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Tous n'étaient pas des anges: l'armée comme purgatoire américain dans The Dirty Dozen de R. Aldrich 'Sandra GORGIEVSKI Université de Tou1on D ans The Dirty Dozen (Robert Aldrich, 1967), l'univers pénitentiaire fournit un commandode choix à l'armée américaine pour une mission suicide en pleine Deuxième Guerre mondiale. Les douze détenus choisis sont des «méchants", des damnés en attente de la peine capitale ou de trente ans de travaux forcés.Commeles héros du roman de Joseph Kessel, la plupart sont des aventuriers, guerriers déchus, mercenaires sans scrupu1es « liés par une sorte d'unité dans la violence et dans la liberté sans frein», « leurs instincts débridés, déchaînés, leur frénésie à ne connaître pour leurs désirs, leurs plaisirs, leur défi au destin, ni convention, ni loi, ni mesure-l. Ils se voient néanmoins offrir un possible rachat contre le Mal absolu, les nazis. Sous l'égide du méchant de service joué par Lee Marvin, répondant ironiquement au nom à consonance allemande de Reisman, le parcours de sacrifice et de rédemption fera des «méchants" les «bons . de l'Histoire. Tous, ou presque, seront enterrés avec les honneurs militaires après le succès de l'opération. Le film semble opérer un renversement des valeurs, glorifier les vilains, comme pour exorciser le mal commis au Viêt- nam ou pour dénoncer la violence et la corruption latente dans la société américaine, qui explose en sacrifices sanglants. Au-delà de la réflexion politique qui dénonce l'iniquité du pouvoir, Aldrich pose l'ambiguïté des 1 Joseph Kessel, Préface à Tous n'étaient pas des anges, Paris : Plon, 1963, 5-6. 157

Tous n’étaient pas des anges : un purgatoire américain dans The Dirty Dozen de Robert Aldrich

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Tous n'étaient pas des anges: l'armée comme purgatoire américain dans The Dirty

Dozen de R. Aldrich

'Sandra GORGIEVSKI Université de Tou1on

D ans The Dirty Dozen (Robert Aldrich, 1967), l'univers pénitentiaire fournit un commando de choix à l'armée américaine pour une mission

suicide en pleine Deuxième Guerre mondiale. Les douze détenus choisis sont des «méchants", des damnés en attente de la peine capitale ou de trente ans de travaux forcés. Comme les héros du roman de Joseph Kessel, la plupart sont des aventuriers, guerriers déchus, mercenaires sans scrupu1es « liés par une sorte d'unité dans la violence et dans la liberté sans frein», « leurs instincts débridés, déchaînés, leur frénésie à ne connaître pour leurs désirs, leurs plaisirs, leur défi au destin, ni convention, ni loi, ni mesure-l. Ils se voient néanmoins offrir un possible rachat contre le Mal absolu, les nazis. Sous l'égide du méchant de service joué par Lee Marvin, répondant ironiquement au nom à consonance allemande de Reisman, le parcours de sacrifice et de rédemption fera des «méchants" les «bons . de l'Histoire. Tous, ou presque, seront enterrés avec les honneurs militaires après le succès de l'opération. Le film semble opérer un renversement des valeurs, glorifier les vilains, comme pour exorciser le mal commis au Viêt­ nam ou pour dénoncer la violence et la corruption latente dans la société américaine, qui explose en sacrifices sanglants. Au-delà de la réflexion politique qui dénonce l'iniquité du pouvoir, Aldrich pose l'ambiguïté des

1 Joseph Kessel, Préface à Tous n'étaient pas des anges, Paris : Plon, 1963, 5-6.

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catégories « bons » / « méchants» car au delà de la victoire militaire manichéenne des « bons » Américains contre les « méchants» nazis, c'est la représentation illusoire du bien et du mal qui s'exprime.

Le bon et le méchant, catégories interchangeables? Des renversements successifs ont lieu lors de l'identification des

«méchants» au cours d'une inspection militaire: la voix du sergent (hors champ) présente chacun des douze « méchants» alors qu'alternent des plans sur le visage de chacun des prisonniers (identité déclinée et verdict) et sur le visage du commandant Reisman chargé de les recruter. La scène finale du film offre un parallèle presque parfait, à ceci près que le discours est inversé : la voix off de l'Histoire réintègre les héros de façon posthume dans l'hagiographie nationale, alors que des photos des disparus défilent au fur et à mesure que la voix off décline leur nom et la sentence, positive cette fois: « mort au champ d'honneur », S'agit-il véritablement d'un parcours de réhabilitation du méchant, comme le western en a donné maints exemples, d'une réintégration de ceux qui étaient maintenus à la périphérie? Les héros semblent dûment récompensés, mais presque tous ont payé de leur vie ce rachat, car l'on sait qu'« un bon Indien est un Indien mort », Le traître de l'histoire fait également partie de la liste des héros, mentionné en dernier si bien que, comble d'ironie, son nom est directement suivi de la mention honorifique.

Ce renversement se construit en fait tout au long du film, à partir du moment où les prisonniers sont pris en main' par Reisman. C'est lui qui change leur image, relayée par le changement de lieu; Lors des deux premières séquences, le sentiment d'enfermement domine avec l'espace clos et étouffant des cellules des prisonniers, la pièce exiguë où une pendaison a lieu sous la huée des autres prisonniers et sous un roulement de tambour implacable, puis le bureau militaire où Reisman est convoqué par ses chefs dans un face-à-face tendu. Les scènes en extérieur excluent toute échappée vers le ciel, de fortes plongées écrasantes sur la cour de prison enferment les personnages, l'architecture des lieux (prison et château médiéval qui sert de QG à l'armée américaine à Londres) est oppressante: les murs sont filmés à ras par des travellings latéraux qui suivent le point de vue de la voiture ou de lajeep de Reisman.

Par contraste, lui et ses hommes sont filmés en pleine nature avec des plans panoramiques. La construction du camp, fait de simples baraques en bois démontables, donne lieu à une série de courtes scènes libératoires, jubilatoires, où se mêlent plaisir du travail en commun (travelling sur un seau qui passe de main en main) et le rire potache. L'entraînement des prisonniers censés devenir un commando d'élite montre de bons bougres pétris de peurs et de faiblesses (scène de la montée à la corde). Ces saynètes burlesques au montage rapide sont relayées par une musique enjouée. Les

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méchants forcent la sympathie, ils sont certes rebelles et bagarreurs, mais presque inoffensifs face à la brutalité de leurs entraîneurs (le sergent à la mâchoire carrée dans le rôle du chien de garde). Le retour à l'état de nature est ironiquement souligné par la privation d'eau chaude et l'interdiction de se laver en guise de punition, reléguant les « douze salopards» (selon la traduction choisie pour le titre français) à l'état de bêtes hirsutes. La dichotomie blanc/noir est inversée: les sympathiques soldats noirs de crasse s'opposent à l'armée d'élite du colonel Breed, empesée et glaciale avec ses uniformes impeccables et ses gants blancs. Une autre identification est proposée au spectateur par le psychiatre militaire qui vient seconder Reisman. La liste de chaque nom suivi du diagnostic fait passer les damnés au statut de psychopathes dangereux, en décalage avec la mise en scène de ces gais lurons qui provoquent le rire et l'attachement.

Surtout, on assiste à la construction d'une identité de groupe à mesure que l'équipe se soude, tout d'abord en opposition à l'autorité de son chef, puis à celle de l'armée régulière conduite par Breed, ennemi personnel de Reisman. Ces marginaux démontrent des qualités qui semblent faire défaut au sein de l'armée - audace, bravoure, solidarité et humour, lors de deux séquences clé: une farce est jouée au colonel lors de l'arrivée du commando au camp de parachutistes de Breed. Reisman orchestre une fausse revue des troupes en utilisant une de ses recrues pour jouer le rôle d'un général en inspection. Lorsque le colonel et ses hommes tentent de se venger par un contrôle surprise, ils sont à nouveaux ridiculisés, mais cette fois le commandant Reisman lui-même est avec ses hommes. Lors du test organisé par l'état-major pour les mettre à l'épreuve, les salopards déjouent tous les pièges et passent le test avec succès en ridiculisant encore une fois le colonel. On pourrait croire à une sorte de confrérie, à ceci près que le code chevaleresque édicté par Reisman stipule qu'au moindre faux pas de l'un, les autres payeront de leur vie. Le groupe est soudé sous la menace, comme le montre la tentative de fuite de Franco (John Cassavetes), dûment puni par ses pairs. Cette présentation s'écroule comme un château de cartes lors de la véritable mission militaire, l'attaque contre la forteresse nazie. Le groupe tombe en déliquescence lorsque Maggott trahit le plan et cause la perte de tous. La victoire de l'opération cache un échec cuisant qu'exprime le malaise des survivants.

La dichotomie bon/méchant qui opposerait successivement salopards/société civile, apprentis soldats/soldats sadiques, héros nationaux/nazis, doit vite être abandonnée au profit d'une gradation de la culpabilité: plus l'ennemi est présenté comme mauvais, plus Ia noirceur des « méchants» s'éclaircit: tout dépend du point de comparaison. Le personnel français du château de villégiature des nazis ne s'y trompe pas, qui accueille le commando américain avec la plus grande sympathie: « vous êtes le débarquement? », Le mal apparaît comme une altération du bien, une perversion, et non son symétrique négatif. Pour le philosophe Paul

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Ricoeur, le mal est «l'enlaidissement d'une innocence, d'une beauté qui demeure [ ... ] l'obscurcissement du blanc, une surimpression sombre sur l'innocence originelle- », Il est donc susceptible d'être racheté, voire symboliquement lavé, comme l'adjectif «dirty» laisse à supposer. La verticalité enfer/paradis et sa réversibilité sont sans cesse soulignées par les sauts dans le vide ou montées à la corde lors des entraînements et de l'opération finale (saut des parachutistes, escalade des murs du château), par l'escalier central du château qui mène aux étages où se joue la réussite de l'opération et enfin les caves souterraines. La prison en forme de purgatoire est aussi bien celle des douze salopards au début du film que celle des officiers allemands prisonniers des caves avec leurs compagnes, où ils mourront dans l'explosion finale. Les mouvements de caméra en plongée/contre-plongée montrent leurs mains fébriles à travers les grilles des bouches d'aération (une citation de The Third Man ?) puis le visage de leurs bourreaux qui y versent de l'essence. Les deux univers sont en fait renvoyés dos-à-dos.

Multiplicité des points de vue Aucun point de vue n'est entièrement faux comme aucun n'est

entièrement vrai, d'où l'impression d'ambiguïté. Selon le point de vue officiel interchangeable du début et de la fin, les douze sont bien des salopards et ce sont bien des hommes qui se sont comportés en héros. Le psychiatre a vu juste en déconseillant à Reisman de prendre le fou Maggott le bien nommé, le ver dans le fruit déjà pourri, qui se révèlera être le traître du groupe. Ce point de vue est corroboré par le discours extrémiste et la rhétorique puritaine de Maggott qui s'investit du devoir de châtier ses compagnons de détention, alors qu'il est un sinistre dépeceur de femmes. Reisman fait ressortir les circonstances atténuantes de certaines de ses recrues, voire leur innocence, mais son point de vue est faussé puisqu'il y a une bonne part d'hypocrisie dans sa compassion, qui vise à les manipuler pour les faire adhérer au projet. Il flatte Maggott pour leur érudition commune, absout le noir Jefferson victime d'une agression raciste (dont le nom n'est pas sans évoquer le président américain connu pour ses descendants métis), exprime sa solidarité à Joseph Wadislaw qui s'est élevé contre la lâcheté de son supérieur (dont le nom à consonance polonaise comporte néanmoins le mot « law »).

Le point de vue des observateurs officiels chargés de veiller au bon déroulement de l'opération n'est pas dépourvu d'ambiguïté. Lors de l'opération test contre l'armée régulière de Breed, le commandant Ambruster (George Kennedy), ami de Reisman, et le général Worden (Ernest Borgnine), n'énoncent que très peu de commentaires et se prêtent

2 Paul Ricoeur, Philosophie de la volonté, vol. II, La symbolique du mal, 1960, p. 150.

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volontiers à la victoire des imposteurs. Le rapport officiel de Worden sur l'attaque finale du château est, nous dit-on en voix off, le plus objectif de tous les rapports. Qu'en est-il des autres? Enfin, Worden partage en aparté le point de vue de Reisman, qui tient le haut responsable de l'état-major ayant fomenté l'idée du commando pour un fou furieux.

Tout réside dans le fait de définir l'accusé et le juge, de définir celui qui identifie les bons des méchants. La caméra rend compte de ce flou: malgré le parallélisme d'ordre formel entre la présentation initiale et finale des douze, le visage de leur chef n'apparaît plus à l'écran dans la séquence finale de réhabilitation, comme en un désaveu virtuel des survivants, alors que la répétition systématique de son visage dans la séquence du début semblait indiquer qu'il épousait le point de vue officiel. Entre les deux séquences, le point de vue de Reisman est ambigu: lors de la pendaison du prisonnier (en présence de Reisman), des gros plans mettent en miroir l'officier et le condamné à mort déclaré innocent par la foule déchaînée des autres détenus. Le pendu cagoulé sans visage est comme auréolé par la corde vers laquelle il s'avance; parallèlement, le visage de Reisman est auréolé par une fenêtre circulaire. Lorsque sont lus l'acte d'accusation et le verdict, c'est le visage de l'accusé qui apparaît à l'écran, mais lorsqu'il hurle ses regrets, c'est le visage de Lee Marvin en contre-plongée écrasante qui apparaît en gros plan, emprunt d'une émotion difficilement contenue.

Jugé à son tour par ses supérieurs dans le bureau du QG, il subit le même traitement que les prisonniers: lorsque l'un des officiers lit à voix haute son CV avec toutes ses incartades et ses manquements à la discipline, il est le seul personnage hors champ, distancié, absent. Son visage effaré n'apparaît en gros plan qu'au moment où l'officier énonce la sentence finale - diriger une mission suicide pour se racheter. Reisman est donc immédiatement classé, dans l'imaginaire du spectateur, du côté des rebelles victimes de l'institution. Quand il procède par la suite à la revue des prisonniers, son visage ne peut donc coïncider complètement avec la sentence officielle. Il y a plutôt confrontation d'homme à homme. Le décalage est à nouveau de mise lors des tête-à-tête avec chaque prisonnier dans sa cellule : Reisman lit le dossier et révèle les crimes commis, mais lorsque la sentence est rappelée, la caméra offre un plan fixe sur le visage du condamné. Cette technique annonce la manipulation de Reisman et le pouvoir qu'il exerce à son tour. L'ambiguïté des points de vue se cristallise sur ce personnage.

Mauvais élève, brebis galeuse de l'armée, il force la sympathie car il est conduit à agir ainsi en raison de la folie de ses chefs, des dysfonctionnements de l'armée, du manque de courage de certains colonels de pacotille. Il dit tout haut ce que les autres pensent tout bas, est le seul à réclamer une justice dans un monde déréglé. Cet homme dur est capable d'émotion, de compassion et d'humour. Héros fédérateur puisqu'il réussit à créer une équipe avec un ramassis de crapules, il agit dans le cadre de

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l'armée dont il ne s'affranchit jamais, même si Breed essaie de l'en radier. Ce n'est pas un personnage totalement extrémiste si on le compare au prisonnier joué par Charles Bronson, qui suit un parcours plus radical en rejetant son titre d'officier et en tuant son supérieur déserteur.

Son extrémisme s'exprime par la puissante présence à l'écran de l'acteur, dont la mythologie personnelle explose avec ce film,3 « mélange de force virile, de violence intérieure et de brutalité intense », le regard fixe et animal lors des réunions d'état-major où il se maîtrise à grand peine. Grande gueule, insolent, il aime aussi la bagarre verbale. C'est un militaire dans toute sa splendeur, meneur d'hommes, officier supérieur et baroudeur à la fois. À à ses soldats crasseux, il envoie en guise de récompense de l'alcool et un camion de prostituées: moins bestiaux qu'on pouvait s'y attendre, les soldats entament une danse plus mélancolique que lascive au rythme chaloupé du jazz (leur chef s'étonne qu'ils fassent « ça» en musique). Juste après la série de saynètes burlesques, lors de l'entraînement du commando dans la nature (contre-plongée vertigineuse sur la corde coupée par tirs de mitraillette pour contraindre un malheureux à grimper plus vite), il manipule à loisir, avec une savante cruauté morale autant que par la violence physique, le grand naïf Posey (au nom de fleur) qui ne sait contrôler sa force, et pousse cet homme respectueux de l'uniforme à attaquer son propre commandant au couteau. Acteur fétiche dans le rôle de la brute sadique, il mate le plus teigneux des douze Franco (John Cassavetes) en l'humiliant à plusieurs reprises. Son instinct débridé, rejaillit lorsqu'il décide d'enfermer la foule des officiers allemands dans les caves et d'y jeter essence et grenades, procédé infâme qui fait frémir le sergent.

Son manque de mesure et sa vanité le conduisent à faire une erreur stratégique de taille puisque, malgré la recommandation du psychiatre, il garde Maggott. On en vient à suspecter qu'à travers cette mission, certes imposée sous peine de radiation (ce que Reisman ne semble pas souhaiter), il règle en fait des comptes personnels avec le colonel Breed. Sous couvert de régulation, il ne recule devant aucune violence, ce qui peut autant exprimer l'intégrité morale que la quête personnelle du pouvoir. Son rôle flou et ambigu, intraitable ou rebelle se clôt sur une réhabilitation, ambiguë elle aussi, car Reisman n'a aucun idéal à proposer.

Les survivants: esthétique du malaise Le renversement des valeurs opéré par la voix off de l'Histoire

contient une autre façade, un autre écran de fumée, car les trois seuls rescapés de la mission ont le statut particulier de militaires: le

3 Michel Cieutat, « Lee Marvin, ou l'être et le néant de l'Amérique. » Positif 0°411 (1995), p.77-81.

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commandant Reisman, le sergent et l'ex-officier Wladislaw (Charles Bronson), comme si l'armée ne pouvait sauver que les siens, y compris ses déchets. L'Amérique d'Aldrich demeurerait-elle irréductiblement manichéenne? Le choix du script est ambigu, suspect ou simplement lucide. Aldrich refuse une fin de type idéaliste, n'impose aucune morale et témoigne de ce que la mentalité américaine peut accepter à l'époque (1967). D'autres prisonniers, absous par Reisman, auraient pus être sauvés: en particulier Jefferson, en cas de légitime défense contre des agresseurs racistes qui voulaient l'émasculer, ou le bon géant Posey, soucieux de ses parents et désireux d'apprendre à lire, accusé d'homicide involontaire contre un homme qui l'avait provoqué. Les milieux humbles sont destinés à demeurer une voix muette, tout comme l'Hispanique à la guitare que Reisman croit réellement innocent. Aldrich désigne les exclusions en faisant de leurs représentants des martyres. Il refuse de prendre parti ou de rassurer le spectateur avec une épopée de la révolte.

Si Wadislaw a sommairement exécuté son supérieur qui désertait pendant le combat, il a commis l'erreur de le faire devant témoin et n'en a tiré aucune gloire. C'est un homme défait, désabusé, pour qui le mot bonheur ne peut s'accorder avec « enfant» et le mot « ambition» n'a aucun sens. Lors de l'entretien avec le psychiatre, ses réponses volontairement absurdes, prononçées d'un ton monocorde, ridiculisent le praticien. Bronson silencieux, taciturne mais puissant, apporte aussi l'idée d'instinct de survie. Un plan dans l'avion qui délestera les parachutistes avant l'attaque finale, isole les deux personnages joués par Marvin et Bronson, ce dernier étant le seul à poser la question de la survie en cas d'échec de la mission: comment rejoindre la côte?

Si l'objectif militaire a été atteint, les nazis supprimés, le plan de Reisman s'est écroulé et la fusion du groupe s'est révélée impossible, Ie seul moyen étant l'affrontement à autrui. Il n'y a pas de sentiment de victoire mais plutôt de malaise chez les trois survivants, enfermés dans leur chambre d'hôpital. La victoire mais plutôt de malaise a un arrière-goût amer qui tranche avec le triomphalisme des deux généraux venus les féliciter. Wadislawen conclut que tuer des généraux va devenir une habitude, avant de retourner, impassible, à la lecture de son journal. Aldrich présente des héros mûrs, crépusculaires, en plein désarroi, auxquels ne s'offre qu'une vie privée de sens. Les chefs de guerre et soldats obéissent comme des pantins à un supérieur, sans doute récompensé pour le succès de son plan machiavélique ainsi légitimé par les faits, sorte d'ordalie où l'issue du combat est sensée être l'expression du jugement de Dieu puisque c'est forcément le «bon» qui triomphe. L'issue de ce parcours de rédemption est en fait le sacrifice forcé de onze salopards, ni victimes expiatoires innocentes, ni méchants monstrueux, qui ont gagné par leurs actes véritablement héroïques mais payé de leur vie leur statut mythique

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de héros, leur accès au paradis de la représentation, simulacre d'un hypothétique au-delà.

Aldrich souligne, par différentes figures de style, la mise en scène illusoire du combat entre Bien et Mal. La plus spectaculaire est la pendaison, dont Reisman dira à ses supérieurs que ce n'est pas le genre de spectacle qu'il préfère. Aldrich ne laisse pas de répit au spectateur lors d'un audacieux plan en forte contre-plongée sur les pieds du pendu au moment crucial, image littéralement renversante de la caméra placée sous la trappe. Le motif des pieds ou des chaussures poursuit le spectateur lors de l'interrogatoire des prisonniers dans leur cellule. Une plongée renversante depuis le plafond révèle deux bouts de chaussures en équilibre au bord de la trappe, indiquant que le petit jeu auquel se livre Reisman, qui joue un personnage différent avec chacun des prisonniers, est observé par un spectateur dont l'identité n'est jamais révélée. Les chaussures sont présentes au début (au-dessus de la cellule de Franco) mais pas dans le plan suivant (au-dessus de la cellule de Jefferson). Doit-on en conclure que le spectateur a pris la place de l'observateur? Le fait est d'autant plus troublant que la caméra subjective épouse ensuite clairement le point de vue de Marvin qui repère la psychologie des prisonniers à leurs chaussures (zoom avant et plan rapproché sur le pied estropié de Franco, sur les chaussures délacées de Wadislaw). De même, Aldrich provoque la passivité du spectateur devant certains points de vue imposés. Lorsque Wadislaw, au premier plan, s'adonne à son entraînement de boxe dans la salle de gymnastique de la prison, il frappe le spectateur en plein visage au moment où Reisman pénètre dans la salle.

Cette réflexion sur la représentation utilise aussi' le ressort tragi­ comique lors des mises en scène orchestrées par Reisman. Lors de la fausse revue du faux général dans le camp de Breed, les plans sur la fanfare en l'honneur du commando déconstruisent le spectacle: les musiciens partent trop tôt à deux reprises, puis trop tard alors que les invités d'honneur sont déjà là, constant contrepoint à mesure que la farce tourne au vinaigre. Le gros plan répété six fois sur le chef d'orchestre béat et ravi et son regard dans la caméra désigne clairement au spectateur la supercherie, tout en le faisant rire. Cette vaste fumisterie coûte tout de même à Reisman la menace de l'annulation de l'opération, donc l'exécution des prisonniers, mais la situation est sauvée in extremis par l'autre mise en scène magistrale. Pendant que l'armée américaine en manœuvres joue à représenter la guerre, le commando joue son va tout sans le savoir. Un faux accident, un faux malade, une fausse ambulance leur permettent de pénétrer à l'intérieur du QG du colonel Breed par surprise (ils ont tout de même dû essuyer de vrais tirs de mortier). Deux observateurs veillent: l'un, officiel avec son brassard d'observator, n'a en fait aucun point de vue, et l'autre, incognito, est le général Worden en personne dont le visage encadré par une fenêtre s'éclaire lorsqu'il comprend la supercherie,

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redoublant ainsi la mise à distance devant le spectacle. Pour les membres du commando, c'est une belle farce mais pour Reisman inquiet, filmé en contreplongée, comme écrasé contre les murs de l'état-major où il attend le résultat de l'opération, c'est une question de vie ou de mort.

Aldrich met constamment le spectateur mal à l'aise par certains plans dont il est coutumier". Lors du dernier repas au camp, qui évoque la Cène du Christ (Reisman entouré de ses douze apôtres), le commandan:t fait répéter à ses hommes le plan de l'attaque mot par mot, comme à des apprentis comédiens, devant la maquette du château. L'équipe apparaît soudée, tous scandent en chœur, comme un seul homme les étapes de l'attaque, sauf Maggot, le Judas de l'histoire, déjà isolé par son rire distancié. La scène alterne des plans frontaux sur Reisman pointant soit la maquette, soit les soldats, et un plan d'ensemble en plongée sur la pièce. Dans ce dernier cas, la caméra semble cachée derrière un élément du décor, un morceau de plafond qui apparaît à l'image au premier plan, soulignant encore une fois la position d'un observateur non identifié ou le statut illusoire de la scène. La confrontation entre la représentation et la réalité est tragique: «C'est exactement comme la maquette l : s'exclame ingénument un soldat en découvrant le château lors de l'attaque. Le malaise entre une réalité sanglante qui ne cadre plus avec la mise en scène n'est jamais aussi palpable que lors des séquences à l'étage du château, là où se joue la faillite du plan. Les soldats de Reisman, sur la corde raide, sont filmés en légère contre-plongée, comme oppressés par le plafond, comme déséquilibrés par la caméra penchée.

L'armée - et non la prison où l'on purge pourtant ses peines+ serait le purgatoire unique du cinéma américain, tant il est vrai qu'elle s'approprie le rôle des croisés investis de la mission sacrée d'identifier les «bons » et les «méchants». Aldrich détourne le film militaire, montre la mystification de l'Histoire, déconstruit le mythe du héros tombé au champ d'honneur, tout en montrant pourquoi la construction du mythe est nécessaire aux hommes: pour masquer l'ambiguïté, l'impossibilité de dire ou de classer en catégorie, l'iniquité ultime du pouvoir qui manipule. Loin d'être un film manichéen, The Dirty Dozen est un film sur le manichéisme, constat pessimiste sans perspective rassurante. Le réalisateur peut sans doute mettre à son compte les paroles du témoin officiel des manœuvres, qui se définit comme observateur et non arbitre, et n'a pas le pouvoir de prendre des décisions. Aldrich anticipe les cinéastes critiques de la décennie suivante, à la fois plus pessimiste et moins radical qu'un John Huston dans A Walk with Love and Death (1969), où un roi renégat prend fait et cause pour la révolte paysanne et meurt au combat contre ses pairs.

4 Olivier Kohn, • Aldrich ou l'expérience des limites. »Positifno415 (1995), p. 73-75.

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Centre de Recherches , de l'U.F.R. d'Etudes Anglo-Américaines

LES BONS ET LES MÉCHANTS DANS LE CINÉMA ANGLOPHONE

ACTES DV CONGRÈS DE LA SERCIA (UNIVERSITÉ PARIS X NANTERRE, SEPTEMBRE 2001)

Ouvrage coordonné par Francis Bordat et Serge Chauvin

Uniuersité Paris X 2005

Les bons et les méchants Sommaire

Danièle André (Saint-Étienne) Stéréotype et renversement: de la dichotomie tranchée de James Cameron à l'humanisme de Ridley Scott 127

2. Ambivalences

Francis Bordat et Serge Chauvin Présentation 7

Penny Starfield (Paris Vll) Shifting Good and Bad: The Lost World According to Hoyt, Allen and Spielberg 141

Ouverture Sandra Gorgievski (Toulon)

Tous n'étaient pas des anges: l'armée comme purgatoire américain dans The Dirty Dozen 157

Christian Biet (Paris X) HATE and LOVE: le méchant et le sacré 13

1. Le travail du stéréotype

Patricia Caillé (Institut d'Études européennes) La paternité cherche sa figure dans le cinéma national australien 167

Raphaëlle Costa de Beauregard (Toulouse-le-Mirail) À la poursuite du « méchant» de cinéma dans le film de gangsters hollywoodien: une archéologie élisabéthaine 41

. Lydie Malizia (Besançon) Bon sens - mauvais sens: le rôle de l'enfant médium dans The Sixth Sense de Manoj Night Shyamalan 179

Marion Poirson (Montpellier) Les bonnes et les méchantes dans l'Aurore de Murnau: continuité esthétique ou trahison hollywoodienne? 59

Gaïd Girard (Brest) La position du tireur embusqué dans Full Metal Jacket .... 187

Alexandre Bougron Good Fathers et Bad Fathers dans le cinéma hollywoodien 73

André Muraire (Nice) « Good Bad Guy» : les représentations du « Vietvet » dans le cinéma américain, ou l'Amérique de Janus 197

Daniel Peltzman (Besançon) La représentation du bien et du mal politiques à Hollywood: le cas de la Motion Picture Alliance for the Preservation of American Ideals 97

Melvyn Stokes (Londres) The Ku Klux Kan as Good and Evil in American Film 215

3. La beauté du mal

Jean-François Baillon (Bordeaux ID) La veuve et l'orphelin: Ken Loach, cinéaste manichéen? Cà propos de Black Jack) 107

Francis Vanoye (Paris X) L'identification au Méchant 231

Anne Crémieux (Paris X) Le code des couleurs dans les films africains-américains ... 117

Dominique Sipière (Université du Littoral) Anatomie de la méchanceté 241

Trudy Bolter (Bordeaux IV) L'Écrivain criminel, le décor-cerveau: House by the River 253

5. Dépassements Gaëlle Lombard (Paris X)

Dracula, ange ou démon ? 265 Philippe Roger (Lyon TI)

Le dépassement des conventions chez Leo McCarey: à propos de Place auxjeunes 391 Natacha Thiéry (paris ill)

The Man You Hate to Love: les deux versions de Night Must Fall 273

Pierre Floquet (ENSEmBlBordeaux I) Ni Bien ni mAL, l'apparence mène le BAL 399

Philippe Ortoli L'œil rédempteur: la figure du méchant chez Abel Ferrara 287

Nicole Cloarec (Rennes I) Héros malgré lui ou le plaisir sadique du spectateur dans Unforgiven 411

Laurence Moinereau Terminator 1 vs Terminator 2 : pourquoi le TI000 est-il plus méchant que le TI0l ? 299

Isabelle Labrouillère Le corps révélateur: de la représentation du mal à l'expression du pathos dans Blade Runner 421

Fanny Lignon Erich von Stroheim: l'art d'être méchant 311

Isabelle Alfandary (Paris X) Par-delà bien et mal dans Eyes Wide Shut 431

4. Les paradoxes du bien

Ariane Hudelet (Paris ill) James Stewart: les vicissitudes du « bon» dans le cinéma hollywoodien 319

Noëlle De Chambrun (Paris VII) Harlow, halo et harlot: la « good bad girl » des années trente et du parlant 333

Andrea Grunert (École supérieure protestante, Bochum) Les bons et les méchants selon Tommy Lee Jones 339

Marie-Christine Michaud (Lorient) A Bronx Tale et l'image de l'Italien aux États-Unis 353

Gilles Menegaldo (Poitiers) . Construction et déconstruction de la figure du héros dans Raiders of the Lost Ark de Steven Spielberg 365

Jacqueline Nacache (Paris VII) Revoir Monsieur Smith au Sénat 377