,ou éventuellement des centres de réalisation instrumentale, et c’est l’accès pourles chercheurs de ces établissements à des instruments puissants installés dans debon sites qui allait permettre à la France de regagner sa place dans l’astronomiemoderne. Mais pendant les premières décennies de leur existence, il y avaitencore de nouveaux champs à explorer dans les observatoires de province, mieuxsitués que celui de Paris. La décentralisation manquée, sans véritable redéploie-ment des moyens, ne le leur permit pas.