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1 INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE 2013-2014 Théories de l'européanisation : institutions, politiques, sociétés. Julien Weisbein MCF, IEP de Toulouse [email protected] 4 ème année, semestre 7 Parcours « Europe et territoires »

Théories de l'européanisation

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INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE

2013-2014

Théories de l'européanisation :

institutions, politiques, sociétés.

Julien Weisbein

MCF, IEP de Toulouse

[email protected]

4ème

année, semestre 7

Parcours « Europe et territoires »

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Théories de l'européanisation : institutions, politiques, sociétés

Julien Weisbein

Résumé - L'européanisation, soit la diffusion dans les espaces domestiques (nationaux ou infra-nationaux) des biens, normes, valeurs et représentations impulsés par les acteurs engagés dans le processus de construction européenne, a suscité depuis une dizaine d'année en science politique une littérature grandissante. L'analyse de l'institutionnalisation d'une nouvelle configuration de pouvoir politique autour de l'UE s'en est trouvée largement enrichie car ces travaux ont révélé que le processus de construction européenne n'était pas seulement une affaire internationale d'Etats mais avait des conséquences à la fois sur les diverses institutions nationales et infranationales, sur leur modalités d'action publique et la fabrique concrète de leurs politiques, mais également sur de nombreux espaces sociaux, voire même sur les diverses sociétés d'Europe. Le but de ce cours est donc de mettre à disposition des étudiants ces nombreux acquis afin de leur montrer que la territorialisation de l'Union européenne à laquelle renvoie le concept d'européanisation est un processus multiforme, très différencié dans ses modalités et ses temporalités en raison de la capacité des espaces domestiques à infléchir, traduire et hybrider les modèles de régulation impulsés par l'UE.

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Introduction

Un programme de recherche en cours

Avant toute chose, il convient de souligner que cet enseignement magistral dérive et

s’appuie sur un programme de recherches sur « L’Europe au concret », déjà outillé à travers

plusieurs enseignements connexes1, balisé par de nombreuses publications2 (dont un

chapitre d’un manuel sur l’UE)3 et toujours en cours à travers des enquêtes empiriques (dont

notamment plusieurs mémoires de 5ème année à l’IEP de Toulouse déjà réalisés ou en cours

de réalisation). Il s’agit donc d’une entreprise collective de recherche qui doit beaucoup à

des collègues talentueux4…

« L’Europe au concret » ? On signe par là une double ambition :

- étudier l’Europe telle qu’elle se fait5, c’est-à-dire bien souvent au-delà des aspects

formels qui définissent l’UE ;

- étudier les enjeux et les territoires réels, c’est-à-dire voir quels sont les politiques, les

activités ou les espaces (sociaux ou géographiques) qui sont réellement concernés par

l’intégration communautaire6.

Les constructions européennes s’avèrent en effet plurielles tant le projet politique de

construction européenne et la dynamique institutionnelle qui en est issue n’épuisent pas les

processus sociaux multiformes d’intégration de et à l’Europe. Et le programme que se donne

ce cours n’est pas si inédit. Comme le souligne par exemple le sociologue américain Neil

Fligstein, la littérature sur l’Europe s’est consacrée essentiellement à ce qui se passe à

1 A savoir, à l’IEP de Toulouse, un séminaire d’initiation aux méthodes des sciences sociales portant depuis 2002

sur « L’Europe au local » et qui a permis sur plusieurs années de recueillir un matériau empirique assez conséquent ; mais aussi un précédent cours portant sur « L’Europe au concret. L’européanisation en perspectives » (que le précédent enseignement actualise). Des données issues d’un autre séminaire sur « Le local financé par l’Europe » ont été également sollicitées dans ce cours, grâce à la gentillesse de son animatrice Isabelle Janin. 2 Julien Weisbein, « Union européenne » in Alistair Cole, Romain Pasquier, Sébastien Guigner, dir., Dictionnaire

des politiques territoriales, Paris, Presses de Sciences-Po, 2011, p. 495-499 ; Julien Weisbein, « L’Europe à contrepoint. Innovation des objets et classicisme théorique », Politique européenne, n°25, printemps 2008;

Romain Pasquier, Julien Weisbein, « L’Europe au quotidien », in Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort, dir., Nouveau manuel de science politique, Paris, La Découverte, 2009, p. 651-664 ; Romain Pasquier, Julien Weisbein, « L’Europe au microscope du local. Manifeste pour une sociologie politique de l’intégration communautaire », Politique européenne, n°12, hiver 2004, p. 5-21 ; Julian Mischi, Julien Weisbein, « L’Europe

comme cause politique proche. Contestation et promotion de l’intégration communautaire dans l’espace local », Politique européenne, n°12, hiver 2004, p. 84-104. 3 Frédéric Mérand, Julien Weisbein, Introduction à l’intégration européenne: sociétés, politique et institutions,

Bruxelles, De Boeck, coll. « Ouvertures politique », 2011 (il s’agit du chapitre 5). 4 On mentionnera notamment (par ordre alphabétique) les noms d’Olivier Baisnée, de Sylvia Becerra, de Yann

Bérard, de Jean-Michel Eymeri-Douzans, de Thomas Hélie, de Sophie Jacquot, d’Isabelle Janin, de Xavier Marchand-Tonel, de Frédéric Mérand, de Romain Pasquier, de Gildas Tanguy, de Sabine Saurugger, de Vincent Simoulin ou d’Andy Smith… 5 Pour paraphraser Olivier Baisnée, Romain Pasquier, Dir., L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et

sociétés politiques nationales, Paris, Editions du CNRS, 2007. 6 Voir Julien Weisbein, « L’Europe à contrepoint. Innovation des objets et classicisme théorique », Politique

européenne, n°25, 2008.

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Bruxelles (les 10% émergés de l’iceberg) sans réellement analyser les 90% restants1. De

même, Andy Smith a critiqué les vues trop « aériennes » dans les analyses classiques de

« l’espace public européen », invitant à des recherches plus ancrées2. Notre ambition est,

dès lors, de saisir et d’analyser ces 90% rendus invisibles en évitant les vues trop aériennes

de l’UE…

Un tel projet de recherche sur « l’Europe au concret » se heurte à des difficultés mais recèle

des potentialités.

Un premier obstacle réside dans l’accroissement du coût de rupture avec le sens

commun qu’il engage : l’intégration européenne est en effet communément présentée

comme un processus lointain, abstrait, technocratique et qui ne renvoie en rien au

domaine de la normalité et du concret, d’autant plus que l’invocation récurrente du

principe de subsidiarité tend à fonctionner comme un écran entre les institutions

européennes et le local. Ceci redouble d’ailleurs un certain sens commun savant : pour

étudier l’Europe, il faut ou bien le faire de haut, ou bien en établissant des comparaisons

internationales. Pour autant, comme le soulignent Xavier Marchand-Tonel et Vincent

Simoulin, « il reste que renoncer à la comparaison d’une même politique dans différents

pays peut avoir pour vertu de permettre de concentrer l’attention sur les acteurs qui

interviennent dans les processus communautaires et de contribuer à une meilleure

connaissance de leurs configurations »3.

Un second obstacle découle du flou de « l’Europe » lorsque celle-ci est déclinée au

concret et au local : il ne s’agit plus de voir en elle un ensemble relativement stabilisé

d’institutions (le fameux « triangle communautaire ») ou de rôles spécialisés (les

Commissaires, les hauts fonctionnaires en poste à Bruxelles, les professionnels du

lobbying européen, etc.) mais de concevoir plus généralement cette Europe comme un

territoire, comme un espace d’interactions sociales mais aussi comme une idée, comme

le support d’opinions, de croyances et de représentations. Or plus on s’éloigne du

« centre » ou des « centres » de l’Europe, là où elle se présente clairement et

explicitement à travers un ensemble d’institutions, de rôles spécialisés, de bâtiments

même, plus cette Europe s’effiloche, perd de la consistance et de la visibilité.

Un troisième obstacle réside dans les sources disponibles, pour l’instant trop éclatées

selon les pays, les configurations locales et selon les disciplines scientifiques. Une vue

globale sur l’inscription territoriale de cette Europe au quotidien est dès lors tributaire de

la collection de monographies locales pas toujours ajustées car il leur manque une

problématisation commune. Ainsi dans ce cours, les exemples français, midi-pyrénéens

(et même toulousains) seront privilégié pour donner une chair empirique aux

phénomènes décrits4 - mais du coup, les montées en généralité risquent d’en pâtir... De

même, les exemples étrangers ne seront présents qu’à titre de contrepoint analytique ;

en ce sens, il ne s’agit malheureusement pas d’un cours de politique comparée. Se

1 Neil Fligstein, Euroclash, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 9.

2 Andy Smith, « L’espace public européen : une vue (trop) aérienne », Critique Internationale, n°2, 1999, p. 169-

180 3 Xavier Marchand-Tonel, Vincent Simoulin, « Les fonds européens régionaux en Midi-Pyrénées : gouvernance

polycentrique, locale ou en trompe-l’œil ? », Politique européenne, n°12, 2004, p. 22 4 Parce que nous disposons à ce sujet de nombreux travaux issus des séminaires précités, de la thèse de Xavier

Marchand-Tonel ou bien d’un ouvrage collectif de géographes (Philippe Dugot, Serge Laborderie, François Taulelle, Midi-Pyrénées, région d’Europe, Toulouse, Editions du CRDP, 2008).

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focaliser sur l’exemple français n’est pas pour autant dénué de pertinence : en effet,

l’hexagone entretient avec l’UE un rapport particulier, qui en fait un bon point

d’observation du caractère parfois chaotique et conflictuel de l’européanisation (encadré).

Encadré : la France et l’UE L’action publique a connu des changements importants d’échelle qui remettent en question le « verrou étatique », c’est-à-dire la capacité des élites étatiques centrales à monopoliser l’exercice des fonctions de gouvernement, mais aussi celui des instances de socialisation des citoyens. Ce phénomène de fragmentation de l’autorité politique, à la fois par en haut et par en bas, affecte tout particulièrement l’Etat français, historiquement très centralisé. L’intégration européenne y exerce en effet une influence très grande sur les modes d’organisation, de pensées et d’actions des acteurs des politiques publiques

1. Si ce constat doit être nuancé selon les secteurs et ce, de manière assez paradoxale

(pour ceux qui devraient être les plus européanisés on observe des marges de manœuvre importantes de la part du gouvernement français ; et les politiques dites régaliennes connaissent un processus d’européanisation invisible), des processus de déseuropéanisation visibles dans de nombreuses politiques laissent entrevoir les capacités de résistance et/ou d’adaptation de nombreux acteurs français, souvent organisés sur une base sectorielle, montrant bien que l’européanisation d’une politique publique reste souvent une sorte de stratégie collective portée par des acteurs sectoriels nationaux, qui considèrent que la régulation de leur domaine mérite un traitement à l’échelle de l’Union

2. De même, le contexte européen vient transformer les conditions de la vie politique

française, en renforçant une « crise de l’offre politique » (c’est-à-dire une inadaptation des propositions des acteurs professionnalisés du système, comme les élites, les partis ou les médias, aux demandes et aux attentes des citoyens) mais également une crise de la confiance que les Français portent à leur système politique, voire à leurs congénères

3.

Un dernier obstacle réside enfin dans la difficulté que connaissent les sciences sociales à

penser véritablement le local ou la question territoriale. Il convient ici de souligner la

difficulté à véritablement construire une définition scientifique (c’est-à-dire autonome du

sens commun) du « territoire »4 : en tant que construit social, celui-ci est en effet l’objet

de discours de la part des acteurs que l’on étudie, avec parfois des confusions et un

appel de leur part à ce que les sciences sociales le réifient d’autant plus. Dans le cadre

du projet sur « L’Europe au concret », on a choisi d’appréhender ce territoire par le biais

des ressources que les acteurs y mobilisent pour mener leurs activités politiques

(encadré).

Territoire et ressources Qu’est-ce qu’un « territoire » ? Selon les termes des géographes Jacques Lévy et Michel Lussault dans leur Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés (Paris, Belin, 2002), un territoire désigne une « portion humanisée de la surface terrestre ». En science politique, un « espace » est avant tout l’enjeu d’une lutte entre acteurs politiques ; il est donc investi de sens par ces acteurs en lutte afin de lui donner une représentation sociale de cet espace ; ce qui produit un « territoire » caractérisé par : un pouvoir qui trace des frontières ou des limites (délimitant un périmètre) mais aussi une identité collective née de l’action des hommes sur un espace. On a ici une compréhension quantitative, en termes quasi-démographiques (le territoire comme lieu d’appropriation des hommes et d’extraction des richesses). Le territoire est donc avant tout un construit tant morphologique que

1 Voir par exemple Helen Drake, Ed., French Relations with the European Union, London, Routledge, Series

“Europe and the Nation-State”, 2005. 2 Andy Smith, « L’intégration européenne des politiques françaises », in Olivier Borraz, Virginie Guiraudon, Dir.,

Politiques publiques 1. La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 197-214. 3 Luc Rouban, « La France en Europe », in Pascal Perrineau, Luc Rouban, dir., La politique en France et en

Europe, Paris, Presses de Sciences-Po, 2007, p. 409-424. 4 Ce qui est par contre possible pour les « espaces », comme le réalise la géographie en insistant sur les

éléments objectifs (présence de montagnes, de fleuves, de flux de circulation, etc.) qui les caractérisent.

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social, un espace certes physique mais aussi investi d’un sens politique et objet d’une gestion collective

1. Un territoire n’est donc pas une entité statique mais le support de mobilisations sociales

diverses, politiques, cognitives ou institutionnelles. Il convient néanmoins de souligner la difficulté à véritablement construire une définition scientifique du territoire. Et notamment, la catégorie analytique du « local », parce qu’elle s’avère particulièrement difficile à définir scientifiquement ou à construire comme instrument de recherche, appelle un effort de clarification pour au moins trois raisons. - Cette notion repose en effet sur une dichotomie socialement construite, le « national » contre le

« local » qu’il convient d’interroger - d’autant plus que, c’est l’objet de ce cours, ce couple tend à s’articuler avec une troisième échelle : l’Europe.

- Par ailleurs, le local constitue une notion qui renvoie à une dimension de spatialisation, celle d’espaces géographiquement délimités. Or cette façon de construire notre objet de recherche est à prendre avec des pincettes : car, géographie à l’appui, il y a de nombreuses manières de construire des espaces ; et il faut notamment se méfier des espaces pré-construits, des frontières institutionnelles déjà-là. Cette règle de prudence interpelle particulièrement la science politique : certes, les frontières administratives ou institutionnelles (régions, départements, communes, communautés de communes, etc.) sont importantes mais il convient de les emboîter avec d’autres logiques de construction d’espaces (réseaux d’influence économique, zones de diffusion d’un média, flux migratoires, transports routiers, etc.).

- En tant que construit social, le local est l’objet de discours de la part des acteurs que l’on étudie, avec parfois des confusions et un appel de leur part à ce que les sciences sociales le réifient d’autant plus (comme on le voit avec les contributions des historiens locaux à la définition de certaines identités). P. Bourdieu souligne justement le rôle mobilisateur des élites dans la construction des identités régionales : ces dernières relèvent certes, à un stade latent, de l’histoire et d’un stock de référents culturels ; elles n’en nécessitent pas moins des porte-parole, qui font exister le groupe en attestant de sa réalité et en lui imposant certains traits identitaires

2 ; les

territoires (locaux mais aussi nationaux) n’existent donc que par l’action de certains groupes sociaux ou par l’action objectivante de certains dispositifs. Ce sont donc eux qui doivent être analysés pour comprendre un territoire local.

De même, lieu d’intersection de champs de relation distincts dans lesquels s’insèrent de manière différente des individus partageant un même territoire, l’espace local peut être appréhendé à travers une théorisation en terme de mobilisation des ressources

3 : ici, il est intéressant de se pencher sur les

processus de démonétisation ou d’accroissement de la rentabilité des ressources sociales lorsqu’il y a actualisation de celles-ci en fonction de plusieurs territoires de référence. Car en fonction des contextes spatiaux qui leur donnent sens, les valeurs relatives de ces ressources changent ; et ceux qui les activent peuvent de la sorte transformer (faire disparaître, amoindrir, acquérir ou renforcer) des positions de pouvoir dans l’espace social local qui peuvent être spécifiques ou non à cette échelle (certains acteurs ont en effet des ressources qui sont particulièrement dépendantes des marchés locaux pour être activées ; d’autres au contraire peuvent transférer certaines ressources sur différents espaces, en fonction de stratégies distinctes ou cumulatives). Il s’agit donc de repérer des catégories de ressources sociales concernées par l’enjeu communautaire et de voir les groupes qui les détiennent indépendamment du contexte européen ou qui s’en emparent en fonction de ce dernier. Il peut s’agir de savoir-faire administratifs ou professionnels, de l’expertise (capacité à constituer des dossiers européens, maîtrise du droit communautaire…), de ressources financières (fonds structurels, programmes communautaires…) ou de ressources notabiliaires (aptitude à mobiliser des réseaux de façon informelle, sans passer par des procédures formelles d’accréditation comme les élection, les demandes publiques ou les procédures administratives). C’est donc leur translation Europe-domestique qui nous intéresse ici, notamment à travers l’étude des vecteurs (pour filer la métaphore mathématique) qui les portent.

1 « En fait, le territoire est toujours un espace construit politiquement et socialement, par référence à un problème

spécifique, il n’est pas une finalité en soi, ni un état de nature stable et neutre » (Patrice Duran, Jean-Claude Thoenig, « L’Etat et la gestion publique territoriale », RFSP, vol. 46, n°4, 1996, p. 611). 2 Voir notamment à ce sujet, ARSS, « L’identité régionale », n°35, novembre 1980.

3 Jean-Louis Briquet, Frédéric Sawicki, « L’analyse localisée du politique. Lieu de recherche ou recherche des

lieux ? » Politix, n°7/8, 1989, p. 6-16 ; Frédéric Sawicki, « Les politistes et le microscope » in CURAPP, Les méthodes au concret, Paris, PUF, 2000, p. 143-164

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Pourtant malgré toutes ces difficultés et comme tentera de le montrer ce cours, analyser

l’Europe au concret est riche d’enseignements, que ce soit en termes d’objets de recherches

comme dans les manières de les aborder ; il est en effet possible de repérer

l’institutionnalisation d’une nouvelle configuration de pouvoirs politiques à travers des objets

apparemment éloignés des dynamiques communautaires (ou bruxello-centrées) mais qui

sont plus ou moins directement affectées à contre-pied (ou à contretemps), pour ne pas dire

« par le bas », par ces dernières. Saisir l’Europe au concret et au local vise ici à établir en

quoi certaines dynamiques induites par le processus d’intégration communautaire peuvent

se refléter sur des objets ou des sites inattendus et, éventuellement, participer à leur

(dé)politisation. L’Europe se joue en effet sans doute ailleurs, que ce soit au « microscope du

local » mais également de manière non directement politique, à travers des pratiques

sociales diverses et inattendues, qu’elles soient professionnelles, ludiques, culturelles, etc.,

et dont l’ensemble peut contribuer à tisser une « société européenne », dont il conviendrait

de repérer les éventuels linéaments. Les constructions européennes s’avèrent plurielles tant

le projet politique de construction européenne n’épuise pas les processus sociaux

d’intégration de et à l’Europe1.

L’européanisation : un nouvel objet pour les European studies

On voudrait dans cette introduction programmatique revenir sur le terme d’européanisation

sur laquelle porte le cours. En effet, cette notion a été certes particulièrement investie par la

littérature spécialisée, jusqu’à fournir un nouveau mot clé des études européennes ; elle n’en

reste pas moins à préciser pour sonder « l’Europe au concret ».

Une littérature croissante. Aujourd’hui, après avoir été utilisée de façon plutôt

métaphorique et « molle », la notion d’européanisation semble depuis les années 1990 de

plus en plus appelée à se solidifier et à constituer un nouveau paradigme des études

européennes, donnant lieu à des définitions que seuls des spécialistes de l’Europe peuvent

opérationnaliser sur leurs travaux, rendant de fait impossible toute circulation des résultats et

des concepts en dehors de cette communauté de chercheurs2. Ce constat renvoie, plus

généralement, à l’intérêt croissant en science politique à la dimension internationale de ses

objets d’étude (encadré).

1 Cette question de l’incarnation locale de l’Europe concerne plus généralement la problématique de la

légitimation de l’ordre politique communautaire. Il convient en effet de rappeler que les systèmes politiques nationaux se sont aussi - voire surtout - construits par le bas, et notamment au local, en mobilisant le registre du proche, du familier ou du quotidien; et l’institutionnalisation des Etats-nations a eu des conséquences non seulement sur la spécialisation d’un domaine de gouvernement, elle a également induit des transformations plus diffuses quant aux formes d’économie psychique des individus ou bien quant à leurs identités sociales qui se sont déprivatisées et politisées. 2 Vink et Graziano (Graziano P., Vink M., (Ed.), Europeanization: New Research Agendas, Basingtone, Palgrave

Macmillan, 2007) indiquent que l’européanisation est désormais plus un véritable agenda de recherches qu’un simple objet pour lequel ils proposent d’ailleurs un manuel faisant le point de dix ans d’études diverses (même s’ils soulignent p. 5 leur volonté d’éviter d’instituer un nouveau domaine réservé au sein des European studies). Cette entreprise scientifique est en effet outillée de longue date par l’ECPR qui a institué un réseau de jeunes chercheurs (YEN : Young ECPR Network on Europeanisation) ainsi qu’un ensemble de rencontres sur cette

notion. De l’avis de beaucoup d’auteurs (et nous le partageons), cette dynamique a considérablement enrichi l’analyse de l’intégration communautaire en l’émancipant de certaines formes intimidantes d’injonction conceptuelle, notamment autour de sa nature politique.

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Le détour international en science politique En parallèle et indépendamment de la seule question européenne, on peut souligner l’intérêt en science politique à la transformation de ses objets traditionnels (le vote, les politiques publiques, l’Etat, les mobilisations sociales, etc.) induites par des causes ayant leur origine à l’échelle internationale, avec notamment la montée en puissance des problématiques de transnationalisation ou de policy transfers (que certains tendent à substituer à la thématique de l’européanisation

1). Les transferts de

politique publique désignent de manière générale les processus d’export-import de cadres structurant et de modalités de mise en œuvre des politiques publiques, entre un système modèle et un système client. De nombreux autres termes sont disponibles dans la littérature depuis les années 1990 : mimétisme institutionnel, legal ou institutional mixing, lesson drawing… Ces processus sont décrits à de nombreuses échelles de gouvernement : supranational, international, transnational, national, local. L’UE offre donc un terrain particulièrement intéressant pour scruter ces effets d’interaction, à travers la problématique de l’européanisation. Quoiqu’il en soit, il en découle un champ de recherche foisonnant depuis une dizaine d’années, notamment dans le monde anglo-saxon, à tel point qu’on y parle de policy transfers studies. Quelques mots à ce sujet : - On peut souligner un effet de contexte et d’imposition de nouveaux objets : citons la révolution

néolibérale impulsée depuis la Société du Mont Pèlerin jusqu’au plus haut sommet de l’Etat avec Reagan et Thatcher, la convergence croissante des économies et des politiques publiques (avec notamment la pression européenne croissante sur la définition des politiques publiques), l’émergence des mafias et des grandes entreprises multinationales qui concurrencent la prétention des Etats à réguler la société internationale, l’apparition de mobilisations militantes internationales ou transnationales avec le mouvement altermondialiste, etc.

- Des enjeux disciplinaires et académiques, internes à la science politique, sont également à mentionner : transformation du segment des anciennes « relations internationales » proches d’un modèle diplomatique, vers une véritable sociologie des relations internationales et porosité de la frontière entre les ordres externes et internes

2, montée de l’impératif comparatiste dans les

travaux de recherche… - Il y a enfin dans ce tournant internationaliste des enjeux politiques, militants même, à travers un

ensemble de travaux de science politique qui critiquent, à la suite de Pierre Bourdieu, l’ordre néolibéral et à travers lui, l’imposition d’un modèle « évidé », « creux » d’Etat.

Bref : un constat posé par la science politique est que les idées et les modèles politiques circulent de plus en plus vite, de plus en plus loin ; avec une conséquence sur le changement politique : tout changement significatif de l’action publique résulte d’une transformation des cadres cognitifs et normatifs existant dans un secteur d’intervention publique. Pourtant, ce processus de mise en circulations des idées et des modèles politiques n’est pas si fluide que cela au sens où il rencontre des résistances, des formes de différenciation, bref des appropriations multiples…

Lorsqu’on dresse une cartographie de la notion d’européanisation et de ses usages croissant

dans les European studies (à tel point que l’idée d’une mode est courante)3, on est d’emblée

frappé par le caractère peut-être trop convivial et plastique (qui va parfois jusqu’à la

ductilité) de la notion et ce, par l’ouverture souvent trop grande du spectre des objets

empiriques pour lesquels elle est appliquée : on parlera ainsi d’européanisation du football,

d’européanisation des mémoires, d’européanisation des services publics, etc. Si ce constat

renvoie sans doute à l’importance acquise par la dynamique d’intégration communautaire, de

plus en plus susceptible de concerner des enjeux ou des espaces politiques déjà constitués,

cela peut également constituer un triple écueil analytique : la dilution du concept dans la

multiplicité des objets et des questions auquel il renvoie, la multiplication des définitions

1 Sabine Saurugger, Yves Surel, « L’européanisation comme processus de transfert de politique publique »,

Revue internationale de politique comparée, 2006/2, vol. 13, p. 179-211. 2 Guillaume Devin, « L’international comme dimension compréhensive », in Pierre Favre, dir., Enseigner la

science politique, Paris, L’Harmattan, 1998. 3 Voir à ce sujet l’analyse bibliométrique de Kevin Featherstone: les articles mentionnant l’européanisation ne

pèsent que 4% dans les revues de sciences sociales dans les années 1980, puis 23% jusqu’en 1995 et 73% jusqu’en 2001 (Kevin Featherstone, « In the Name of Europe », in Kevin Featherstone, Claudio Radaelli, ed., The politics of Europeanization, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 5-12).

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scientifiques dont il est l’objet1 et l’exportation de ce même concept en dehors du champ

académique - avec tous les risques de dénaturation et de double herméneutique que cela

engendre (ainsi en va-t-il également de la carrière sociale de notions telles que la

« gouvernance », la « régulation », l’« espace public » ou la « société civile »…). Ce qui

plaide d’autant plus pour une définition et un usage raisonnés du terme. Dit en termes

« sartoriens », le programme de recherche qui se dessine sous le label de l’européanisation

vise ainsi donner à ce concept une densité intensive accrue (élargir ses caractéristiques

propres) afin d’en limiter l’extensivité (la gamme des réalités empiriques auxquelles il

renvoie)2. Plusieurs travaux, de plus en plus cumulatifs (au sens où ils se renvoient et

discutent entre eux), se sont ainsi appliqués à baliser un espace adéquat d’utilisation de la

notion (par exemple dans le giron de la sociologie de l’action publique3) et ce, afin de la

rendre de plus en plus opérationnalisable et de moins en moins totémique4.

On peut ainsi inférer plusieurs enseignements des recherches menées sous la bannière de

l’européanisation. Sa dimension processuelle est la plus évidente : il ne s’agit plus tant

d’étudier une substance (l’Union européenne) qu’un processus, qu’une dynamique concrète

affectant un objet domestique. C’est le sens de la définition très brève proposée par Yves

Surel et Bruno palier : « l’ensemble des processus d’ajustement institutionnels, stratégiques

et normatifs induits par la construction européenne »5. En ce sens, l’européanisation est la

conséquence du processus d’intégration européenne – les deux dynamiques doivent donc

être séparées analytiquement : il ne s’agit plus dès lors de repérer les logiques de

spécialisation et d’autonomisation d’un nouveau niveau de gouvernement (ce que l’on

désigne sténographiquement comme étant la « construction européenne ») mais bien d’en

suivre la diffusion et les effets au-delà de Bruxelles, dans les espaces nationaux et infra-

nationaux6. Ce déplacement du regard profite aux espaces nationaux, pour le

fonctionnement desquels on (re)découvre l’importance de la variable européenne, mais

1 Cette obsession de la définition est néanmoins rejetée par O. Baisnée et R. Pasquier qui voient dans

l’européanisation « une notion de travail permettant de pointer, puis d’analyser, une série de transformations dans les sociétés politiques nationales » (Olivier Baisnée, Romain Pasquier, Dir., L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés politiques nationales, op. cit., p. 9). Cette approche par substitution (l’européanisation

n’étant pas un objet en soi mais un prétexte pour saisir le changement) est assez proche de ce que nous nommons la logique du contrepoint (Julien Weisbein, « L’Europe à contrepoint. Innovation des objets et classicisme théorique », art. cit.). 2 Radaelli C., « The Domestic Impact of European Union Public Policy: Notes on Concepts, Methods and the

Challenge of Empirical research », Politique européenne, n°5, 2001, p. 112. 3 Palier B., Surel Y. et. al., L’Europe en action. L’européanisation dans une perspective comparée, Paris,

L’Harmattan, 2007 4 En France par exemple, cette notion d’européanisation a été débattue dans plusieurs séminaires, deux à l’IEP

de Paris (Jacquot S., Woll C., dir., Les usages de l’Europe. Acteurs et transformations européennes, Paris, L’Harmattan, 2004 ; Palier B., Surel Y. et. al., L’Europe en action. L’européanisation dans une perspective comparée, op. cit.) et l’un au CRAPE de Rennes (Olivier Baisnée, Romain Pasquier, Dir., L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés politiques nationales, op. cit.). A travers ces trois derniers ouvrages, la spécificité

de la veine sociologique française est d’ailleurs particulièrement affirmée et tranche, sur de nombreux points, avec la littérature classique des European studies. 5 Bruno Palier, Yves Surel, « Analyser l’européanisation des politiques publiques. », in Bruno Palier, Yves Surel,

dir., L’Europe en action. L’européanisation dans une perspective comparée, op. cit., p. 39. 6 En ce sens, cette entreprise de bornage et de définition de l’européanisation s’intègre dans une certaine histoire

des théories de l’intégration communautaire, qu’elle semble même clore selon une logique dialectique (Palier B., Surel Y. et. al., L’Europe en action. L’européanisation dans une perspective comparée, op. cit., p. 26-29) : après avoir longtemps disserté, souvent en vain, sur la nature institutionnelle de l’UE (intergouvernementale ? fédérale ?), les chercheurs se sont de plus en plus contentés dès les années 1990 d’analyser les processus concrets de gouvernement qui s’y déploient. L’européanisation constitue dès lors aujourd’hui un label emblématique pour regrouper les travaux très variés investissant cette nouvelle perspective de recherche et ne la circonscrivant plus seulement au niveau supranational.

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aussi aux espaces locaux où l’Europe se réfracte1. Il s’agit dès lors de saisir des niveaux de

gouvernement (européen, national et local) en simultané et en interaction. Dans la littérature

spécialisée, le processus d’européanisation est ainsi clairement distingué de ceux

d’intégration communautaire ou de convergence, jugés trop restreints, mécaniques et

téléologiques - c’est du moins une remarque critique adressée par les chercheurs français à

des définitions de l’européanisation comme celle portée par J. Caporeso et son équipe2 ;

c’est également en ce sens que Kevin Featherstone distingue l’européanisation de la théorie

néo-fonctionnaliste puisque le caractère erratique, incrémental et réversible de la première

tranche avec l’aspect un peu irréversible de la seconde3. En ce sens, l’européanisation est

un produit de l’intégration européenne. On obtient par là même une forme de

« désunionisation » de la recherche sur l’Union européenne, voire même une extraction de

cette problématique de la seule sociologie de l’action publique4.

Quoi qu’il en soit, cette dynamique d’européanisation est ainsi saisie à travers différents

paramètres par lesquels les chercheurs tentent d’en cartographier la morphologie générale.

L’analyse engage dès lors un champ sémantique précis pour saisir la nature et le degré de

ce mouvement : altération, affectation, extension5, bouleversement, diffusion, changement,

etc. Et surtout, différentes variables sont mises en avant pour cerner ce processus

d’européanisation, aboutissant à une pléthore de typologies, de schémas explicatifs – à tel

point qu’on puisse parler d’une sorte de frénésie taxinomiste, avec des définitions à rallonge,

des tableaux à plusieurs entrées et des débats savants parfois stériles portant sur les noms

à apporter aux phénomènes ou sur le nombre pertinents de sous-variables censées en

rendre compte.

Parmi les grandes variables qui permettent de clarifier ce processus, on notera :

- Le nombre (croissant) d’acteurs qui y sont plus ou moins intensément et délibérément

engagés6 : on verra ainsi que cette « Europe au concret » concerne une grande variété

d’acteurs sociopolitiques, de plus en plus nombreux – mais également de plus en plus

différents. Dans ces travaux portant sur l’européanisation, on trouve un intérêt marqué

pour une sociologie des élites susceptibles de favoriser ce mouvement d’export-import :

personnel politique, hauts fonctionnaires, experts, partis politiques, think tanks, ONG,

1 Voir notamment Pasquier R., Weisbein J., « L’Europe au microscope du local. Manifeste pour une sociologie

politique de l’intégration communautaire », Politique européenne, n°12, 2004, p. 5-21 ; Carter C., Pasquier R.,

“European Integration and the Transformation of Regional Governance:Testing the Analytical Purchase of Europeanization”, Queen’s Paper on Europeanization, n°1, 2006 2 Palier B., Surel Y. et. al., L’Europe en action. L’européanisation dans une perspective comparée, op. cit., p. 36 ;

Olivier Baisnée, Romain Pasquier, Dir., L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés politiques nationales, op. cit., p. 11 3 Kevin Featherstone, « In the Name of Europe », in Kevin Featherstone, Claudio Radaelli, ed., The politics of

Europeanization, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 4. 4 Olivier Baisnée, Romain Pasquier, Dir., L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés politiques

nationales, op. cit 5 R. Balme et D. Chabanet (in Balme R., Chabanet D., Wright V., Dir., L'action collective en Europe, Paris,

Presses de Sciences Po, 2000, p. 102) voient par exemple dans l’européanisation un ensemble de changements plus ou moins cohérents affectant les interactions sociales et politiques sous trois aspects (leur territorialité, leur configuration d'acteurs et leur signification). L'européanisation est donc ici essentiellement un processus d'extension des divers cadres (spatial, institutionnel, modal, cognitif, etc.) qui définissent un phénomène politique. 6 Cette approche par les acteurs et par les usages (stratégiques, cognitifs, légitimant) qu’ils font des normes et

ressources communautaires que l’européanisation ouvre est particulièrement travaillée dans Jacquot S., Woll C., dir., Les usages de l’Europe. Acteurs et transformations européennes, op. cit. Pour une approche légèrement

différente (car plus sociologisée), on se permet également de renvoyer à Didier Georgakakis, Julien Weisbein, "From above and from below: A Political Sociology of European Actors", Comparative European Politics, 8 (1), 2010, p. 93-109.

11

cabinets de conseil, etc. La constitution d’une élite transnationale en découle, notamment

par la force des réseaux informels d’experts et de scientifiques produisant de la

socialisation, de l’échange et de la légitimation de recettes. Dans ces espaces, les

dynamiques interpersonnelles pèsent, via les mécanismes d’influence et d’apprentissage

– d’où le fait que la densité des échanges entre les acteurs favorise la circulation des

idées et des modèles.

- Son rythme, c’est-à-dire la plus ou moins grande vitesse que l’européanisation prend

selon les secteurs, les acteurs ou en fonction des territoires, les chercheurs pointant par

là même (et ce, parfois dans une optique néo-institutionnaliste marquée) l’importance de

l’historicité et de la pesanteur du passé pour étudier les effets de l’européanisation1. Ceci

permet de cartographier à la fois des séquences d’européanisation (par exemple au

nombre de quatre pour T. Börzel et T. Risse2), mais également des trajectoires

d’européanisation (au sens de patterns) qui en expliquent la variabilité empiriquement

constatée3. De même, l’ouvrage collectif dirigé par Maria Green Cowles, James

Caporaso et Thomas Risse a cerné l’européanisation comme une succession plus ou

moins aléatoire de quatre séquences (l’impulsion par une décision prise à Bruxelles ;

l’ampleur et la nature des pressions adaptatives exercées ; les logiques d’incorporation et

de traduction de l’impulsion européenne dans les architectures politiques domestiques ;

et la production d’effets concrets sur les ordres domestiques)4.

- Son ou ses moteurs, ses vecteurs, c’est-à-dire les diverses variables qui la suscitent

et/ou l’alimentent (le marché, tel ou tel acteur institutionnel comme la CJCE ou la

Commission, le droit communautaire, un marché croissant d’expertise spécialisée, etc.),

mais également les diverses résistances qu’elle rencontre ou bien ses limites, les

chercheurs trouvant ailleurs que dans l’Union européenne une matrice des changements

politiques locaux ou nationaux5, etc. Dynamique d’import-export par laquelle l’Europe

interagit avec les Etats membres, l’européanisation est en outre particulièrement

ambivalente, se jouant tant sur la force des normes formelles (actes juridiques,

procédures codifiées, etc.) que sur des incitations plus informelles, silencieuses mais tout

autant contraignantes, comme l’information, la production et la diffusion d’idées6. Comme

on le verra, il y a une européanisation formelle et une européanisation informelle7. Avant

de concerner les textes ou les structures, l’européanisation affecte surtout les « têtes »

(modes de représentations, façons de faire, socialisations, grammaires de justification,

etc.). Il y aurait même une véritable idéologie qui architecturerait ces dynamiques

1 Soulignons d’ailleurs que toute analyse sociologique de l’Europe ne peut faire l’économie de ce que Marx

appelle la « mainmorte du passé ». Voir à ce sujet, Politique européenne, « La sociohistoire de l’intégration européenne », n° 18, 2006/1. 2 Börzel T., Risse T., “When Europe Hits Home: Europeanization and Domestic Change”, EioP, vol. 4, n°15, 2000

3 Palier B., Surel Y. et. al., L’Europe en action. L’européanisation dans une perspective comparée, op. cit.

4 Caporeso J., Green Cowles M., Risse T., Transforming Europe. Europeanization and Domestic Change, Ithaca,

Cornell University Press, 2001. 5 Des « hypothèses alternatives » sont notamment posées dans Palier B., Surel Y. et. al., L’Europe en action.

L’européanisation dans une perspective comparée, op. cit., p. 53-58. 6 Ce point a été confirmé à travers le poids de certaines contraintes informelles, mais bien réelles, dans les

processus d’européanisation des politiques publiques nationales (Palier B., Surel Y. et. al., L’Europe en action. L’européanisation dans une perspective comparée, op. cit., p. 60-66). 7 Sébastien Guigner distingue l’européanisation normative (par les actes juridiques) de l’européanisation cognitive

(par la diffusion d’informations et d’idées) (Sébastien Guigner, « L’Union européenne, acteur de la biopolitique contemporaine : les mécanismes d’européanisation normative et cognitive de la lutte contre le tabagisme », Revue internationale de politique comparée, vol. 18, n°4, 2011, p. 77-90).

12

d’européanisation1. Cette dimension cognitive de l’européanisation atteste même de la

plus-value analytique des travaux de sociologie politique par rapport à ceux issus du droit

communautaire, qui bornent l’espace des contraintes communautaires et de

l’européanisation au seul domaine des normes visibles et instituées. Et les facteurs

cognitifs ainsi soulignés sont de deux ordres : l’alignement sur des cadres cognitifs et des

formes de représentations partagées à une échelle large et dominants dans

l’environnement international à un moment donné ; et l’importance des effets

d’apprentissage (avec ici la présomption d’une rationalité des acteurs politiques).

- Les modalités par lesquelles l’européanisation se joue et les effets qu’elle produit :

Radaelli2 isole par exemple quatre effets idéaux-typiques de l’européanisation : le retrait,

l’inertie, l’absorption et la transformation. Knill et Lehmkuhl, pour leur part, en distinguent

trois, éventuellement cumulables (lesquels, insistent-ils, importent analytiquement

davantage que les différents secteurs impliqués dans l’européanisation) : l’ajustement

institutionnel (institutional compliance), visible dans les politiques environnementales, la

transformation des structures d’opportunités domestiques, comme pour les politiques

d’infrastructures routières, et le (re)cadrage des croyances et des attentes domestiques,

avec la politique ferroviaire3. Sébastien Guigner synthétise cela à partir de deux options,

l’imposition et la persuasion, qu’il croise avec ses variables sur l’européanisation formelle

et l’européanisation cognitive pour aboutir à trois modèles d’européanisation :

l’européanisation normative, l’européanisation cognitive imposée et l’européanisation

cognitive non imposée4. Au-delà de ces querelles savantes de chiffres et de labels,

retenons la pluralité des modalités et degrés de transfert entre l’Europe et les systèmes

politiques nationaux et infranationaux : transfert intégral, émulation (c’est-à-dire

l’importation des grandes lignes du modèle sans les détails), l’hybridation (la

transformation du modèle importé par un mix entre logiques exogènes et endogènes), le

détournement (par digestion) des modèles importés ou enfin le refus.

- Son sens (entendu comme direction), essentiellement vertical (quel qu’en soit le sens :

top-down et/ou bottom-up) et beaucoup moins horizontal. L’européanisation est ainsi vue

comme un processus descendant d’imposition de normes ou bien comme un processus

d’ajustement, de traduction voire même de négociations entre des niveaux multiples. Le

premier point est souligné par les définitions de C. Radaelli5 ou de Caporeso et son

équipe6, donnant au processus d’européanisation une dimension un peu inévitable et

irrépressible ; le second l’est surtout du côté des chercheurs français, participant dès lors

à démonétiser le caractère irréversible de l’européanisation, pour y voir au contraire un

mouvement erratique et même réversible. Ici, le tropisme sociologique est prononcé : en

portant l’analyse sur les processus concrets par lesquels les normes communautaires se

diffusent dans les ordres politiques domestiques, c’est-à-dire par la saisie fine des

1 Carter C., Pasquier R., “European Integration and the Transformation of Regional Governance: Testing the

Analytical Purchase of Europeanization”, art. cit. p. 17-18. 2 Radaelli C., « The Domestic Impact of European Union Public Policy: Notes on Concepts, Methods and the

Challenge of Empirical research », art. cit., p. 119-120 3 Knill C., Lehmkuhl D., “The national impact of EU regulatory policy: Three Europeanization mechanisms”,

European Journal of Political Research, 41 (2), 2002 4 Sébastien Guigner, « L’Union européenne, acteur de la biopolitique contemporaine… », art. cit., p. 79.

5 Radaelli C., « The Domestic Impact of European Union Public Policy: Notes on Concepts, Methods and the

Challenge of Empirical research », art. cit. 6 Caporeso J., Green Cowles M., Risse T., Transforming Europe. Europeanization and Domestic Change, Ithaca,

Cornell University Press, 2001

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acteurs qui en font usage, des négociations ou des retraductions qui sont générées, par

le souci de repérer la singularité des contextes où se déroulent ces jeux, le processus

d’européanisation perd de son apesanteur sociale et de son caractère mécanique.

Les trois polarités de l’européanisation

Au-delà de ces diverses variables ou de cette approche par les policy transfers, on aimerait

lancer cet enseignement autour d’une typologie des types d’européanisation puisqu’il s’agit

de les mettre en perspectives : par en haut, par en bas mais aussi de manière horizontale.

Même si on va les décrire successivement, il convient de souligner que ces trois dimensions

interagissent entre elles, à travers des formes de causalité intriquées et circulaires.

L’européanisation descendante, par en haut. Ici, l’européanisation est saisie comme un

mouvement descendant par lequel des normes, des savoir-faire, des ressources, etc.,

descendent de Bruxelles, se consolident et affectent les sociétés nationales ou locales. Les

premières approches de l’européanisation portées par Robert Ladrech vont dans ce sens :

« un processus incrémental réorientant la direction et la forme des politiques, dans la mesure

où les dynamiques politiques et économiques communautaires deviennent une partie de la

logique organisationnelle des politiques et du policy-making national »1. C’est le cas

également de la définition fameuse et discutée de Claudio Radaelli qui voit l’européanisation

comme un « processus (a) de construction (b) de diffusion et (c) d’institutionnalisation de

règles formelles et informelles, de procédures, de paradigmes, de styles, de savoir-faire et

de normes et croyances partagées qui sont d’abord définis et consolidés dans les décisions

de l’Union européenne puis incorporés dans la logique des discours, des identités, des

structures politiques et des politiques publiques à l’échelon national »2. Il sous-entend là que

l’européanisation est certes un processus circulaire, et non pas linéaire, mais qu’il trouve sa

logique et sa force dans le moment communautaire3. Caitriona Carter et Romain Pasquier

définissent cette logique top down de « communautarisation ex post » pour en souligner la

dimension de mise en œuvre de l’acquis communautaire4.

Plusieurs modèles théoriques disponibles au sein des études européennes renvoient à ce

cadre.

- Le modèle de la gouvernance multi-niveaux (avec des auteurs comme Liesbet

Hooghe, Gary Marks, kermit Blank ou Charlie Jeffery)5 est assez proche de cette

1 Robert Ladrech, “Europeanization of Domestic Politics and Institutions: the Case of France”, Journal of Common

Market Studies, 32 (1), 1994, p. 69. 2 Radaelli C., « The Domestic Impact of European Union Public Policy: Notes on Concepts, Methods and the

Challenge of Empirical research », art. cit., p. 110. 3 Ce que lui reprochent d’ailleurs Patrick Hassenteufel et Yves Surel : cette primauté des politiques européennes

sur les politiques nationales, ces dernières n’étant que réactives, laisse de côté une grande partie des processus (Patrick Hassenteufel, Yves Surel, « Politiques publiques », in Céline Bélot, Paul Magnette, Sabine Saurugger, dir., Science politique de l’Union européenne, Paris, Economica, 2008, p. 87). 4 Carter C., Pasquier R., “European Integration and the Transformation of Regional Governance: Testing the

Analytical Purchase of Europeanization”, art. cit. p. 12 5 Pour une présentation de ce modèle, voir Frédéric Mérand, Julien Weisbein, Introduction à l’Union européenne :

institutions, politique et société, Bruxelles, De Boeck, 2011, chapitre 4 ; Sabine Saurugger, Théories et concepts de l’intégration européenne, Paris, Presses de Sciences-Po, 2009, p. 236-243.

14

première forme d’européanisation : l’Union est une configuration de pouvoirs évolutive

dans laquelle le pouvoir est diffus car réparti entre plusieurs échelles de gouvernement et

où les institutions de l’Union consolident leurs pouvoirs supranationaux, les Etats

membres perdraient les leurs et les acteurs infranationaux émergeraient comme des

acteurs à part entière. Or dans ce modèle (assez proche du fédéralisme allemand), les

trois niveaux interagissent fortement et négocient constamment car aucune instance (UE,

Etats, acteurs infranationaux) n’a les moyens de gouverner seule. Des réseaux fluides de

politiques publiques, très différents selon les configurations sectorielles, assurent une

certaine stabilité à l’ensemble. Dans ce modèle, la dimension top/down est néanmoins

marquée : car cette redistribution des pouvoirs résulte d’un input par le haut, bien

souvent la politique de la Commission. Les acteurs nationaux subissent les décisions

prises à Bruxelles. Et les acteurs locaux sont finalement passifs et se bornent à capter

des ressources communautaires qui leur tombent du ciel, sans qu’ils aient la capacité de

peser sur leur édiction.

- Le modèle du « goodness of fit » peut également être mobilisé ici : dans ce courant

théorique (qui est une des approches dominantes de l’européanisation), le processus

d’européanisation est considéré comme une épreuve par laquelle une structure politique

est affectée par les normes venant d’en haut, l’ajustement se réalisant plus ou moins

dans la douleur en fonction de la proximité ou de l’éloignement des espaces domestiques

avec ces contraintes communautaires. L’européanisation est donc saisie en termes

d’adéquation (fit) ou d’inadéquation (misfit) entre structure domestique et politique

européenne, générant ainsi une pression d’ajustement institutionnel venant d’en haut (cf.

les travaux de James Caporaso, Tanya Börzel, Thomas Risse, etc.)1. Pour autant,

comme le remarquent Sophie Jacquot et Cornelia Woll, ce modèle donne trop

d’importance aux effets de structure et masque les logiques d’adaptation ou de

résistance des acteurs impliqués, ainsi que leurs représentations2.

On peut néanmoins critiquer cette conception finalement balistique des dynamiques

d’européanisation qui tend à nier le rôle des acteurs et à reposer sur des processus

désincarnés, parfois mécaniques. Comme le rappelle Andy Smith, « l’européanisation des

politiques publiques est un processus qui n’est ni linéaire ni inexorable »3. Il convient donc de

présenter un autre modèle complémentaire.

L’européanisation ascendante, par en bas. Ici, l’européanisation se joue de manière

ascendante, par l’aptitude d’un acteur politique à se cristalliser à l’échelle européenne et à

s’y structurer mais aussi par sa capacité à peser, même d’en bas et indirectement, sur

l’édiction des normes communautaires. Ici, on peut donc parler d’« européanisation ex ante »

1 Pour une présentation du modèle, voir Tanja Börzel, Thomas Risse, « Conceptualizing the Domestic Impact of

Europe », in Kevin Featherstone, Claudio Radaelli, ed., The Politics of Europeanization, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 57-80. 2 Jacquot S., Woll C., dir., Les usages de l’Europe. Acteurs et transformations européennes, op. cit. Sur cette

idée, voir également Yves Déloye, « De la citoyenneté stato-nationale à la citoyenneté européenne : quelques éléments de conceptualisation », Swiss Political Science Review, 4 (4), 1998 ; Julian Mischi., Julien Weisbein, « L’Europe comme cause politique proche. Contestation et promotion de l’intégration communautaire dans l’espace local », Politique européenne, n°12, 2004, p. 84-104. 3 Andy Smith, « L’intégration européenne des politiques françaises », in Olivier Borraz, Virginie Guiraudon, Dir.,

Politiques publiques 1. La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 198.

15

ou de projection et mobilisation par le bas1. Cette piste invite également à bien comprendre

les usages (parfois non spécialisés) de l’Europe2. De même, la dimension bottom/up est ici

mise en avant : on reconnaît davantage des capacités d’anticipation, d’initiative, d’adaptation

voire même de résistance aux acteurs locaux3.

- On peut citer ici le modèle du néo-régionalisme : les acteurs régionaux et locaux se

mobilisent pour résister ou s’adapter politiquement, économiquement ou culturellement

aux logiques de la globalisation (Michael Keating, John Loughlin, José Magone, Lieven

De Winter ou Richard Balme en France). L’une des principales dimensions de la question

territoriale en Europe de l’Ouest est ainsi le processus de politisation des identités

régionales. Cette dynamique bottom up s’incarne en particulier dans des organisations

politiques, les partis régionalistes et nationalistes dont les répertoires politiques sont

structurés sur la distinctivité ethnique et les revendications territoriales au sein des Etats

établi. Depuis une trentaine d’années, ces partis ont fortement gagné en influence

politique au point de contraindre les élites politiques des plus grands pays de l’UE à

engager des réformes de régionalisation et/ou de dévolution. Les élites régionales

profitent surtout des opportunités et des ressources ouvertes par l’intégration

communautaire (comme les fonds structurels par exemple).

- La piste de recherche ouverte sur « l’Europe au microscope du local »4 renvoie

également à cette européanisation par le bas. Il s’y agit d’étudier les processus de

socialisation européenne des agents locaux et les formes de réappropriation générées

au niveau local par l’intégration communautaire en réincarnant la construction

européenne au moyen d’une analyse « microscopique », c’est-à-dire en « s’appuyant

principalement sur une ou quelques étude cas localisées et intensives ou sur l’examen

d’un nombre restreint d’acteurs, de petits groupes »5. Résumé sommairement, ce

programme vise à analyser l’européanisation des espaces domestiques dans une

perspective originale par rapport à la littérature de plus en plus conséquente portant sur

ce thème et investissant cette notion d’européanisation. En effet, la perspective retenue

n’est pas seulement top/down (c’est-à-dire en suivant les normes produites par l’Union

européenne et en analysant leur réception/adaptation dans les espaces locaux) mais

également bottom/up (c’est-à-dire en analysant les capacités d’anticipation, d’adaptation

et même de coproduction des espaces nationaux et surtout locaux au regard de ces

1 Carter C., Pasquier R., “European Integration and the Transformation of Regional Governance: Testing the

Analytical Purchase of Europeanization”, art. cit. p. 12. Ce point est notamment souligné par Pasquier R., Weisbein J., « L’Europe au microscope du local. Manifeste pour une sociologie politique de l’intégration communautaire », art. cit. ; Palier B., Surel Y. et. al., L’Europe en action. L’européanisation dans une perspective comparée, op. cit.,; ou Olivier Baisnée, Romain Pasquier, Dir., L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés politiques nationales, op. cit. 2 Voir pour une théorisation de cette notion Jacquot S., Woll C., dir., Les usages de l’Europe. Acteurs et

transformations européennes, op. cit. 3 Cette capacité politique des acteurs locaux est redécouverte par de nombreux chercheurs, indépendamment du

contexte européen. Ainsi pour des processus politiques comme les gouvernements urbains (Renaud Payre, Ordre politique et gouvernement urbain, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université Lyon 2, 2008) ou bien la décentralisation (Romain Pasquier, « La régionalisation française revisitée : fédéralisme, mouvement régional et élites modernisatrices (1950-1964) », RFSP, 53, n°1, 2003, p. 101-125), il apparaît que les acteurs

politiques locaux ont historiquement détenu des capacités d’action non négligeables tout au long du 20ème

siècle (en termes de régulation et d’agrégation des intérêts sociaux) mais que celles-ci ont été occultées par le verrou étatique. La décentralisation menée à partir des années 1980 n’a donc pas créé un gouvernement local, elle a retiré l’écran qui empêchait de le saisir. 4 Politique européenne, « L’Europe au microscope du local », n°12, hiver 2004

5 Frédéric Sawicki, « Les politistes et le microscope » in CURAPP, Les méthodes au concret, Paris, PUF, 2000, p.

143.

16

normes européennes). Le prisme filtrant du local doit en effet être pris au sérieux et pas

seulement dans l’optique utilitariste que lui prête parfois la littérature – l’échelon local

n’étant ici qu’un réceptacle sur lequel « tombent » des normes européennes, ne laissant

qu’une faible marge de manœuvre aux acteurs locaux dont la seule fonction est alors de

capter des ressources communautaires.

Malgré des polarités opposées, l’européanisation par le haut et l’européanisation par le bas

ont en commun une certaine vision institutionnelle et politique selon laquelle les normes

communautaires constituent l’origine principale de ces dynamiques, suscitant des

comportements d’adaptation ou d’anticipation. Mais il n’est pas sûr que cela épuise la

diversité des pratiques et des logiques relevant de cette Europe au concret. Il convient donc

sans doute de compléter cette typologie avec un troisième modèle.

L’européanisation horizontale : Ici, l’européanisation pourrait se jouer en dehors de toute

incitation institutionnelle ou pression de Bruxelles, à travers les processus silencieux et

informels par lesquels les sociétés politiques nationales et locales se sont européanisées,

c’est-à-dire ouvertes les unes sur les autres à travers le tissage de liens socio-économiques.

O. Baisnée et R. Pasquier soulignent ainsi que « l’européanisation est aussi un processus

horizontal d’interactions dans les ordres politiques domestiques »1. De même, N. Fligstein

insiste sur l’aspect social, horizontal, de l’européanisation et sur les effets d’interactions entre

sociétés nationales2.

Les divers échanges qui lient les sociétés nationales tendent en effet à inscrire l’Europe dans

le domaine de la quotidienneté et de l’évidence : les relations affectives ou les choix

matrimoniaux, la mobilité géographique dans ses diverses composantes (pour étudier,

exercer une profession, prendre sa retraite ou simplement voyager), les jumelages, la

monnaie, les pratiques économiques etc., tout cela tend à s’effectuer dans un espace élargi,

à la fois géographique et mental3. Il sera ainsi question de décrire les phénomènes

horizontaux de formation d’une « société européenne », de plus en plus homogène du point

de vue de certaines pratiques sociales (consommation, habitat, valeurs…).

La dimension politique de ce type d’européanisation est moins évidente. L’Europe se joue de

manière non directement politique, à travers des pratiques sociales diverses et inattendues,

qu’elles soient professionnelles, ludiques, culturelles, etc. Cela heurte une présomption

lourde selon laquelle ne serait digne d’intérêt pour un européaniste qu’un objet « politique »,

c’est-à-dire caractérisé par certains marqueurs « lourds » : gouvernement, légitimation,

société, territoire, espace politique spécialisé, etc. Si l’institutionnalisation d’un ordre politique

communautaire a pu être qualifiée de « gouvernement sans société »4, il est peut-être

1 Olivier Baisnée, Romain Pasquier, Dir., L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés politiques

nationales, op. cit., p. 25-26 2 Neil Fligstein, “The Process of Europeanisation”, Politique européenne, n°1, 2000, notamment p. 37-40 ; Neil

Fligstein, Euroclash, Oxford, Oxford University Press, 2008. Voir également à ce sujet, Politique européenne, « Amours et désamours entre Européens », n°26, 2008 3 Certains historiens ou sociologues se sont intéressés aux processus sociaux horizontaux producteurs d’une

socia(bi)lité européenne. En mobilisant des périodisations assez étendues (souvent de l’ordre du siècle) ou bien en partant de l'analyse des phénomènes d'identification et de conscientisation européenne dans certains milieux sociaux (élites politiques et économiques, artistes, anciens combattants, etc.), ils repèrent ainsi des convergences croissantes entre les diverses sociétés européennes concernant les modes de vie ou les valeurs. Voir par exemple Hartmut Kaelble, Vers une société européenne, Paris, Belin, 1988. 4 Andy Smith, Le gouvernement de l’Union européenne. Une sociologie politique, Paris, LGDJ, 2004, p. 44-62

17

dommage pour la science politique de s’interdire l’analyse d’objets européanisés (affectés

par l’intégration européenne) mais non politiques (c’est-à-dire en dehors des compétences

formelles de l’UE). Car c’est retrouver ici un des enseignements de la sociologie historique,

que ne devrait pas oublier toute analyse de l’intégration communautaire sous peine

d’amnésie1 : l’institutionnalisation des Etats-nations a eu des conséquences non seulement

sur la spécialisation d’un domaine de gouvernement, elle a également induit des

transformations plus diffuses quant aux formes d’économie psychique des individus ou bien

quant à leurs identités sociales qui se sont déprivatisées et politisées. Postuler que la

construction européenne peut se refléter ailleurs que dans certains rôles spécialisés,

certaines politiques publiques ou certaines institutions spécifiques, c’est donc, d’une certaine

façon, rattacher cette dynamique à des précédents historiques et réévaluer positivement le

supposé gouffre existant entre l’UE et la vie quotidienne des Européens.

*

Pour conclure cette introduction, nous aimerions souligner que l’Europe au concret que

fabrique les divers processus d’européanisation procède selon nous d’une définition

processuelle et non substantielle. L’objet du cours ne vise en effet pas à seulement délimiter

un ensemble de catégories, d’acteurs ou d’enjeux labelisables comme relevant de « l’Europe

au concret », c’est-à-dire un périmètre clair d’acteurs, de compétences publiques et d’actions

qui auraient une logique spécifique (car impactée par l’Europe – ils seraient

« européanisés ») et qui se distingueraient d’autres politiques ou d’autres processus

« purs », car non concernés par l’intégration communautaire (ils resteraient

« domestiques »). Ce que nous entendons par « Europe au concret » recouvre en fait avant

tout un processus ouvert d’interdépendances accrues entre acteurs politiques, qu’ils soient

domestiques ou communautaires : l’important n’est donc pas ce que ce processus produit

mais bien ses logiques propres. L’action publique européanisée pose en fait frontalement la

question des échelles de gouvernement et surtout de leur articulation : elle désigne moins un

contenu qu’un espace complexe de pluralisme institutionnel et de concurrence normative

puisqu’il n’y a pas d’exclusivité pour les différentes politiques et que des enjeux divers

peuvent y être importés. L’Europe se construit en effet dans l’interdépendance avec d’autres

champs politiques qu’ils soient sub-nationaux, nationaux voire internationaux2.

L’« européanité » d’un phénomène n’est pas une caractéristique en soi, auto-construite et

détachée : elle réside dans l’interaction constante entre la dimension communautaire

(comment un problème ou un thème est défini ou pris en charge au niveau de l’UE) et la

dimension nationale et infranationale (comment des acteurs se sont structurés sur ce

problème et incorporent, dans la stratégie qu’ils mettent en œuvre pour le résoudre, la

variable européenne). Ces effets de correspondance laissent ainsi entrevoir des aspects

parfois inattendus qui permettent à des objets, des institutions ou des intérêts a priori

fortement enchâssés dans les espaces nationaux ou locaux d’acquérir une « substance

communautaire », c’est-à-dire parfois une réalité sociale à Bruxelles.

Pour rendre compte de manière didactique de ces processus parfois enchevêtrés, on a fait le

choix de mobiliser une distinction classique en science politique entre policies (les politiques

1 Yves Déloye, « De la citoyenneté stato-nationale à la citoyenneté européenne : quelques éléments de

conceptualisation », Swiss Political Science Review, 4 (4), 1998 2 On concentre ici l’analyse sur l’espace national mais les relations d’interdépendance entre l’espace

communautaire et un ensemble de normes internationales constituent également une piste de recherche particulièrement stimulante.

18

publiques), politics (la compétition politique, souvent régulée de manière électorale) et polity

(ou société politique). Pour chacun de ces domaines, on essaiera également de bien séparer

ce qui relève de processus supranationaux, nationaux et infranationaux. De même, on

s’intéressera tout particulièrement aux acteurs sous un angle résolument sociologique : qui

sont-ils ? D’où viennent-ils ? Quelles sont les ressources qu’ils mobilisent ? Les contraintes

qu’ils affrontent ? On verra ainsi des acteurs collectifs (institutions, groupes d’intérêts,

classes sociales) et, derrière eux, les acteurs individuels qui les font vivre, avec parfois des

profils professionnels bien particuliers. On se penchera également sur les divers instruments

par lesquels l’européanisation s’accomplit, notamment dans la veine de l’instrumentation de

l’action publique.

19

Première partie.

L’européanisation des politiques publiques

L’action publique désigne la manière, souvent collective et plus horizontale qu’il n’y paraît,

dont sont définies, mises en œuvre et évaluées les politiques publiques, c’est-à-dire les lois,

les programmes, les décisions de l’Etat. D’abord enchâssée dans les Etats-nationaux (dont

les gouvernements en tirent historiquement une part importante de leur légitimité), cette

activité de régulation publique des sociétés est de plus en plus affectée par l’Europe1. Le

processus d’intégration européenne a en effet façonné une nouvelle structure de

gouvernement qui affecte les conditions du leadership politique, entre les États et en leur

sein, redistribuant les chances de puissance entre différents acteurs politiques (exécutifs,

Parlements, autorités judiciaires, régions, groupes d’intérêt), entremêlant de plus en plus

leurs stratégies tout comme leurs actes et faisant circuler de nouvelles ressources comme

de nouveaux principes qui pèsent sur l’espace d’action de nombreux protagonistes des

affaires publiques. Il y a donc un impact vertical (de haut en bas), mais aussi horizontal (au

sens où les Etats transforment leurs façons de conduire l’action publique, même dans les

matières peu ou non concernées par le processus d’intégration européenne). Il s’agit donc

d’un enjeu politique d’importance, questionnant les capacités d’action publique des

gouvernements.

Dans cette partie, on se placera en aval du processus décisionnel européen. On peut juste

rappeler que celui-ci est façonné par l’enchevêtrement des niveaux de gouvernance2. En

effet, la vaste majorité des décisions européennes doivent être mises en œuvre par les États

membres. L’UE étant une « administration sans guichet », elle doit s’assurer que les

gouvernements nationaux adaptent leurs politiques et leurs pratiques aux objectifs qui ont

été l’objet d’un accord à Bruxelles; en d’autres termes, qu’ils « se conforment à l’Europe »3.

La question qui se pose alors est de savoir comment – et dans quelle mesure – l’intégration

européenne transforme les politiques publiques édictées et conduites dans les espaces

domestiques. S’agit-il, pour les gouvernements, d’une ressource ou d’une contrainte ? Avant

de poursuivre, on peut d’emblée souligner deux aspects importants de ces processus.

- L’européanisation des politiques publiques porte sur la convergence, voire

l’harmonisation des règles nationales. Or certaines règles, normes et pratiques

européennes sont en décalage avec celles qui prévalent au niveau national, et donc

l’européanisation ne va pas de soi. Il est important de souligner que le fait d’adopter des

règles, des normes et des pratiques au niveau européen, même formellement dans le

cadre législatif, ne garantit par leur mise en œuvre effective. Comme pour la

1 Claudio Radaelli, « Européanisation », in Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet, dir., Dictionnaire

des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences-Po, 2004, p. 191-200 ; « The Europeanization of Public Policy », in Kevin Featherstone, Claudio Radaelli, ed., The Politics of Europeanization, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 27-56 ; Julien Weisbein, « Union européenne », in Romain Pasquier, Sébastien Guigner, Alistair Cole, dir., Dictionnaire des politiques territoriales, Paris, Presses de Sciences-Po, 2011, p. 495-499. 2 Frédéric Mérand, Julien Weisbein, Introduction à l’intégration européenne: sociétés, politique et institutions,

Bruxelles, De Boeck, coll. « Ouvertures politique », 2011, chapitre 4. 3 Falkner G., Treib O., Hartlapp M. & Leiber S., Complying with Europe: EU Harmonization and Soft Law in the

Member States, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

20

gouvernance, l’européanisation est différenciée. Dans certains cas, les acteurs nationaux

vont internaliser ces pratiques qu’ils feront leurs. L’européanisation est alors complète.

Dans d’autres cas, les acteurs nationaux vont les rejeter ou répondre par l’inertie. Il n’y a

alors pas d’européanisation. Souvent ils vont les adapter, les traduire selon des prismes

nationaux en fonction de leurs intérêts ou de leurs schèmes de perception, ce qui fait que

les règles européennes ne seront pas appliquées de la même manière dans tous les

Etats membres. Comme le montrent Sophie Jacquot et Cornelia Woll, il y a lieu, pour

mesurer la problématique de l’européanisation, d’appréhender les usages que font les

acteurs nationaux de la gouvernance européenne1.

- L’européanisation des politiques peut être formelle ou informelle, point sur lequel insiste

beaucoup de chercheurs2. Dans l’européanisation formelle, l’accent est mis sur les règles

formelles adoptées au niveau européen, c’est-à-dire essentiellement les règlements ou

les directives qui doivent être transposées directement en droit national et dont le non-

respect peut être sanctionné par la Cour de justice3. Cette forme d’européanisation est

plus courante en ce qui concerne les compétences exclusives de l’UE, comme la

concurrence, ou partagées, comme l’environnement. Dans l’européanisation informelle,

des règles, des normes et des pratiques sont encouragées mais pas nécessairement

imposées par l’UE. L’européanisation informelle peut aussi être horizontale, c’est-à-dire

n’impliquant pas du tout les institutions européennes. Dans plusieurs compétences

nationales, comme l’éducation, l’européanisation peut paraître indirecte ou diffuse. Les

politiques publiques convergent sans que ce soit le résultat de l’intervention directe de

Bruxelles. C’est ce qu’on appelle aussi l’isomorphisme, processus par lequel les

pratiques, les règles et les normes de différentes organisations ou États deviennent de

plus en plus similaires, sans que cette convergence ne soit rendue obligatoire par une

institution formelle.

1. L’européanisation par la forme

On peut d’abord souligner en quoi l’européanisation des politiques publiques doit à des

dispositions formalisées, c’est-à-dire explicitées dans des textes et rendues contraignantes

par l’existence de sanction. Ici, le droit européen nous permet de recenser et de comprendre

ces règles formelles qui s’imposent aux législateurs et autres policy-makers aux niveaux

domestiques4.

1 Jacquot S., Woll C., dir., Les usages de l’Europe. Acteurs et transformations européennes, Paris, L’Harmattan,

2004. 2 Pour comprendre comment l’européanisation se produit, Sébastien Guigner distingue par exemple

l’européanisation normative (au sens juridique de règles objectivées et obligatoires, par les actes juridiques donc) de l’européanisation cognitive (par la diffusion d’informations et d’idées) (Sébastien Guigner, « L’Union européenne, acteur de la biopolitique contemporaine : les mécanismes d’européanisation normative et cognitive de la lutte contre le tabagisme », Revue internationale de politique comparée, vol. 18, n°4, 2011, p. 77-90). Jean-Michel Eymeri-Douzans distingue pour sa part l’européanisation juridique de l’européanisation sociologique qui aboutit à une sorte d’« esprit européen des lois » (Jean-Michel Eymeri, « La fonction publique française aux prises avec une double européanisation », Pouvoirs, n°117, 2006, p. 121-135). 3 Tanja Börzel, Thomas Risse, « Conceptualizing the Domestic Impact of Europe », in Kevin Featherstone,

Claudio Radaelli, ed., The Politics of Europeanization, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 57-80. 4 Voir même, de rendre compte plus fondamentalement de la dynamique de construction européenne elle-même.

C’est la thèse ambitieuse énoncée par Antoine Vauchez : l’Europe s’est avant tout construite par le droit ; car en raison d’une perte de leurs monopoles nationaux à partir des années 1950 devant la concurrence d’autres savoirs d’Etat (notamment l’économie), les juristes vont se mobiliser au sein d’un champ juridique transnational, à partir

21

1.1. La primauté du droit communautaire

L’UE se distingue de bien des organisations internationales par la primauté que les États

accordent au droit communautaire (ou, depuis le Traité de Lisbonne, le « droit de l’Union

européenne ») sur leur droit national, excluant les dispositions constitutionnelles. Si un État

membre ne se conforme pas au droit communautaire, la Commission, « gardienne des

traités », joue un rôle de procureur et elle peut entamer un recours en manquement devant

la Cour de justice. Le droit communautaire est le vecteur le plus puissant de

l’européanisation, puisqu’il impose une adoption de jure par les États des décisions prises au

niveau européen. Il forme, avec la jurisprudence de la Cour de justice qui en fixe les

interprétations, l’acquis communautaire.

L’européanisation formelle nous amène par ailleurs au cœur de la méthode communautaire :

la Commission dispose du monopole de l’initiative législative, le Parlement et le Conseil

approuvent ses propositions à la majorité simple et à la majorité qualifiée respectivement, et

la Cour doit interpréter et s’assurer du respect du droit communautaire1. Un État qui ne

respecte pas ses engagements s’expose à des sanctions. On pourrait s’arrêter là et juger

que le problème est réglé. On observe toutefois un taux de transposition des directives très

variable d’un pays à l’autre (graphique 1 page suivante). Celui-ci nous renseigne sur le

décalage (misfit) entre les politiques adoptées au niveau européen et leur mise en œuvre au

niveau national, c’est-à-dire sur l’européanisation effective des politiques publiques. C’est

particulièrement dans le domaine de l’environnement, de la fiscalité et de l’union douanière

que la Commission est amenée à initier des recours en manquement. Comme le montre la

figure 1 du graphique 1, l’Italie, la Grèce, l’Espagne, la France et la Pologne figurent parmi

les principaux délinquants. Dans certains cas, une dérogation est prévue pour les États

membres qui menaceraient sinon de bloquer la prise de décision. Certaines dérogations

peuvent être d’application générale, comme celle qui donne aux États le droit d’invoquer une

clause de sauvegarde suivant l’autorisation, par la Commission, de la culture d’organismes

génétiquement modifiés2.

duquel ils vont œuvrer pour doter l’Europe d’une densité juridique accrue (Antoine Vauchez, L’Union par le droit. L’invention d’un programme institutionnel pour l’Europe, Paris, Presses de Sciences-Po, 2013). 1 Pour une présentation de ce processus « bruxellois », voir Frédéric Mérand, Julien Weisbein, Introduction à

l’intégration européenne, op. cit., chapitre 3 ; Olivier Costa, Nathalie Brack, Le fonctionnement de l’Union européenne, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2011. 2 L’UE réglemente la culture et la commercialisation de produits dérivés d’OGM depuis le début des années 1990.

Cette réglementation a semé la controverse tant en amont (États membres et citoyens) qu’en aval (OMC), posant de sérieux défis à la capacité de l’UE de créer un marché unique des biotechnologies. À partir de 1997, après l’autorisation, par la Commission, d’une variété de maïs génétiquement modifié (maïs-BT), plusieurs États membres ont invoqué la clause de sauvegarde prévue par la directive sur la dissémination d’OGM (directive 90/220) afin d’empêcher la culture et vente sur leur territoire de certaines variétés de produits génétiquement modifiés. En juin 1998, en réponse à la résistance des consommateurs européens, une majorité d’États membres s’est prononcée en faveur d’un moratoire sur l’autorisation de nouvelles variétés d’OGM en attendant que des règles plus strictes soient adoptées quant à l’évaluation et la traçabilité des OGM (Tiberghien 2009). Conséquemment, entre octobre 1998 et mai 2004, il n’y a eu aucune nouvelle autorisation de commercialisation d’OGM délivrée par la Commission européenne (moratoire de facto). Le moratoire et les restrictions nationales à

la culture et à la commercialisation d’OGM ont été contestés devant l’OMC (à partir de 2003) par les Etats-Unis, le Canada et l’Argentine. L’OMC a donné gain de cause à ces derniers dans une décision rendue en septembre 2006. Bien que le moratoire ait été levé – permettant ainsi la reprise de nouvelles autorisations d’OGM – quelques États membres (par ex. Autriche) ont continué d’appliquer des restrictions sur la culture et/ou la commercialisation de certaines variétés d’OGM sur leur territoire. Par ailleurs, deux règlements (1829/2003/CE et 1830/2003/CE) ont été adoptés en 2003 pour rendre obligatoires la traçabilité et l’étiquetage de tous les produits contenant au moins 0,9% d’OGM.

22

Graphique 1 : transposition des directives sur le marché intérieur et procédures

d’infraction

Liste des acronymes : AT Autriche, BE Belgique, BG Bulgarie, CY Chypre, CZ République tchèque, DE Allemagne,

DK Danemark, EE Estonie, EL Grèce, ES Espagne, FI Finlande, FR France, HU Hongrie, IE Irlande, IT

Italie, LT Lituanie, LU Luxembourg, LV Lettonie, MT Malte, NL Pays-Bas, PL Pologne, PT Portugal,

RO Roumanie, SE Suède, SI Slovénie, SK Slovaquie, UK Royaume-Uni

Figure 1. Déficit de transposition et directives transposées de façon incorrecte

Figure 2. Nombre de procédures d’infraction ouvertes au 1

er novembre 2009

Figure 3. Nombre de cas d’infraction ouverts, par secteur, au 1er

novembre 2009

Source : Commission européenne (2010), Tableau d’affichage du marché intérieur, no 20.

23

1.2. Comment expliquer l’européanisation formelle ?

On voit bien que, malgré la primauté du droit communautaire, certains États rechignent à

adopter la législation européenne. Comment expliquer l’européanisation différenciée des

politiques publiques? Les secteurs considérés constituent bien sûr une variable forte

affectant la force de la pression européenne sur les Etats-membres1. Pour les domaines

dans lesquels l’UE joue un rôle majeur (dits du pilier communautaire : concurrence et

Marché unique, agriculture, télécommunications, etc.), celle-ci est la plus forte puisque les

Etats se doivent d’appliquer automatiquement les normes établies à Bruxelles. Pour ceux où

les Etats-membres conservent des marges de pouvoir importantes, celle-ci est plus

marginale donc moins impérative, plus facile à éviter ou à contourner. Pour autant, les

politiques « communes » connaissent, en France par exemple, des formes très différenciées

d’européanisation : les Etats conservent des marges de manœuvre en matière de politique

intérieure, même sur des domaines comme la PAC qui connaît une phase de

déseuropéanisation ; les politiques dites « partagées » entre Etats et institutions

européennes (comme l’environnement ou le développement régional) sont le théâtre de

conflits très forts entre acteurs à toutes les échelles de l’action publique ; et les politiques

« nationales » (politiques de sécurité intérieure, défense) connaissent des formes invisibles

d’européanisation2. C’est ce que montre également Sébastien Guigner à partir de son

enquête sur le domaine de la santé publique, pourtant très régalien (selon le modèle de la

biopolitique établi par Michel Foucault) : l’UE manipule les bases juridiques en matière de

lutte contre le tabagisme afin de contraindre juridiquement les actions des Etats membres3.

Qui plus est, quelque soient les domaines considérés, les impacts nationaux restent malgré

tout différenciés et ce, malgré l’existence de sanctions parfois très fortes en cas de

manquement à la législation européenne. Dans leur ouvrage Transforming Europe, Maria

Cowles, Jim Caporaso et Thomas Risse élaborent pour répondre à cette question une

séquence de l’européanisation en quatre étapes : (1) la production de règles européennes à

Bruxelles; (2) l’exercice de « pressions adaptives » sur le niveau national en fonction du

degré de décalage entre celui-ci et les règles européennes; (3) le filtrage de ces pressions

en fonction du contexte institutionnel national; (4) l’impact sur les systèmes politiques,

administratifs et économiques4. Deux de ces variables expliquent le progrès de

l’européanisation (ou son absence) : le degré de décalage et le contexte institutionnel

national.

D’abord, on peut s’attendre à ce que, plus le décalage entre les politiques européennes et

les politiques nationales est grand, plus les pressions à s’adapter seront fortes. Par exemple,

les États du sud ont souvent des législations environnementales moins développées que les

1 Cette thèse de la fragmentation sectorielle du gouvernement de l’UE est portée par Andy Smith, Le

gouvernement de l’Union européenne : une sociologie politique, Paris, LGDJ, 2010. Pour une présentation des diverses politiques sectorielles de l’UE voir Renaud Dehousse, dir., Politiques européennes, Paris, Presses de Sciences-Po, 2008 ; François d’Arcy, Les politiques de l’Union européenne, Paris, Montchrestien, 2003 ; Frédéric Mérand, Julien Weisbein, Introduction à l’intégration européenne, op. cit., chapitre 4. 2 Andy Smith, « L’intégration européenne des politiques françaises », in Olivier Borraz, Virginie Guiraudon, Dir.,

Politiques publiques 1. La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 198-203. 3 Sébastien Guigner, « L’Union européenne, acteur de la biopolitique contemporaine : les mécanismes

d’européanisation normative et cognitive de la lutte contre le tabagisme », Revue internationale de politique comparée, vol. 18, n°4, 2011, p. 77-90. 4 Cowles M., Caporaso J. & Risse T. (Eds.) Transforming Europe: Europeanization and Domestic Change, Ithaca,

Cornell University Press, 2001.

24

États du nord. L’adoption de directives environnementales exigeantes par Bruxelles exerce

des pressions adaptives plus grandes sur le système politique et économique de ces pays

que sur celui des États scandinaves. La pression à s’européaniser est alors plus forte.

Ensuite, il est possible que certains acteurs puissants sur le plan national bloquent la mise

en œuvre des directives européennes, ou alors que l’État ne possède pas la capacité

administrative pour faire respecter les lois. Outre le chemin à parcourir pour combler l’écart

entre ses législations et une directive européenne, qui peut être plus ou moins long, le

contexte institutionnel national peut ralentir ou faciliter l’européanisation. Le parcours vers

l’européanisation est alors plus ardu.

Parmi les facteurs qui relèvent du contexte institutionnel national, on peut en relever deux.

En premier lieu, George Tsebelis souligne le rôle des joueurs de veto (veto players) qui

peuvent bloquer le changement institutionnel1. Ces joueurs de veto incluent les partis

politiques dans un gouvernement de coalition, qui peuvent menacer celui-ci de tomber; les

entités fédérées dans un État fédéral comme l’Allemagne; ainsi que les mouvements sociaux

ou de puissants groupes d’intérêt qui peuvent mobiliser l’opinion publique pour défendre

leurs intérêts si ceux-ci sont menacés par une initiative de Bruxelles. En deuxième lieu,

Emmanuelle Causse et Gerda Falkner mettent l’accent sur la culture politico-administrative.

Elles en distinguent quatre types: la culture légaliste des pays scandinaves, qui ont des

systèmes efficaces de mise en œuvre et de contrôle des règles, qu’elles soient européennes

ou nationales; la culture de politique nationale, où les intérêts nationaux dominent le respect

des règles communautaires, comme en Allemagne ou au Royaume-Uni; la culture de

négligence, où la transposition des directives traîne en longueur faute des pressions

politiques suffisantes, comme en France ou en Grèce; et finalement la culture de la lettre

morte, comme en Italie ou en Hongrie, où les institutions et les procédures administratives

ne permettent pas de transformer efficacement les règles, qu’elles soient européennes ou

nationales, en action2.

Le marché intérieur fournit une bonne illustration de la dynamique de l’européanisation différenciée. La libéralisation des secteurs du transport aérien, des télécommunications, de l’électricité ou du courrier, provoquée par l’adoption de directives idoines entre 1989 et 1999, a profondément transformé l’économie politique des États membres de l’UE. Le choc fut évidemment plus important dans les pays où le décalage entre les relations État-marché et le modèle libéral prôné par la Commission était le plus grand. En France, par exemple, la libéralisation des services publics a pris davantage de temps et est restée plus férocement contestée qu’en Grande-Bretagne, où les réformes nationales avaient souvent précédé les directives communautaires. D’une part, les pressions adaptives sont plus importantes en France puisque l’écart est important; d’autre part, certains acteurs comme les syndicats sont aussi plus à même de résister à ces pressions, surtout dans une culture politico-administrative de négligence. Devant cette équation, l’européanisation a demandé un effort beaucoup plus considérable de la part des pouvoirs publics en France qu’en Grande-Bretagne, même si cette dernière n’était pas a priori animée d’un élan europhile. Entre la Grande-Bretagne libérale et la France dirigiste, l’Allemagne a occupé par rapport à la libéralisation une position intermédiaire, ayant suivi l’exemple britannique mais seulement après la mise à l’agenda au niveau européen. C’est le cas par exemple des télécoms, de l’énergie et du transport ferroviaire où le modèle allemand était initialement très différent de celui proposé par l’UE, mais où le gouvernement a rapidement mis en œuvre des réformes demandées. Même si la culture politico-administrative allemande est dominée par l’intérêt national selon Causse et Falkner et que la pression adaptive était aussi forte qu’en France, on peut expliquer cette européanisation relativement rapide par le fait que le gouvernement fédéral allemand a été confronté à moins de joueurs de veto, ce qui a facilité le processus d’adoption

1 Tsebelis G., Nested Games: Rational Choice in Comparative Politics, Berkeley, University of California Press,

1990. 2 Causse E. & Falkner G., « Les « mondes de conformité » : typologie des États membres dans leur rapport au

droit communautaire », Les Cahiers européens de Sciences Po, n° 2, 2009.

25

de réformes libérales dans les secteurs ferroviaire ou énergétique. Dans d’autres secteurs, toutefois, notamment ceux qui dépendent de l’accord des Länder qui deviennent alors autant de points de veto, l’Allemagne accuse un déficit de transposition des directives comparable à celui de la France. Le contexte institutionnel national n’est plus aussi favorable.

Le domaine de l’environnement est également un point d’observation très intéressant de ces dynamiques très différenciées d’européanisation. Il s’agit d’un secteur d’action publique de plus en plus investi à l’échelle communautaire

1. A l’origine saisis dans une logique de construction du marché

unique, l’environnement puis le développement durable sont devenus des compétences spécifiques de l’UE, initialement consacrées aux questions de pollutions ou de régulation des activités nuisibles à l’environnement puis de plus en plus transversalisées dans toutes les politiques publiques de l’UE (énergie, transports, agriculture, régions) – à tel point que l’on puisse parler à ce sujet de « méta-politique » dont les effets iraient bien au-delà des questions environnementales pour structurer le processus d’intégration communautaire. En découle un système européen de gouvernance environnementale caractérisé par de nombreux arrangements institutionnels, un degré élevé de fragmentation horizontale et verticale et par des attentes très différenciées de régulation de la part de l’UE. On estime par ailleurs que 85% des législations nationales en matière d’environnement découlent en fait de la pression bruxelloise. Pour autant, il s’agit de transpositions très différentes selon les Etats-membres (en raison du maintien d’une structure duale de décisions, partagée par la Commission et les Etats), et surtout de processus très controversés car accompagnés de conflits (entre les Etats-membres, entre groupes d’intérêts, etc.). Non seulement les actions communautaires ont eu un impact différencié dans les États membres (certains échappant aux mesures les plus contraignantes au nom de leur retard économique), mais leur degré d’intégration varie en outre d’un enjeu d’environnement à l’autre. On distingue ainsi classiquement entre « Etats chefs de file » (Suède, Danemark, Finlande, Autriche, Allemagne, Pays-Bas), avec une réglementation environnementale ambitieuse au niveau national et qui promeuvent et intègrent des standards européens élevés de protection, Etats « à la traîne » (Irlande, Italie, Espagne, Pays d’Europe centrale) qui freinent l’adoption de règles européennes au nom d’un objectif de développement économique, et Etats « neutres » (France, Royaume-Uni). L’exemple français est à cet égard illustratif de réticences, de résistances et de retards

2. En effet, des compromis territorialisés (notamment avec les agriculteurs ou

les industriels) permettent d’adapter et d’infléchir de nombreuses directives européennes (Natura 2000, Directive Cadre sur l’Eau…), souvent dans un sens favorable aux acteurs dominants. Ici, le principe de subsidiarité fonctionne comme une ressource pour les acteurs les plus puissants. Prix à payer de ces résistances corporatistes, les gouvernements français successifs ont dû faire face à des contentieux européens en matière environnementale souvent lourds, notamment en matière d’eau, de déchets, de biodiversité, de qualité de l’air ou de bruit

3. La France se classe ainsi dans le peloton de

queue en matière de contentieux européen, de lettres de mises en demeure, d’avis motivés ou de saisines de la CJUE. Si le Grenelle de l’Environnement ou un volontarisme politique plus appuyé (notamment parce que le Traité de Lisbonne a renforcé le pouvoir de sanction financière de la Commission qui se chiffre de plus en plus à des centaines de millions d’euros

4) ont amélioré la

position française à partir de 2010, la persistance des cloisonnements sectoriels (notamment entre administrations déconcentrés et/ou décentralisées) mais aussi la capacité de blocage de certains groupes socioprofessionnels (chasseurs, agriculteurs, industriels) entraînent des retards chroniques dans la transposition en droit français des directives européennes en matière de protection de l’environnement.

1 Charlotte Halpern, « La politique de l’environnement », in Renaud Dehousse, dir., Politiques européennes,

Paris, Presses de Sciences-Po, 2009, p. 205-225. 2 Politique européenne, dossier « L’intégration européenne par l’environnement. Le cas français », n°33, 2011.

3 En 2011, la part des dossiers environnementaux dans l’ensemble des contentieux engagés contre la France

était de 17 %, ce qui correspond à la moyenne de l’Union européenne (18 %). En outre, le nombre total d’infractions au droit de l’Union européenne de l’environnement s’élève à 21 en 2010 pour la France, sur 440 procédures d’infraction ouvertes. De même, il existe une plus forte proportion des cas de mauvaise application et de non-conformité dans les motifs d’infraction au droit de l’environnement, par rapport à l’ensemble des infractions. Le droit de l’environnement concerne ainsi 31 % des cas de non-conformité, et 28 % des cas de mauvaise application. Enfin, on dénombre onze procédures ouvertes au titre de l’article 260 du TFUE (ex-article 228 du Traité sur la communauté européenne), dont trois sont pendantes devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). 4 A titre d’exemple, le montant des provisions faites par l’Etat français évaluées au titre du risque de

condamnation pour défaut d’exécution d’un arrêt en manquement s’élevait à 222,98 millions d’euros en 2010.

26

2. L’européanisation informelle

Si l’européanisation formelle est caractérisée par une logique hiérarchique, verticale, basée

sur des instruments juridiques contraignants, l’européanisation informelle est caractérisée

par des mécanismes non contraignants d’apprentissage, de coordination et d’isomorphisme.

Cette dimension, invisible pour le droit européen mais que des enquêtes de sociologie

politique permettent de révéler, est néanmoins cruciale car elle travaille souterrainement les

ordres politico-administratifs domestiques et s’avère même plus efficace que les normes

formelles pour produire de la convergence européenne. Il existe d’ailleurs une école de

sociologie des politiques publiques, dite de l’« analyse cognitive », qui insiste largement sur

cette dimension idéelle à travers ce que certains dénomment des référentiels1. Or l’Europe

se diffuse de plus en plus dans les têtes. « Lieu de création et de mobilisation d’intérêts,

l’Europe est par là même un label dont des agents, de plus en plus nombreux, se servent. La

multiplication de ces usages consacre l’existence d’une réalité européenne perçue comme

naturelle et inéluctable »2.

2.1. L’impact de la « nouvelle gouvernance »

Le développement de la méthode ouverte de coordination (MOC) à la fin des années 1990 a

visé à relancer un processus d’intégration communautaire bloqué par le nombre croissant

d’Etats-membres devant régler leurs interactions sur la base de Traités et de règles édictés

pour peu d’entre eux. Fondée sur le « droit mou » plutôt que sur le droit communautaire, la

MOC vise à se substituer à la méthode communautaire, jugée inapplicable dans les

domaines qui ne relèvent pas des compétences de l’UE, notamment l’emploi, les affaires

sociales, la formation et la protection sociale. Promue dans le Livre blanc sur la gouvernance

européenne, la « nouvelle gouvernance » propose des instruments souples pour

standardiser les processus de consultation et de coordination3. Contrairement à la méthode

communautaire, la nouvelle gouvernance vise à rapprocher les politiques nationales plutôt

qu’à les harmoniser. La Commission ne dispose pas d’un pouvoir contraignant sur les États

mais d’une influence normative.

Laurie Boussaguet et Sophie Jacquot distinguent quatre formes principales de la nouvelle

gouvernance4. Dans la gouvernance par implication, le processus décisionnel européen est

ouvert à la société civile, principalement aux groupes d’intérêt qui sont consultés en amont

dans un cadre ouvert. Selon Sabine Saurugger, une norme participative est effectivement

apparue à Bruxelles qui encourage la consultation de la société civile organisée comme

1 Ou systèmes de sens par lesquels les acteurs établissent leur rapport au monde. Mettant l’accent sur les idées

et les normes qui guident les décideurs, le concept de référentiel est plus ou moins synonyme de « paradigme » en analyse des politiques publiques. Voir Pierre Muller, « Référentiel », in Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet, dir., Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences-Po, 2004, p. 370-376. 2 Guillaume Courty, Guillaume Devin, L’Europe politique, Paris, La Découverte, 1996, p. 111.

3 Renaud Dehousse, dir., L’Europe sans Bruxelles ? Une analyse de la méthode ouverte de coordination, Paris,

L’Harmattan, 2004 ; Didier Georgakakis, Marine De Lasalle, dir., La « nouvelle gouvernance européenne »: Genèses et usages politiques d'un Livre blanc, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2007. 4 Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, « Les nouveaux modes de gouvernance : quelle nouveauté pour quelle

gouvernance? », in Renaud Dehousse R., dir., Politiques européennes, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 409-428.

27

substitut d’un démos introuvable1. Dans la gouvernance par délégation, la mise en œuvre

des politiques et la gestion de certains programmes est déléguée à des agences

indépendantes caractérisées par leur expertise technique, comme l’Agence européenne de

sécurité des aliments ou l’Agence ferroviaire européenne. La figure de l’expert remplace

alors celle du politique. Dans la gouvernance par réputation, les États membres de l’UE

identifient des objectifs communs, un calendrier pour les atteindre et des indicateurs pour les

mesurer. Le rôle de la Commission se limite à permettre aux États de se comparer (en tant

que « pairs »), d’identifier les retardataires et de tirer des enseignements. L’exemple le plus

classique de ce mode de gouvernance est la MOC. Dans la gouvernance par intégration

finalement, la Commission fait la promotion d’enjeux qui doivent être intégrés dans les

politiques nationales, comme l’égalité des genres ou l’environnement, et développe à cet

effet des normes et des outils d’analyse qui peuvent être repris par les gouvernements

nationaux. L’influence est ici normative et discursive.

2.2. L’apprentissage de nouvelles grammaires de l’action publique

L’interdépendance croissante des économies et des sociétés européennes peut entraîner

des formes de convergence qui ne sont pas directement liées à une initiative de Bruxelles.

On peut en effet poser l’hypothèse que les croyances auxquelles adhèrent les décideurs

nationaux – fonctionnaires, élus, etc. – sont transformées par le processus général

d’intégration européenne. Cinquante ans de construction européenne ont façonné les cadres

cognitifs et normatifs – c’est-à-dire des modes de pensée et d’action – à travers lesquels les

décideurs appréhendent les problèmes publics et conçoivent les solutions. Selon Andy

Smith, « il devient très difficile d’élaborer de l’action publique sans faire référence à la

législation communautaire et aux orientations et pratiques politiques européennes »2.

Yves Surel définit ce que nous appelons l’européanisation informelle comme « l’apparition de

matrices cognitives et normatives qui vont conduire à des définitions partagées des

problèmes et des politiques communautaires sur la base de croyances et de représentations

communes »3. Sans que cela participe d’une stratégie consciente ou ciblée, la gouvernance

européenne génère de nouvelles idées, de nouvelles croyances et de nouvelles normes. Par

exemple, Pierre Muller montre comment l’industrie aéronautique est passée d’un référentiel

d’arsenal (une industrie structurée par le principal acheteur, l’État) à un référentiel de marché

(structuré par la demande privée) qui cadre bien avec le marché intérieur de l’UE4. Au-delà

de ce type de transformation majeure, on observe que la dynamique de la gouvernance

européenne contribue à mettre, parfois de manière diffuse, certains enjeux à l’agenda qui

feront ensuite partie des problèmes « incontournables » sur lesquels les États auront du mal

à ne pas se pencher face à leurs propres opinions publiques, comme la lutte contre le tabac

à partir de la fin des années 1990 ou la performance des systèmes scolaires, devenus un

1 Sabine Saurugger, « Penser la participation des intérêts sociaux à la régulation politique. Apports et limites de la

démocratie associative », In Duclos L., Groux G. & Mériaux O. (Eds.) Le politique et la dynamique des relations professionnelles, Paris, LGDJ, 2009, p. 111-124 2 Andy Smith, « L’intégration européenne des politiques françaises », In Borraz O. & Guiraudon V. (Eds.),

Politiques publiques, T. 1: La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 197. 3 Yves Surel, « L'intégration européenne vue par l'approche cognitive et normative des politiques

publiques », Revue française de science politique, 50(2), 2000, p. 244 4 Pierre Muller, Airbus : l'ambition européenne. Logique d'Etat, logique de marché, Paris, L'Harmattan, 1989

28

enjeu de politique publique majeur depuis la publication des études PISA au tournant du

siècle.

L’européanisation de cadres cognitifs et normatifs peut être encouragée par les institutions

européennes, comme dans le cas de la MOC. Mais elle est souvent le produit de

l’institutionnalisation d’un espace social d’interaction transnational dans lequel Bruxelles joue

un rôle mineur. La notion de transfert de politiques publiques, proche de la notion

d’isomorphisme, rend compte des processus d’échange et d’émulation qui permettent la

diffusion de cadres cognitifs et normatifs à travers les États européens1. Certains de ces

échanges sont favorisés par la mise sur pied de forums européens, mais pas tous. Proches

économiquement, culturellement et géographiquement, les gouvernements européens

s’observent en permanence et développent leurs politiques publiques en fonction de

l’expérience des autres. C’est ce qu’on appelle l’apprentissage.

Par exemple, Eric Montpetit a montré qu’une conception européenne du génome humain s’était construite à travers des mécanismes d’émulation et d’apprentissage, les responsables des différents pays européens observant leurs expériences mutuelles, leurs réussites et leurs échecs, et produisant ainsi involontairement des cadres cognitifs communs

2. Partant, les États auront tendance à

développer des outils et des politiques semblables sans qu’ils soient contraints par l’UE à se conformer. En effet, la contribution de l’UE dans ce processus d’apprentissage a été minimale. Ainsi, l’européanisation peut être vue comme l’apprentissage par les acteurs nationaux de nouvelles façons de concevoir l’action publique, qu’elles soient dictées par Bruxelles ou pas.

Bastien Irondelle offre une autre illustration de cette « européanisation sans l’UE » quand il montre comment les responsables militaires français ont réformé la politique de défense française au milieu des années 1990 en s’inspirant d’une certaine idée de l’Europe mais aussi de ce que faisaient les voisins européens, particulièrement la Grande-Bretagne. L’UE n’avait à l’époque pas de prétention en matière de défense – elles viendront avec le Traité de Nice en 2001 – mais ces responsables ont intégré à la fois le discours de l’UE comme acteur international et le modèle des forces britanniques pour réorienter l’armée française d’une force défensive et étroitement nationale reposant sur la conscription vers une force de projection, ouverte aux coopérations européennes et exclusivement formée de volontaires. Le contexte européen a informé la grammaire des décideurs français. Depuis, ce modèle s’est diffusé par isomorphisme à une grande partie des États européens

3.

Si les cadres cognitifs et normatifs peuvent faciliter l’européanisation, ils peuvent aussi la

rendre plus difficile dans certains contextes.

Trygve Ugland a ainsi identifié les causes de la résistance suédoise à la libéralisation de la distribution d’alcool en montrant que celle-ci repose sur une association cognitive entre alcool et problèmes de santé publique (la vente d’alcool comme problème de santé publique) qui ne cadre pas avec le discours de Bruxelles, basé lui sur le référentiel de concurrence (la vente d’alcool comme liberté de commerce). Même si la Commission européenne a réussi à briser le monopole d’État sur la production d’alcool, la Suède a jusqu’à maintenant conservé le Systembolaget, le monopole sur la vente, en arguant de la nécessité de protéger les alcooliques contre eux-mêmes

4. (Ironiquement, le

même gouvernement suédois vante le snus, le tabac à mâcher, comme une alternative à la cigarette et donc la solution à un problème de santé publique dont l’exportation devrait être facilitée). Les limites de l’européanisation, ici, résident dans la difficulté de forger des cadres cognitifs et normatifs communs à l’UE.

1 Sabine Saurugger, Yves Surel, « L’européanisation comme transfert de politiques publiques », Revue

internationale de politique comparée, 13(2), p. 179-211, 2006 2 Eric Montpetit, “Governance and Policy Learning in the European Union: A Comparison with North America”,

Journal of European Public Policy, 16 (8), 2009, p. 1185-1203 3 Bastien Irondelle, « Europeanization without the European Union? French Military Reforms 1991-1996 »,

Journal of European Public Policy, 10 (2), 2003, p. 208-226 4 Trygve Ugland, «Impacts of Europeanization on Nordic Alcohol Control Policies: A Discussion of Processes and

National Differences», Journal of European Social Policy, 10 (1), 2000, p. 58-67.

29

2.3. La ressemblance des instruments d’action publique

L’Europe impacte les espaces locaux en bouleversant les anciens repères et en diffusant de

nouveaux. Une certaine tradition de recherches voie ainsi l’européanisation avant tout

comme une épreuve (misfit model) par laquelle une structure politique est affectée par les

normes venant d’en haut, l’ajustement se réalisant plus ou moins dans la douleur en fonction

de la proximité ou de l’éloignement des espaces domestiques avec ces contraintes

communautaires. Mais de nombreux travaux montrent plus finement que ce processus

d’européanisation est loin d’être homogène et univoque : non seulement parce que les effets

induits par les processus communautaires sont filtrés, traduits en fonction des singularités

des contextes locaux mais également parce que l’on peut repérer simultanément à ces

logiques descendantes, de l’Europe au local, d’autres formes ascendantes de mobilisation,

du local à l’Europe.

La question du comment, c’est-à-dire la technicité de l’action publique territorialisée,

intéresse de plus en plus la sociologie politique. La conduite des politiques publiques est en

effet un espace de luttes quant à la définition du sens ou la répartition du pouvoir ; elle est

également un domaine technique saturé d’outils ou de techniques spécialisées (juridiques

mais aussi économiques, sociologiques, etc.) qu’il s’agit de comprendre sociologiquement.

La conceptualisation par l’instrumentation de l’action publique (encadré) rend ainsi compte

de cette importance prise par les dispositifs et les outils qui sont mobilisés dans la conduite

des politiques publiques locales mais aussi dans le gouvernement des interactions entre

acteurs et institutions de l’action publique.

Encadré : Les instruments d’action publique En science politique, on redécouvre aujourd’hui la technicité de l’action publique. Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès

1 ont en effet initié un programme de recherche autour de l’instrumentation de l’action

publique, à savoir « l’ensemble des problèmes posés par le choix et l’usage des outils (des techniques, des moyens d’opérer, des dispositifs) qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser l’action gouvernementale » (p. 12). Ils empruntent en fait cette problématique à Michel Foucault qui invite à saisir l’action de l’Etat non pas sous l’angle de sa légitimité ou de sa nature (autoritaire ou démocratique) mais sous celui de ses modalités pratiques, matérielles et concrètes (la gouvernementalité et l’étude des sciences camérales), ce qu’il appelle « l’étatisation de la société » à savoir le développement d’un ensemble de dispositifs concrets, de pratiques par lesquelles s’exerce matériellement le pouvoir qui passe dès lors par la discipline et non pas par la contrainte ; ces techniques de cadrage des individus permettent en effet de conduire à distance les actions de ces derniers sans forcément recourir à la coercition. D’où pour Lascoumes et Le Galès cette définition de l’instrumentation de l’action publique : « Un instrument d’action publique constitue un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur » (p. 13). Parmi ces dispositifs ou ces technologies de gouvernement, on peut citer la statistique, la loi, la taxation, la cartographie, la réglementation, les rapports financiers, la « méthode ouverte de coordination » établie à l’échelle de l’Union européenne, le zonage… Ces instruments norment fortement l’action publique et les configurations d’acteurs qui en relèvent : on est donc ici proche de la notion d’institution au sens où le choix de tel ou tel instrument va déterminer la manière dont les acteurs vont se comporter, les ressources qu’ils peuvent mobiliser, etc. Il s’agit donc de chercher à comprendre pourquoi tel instrument est retenu ; et quels sont les effets de ce choix. Car l’instrumentation n’est pas qu’une simple technique axiologiquement neutre et indifféremment disponible : elle porte des valeurs et elle produit des effets propres, comme des effets de réalité. L’instrument est en effet un dispositif technique porteur d’une conception concrète du rapport

1 Pierre Lascoumes, Patrick Le Galès, Dir., Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.

30

politique/société et soutenu par une conception de la régulation ; « les instruments d’action publique ne sont pas inertes, simplement disponibles pour des mobilisations sociopolitiques, ils détiennent une force d’action propre » (p. 31). L’instrumentation de l’action publique a également des effets distincts des buts recherchés et structure, à travers trois types d’effets : des effets d’inertie qui permettent de résister à une pression extérieure ; des effets de production d’une représentation spécifique de l’enjeu que l’instrument traite (l’instrument propose une grille de description du social, une catégorisation de la situation abordée ; et des effets de problématisation de l’enjeu puisque l’instrument hiérarchise des variables et propose un système d’explications causales.

Un autre effet de l’européanisation pour la conduite de l’action publique est repérable au

niveau des instruments de politiques publiques. Par des processus d’adaptation et de

réappropriation, l’européanisation tend à formater et standardiser les instruments de politique

publique au niveau domestique. Cela s’explique aisément dans la mesure où les normes

européennes sont elles-mêmes issues de traditions nationales et qu’elles sont digérées par

les appareils politico-administratifs nationaux et locaux qui les réutilisent dans différents

champs de l’action publique. Ainsi, les notions de partenariat public-privé, de projet de

développement ont largement progressé avec le développement de l’action publique

européenne. On mentionnera plusieurs instruments d’action publique fortement modifiés par

le contexte communautaire et qui sont tous interdépendants autour de formes réticulaires

d’interactions : la contractualisation, le partenariat et le projet, l’information et la délibération

et l’évaluation par des experts.

2.3.1. Les instruments conventionnels : contractualisation, partenariats et projets

Les instruments conventionnels et incitatifs dessinent la figure d’un « Etat mobilisateur » et

renvoient aux nouveaux standards de gouvernement (régulation publique moins dirigiste et

centralisée). Ils constituent un des trois types nouveaux d’instrumentation de l’action

publique1.

Le contrat. Comme le souligne J.-P. Gaudin2, la contractualisation croissante des politiques

publiques a accompagné la décentralisation et s’est accompagnée du développement de

formes de plus en plus polycentriques de coopération mais aussi de concurrence qui lient

fortement les contractants entre eux. Le procédé contractuel a ainsi fini par gagner tous les

niveaux de l’action publique, se ventile dans de nombreux instruments comme les

partenariats public/privé, les Chartes de développement ou les Contrats de Plan Etat/Région,

générant notamment des effets importants dans les modes de représentation comme dans

l’action concrète des groupes engagés dans la fabrique des politiques publiques. Les

maîtres mots sont désormais « coordination » et « décloisonnement » ; les « partenaires »

succèdent aux « administrés » ou aux « cibles » de l’action publique. On voit donc la

philosophie politique qui se cache derrière l’instrument : l’Etat est une composante de la

société parmi d’autres et, à côté de lui, la société civile est considérée comme étant une

réalité concrète, légitime et efficace. Trois critères permettent de circonscrire les modalités

contractuelles et les instruments qui leurs sont liées : un accord négocié sur les objectifs de

l’action publique ; l’énoncé d’un échéancier plus ou moins long (de l’annualité budgétaire à

l’horizon plus lointain de la planification) ; et des contributions croisées (financières ou en

termes de mise en œuvre) de la part des co-contractants

1 Ibid., p. 361-363

2 Jean-Pierre Gaudin, Gouverner par contrat. L’action publique en question, Paris, Presses de Sciences Po,

1999.

31

Les partenariats. Ils visent à décider au plus proche des besoins. Ils constituent la pièce

maîtresse de l’idéologie de la Commission en matière de développement local, celle qui vise

à produire de la coresponsabilité et de l’interdépendance1. Ces partenariats peuvent être

internes au périmètre étatique mais visent surtout à le déborder : partenariats avec des

collectivités locales, partenariats publics/privé, etc.

La logique de projet. Le projet désigne une version plus collective du contrat. Aujourd’hui,

le vocable du projet tend à remplacer celui du plan, notamment pour les politiques de la ville.

Comme le souligne G. Pinson2, ce terme permet de souligner la dimension co-construite de

ces politiques et son opposition à la logique du plan, plus technocratique et rigide :

valorisation de l’existant (alors que le plan est basé sur une logique de table rase), plus

grande flexibilité (les projets sont des programmes d’action ponctuels structurés autour

d’enjeux concrets et moins détaillés dans leurs prescriptions réglementaires alors que les

plans ont une vocation plus universelle et précisent très finement les règles à appliquer), plus

grande ouverture (les projets résultent de la mobilisation d’acteurs locaux très divers - élus,

fonctionnaires territoriaux ou déconcentrés, responsables associatifs, entreprises, etc. - et

réunis dans des réseaux de coopération animés par des chefs de projet là où les plans

tombent d’en haut), importance des savoirs contextuels (ceux des résidents ou des

associations, opposés aux savoirs techniques, universalistes et abstraits des technocrates).

Le contexte de la concurrence entre les territoires ouverte par la crise économique et le

retrait de l’Etat font de ces projets un « outil de marketing territorial »3.

Quoiqu’il en soit, les contrats, les projets ou les partenariats se caractérisent par trois

aspects communs.

Un instrument flexible et pragmatique. La contractualisation et le conventionnement s’avèrent être une manière bien plus souple, flexible et moins conflictuelle d’administration du territoire qu’une répartition législative des compétences qui pourrait susciter des levées de boucliers ou bien des luttes interinstitutionnelles (entre certains ministères et les associations d’élus locaux). On peut même y voir la transcription dans l’action publique de la norme de marché qui caractérise le néo-libéralisme. Cela témoigne également d’une lecture de plus en plus économiciste de l’action

publique. La régulation par le marché tend à l’emporter sur la coercition. La relation

client/fournisseur est préférée à la relation citoyen/Etat. Cela n’est d’ailleurs pas

totalement fortuit que cette contractualisation de l’action publique se soit développée dès

les années quatre-vingt, celles du libéralisme économique triomphant.

Un instrument liant, intégrateur. L’instrumentation conventionnelle institue des interdépendances fortes, car objectivées et contraignantes à tous les moments de l’action. Il y a ainsi une philosophie politique marquée dans ce type d’instrument. L’Etat y est une composante parmi d‘autre qui doit composer avec une « société civile » considérée comme une valeur en soi et aussi comme une réalité concrète.

Un instrument ambigu. L’action publique est donc de plus en plus contractualisée, c’est-à-dire inscrite dans des dispositifs multilatéraux, négociés et objectivés dans des documents de nature diverse. Pour autant, il en résulte une complexification accrue, une

1 Andy Smith, L’Europe politique au miroir du local, Paris, L’Harmattan, 1995

2 Gilles Pinson, « Le projet urbain comme instrument d’action publique », in Pierre Lascoumes, Patrick Le Galès,

Dir., Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004 3Ibid., p. 204

32

certaine ambivalence et surtout la persistance d’effets d’asymétrie et de domination. Celle-ci tient tant aux modifications affectant les ordres juridiques qu’aux montages contractuels eux-mêmes. En effet, cette fluidité de la règle juridique est renforcée par la tendance générale à la contractualisation qui établit des normes singulières pour chaque configuration d’action publique. Mais au-delà, il n’existe pas de définition véritablement univoque du contrat : « la notion ne se rattache aucun principe central fortement énoncé. On est face à une nuée de procédures, sans références stables, et à des dénominations multiples, chartes, contrats, pactes, conventions, qui mêlent des réalisations immédiates et des effets d’annonce, des obligations juridiques et des engagements de nature plus proprement politique » (J.-P. Gaudin). Ceci dévalue d’autant plus les règles valables pour tous (la loi), au crédit des règles du jeu qui n’ont valeur que dans des configurations bien précises (le contrat). On est en effet passé d’une action publique « substantielle » à une action publique « processuelle ». D’autant plus que les contrats d’action publique instituent des règles formelles, explicites mais s’accompagnent également de règles plus informelles, implicites (la force des carnets d’adresse dans le filtrage des partenaires, les arrangements interinstitutionnels parallèles à travers des négociations secrètes, etc.). J.-P. Gaudin parle à ce sujet d’une sorte de « théâtralité opaque » qui parfois, maintient (voire aggrave) des rapports asymétriques de domination. De même, le caractère parfois très flou des indicateurs construits à travers le nouveau

management public doit être souligné. D’autant plus que cette tyrannie des indicateurs

peut avoir des effets pervers : dévalorisation des produits administratifs non

quantifiables, politisation des indicateurs, frein à l’innovation (comment traduire dans des

catégories stables des réalités nouvelles, hybrides ou changeantes ?), etc.

Le logiciel Presage (encadré) est un bon exemple d’instrument technique de type

conventionnel porteur d’effets pour les participants locaux de l’action publique.

Encadré : Le logiciel Presage Le logiciel Presage, élaboré sous l’égide de la DATAR en 1999, est l’unique outil de suivi et de gestion des programmes européens (fonds structurels et FEP) et des Contrats de projets État - Région (CPER)

1. Il est utilisé par l'ensemble des acteurs des programmes dans toutes les régions françaises

et permet ainsi à tous les acteurs de suivre et de gérer, grâce à cette base de données commune et mise à jour en temps réel, l'ensemble des projets, du dépôt de la demande de subvention à la réalisation du projet, l'analyse et l'évaluation du programme, d'opérer des contrôles et de transmettre des données électroniques à la Commission européenne (ex. appels de fonds). Il s’agit donc d’un dispositif essentiel tant pour l’administration territoriales que pour les acteurs privés de l’action publique territoriale. L’analyse que font Xavier Marchand-Tonel et Vincent Simoulin concernant les usages de ce logiciel Presage en région Midi-Pyrénées à partir de 2000 permet de souligner le poids déterminant de cet instrument d’action publique

2. L’introduction de Presage en 2000 altère en effet les conditions

d’établissement du DOCUP (document unique de programmation), rapport technique qui est censé réguler l’attribution des fonds (établissement du diagnostic de la situation d'une région et stratégie quant aux pistes à suivre pour la développer avec le soutien des fonds européens). En effet, les institutions et les acteurs qui composent cette configuration d’action publique n’ont pas tous accès au logiciel, qu’ils ne l’aient pas voulu ou que la préfecture ne le leur ait pas donné. De même, tous les utilisateurs n’ont pas accès aux mêmes fonctionnalités : certains services de l’Etat (le SGAR) et ceux du Conseil régional maîtrisent les saisies d’information et le suivi des dossiers ; les autres (conseils généraux, directions départementales ou sous-préfectures) ne peuvent qu’être informés du processus d’instruction. D’autant plus que le logiciel permet de « masquer » certains dossiers litigieux. Néanmoins, Presage devient un point de passage obligé pour tous les acteurs qui se voient imposer sa logique et ses codes : les procédures d’instruction des dossiers sont de plus en plus

1 Plus d’information sur http://presage-info.org

2 Xavier Marchand-Tonel, Vincent Simoulin, « PRESAGE, un logiciel de gestion ou de recomposition des

territoires ? », in Alain Faure, Emmanuel Négrier, Dir., Les politiques publiques à l’épreuve de l’action locale. Critiques de la territorialisation, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 153-158.

33

homogénéisées (alors qu’avant, chaque département avait son propre logiciel de suivi des fonds) ; et chacun a désormais une vue panoptique de l’état d’avancement des dossiers au niveau régional. Le logiciel a donc, dans l’ensemble, plutôt favorisé des dynamiques d’apprentissage collectif et a d’autant plus inscrit ses usagers dans une configuration de plus en plus resserrée.

2.3.2. Les techniques d’information et de délibération

« L’impératif délibératif » est une expression empruntée aux politistes Loïc Blondiaux et Yves

Sintomer1. Ceux-ci posent l’hypothèse d’un changement idéologique majeur, d’une

transformation en profondeur des formes et des registres de justification de la décision

démocratique (repérable dans l’action publique, l’action collective mais aussi certaines

théories scientifiques) et ce, autour d’une constellation de notions : « discussion »,

« gouvernance », « débat », « société civile », « concertation », « consultation »,

« participation », « partenariat » et désormais la « délibération », érigée en impératif. Ce

tournant, présenté comme une nécessité incontournable, découle de la complexité

croissante de nos sociétés contemporaines : pour redonner une légitimité au politique, il

faudrait désormais développer des formes de gouvernement plus souples, plus inclusives et

plus horizontales. P. Lascoumes considère d’ailleurs cette obligation d’informer les citoyens

comme une technologie politique désormais incontournable2.

Cet impératif délibératif est un produit de la mondialisation néolibérale et prend naissance

dans une configuration avant tout internationale. Le nouveau management public (NMP) est

une doctrine qui consiste globalement à rapprocher, voire à aligner, la gestion publique sur la

gestion privée. Il s’agit ainsi de créer une administration moderne car adaptée aux besoins

des usagers. Ce nouveau management public annonce ainsi un Etat performant. Etre

performant, c’est être capable et compétitif ; cet impératif performatif est notamment dû à

des contraintes budgétaires : il faut faire aussi bien sinon mieux avec moins en optimisant la

gestion ; l’idée de départ est simple : l’usager devient un client qu’il faut satisfaire. Il convient

donc de lui donner la parole pour exprimer ses préférences (consultation en amont) ou pour

juger de la qualité du service fourni (évaluation en aval). Bref, l’impératif performatif alimente

ici l’impératif délibératif…

On peut voir la genèse de cette nouvelle idéologie et des recettes pratiques qui lui sont liées

au sein de certaines institutions internationales qui l’ont codifiée et diffusée (notamment

l’OCDE mais aussi l’UE). La pression européenne a notamment joué : la politique de

libéralisation impulsée à Bruxelles conduit à développer une déréglementation contrôlée des

grands services publics en réseaux (transports ferroviaires ou aériens, poste,

télécommunication, énergie électrique, etc.) qui appelle de nouvelles règles. La diffusion

internationale du NMP a été en outre favorisée par la comparaison des systèmes

administratifs et la détection puis la généralisation des « bonnes pratiques »

(benchmarking)3.

1 Loïc Blondiaux, Yves Sintomer, « L'impératif délibératif », Politix, n°57, pp. 17-35

2 Pierre Lascoumes, « L’obligation d’informer et de débattre, une mise en public des données de l’action

publique », in Jacques Gerstlé, Dir., Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 303-320 3 Ce benchmarking (circulation internationale des dispositifs et exemplarisation de certains d’entre eux, érigés en

« bonnes pratiques » à copier) fait toutefois l’économie d’une réflexion sur les conditions d’adaptation et de transposition de ces modèles nationaux dans d’autres espaces culturels ou socioéconomiques ainsi que sur leurs

34

En France, l’importation de cette doctrine s’est faite depuis les années 1980 par strates

successives. Elle a été surtout en grande partie alimentée par des luttes internes à l’Etat. En

effet, les ministères transversaux (Intérieur, Budget, Fonction publique) ont pu y voir le

moyen de conserver leur capacité traditionnelle d’imposer légitimement des normes à

l’ensemble de l’appareil d’Etat et ce, en accompagnant et en promouvant ces nouveaux

principes et instruments d’organisation, de contrôle et de hiérarchisation des relations

internes à la machinerie administrative française. De même, un ensemble croissant de hauts

fonctionnaires français a été progressivement socialisé aux principes du NMP.

Les organisations internationales tendent ainsi à privilégier une approche managériale de la

délibération qui s’insère dans le cadre de partenariats public/privé : les citoyens, comme les

acteurs économiques, sont associés à l’action publique et ce, en tant que

« consommateurs » de cette même action publique. On est donc dans une version plutôt

dépolitisée de la participation par la délibération : ces dispositifs pèsent mais ils fonctionnent

surtout sur le consensus.

Le niveau européen est donc une caisse de résonnance de l’impératif délibératif. Celui-ci se

moule en effet très bien au modèle de « gouvernance européenne » défini en 2001 et érigé

comme standard de gouvernement. Il n’est donc pas surprenant que de nombreux textes

consacrés à l’échelle européenne reprennent cet impératif d’information, voire d’ouverture de

la décision (encadré).

Encadré – L’UE comme résonnance de l’impératif délibératif La Convention d’Aarhus. Elle érige la participation en norme dans le domaine environnemental et consacre un mouvement de renforcement des droits des citoyens au niveau européen. Une première directive européenne (du 7 juin 1990) reconnaît le droit à l’information environnementale. Celui-ci est un des principes organisateurs de l’impératif délibératif

1. La « convention d'Aarhus sur l'accès à

l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement », signée le 25 juin 1998 par 39 États, consacre ce mouvement. C’est un accord international visant à : - améliorer l'information délivrée par les autorités publiques, vis-à-vis des principales données

environnementales ; - favoriser la participation du public à la prise de décisions ayant des incidences sur

l’environnement (par exemple, sous la forme d'enquêtes publiques ; - étendre les conditions d’accès à la justice en matière de législation environnementale et d’accès à

l’information. Elle s'est traduite par la directive 2003/4/CE qui stipule notamment que toute collectivité doit donner toute l'information qu'elle détient en matière d'environnement à toute personne qui la lui demande (sans que cette personne ait à justifier son identité ni du pourquoi de la demande). Dans cette directive, les Etats sont aussi considérés comme des collectivités. La directive du 25 juin 2002 sur la gestion du bruit ambiant dans l’environnement comporte également une obligation d’information des citoyens sur la base d’une cartographie des degrés d’exposition aux bruits. Le livre blanc sur la gouvernance européenne. Le Livre blanc sur la gouvernance européenne rédigé en juillet 2001 par la Commission offre un bon angle d’objectivation du gouvernement européen et de ses relations avec les Etats membres

2. Mais il nourrit également l’impératif délibératif et lui

donne en plus un label européen. Selon le livre blanc, la gouvernance européenne « désigne les règles, les processus et les comportements qui influent sur l’exercice des pouvoirs au niveau

différences. Et de fait, la tendance générale à l’érection de dispositifs participatifs/délibératifs est altérée par les contextes sociopolitiques et prend donc des significations parfois très différentes. 1 Thierry Lavoux, « L’information environnementale : nouvel instrument de régulation politique en Europe ? »,

RIPC, Volume 10, n°2, 2003. 2 Didier Georgakakis, Marine de Lassalle, Dir., La « nouvelle gouvernance européenne ». Genèses et usages

politiques d’un livre blanc, Strasbourg, PUS, 2008

35

européen, particulièrement du point de vue de l’ouverture, de la participation, de la responsabilité, de l’efficacité et de la cohérence. » Cinq principes architecturent la bonne gouvernance :

Responsabilité : Traduction du terme anglo-saxon « accountability » selon lequel les citoyens devraient savoir « qui fait quoi » au sein de l’Union Européenne.

Efficacité : elle passe par l’évaluation. L’efficacité d’une politique dépend également du respect des principes de subsidiarité (les décisions doivent être prises au niveau le plus approprié : européen, national, régional ou local) et de proportionnalité (l’action publique ne doit être entreprise que lorsqu’elle est nécessaire).

Cohérence : L’ensemble des politiques de l’Union devrait former un ensemble cohérent. Comme le rappelle le livre blanc, « la cohérence passe par la capacité d’imprimer une direction politique et par une prise de responsabilité affirmée de la part des institutions, afin de garantir une approche intégrée dans un système complexe ».

Ouverture : Ce principe appelle à une plus grande transparence au sein des institutions européennes. Les citoyens devraient facilement pouvoir comprendre l’action de l’UE et trouver l’information nécessaire à son sujet. De plus, les Etats membres et les institutions devraient élaborer une politique de communication afin de faire connaître l’action de l’UE et d’accroître la confiance de tous les acteurs dans les institutions européennes.

Participation : Dans le processus de prise de décision politique, la Commission européenne mais également les autres institutions européennes devraient faire participer un maximum d’acteurs concernés par les politiques européennes. Par exemple, la Commission devrait renforcer le dialogue social (entre syndicats, associations patronales et institutions) et initier un dialogue civil (entre les organisations de la société civile et les institutions européennes).

2.3.3. L’évaluation et le recours aux experts

On doit souligner le poids de l’évaluation dans la conduite des programmes européens. Le

principe d’efficacité appelle à davantage d’évaluation des politiques et des programmes

entrepris par l’Union Européenne. Ici, la donne européenne tend à renforcer l’impératif

évaluatif qui pèse sur l’action publique territorialisée. L’évaluation d’un programme n’est plus

terminale (comme dans le modèle séquentiel classique de Jones) mais continue : ex ante

(avant la conduite du programme), tout au long de son déroulement et ex post (à sa fin).

On peut isoler trois conséquences à ce primat de l’évaluation :

Cette technicisation accrue de l’action publique communautaire tend d’abord à dépolitiser

l’action locale de la Commission. Comme l’a bien montré Cécile Robert, il s’agit même

d’un trait caractéristique de la Commission et du gouvernement de l’UE : pour ne pas

ouvrir des clivages politiques ou idéologiques qui pourraient entraver la dynamique

toujours très fragile de construction européenne, les agents de la Commission privilégient

le registre technique pour euphémiser et masquer leur travail politique ; cela permet

même de « rompre le fil conducteur » de l’action publique : en externalisant le processus

de production des savoirs, la Commission peut se défausser sur ces acteurs extérieurs ;

la délégation concerne tant les savoirs que la responsabilité1.

Le développement d’une culture managériale auprès des agents de l’action publique

territorialisée. Il faut bien sûr voir ici une des caractéristiques de la culture administrative

de la Commission : les emprunts au modèle managérial américain et la reprise des

1 Cécile Robert, « Les incertitudes politiques sont-elles solubles dans l’expertise ? Du recours de la Commission

européenne à l’expertise extérieure », in Laurence Dumoulin, Stéphane La Branche, Cécile Robert, Philippe Warin, dir., Le recours aux experts. Raisons et usages politiques, Grenoble, PUG, 2005.

36

théories du Nouveau Management Public selon lesquelles l’efficacité d’une décision

prime sur sa nature politique.

Le primat des experts évaluateurs (souvent mandatés par la Commission) ou de ceux qui

aident les porteurs de projet à passer l’épreuve de l’évaluation. Elodie Lavignotte Guérin

fait même l’hypothèse que la reconnaissance par la Commission du développement local

va de pair avec l’affirmation et l’institutionnalisation de l’expertise comme mode principal

pour l’action publique territorialisée et de gestion administrative, ce qui induit notamment

de nouvelles façons d’opérer et de nouvelles socialisations professionnelles1.

*

Au total, l’innovation instrumentale impulsée par Bruxelles se retrouve autour d’un certain

nombre de traits :

- La mise en réseau et les interactions réticulaires : ceci permet une inflation des échelles

de gouvernements et des acteurs légitimes de l’action publique. Mais le fait de travailler

en réseau a un coût social : nécessité de ressources organisationnelles (humaines,

financières, etc.) ou culturelles (notamment linguistiques), primat des postures

d’intermédiation, etc.

- la dépolitisation par la technicisation : l’idée est de faire reposer l’action publique sur des

consensus, garants d’une bonne application de la décision, plutôt que sur des majorités

politiques, suspectes de favoriser des conflits et des blocages de la part des minorités.

Une forme de dépolitisation en résulte, particulièrement bien ajustée à l’idéologie

politique ayant trait à Bruxelles où le discours technique est là pour dépasser le discours

politique.

2.4. Les usages de l’Europe

L’européanisation n’est pas que le résultat de pressions institutionnelles à l’adaptation ou

d’apprentissage. L’exemple de la politique de défense française développé ci-dessus montre

bien que l’européanisation est socialement construite par des acteurs nationaux qui

investissent l’objet européen en fonction de leurs intérêts spécifiques. En particulier, le

décalage entre « ce que veut Bruxelles » et la « réalité nationale » n’est pas une donnée

objective. Il convient donc de tenir compte de la dimension filtrante des espaces politiques

domestiques : l’Europe n’arrive pas sur des territoires politiques vierges. Les échelons

locaux, notamment, ne sont pas seulement des réceptacles passifs sur lesquels « tombent »

des normes européennes, ne laissant qu’une faible marge de manœuvre aux acteurs locaux

dont la seule fonction serait alors de capter des ressources communautaires. En effet, on

peut repérer des formes ascendantes d’européanisation par lesquelles des acteurs politiques

nationaux parviennent à peser, même d’en bas et indirectement, sur l’édiction des normes

communautaires2. Comme le montre Aude-Claire Fourot dans son étude d’une association

de Parisiens d’origine chinoise face à un programme communautaire d’aide à l’intégration

1 Elodie Lavignotte Guérin, Expertise et politiques européennes de développement local, Paris, L’Harmattan,

1999, p 13 2 Romain Pasquier, Julien Weisbein, « L’Europe au microscope du local. Manifeste pour une sociologie politique

de l’intégration communautaire », Politique européenne, n°12, hiver 2004, p. 5-21.

37

sociale, les acteurs locaux « s’approprient » les règles européennes en fonction de leur

culture et de leurs intérêts bien plus qu’ils ne les « apprennent »1. Ce point sera davantage

traité dans la troisième partie de ce cours.

Plus généralement, Sophie Jacquot et Cornelia Woll avancent l’idée que l’européanisation se

concrétise dans les usages que les acteurs en font2. Par usage elles entendent le travail

politique des acteurs qui leur fait saisir les opportunités offertes par la gouvernance

européenne pour les transformer en ressources institutionnelles, idéologiques, politiques ou

organisationnelles. Jacquot et Woll distinguent trois types d’usage de l’Europe.

Premièrement, l’usage cognitif consiste à utiliser des idées et des concepts d’origine « UE »

qui permettent d’interpréter un problème et de définir des solutions. C’est le moment où on

cadre un problème public à partir d’un référentiel européen. Ici les opportunités offertes par

l’UE sont de nature idéelle.

Prenons la réforme de Bologne. Cette réforme est lancée par les ministres français, britannique, allemand et italien de l’Éducation lors d’une conférence à la Sorbonne, en 1998. Ouverte l’année suivante aux autres États européens, lors d’une rencontre de suivi à l’université de Bologne, en Italie, il s’agit pour les ministres de créer un Espace européen d’enseignement supérieur. Si le programme communautaire de mobilité universitaire Erasmus permet depuis la fin des années 1980 à 120 000 boursiers par an d’étudier dans une autre université européenne, les systèmes de diplômes nationaux demeurent très différents et souvent illisibles. Il est alors difficile de faire reconnaître une formation reçue à l’étranger. Rapidement, l’initiative de Bologne va amener les universités européennes à mettre en place un système comparable de diplômes afin de faciliter leur reconnaissance mutuelle. La formation est restructurée autour du modèle anglo-saxon en trois cycles : licence (3 ans) pour la préparation au marché du travail, maîtrise (1 ou 2 ans) et doctorat (3 ans) pour la préparation à la recherche. La mobilité est facilitée par la généralisation du système européen de transfert et d’accumulation de crédits (ECTS) qui permet depuis les années 1980 de combiner différentes formes d’évaluation pour obtenir un diplôme. Il est important de souligner que, si la réforme de Bologne fut lancée par des ministres de l’Éducation et s’appuie en partie sur des initiatives communautaires comme Erasmus, elle implique aussi le Conseil de l’Europe et déborde donc largement l’UE. Mais elle a en fait surtout été portée par la Conférence européenne des recteurs d’universités, un groupe d’intérêt indépendant de l’UE

3. Afin de se bâtir une réputation internationale, les universités

européennes cherchent à attirer un nombre toujours plus grand d’étudiants étrangers. Face à la concurrence des universités américaines et britanniques, les recteurs vont se saisir de la réforme de Bologne pour restructurer leurs institutions en émulant le modèle anglo-saxon, perçu comme plus attractif. Au cours des années 2000, les cursus, les calendriers, les structures de financement, le lien entre chercheurs et enseignants et l’autonomie des universités ont convergé vers ce modèle

4. Dans

plusieurs pays comme la Belgique, l’Allemagne et la France, les mouvements étudiants ont dénoncé ce qu’ils percevaient comme l’instrumentalisation de la réforme de Bologne par les gouvernements et les recteurs soupçonnés de vouloir mettre l’accent sur la mise en concurrence des formations universitaires au détriment de l’accessibilité. La réforme des universités lancée par Nicolas Sarkozy en France demeure par exemple contestée. Néanmoins, comme l’écrit Pauline Ravinet, « il n’est plus possible de concevoir une politique d’enseignement supérieur contre Bologne »

5.

Deuxième type d’usage, l’usage stratégique consiste à renforcer sa position dans un jeu

politique en invoquant des instruments, des règles ou des financements liés à l’UE. Ici les

opportunités offertes par l’UE sont de nature institutionnelle ou organisationnelle.

1 Aude-Claire Fourot « Gouvernance et apprentissage social au niveau local : la mise en place d’un programme

d’initiative communautaire à Paris », Politique européenne, vol. 22, 2007, p. 197-220. 2 Jacquot S., Woll C., dir., Les usages de l’Europe. Acteurs et transformations européennes, Paris, L’Harmattan,

2004. 3 Pierre Muller, Pauline Ravinet, « Construire l’Europe en résistant à l’UE ? Le cas du processus de Bologne »,

Revue internationale de politique comparée, 16 (1), 2009, p. 653-665. 4 Christine Musselin, « Les politiques d'enseignement supérieur », In Borraz, O., Guiraudon, V. (Eds.) Politiques

Publiques T.1 : La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 147-172. 5 Pauline Ravinet, « La construction européenne et l’enseignement supérieur », In Dehousse, R. (Ed.) Politiques

européennes, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p.365.

38

Un bon exemple de ce type d’usage est fourni par Virginie Guiraudon dans son étude de la construction d’une politique communautaire d’immigration et d’asile

1. Elle montre que chaque groupe

d’acteurs impliqué dans la politique d’immigration et d’asile au niveau national s’est saisi de l’UE comme d’une opportunité dans les années 1990, mais pour différentes raisons stratégiques. Percevant l’immigration comme un problème de sécurité, les fonctionnaires des ministères de l’Intérieur cherchaient surtout à s’affranchir des contraintes juridiques nationales en mettant de l’avant le risque d’une criminalité transnationale pouvant être liée à la libre circulation des personnes, alors que les ONG de défense des droits des réfugiés cherchaient à utiliser la « dimension sociale » de l’UE pour faire la promotion d’une politique de lutte contre la discrimination. Bien qu’opposés sur le plan idéologique, ces deux groupes d’acteurs ont contribué par intérêt stratégique à européaniser la question de l’immigration puisqu’ils voyaient à Bruxelles un système institutionnel plus ouvert à leurs revendications respectives. C’est ce qu’on a appelé plus haut le venue shopping.

La mobilisation environnementale constitue une autre illustration des usages stratégiques de l’Europe. Très rapidement dans les années 1980, les groupes environnementaux ont réorienté leurs stratégies d’action vers Bruxelles, attirés notamment par les financements de la Commission mais surtout par la plus grande ouverture qui était faite à leurs revendications

2. Pour les écologistes de pays à la traîne,

comme la Grèce ou l’Italie, l’européanisation était une façon de se rapprocher des organisations actives dans les pays chefs de file, comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, tout en recevant une attention beaucoup plus assidue à Bruxelles qu’au niveau national. Faisant alliance avec leurs ministres de l’Environnement dans un contexte bruxellois largement isolé des contraintes nationales, ils purent ainsi soutenir l’adoption de législations qui seraient ensuite transposées dans le droit national.

L’usage de légitimation, finalement, consiste à utiliser les symboles ou les normes de l’UE,

chargés d’un sens positif dans la plupart des pays ou au sein de certaines couches de la

population, pour rendre une décision plus acceptable auprès de l’opinion publique nationale.

Ici les opportunités offertes par l’UE sont de nature idéologique ou politique.

C’est par exemple le cas lorsque les dirigeants européens blâment une décision impopulaire comme celles qui visent à libéraliser le marché du travail. Il n’existe pas réellement de politique sociale au niveau européen. Les États ont développé leurs propres systèmes de protection sociale : basé sur des principes libéraux de marché en Grande-Bretagne et en Irlande, sur des principes corporatistes d’assurance sociale en France et en Allemagne, ou sur des principes universalistes d’inspiration social-démocrate en Scandinavie. Depuis une quinzaine d’années, toutefois, tous les pays européens ont mis en œuvre des « réformes structurelles » qui visent à diminuer les cotisations sociales (afin de réduire le chômage) et rendre la durée du travail plus longue (afin de financer les retraites). C’est le sens des réformes Hartz IV en Allemagne ou de la réforme des retraites entamée par Nicolas Sarkozy en France, elle-même une reprise des tentatives avortées des années 1990

3. Bien que liées à des

problèmes nationaux (chômage, financement de la sécurité sociale) qui ne relèvent pas de la politique européenne, la simultanéité des réformes structurelles et le fait qu’elles s’inspirent les unes des autres permet de les présenter comme le fruit d’une exigence européenne. Le premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker se fait le porte-parole de bien des collègues quand il affirme : « Nous savons tous quelles sont les réformes que nous devons entreprendre. Ce que nous ne savons pas, c’est comment nous faire réélire après les avoir menées à bien ». Devant ce dilemme, l’Europe constitue un usage commode de légitimation.

3. L’européanisation des policy-makers

L’UE n’est pas qu’un ensemble d’institutions qui façonne les politiques publiques des États.

C’est aussi un espace politique qui ouvre de nouvelles luttes, redistribue les ressources

1 Virginie Guiraudon, «The Constitution of a European Immigration Policy Domain: A Political Sociology

Approach », Journal of European Public Policy, 10 (2), 2003, p. 263-282. 2 Nathalie Berny, « Le lobbying des ONG internationales d'environnement à Bruxelles : Les ressources de réseau

et d'information, conditions et facteurs de changement de l'action collective », Revue française de science politique, 58 (1), 2008, p. 93-116. 3 Jean-Claude Barbier, La longue marche vers l'Europe sociale, Paris, PUF, 2008.

39

entre les acteurs, et les socialise à de nouvelles pratiques. À notre étude des politiques

publiques (policies), il convient donc d’ajouter celle des jeux politiques (politics) liés à

l’Europe, ce qui sera fait dans la deuxième partie au niveau de la compétition électorale. On

se bornera ici à cerner ces luttes à partir des acteurs qui les mènent. La notion d’acteur de

politiques publiques désigne à la fois des collectifs réifiés comme des individus socialisés ;

elle suppose une capacité d’agir stratégiquement, c’est-à-dire de saisir des ressources à

partir de la poursuite d’un intérêt ; et elle montre que de plus en plus d’acteurs interviennent

dans l’action publique (hommes politiques, administrations sectorielles, groupes d’intérêts,

etc.), fonctionnant ainsi selon une logique de réseaux1. On abordera ici les acteurs

spécialisés de l’action publique, les autres étant analysés dans les deux autres parties de ce

cours.

Historiquement, les élites administratives, politiques et économiques se sont constituées au

niveau national. Des élites nouvelles – politiques, lobbyistes, juristes, fonctionnaires, voire

journalistes – émergent toutefois au sein des nations grâce à la gouvernance européenne.

Au-delà de la conformité avec les directives européennes, la problématique de

l’européanisation nous amène ainsi à restituer la prolifération des « logiques d’anticipation

stratégiques, de socialisation et d’apprentissage multiniveaux »2 de ces acteurs dans

l’espace national. Dans cette section, nous allons nous intéresser à l’hypothèse d’une

européanisation des acteurs nationaux en mettant l’accent sur deux espaces distincts :

l’espace administratif central et l’espace administratif territorial.

3.1. L’espace administratif central

Tous les gouvernements sont aujourd’hui confrontés à l’européanisation de leurs politiques

publiques. Certains ministères sont plus touchés que d’autres, notamment ceux dont les

dossiers sont fortement communautarisés, comme l’agriculture. D’autres sont impliqués dans

la gouvernance européenne du fait de leur position stratégique dans l’appareil

gouvernemental. Ceci n’est pas sans susciter des rivalités bureaucratiques sur la question

de savoir qui parle au nom du gouvernement. Mais surtout, on peut distinguer deux formes

d’intégration de l’enjeu européen dans les machineries administratives des gouvernements.

- Une intégration spécialisée : dans tous les États membres, le ministère des Affaires

étrangères et le ministère de l’Économie et des Finances jouent un rôle essentiel dans la

formulation de la politique européenne du gouvernement. Le premier représente le

gouvernement au sein du COREPER et contrôle la Représentation permanente à

Bruxelles; c’est évidemment le ministre des Affaires étrangères qui siège à la plus

prestigieuse formation du Conseil des ministres, le Conseil Affaires générales. Quant au

ministre de l’Économie et des Finances, il ou elle siège au Conseil Ecofin, dont les

responsabilités se sont beaucoup accrues depuis les années 1990. Dans certains pays,

comme l’Allemagne, le ministère de l’Économie tient même le haut du pavé face aux

Affaires étrangères. Ailleurs, un organisme interministériel a la responsabilité de

1 Emiliano Grossman, « Acteur », in Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet, dir., Dictionnaire des

politiques publiques, Paris, Presses de Sciences-Po, 2004, p. 23-30. 2 Olivier Baisnée, Romain Pasquier, Dir., L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés politiques

nationales, Paris, Editions du CNRS, 2007, p. 25

40

coordonner les différents ministères dans la formulation d’une politique nationale

commune : en France, c’est le Secrétariat général aux Affaires européennes1.

- Une intégration différenciée : Mais ces acteurs administratifs sont loin d’être les seuls

concernés par la gouvernance européenne. D’autres ministères moins centraux sont

transformés par le processus d’intégration européenne comme, en France, le ministère

de l’Équipement qui prend de moins en moins la figure de l’opérateur – celui qui

intervient par une action ou une opération de nature technique – et s’apparente de plus

en plus au coordonnateur – celui qui intervient pour animer des réseaux d’action publique

composés des collectivités territoriales ou d’acteurs privés liés à la Commission2.

S’il est commun à tous les États européens, le phénomène bureaucratique n’en a pas moins

pris des visages très différents si bien que derrière le même mot d’administration se cachent

des réalités professionnelles très disparates. L'analyse comparative permet de mesurer la

spécificité des modèles nationaux de production et de fonctionnement des élites

gouvernementales3. En matière de modes de sélection par exemple, on peut distinguer le

modèle britannique d'« Oxbridge » (contraction d’Oxford et de Cambridge, soit un

recrutement basé sur une solide formation générale et l’absence de spécialisation), le

modèle juridique (propre à l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas, la Scandinavie ou l’Italie et

dans lequel la formation par le droit domine) ou bien le modèle français des grandes écoles,

avec concours d’entrée et esprit de corps. Il s’agit donc de voir si ces différents modèles

administratifs nationaux peuvent converger et former une sorte d’« administration

européenne » (3.1.1) et montrer également comment les élites administratives se socialisent

à cette nouvelle échelle de pouvoirs (3.1.2).

3.1.1 La thèse de la fusion administrative

La formulation et la mise en œuvre des politiques européennes à Bruxelles reposent sur

environ 300 groupes de travail qui réunissent fonctionnaires de la Commission,

représentants du Conseil et fonctionnaires nationaux. Ces derniers peuvent être basés dans

les Représentations permanentes mais aussi être dépêchés de leur capitale nationale. On

retrouve trois types de groupes de travail :

- ceux qui relèvent de la comitologie4 et se concentrent sur la mise en œuvre de la

législation communautaire, de la gestion des programmes comme la PAC ou de la

réglementation (par exemple l’harmonisation des normes);

- ceux qui relèvent du Conseil, comme les groupes sur la PESC;

- les groupes d’experts qui sont de nature plus consultative.

1 Kassim H., “Member states institutions and the European Union: impact and interaction”, In Bulmer S. &

Lequesne C. (Eds.) The Member States and the EU, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 285-316. 2 Catherine Prudhomme-Deblanc, Un ministère français face à l’Europe. Le cas du ministère de l’Equipement,

des Transports et du Logement, Paris, L’Harmattan, 2002. 3 Françoise Dreyfus, Jean-Michel Eymeri, dir., Science politique de l'administration. Une approche comparative,

Paris, Economica, 2006. 4 Comitologie : procédure relative aux comités chargés d’assister la Commission européenne dans la mise en

œuvre des décisions communautaires. Les comités sont surtout composés de représentants des États membres et normalement présidés par la Commission. Certains comités sont de nature purement consultative alors que d’autres ont le pouvoir de s’opposer aux décisions de la Commission.

41

Chaque jour, des centaines de fonctionnaires nationaux se réunissent ainsi à Bruxelles,

principalement au Justus Lipsus, le siège du Conseil, pour conseiller la Commission située

de l’autre côté du rond-point Schuman, formuler des politiques ou accompagner leur mise en

œuvre. Les ministères concernés vont des Transports à la Santé, des Affaires sociales à

l’Éducation, de la Justice à l’Industrie.

Selon Wolfgang Wessels, 50 ans d’interaction régulière et croissante entre les fonctionnaires

des États membres de l’UE ont produit une véritable fusion administrative, qu’il décrit comme

un processus par lequel les différentes administrations nationales, ainsi qu’un certain

nombre d’acteurs publics et privés, mettent leurs ressources en commun à différents niveaux

de l’État afin de produire des politiques publiques de plus en plus semblables, voire

communes lorsqu’elles sont validées par la méthode communautaire1. D’autres lieux que

Bruxelles produisent ces formes de convergences professionnelles, notamment autour des

valeurs du New Public Managment2. Si on ne peut pas encore parler d’un « État européen »

puisque les administrations conservent leurs hiérarchies ainsi que leurs ressources

humaines et budgétaires nationales, on ne peut plus parler d’un État national souverain non

plus. Selon les estimations de Wessels qui portent sur les années 1990, plus de 25 000

fonctionnaires nationaux sont amenés, pour leur travail, à collaborer étroitement ensemble

au niveau européen. Plusieurs de ces fonctionnaires font de courts séjours soit à Bruxelles,

comme expert national détaché (END) au secrétariat du Conseil ou comme fonctionnaire de

leur représentation permanente, soit dans l’administration d’un autre État membre; la

pratique des échanges est courante notamment pour préparer la présidence tournante. À

l’heure d’internet, on peut imaginer que le nombre de fonctionnaires directement impliqués

dans la fusion administrative est bien plus important encore.

Les administrations nationales ont dû adapter leurs procédures et leurs structures

administratives en conséquence. C’est notamment le cas de la fonction publique française

qui doit revoir, parfois douloureusement, ses logiques d’organisation (par corps et par grades

et non par emplois comme c’est le cas avec l’UE, ou bien de manière moniste, tout agent

participant à l’exercice de l’autorité publique est fonctionnaire, ce qui s’éloigne de la

conception duale promue par l’UE distinguant fonctions régaliennes et fonctions non-

régaliennes dans l’exercice de l’Etat) ; mais c’est surtout au niveau des représentations de

l’exercice de fonctionnaire et de ses pratiques concrètes que cette empreinte européenne

est visible, rapprochant l’esprit de la fonction publique française des standards du NMP3.

Dans une étude de l’adaptation des administrations nationales à la gouvernance européenne

en matière d’environnement, Christoph Knill montre également que, si les administrations

nationales conservent leurs traditions et leurs identités sur le plan politique et culturel, elles

se sont considérablement européanisées dans leurs pratiques organisationnelles4. Outre la

façon d’appréhender les politiques qui est de plus en plus commune, on observe une

convergence des horaires, de l’horizon temporel, du vocabulaire et même des routines des

1 Wolfgang Wessels, «Comitology: fusion in action. Politico-administrative trends in the EU system», Journal of

European Public Policy, 5(2), 1998, p. 209-234. 2 S’est mis en place depuis la décennie 1980 un réseau des ministères en charge de la fonction publique des

États membres, animé par l’Institut européen d’administration publique (IEAP) implanté à Maastricht, aux Pays-Bas. Ce réseau interinstitutionnel est le cadre de travaux d’études et d’échanges dont l’observation indique qu’il fonctionne comme un des lieux de diffusion transeuropéenne du New Public Management (NPM). 3 Jean-Michel Eymeri, « La fonction publique française aux prises avec une double européanisation », Pouvoirs,

n°117, 2006, p. 121-135. 4 Christoph Knill, The Europeanisation of National Administrations: Patterns of Institutional Change and

Persistence, New York, Cambridge University Press, 2001

42

fonctionnaires nationaux autour de l’agenda européen1. Étudiant le COREU, le système

crypté de correspondance européenne qui lie les chancelleries européennes en temps réel,

Kathleen Angers a montré les effets que pouvait avoir la multiplication des courriels venant

de collègues européens sur le rythme de travail des diplomates autrichiens. En effet, cette

correspondance utilise la procédure dite « du silence », par laquelle l’absence de réponse

écrite à une échéance donnée correspond à un accord : la pression est alors forte pour les

diplomates de s’ajuster à une correspondance toujours plus volumineuse (on estime que

plus de 25 000 messages par année transitent par COREU)2.

L’adaptation se produit notamment par l’adoption d’instruments d’action publique

semblables, comme les méthodes d’évaluation ou de budgétisation. Un instrument est un

« dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la

puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations

dont il est porteur ». Or, Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès montrent que les instruments,

en apparence neutres politiquement, sont « porteurs de valeurs » et « nourris d’une

interprétation du social » qui sous-tend l’européanisation des politiques publiques3. Des

instruments comme le classement des universités ou les indicateurs de performance dans le

marché de l’emploi, diffusés par isomorphisme d’une administration à l’autre, participent à

une intégration par le « chiffre » plutôt que par le droit ou le politique.

La thèse de la fusion administrative fait partie d’un argument plus général selon lequel la

gouvernance européenne reposerait sur une forme de transgouvernementalisme intensif4.

Cet argument prend le contrepied à la fois du néo-fonctionnalisme et de

l’intergouvernementalisme : certes, nous sommes loin de l’État supranational européen, mais

l’européanisation des États nationaux est incontestable. Autour du cœur décisionnel de l’UE,

composé des fonctionnaires de la Commission et des groupes de travail bruxellois, se sont

greffées plusieurs couches d’interaction administrative qui participent aussi au

développement et à la mise en œuvre des politiques. C’est ce qu’on a appelé les réseaux

d’action publique, des groupes d’acteurs publics et privés liés par leur intérêt à influencer la

prise de décision5. Contrairement à une administration nationale, les réseaux sont non

hiérarchiques et leurs frontières ne sont pas précisément définies; c’est d’ailleurs en raison

de cette absence relative de hiérarchie que les réseaux permettent la coopération entre

acteurs de différents pays de l’UE. Mais ils ne sont pas ouverts à n’importe qui non plus :

seuls les acteurs qui sont considérés comme détenant des ressources utiles à la formulation

des politiques sont inclus dans le réseau. Dans un sens, la fusion administrative brouille non

seulement les hiérarchies mais aussi les responsabilités de l’État nation. Comme Eve

Fouilleux, Jacques de Maillard et Andy Smith le suggèrent, en mettant l’accent sur le

compromis et l’expertise technique, la « bruxellisation » peut entrainer une dépolitisation des

enjeux6.

1 M. Ekengren, The Time of European Governance, Manchester, Manchester University Press, 2002

2 Kathleen Angers, Intégration européenne et pratique diplomatique : l’expérience autrichienne (1987-2009),

Mémoire de maîtrise, Département de science politique, Université de Montréal, 2010. 3 Pierre Lascoumes, Patrick Le Galès, « L’action publique saisie par ses instruments », In Pierre Lascoumes,

Patrick Le Galès (Eds.) Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 13. 4 Wallace H. & Wallace W., Eds, Policy-making in the European Union, Oxford, Oxford University Press, 2000.

5 Le Galès et Thatcher, dir., Les réseaux de politique publique. Débats autour des policy networks, Paris,

L'Harmattan 1995. 6 Eve Fouilleux, Jacques de Maillard et Andy Smith, « Les groupes de travail du Conseil, nerf de la production des

politiques européennes », In Lequesne C. et Surel Y. (Eds.), L’intégration européenne entre émergence institutionnelle et recomposition de l’Etat, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 143-183.

43

3.1.2 La (re)conversion européenne des élites administratives

On peut ainsi dire que les fonctionnaires nationaux sont devenus les « intermédiaires entre

des processus transnationaux et des intérêts nationaux »1. Il existe une grande porosité de

l’administration européenne aux structures nationales, mais l’inverse est aussi de plus en

plus vrai2. Pour Ernst Haas et les néo-fonctionnalistes, le processus d’intégration

européenne devrait éventuellement aboutir à un transfert de loyauté des acteurs nationaux

vers le niveau européen3. Les recherches sur ce point donnent des résultats ambigus.

D’une part, il semble effectivement y avoir une socialisation secondaire des fonctionnaires

nationaux, surtout visible dans les groupes de travail du Conseil. Selon Joerges et Meyer, la

comitologie favorise le développement d’un « supranationalisme délibératif » qui favorise le

dépassement des intérêts nationaux4. Fouilleux, de Maillard et Smith montrent aussi que les

fonctionnaires nationaux basés dans les représentations permanentes et donc impliqués

dans ces réunions ont tendance à se rapprocher des fonctionnaires européens sur plusieurs

points de vue5. La fréquence et l’intensité de l’interaction renforcent en effet l’allégeance

européenne6. Beaucoup de fonctionnaires nationaux reçoivent par ailleurs des formations

sur l’Europe, à l’université, dans les écoles comme l’ENA ou dans le cadre de programmes

plus courts de mise à niveau. Certaines pratiques se sont largement diffusées, notamment

l’apprentissage de l’anglais. Alors que les concours d’entrée et de promotion de la

Commission furent à l’origine inspirés du modèle français, ce sont les institutions françaises

comme l’ENA qui s’alignent depuis quelques années sur le modèle managérial, d’inspiration

anglo-saxonne, devenu depuis les années 2000 la norme à Bruxelles. Ceci témoigne d’une

uniformisation du modèle du fonctionnaire en Europe. La lecture du Financial Times, le

quotidien de référence des élites communautaires, constituerait à cet égard un bon

indicateur du degré d’européanisation d’un cadre administratif.

D’autre part, les recherches montrent toutefois que ces fonctionnaires conservent une

identité nationale forte, façonnée par une socialisation primaire imprégnée des images de

l’État nation, et se voient comme les défenseurs de l’intérêt national. Comme nous l’avons

vu, beaucoup de fonctionnaires ne font que transiter par Bruxelles, où ils passent quelques

mois, voire quelques années, par exemple comme expert national détaché. C’est ce que

Yves Dezalay et Mikael Rask Madsen appellent la force des « doubles jeux » lorsqu’ils

décrivent les stratégies européennes d’acteurs nationaux qui utilisent leur position dans le

champ national du pouvoir pour accéder à l’Europe, mais utilisent surtout l’Europe à des fins

1 Idem.

2 Michel Mangenot, « Des eurocrates si proches des élites étatiques : l'encadrement du Secrétariat général du

Conseil (1958-2002) », Regards sociologiques, n° 27-28, p. 34-44, 2004 3 Ernst Haas, The Uniting of Europe: Political, Social, and Economic Forces, 1950-1957,

Stanford, Stanford University Press, 1957. 4 Joerges C. & Neyer J., «From Intergovernmental Bargaining to Deliberative Political Processes: the

Constitutionalisation of Comitology», European Law Journal 3(3), 1997, p. 273-299. 5 Eve Fouilleux, Jacques de Maillard et Andy Smith, « Les groupes de travail du Conseil, nerf de la production des

politiques européennes », art. cit. 6 Beyers J. & Dierickx G., “Nationality and European Negotiations : the Working Groups of the Council of

Ministers”, European Journal of International Relations 3(4), 1997, p. 435-471; Trondal J., «Is there any social constructivist-institutionalist divide? Unpacking social mechanisms affecting representational roles among EU decision-makers», Journal of European Public Policy, 8(1), 2001, p. 1-23.

44

nationales (par exemple pour obtenir une promotion) lorsqu’ils reviennent au pays1. Même à

la Commission européenne, pourtant l’organe supranational par excellence, les enquêtes

démontrent que les hauts fonctionnaires exhibent des trajectoires (diplômes, carrière) et des

dispositions (idéologie, représentations sociales) principalement nationales2. Les propriétés

sociales de ces fonctionnaires sont aussi très similaires à ce qu’on retrouve au niveau

national.

En fait, il est utile de distinguer deux types de trajectoire: pour certains, le passage à

l’Europe est lié à une spécialisation3. C’est le cas par exemple de l’ingénieur qui obtient un

poste par voie de concours dans une agence technique européenne. Ceux-ci deviennent

souvent des permanents de l’Europe qui ne doivent plus grand chose à leur État d’origine,

même si ils en conservent les mœurs, la langue, etc. Pour d’autres, le passage à l’Europe

est déterminé par la représentation des intérêts nationaux. Pour ces diplomates, ou

politiques, Bruxelles est un passage nécessairement temporaire. Leurs perspectives de

carrière, comme probablement leur loyauté, demeurent nationales. Le cas du COREPER est

à cet égard intéressant : dans une étude ethnographique, Jeffrey Lewis y discerne les deux

faces de Janus, c’est-à-dire la double loyauté des ambassadeurs à leur État-nation mais

aussi au projet européen4.

3.2. La gouvernance territoriale et l’UE

La « gouvernance territoriale » désigne l’entrelacs de plus en plus complexe des acteurs et

des scènes dans lesquelles les politiques territoriales sont mises en œuvre5. Or celle-ci est

en grande partie impactée par les transformations induites par le contexte européen6. Pour

certains, le contexte européen favorise même en France une « revanche du local »

(encadré). On se concentrera ici sur deux acteurs, les services déconcentrés de l’Etat et les

collectivités territoriales. La fonction publique territoriale comme la fonction publique d’Etat

dans les services déconcentrés sont en effet des acteurs importants de l’européanisation.

Comme l’écrit Jacques Ziller, « l’européanisation des administrations pourrait être définie

comme la somme des changements internes à l’administration qui peuvent être considérés

comme la conséquence directe ou indirecte de la participation d’un Etat aux Communautés

1 Yves Dezalay et Mikael Rask Madsen, « La construction européenne au carrefour du national et de

l’international. Vers une sociologie réflexive de l’émergence et de la réinvention permanente des nouveaux champs de pratique professionnelle au niveau européen », In Cohen A., Lacroix B. & Riutort P. (Eds.) Les formes de l’activité politique. Éléments d’analyse sociologique (18

e-20

e siècles), Paris, Presses Universitaires de France,

2006, p. 277-296. 2 Hooghe L., The European Commission and the Integration of Europe: Images of Governance, Cambridge,

Cambridge University Press, 2002; Jean Joana, Andy Smith, Les commissaires européens. Technocrates, diplomates ou politiques ? Paris, Presses de Sciences Po, 2002 3 Didier Georgakakis, Marine De Lasalle (Eds.) La « nouvelle gouvernance européenne »: Genèses et usages

politiques d'un Livre blanc, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2007. 4 Jeffrey Lewis, “The Janus Face of Brussels: Socialization and Everyday Decision Making in the European

Union”, International Organization, 59(4), 2005, p. 937-971. 5 Romain Pasquier, Vincent Simoulin, Julien Weisbein, dir., La gouvernance territoriale. Pratiques, discours et

théories, Paris, LGDJ, coll. « Classics Droit & société », 2ème

édition revue et augmentée, postface de Patrick Le Galès, 2013 ; André-Jean Arnaud, Vincent Simoulin, « Gouvernance territoriale », in Romain Pasquier, Sébastien Guigner, Alistair Cole, dir., Dictionnaire des politiques territoriales, Paris, Presses de Sciences-Po, 2011, p. 265-

271. 6 Julien Weisbein, « Union européenne », in Romain Pasquier, Sébastien Guigner, Alistair Cole, dir., Dictionnaire

des politiques territoriales, Paris, Presses de Sciences-Po, 2011, p. 495-499.

45

et à l’Union européenne »1. Les pratiques professionnelles, les croyances et les formes

d’excellence administrative des administrations déconcentrées ou décentralisées sont en

effet fortement transformées par ces dynamiques. De manière schématique, on distinguera

ici les services de l’Etat déconcentré (3.2.1) et les différents segments qui composent l’Etat

décentralisé (3.2.2.).

Encadré : la revanche européenne du local L’UE tend à favoriser l’échelon local par le seul jeu de la mise en œuvre des politiques qu’elle édicte. Pierre Muller parle ainsi de « revanche du local » dans la mise en œuvre des politiques communautaires puisque celle-ci redonne aux acteurs locaux une latitude d’action face aux administrations nationales

2. Pour lui, la mise en œuvre des politiques communautaires n’est pas une

action technique et mécanique mais s’apparente plus fondamentalement à une activité de médiation, c’est-à-dire à la fois un travail de construction de sens et une reconfiguration des relations entre les acteurs qui y participent. - la mise en œuvre entraîne une redéfinition à la fois du contenu de la politique mais également des

« styles » d’administration territoriale : par exemple, la politique régionale de l’UE est fondée sur une conception originale de l’action publique avec ses points de passage obligés (mise en réseau, partenariat, expérimentation, évaluation). Mais les acteurs de la mise en œuvre de programmes communautaires détiennent des marges de manœuvre autour de ce que P. Lascoumes nomme les normes secondaires d’application, plus que pour des programmes nationaux. En créant des structures, en détournant quelque peu la philosophie originelle des dispositifs communautaires, ils tendent à redéfinir localement le sens même de l’action publique communautaire. Cela découle de la structure juridique de la mise en œuvre à travers les directives : bien plus souples, elles lient les Etats membres quant aux résultats à atteindre mais elles laissent le champ libre aux pays quant à leur application ; cela permet donc de tenir compte de la diversité des traditions administratives et juridiques en Europe. Mais cela suppose que les exécutants – les administrations nationales – jouent vraiment le jeu…

- la mise en œuvre tisse de nouvelles interdépendances entre les acteurs : les programmes communautaires fonctionnent comme des fenêtres d’opportunité permettant à des acteurs dominés, marginaux ou hors champ d’être intégrés aux réseaux de politiques publiques et d’exister face aux administrations nationales ou locales ou aux groupes d’intérêt dominants jusqu’ici. De même, les relations de tutelle ou de domination sont désormais émoussées, complexifiées ou recomposées. Mais, à l’inverse, cette mise en œuvre peut également renforcer ou ressourcer des positions de leadership : un acteur local monopolise alors l’accès au programme européen et aux ressources que celui-ci ouvre. Cela lui donne d’autant plus de latitude pour dominer les autres acteurs.

- la mise en œuvre comporte des formes d’apprentissage pour les acteurs concernés : de nombreux programmes communautaires (INTERREG ou projet pilote comme RECITE) s’accompagnent en effet de la création de forums d’experts où sont discutées les solutions techniques et les perspectives (réseau ORATE, etc.) ; dans ces lieux physiques (séminaires, colloques) ou non physiques (réseaux électroniques, publications, etc.), des recettes d’action publique, des savoir-faire mais aussi des savoir-être (principes, mots, vocabulaire, etc.) s’échangent

3…

Dans le cas de la France, P. Muller estime que le double contexte européen et local remet fondamentalement en cause le modèle français de politiques publiques, jusqu’alors caractérisé par la centralité de l’Etat dans les procédures de médiation, des formes sectorielles et corporatistes d’intermédiation des intérêts et une place privilégiée de l’Etat dans la mise en œuvre locale des programmes nationaux ce que d’autres sociologues nomment le jeu de la régulation croisée). Ces dimensions ont été battues en brèche par de nombreux phénomènes : une nouvelle norme dominante

1 Jacques Ziller, « Les administrations doivent faire face à l’élargissement et à l’approfondissement de

l’intégration européenne – avec ou sans traité », Revue française d’administration publique, n°114, 2005/2, p. 214. 2 Pierre Muller, « La mise en œuvre des politiques de l’Union européenne », in François d’Arcy, Luc Rouban, Dir.,

De la Cinquième République à l’Europe, Paris, Presses de Science-Po, 1996 ; Pierre Muller, « Entre le local et l’Europe : la crise du modèle français de politiques publiques », RFSP, vol. 42, n°2, 1992. 3 Voir à ce sujet Elodie Guerin Lavignotte, Expertise et politiques européennes de développement local, Paris,

L’Harmattan, 1999.

46

apparaît (le référentiel du marché) qui déstabilise l’ancien modèle du référentiel modernisateur puisque l’administration et son action sur le territoire n’apparaissent plus comme la condition du bien-être et de l’intérêt général, au profit des mécanismes du marché ; une « hétéronomie normative » (les normes viennent de Bruxelles) ; une modification des circuits de la décision publique puisque désormais les postes d’interface avec l’UE deviennent stratégiques et que les anciens modes corporatistes de représentation d’intérêt reculent derrière les organisations de la « société civile »…

3.2.1. L’adaptation européenne de l’Etat déconcentré

En tant qu’échelon intermédiaire entre l’Europe et les espaces locaux, l’Etat-nation joue un

jeu doublement polarisé, à la fois descendant et simultanément ascendant.

Un jeu descendant. L’européanisation de l’action publique locale trouve aussi ses

raisons d’être au sein de logiques proprement nationales, c’est-à-dire dépendantes du

champ politique national. Les structures de la compétition politique nationale tendent en

effet de plus en plus à favoriser cette inscription locale de l’action publique

communautaire. L’intégration européenne génère des effets importants, tant pour les

appareils centraux (les ministères) que les institutions représentant l’Etat au niveau local

(les services déconcentrés), effets qui seront approfondis au chapitre 2, section 1

(notamment avec le recul de l’Etat opérateur – celui qui intervient par une action ou une

opération de nature économique et l’essor de l’Etat coordonateur ou régulateur – celui

intervient pour animer des réseaux ou corriger les déficiences du marché).

Ici, les travaux relevant du modèle du « fit/misfit » sont particulièrement pertinents en

montrant les épreuves que doivent subir les structures nationales dans leur adaptation à

l’enjeu européen1. On pourrait également, comme le fait Catherine Prudhomme-Deblanc

dans le cas des segments opérateurs du ministère de l’Equipement, des Transports et du

Logement (notamment pour les fonctions d’ingénierie publique)2, mobiliser la notion

bourdieusienne d’hysteresis, c’est-à-dire un état de décalage ou de désajustement entre

un habitus et une situation objective ou bien une incapacité à se saisir des ressources

offertes par un environnement.

Un jeu ascendant. De plus, l’Etat central participe en externe à l’édiction des règles et

des normes communautaires qui seront localement valables. Il y a une sorte

d’instrumentalisation réciproque entre l’Etat et l’Europe : l’Etat instrumentalise l’Europe à

des fins nationales (par exemple, pour regagner du pouvoir localement) ; en même

temps, il devient l’instrument de l’Europe. Dans beaucoup de politiques sectorielles, le

poids de la logique intergouvernementale est assez présent dans l’Europe au local.

Du point de vue des lectures théoriques, on peut donc convoquer ici un large pan des

études européennes, celles regroupées autour de l’intergouvernementalisme libéral

d’Andrew Moravcsik. Pour cette théorie, notamment travaillée par Stanley Hoffman ou

par Robert O’Keohane, le point d’équilibre comme le moteur des institutions

1 Cette citation, fort critique pour le système d’administration territoriale de la France, de Bruno Rémond traduit

bien cela : « Le joyau que fut longtemps le ‘’modèle’’ français paraît à cette aune bien poussiéreux et surtout bien décalé tant par son ‘’originalité’’ que pour son incapacité structurelle à prendre en compte les nouvelles aspirations et à favoriser les innovations indispensables » (Bruno Rémond, De la démocratie locale en Europe,

Paris, Presses de Sciences Po, 2001, p. 143). 2 Catherine Prudhomme-Deblanc, Un ministère français face à l’Europe. Le cas du ministère de l’Equipement,

des Transports et du Logement, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 71-73.

47

supranationales restent les Etats-nations. L’agrégation des intérêts, le choix des

stratégies, les croyances et les allégeances, tout cela reste cloisonné dans le domaine

national. La contagion sectorielle du spill over n’existe que parce qu’elle est en fait

permise par les gouvernements, lesquels restent maîtres du processus. De fait, le

Conseil reste l’arène dominante des Communautés.

On verra ainsi que localement, l’Etat déconcentré a dû s’adapter, passant d’une stratégie

visant le contrôle à une forme de gouvernement plus incitative, mais toute aussi efficace. Si

longtemps ils ont vécu les dispositifs communautaires comme une contrainte, les

représentants locaux de l’Etat disposent désormais de formations spécifiques afin d’adapter

leur savoir-faire bureaucratique aux impératifs de l’intégration européenne et par là même de

reconquérir des chances de puissance dans l’action publique après une phase de retrait due

à la décentralisation. Comme l’écrit Pierre Mathiot, « avoir la responsabilité d’un budget

européen, c’est pour une administration élargir son pouvoir »1. Comme on l’a déjà souligné,

des services des affaires européennes se sont structurés dans la plupart des administrations

déconcentrées, et à travers les comités de suivi et d’évaluation des programmes

communautaires, ils entretiennent des contacts directs ou indirects avec les services de la

Commission. Certains services déconcentrés de l’Etat, notamment les SGAR (Secrétariats

généraux aux affaires régionales) des préfectures de région, ont même aujourd’hui pour

principale mission de gérer des programmes communautaires et gagnent ainsi fortement en

surface d’influence au sein de l’ingénierie étatique locale. Tout cela constitue pour l’Etat,

« l’occasion d’opérer un retour sur la scène locale et de s’impliquer dans de nouvelles

fonctions de coordination et d’animation des arènes d’action publique dans les départements

et régions »2.

Le temps du contrôle

Il s’agit des tentatives menées par l’Etat central pour maîtriser l’enjeu européen et ses effets

sur des dynamiques politiques comme la décentralisation et la territorialisation croissante de

l’action publique3. Plus précisément, le mouvement d’européanisation produit localement des

ressources ou des cadres juridiques que les services déconcentrés tentent de monopoliser

et de maîtriser, notamment dans une logique de guichet. C’est l’objectif de la loi ATR

(administration territoriale de la République) du 6 février 1992 qui réaffirme l’autorité de l’Etat

déconcentré à deux niveaux, celui des préfectures de région (qui assurent l’animation de la

gestion des fonds structurels) et celui des administrations déconcentrées (qui assurent

l’instruction technique des dossiers). De même, les gouvernements centraux tentent de

peser directement sur ces normes et ces ressources communautaires…

On retiendra du modèle de la régulation croisée (encadré) et de sa nouvelle actualité européenne la maîtrise dans la production des ressources et de l’agenda et le monopole de l’expertise…

1 Pierre Mathiot, « Les effets de la gestion de dispositifs communautaires sur les acteurs et les systèmes d’action

nationaux. L’exemple de l’Objectif 3 du Fonds social européen », Politix, 43, 1998, p. 81 2 Olivier Nay, « Négocier le partenariat. Jeux et conflits dans la mise en œuvre de la politique communautaire en

France », RFSP, 51 (3), 2001, p. 460 3 Il s’agit d’une « occasion inespérée, pour le Gouvernement français, d’accompagner le mouvement de

décentralisation des années 1980 par le renforcement des compétences de l’Etat déconcentré dans un espace public local multipolaire où se multiplient les interdépendances, mais aussi les jeux de concurrence et de nouvelles féodalités politiques » (Olivier Nay, « Négocier le partenariat. Jeux et conflits dans la mise en œuvre de la politique communautaire en France », RFSP, 51 (3), 2001, p. 464).

48

Encadré : L’héritage de la régulation croisée. L’importance des relations entre filières politiques et filières administratives structurant le pouvoir local a été étudiée à travers le modèle de la « régulation croisée », proposé par Michel Crozier et Jean-Claude Thoenig dans les années 1970 afin de caractériser l’ensemble des relations liant l’Etat, à travers son administration, et les collectivités locales

1. Ce modèle de la régulation croisée est

aujourd’hui dépassé et a été remplacé par celui de « l’institutionnalisation de l’action collective » où les acteurs locaux ont désormais plus de pouvoir, où les acteurs sont plus nombreux et où les scènes de négociation s’ouvrent et se politisent. Mais pourquoi donc le présenter s’il est désormais caduc ? C’est parce que, comme on le verra plus loin, la donne européenne permet d’en réactualiser certains aspects. Un jeu de négociation à la fois asymétrique et équilibré. Dans ce modèle, deux catégories d’acteurs aux ressources différentes cohabitent : l’Etat (représenté par le Préfet) et les élus locaux. L’Etat maîtrise centralement l’agenda des politiques publiques et donc la définition de leur contenu ; de même, il monopolise deux ressources cruciales (l’allocation d’argent et l’émission de règles juridiques). Les collectivités locales sont-elles fortement dépendantes vis-à-vis de des ressources : elles ne peuvent intervenir que sur leur distribution en aval (par le cumul des mandats et les arènes parlementaires) et non sur leur définition en amont. Mais un jeu subtil s’élabore au moment de la mise en œuvre des politiques publiques, notamment par le binôme préfet/notable qui est mis à jour par P. Grémion à travers les relations interpersonnelles induites par la négociation nécessaire entre ces deux mondes d’action aux légitimités différentes : le préfet a besoin des notables pour maintenir son autorité locale et pour adapter des politiques nationales à la réalité locale ; et les notables renforcent leur prestige auprès des électeurs en relayant leurs demandes vers l’Etat central. Ainsi selon Pierre Grémion : « à la périphérie, l’Etat tombe en miettes ». Ce système de régulation, qui a longtemps dominé les recherches sur l’objet local, décrit donc l’action publique comme étant dominée par les arrangements entre élites locales et services de l’Etat, et, au niveau central, par le principe d’une administration verticale du territoire. La régulation croisée intervient en aval de l’action publique, au moment de la mise en œuvre locale des programmes nationaux, dans les interstices de la logique bureaucratique. La conjonction des dimensions verticales et horizontales permettent une interpénétration forte entre les sphères locales et nationales. Un jeu secret et cloisonné. La force des cloisonnements sectoriels caractérise le modèle de la régulation croisée. Il y a un activisme entrepreneurial des technocrates de l’Etat qui s’étend verticalement : chaque administration déconcentrée a intérêt à multiplier les programmes sectoriels pour acquérir des dotations de la part de l’échelon central. De même, les arrangements locaux sont souvent polarisés (d’une administration déconcentrée vers un élu) et ne débouchent pas sur des alliances transversales (puisque les collectivités locales ne collaborent pas entre elles en raison d’une forte concurrence pour l’allocation des ressources étatiques ; de même, les administrations déconcentrées sont parfois en concurrence entre elles pour la réalisation de programmes). Il en résulte une sectorialisation renforcée et une faible capacité d’action collective de la part des acteurs. Ce jeu est donc très bureaucratisé et fermé : il favorise les arrangements secrets, la cooptation entre pairs. « Un tel système est à la fois élitiste et conservateur, en sont exclus des acteurs tiers, représentants d’intérêts économiques ou d’associations, qui n’y ont accès que par la médiation des grands élus ou fonctionnaires territoriaux. Il sanctionne une inégalité d’accès des citoyens aux services publics »

2. Le rôle de l’élu local est notamment dominé par la figure du notable construisant

sa légitimité et son pouvoir par l’utilisation de réseaux lui permettant de défendre les intérêts de sa collectivité auprès des administrations centrales et déconcentrées. Il assure à la fois la représentation des intérêts locaux et la fonction de médiation entre la société locale et la société globale. « En effet, la concentration du jeu politique local autour de quelques notables est la conséquence de ces mécanismes de courtage qui fondent une ‘’démocratie d’accès’’ à l’Etat par l’intermédiaire des notables »

3.

1 Michel Crozier, Jean-Claude Thoenig, « La régulation des systèmes organisés complexes. Le cas du système

de décision politico-administratif local en France », Revue française de sociologie, 16 (1), janvier-mars 1976 ; Patrice Duran, Jean-Claude Thoenig, « L’Etat et la gestion publique territoriale », RFSP, vol. 46, n°4, 1996, notamment p. 584-589. 2 Patrice Duran, Jean-Claude Thoenig, « L’Etat et la gestion publique territoriale », RFSP, vol. 46, n°4, 1996, p.

588. 3 Ibid.

49

La production d’une expertise européenne. Il s’agit ici de mieux connaître l’Europe pour

en prévoir, anticiper et maîtriser les effets, d’autant plus qu’elle est souvent déclinée sur le

modèle de l’OPNI (objet politique non identifiable). Pour cela, on institue des centres de

recherche afin d’engranger un savoir spécialisé sur l’Europe.

C’est notamment la matière juridique de l’UE qui est l’enjeu central et donc l’objet

d’investissements croissants. En tant que droit exogène et parce qu’il est surtout peu

contraignant (car issu de compromis), le droit communautaire est plus que d’autre sujet à

réinterprétation et réappropriation, en fonction des cultures juridiques des acteurs

domestiques qui le mobilisent. Pierre Lascoumes parle à ce sujet de normes secondaires

d’application, c’est-à-dire de principes pratiques développés par les agents publics pour

assurer la mobilisation et l’adaptation des règles étatiques aux faits sociaux qu’il leur

appartient de gérer »1. Il s’agit donc d’un enjeu fondamental pour les administrations

déconcentrées : apprendre en pratique (par la gestion des fonds structurels par exemple)

des règles nouvelles, extérieures au cadre normatif national et aux routines juridiques, et

architecturées par des principes (l’additionnalité, le partenariat, l’évaluation) qui ont peu de

correspondant en droit public français ; bref, s’acculturer à l’Europe. Cela concerne même

des services techniques dont les anciennes compétences n’avaient que peu à voir avec le

cadre juridique européen : ainsi des DRE et des DDE qui, à partir de 1997-1998, ont du

investir la gestion des fonds structurels (souvent au titre d’instructeur principal des dossiers)

et donc intégrer leur environnement normatif et financier2.

D’autant plus que les porteurs de projet, souvent d’origine associative, ont besoin d’une

certaine sécurité juridique car ils ne sont pas rôdés à ce genre de question. C’est ce que

montrent particulièrement bien Xavier Marchand-Tonel et Vincent Simoulin au sujet des

premières années de la phase de programmation 1994-1999 des fonds structurels en région

Midi-Pyrénées : les porteurs locaux de projet trouvent les procédures complexes et surtout

sans équivalent par rapport à la réglementation française3. D’autant plus encore que les

contrôles effectués par l’administration communautaire (de manière croissante dans les

années 1990 et qui sont effectués par des agents n’ayant pas la culture du compromis

comme en France) ont obligé les administrations déconcentrées et centrales à maîtriser

davantage les règles formelles et principielles du droit européen.

Pour « maîtriser l’Europe », les administrations peuvent compter sur de nombreuses

ressources internes. On peut citer en premier lieu la contribution des savoirs universitaires

d’Etat à la connaissance du processus d’intégration européenne. Et à travers la façon dont

les sciences sociales et humaines (dont la science politique mais aussi l’histoire, le droit ou

la philosophie) théorisent l’Europe, on peut lire la façon dont celle-ci est dotée d’un « sens »

(et ce dans sa double acception : à la fois signification et direction) mais aussi

s’institutionnalise de plus en plus en s’inscrivant dans le registre de la rationalité, voire même

de la nécessité et de la fin de l’histoire4. Or ce qui frappe l’observateur des European studies,

c’est la tendance à mettre en formes scientifiques (et à légitimer) un certain « sens commun

1 Pierre Lascoumes, « Normes juridiques et mise en œuvre des politiques publiques », L’Année sociologique, 40,

1990 2 Catherine Prudhomme-Deblanc, Un ministère français face à l’Europe, op. cit., p. 88-s

3 Xavier Marchand-Tonel, Vincent Simoulin, « Les fonds européens régionaux en Midi-Pyrénées : gouvernance

polycentrique, locale ou en trompe-l’œil ? », Politique européenne, n°12, 2004, p. 32- 4 On est donc proche de ce qu’Anthony Giddens nomme « la double herméneutique ».

50

institutionnel »1, issu des institutions européennes elles même qui en se théorisant imposent

leur conceptualisation aux chercheurs.

Cet effort de conceptualisation de l’Europe sort des murs universitaires pour

s’institutionnaliser au sein des ministères nationaux. Pendant longtemps, la définition au sein

des Ministères de structures compétentes et spécialisées sur l’Europe (les « affaires

européennes ») est pendant longtemps restée du domaine du Ministère des Affaires

étrangères. Or de plus en plus, avec la découverte du caractère de plus en plus domestique

des questions communautaires, cette logique de spécialisation change d’où une adaptation

croissante à la donne européenne de la part des diverses administrations sectorielles. Dans

chaque ministère central, il y a ainsi création de structures tournées vers l’Europe.

De même, le SGAE (Secrétariat général aux Affaires européennes, ancien SGCI : secrétariat

général du comité interministériel) produit pour sa part une expertise plus globale sur

l’Europe en collectionnant et en synthétisant des points de vue sectoriels dans ce que l’on

appelle « la position européenne de la France »2.

La fonction publique d’Etat a également développé dans les services déconcentrés une

expertise européenne, ajustée au secteur qu’ils administrent. Les pratiques professionnelles,

les croyances et les formes d’excellence administrative des administrations déconcentrées

sont en effet fortement transformées par les dynamiques d’européanisation, ce qui nécessite

une adaptation qui passe d’abord par une compréhension de ce qui se passe. Si longtemps

ils ont vécu les dispositifs communautaires comme une contrainte, les représentants locaux

de l’Etat disposent aujourd’hui de formations spécifiques afin d’adapter leur savoir-faire

bureaucratique aux impératifs de l’intégration européenne et par là même de reconquérir des

chances de puissance dans l’action publique après une phase de retrait due à la

décentralisation. Ils ont de même institué des Directions « Europe » dans de nombreux

organigrammes des administrations déconcentrées, en ont fait un service transversal (par

exemple dans les Directions administratives) ou bien ont créé des postes de chargés de

mission ou conseillers « Europe ».

Le monopole de la production des ressources communautaires. Il s’agit ici de « monter

à Bruxelles » et d’être en relation directe avec le système institutionnel de l’UE. Or l’Etat y

conserve une place de choix et il s’agit sans doute pour lui du principal vecteur de contrôle

des mécanismes liés à l’européanisation. Ici bien sûr, il convient de rappeler les mécanismes

de l’intergouvernementalisme : l’intégration communautaire reste en grande partie maîtrisée

par les Etats membres qui consentent à et contrôlent certains transferts de compétence…

Dans de nombreux domaines qui nous concernent, les gouvernements centraux restent

parmi les principaux producteurs de normes communautaires par le canal diplomatique

(COREPER, négociations lors des CIG, etc.). Mais certains ministères y participent aussi en

amont, par voie sectorielle (aménagement du territoire, environnement, social, etc.).

1 Selon l’expression de Didier Georgakakis, « La sociologie historique et politique de l’Union européenne : un

point de vue d’ensemble et quelques contre points », Politique européenne, n°25, 2008. 2 Jean-Michel Eymeri, « Définir la ‘’position de la France’’ dans l’Union européenne. La médiation interministérielle

des généralistes du SGCI », in Olivier Nay, Andy Smith, Dir., Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans l’action publique, Paris, Economica, 2002, p. 149-175.

51

Catherine Prudhomme-Deblanc dans son étude sur le Ministère de l’Equipement1 montre

ainsi que celui-ci a su constituer plusieurs filières institutionnelles d’accès à la Communauté

européenne : formellement auprès du Conseil (via le SGCI, la Représentation permanente à

Bruxelles, le COREPER) mais aussi informellement auprès du Parlement européen, de la

Commission ou dans plusieurs réseaux d’experts (ce que les sociologues de l’action

publique appellent des « communautés épistémiques »).

Le monopole ou le contrôle de l’usage local des ressources communautaires. Il s’agit

de pouvoir contraindre les autres acteurs (notamment les collectivités territoriales) lorsqu’ils

font usage de l’Europe ou qu’ils tentent de le faire. Et ici, les fonctions régaliennes

traditionnelles (instruction et contrôle) des administrations déconcentrées sont souvent

renforcées par les dynamiques européennes.

Ceci est déjà visible dans l’histoire de l’intégration européenne, par exemple à travers les

prémices et les développements de la coopération transfrontalière. Par exemple, Birte

Wassenberg montre avec l’histoire de la coopération transfrontalière rhénane entre

l’Allemagne, la Suisse et la France comment le gouvernement français a tenté très vite

d’encadrer des dynamiques d’échanges issues « du bas », par les acteurs locaux des

régions limitrophes du Rhin2. En 1975, la France institue ainsi une coopération

intergouvernementale (une « Commission tripartite » qui ne sera pas dotée d’un nom officiel

et qui s’occupe d’une suite non limitative d’enjeux économiques, sociaux ou

environnementaux) pour faire contrepoids à la coopération régionale par la base qui s’était

développée dans les années 1950-1960. Et il faudra attendre la décentralisation française en

1982 pour que les acteurs locaux redeviennent les moteurs de la coopération transfrontalière

rhénane…

On observe également cette centralité des acteurs « nationaux » sur certaines politiques

sectorielles. Pour la pêche par exemple, les préfets de région et les DRAM (directions

régionales des affaires maritimes) administrent véritablement les fonds structurels à

destination des pêcheurs et des armateurs. Ces derniers doivent donc négocier avec eux

afin de pouvoir peser sur la mise en œuvre territoriale de la PCP3.

Aujourd’hui, des services des affaires européennes se sont structurés dans la plupart des

administrations déconcentrées, et à travers les comités de suivi et d’évaluation des

programmes communautaires, ceux-ci entretiennent des contacts directs ou indirects avec

les services de la Commission et contrôlent localement l’accès aux programmes européens

à travers une logique de guichet très marquée. Certains services déconcentrés de l’Etat,

notamment les SGAR (Secrétariats généraux aux affaires régionales) des préfectures de

région, ont même aujourd’hui pour principale mission de gérer des programmes

communautaires et gagnent ainsi fortement en surface d’influence au sein de l’ingénierie

étatique locale.

1 Catherine Prudhomme-Deblanc, Un ministère français face à l’Europe. Le cas du ministère de l’Equipement,

des Transports et du Logement, Paris, L’Harmattan, 2002, notamment le chapitre 4. 2 Birte Wassenberg, Vers une Eurorégion ? La coopération transfrontalière franco-germano-suisse dans l’espace

du Rhin supérieur de 1975 à 2000, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2007, p. 89-s 3 Christian Lequesne, L’Europe bleue. A quoi sert une politique communautaire de la pêche ?, Paris, Presses de

Sciences Po, 2001, p. 54

52

Comme le montrent Vincent Simoulin et Xavier Marchand-Tonel1, la région Midi-Pyrénées offre ainsi

l’exemple d’un terrain où, pendant longtemps, les acteurs étatiques (notamment le SGAR) ont dominé la gestion des fonds structurels selon une logique de guichet, aboutissant à une « gouvernance en trompe l’œil ». Les porteurs de projet n’ont aucun contact direct avec Bruxelles et sont avant tout en contact avec les services instructeurs et avec les membres des comités de programmation et de suivi

2. Comme la majorité des fonds européens sont alors attribués dans le cadre de comités

départementaux, il s’ensuit que, pour le porteur de projet, les acteurs les plus importants pour obtenir de l’information et bien orienter son projet sont les services départementaux de l’État qui donneront une expertise technique et financière sur le dossier et les élus et consulaires qui appuieront (ou non) son dossier et décideront de son financement. Ceci illustre une tendance de fond qui est, sous des modalités diverses à travers le temps, celle d’une constante captation nationale des fonds européens. Ni la réforme du FEDER, ni le doublement des fonds structurels, ni l’introduction du principe de partenariat, ni la création des projets pilotes, pour ne citer que quelques exemples, ne semblent avoir permis aux acteurs communautaires de réellement prendre le contrôle de la mise en œuvre des fonds structurels, au contraire de ce qui s’est passé pour d’autres politiques.

Cette position de filtre entre l’Europe et le local concerne particulièrement l’institution

préfectorale3. Après une phase de retrait due à la décentralisation, l’institution préfectorale a

déjà su reconquérir des positions de pouvoir grâce aux politiques de réforme, et ce autour

d’une fonction de coordination de l’action des services déconcentrés de l’Etat. En raison d’un

principe de subsidiarité dans les politiques publiques, le Préfet devient même prioritaire par

rapport aux administrations centrales dans ce travail de contrôle de l’action locale de l’Etat.

Plus généralement, l’institution préfectorale est confortée face aux directions des services

techniques des différents ministères puisque le travail de coordination devient capital pour

des politiques publiques de plus en plus enchevêtrées entre plusieurs ministères.

L’institution préfectorale est en outre particulièrement affectée par l’Europe et connaît de plus

en plus de points de contact avec le droit communautaire4 : le préfet de région est en effet en

charge de mettre en œuvre les politiques nationales et communautaires de développement

social et économique ou d’aménagement du territoire mais aussi toutes les politiques

nationales affectées par l’Europe. Le Préfet étant « le représentant de l’Etat, représentant de

chacun des membres du Gouvernement, et ayant la charge des intérêts nationaux, du

contrôle administratif et du respect des lois » (article 72 de la Constitution de la Vè

République), il a naturellement reçu pour mission « la détermination des orientations

nécessaires à la mise en œuvre des politiques nationales et communautaires » (décret du 29

avril 2004 relatif au pouvoir des Préfets). Il y gagne un pouvoir de contrôle de l’application du

droit communautaire par les autorités décentralisées mais aussi de coordination dans la

répartition des fonds structurels : le Préfet organise le partenariat local en assurant

l’animation du Comité de programmation, du Comité de suivi et des comités d’évaluation. De

même, l’avancée des textes communautaires induit des transformations notables dans la

conduite de certaines de ses missions traditionnelle (la sécurité civile, les questions relatives

aux libertés, à la justice et à la sécurité, à la libre circulation des personnes, etc.).

1 Vincent Simoulin, Xavier Marchand-Tonel, Les fonds régionaux européens en Midi-Pyrénées : gouvernance

polycentrique, locale ou en trompe l’œil ? », Politique européenne, n°12, 2004. 2 Chaque programme européen est géré par un comité de programmation (qui sélectionne les dossiers et attribue

les fonds) et un comité de suivi (qui contrôle la bonne exécution du projet retenu, et redistribue éventuellement les fonds attribués à un projet interrompu ou qui s’est révélé non conforme). Ces comités regroupent des élus, des représentants des organismes consulaires (Chambres de Commerce et d’Industrie, Chambres d’Agriculture, Chambre des Métiers), et des employés des services déconcentrés de l’État (DDE, DRIRE, DRAF, DRAC, etc.). 3 Voir Gildas Tanguy, « Préfet », in Romain Pasquier, Sébastien Guigner, Alistair Cole, dir., Dictionnaire des

politiques territoriales, Paris, Presses de Sciences-Po, 2011, p. 393-399. 4 Voir Valérie Michel, « Décentralisation européenne et déconcentration nationale : les modalités

d’européanisation des services territoriaux de l’Etat », Revue française d’administration publique, n°114, 2005/2, p. 219-228.

53

A partir de son enquête sur INTERREG IIIa France-Espagne et sur le volet de l’Objectif 2 Midi-Pyrénées financé par le Fonds européen de développement régional (FEDER), Xavier Marchand-Tonel montre toutefois comment l’institution préfectorale doit en fait bricoler ces dispositifs

1. Le préfet

apparaît ainsi comme un régulateur particulièrement contraint. En effet, son rôle d’intermédiaire dans l’attribution des Fonds structurels est en effet concurrencé par d’autres acteurs (le Conseil régional d’Aquitaine a un rôle d’autorité de gestion sur INTERREG IIIa France-Espagne, tandis que c’est le ministère des Finances espagnol qui doit demander les Fonds structurels à la Commission et les reverser aux porteurs de projet), si bien qu’il est très souvent contourné en pratique. Par ailleurs, les fonctionnaires du SGAR à qui échoie l’essentiel des dossiers manquent de disponibilité, de spécialisation, voire de légitimité, pour peser face aux autres acteurs (porteurs de projets, collectivités territoriales, administration européenne). Enfin, en raison d’un « impératif de volume », le préfet de Midi-Pyrénées et ses services ne peuvent pas se montrer trop sélectifs dans l’attribution ou le versement des crédits européens, ce qui amoindrit leur position dans les négociations.

Cette découverte des fonctions régaliennes se fait parfois au détriment des cultures

d’opérateurs techniques et de prestataires de travaux portées par d’autres segments locaux

de l’Etat.

C’est ce que montre Catherine Prudhomme-Deblanc dans son étude sur les DDE et les DRE2 : celles-

ci sont de plus en plus amenées à assumer des missions de suivi et de contrôle de projets locaux déposés au titre de la politique régionale de l’UE ou de la politique commune des transports et donc à se positionner comme contrôleurs de l’Etat. Elle appelle cela l’hybridation institutionnelle. On verra plus loin en quoi cela a induit des conséquences sur les métiers, les façons de faire et les représentations des agents locaux de l’Equipement.

Les politiques européennes sont donc loin d’avoir affaibli l’Etat territorial en France ; les

services déconcentrés, surtout les Préfectures de région, conservent la responsabilité de

gestion des fonds structurels et détiennent ainsi une position intermédiaire et une fonction

nodale qui renforce leur pouvoir régalien de contrôle et d’instruction. Ils peuvent également

monopoliser l’usage des instruments de l’action publique communautaire au local.

On peut ici mobiliser le mémoire d’IEP de Ludovic Sabatier consacré à la question des usages et des controverses autour de la technique du zonage dans la mise en œuvre de l’action publique, illustrée ici à partir d’un exemple de politique publique communautaire, le programme Urban

3. L’auteur démontre

ainsi à travers la mise en œuvre française (« cas symptomatique et original »4) de ce Programme

d’initiative communautaire (PIC) que le zonage, instrument avant tout politique, participe davantage d’une « régulation hiérarchique » au service de la domination étatique que d’une dimension réellement partenariale et contractuelle. La technique du zonage, même si elle est floue et multiforme, relève en effet d’une approche finalement hiérarchique de la régulation. Et malgré les nombreuses limites qui lui sont imputées (logique de guichet, rigidité, discrimination et stigmatisation de certains territoires, etc.) et la concurrence d’autres formes alternatives de rationalisation de l’implémentation de l’action publique (notamment la contractualisation ou l’évaluation), le zonage reste difficile à dépasser. Le cas concret d’Urban France (notamment dans son 2

ème volet) permet également de révéler différents

aspects de la « gouvernance urbaine » : l’interdépendance et la mixtion entre l’action urbaine nationale et le programme communautaire (les acteurs nationaux spécialisés restant dominants dans le choix des sites éligibles, il existe même une proximité géographique entre Urban France et la DIV) et ce, en raison du principe de subsidiarité (ce qui fait dire à l’auteur qu’il s’agit d’un « zonage indirect »

5) mais également du poids des routines (Urban France étant ainsi définie comme une

« politique peu innovante » permettant de couvrir des dépenses banalisées par l’action publique

1 Xavier Marchand-Tonel, « La nodalité relative du préfet de région dans la mise en œuvre des Fonds structurels.

Les cas du FEDER Objectif 2 Midi-Pyrénées et d’INTERREG IIIa France-Espagne », intervention au colloque « Figures du préfet. Une comparaison européenne », Toulouse, 17-18 novembre 2011. 2 Catherine Prudhomme-Deblanc, Un ministère français face à l’Europe. Le cas du ministère de l’Equipement,

des Transports et du Logement, Paris, L’Harmattan, 2002. 3 Ludovic Sabatier, Une adaptation politique : la redéfinition des zonages d’un programme européen, mémoire

IEP de Toulouse, 2005 4 Ibid., p. 39

5 Ibid., p. 49-s.

54

nationale) ; l’importance des critères économiques dans le zonage communautaire ; les conflits interinstitutionnels (notamment entre la DATAR et la DIV) dans les usages des dispositifs d’action urbaine ; ou les zones d’incertitude soulevées par l’élargissement et la mort annoncée des PIC.

Vers le temps de l’accompagnement ?

Un rappel pour commencer et relativiser cette impression de contrôle par les segments de

l’Etat des processus d’européanisation : la mise en œuvre des politiques communautaires

aux niveaux nationaux et infranationaux n’a pas d’effets univoques, valables pour toutes les

configurations locales. Tout dépend en fait des capacités des acteurs locaux à mobiliser et à

convertir les ressources européennes en position de pouvoir dans les négociations multiples

ouvertes par les programmes communautaires1. Or ce qui se passe de plus en plus est que

les services déconcentrés ne sont plus les seuls : comme l’écrit Pierre Mathiot, « là où

l’étude des programmes communautaires prend tout son sens, c’est justement lorsqu’elle

met en évidence l’incapacité d’une administration nationale à en contrôler totalement le

déroulement, bref à se l’approprier »2.

Un constat ensuite, avec la politique de gestion directe par certains Conseils régionaux des

fonds structurels, expérimentation menée sous le Gouvernement Raffarin puis généralisée

par la suite. La Région Alsace assure ainsi la gestion directe de deux programmes régionaux

de l'Union Européenne : la Compétitivité régionale et la Coopération territoriale INTERREG

IVA Rhin supérieur. La Région Alsace assure également, par délégation du Ministère de

l'Agriculture, la gestion d'une partie du volet régional du Plan de développement rural

hexagonal (PDRH) financé par le FEADER (Fonds européen agricole de développement

rural, qui remplace le FEOGA depuis le 1er janvier 2007), plus précisément quelques

mesures de l'axe 1 et l'intégralité des axes 3 et 4 du FEADER. La Région Midi-Pyrénées

gère directement, par délégation de l’Etat depuis le 31 octobre 2007, un montant de 53M€ au

titre du FSE. Ce sont désormais les services décentralisés qui assurent donc des missions

d’instruction et de contrôle détenues naguère par les acteurs déconcentrés.

Est-ce à dire que ces derniers ont perdu du pouvoir ? Pas tout à fait car en fait, le contexte

de l’Europe offre localement des positions de pouvoir pour les administrations déconcentrées

essentiellement autour d’une position nodale d’intermédiation, d’accompagnement de projets

multipartenarialisés. Parfois, cette action s’avère plus déterminante que les fonctions

régaliennes d’instruction et de contrôle des dossiers européens. En effet, le mouvement

d’européanisation de l’administration française se joue en grande partie autour d’une

fonction de courtage et d’intermédiation. Il faut en effet à ces acteurs interpréter le droit

communautaire et surtout l’adapter aux singularités locales et sectorielles, notamment en

jouant sur les normes secondaires d’application, c’est-à-dire sur les interstices ou les marges

qui permettent une traduction locale adaptée de normes pourtant générales (ce que le

politiste P. Lascoumes appelle les « normes secondaires d’application »).

1 Richard Balme, Bertrand Jouve, « L’Europe en région : les fonds structurels et la régionalisation de l’action

publique en France métropolitaine », Revue Politiques et Management Public, vol. 13, n°2, juin 1995 ; Romain Pasquier, Julien Weisbein, « L’Europe au microscope du local. Manifeste pour une sociologie politique de l’intégration communautaire », Politique européenne, n°12, hiver 2004, p. 5-21. 2 Pierre Mathiot, « Les effets de la gestion de dispositifs communautaires sur les acteurs et les systèmes d’action

nationaux. L’exemple de l’Objectif 3 du Fonds social européen », Politix, 43, 1998, p. 91

55

L’importance du travail politique de coordination interministérielle ou entre services

administratifs français secrète de nouveaux acteurs qui sont conformes à ce modèle des

intermédiaires.

- C’est d’abord le cas du ministère des Affaires européennes : il s’agit essentiellement d’un

ministère horizontal, sans service administratif complet et sans réel domaine ; et la

définition de la politique européenne de la France ou la représentation des intérêts

français à Bruxelles lui échappent. Cette position de faiblesse et de dépendance explique

ainsi sans doute que les ministres en charge des Affaires européennes aient

particulièrement besoin de relais et de soutiens extérieurs à l’institution gouvernementale

ou à la machinerie administrative pour s’affirmer et conquérir un espace politique propre

(notamment auprès des associations ou des chefs d’entreprise).

- C’est ensuite et surtout le cas du SGAE (Secrétariat général aux Affaires européennes,

ancien SGCI : secrétariat général du comité interministériel) qui dépend de Matignon :

celui-ci fonctionne comme le trait d’union entre les administrations françaises ; il est

chargé de définir la « position européenne de la France » (ce qui passe par des fonction

d’information et de coordination interministérielle) : cela revient à produire une position

commune à partir d’un espace institutionnel souvent hétérogène ; d’où pour le SGCI un

positionnement délibérément transversal dans l’appareil d’Etat.

- Au niveau déconcentré, on retrouve enfin ce primat des postures d’intermédiation. Par

exemple, pour le cas du Ministère français de l’Equipement, l’intégration européenne

renforce l’échelon régional au détriment des structures départementales et donne

davantage de pouvoirs aux directions centrales dans la rationalisation des fonctions en

relation avec l’Europe ; de même, les métiers de régulateur ou de négociateur se

développent tandis que les métiers plus techniciens d’opérateurs sont obligés de se

transformer.

De manière générale, le contexte communautaire entraîne pour les administrations

déconcentrées des positionnements hybridés. On a vu qu’au niveau central, le travail

communautaire a renforcé la nécessité de coordination interministérielle ; au niveau local,

l’Europe modifie les relations entre les administrations déconcentrées et leur

environnement : en favorisant une hétéronomie normative, en renforçant les approches

intégrées des problèmes, en introduisant de nouveaux acteurs (surtout privés) dans les

canaux de la mise en œuvre, l’Europe défait les formes sectorialisées et bureaucratiques de

régulation et ouvre de nouveaux espaces de médiation et de régulation.

Pour les acteurs locaux de l’Etat central, cela entraîne un phénomène d’hybridation,

générateur de fragmentations fonctionnelles et sociales. L’Europe est donc au principe de

tensions locales au sein de l’ingénierie de l’Etat déconcentré, avec des gagnants et des

perdants1.

- La fragmentation fonctionnelle : l’intégration européenne modifie les structures

d’opportunité de tel ou tel métier, de tel ou tel corps de la fonction publique ou de tel ou

1 Par exemple pour le FSE : « huit ans après les premières mesures de déconcentration [la loi ATR de février

1992], l’introduction du principe de partenariat dans la gestion territoriale du FSE a contribué ainsi, d’une manière générale, à renforcer les jeux de concurrence entre segments territoriaux de l’Etat plus qu’il n’a participé à leur intégration » (Olivier Nay, « Négocier le partenariat… », art. cit., p. 470).

56

tel type de politique publique. Pour synthétiser, l’Etat local impacté par l’Europe se

caractérise par le primat des fonctions de coordonnateur sur les fonctions d’opérateur :

l’Europe fournit de nouvelles armes pour l’Etat régulateur (l’arbitre, celui qui définit et fait

respecter les règles du jeu par des acteurs multiples) et minimise l’Etat opérateur (le

constructeur, celui qui réalise une action, souvent de nature économique)1. En ce sens,

les services déconcentrés gagnent des pouvoirs régaliens (instruction et contrôle des

dossiers) et apparaissent à cet égard les « gendarmes de l’Europe » et même les

services déconcentrés de la Commission… Olivier Nay2 compare même l’Etat

déconcentré à un nouveau « point vélique », à savoir le point précis, invisible et fluctuant,

où se concentrent les forces du vent sur une voile ou d’après le Littré, « le point où la

résultante des actions du vent sur les voiles rencontre la verticale du centre de gravité du

navire ». A rebours, les agents techniques perdent du pouvoir au sein de l’ingénierie

étatique locale et vivent assez mal les fourches caudines de la préfecture de région.

Certains vont ainsi engager des alliances avec les Conseils régionaux.

- La fragmentation sociale : l’Europe n’affecte pas seulement les fonctions ou les métiers

de la fonction publique d’Etat, elle touche également les individus qui les exercent. Or on

observe souvent chez eux une recomposition identitaire induite par la donne

communautaire. Les agents techniques sont plutôt perturbés, de même que ceux qui ont

une loyauté vis-à-vis de leur corps alors que ceux qui mobilisent l’Europe en tirent des

profits de distinction (la « modernité », la lutte contre les « routines », les « blocages » de

corps, les « archaïsmes administratifs », etc.).

Au-delà de cette double fragmentation, l’européanisation de l’action déconcentrée de l’Etat

laisse entrevoir plusieurs phénomènes.

La montée en puissance de certains acteurs ministériels centraux. Souvent, la

coordination rendue nécessaire par l’application d’un programme européen se fait à un

niveau supérieur d’administration en raison de blocages inter-institutionnels.

- Pour la mise en œuvre de l’objectif 3 du FSE, une structure nationale (le département FSE du ministère du Travail et de la Solidarité) s’est imposée en jouant un rôle d’intermédiaire entre la Commission et les divers opérateurs et bénéficiaires du FSE en France, en étant à la fois médiateur et surtout traducteur (en reformulant le cadre du FSE dans un langage juridique compréhensible par les acteurs locaux). Les agents de cette structure, souvent plus jeunes (sur 30 personnes en 1998, la majorité a moins de 40 ans) et détachés des routines administratives (souvent, ce sont des contractuels), se spécialisent sur l’Europe et surtout, se donnent à voir comme les porteurs d’une nouvelle culture administrative plus managériale.

- Pour le cas du Ministère français de l’Equipement, l’intégration européenne renforce l’échelon régional au détriment des structures départementales et donne davantage de pouvoirs aux directions centrales dans la rationalisation des fonctions en relation avec l’Europe. Ce retour des DRE sur les DDE se joue par exemple dans les premières phases de définition des DOCUP régionaux (définition des diagnostics territoriaux et des stratégies de développement)

L’apparition d’une nouvelle fonction administrative, l’assistance technique au

montage de dossier européen, notamment parce que les règles communautaires sont très

1 Voir notamment le tableau synthétique dans Catherine Prudhomme-Deblanc, Un ministère français face à

l’Europe. Le cas du ministère de l’Equipement, des Transports et du Logement, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 137. 2 Olivier Nay, « Négocier le partenariat… », art. cit., p. 460.

57

mouvantes et très complexes. Se dessine ainsi la figure d’un « Etat accompagnateur » qui

acclimate localement des processus édictés à Bruxelles1.

- Comme on le verra plus tard, le fait d’aider et d’accompagner des opérateurs dans leurs

démarches de recherche de financement européen ou d’extension européenne de leurs

activités est un marché en plein essor. L’administration nationale a bien sûr cherché à

contrôler celui-ci en créant des associations aptes à recevoir des financements

communautaires mais ne rémunérant pas ses fonctionnaires. Il s’agit donc de véritables

« faux nez » administratifs, de structures « para-ministérielles » offrant des contrats de

droit privés mais contrôlés par les fonctionnaires qui émargent à leur conseil

d’administration. L’enjeu est bien sûr de produire de l’information européenne (veille

juridique, organisation de sessions de formations, édition de newsletter, etc.) et

notamment de la traduire localement, selon des besoins sectoriels ou territoriaux.

On peut citer l’exemple de Racine, structure mise sur pied dans les années 1990 par des fonctionnaires du ministère du Travail et de la Solidarité pour assister diverses administrations dans leurs dossiers européens, offrant une quarantaine de postes de contrats de droit privé à certains membres du département FSE (avec des rémunérations copiées sur les indices de la fonction publique), pour lesquels on retrouve les mêmes traits sociographiques : jeunes, sans expérience administrative, experts des questions européennes, organisant des formations et produisant de l’information pour diverses structures administratives, etc.

- Au-delà de ces structures externes, l’Etat internalise ces métiers d’accompagnement.

Les métiers de l’Equipement sont par exemple concernés par cette montée en puissance

des fonctions d’assistance technique. Ce « déplacement sectoriel progressif des services

de l’Equipement »2 est induit par la nature transversale des fonds structurels

(intermodalité, investissements immatériels, protection de l’environnement, mise en

relation des « partenaires locaux », etc.). Il aboutit à des transformations sociales et

culturelles pour les agents en poste, notamment dans les DDE

Au total, au moins dans le cas français, les fonctionnaires étatiques, même s’ils sont

maintenant obligés de composer avec d’autres types d’acteurs, sont loin d’avoir perdu toute

influence dans la mise en œuvre des fonds structurels. Les montants financiers apportés par

l’État en complément des aides communautaires, en vertu du principe d’additionnalité, ne

sont pas sans incidence sur cette situation. Mais il faut également prendre en compte

l’implication des agents étatiques dans le processus de traduction des fonds structurels, qui

tient essentiellement à trois facteurs :

- les fonctionnaires nationaux, dans les administrations centrales ou dans les services

déconcentrés, ont les meilleures sources d’information grâce à leurs contacts privilégiés

avec les institutions communautaires et avec la Représentation permanente à Bruxelles ;

- ils sont dans une position de « médiation » entre les différents acteurs locaux ;

- et ils tirent profit du prestige attaché à l’Etat en tant que défenseur de l’« intérêt

national ».

1 Catherine Prudhomme-Deblanc, Un ministère français face à l’Europe, op. cit., p. 121-s

2 Ibid., p. 89

58

3.2.2. Les collectivités territoriales face à l’UE

L’Europe au local se construit également… au local. En effet, les échelons infranationaux

sont loin d’être les réceptacles passifs des normes communautaires, dont la seule marge de

manœuvre se limiterait à l’aptitude à capter des financements européens et à les utiliser tels

quels : les acteurs locaux peuvent également produire des ressources européennes ou bien

retraduire, hybrider celles qui leur sont exogènes. Cette découverte de la capacité

européenne des acteurs infranationaux renvoie à la redécouverte plus générale de leur

capacité politique, qui était jusque-là masquée par les Etats-nations et par la force des

rapports centre/périphérie1.

Aller vers Bruxelles : la mobilisation des collectivités territoriales auprès des institutions communautaires

« A Bruxelles, il faut faire avec les autres »2. Car si la notion de gouvernement européen peut

avoir un sens, c’est essentiellement à travers l’économie des interactions et des

interdépendances qu’il instaure – et moins à travers ses institutions spécialisées3. Ce qui

compte donc le plus n’est donc pas tant le contenant (les institutions) que le contenu (les

jeux de pouvoir que les institutions favorisent ou obèrent). La négociation en constitue

l’épure ; elle est même, selon M. Abélès, inscrite comme génétiquement dans le processus

hasardeux qui a façonné l’Europe institutionnelle : « elle fonctionne comme un processus

d’auto-engendrement continu, une sorte de primum movens de la construction européenne.

En même temps, elle entretient une constante ambiguïté tant des contenus (ce qui est

politique, ce qui est technique) que des rôles (les fonctionnaires, les diplomates, les

politiques) et des représentations »4. De même, le compromis en est le Graal : comme le

remarque P. Magnette, la forte segmentation du travail politico-administratif et leur

technicisation favorisent une véritable « démocratie du consensus » fondée sur le

compromis : « le compromis n’y est pas seulement une pratique souterraine, dissimulée par

le jeu du pouvoir ; il en est la seule matière »5.

On est ici particulièrement dans les processus que nous avons étiquetés en introduction

comme relevant de l’européanisation « ascendante ». On n’attend pas que l’Europe aille au

local, on engage une stratégie proactive en allant à l’Europe. Ce déploiement des intérêts

locaux à Bruxelles a été initié à la suite de l’Acte unique européen en 1987 et s’est accéléré

par la suite, aboutissant à un mouvement protéiforme de professionnalisation de ce type de

courtage6. Il y aurait aujourd’hui près de 130 bureaux de représentation de collectivités

infranationales, essentiellement des régions et même 170 si on y inclut les fédérations plus

larges défendant ce type d’intérêts. Leurs statuts, organigrammes et personnels varient

énormément. Les structures de regroupement et d’interface auprès des institutions

communautaires en constituent néanmoins la formule privilégiée. On peut en isoler deux

1 Voir par exemple Romain Pasquier, « La régionalisation française revisitée : fédéralisme, mouvement régional

et élites modernisatrices (1950-1964) », RFSP, vol. 53, n°1, 2003, p. 101-125 2 Marc Abélès, En attente d’Europe, Paris, Hachette, 1996, p. 64.

3 Andy Smith, Le gouvernement de l’Union européenne. Une sociologie politique, Paris, LGDJ, 2004

4 Marc Abélès, En attente d’Europe, op. cit., p. 88.

5 Paul Magnette, Le régime politique de l’Union européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 148.

6 Olivier Costa, « Les représentants des entités infra-étatiques auprès de l’Union. Processus de

professionnalisation diversifiés et intérêts communs » in Didier Georgakakis, dir., Les métiers de l’Europe politique. Acteurs et professionnalisations de l’Union européenne, Strasbourg, PUS, 2002

59

formes, les regroupements à vocation représentative et les regroupements à vocation

fonctionnelle.

Les regroupements de régions à Bruxelles à vocation représentative. Ici, il s’agit de se

regrouper en tant qu’acteur collectif pour construire, mettre en formes politiques et défendre

un point de vue commun sur l’organisation territoriale de l’Europe. Ce travail de

représentation n’a pourtant rien d’évident. Romain Pasquier montre ainsi, avec l’exemple de

la contribution des « régions » à l’écriture du projet de Constitution européenne en 2000, en

quoi différentes fractures ont pu compliquer les entreprises de porte-parolat de ce collectif

hétérogène1. Deux grands clivages sont en effet apparus entre les années 1970 et 2000 :

l’un opposant les régions qui entendent défendre la diversité territoriale de l’Europe et celles

qui promeuvent la constitutionnalisation de l’Europe des régions et donc leur ressemblance ;

et l’autre opposant les régions à pouvoir législatif et celles qui n’ont que des pouvoirs

administratifs. Il en résulte un paysage bigarré des représentations territoriales à Bruxelles.

Le Conseil des communes et régions d'Europe (CCRE), créé en 1951 (donc 1ère

forme de regroupement européen d’entités infranationales, notamment en développant la formule des jumelages de villes), est une association à but non lucratif qui œuvre à promouvoir une Europe unie fondée sur l’autonomie locale et régionale et la démocratie. Il est fortement influencé par le fédéralisme européen. Ses 100 000 membres dans une trentaine de pays du Conseil de l'Europe en font la plus grande association d'autorités locales et régionales en Europe. Le CCRE est donc plutôt sur le pôle « diversité territoriale » puisqu’il défend un égal traitement communautaire des villes, des communes et des régions. Pour atteindre cet objectif, il s’efforce d'influencer l’avenir de l’Europe en renforçant la contribution des collectivités locales et régionales, en influençant la législation et les politiques communautaires, en favorisant l’échange d’information aux niveaux local et régional, et en coopérant avec ces partenaires ailleurs dans le monde, notamment dans le cadre de Cités et gouvernements locaux unis (CGLU), créé en mai 2004.

La CRPM (Conférence des régions périphériques maritimes d’Europe), regroupant depuis 1971 plus de 150 régions littorales à l’initiative du CELIB (comité d’étude et de liaison des intérêts bretons) et l’ARE (Assemblée des régions d’Europe, association plus généraliste que la CRPM mais que cette dernière a initiée) défendent la position « Europe des régions » en cherchant à ce que ce niveau territorial soit prééminent en matière de développement local ou d’aménagement du territoire.

Le Comité des Régions hérite de ce conflit entre ces deux lectures de l’Europe des territoires

(variés ou régionaux). Le conflit le plus aigu oppose les intérêts locaux (surtout représentés

au Danemark, en Finlande, en Irlande, en Grèce, au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Suède

et au Royaume-Uni, plus intéressés aux questions de fourniture de service et aux problèmes

urbains) et les intérêts régionaux (Autriche, Belgique, Allemagne, France, Espagne ou Italie

où les grandes questions économiques et politiques sont préférées). Par la suite, un modus

operandi s’est constitué mais freine quelque peu l’institution dans son travail politique.

Les instances de représentation fonctionnelle des régions à Bruxelles. Ici, la logique

est plus singulière et fonctionnelle : une ou plusieurs régions établissent un bureau de

représentation auprès des institutions communautaire afin de défendre leurs intérêts

spécifiques liés à des singularités culturelles (langue, histoire…), politiques ou

1 Romain Pasquier, « L’Europe des régions en actes ? Processus conventionnel et construction d’un intérêt

territorial européen », in Cohen A., Vauchez A., Dir., La Constitution européenne. Elites, mobilisations, votes, Bruxelles, Ed. de l’Université de Bruxelles, 2007

60

géographiques (façade maritime, problématique de la montagne, zones transfrontalières,

etc.).

L’ARFE (Association des régions frontalières européennes) a été constituée en 1971, parallèlement à diverses formules infranationales de coopération transfrontalière en Europe (notamment dans l’espace rhénan)

1. Il s’agit pour elle de favoriser le dépassement des frontières

étatiques et d’aller vers des Eurorégions, c’est-à-dire des structures de coopération transnationale entre deux ou plusieurs territoires de différents Etats. L’ARFE a ainsi promu des échanges d’expertises et d’expériences entre régions caractérisées par la problématique transfrontalière. Elle a en outre fait du lobbying d’abord auprès du Conseil de l’Europe puis de plus en plus auprès des institutions de l’UE afin que ceux-ci reconnaissent le phénomène de la coopération transfrontalière.

La Conférence des présidents des assemblées législatives régionales d’Europe (CALRE) représente depuis 2000 les régions ayant compétence législative et qui entendent promouvoir leur intérêt propre. En effet, un ensemble de régions (dont la Catalogne, à l’origine de la CALRE mais aussi la Bavière, l’Ecosse dont le PIB est parfois supérieur à certains Etats membres de l’UE) se sont progressivement désinvesties du Comité des régions puisque leur caractère de quasi-Etat y était dilué.

L’AREV (Assemblée des régions européennes viticoles) regroupe environ 70 régions issues de 17 pays (dont 11 pour la France) qui se mobilisent pour « l’Europe de la civilisation de la vigne et du vin ». Une approche par le terroir est visible dans la Charte du vin édictée par l’AREV : « Le vin, comme l'homme, comme la région, a son identité tirée de ses racines, de son sol et de la personnalité de ceux qui l'ont élevé. Aborder les questions du vin dans le cadre régional, entre régions, c'est l'assurance d'une fidélité à la culture et à la civilisation du vin ». Ce lobbying s’explique en grande partie par l’européanisation des politiques viticoles dans le domaine des vins de table (la régulation des vins de qualité restant largement du ressort des Etats)

2.

La Maison européenne des pouvoirs locaux français a été créée en décembre 2005 par une convention passée entre cinq associations spécialisées d’élus généraux et municipaux (Association des Maires de France, Assemblée des départements de France, Maires des Grandes Villes, Fédération des Maires de Villes Moyennes et Association des Petites Villes de France) afin d’assurer leur présence à Bruxelles et de développer diverses activités de lobbying (veille juridique, information pour les acteurs locaux par l’édition d’une newsletter ou la rédaction de notes de synthèse, contact avec les institutions communautaires, suivi de réunions, etc.). Cette structure est animée par un chargé de mission assisté d’un stagiaire et qui se place en interface avec les structures « Europe » des cinq associations. Elle fonctionne comme un bureau d’accueil pour des délégations d’élus locaux qui se rendent à Bruxelles.

L’Association Midi-Pyrénées Europe est un exemple de représentation bruxelloise d’une région singulière, la région Midi-Pyrénées mais aussi les départements de l’Ariège, du Lot, des Hautes-Pyrénées, du Tarn, du Tarn-et-Garonne et la Communauté d’agglomération du Grand Toulouse. Créée en 2001, il s’agissait pour ces acteurs d’être présents à Bruxelles afin d’y faire entendre leur voix. Or ce qui frappe est la modicité de la structure : trois salariés seulement. Ceci est d’ailleurs un trait plus général des représentations infranationales à Bruxelles : les collectivités fortes nationalement (Länder, Generalitat, etc.) emploient une dizaine de membres permanents par bureau.

Parfois, certaines collectivités infranationales ont la capacité de peser directement sur les

normes européennes, sans passer par la médiation d’un bureau de représentation. C’est par

exemple le cas de la Région de Bruxelles-Capitale qui ne se limite pas, comme la majorité

des régions européennes, à une stratégie de lobby en amont de l’adoption des règlements

1 Birte Wassenberg, Vers une Eurorégion ? La coopération transfrontalière franco-germano-suisse dans l’espace

du Rhin supérieur de 1975 à 2000, op. cit., p. 84-s et p. 143-s. 2 Voir à ce sujet Andy Smith, Jacques de Maillard, Olivier Costa, Vin et politique. Bordeaux, la France, la

mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 78-s.

61

généraux en matière de Fonds structurels et, en aval, à un simple rôle de gestionnaire sous

tutelle de l’Etat central1. En effet, cette entité est actrice à part entière des démarches de

captation des Fonds européens susceptibles d’appuyer ses politiques de développement

régional en négociant directement avec la Commission européenne.

S’organiser au local : capacité politique locale et gouvernance européenne

L’organisation des collectivités territoriales en vue de s’adapter à la donne européenne peut

également renvoyer à ce que nous avons défini en introduction comme étant

l’européanisation horizontale, c’est-à-dire le tissage de liens divers (économiques,

institutionnels, culturels, sociaux, etc.) qui ne dépendent pas obligatoirement de facteurs liés

à l’intégration européenne et qui concernent des secteurs d’activité non obligatoirement

politiques. Mais c’est sans doute la dimension de l’européanisation ascendante qui est la

plus prégnante : les acteurs publics locaux se mobilisent autour de normes européennes afin

de renforcer leurs compétences politiques, voire pour en conquérir d’autres2.

La notion de capacité politique. On peut construire une typologie des modèles régionaux

d’action publique pour montrer que les mêmes acteurs (les « Régions » définies comme des

territoires sociopolitiques situés à l’intérieur des Etats nationaux) n’ont pas la même

« capacité politique » selon les termes de Romain Pasquier3, c’est-à-dire la même aptitude à

convertir en pouvoir les opportunités ouvertes par l’intégration européenne. Cette notion de

capacité politique « s’inscrit dans un ensemble de règles, de pratiques et de croyances

structurées dans le temps à l‘échelle régionale et nationale qui, aujourd’hui, facilitent ou

limitent leurs possibilités d’action et de régulation politique »4. Plus précisément, la capacité

politique est définie « comme un processus complexe de définition d’intérêts, d’organisation

et de coordination de l’action collective qui permet à des institutions et à des groupes

d’acteurs publics et/ou privés de réguler des problèmes collectifs dans des contextes

d’action fragmentés et fluides que sont les espaces régionaux »5. Elle est donc cruciale dans

l’aptitude des acteurs infranationaux à s’organiser, notamment face à l’Europe. Comme l’ont

montré d’autres travaux6, le respect (et donc la diffusion) des normes communautaires est

corrélée au niveau d’institutionnalisation des pratiques dans le cadre local (et non pas

seulement en liaison aux subsides bruxellois).

Trois éléments paraissent déterminants pour attester de cette capacité différenciée de

mobilisation politique des régions :

- le cadre des relations qui s’établit entre les élites régionales qu’elles soient politiques,

économiques ou culturelles ;

- les représentations du territoire régional et de son avenir qui sont produites ;

1 Gaëlle Hubert, « Des Fonds européens à Bruxelles : des principes aux pratiques », Brussels Studies, n°33, 21

décembre 2009. 2 Par exemple, la Mairie de Paris se saisit du PIC-Equal « Chinois d’Europe et intégration » pour revendiquer une

action en matière d’intégration des immigrés qui est une compétence étatique (Aude-Claire Fourot, « Gouvernance et apprentissage social au niveau local : la mise en place d’un programme d’initiative communautaire à Paris », Politique européenne, n°22, 2007). 3 Romain Pasquier, La capacité politique des régions. Une comparaison France/Espagne, Rennes, PUR, 2004

4 Ibid., p. 21

5 Ibid., p. 28

6 Par exemple, Jean-Baptiste Harguindeguy, La frontière en Europe : un territoire ? Coopération transfrontalière

franco-espagnole, Paris, L’Harmattan, 2007

62

- le rapport à l’Etat qui est construit.

L’application de ce modèle permet des analyses comparatives très instructives. En France, on peut par exemple distinguer la Bretagne et la Région Centre qui ont des capacités politiques très différentes et donc des aptitudes différenciées à s’adapter à l’européanisation de l’action publique

1 :

La Bretagne fournit un exemple de mobilisation réussie grâce à l’unité antérieure des élites régionales. Dans la première moitié du XXe siècle, le régionalisme politique reste marginal en Bretagne. Cependant, en 1950 se structure une organisation singulière, le Comité d’études et de liaison des intérêts bretons (CELIB) qui marque pendant plusieurs décennies l’action régionale en Bretagne et produit des modes d’action collective singuliers dont les élites régionales contemporaines sont les héritières. En quelques années, le CELIB élabore une véritable stratégie de régionalisme économique et à rassembler l’ensemble des élites politiques, économiques et culturelles. La capacité de mobilisation du CELIB s’appuie sur la production d’un ensemble de représentations des « problèmes bretons » (sous-équipement, sous-industrialisation, enclavement) qui sont progressivement partagées par une large majorité des élites régionales, qu’elles soient politiques, culturelles ou économiques. Ainsi, cette organisation opère une régionalisation des intérêts catégoriels. Sur le temps long des mobilisations, cette coalition façonne un rapport singulier à l’Etat tout à la fois coopératif et antagoniste dans lequel se succèdent séquences de luttes et de collaboration. Un modèle de coopération et de négociation entre les élites régionales et les élites étatiques planificatrices se construit progressivement pour engager le désenclavement et l’industrialisation de la Bretagne. Tout en s’opposant à l’Etat, le CELIB joue toujours le jeu de la collaboration avec l’administration centrale, notamment dans les premières structures régionales qu’elle créé dans les années soixante et soixante-dix. Dans les années 1980, les élites régionales qui ont animé le CELIB investissent les diverses institutions et organisations économiques à l’échelon régional et transmettent un héritage de représentations et de pratiques politiques, en particulier à la nouvelle institution régionale qui voit le jour après les lois de décentralisation de 1981. Mais surtout, cette capacité politique bretonne permet de construire un rapport positif à l’Europe et d’être ainsi une « région mobilisée »

2 : le CELIB est à l’origine de la création de la CRPM

(Conférence des régions périphériques maritimes d’Europe) à Saint-Malo en 1973 ; la région Bretagne se mobilise activement afin d’orienter le zonage des fonds structurels dans un sens positif pour elle ; les Bretons ont largement favorisé l’adoption référendaire du Traité de Maastricht en 1992 notamment suite à une campagne durant laquelle les cadres constitutifs de « l’identité bretonne » ont pu être convoqués et reconstruits

3, etc.

A l’inverse, l’exemple de la région Centre illustre les avatars du régionalisme fonctionnel en raison des concurrences infrarégionales qui préexistaient à la décentralisation. La structuration de la région Centre est toute autre. Elle est le produit technocratique du « régionalisme fonctionnel » qui, dans une perspective essentiellement économique et rationalisatrice, fait émerger de « nouvelles régions » dans les années cinquante et soixante. A ce titre, le tracé de la région Centre, réalisé en 1956 dans le cadre de la planification régionale et repris depuis, est l’un des découpages les plus contestés des régions françaises. Le régionalisme fonctionnel ne produit pas les effets escomptés en région Centre. Le cadre régional qui devait être l’espace de dialogue entre l’administration centrale et les « forces vives » est très mal accepté par les élites locales alors que cette région bénéficie largement de la politique de décentralisation industrielle. Les concurrences économico-territoriales sont fortes : la décentralisation industrielle avive les concurrences entre les départements du nord de la région (Loiret, Eure-et-Loir) et ceux du sud (Cher, Indre, Loir-et-Cher) dans l’espace régional. Pour certaines villes et départements du nord de la région, l’espace régional est un obstacle à l’intégration dans des espaces plus prospères, en particulier l’Ile-de-France, pour les départements et villes du sud il ne fait qu’aggraver les inégalités économiques régionales. Le régionalisme fonctionnel ne bouleverse donc pas l’organisation des intérêts locaux qui restent structurés sur une base urbaine et départementale.

1 Pour une comparaison contrastée entre les régions Bretagne et Languedoc-Roussillon, voir John Loughlin,

« The Transformation of the State and the New Territorial Politics in Western Europe », Politique européenne, n°4, 2001, p. 141-170. 2 Romain Pasquier, La capacité politique des régions, op. cit., p. 138-s.

3 Julien Weisbein, L’identité régionale comme ressource politique : l’exemple du vote breton au référendum de

Maastricht, mémoire DEA : Etudes Politiques, IEP Paris, 1995, 130 p.

63

La pratique de la décentralisation après 1981 ne renforce pas l’identité régionale en région Centre. Au contraire, les luttes de définition autour de l’appellation « Centre » révèle la crise identitaire des élites régionales. Dès 1982, il est question de débaptiser la région Centre. Pour les élus régionaux ce nom est un handicap certain à l’« unité régionale ». En 1993-94, après une longue procédure de consultations, l’assemblée régionale vote de nouveau pour un changement de nom mais devant l’hostilité des départements berrichons (Cher et Indre) et de la région des Pays de Loire la proposition est abandonnée. Ainsi, l’espace régional Centre apparaît fragmenté en plusieurs sous-espaces dont les intérêts divergent largement. Ceci construit un rapport plutôt défavorable à l’Europe : la région Centre apparaît davantage en retrait dans sa perception stratégique d’une Europe polycentrique, il s’agit d’une « région en apprentissage »

1 dans laquelle les acteurs nationaux (les services déconcentrés) apparaissent en

pointe sur les dossiers européens (Fonds structurels notamment) et où les partenariats inter-régionaux sont plus subis qu’impulsés (par exemple l’intégration dans l’Arc atlantique).

Cette capacité politique permet donc d’expliquer la socialisation parfois différenciée des

acteurs infranationaux aux réalités ouvertes par le contexte européen. Pour autant, ce qui

frappe est la conversion générale (à des rythmes et des intensités différents, certes) des

collectivités locales à l’Europe qui passe par plusieurs phénomènes :

- création dans les organigrammes de Directions ou de services spécialisés dans l’Europe

(par exemple, la Direction des Affaires européennes et de la coopération décentralisée

pour la Région Midi-Pyrénées ou bien la Direction des Relations Internationales et des

Affaires Européennes de la Mairie de Toulouse) ou bien intégration aux services

transversaux de ces compétences (par exemple une « Direction de la coopération

territoriale et européenne » intégrée au secrétariat général de la Mairie de Bordeaux ou

bien une Mission « Relations internationales et européennes » dans le Pôle

« développement » de la mairie de Brest) ;

- intégration de savoir-faire européens pour le suivi de certains dossiers techniques,

notamment la gestion des fonds structurels (par exemple le Service synthèse et

assistance technique de la Direction de la formation professionnelle et de l’apprentissage

du Conseil Régional Midi-Pyrénées qui gère les 53 M€ du FSE et les 15 M€ du FEDER,

par délégation de l’Etat) ;

- développement de véritables relations internationales par des échanges institutionnalisés

souvent entre collectivités territoriales de même « rang » et situées dans un autre Etat

membre, que ces échanges soient bilatéraux (jumelages, Eurorégions) ou plus collégiaux

(réseaux de villes, etc.).

Les regroupements horizontaux de collectivités locales. La donne européenne pousse

de plus en plus les régions européennes à se regrouper horizontalement, en fonction de leur

capacité politique propre et à la suite d’une prise de conscience d’intérêts communs.

Ceci concerne bien sûr particulièrement les « Eurorégions » qui sont concernées par la

problématique des frontières. En tant que dispositif institutionnel supranational, le système

européen, encore en construction, offre aux acteurs locaux des possibilités d’élargir leur

espace de compétence localement, mais les légitime aussi comme partenaires potentiels

dans des dispositifs d’action publique sur le territoire transfrontalier.

1 Romain Pasquier, La capacité politique des régions, op. cit., p. 145-s.

64

La région du Rhin supérieur étudiée longuement par Birte Wassenberg1 donne l’exemple d’une

coopération ancienne entre régions frontalières françaises, allemandes et suisses, qui a précédé sa mise en forme intergouvernementale dans les années 1975. Dans le Rhin Supérieur (et notamment après la décentralisation qui donne aux régions alsaciennes un statut), l’UE a représenté une opportunité permettant aux acteurs locaux de légitimer leur rôle dans la coopération transfrontalière, en dehors des instances dominées par les acteurs étatiques.

La variable culturelle est importante dans le travail transfrontalier mais fait parfois l’objet d’investissements politiques. G. Saez et J-Ph. Leresche soulignent la dialectique particulière des appartenances identitaires en contexte transfrontalier, caractérisée par un « découplage entre identité nationale et solidarités locales »

2. Ces auteurs abordent également l’idée d’une

« communauté symbolique en contexte transfrontalier » et soulignent la centralité de la question identitaire dans ces cas : une des clés problématiques de la coopération transfrontalière réside dans l’existence d’une identité commune de part et d’autre de la frontière. Caroline Maury a notamment creusé cette clé (la question des rapports entre identité, sentiments et coopération transfrontalière), en comparant deux situations transfrontalières distinctes, les villes de Mulhouse et de Perpignan

3. Elle montre que les Perpignanais mobilisent un registre identitaire plus

« chaud » et politisé qu’à Mulhouse où cette question des sentiments est refoulée derrière le caractère très institutionnalisé, routinier et « froid », des programmes transfrontaliers. Dans le cas rhénan, l’antériorité des dispositifs de coopération transfrontalière ou bien le fait que l’identité culturelle ne fasse pas l’objet de récupération politique (si ce n’est de la part du FN) expliquent en plus un usage des dispositifs INTERREG très proches de ce qui est attendu par la Commission ; à l’inverse, on mobilise davantage le registre de l’identité locale à Perpignan pour justifier la collaboration transfrontalière avec les catalans du sud, ce qui pousse les élites locales à un surinvestissement de la thématique culturelle mais aussi à des usages des dispositifs INTERREG moins conformes aux directives européennes car très peu horizontalisés et mutualisés (avec des conceptions de projets parallèles et non intégrés d’un côté à l’autre de la frontière pyrénéenne).

L’Eurorégion Pyrénées-Méditerranée, créée le 29 octobre 2004 avec la Région Midi-Pyrénées, la Région Languedoc-Roussillon, la Catalogne, l'Aragon et les Baléares, est en fait une simple coordination politique entre les cinq régions partenaires afin de « privilégier la capacité de soutenir des projets proposés par les acteurs sociaux, institutionnels et économiques du territoire » (site Internet de l’Eurorégion).

Les réseaux de ville relèvent également de ces regroupements horizontaux d’acteurs

locaux favorisés et parfois impulsés par le contexte de l’intégration communautaire. Comme

l’a montré Patrick Le Galès ou d’autres chercheurs, les villes sont désormais devenues en

Europe un véritable acteur collectif qui a su profiter du desserrement du verrou étatique4.

Ces travaux insistent sur l’émergence des villes comme acteurs de plus en plus autonomes

et capables de relations internationales et, donc, de mise en réseaux européens, ainsi que

sur l’existence d’acteurs locaux, publics et privés, qui portent et alimentent collectivement ce

travail de « reconnaissance internationale de l’exemplarité locale »5 par différentes logiques

managériales et fonctionnelles, entretenues par le développement d’un ensemble de savoirs

et de technologies visant à européaniser les villes.

1 Birte Wassenberg, Vers une Eurorégion ? La coopération transfrontalière franco-germano-suisse dans l’espace

du Rhin supérieur de 1975 à 2000, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2007 2 Guy Saez, Jean-Philippe Leresche, M. Bassand, dir, Gouvernance métropolitaine et transfrontalière. Action

publique territoriale, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 38. 3 Caroline Maury, « Faut-il nécessairement ‘’s’aimer’’ pour coopérer entre Européens ? Deux exemples

transfrontaliers », Politique européenne, n°26, 2008 4 Patrick Le Galès, Le retour des villes en Europe, Paris, Presses de Sciences-Po, 2003 ; Antoine Vion, « Le

gouvernement urbain saisi par l’internationalisation », in Joseph Fontaine, Patrick Hassenteufel (dir.), To change or not to change ? Les changements de l’action publique à l’épreuve du terrain, Rennes, PUR, 2002, p. 95-113. 5 Gilles Pinson, Antoine Vion, « L’internationalisation des villes comme objet d’expertise », Pôle Sud, n°13, 2000,

p. 85-102

65

Par exemple, Toulouse se pense en effet davantage comme une métropole européenne que comme une simple capitale provinciale. L’histoire (l’afflux important d’Espagnols fuyant la guerre d’Espagne et le franquisme), l’économie (essentiellement avec le consortium européen Airbus ou le secteur spatial) ou la politique (Dominique Baudis, alors Maire de Toulouse, a conduit la liste RPR-UDF aux élections européennes de 1994 ; de même, plusieurs députés européens ont pu provenir de la région Midi-Pyrénées comme Christine de Veyrac, Sylviane Ainardi ou Gérard Onesta) renforcent cette polarité européenne que la ville revendique et que traduit son intégration dans de nombreux réseaux internationaux et surtout européens comme Eurocités ou C6 (avec Montpellier, Barcelone, Saragosse, Valence et Palma) ou sa tentative malheureuse de devenir capitale européenne de la culture. Toulouse a très récemment approfondi ses relations bilatérales avec Saragosse dans le cadre de l’Exposition Internationale Saragosse 2008 sur le thème de l’eau et du développement durable. Certains aspects de sa politique d’aménagement durable doivent d’ailleurs beaucoup à ses réseaux européens : c’est le cas de la politique toulousaine en matière de nature en ville (re-végétalisation, agriculture urbaine) qui a été repensée à travers l’inscription de Toulouse métropole dans le réseau européen Miu Ciudad

1. Pourtant malgré ces programmes européens et ce passé mythifié, Toulouse

reste loin d’une ville à dimension européenne, en raison notamment de la faiblesse de son assise régionale

2.

L’intégration communautaire et la mondialisation ont notamment favorisé une logique de

compétition entre les villes européennes : l’enjeu pour elles est désormais d’attirer les

capitaux, les populations aisées et les entreprises, ce qui passe par le développement des

politiques culturelles ou de véritables stratégies architecturales et urbaines. Ainsi s’explique

notamment la genèse de la « ville durable »3. Mais paradoxalement, cette compétition entre

villes, désormais gérées sur un modèle entrepreneurial, débouche sur des formes

horizontales de regroupement. L’européanisation des villes n’est donc pas un processus

vertical, lié au degré d’autonomie des autorités municipales vis-à-vis de l’Etat ou bien des

institutions européennes. Il ne faut pas raisonner ici en termes de haut et de bas mais en

termes de circulations transnationales entre villes. Parmi les réseaux européens de ville qui

permettent et mettent en formes ces dynamiques horizontales d’échanges et de constituer

des configurations interurbaines, on peut citer :

- Eurocities : il s’agit d’un réseau fondé en 1986 par les maires de six villes majeures européennes, qui ne sont toutefois pas des capitales nationales. Ses membres fondateurs sont Barcelone (à l’initiative du réseau), Birmingham, Francfort, Lyon (Gérard Colomb préside d’ailleurs Eurocities depuis 2006), Milan et Rotterdam. En 2007, le réseau comprend 130 villes situées dans 30 Etats européens et en 2013, 135 villes situées dans 35 Etats européens. La candidature à Eurocities est ouverte à toute ville comprenant une population supérieure à 250.000 habitants. Les villes situées dans l'Union européenne deviennent des membres permanents alors que les autres villes européennes sont membres associés. Comme le montre Renaud Payre, ces formes transnationales de circulation d’expertises et de savoir-faire sont relativement anciennes et ne sont pas des formes réifiées et sans histoire, à travers notamment l’Union internationale des villes

4. Or cet héritage pèse fortement en ce que ces réseaux de ville constituent de véritables

agents de l’internationalisation des villes, par des circulations horizontales - à l’instar de Lyon dont R. Payre a étudié les relations avec Eurocities de 1990 à 2007 : ainsi le gouvernement métropolitain lyonnais s’est-il fortement européanisé grâce à son appartenance à ce réseau,

1 Yann Le Guillou, De l’écoquartier à la ville durable, enjeux et contradictions de l’aménagement à Toulouse

Métropole, mémoire d’IEP de Toulouse, 2013, p. 38-42. 2 Guy Jalabert, Toulouse. Métropole incomplète, Paris, Anthropos, 1995, p. 23-42

3 Voir notamment Gilles Pinson, Gouverner la ville par projet. Urbanisme et gouvernance des villes européennes,

Paris, Presses de Sciences-Po, 2009. 4 Renaud Payre, « A l’école du gouvernement municipal. Les Congrès de l’Union internationale des villes de

Gand 1913 à Genève 1949 », in Gilles Pollet, dir., Administrer la ville en Europe, Paris, L’Harmattan, 2004.

66

transformant l’organigramme de l’institution et favorisant l’embauche de personnels spécialisés sur les questions européennes

1.

- AVEC (Alliance de villes européennes de culture) : il s’agit d’un regroupement initié en 1997 entre les villes ayant un fort caractère culturel et touristique. Il vise à « transformer l'extraordinaire patrimoine local que nous ont légué nos ancêtres en moteur d'un développement durable pour nous-mêmes et pour les générations qui vivront demain dans nos villes et sur nos territoires » (site Internet de l’AVEC). Ses membres sont des collectivités territoriales (villes, provinces, régions…) désireuses de faire de leur patrimoine un vecteur de développement local durable. L’action de coopération débouche sur la définition de standards (la Charte européenne des Villes et Territoires de Culture ou bien le label « Qualicities » par exemple visant à développer la formation des agents et une approche intégrée des problématiques de développement culturel).

De nouvelles élites politiques et administratives par l’Europe ?

Les collectivités territoriales constituent le dernier niveau institutionnel déterminant de cette

Europe au quotidien. Comme on l’a vu, les collectivités territoriales et au-delà un ensemble

de structures administratives participent depuis une quinzaine d’années aux dispositifs

communautaires. Elles y trouvent des opportunités pour renforcer leurs propres domaines de

compétences, voire pour en conquérir d’autres. Mais elles constituent un univers très éclaté

et hétérogène selon les pays si bien qu’une synthèse générale est assez ardue ; de plus,

toutes ne trouvent pas dans l’Europe les mêmes opportunités : ainsi en France, la région

semble mieux adaptée que les départements à ce nouveau niveau de gouvernement.

Par contre, si l’on regarde à l’intérieur des institutions locales, deux catégories d’acteurs

émergent en Europe, les élus politiques et certains personnels administratifs. Il semble en

effet que dans ces deux groupes, un certain nombre d’acteurs se « spécialisent » dans

l’action européenne, mobilisent ou construisent des savoirs spécifiques et les convertissent

en position de pouvoir à faire valoir, à la fois auprès des institutions d’origine ou équivalentes

(niveau horizontal) mais également face à d’autres acteurs institutionnels placés en dessus

ou en dessous (niveau vertical). Même si l’on dispose de peu de données sociographiques

sur ces acteurs (en raison de la rareté des études disponibles), il est possible de dresser un

profil type de ces entrepreneurs silencieux de l’Europe au local.

Des élus multi-niveaux mais toujours de second rang ? Côtés élus locaux (municipaux,

régionaux et plus rarement généraux), plusieurs travaux sur les politiques territoriales en

Europe convergent et dessinent un profil type : celui d’un élu multi-niveaux, moderne mais

pas encore en situation de renverser des configurations très fermées et autoritaires des

pouvoirs politiques locaux.

Les enquêtes disponibles montrent la même tendance à la professionnalisation des milieux

décisionnels territoriaux. Ceci s’inscrit bien sûr dans le mouvement noté par Weber de

professionnalisation des activités politiques. Cette professionnalisation concerne d’abord

l’amont du rôle, à savoir la question des revenus et des formations. On observe ainsi un peu

partout en Europe un mouvement de professionnalisation du mandat mayoral entendu

comme un défraiement de plus en plus organisé de ces tâches ainsi qu’un effort fait pour

1 Renaud Payre, Ordre politique et gouvernement urbain, mémoire d’habilitation à diriger des recherches,

Université Lyon 2, 2008, p. 158-167.

67

former les maires à leurs fonctions1. Et surtout, la professionnalisation affecte le travail

politique des élus locaux : ceux qui sont impliqués dans l’action publique sont des élus

manageurs qui adoptent des répertoires d’action de « développeurs » où la légitimation du

métier se conquiert avant tout dans la maîtrise des dispositifs d’action publique et d’un

savoir-faire socio-économique mais aussi dans la capacité à mobiliser des registres

techniques et des langages divers (droit, budget, architecture, environnement, démocratie

locale, urbanisme, développement, etc.). Ils sont de plus en contact étroit avec diverses

administrations (déconcentrées, décentralisées, municipales, intercommunales, etc.), d’où

une socialisation par frottement à la technicité des enjeux. L’Europe renforcerait ainsi cette

technicisation des positions électives dans l’action publique locale.

Ces élus plutôt jeunes, diplômés du supérieur, notamment de filières économiques, bâtissent

leur carrière politique sur leur maîtrise des dispositifs inter-institutionnels du développement

local et apparaissent en rupture avec les répertoires d’action notabiliaires traditionnels. Leur

aptitude à capter des ressources communautaires (expertises, financements, etc.) et à les

transformer en position de pouvoir local témoigne de la plus-value des positions de courtier

et d’intermédiaire au sein des nouvelles formes réticulaires de l’organisation sociale. Ce

profil se retrouve aussi en France que dans d’autres pays européens.

Ainsi en matière de politiques européennes de développement territorial (LEADER), les élus régionaux investis dans ce type de politiques ont des caractéristiques communes dans les régions françaises et espagnoles

2. Ils associent une compétence technocratique associée à un faible

ancrage territorial. Dans ce cas, les ressources européennes leur permettent de compenser une gamme restreinte de ressources territorialisées par une maîtrise de la gouvernance multi-niveaux.

La posture européenne de ces élus est parfois fondée sur des stratégies cumulatives (encadré). Ils peuvent en effet appuyer un investissement local des enjeux européens sur un mandat de député européen et ce, afin de renforcer des mandats locaux souvent secondaires (simples conseillers municipaux ou régionaux, sans détention de commission ou de structures). Willy Beauvallet a bien montré l’importance des eurodéputés liés à un territoire local (ville, région, département) : ils présentent d’ailleurs souvent un profil social atypique, plus modeste et pour eux, le mandat européen constitue une sorte d’apogée de leur carrière politique, raison pour laquelle ils

s’y investissent3. Plus généralement, le mandat de député européen n’est pas stabilisé et reste un

rôle inventé par celui qui l’investit. M. Abélès a pu montrer en quoi l’endossement du statut d’eurodéputé était dû à une conjonction de circonstances nationales et non pas à un plan de carrière, qui rend totalement improbable l’emploi de la notion de « carrière politique européenne » pour ce mandat

4. De même, les travaux d'anthropologues ont permis de montrer une tension

fortement vécue par les parlementaires européens entre leur ancrage national et la volonté de représenter l'Union et un «intérêt européen». Or beaucoup de députés européens se font de plus en plus les intercesseurs entre un territoire et les institutions communautaires

5. Emerge ainsi la

posture de « l’élu de terrain »6, qui passe une grande partie de son temps sur sa circonscription

surtout en France avec la réforme des élections européennes qui se déroulent à partir de 2004 dans des grandes circonscriptions régionales. Désormais, détenir un ancrage local via un mandat

1 Eric Kerrouche, Elodie Lavignotte Guérin, « Vers un statut professionnel des élus municipaux en Europe ? »,

Pouvoirs, n°95, 2000, p. 103-115. 2 Romain Pasquier, La capacité politique des régions. Une comparaison France/Espagne, Rennes, PUR, 2004

3 Willy Beauvallet, Profession : eurodéputé. Les élus français au Parlement européen et l’institutionnalisation

d’une nouvelle figure politique et élective (1979-2004), Thèse de science politique, Université Strasbourg 3, 2007, p. 229-234. 4 Marc Abélès, La vie quotidienne au Parlement européen, Paris, Hachette, 1992, p. 69

5 Olivier Costa, « Le travail parlementaire européen et la défense des intérêts locaux. Les députés européens

dans la gouvernance multi-niveaux », in Olivier Nay, Andy Smith, Dir., Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans l’action publique, Paris, Economica, 2002 6 Willy Beauvallet, Profession : eurodéputé, op. cit., p. 232.

68

local devient une ressource pour être désigné candidat aux européennes et permettre d’accéder à

l’arène politique nationale1.

Encadré : le mandat de député européen, voie de garage ou tremplin ? Le rôle politique de député européen reste ouvert et dépend des usages que les élus en font. Un ancrage local s’avère toutefois nécessaire pour exercer ce mandat. Ainsi pour Toulouse de Christine de Veyrac, ancienne sixième adjointe au Maire de Toulouse UMP chargée des Affaires européennes, membre du bureau de la communauté d'agglomération du Grand Toulouse (secrétaire de la commission « Aménagement urbain et développement aéronautique et spatial » de 2001 à 2008) et par ailleurs députée au Parlement européen depuis 1999 où elle siège à la commission des Transports et du Tourisme, et est 1ère Vice-présidente de l'Intergroupe « Ciel et Espace du Parlement » ; et de Kader Arif, député européen PS élu en 2004, secrétaire de la fédération haute-garonnaise du PS et membre de l’équipe municipale de Toulouse en tant que conseiller délégué en charge des questions internationales ; à ce titre, Kader Arif a fait voter en juin 2008 par le Conseil municipal de Toulouse une délibération autorisant la ville à adhérer au portail de la Coopération Décentralisée des Collectivités locales « Cités Unies » partenaire de l’UE ; proche de François Hollande, il devient Ministre des Anciens combattants dans le Gouvernement Ayrault. On pourrait citer bien d’autres exemples, tant le mandat de député européen semble s’accompagner d’un ancrage local, dans un conseil municipal ou régional. Ainsi, pour la mandature 2004-2009 : Marielle de Sarnez, conseillère de Paris Modem depuis 2001, élue du XIVe arrondissement, et députée européenne UDF ; Jean-Marie Cavada, élu député européen UDF en 2004 et conseiller de Paris UMP (XIIème arrondissement) en 2008 ; Jean-Marie Beaupuy, député européen PS depuis 2004 et conseiller municipal de Reims depuis 2008 ; Jean-Luc Bennahmias, député européen Vert depuis 2004 et Conseiller régional de Provence-Alpes-Côte d'Azur (depuis 2004) a mené sans succès la liste Modem à Marseille aux élections municipales de 2008 ; Pervenche Berès (PS) est présidente de la commission des Affaires économiques et monétaires du Parlement européen et également conseillère municipale de Sèvres depuis 2001 ; Guy Bono a été maire-adjoint PS de Saint-Martin-de-Crau durant 21 ans, de 1983 jusqu’à son élection au Parlement européen en juin 2004, il est par ailleurs conseiller régional, vice-président du conseil régional Provence-Alpes-Côte d'Azur en charge des affaires internationales et de l’Europe ; Bernadette Bourzai députée européenne PS depuis 2004 a également été maire d'Égletons jusqu’en 2008 ; Marie-Arlette Carlotti est députée européenne PS depuis 1996 à la faveur d’une démission puis réélue en 2004 ainsi que conseillère générale des Bouches-du-Rhône (Canton de Marseille-Les Cinq-Avenues), puis en 2001 vice-présidente du conseil général, déléguée à la protection de l'enfance et aux relations internationales (réélue en mars 2004) ; elle devient secrétaire d’Etat aux personnes handicapées dans le Gouvernement Ayrault ; Thierry Cornillet est Député européen (UDF-PDE puis Parti radical-ADLE) (élu en 1999, réélu en 2004) ainsi que Conseiller régional Rhône-Alpes depuis 1998, président du groupe UDF depuis 2004 ; Harlem Désir a été candidat PS à l'élection législative partielle à Aulnay-sous-Bois en 1997, mais c'est en 1999 qu'il obtient son premier mandat comme député européen ; en 2001, il est élu conseiller municipal d'opposition à Aulnay-sous-Bois ; en 2004, il conduit la liste du PS pour la région Île-de-France pour les élections européennes 2004 ; il est réélu et promu vice-président du groupe parlementaire du Parti Socialiste Européen ; il devient premier fédéral du PS avec l’élection de François Hollande en 2012.

Ces élus multipositionnés sur le local et l’Europe arborent également tous les signes de la modernité politique : ils tiennent un blog sur internet, ils maîtrisent les codes interculturels, ils mobilisent le registre de l’expertise en se spécialisant sur un domaine précis d’action publique (souvent corrélé à un intérêt territorial là où ils ont été élus), ils s’entourent également de

structures ad hoc et d’un personnel spécifiquement formée en droit communautaire2, etc.

1 Olivier Costa, Eric Kerrouche, Jérémie Pèlerin, « Les députés européens en quête de ‘’proximité’’. Retour sur la

réforme française du mode de scrutin aux élections européennes », in Olivier Costa, Paul Magnette, dir., Une Europe des élites ? Réflexions sur la fracture démocratique de l’Union européenne, Bruxelles, editions de l’Université de Bruxelles, 2007, p. 115-137. 2 Ainsi, l’ancienne Direction des Relations Internationales et des Affaires Européennes de la mairie de Toulouse,

dirigée par Mme de Veyrac, est composée de chargés de mission « Europe » qui se caractérisent par des cursus en droit communautaire renforcés par des fortes prédispositions à l’international durant leur socialisation familiale (nombreux voyages, parents binationaux) ou secondaire (Erasmus, stages à la Commission européenne).

69

Pour autant, ces élus locaux européanisés n’arrivent pas toujours à transformer des

configurations politiques locales toujours fermées et marquées par des acteurs dominants.

Ceci découle de conditions structurelles relatives aux marchés politiques locaux qui tantôt

favorisent, tantôt obèrent ces positionnements :

En Allemagne, la rentabilité des ressources européennes est favorisée par des effets de concurrence polycentriques. Les villes et les Länder sont en effet en situation de rivalités institutionnelles ; et les élus dominés (les élus communaux) se saisissent de mots d’ordre européens (comme le Livre blanc de 2001 sur la « gouvernance européenne ») pour faire valoir des pratiques politiques concurrentes de celles des élus des Länder

1.

En Grande-Bretagne, on retrouve cette configuration de fragmentation du pouvoir politique local qui favorise la conversion locale des positionnements européanisés. Les députés européens britanniques se définissent depuis toujours comme des lobbyistes à Bruxelles des intérêts de leur circonscription locale. De même, les concurrences entre le gouvernement central et les leaders des nouvelles assemblées régionales ou des grandes villes ont permis une bonne réception du livre blanc de la Commission sur la gouvernance européenne

2.

En France à l’inverse, la nature très centralisée du gouvernement local, dominé par les élus, entrave fortement la conversion et la rentabilité locale de ressources ou de positionnements européens

3. La fragmentation communale fait que les élus municipaux sont bien souvent démunis

face aux élus régionaux, lesquels mettent en place des formes de clientélisme politique vis-à-vis des premiers. Il n’y a donc pas de mécanismes de concurrence entre élus (plutôt des mécanismes d’allégeance) qui alimente le travail de mobilisation de ressources exogènes comme peuvent l’être les positionnements européens.

Il convient même de préciser la focale comparative : car dans le même pays, les

configurations politiques locales sont parfois différentes, en raison d’une territorialisation

croissante de l’action publique et d’un desserrement du verrou étatique. Cela concerne

notamment la France où la tendance de démonétisation locale des positions européanisées

peut revêtir plusieurs gradients :

En Alsace, détenir un capital politique lié à l’Europe renforce des positions politiques centrales dans la structure locale des pouvoirs (sénateur, président de Conseil régional, etc.). C’est bien sûr lié à une sorte d’image de marque collective et renforcé par une forte médiatisation de l’enjeu européen par les médias locaux (comme les DNA)

4.

En région Midi-Pyrénées, la production des élites politiques est davantage liée à des considérations politiques et sociales (notamment la détention d’un capital familial) qui démonétisent les ressources européennes. Il convient par exemple d’insister sur la forte notabilisation du pouvoir politique toulousain, fruit de l’histoire de la ville

5. Aujourd’hui, une identité

territoriale fortement marquée (et particulièrement dissolvante pour les clivages politiques) procède du travail des élites sociales, notamment sous le mandat de D. Baudis. Des transactions collusives, entendues comme des « puissantes formes intersectorielles de domination »

6,

permettent d’assurer et d’entretenir un modèle relativement intégré et stable d’élites et une très

1 Valérie Lozac’h, « Les communes allemandes face à la gouvernance européenne : entre logique de

transposition et stratégie de repositionnement », in Didier Georgakakis, Marine de Lassalle, Dir., La « nouvelle gouvernance européenne ». Genèses et usages politiques d’un livre blanc, Strasbourg, PUS, 2008 2 Amanda Sloat, « Gouvernance à plusieurs niveaux et élites britanniques : perceptions du Livre blanc sur la

gouvernance », in Didier Georgakakis, Marine de Lassalle, Dir., La « nouvelle gouvernance européenne ». Genèses et usages politiques d’un livre blanc, Strasbourg, PUS, 2008 3 Marine de Lassalle, « Champs des pouvoirs et réception de la gouvernance en France », in Didier Georgakakis,

Marine de Lassalle, Dir., La « nouvelle gouvernance européenne ». Genèses et usages politiques d’un livre blanc, Strasbourg, PUS, 2008 4 Ibid., p. 315-323

5 Jean-Yves Nevers, « Du clientélisme à la technocratie: cent ans de démocratie communale dans une grande

ville, Toulouse », RFSP, 33 (3), 1983, p. 428-454 6 Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986, p. 110

70

forte notabilisation du pouvoir social toulousain. Le leadership politique toulousain consiste en effet dans un important travail de « pacification de la ville » grâce à la vassalisation des concurrents politiques et à l’occultation des conflits sociaux et politiques

1. J. Frétel parle à ce sujet

d’un « système municipal par excellence qui sait transcender les clivages politiques habituels pour leur substituer un projet de mobilisation collective autour des images valorisées de la ville »

2.

Comme l’a montré l’organisation en 1997 du « Dialogue national pour l’Europe », il y a de même une très forte méfiance des élus locaux quant aux thématiques européennes, liée au souvenir du référendum de Maastricht de 1992

3. De même, les médias locaux ne couvrent que très peu

l’actualité européenne, comme le montre le traitement ambigu de l’Europe par la télévision régionale France 3 Midi-Pyrénées

4.

Des agents administratifs « modernes » mais dominés ? « L’hypothèse d’un personnel

relativement atypique, fortement marqué par sa position d’entre-deux (le local et l’Europe), et

ayant intérêt à faire usage de catégories sémantiques qui le distingueraient des autres

personnels territoriaux en le rapprochant du monde bruxellois est permise »5. Pour les

fonctions publiques territoriales qui doivent de plus en plus gérer des fonds structurels,

l’enjeu fonctionnel de la socialisation au droit communautaire se pose (comme pour les

administrations déconcentrées d’ailleurs). Ceci explique le profil de plus en plus expert des

agents territoriaux qui se spécialisent sur l’Europe. Ils détiennent ainsi un certain capital

universitaire et surtout une expérience professionnelle qui les ont familiarisés avec les

enjeux communautaires. Les profils Sciences-Po sont nombreux, surtout s’ils ont été

complétés par des stages à Bruxelles ou de passages dans des institutions européennes ou

spécialisées sur l’Europe6.

On trouve de même chez ces fonctionnaires territoriaux une définition plutôt managériale de

l’excellence administrative, notamment face à des élus souvent novices en la matière7. D’où

l’acceptation d’une dimension compétitive dans leur travail : les activités de lobbying sont par

exemple considérées comme étant parfaitement légitimes (contrairement à une culture

administrative valorisant l’intérêt général et la suprématie du point de vue national sur les

points de vue locaux).

1 Jérôme Ferret, Les élites politiques en Midi-Pyrénées. Systèmes notabiliaires et changement social dans une

région méridionale, Thèse de science politique, Université Toulouse 1, 1995 2 Julien Frétel, « Toulouse : la pérennité de l’héritage centriste », in Bruno Dolez, Annie Laurent (dir.), Le vote des

villes. Les élections municipales des 11 et 18 mars 2001, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, p. 310 3 Julien Weisbein (dir.), Le Dialogue national pour l’Europe. Un débat européen à l’épreuve des réalités locales,

Les Cahiers du CEVIPOF, n°19, 1998, p. 46-51 4 Benoît Lafon, La télévision régionale, socio-histoire d’un dispositif d’intégration politique nationale. Le cas des

journaux télévisés midi-pyrénéens (1963-2000), Thèse de science politique, Université Toulouse 1, 2000, p. 325-334 5 Marine de Lassalle, « Champs des pouvoirs et réception de la gouvernance en France », art. cit., p. 307

6 Par exemple, Clémence Crochet (Directrice des affaires européennes et de la coopération décentralisée au

Conseil régional Midi-Pyrénées) a fait Sciences Po Bordeaux, deux Prep’ENA (à Bordeaux et à Paris) et a réalisé plusieurs stages à la Commission, jugeant trop académique ses enseignements européens à Sciences-Po. Son adjoint, Philippe Mestre (Bac +5) a travaillé au SGCI, devenu SGAE, a été expert national détaché à la Direction générale des télécommunications de la Commission. 7 Dans un entretien réalisé pour un mémoire d’IEP réalisé sur l’Eurorégion Pyrénées-Méditerranée, Philippe

Mestre (adjoint à la direction des affaires européennes et de la coopération décentralisée au Conseil régional Midi-Pyrénées) met en avant sa mobilité : « il m'est arrivé d'aller il y a quelque temps à Ljubljana pour un comité d'experts liés au comité des régions qui s'organisait là-bas. (…) S'il faut aller, j'irai au Portugal ». Selon lui en effet « il faut se tenir informé, il ne faut pas hésiter à aller prendre son bâton de pèlerin, à aller voir aussi une autre région à Lille, une autre région à Turin ». Cette mobilité est mise en avant car elle illustre en effet le caractère dynamique de l’activité eurorégionale, et au-delà de la coopération transfrontalière. De même, Clémence Crochet met en avant la technicité de sa fonction, « on est des techniciens, on a notre expertise, notre maîtrise des rouages », et explique que parfois « c’est pas évident à expliquer à un élu ». En effet, selon elle par exemple, « le Vice-Président ne maîtrise pas tous les détails techniques » et affirme que « c’est là que les services comme le nôtre intervient ».

71

Pour autant, au vu des résultats disponibles, ce personnel de spécialistes européens semble

encore relativement dominé parce que souvent plus jeune, plus contractuel et plus féminin.

De même, les catégories techniques qu’ils mobilisent sont souvent décalées par rapport à

l’approche très « politique » des grands élus locaux (Présidents de Conseil généraux ou

maires de grande ville).

*

L’européanisation de l’action publique est donc un phénomène avéré et prononcé. La

fabrication et la conduite des politiques publiques se font donc désormais sous forte

contrainte européenne : au niveau réglementaire (par la force impérative du droit européen),

au niveau cognitif (par la diffusion au-delà de Bruxelles de certains mots d’ordre et de

certains principes devenus obligatoires : partenariats, évaluation, dépolitisation…) ou au

niveau instrumental (par la généralisation des instruments d’action publique de types néo-

managériaux : contrats, benchmarks, labels, processus délibératifs…). Les différents acteurs

des politiques publiques (au niveau national comme infranational) s’adaptent donc de plus

en plus à ce contexte, en développant de nouvelles compétences et en promouvant de

nouvelles positions professionnelles et de nouveaux critères d’excellence administrative.

Force est toutefois de constater que ce processus d’européanisation des politiques

publiques reste fortement différencié : en fonction des secteurs, en fonction des acteurs ou

en fonction des cultures politiques propres aux Etats-membres ou aux territoires locaux. Des

capacités d’adaptation, voire de résistance, se développent en effet de la part des acteurs

domestiques, en fonction des usages qu’ils font de l’Europe.

72

Deuxième partie.

L’européanisation de la compétition politique.

La compétition politique « professionnelle » renvoie à la notion de professionnels du champ

politique. Comme l’ont montré les travaux fondateurs de Max Weber, relayés par de

nombreux politistes et sociologues (Pierre Bourdieu, Bernard Lacroix, Daniel Gaxie, Michel

Offerlé…), il y a en effet une summa divisio entre professionnels (ceux qui vivent pour et par

la politique et aspirent à des positions de pouvoir dans l’Etat) et profanes (ceux qui restent

des spectateurs) de l’ordre politique1. Et les luttes des premiers sont arbitrées par les

seconds. Car avec l’instauration du suffrage universel dans les Etats-nations, cette

compétition pour l’obtention des positions de pouvoir a été de plus en institutionnalisée,

aboutissant à une forclusion de la violence, une pacification des régulations politiques, mais

aussi à une nationalisation des champs politiques2.

L’européanisation des espaces domestiques a-t-elle des effets pour cette compétition

politique historiquement enchâssée dans les Etats-nations ? Cette question ouvre deux

pistes d’investigation.

En premier lieu, peut-on repérer l’incidence de la variable « Europe » pour les modalités

de la compétition politique, nationale comme locale ? L’intégration communautaire

affecte de plus en plus les conditions de déroulement de la compétition électorale, bien

que les programmes, les candidats, les médias ou les partis politiques soient éloignés de

(ou tendent à masquer) la thématique européenne lors des élections. En effet, bien qu’ils

participent peu à la vie politique de l’UE et évaluent cette dernière de manière de plus en

plus négative, les citoyens construisent leurs votes en fonction de la problématique

européenne et de la question de l’ouverture ou du retour des frontières nationales.

En second lieu, la définition et la conduite des politiques publiques peuvent-elles infléchir

la compétition politique au sens large, c’est-à-dire tant la compétition électorale que le

débat public (luttes médiatiques et symboliques), compétition dont l’enjeu est la détention

de positions dans l’appareil d’Etat ? Cette seconde partie entend ainsi aborder une piste

de recherche récente de la sociologie de l’action publique (encadré), à savoir

l’articulation entre politics (la compétition politique) et policies (la conduite des politiques

publiques, qui a fait l’objet de la première partie). En effet, l’utilisation de termes trop

neutres de « gouvernance », de « partenariat », de « contrat » ou de « polycentrisme »

masquent les luttes symboliques et les conflits qui existent au sein des politiques

publiques, à l’instar des autres formes de la compétition politique. Ici, on va réintroduire

les dimensions politiques des politiques publiques (relation avec le champ politique, avec

la compétition électorale, effets de légitimation attendus de l’action publique, etc.). Or

comme on le verra, le contexte européen renforce une sorte de découplage entre les

1 Pierre Bourdieu note en effet une situation d’homologie structurale entre le champ politique et le champ religieux

caractérisé par cette distinction entre des profanes (littéralement ceux qui sont placés devant le temple mais n’y rentrent pas) et des officiants du culte (ceux qui peuvent pénétrer le temple et y mener leurs activités). 2 Pour une synthèse sur ces questions, voir Yves Déloye, Olivier Ihl, L’acte de vote, Paris, Presses de Sciences-

Po, 2008.

73

espaces où sont édictées les politiques publiques (le niveau européen) et les espaces de

délibération et de formation des choix collectifs (les Etats-nations). Selon Vivien Schmidt,

les institutions européennes bénéficient de politiques publiques sans politisation (policies

without politics), et les États membres de politisation sans politiques publiques (politics

without policies)1.

Encadré - Une question nouvelle dans l’analyse des politiques publiques De nombreux résultats de recherche ont jusqu’ici freiné l’apparition de la question de la compétition politique dans les analyses de politiques publiques. Les travaux de D. Gaxie ont montré l’autonomie croissante des dynamiques politiques où la compétition électorale tend à avoir ses règles propres et une temporalité spécifique, indépendamment du travail routinier de l’administration. Les transformations marginales et incrémentales des politiques publiques, même en cas de changement de majorité (comme le montre l’étude de P. Pierson sur les politiques de réforme du Welfare State) ont amené les chercheurs à se couper des dynamiques proprement politiques et idéologiques pour comprendre l’action publique. De fait, le cloisonnement disciplinaire des politiques publiques au sein même de la science politique a renforcé cette autonomie apparente entre compétition électorale et fabrique des politiques publiques. Or le renouveau sociologique récent affectant l’étude des politiques publiques (le fameux « second souffle » et la normalisation disciplinaire qui en découle) permet un intérêt nouveau pour la question du politique, plus spécifiquement à travers l’articulation entre politiques publiques et compétition politique dont on redécouvre les relations d’interdépendance. A ce sujet, on peut isoler deux principales positions concernant cette articulation entre politiques publiques et domaine plus vaste du politique :

L’autonomie des deux : Jean Leca parle d’une déconnexion entre la « politique électorale » (à destination de l’opinion publique indifférenciée) et la « politique des problèmes » (à destination de publics spécifiques, informés et mobilisés)

2 ; l’homme politique est plus à l’aise dans la 1

ère que

dans la 2ème

: son rôle se résume à une activité essentiellement symbolique et son incursion dans la décision publique se résume au moment de l’élection ; il en résulte une dynamique croissante d’autonomisation entre la sphère du politique et celle des politiques publiques : le volontarisme politique n’est plus qu’un vieux souvenir glorieux d’un âge d’or du politique.

La mixtion des deux : un changement de majorité politique ou de gouvernement peut apporter des transformations plus ou moins notables dans l’action publique : avec un vote, il s’agit alors de l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité pour certains groupes (étatiques ou privés) qui peuvent dès lors influencer fortement les décideurs publics. Le calendrier électoral pèse donc sur l’agenda institutionnel. Et le capital proprement politique (découlant de l’élection, d’un parti politique, du soutien de l’opinion publique, etc.) peut donc être reconverti dans le champ des politiques publiques, de façon plus ou moins directe et explicite certes

3. Plus fondamentalement, l’action

publique contribue activement à produire de la légitimation politique ainsi qu’à stabiliser le système politique en « remettant en ordre » la société

4.

1. Europe et compétition électorale en France

La forme la plus instituée, la plus forte et la plus routinière de la compétition politique est

électorale. L’élection a permis progressivement une forclusion de la violence politique, un

apprentissage du statut de citoyen et le développement d’un ensemble d’organisations, de

dispositifs et de professions spécialisées (le parti politique, l’élu, le commentateur,

1 Vivien Schmidt, La démocratie en Europe. L’Union européenne et les politiques nationales, Paris, La

Découverte/PACTE, 2010. 2 Jean Leca, « La gouvernance de la France sous la Cinquième République : une perspective de sociologie

comparative », in François d’Arcy, Luc Rouban, dir., De la Ve République à l’Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 329-365. 3 Lionel Arnaud, Christian Le Bart, Romain Pasquier, dir., Idéologie et action publique territoriale. La politique

change-t-elle encore les politiques ?, Rennes, PUR, 2006. 4 Philippe Zittoun, La fabrique politique des politiques publiques. Une approche pragmatique de l’action publique,

Paris, Presses de Sciences-Po, 2013.

74

l’organisateur des élections, l’isoloir, l’urne, le tract, le débat télévisé, etc.). De plus, la

sociologie historique a permis de retracer un vaste mouvement, initié au 19ème siècle, de

nationalisation des champs politiques périphériques et de leur intégration dans l’Etat-nation.

La question européenne, ouverte au vote depuis 1972 avec le référendum sur

l’élargissement des Communautés européennes puis 1979 et l’élection au suffrage universel

direct des députés européens, constitue-t-elle réellement, en France, un enjeu de nature à

en influencer et infléchir le jeu électoral ? C’est-à-dire : l’Europe suscite-t-elle des

modifications, tant au niveau du système partisan que de celui des comportements politiques

des Français – leur vote ou leurs attitudes notamment ? Et en termes plus scientifiques :

peut-on parler d’une européanisation du jeu politique électoral en France qui entraînerait des

mutations sur la façon dont l’espace politique y est organisé et structuré ? Il s’agit donc ici de

se livrer à une mise en perspective historique de la façon dont la construction européenne a

pénétré la vie politique hexagonale.

A première vue, il semble néanmoins difficile, voire hasardeux, de déceler une « logique

européenne » (ou non) sur près de quarante ans d’histoire politique et électorale française.

Cette méfiance de principe s’explique pour au moins quatre raisons, deux de forme et deux

de fond.

- En raison de la diversité des conjonctures couvertes par les trois dernières décennies

dans lesquelles s’inscrit cette étude tout d’abord : car entre 1972 et aujourd’hui, les

enjeux du moment ne sont pas les mêmes – ainsi que les candidats (même ceux qui se

présentent à plusieurs reprises et dont les convictions européennes ont pu fluctuer : que

l’on pense seulement au Jacques Chirac de 1979 - « le parti de l’étranger » - et à celui

des années 1990, de la conversion européenne et de l’euro...)

- Par la diversité des élections abordées (présidentielles, législatives, européennes,

régionales...) et de leur importance en termes de distribution du pouvoir. Chaque scrutin

est en effet spécifique, à la fois en tant que catégorie (les présidentielles) mais aussi en

tant qu'événement (la présidentielle de 1988 n’est pas celle de 1995, ni celle de 2002 ou

de 2007, encore moins celle de 2012).

- Plus fondamentalement, le système politique français est historiquement, culturellement

et institutionnellement étranger (voire hostile) à l’idée d’une sphère supranationale de

pouvoir politique, l’Europe, sauf lorsque celle-ci relève de la « politique étrangère » (et de

ce fait, est soustraite à l’appréciation publique).

- Enfin, le contenu même de « l’Europe » n’a jamais cessé de changer, passant

progressivement ou par à-coups d’une dimension seulement économique à un contenu

politique de plus en plus conséquent, à mesure notamment que les pouvoirs du

Parlement européen se sont affirmés et que le débat européen s’est organisé dans les

Etats-nations.

Et pourtant... Malgré le poids conjugué de la structure du système politique français

(agissant traditionnellement contre l’Europe) et de sa conjoncture (qui n’est jamais la même

et rend difficile toute comparaison), il ne semble cependant pas totalement illégitime de relire

trente ans d’élections et de vie politique française à travers une entrée particulière : la

« variable européenne ». Mais qu’entendons-nous déjà par cette « variable européenne » ?

On peut la définir comme la façon dont la construction européenne se greffe, s’actualise et

est construite lorsqu’elle intervient dans le débat public français, plus particulièrement au

moment des élections qui sont des moments d’intenses mobilisations politiques. Ce n’est

donc pas la réalité institutionnelle et politique de l’Europe (quelle qu’en soit l’appellation :

75

CEE, UE, etc.) qui est ici prise en compte (même si la gouvernance de la France ou la façon

dont les politiques publiques y sont construites sont considérablement altérées par le

système politique européen, comme on l’a vu dans la première partie de ce cours) mais la

façon dont celle-ci est traduite nationalement, selon un langage et des enjeux propres à la

vie politique intérieure de la France, par les différents acteurs agissant au sein de cette

dernière. Plutôt que de translation, il convient donc de parler d’importation, ce qui permet

notamment d’aborder toute la gamme des opérations politiques que mettent en pratique les

différents acteurs lorsqu’ils « traitent d’Europe » : mise en scène, instrumentalisation,

dénégation, récupération, etc.

On verra notamment que sur la période caractérisée par 10 votations spécifiquement

européennes (3 référendums : 1972, 1992, 2005 ; et 7 élections européennes : 1979, 1984,

1989, 1994, 1999, 2004, 2009… en attendant celle de 2014), la variable européenne, ainsi

définie, présente deux caractéristiques concomitantes : son extension d’un côté, sa

corrosivité croissante de l’autre. En effet, à mesure que l’enjeu européen se construit, se

solidifie et s’autonomise par rapport aux enjeux proprement nationaux, il bouleverse en

retour les règles d’organisation de la Cinquième République, suscitant divers réajustements

de la part des différents acteurs politiques. Mais ce travail de parasitage s’effectue de façon

lente et invisible, en raison notamment des résistances des acteurs (notamment partisans)

du système politique français. Ainsi, si l’enjeu européen, révélé lors de la ratification du

Traité de Maastricht en 1992, travaille de plus en plus les élections françaises, c’est plus par

la demande électorale émanant de la société française que par l’offre politique apportée par

les partis et les acteurs traditionnels du système. Et cette poussée « par le bas » de la

question européenne s’explique par le fait qu’aujourd’hui, l’Europe subsume un clivage

idéologique majeur qui caractérise l’espace politique français et qui constitue, selon les

enquêtes les plus récentes, une des variables clés dans l’explication du vote : les valeurs

organisées autour d’un « universalisme humaniste ».

Un autre point mérite également d’être noté d’emblée : l’importance cruciale qu’a pris le

référendum de Maastricht, tant d’un point de vue historique que symbolique. La ratification

par voie référendaire du Traité d’Union européenne constitue en effet un tournant, marquant

véritablement la transition entre deux périodes distinctes. Avant 1992, le système politique

français, fondé sur la contrainte majoritaire et sur la force du clivage gauche-droite, étouffe et

digère la question européenne ; après 1992, celle-ci « explose » et prend une importance

croissante, notamment parce qu’elle traduit et révèle les mutations plus générales qui

travaillent la vie politique française. Ceci explique la stratégie – chronologique - d’exposition

de cette partie, ce qui nous amènera à aborder successivement les deux moments

précédemment cités, avec une importance toute particulière accordée à la ratification du

Traité de Maastricht lors de l’été 1992. Il convient toutefois, en préalable, de faire un petit

point théorique.

1.1. La notion d’espace politique

Les règles d’organisation de la Cinquième République constituent d’abord un frein structurel

pour l’Europe. « Régime politique non identifié » à ses débuts, la Cinquième République a

néanmoins révélé dès 1962 (autour de l’élection du Président de la république au suffrage

universel direct) ses principales logiques intrinsèques et ses règles de fonctionnement. Elle

constitue aujourd’hui un objet scientifique bien connu et bien balisé. Néanmoins, sa

76

« confrontation » croissante avec la construction européenne n’a été abordée qu’à travers

l’entrée fournie par le droit constitutionnel (notamment toutes les fois où la Constitution du 4

octobre 1958 a dû être révisée à Versailles pour être adaptée aux engagements européens

de la France), notamment via l'article 88-5 de la Constitution qui concerne, depuis 2005, la

tenue en d'un référendum relatif à l'adhésion d'un État à l'Union européenne.

Pour dépasser ce juridicisme et s’intéresser aux acteurs et aux processus sociopolitiques, la

conceptualisation proposée par Jean-Luc Parodi autour de l’espace politique nous semble

particulièrement pertinente1. On pourrait définir schématiquement l’espace politique comme

une simplification fonctionnelle de l’univers politique, dont la complexité est ramenée à

quelques points de repères cognitifs simples et spatialisés. Comme l’écrit Jean-Luc Parodi :

« Aux yeux des citoyens, l’univers du politique est opaque et lointain. Pour être compris dans

ses rapports de force, dans ses enjeux, dans ses affrontements, il doit faire l’objet d’une

codification qui le ramène à quelques dimensions essentielles, quelques acteurs principaux.

Cet espace, indispensable pour penser le politique, comporte ainsi un impératif de

simplicité : il doit classer, ordonner, hiérarchiser. Classer les acteurs, ordonner les enjeux,

hiérarchiser les dimensions »2. En raison des deux dimensions qu’elle recouvre (verticale :

de l’Etat au citoyen ; et horizontale : entre les différents acteurs en compétition pour

l’exercice du pouvoir), la notion d’espace politique3 présente donc un triple avantage. Non

seulement, elle offre une conceptualisation de la scène sur laquelle se joue la lutte pour

l’exercice du pouvoir (à travers ses règles d’organisation, les contraintes qu’elle fait peser sur

le jeu des acteurs, etc.) et donc se place au niveau « du haut », des élites ; mais aussi, elle

permet de situer l’analyse du point de vue des spectateurs de cette pièce, à savoir les

citoyens, le « bas ». Concernant plus précisément l’espace politique de la Cinquième

République, trois principaux éléments le caractérisent :

- Une contrainte institutionnelle forte organisée autour du scrutin majoritaire à deux tours.

Le mode de scrutin apparaît en effet comme la contrainte institutionnelle la plus lourde,

en ce qu’elle règle les modalités d’accession au pouvoir, selon une logique de

présidentialisation et de « bipartisme imparfait » qui s’impose à tous les acteurs4.

Concernant la Cinquième République, c’est le deuxième tour de l’élection présidentielle

qui symbolise le mieux cette loi d’où découle toute une série de conséquences

structurelles : un rythme électoral très soutenu ; la nécessité d’une double fondation,

présidentielle et parlementaire, à la base du pouvoir gouvernemental ; une stratégie

1 Jean-Luc Parodi, « Le nouvel espace politique français », Yves Mény (dir.), Idéologies, partis politiques et

groupes sociaux, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1989, p. 147-157 ; « Proportionnalisation périodique, cohabitation, atomisation partisane : un triple défi pour le régime semi-présidentiel de la Cinquième République », Revue française de science politique, vol. 47, n°5, 1997, p. 292-312 ; « Les élections ‘’intermédiaires’’ du printemps 2004 : entre structure et événement », Revue française de science politique, 4/2004 (Vol. 54), p. 533-543. 2 Jean-Luc Parodi, « Le nouvel espace politique français », art. cit., p. 148.

3 Douze éléments caractérisent celui-ci : 1) c'est un espace manichéen, 2) c'est un espace à deux dimensions

(horizontales et verticales), 3) c'est un espace partisan, 4) c'est un système partisan souvent personnalisé, 5) c'est un espace distribuant les formations politiques sur un axe unidimensionnel, 6) c'est un espace structuré par les contraintes institutionnelles, 7) c'est un espace politique orienté par des marqueurs idéologiques forts qui lui servent de référent (le communisme puis l'extrême-droite), 8) c'est un espace structuré par le binôme opposition/pouvoir, 9) c'est un espace politique qui est lui-même un enjeu constant, 10) c'est un espace qui n'est jamais stabilisé, 11) c'est un espace en constante homogénéisation et 12) c'est un espace générant à travers son évolution des sous-espaces par rapport auxquels chaque individu tente de se situer et de situer les autres. 4 Et notamment aux partis politiques. Voir à ce sujet, Gérard Grunberg, Florence Haegel, La France vers le

bipartisme ? La présidentialisation du PS et de l’UMP, Paris, Presses de Sciences-Po, 2007.

77

impérieuse de différenciation (au premier tour) et d’union (au deuxième tour) pour tout

candidat électoral.

- Une contrainte idéologique et fonctionnelle, exprimée principalement par le clivage

gauche-droite qui sert à classer et à hiérarchiser sur un axe unidimensionnel les

différents acteurs en compétition pour l’exercice du pouvoir. L’espace politique est en

effet un espace partisan, façonné par les partis politiques qui s’y déploient, eux même

organisés à la fois autour d’un clivage central et historiquement constitué (l’axe gauche-

droite) ainsi qu’autour de « marqueurs idéologiques » plus conjoncturels1. La théorie des

clivages, classique en science politique (encadré), permet d’affiner cette analyse en lui

donnant une certaine profondeur historique2.

Encadré – la théorie des clivages Selon cette grille d’analyse, la vie politique des Etats est architecturée par des clivages stables, sortes de traduction politique de conflits structuraux, bien que lointains. Ces clivages peuvent être mobilisés, rendus manifestes à des fins électorales par les partis politiques. La typologie classique de Lipset et Rokkan distingue quatre clivages partisans dominant l’espace national en Europe : le clivage entre partisans de l’Église et partisans de l’État, issu de la Réforme au 16

e siècle ; le

clivage entre ville et campagne, issu de l’urbanisation ; le clivage entre habitants du centre et ceux de la périphérie, issu du processus de formation de l’État ; et finalement le clivage entre possédants et travailleurs, issu de l’industrialisation au 19

e siècle. Ces clivages peuvent se

recouper, ce qui permet d’expliquer les stratégies complexes et parfois contradictoires des partis politiques

3. Dans la plupart des pays européens, un système de partis s’est ainsi développé qui

recoupe plus ou moins les quatre clivages identifiés par Lipset et Rokkan. Celui-ci distingue la droite (conservateurs et chrétiens-démocrates), le centre (libéraux et radicaux) et la gauche (socialistes et sociaux-démocrates). Dans les 40 dernières années s’est ajouté un clivage dit « post-matérialiste » qui oppose tenants des valeurs d’émancipation personnelle aux partisans des valeurs traditionnelles. Ce clivage a donné naissance aux partis écologistes et ultra-nationalistes.

- Une contrainte « historique » mais tout autant structurelle, à savoir la culture politique

républicaine que la Cinquième République a perpétuée et consacrée. Bien que n’étant

pas retenue par J.-L. Parodi parmi les éléments structurants du système politique

français, celle-ci nous semble primordiale pour le caractériser. En effet, elle pèse

fortement sur le jeu des acteurs gouvernementaux (par exemple sur l’enjeu de la réforme

de l’Etat, sur la mise en œuvre du principe d’égalité, etc.) mais également sur les

thématiques qui traversent l’espace public (isolant ainsi des controverses spécifiquement

1 Par marqueur idéologique, il faut comprendre « ces grandes figures politiques visibles, bruyantes, fortement

aimées par quelques-uns et fortement rejetées par beaucoup d’autres » (Jean-Luc Parodi, « Le nouvel espace politique français », art. cit., p. 150). Il s’agit donc des acteurs par rapport auxquels se décline l’axe de hiérarchisation de l’ensemble des perceptions du système : citons le PCF au début de la Cinquième République mais aussi le FN aujourd’hui. 2 En proposant une analyse (et une mise en ordre) de l’état de l’art au sujet de cette théorie des clivages au sein

des études européennes, Antoine Roger souligne que deux lectures en sont faites (une extensive, définissant les clivages comme toute formes de polarisation politique dotées d’un ancrage social ; et une restrictive, posant qu’un clivage n’existe et tient que parce qu’il s’ancre dans un conflit historique ayant structurellement défini les sociétés politiques) et que pour chacune d’entre-elles, les résultats sont bien souvent diamétralement opposés. Voir Antoine Roger, « Clivages et partis politiques », in Céline Bélot, Paul Magnette, Sabine Saurugger, dir., Science politique de l’Union européenne, Paris, Economica, 2008, p. 197-221. 3 Par exemple, les partis socialistes et sociaux-démocrates se sont généralement fait les défenseurs des

travailleurs, mais aussi des populations urbaines et laïques. Ces deux derniers groupes d’électeurs leur sont disputés par les partis radicaux et libéraux, qui en revanche ont eu tendance à défendre les possédants contre les travailleurs. Les partis conservateurs et chrétiens-démocrates, pour leur part, représentant traditionnellement les paysans et les catholiques, ces derniers ayant la particularité d’être plus nombreux en milieu rural.

78

françaises : les services publics, la question du foulard islamique, etc.). Cette culture

politique républicaine postule plusieurs choses. En premier lieu, la centralité de l’Etat

dans la vie politique, économique et sociale. En second lieu, un modèle de citoyenneté

politique marqué par l’autonomie et l’égalité formelle des individus ainsi que leur rapport

direct ou peu médiatisé à l’Etat.

Si le système de partis européens semble ainsi hérité des clivages nationaux, peut-on dire

que les systèmes de partis nationaux sont transformés par l’émergence d’un clivage

européen ? L’intégration européenne affecte-t-elle les systèmes nationaux de partis ? D’une

certaine manière, l’européanisation informelle des systèmes de partis est à l’œuvre depuis

bien avant la création de l’UE. Comme la théorie des clivages le suggère, les systèmes de

partis des pays européens sont en fait assez peu éloignés les uns des autres. Malgré les

différences de systèmes électoraux, la « nationalisation de la politique » a produit des partis

assez semblables en Europe occidentale, allant de la droite conservatrice et chrétienne-

démocrate à la social-démocratie en passant par le centre libéral1. La plupart des nouvelles

démocraties de l’est se sont structurées de la même manière après 1989, par isomorphisme.

Selon Hanspeter Kriesi et Romain Lachat2 ainsi que Gary Marks et Marco Steenbergen3, la

gouvernance européenne crée néanmoins de nouveaux gagnants (ceux qui bénéficient de

l’ouverture des frontières) et de nouveaux perdants (ceux à qui cette ouverture est nuisible).

Il y aurait donc un nouveau clivage partisan propre à l’Europe (pro-Europe, anti-Europe) en

fonction duquel les partis politiques auraient un avantage stratégique à se positionner. En

raison de la faiblesse du système politique européen, toutefois, ce clivage s’exprime

davantage dans le système national de partis que dans le système européen4. Ainsi, on

remarque que les enjeux européens jouent un rôle souvent plus important dans les élections

nationales que dans les élections au Parlement européen5.

Qu’en est-il plus spécifiquement de la situation en France ? On verra ainsi que l’espace

politique de la Cinquième République a connu deux phases principales durant lesquelles il a

présenté une cartographie contrastée. L’Europe brouille en effet les trois principes de

structuration précédemment exposés.

1.2. L’instrumentalisation et la minoration de l’enjeu européen (1972-1992).

La première période qui s’étend grossièrement entre 1972 et 1992 voit donc l’enjeu

européen maîtrisé et canalisé par le système politique français de la Cinquième République.

Quatre élections sont directement concernées par ce modèle car incluses dans cette borne

chronologique : le référendum de 1972 et les élections européennes de 1979, 1984 et 1989.

On pourrait toutefois leur adjoindre les européennes de 1994 puisque celles-ci restent très

1 Caramani D., The Nationalization of Politics: The Formation of National Electorates and Party Systems in

Western Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. 2 Hanspeter Kriesi, Romain Lachat et al., West European Politics in the Age of Globalization, Cambridge,

Cambridge University Press, 2008. 3 Gary Marks et Marco Steenbergen, European Integration and Political Conflict, Cambridge, Cambridge

University Press, 2004. 4 Stefano Bartolini, Restructuring Europe: Centre Formation, System Building and Political Structuring between

the Nation State and the European Union, Oxford, Oxford University Press, 2005. 5 Peter Mair, «The Europeanization Dimension», Journal of European Public Policy, 11 (2), 2004, p. 337-348

2004.

79

fidèlement conformes au modèle des élections de second rang1. On y observe des

résistances de la part des éléments de l’espace politique, à la fois du système majoritaire, de

ses acteurs partisans et de la culture politique dominante (élément de misfit). Cela se traduit

par l’absorption de l’enjeu européen par les clivages déjà constitués et notamment le clivage

gauche/droite, ce que Stefano Bartolini appelle une internalisation des conflits relatifs à

l’intégration européenne2 : en effet, ces derniers sont assez peu sollicités par les partis car ils

mettent à mal leurs alliances, à la fois au niveau domestique (avec des familles politiques

voisines avec lesquelles ils vont passer des alliances, même dans les systèmes bipartisans

comme la France) mais également au niveau européen (puisqu’ils rejoignent des partis

politiques européens assez peu cohérents idéologiquement et organisationnellement).

L’encadrement partisan du débat européen

Pendant cette période, l’espace politique est animé par ce que Jean-Luc Parodi dénomme la

« quadrille bipolaire », c’est-à-dire quatre familles politiques (gaulliste et centriste à droite ;

socialiste et communiste à gauche) avec deux pôles structurants qui organisent le système

d’alliances autour du fait majoritaire (PS et RPR). La récupération partisane de la question

européenne est alors une variable clé de cette domestication de l’enjeu européen. Mais

pourquoi résister de la part d’une organisation partisane ? L’Europe est en effet un enjeu

important pour les partis politiques à plusieurs niveaux :

- en amont : elle érode la capacité de structuration du vote par les partis politiques,

notamment via la médiation des militants ;

- en aval : elle remet en question les alliances tactiques nouées avec d’autres partis, dans

un schéma présidentiel qui rend nécessaires les regroupements au second tour des

élections3 ;

- et surtout, l’UE évide le pouvoir des arènes gouvernementales nationales que les partis

tentent de conquérir.

Cet encadrement partisan de la question européenne est ainsi passé par diverses stratégies

de la part des partis de gouvernement :

- La définition du scrutin : pour les élections européennes, l’acte communautaire du 20

septembre 1976 n’impose pas une modalité uniforme de vote mais donne lieu à des

législations librement adoptées par les parlements nationaux, où règnent les partis.

1 Du côté de l’offre, la constitution des listes reste surdéterminée par la préparation de l’élection présidentielle de

1995 (aucun présidentiable n’est mis en tête de la liste RPR/UDF, certaines têtes de listes, à l’instar de Bernard Tapie ou de Michel Rocard, tentent de se construire une stature présidentielle) tandis que le choix des argumentaires de campagne vise à éviter les questions qui fâchent deux ans après les divorces intra-partisans révélés par le référendum de Maastricht ; et du côté de la demande, les électeurs ne se mobilisent que peu et très rarement selon des considérations européennes (Pascal Perrineau, « L’élection européenne au miroir de l’hexagone. Les résultats de l’élection européenne en France », in Pascal Perrineau, Colette Ysmal, dir., Le vote des Douze. Les élections européennes de juin 1994, Paris, Presses de Sciences-Po, 1995, p. 229-260). 2 Stefano Bartolini, The Political Mobilization of the European Left, 1860-1980. The Class Cleavage, Cambridge,

Cambridge University Press, 2000, p. 24. Voir également Stefano Bartolini « La structure des clivages nationaux et la question de l'intégration dans l'Union européenne », Politique européenne 3/2001 (n° 4), p. 15-45. 3 Parfois, l’élection européenne sert au contraire à se distinguer d’un allié de second tour. C’est le cas avec la

stratégie adoptée par Jacques Chirac pour le scrutin de 1979 où, à travers son « appel de Cochin » puis la conduite de la liste gaulliste, il stigmatise violemment le « parti de l’étranger », c’est-à-dire l’UDF de Valéry Giscard d’Estaing. Pour autant, cette stratégie est un échec et place le RPR dans une situation difficile au sein de la majorité présidentielle. Voir à ce sujet Jérôme Pozzi, « La famille gaulliste et les élections européennes de 1979 », Les Cahiers Irice, 2009/2, p. 101-112.

80

Ceux-ci vont s’entendre pour nationaliser la procédure et garder un pouvoir de contrôle

sur celle-ci1. En France, la loi électorale du 7 juillet 1977 va ainsi lui donner un caractère

à la fois national et partisan (choix du scrutin de liste proportionnel à un tour sur une liste

nationale avec un seuil minimal de 5% des suffrages exprimés pour être représenté et la

répartition des restes à la plus forte moyenne)2. Les différents partis se satisfont alors de

la proportionnelle qui n’entrave pas trop leurs ambitions électorales.

- La maîtrise de l’offre : il s’agit de faire de l’Europe un simple galop d’essai de politique

intérieure, ce qui passe par la nationalisation des campagnes, la désignation des

candidats par les états-majors (ce qui permet de mettre en position éligible des leaders

sans mandats ou recalés au suffrage universel, ou bien de rétribuer des permanents du

parti) et les effets de brouillage jouant contre la thématique européenne ; en découle un

faible investissement en termes de budgets ou de mobilisations militantes lors des

élections européennes.

- La stratégie de l’union : en témoignent les listes communes de l’opposition de droite,

(toujours sous la direction d’un UDF) pour combattre la majorité de gauche (en 1984

avec l’opposition RPR/UDF qui se présente unie derrière Simone Veil pour contester le

tournant de la rigueur orchestré par le gouvernement socialiste ; idem en 1989 sous

l’égide de Valéry Giscard d’Estaing et en 1994, avec Dominique Baudis) ; mais, fait

notable qui dénote bien le caractère artificiel de cette stratégie d’union, les députés

européens de droite et de centre-droit rejoignent, une fois élus, des groupes différents au

Parlement européen (le PPE pour les UDF, le RDE pour les RPR).

- Une européanisation du clivage gauche-droite, par laquelle les partis politiques essayent

de structurer au Parlement européen et à Bruxelles les clivages relatifs à l’Etat-nation sur

lesquels ils fonctionnent usuellement. Le clivage droite/gauche prend alors une

importance de plus en plus considérable au Parlement européen3. Environ 50% des

votes ne sont pas déterminés par des considérations nationales mais par l’adhésion à

une idéologie social-démocrate, libérale, conservatrice ou écologiste. Cela passe par la

constitution de partis politiques transnationaux à l’échelle européenne, avec parfois une

véritable fonction programmatique et, le plus souvent, une seule fonction de coordination

a minima4.

1 De son côté, le Royaume-Uni choisit un scrutin uninominal à un tour. La Belgique, l'Irlande et l'Italie adoptent le

scrutin proportionnel par circonscription, tandis que le Danemark, le Luxembourg et les Pays-Bas préfèrent, comme la France, le scrutin proportionnel national. Enfin, c'est un scrutin hybride entre proportionnelle nationale et régionale qui fait œuvre en Allemagne. 2 Jean-Luc Chabot parle au sujet de l’adoption de la loi électorale pour les élections européennes d’une

« partitocratie triomphante » : « Interprètes des volontés populaires, les partis sont appelés à jouer un rôle médiateur qui risque de devenir captateur. L’Europe prisonnière des Etats et des administrations s’est livrée aux états-majors des partis qui ont découvert les attraits de la fonction d’agent double : se mettre au service de l’Europe pour servir leurs intérêts nationaux » (Jean-Luc Chabot, Elections européennes, suffrage partisan, Grenoble, PUG, 1980, p. 39). 3 P. Mair, J. Thomassen «Political Representation and Government in the European Union», Journal of European

Public Policy, 17 (1), 2010, p. 20-35; M. Gabel, S. Hix, “Defining the EU Political Space: An Empirical Study of the European Elections Manifestos (1979-1999)”, Comparative Political Studies, 35(8), 2002, p. 934-964. 4 Les partis politiques et les groupes politiques européens organisés au sein du Parlement sont des formes

souples de coordination entre des organisations qui restent avant tout nationales et peuvent apparaître de ce fait hétérogènes sur le plan idéologique. Même si ils se sont dotés de structures (secrétariats, bureaux, organigrammes, personnels, etc.) et tendent de plus en plus à élaborer, comme les Verts et plus récemment les socialistes, des programmes électoraux communs à l’occasion des élections européennes, ces partis politiques sont dépourvus de relais et de visibilité dans les pays membres: ils ne remplissent pas les fonctions de sélection du personnel politique, de mobilisation électorale et de socialisation des électeurs prêtées aux partis politiques

81

Au PS, l’intégration européenne reste un enjeu périphérique aux conséquences minimes en termes de répartition interne des pouvoirs. Par exemple, le CERES (courant néo-marxiste organisé par Jean-Pierre Chevènement) conteste la politique de la Commission de Jacques Delors et la relance européenne qu’il institue, mais ce conflit n’est pas structurant pour les équilibres de pouvoir au sein de l’organisation. Ce n’est qu’en projetant vers le PE ses thèmes de références (services publics, Europe sociale, laïcité) afin qu’ils s’y généralisent et structurent le PSE que le parti développe alors une programmation européenne, ce qui est du reste conforme à son héritage du socialisme international mais ne bouleverse pas le jeu interne de l’organisation

1.

Pour le mouvement néo-gaulliste du RPR, la question européenne est sensible car elle met en contradiction l’héritage gaulliste (plutôt hostile à une Europe fédérale) et les ambitions des principaux leaders du mouvement (Jacques Chirac) pour lesquels s’opposer à l’UE signifie s’interdire d’accéder à la présidence de la République. Ce hiatus s’est accompagné d’un refus jusqu’en 1999 de rallier le PPE, jugé trop confessionnel, libéral et fédéraliste.

Dès lors, le débat sur l’Europe n’existe en France dans les partis que via des think tanks ou

des fondations, souvent organisés autour d’un homme politique qui se spécialise sur les

questions européennes (Confrontations pour les communistes réformateurs menés par

Philippe Herzog, Europartenaires pour le PS autour d’Elisabeth Guigou et de Pervenche

Berès ou bien Liberté politique pour des souverainistes issus du centre ou du mouvement

néo-gaulliste). Certains mouvements pro-européens trans-partisans comme le Mouvement

Européen ou l’Union pour une Europe Fédérale servent également de lieux alternatifs aux

partis politiques où des élus peuvent discuter de l’UE sans subir la censure de leurs états-

majors2.

Des élections européennes très peu européennes

Ce blocage de l’offre partisane a bien sûr des effets sur l’organisation des rendez-vous

électoraux concernant l’UE. Les élections européennes peuvent être caractérisées par une

quadruple dimension :

une faible dimension européenne : en effet, les échéances européennes sont davantage

corrélées avec les dernières élections nationales (législatives et présidentielles surtout);

on observe même depuis 1979 une déseuropéanisation de ces scrutins à travers les

campagnes électorales. Les élections européennes sont donc fortement nationalisées

depuis 1984, autant dans leurs thèmes, à travers les campagnes auxquelles elles

donnent lieu, que dans la façon dont elles sont perçues par les électeurs. La mobilisation

des électeurs sur ce type de scrutin est ainsi faible avec des taux d'abstention élevés ou

bien, révélé par les sondages d'opinion, un intérêt limité pour les campagnes électorales.

Le vote aux élections européennes de 1979, 1984, 1989 et 1994 est également un vote

conforme au clivage gauche-droite.

nationaux (Delwit p., Külahci E. & Van de Walle C., Les fédérations européennes de partis. Organisation et influence, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2001). 1 Laurent Olivier, « Le Parti socialiste et l’européanisation de l’espace de confrontation politique : le clivage

national à l’épreuve du clivage sur l’intégration européenne », Politique européenne, n°16, 2005/2, notamment p.

158-163. 2 Voir sur ce sujet Julien Weisbein, Construire la citoyenneté européenne. Les mobilisations associatives autour

de l’intégration communautaire, Doctorat de science politique : Sciences-Po Paris, 2001, p. 530-557.

82

une dimension intermédiaire : les élections européennes fonctionnent selon la logique

des élections intermédiaires ou du modèle des « élections de second ordre », marquées

par un surabstentionnisme et une surreprésentation des oppositions et qui se focalisent

sur leur dépendance aux facteurs domestiques minorant d’entrée de jeu leur dimension

supranationale. On y trouve une dimension préparatoire : l'absence d'un enjeu européen

clair lisible à travers l'offre électorale, de même la faiblesse des pouvoirs du Parlement

européen font des élections européennes « une sorte de consultation à blanc où l'on

peut décrypter les évolutions à venir »1, une « présidentielle du pauvre » (au sens où les

débats portent sur les têtes de listes nationales) propice au « défoulement électoral ».

une dimension proportionnelle : le mode de scrutin par liste et surtout l'adoption de la

proportionnelle aboutissent à une forte dispersion des candidatures qui rééquilibre le

rapport entre listes de partis de gouvernement et listes de formations périphériques,

contestataires ou même fantaisistes, qui trouvent là la possibilité de pénétrer l'espace

politique (11 listes nationales en 1979, 14 listes nationales en 1984, 15 listes nationales

en 1989, 20 listes nationales en 1994, 20 listes nationales en 1999 puis à partir de 2004

et la régionalisation du scrutin, un ensemble de plus en plus important de petites listes

locales). Ce fort pouvoir dispersif fonctionne également sur les suffrages des électeurs

qui ont de plus en plus tendance à choisir les listes nouvelles. Avec le scrutin européen,

l'accordéon électoral s'ouvre et accrédite dans l'espace politique de nouvelles formations

qui vont ensuite tenter de s'y installer durablement (le Front national en 1984, les partis

écologistes en 1989 ou sur un mode moins réussi CNPT en 1994). L'Europe comme

enjeu électoral apparaît ici comme un principe corrosif pour l'espace politique français

qu'il émiette et complexifie : la « quadrille bipolaire » (J.-L. Parodi) s'accélère en

« quintette quadripolaire » pour déboucher en 1994 sur un « octuor cacophonique »2.

Une faible dimension symbolique : l’organisation sur une base nationale du scrutin

empêche l’avènement d’un véritable rituel électoral qui permettrait de l’enraciner dans les

consciences et dans les pratiques. En 2009 par exemple, 27 règles différentes ont été

appliquées. Tous les scrutins n’ont pas eu lieu le même jour, entre le 4 et le 7 juin. Le

vote était obligatoire dans certains pays et facultatif dans d’autres. Le mode de

scrutin est proportionnel mais il peut se décliner selon différents types : préférentiel, sur

listes bloquées, panachés ou relevant du vote unique transférable.

On peut rajouter à ce tableau la difficulté des députés européens à exister politiquement

dans l’espace politique national et local (et ce, en raison de la désignation par les états-

majors des partis de candidats peu implantés localement) ; ils sont de surcroît souvent

assimilés à la technocratie bruxelloise ; et pour ceux qui mènent leur carrière essentiellement

dans l’espace national, ils se caractérisent par leur peu d’intérêt porté au mandat européen

et par un absentéisme marqué qui n’entrave en rien leur carrière (en témoigne la ré-

investiture constante de députés européens sortants pourtant peu présents dans les

hémicycles de Bruxelles et Strasbourg).

En définitive, tout dans l'élection européenne milite contre la possibilité d'organiser le vote

européen et d'établir un lien entre les députés européens et leurs électeurs : le vote est

déterritorialisé puisqu'il n'y qu'une seule circonscription, l'espace national ; le mode de scrutin

donne aux états-majors des partis politiques le monopole dans la constitution des listes et

1 Pascal Perrineau, « L’élection européenne au miroir de l’hexagone », art. cit., p. 230.

2 Idem, p. 239.

83

donc la maîtrise de l'offre politique. Il faut voir d'ailleurs dans le choix en 1977 de ce mode de

scrutin une stratégie consciente de la part de « la bande des Quatre » qui veulent faire de

l'échéance européenne une enquête d'opinion grandeur nature pour tester chacun sa force

électorale.

L’acquiescement européen de façade des Français

Durant cette première période, le flou entretenu du côté de l’offre politique rencontre alors

une certaine demande. Les Français ont en effet des attitudes ambiguës vis-à-vis de

l’Europe, caractérisées par un attachement superficiel de principe. La situation de l'opinion

publique française vis-à-vis de l'idée européenne avant le tournant de Maastricht est

paradoxale. Entre les années 1960 et 1990, on parle de « consensus permissif » pour rendre

compte de la façon dont les citoyens perçoivent et évaluent le processus de construction

européenne : s’ils sont majoritairement d’accord avec le principe d’intégration, ils en

délèguent les modalités aux élites, jugeant la question trop complexe.

Au-delà de cet acquiescement de façade, de nombreuses enquêtes permettent d’évaluer la

consistance et l’architecture sociologique du sentiment européen. Les données

Eurobaromètres nous en fournissent une cartographie utile qui permet d’en voir les

principales logiques.

Au niveau national, qui reste le plus prédictif des opinions à l’égard de l’UE, le processus

d’intégration trouve le plus de partisans au sein des États anciennement intégrés à

l’Europe institutionnelle ou l’ayant fait dans des contextes politiques favorables (le taux

d’adhésion dépasse ainsi les 60% au Luxembourg, en Allemagne, aux Pays-Bas ou en

Espagne) ; à l’inverse, il suscite moins de soutiens populaires au sein de pays ayant

rejoint plus tardivement l’UE ou l’ayant fait dans des conditions défavorables (comme en

Hongrie, en Autriche ou au Royaume-Uni où il est en deçà de 40%). La France est bien

sûr dans le premier cas de figure.

Au niveau individuel, l’europhilie est le fait de catégories diplômées, aisées, occupant des

emplois qualifiés ou à haute responsabilité et intéressées à la chose politique ; à

l’inverse, l’euroscepticisme se retrouve plutôt dans les catégories populaires, peu

diplômées, employées dans des secteurs ou des professions peu valorisées et peu

politisées.

Et d’un point de vue plus idéologique, l’Europe suscite l’opposition aux extrêmes ou en

dehors de l’échiquier politique tandis qu’elle est acceptée à la fois à gauche et à droite.

Ces différentes variables sociologiques et politiques traduisent plus généralement le degré

de confiance en l’avenir des individus et ce que les sociologues appellent leur « propriété de

soi » (c’est-à-dire l’aptitude à maîtriser son destin) qui façonnent en profondeur les

représentations qu’ils se font de l’UE. Celle-ci est jugée menaçante si les personnes

éprouvent des difficultés à se projeter dans le futur parce qu’ils ne détiennent pas les

ressources sociales (diplômes, salaires, réseaux, etc.) nécessaires à l’entretien de la

confiance. A contrario, l’Europe devient une opportunité professionnelle et humaine pour

ceux qui disposent des cartes pour la comprendre et s’y inscrire.

84

Il existe donc des logiques de production des systèmes d’attitudes vis-à-vis de l’Europe qui

différencient les électeurs dans leur rapport à l’Europe mais celles-ci restent diffuses des

années 1970 aux années 1990 : le soubassement social et politique des façons d’évaluer

l’Europe semble gelé par le consensus permissif qui continue à l’entourer. D’une certaine

façon, il existe un clivage européen au sein de l’électorat mais celui-ci n’est pas organisé,

pris en charge par une offre politique.

1.3. La cristallisation croissante de l’enjeu européen (1992-2013).

La deuxième période ouverte à la suite de la ratification du Traité de Maastricht voit une

européanisation des pratiques électorales ; plus précisément, l’Europe s’autonomise comme

clivage spécifique qui divise les électorats et les forces politiques ; et ce clivage nouveau

tend de plus en plus à concurrencer l’ancien clivage gauche/droite dans la structuration des

opinions et la production des votes1 : il n’y a dès lors plus de relation linéaire entre la

dimension gauche/droite et les positions sur l’enjeu européen. D’où le fait que l’on puisse,

comme le proposent Pascal Perrineau et d’autres, évoquer l’émergence d’un « vote

européen », c’est-à-dire que les électeurs ont des préférences sur l’UE qui ne découlent plus

de leurs alignements partisans antérieurs – ce qui ne veut toutefois pas dire que les votes

sur tous les autres enjeux (économiques, sociaux, culturels, etc.) découlent de cette nouvelle

dimension2. On distinguera dans cette partie les moments spécifiques des référendums de

1992 et de 2005, avant d’aborder les élections européennes, le système partisan, mais

également les électeurs dans leur nouveau rapport à l’UE.

Les moments référendaires.

Certains rendez-vous électoraux donnent tout particulièrement une forte saillance à l’enjeu

européen. Le « moment Maastricht » a transformé la question européenne en controverse

politique nationale : la politisation de la question européenne en a fait changer la

signification, c'est-à-dire que la méfiance vis-à-vis des institutions politiques traditionnelles

s'est reportée sur l'Europe. Le non français au projet de Constitution européenne en 2005

illustre ce « désenchantement » des électeurs vis-à-vis de la construction communautaire.

Quelques remarques portant sur la technologie référendaire s’imposent toutefois avant de

détailler ces deux rendez-vous électoraux

La dramatisation de l’enjeu, par le choix binaire proposé aux électeurs3, et l’absence de

distribution interne de pouvoir s’accompagnent d’une déprise des logiques politiques qui

1 Il existe toutefois un débat entre spécialistes sur le degré d’autonomie du clivage européen vis-à-vis du clivage

gauche/droite en France. Le premier tend-il à remplacer le second ? Les deux peuvent-ils façonner des parties différentes de la vie politique française ? Pour l’instant, la thèse d’une coexistence des deux clivages semble être la plus pertinente. Voir par exemple Nicolas Sauger, « Sur la mutation contemporaine des structures de la compétition partisane en France : les partis de droite face à l'intégration européenne », Politique européenne, n°16, 2005, p. 101-124. 2 Pascal Perrineau, dir., Le vote européen : 2004-2005, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005.

3 Les questions étaient les suivantes : « Approuvez-vous, dans les perspectives nouvelles qui s'ouvrent à

l'Europe, le projet de loi soumis au peuple français par le président de la République, et autorisant la ratification du traité relatif à l'adhésion de la Grande-Bretagne, du Danemark, de l'Irlande et de la Norvège aux Communautés européennes ? » (1972) ; « Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le

85

favorisent l’offre (scrutin majoritaire, mainmise des appareils partisans sur les

candidatures et l’organisation des campagnes).

La volatilité électorale est assez marquée concernant les rendez-vous référendaires :

l’érosion des intentions de vote ou l’importance de l’indécision (on vote non pas sur des

personnes mais sur des projets abstraits) donnent alors plus d’impact aux effets de

campagne.

Les référendums s’accompagnent de mobilisations importantes de l’électorat (avec des

taux de participation importants : 69,3 % en 2005 contre 69,7% en 1992) et également de

mobilisations élargies autour de l’intégration européenne : à la fois des mobilisations

spécialisées (pour : les fédéralistes et les pro-européens, ou bien les professionnels du

droit ; et contre : l’offre politique dite « souverainiste », celle des syndicats ou de

certaines associations comme le mouvement altermondialiste) mais au-delà, de

nombreux débats se font entendre lors des deux campagnes référendaires qui

permettent une sorte de « diffusion populaire de l’Europe ».

Le référendum de Maastricht. Lorsqu’il annonce le 7 juin 1992, à Sciences-Po Paris, le

choix de la voie référendaire pour la ratification du Traité de Maastricht, François Mitterrand

est sans doute bien loin de se douter qu’il vient de signer là l’acte de naissance véritable de

l’enjeu européen en France. Pour la première fois, le principe même de construction

européenne est en effet soumis directement à l’appréciation publique : les commentateurs

ont alors souligné la naissance d'une opinion publique européenne en France, inscrite dans

les inégalités de la société française tout en étant plus ou moins faiblement articulée sur le

système partisan1. Les élections européennes de juin 1994 ont par la suite montré que cette

opinion nécessite, pour s'exprimer, une configuration politique et partisane adéquate pour ne

pas faire d'une élection concernant l'Europe une élection intermédiaire, dont l'enjeu réel est

avant tout national. Mais quoiqu'il en soit, avec Maastricht l'Europe est, durant l'été 1992, un

véritable enjeu électoral « corrosif », générateur de configurations partisanes inédites et de

comportements électoraux nouveaux. En amont, on observe en effet un éclatement

inhabituel de l'offre à travers une campagne politique confuse. Et en aval, au niveau de des

structurants du vote, une déstructuration sociologique et politique des suffrages, un nouveau

clivage idéologique (ouverture/repli) et l’apparition de la variable régionale dans

l'appropriation de l'enjeu électoral européen.

La campagne référendaire est en effet caractérisée par des configurations partisanes

inédites : l’originalité des coalitions a alors pour corolaire l’éclatement de la cohérence des

appareils partisans :

Du côté du non, on trouve le PCF, une partie du PS autour de Jean-Pierre Chevènement,

les Verts, une partie du RPR incarnée par Philippe Seguin ou Charles Pasqua, une partie

de l’UDF emmenée par Philippe de Villiers et le FN.

Du côté du oui, on trouve les partis de gouvernement : une grande partie du PS, le

Centre (UDF) et une partie du RPR.

Président de la République autorisant la ratification du traité sur l'Union européenne ? » (1992) ; « Approuvez-vous le projet de loi qui autorise la ratification du traité établissant une Constitution pour l'Europe ? » (2005). 1 Denni 1993, Habert 1993, Wolton 1993, Ysmal 1992

86

La campagne s’avère également acharnée et chaotique ; outre une exposition publique très

forte de la question européenne, l’évolution des intentions de vote (en faveur du non

essentiellement) témoigne du rôle décisif des sondages d’opinion.

On notera enfin la régionalisation des comportements électoraux observés lors de la

ratification du Traité de Maastricht qui voient l’enjeu européen retraduit électoralement selon

des grammaires culturelles propres à chaque territoire1. Il y a en effet une corrélation entre le

vote oui et l’existence d’une identité territoriale et culturelle prononcée, avec un certain

optimisme vis-à-vis de l’avenir (Bretagne, Alsace, Ile de France, Lorraine, Rhône-Alpes,

Pays de la Loire) ; et le vote non est corrélé avec des territoires relégués, sans optimisme

collectif ou sentiment identitaire fort (Corse, Aveyron, Nord-Pas-de-Calais, PACA, Centre).

L’émergence de cet effet régional face à l’Europe véritablement inscrit dans les

comportements électoraux sera par la suite réactivée selon certaines campagnes locales.

Le référendum du 29 mai 2005. Le projet de Constitution européenne a été présenté

comme une double rupture dans l’histoire de la construction européenne : d’abord par le

choix d’une méthode conventionnelle ouverte et publique, alternative aux précédentes

Conférences intergouvernementales ; et par les modalités référendaires de ratification du

Traité, puisque 10 pays annoncent autant de référendums nationaux ; or la France sera le

second pays à organiser cette procédure et le premier à exprimer son opposition au texte à

hauteur de 54,7% (l’Espagne a précédemment voté oui à 76,7% mais avec seulement 42,3%

de participation ; le Pays-Bas donnera ensuite une large majorité au non avec 61,7% et 63%

de participation ; et le Luxembourg donnera un oui à hauteur de 56,5%, avec une

participation de 90,4% due au vote obligatoire - les autres vagues référendaires étant alors

suspendues). Il existe ainsi de nombreuses analyses plus ou moins savantes de ce vote,

1 CESARI (Jocelyne), 1993, "La région PACA dans le référendum de Maastricht", Revue de Science

Administrative de la Méditerranée Occidentale, Actes du colloque "Les régions à forte identité et le référendum sur l'Union européenne", 1er-2e-3e-4e trimestres 1993, p. 159-164 ; COSTA (Olivier), 1993, "Le référendum de ratification du Traité de Maastricht, ultime révélateur du particularisme alsacien", Revue de Science Administrative de la Méditerranée Occidentale, 1er-2e-3e-4e trimestres 1993, p. 149-157 ; DARRE (Alain), 1993, "Le pays basque face à Maastricht ou le difficile effacement d'une frontière", Revue de Science Administrative de la Méditerranée Occidentale, Actes du colloque "Les régions à forte identité et le référendum sur l'Union

européenne", 1er-2e-3e-4e trimestres 1993, p. 133-148 ; DELBOS (Gilles), 1994, "De l'isolement comme déterminant du non à Maastricht. L'exemple de l'Aveyron", Revue française de science politique, 44 (1), février 1994, p.3-22 ; DUPOIRIER (Elisabeth), 1993, "Le référendum de Maastricht et les régions. Cinq remarques sur la régionalisation des comportements électoraux", Revue de science administrative de la Méditerranée occidentale,

1er-2e-3e-4e trimestres 1993, p. 109-114 ; GONZALES (Gérard), 1993, "La Réunion et la construction européenne", Revue de Science Administrative de la Méditerranée Occidentale, Actes du colloque "Les régions à forte identité et le référendum sur l'Union européenne", 1er-2e-3e-4e trimestres 1993, p. 217-222 ; KERUEL (Anne), 1993, "Référendum de Maastricht, législatives 1993 : la dimension bretonne", Hérodote, n°69-70, avril-

septembre 1993, p.104-128 ; MOYRAND (Alain), 1993, "Les Territoires d'Outre-Mer et la construction européenne : le cas de la Polynésie française", Revue de Science Administrative de la Méditerranée Occidentale, Actes du colloque "Les régions à forte identité et le référendum sur l'Union européenne", 1er-2e-3e-4e trimestres 1993, p. 233-241 ; OLIVESI (Claude), 1993, "Les régions continentales à forte identité : proposition pour une synthèse", Revue de Science Administrative de la Méditerranée Occidentale, Actes du colloque "Les régions à

forte identité et le référendum sur l'Union européenne", 1er-2e-3e-4e trimestres 1993, p. 165-178 ; ORSINI (Louis), 1993, "La Corse et la construction européenne : à la recherche d'un statut économique et fiscal insulaire", Revue de Science Administrative de la Méditerranée Occidentale, Actes du colloque "Les régions à forte identité et le référendum sur l'Union européenne", 1er-2e-3e-4e trimestres 1993, p. 223-232 ; RENARD (Jean), 1993, "Pourquoi la France de l'Ouest a voté "oui" à Maastricht ?", Hérodote, n°69-70, avril-septembre 1993, p. 89-103 ; WEISBEIN (Julien), 1995, L'identité régionale comme ressource politique. L'exemple du vote breton au référendum de Maastricht, mémoire DEA, Paris, IEP.

87

parfois assez hétérogènes1 qui témoignent pour la plupart de luttes d’interprétation du non

français2.

Quoiqu’il en soit, 2005 voit, comme 1992, une forte campagne référendaire, qualifiée

d’« exceptionnelle »3 avec une dimension informative et même pédagogique : près de 40%

de l’agenda médiatique est alors consacré au référendum sur les deux derniers mois ; on

observe beaucoup d’arguments de nature juridique et même la mobilisation parfois

inattendue des ressources textuelles de la Constitution via des commentaires du document

dans sa littéralité juridique parfois abstraite4 ; de même, la campagne déborde les médias

audiovisuels traditionnels (presse, télévision, radio) pour se jouer sur Internet, avec des

formes horizontales de mobilisation (blogs, forums de discussion, comités locaux pour le

non) ; et d’après les enquêtes, ils semblent que les électeurs français aient plutôt bien retenu

la leçon sur l’UE5.

Or la dynamique de campagne a tendu à favoriser le non et à le structurer autour de la

question sociale, dans un contexte d’accumulation des plans sociaux (et donc de

mouvements sociaux), de politiques publiques centrées sur l’emploi (comme le Plan de

cohésion sociale proposé par Jean-Louis Borloo ou bien la réforme de l’Assurance maladie)

mais aussi de controverses plus spécifiques au contexte européen, avec la Directive

Bolkestein ou la figure du plombier polonais.

Le référendum du 29 mai a enfin contribué à la recomposition en cours du paysage politique

français (notamment pour les élections présidentielles de 2007). En premier lieu, le désaveu

des deux grands partis de gouvernement qui appellent à voter oui est notable. Au sein du PS

notamment, l’organisation d’un référendum interne sur le projet de Constitution bouscule les

habitudes du parti car la logique binaire de ce type de scrutin ne cadre pas la diversité des

courants, des luttes d’influences et des positionnements des militants socialistes sur l’UE,

lesquelles s’expriment plutôt par des motions et des alliances lors des congrès du PS (les

fameuses « synthèses »)6. Ainsi, le sens de ce scrutin interne au parti socialiste français doit

autant à des considérations sur l’Europe qu’à des conflits internes, notamment autour de la

direction nationale issue du précédent congrès de Dijon ou bien à la remise en cause, à

travers un vote direct des militants, du rôle de production de l’opinion socialiste par les

courants du PS.

Autre fait notable, la stabilité de la structure territoriale du rejet de l’Europe par rapport à

1992 avec la révélation de territoires relégués. Le contexte européen renforce par ailleurs

une mise en concurrence des territoires infranationaux français dont l’enjeu est de capter

des ressources produites ailleurs et qui s’avèrent de plus en plus mobiles (capitaux, élites,

1 On citera entre autres : Pascal Perrineau, dir., Le vote européen : 2004-2005, Paris, Presses de Sciences-Po,

2005 ; Nicolas Sauger, Sylvain Brouard, Emiliano Grossman, Les Français contre l’Europe ? Les sens du référendum du 29 mai 2005, Paris, Presses de Sciences-Po, 2007 ; Antonin Cohen, Antoine Vauchez, dir., La Constitution européenne. Elites, mobilisations, votes, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2007. 2 Patrick Lehingue, « Les interprétations polyphoniques d’un scrutin. Le non français à la Constitution (mai

2005) », in Antonin Cohen, Antoine Vauchez, dir., La Constitution européenne, op. cit., p. 237-269. 3 Nicolas Sauger, Sylvain Brouard, Emiliano Grossman, Les Français contre l’Europe ?, op. cit., p. 52.

4 Quinze jours avant le référendum du 29 mai, les 42 millions d'électeurs français ont reçu dans leur boîte aux

lettres un pli contenant l'intégralité du traité européen et leurs bulletins de vote, ainsi qu'une lettre de douze pages (exposé des motifs du projet de loi autorisant la ratification du traité). 5 Nicolas Sauger, Sylvain Brouard, Emiliano Grossman, Les Français contre l’Europe ?, op. cit., p. 60-61.

6 Eric Treille, « Désunions européennes. Le référendum interne du Parti socialiste français sur la Constitution », in

Antonin Cohen, Antoine Vauchez, dir., La Constitution européenne, op. cit., p. 183-195.

88

équipements)1. Le « non » semble particulièrement intense (supérieur à 60%), dans trois

zones spécifiques que l’on a pu par le passé qualifier de « campagnes rouges »2, de

« banlieues rouges »3 et de « midi rouge »4. Elles ont eu longtemps comme point commun la

méfiance et la protestation vis-à-vis d’un pouvoir national jugé lointain et technocratique.

Cette défiance semble désormais se déplacer vers l’Union européenne. Par ailleurs, le non

progresse dans les espaces ruraux qui avaient naguère donné un oui à Maastricht (Bretagne

centrale, Landes, Alsace, Aveyron, Lot) ainsi que dans la France industrielle du Nord, et en

particulier autour des anciens bassins miniers du Nord et des Ardennes ou des zones

industrialo-portuaires de la basse-Seine.

L’autre principal enseignement du référendum de 2005 réside dans une réorganisation

partisane vis-à-vis du débat européen. Les sondages à la sortie des urnes indiquent que les

électeurs de l’UMP ont voté à 40% pour le traité de Maastricht, et à 80% pour le traité

constitutionnel tandis que les électeurs socialistes ont voté à 78% pour le traité de

Maastricht, et à seulement 44 % pour le traité constitutionnel. Si l’on excepte l’extrême droite

et la droite souverainiste, le « oui » a très majoritairement été porté par des électeurs de

droite, et le « non » majoritairement par les électeurs de gauche.

Des élections européennes de plus en plus européennes ?

Au-delà des deux moments particuliers de 1992 et 2005, est-ce que le modèle des élections

de second ordre (avec une faible participation électorale, l’éclatement de l’offre politique, la

nationalisation du scrutin et l’émergence d’un vote sanction à l’égard du gouvernement) reste

le plus pertinent pour qualifier les élections européennes à partir de 1994 ?5 La réponse est

un peu paradoxale : la hausse continue de l’abstention (à tempérer toutefois car le corps

électoral s’est élargi aux PECO) comme la résistance persistante du côté de l’offre

politique s’accompagnent en même temps d’un changement profond : désormais la vie

politique européenne connaît un vrai phénomène de « politisation par implication ».

Pour les élections de 19996 : la campagne est marquée par la guerre du Kosovo mais n’évite pas une

hausse continue de l’abstention (52,9%) et des votes blancs et nuls (5,94%) ; du côté des résultats, le succès de la liste d’opposition de François Hollande s’accompagne également de la percée en seconde position de la liste souverainiste Pasqua/De Villiers. Pour autant, le scrutin révèle que les logiques, qui structurent les attitudes des citoyens de l’Europe des Quinze par rapport à l’Union

1 Voir à ce sujet Laurent Davezies, La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, Paris,

Seuil/La République des idées, 2008. 2 Les zones rurales enclavées, notamment celles traditionnellement ancrées à gauche : on retrouve le plus

nettement une diagonale au centre de la France qui va de la Nièvre aux Landes, englobant notamment l’Allier et le Limousin. Isolé en Bretagne centrale, le Trégor relève de la même logique. 3 Le Nord de la France industrialisé, dans l’ensemble des régions Haute-Normandie, Picardie, Nord-Pas de

Calais qui avaient déjà refusé massivement le traité de Maastricht. On sait qu’en moyenne, leurs habitants cumulent plus qu’ailleurs les handicaps sociaux, économiques et culturels. 4 Le midi méditerranéen : le « non » est particulièrement net de Perpignan à Marseille, et englobe quasiment

l’ensemble de ces départements littoraux. A ces espaces où l’extrême droite obtient depuis plus de dix ans de forts scores, on peut ajouter les grands estuaires ou marais (Médoc, Brière, baie de Somme, delta du Rhône…) qui sont les zones d’audiences classiques des partis protestataires et catégoriels de la ruralité et des chasseurs. La carte du « non » n’est donc pas seulement celle de la gauche, mais bien celle d’une combinaison originale entre « la gauche de la gauche » et les extrêmes. 5 Il semblerait que la force de ce modèle théorique renvoie davantage à l’extrême hétérogénéité des élections

européennes, caractérisées par une mosaïque d’élections nationales très différentes. Voir à ce sujet Isabelle Guinaudeau, « Les élections européennes, un défi pour la politique comparée ? », Politique européenne, n°37, 2012/2, p. 170-176. 6 Gérard Grunberg, Pascal Perrineau, Colette Ysmal, dir., Le vote des Quinze, Presses de Sciences Po, 2000.

89

européenne, s’enracinent davantage dans la diversité des positions sociales et culturelles et dans l’hétérogénéité des cultures nationales que dans les positions politiques sur l’axe gauche-droite. Devenant une question concrète au plan économique et politique, l’Europe s’est éloignée du « consensus permissif » dont elle faisait jadis l’objet et est devenue un enjeu « autonome » qui ne se rabat pas aisément sur les catégories gauche-droite. Cette autonomisation de l’enjeu européen fait que ces élections européennes ne peuvent plus aujourd’hui être saisies au travers des modèles de l’« élection de second ordre ». Les élections européennes ne sont pas des élections « privées de sens » ou recevant leur logique de fonctionnement des élections nationales ; ce sont des élections qui ont leur logique propre.

Pour les élections de 2004 : il y a toujours cet évitement des enjeux européens du côté de l’offre (malgré un contexte porteur avec le projet de constitution et le plus large élargissement de l’UE) ainsi que des éléments qui font signes vers le modèle de l’élection de second ordre (campagnes escamotées, sans passion et productrices d’un faible intérêt chez les électeurs ; couverture médiatique déficiente ; progression de la démobilisation de l’électorat ; sanction du gouvernement Raffarin) ; mais la dispersion très relative des voix sur les extrêmes et les contestations de l’UE, avec un échec des listes souverainistes, d’extrême gauche ou d’extrême droite montre un vote finalement moins contestataire que prévu.

Pour les élections de 2009 : la déprise de cette logique de l’élection de second rang continue, avec une tension entre nationalisation (notamment au niveau de la constitution des listes) et européanisation du scrutin (notamment au niveau de la demande)

1. Et la dimension de sanction de ce

type de scrutin n’a pas eu lieu puisque la majorité UMP/Nouveau Centre sort gagnante du scrutin tandis que l’opposition socialiste s’effondre et que les extrêmes politiques n’émergent pas et ne contestent pas le poids des partis de gouvernement.

Que peut-on dire de ces différents scrutins ?

Le maintien d’une abstention massive interroge (cf. tableau) mais il s’agit d’une abstention

de plus en plus stratégique et qui ne révèle pas tant une indifférence à l’Europe qu’une forme

de contestation de ses modalités de déroulement. Anne Muxel parle à ce sujet d’une

« abstention dans le jeu » et non plus d’une « abstention hors-jeu ».

Tableau : taux d’abstention aux élections européennes (en %)

Un vote des résidents communautaires encore timide : les (trop rares) travaux

disponibles sur le vote des citoyens européens installés dans un Etat membre autre que le

leur à l’occasion des scrutins européens et locaux montrent que les difficultés d’intégration

politique dans les pays hôtes mais surtout les nostalgies nationales constituent autant de

1 Pascal Perrineau, « Les élections européennes de juin 2009 en France : des élections de second ordre ou de

reclassement ? », RIPC, vol. 16, n°4, 2009, p. 653-670.

90

frein à l’exercice pratique de cette citoyenneté européenne de mobilité1. La Commission

européenne estime déjà que seuls 11,6% des résidents communautaires s’inscrivent sur les

listes électorales de leur pays d’accueil pour les élections européennes (même si le taux

d’inscription ne cesse de croître dans plusieurs pays)2. Mais surtout, une très large majorité

de ces populations préfère, à l’occasion de ces scrutins, voter dans le pays d’origine (que ce

soit physiquement, dans les consulats et ambassades ou bien par procuration), parce qu’ils

en maîtrisent davantage les codes et les listes3. Quant à l’exercice du droit d’éligibilité, il

reste l’exception – permettant très rarement d’envoyer au Parlement européen un résident

élu dans un pays autre que le sien4. Ce corps électoral européen reste encore, à bien des

égards, un continent inconnu.

Une absence de véritables campagnes européennes. L’UE reste marginalement

couverte durant les campagnes précédant les élections européennes. Lors de ces moments,

il y a surtout une reprise des routines journalistiques dans le traitement des campagnes : on

s’intéresse davantage au « jeu » (stratégies de conquête et de positionnement des hommes

politiques, petites phrases, polémiques) qu’aux « enjeux » (programmes, dimension

européenne). Et plus généralement, les travaux d’Olivier Baisnée montrent la faible

institutionnalisation de l’actualité européenne dans les médias français ; les logiques de

désintéressement médiatique à l’Europe l’emportent en effet sur celles qui pourraient

permettre la constitution d’un véritable « espace public européen »5. Mais ce point est peut-

être à tempérer : il n’y a pas tant absence de l’Europe dans les campagnes qu’une

domestication des enjeux européens au sens où ceux-ci sont abordés et traités à l’aulne de

prismes nationaux.

1 Voir par exemple Sylvie Strudel, « L’Europe, un nouvel espace de citoyenneté ? Le vote des non-nationaux »,

Revue internationale de politique comparée, vol. 16, n°4, 2009, p. 559-568. 2 Pour les élections européennes de 2009, 200.000 citoyens européens non-Français ont réalisé cette démarche

(contre 145.000 pour le précédent scrutin) ; en Espagne, ils sont 284.000 (contre 130.000 en 2004) ; au Danemark, ces chiffres sont respectivement de 16.776 et de 15.572 ; en République tchèque, on passe également de 99 à 703 inscrits. 3 En 2009 par exemple, 36.294 ressortissants espagnols se sont inscrits sur la liste électorale d'un autre État

membre mais 68.008 ont choisi de voter en Espagne. 4 Pour les élections locales, on peut supposer que la compétition attire davantage les citoyens européens (en

raison de la proximité des enjeux et des candidats mais également d’une corrélation logique entre la durée de la migration et l’intégration sociale et politique dans la ville d’accueil) mais, pour l’heure, aucune enquête comparative ne permet de donner des éléments d’analyse fiables. Une enquête réalisée à l’occasion des élections municipales de 2001 à Toulouse avait toutefois permis de montrer la résilience des schèmes nationaux dans les démarches d’inscription (ne concernant que 753 résidents) et dans les façons de se représenter la campagne. Le sentiment d’identité et de citoyenneté européenne de ces personnes s’enracine avant tout dans et s’explique largement par des expériences singulières de migration, travaillées par la durée et également par l’importance des facteurs nationaux. Elle se déploie sur une échelle horizontale, liée à la fois à la mobilité sur le territoire européen et au désir de s’intégrer pleinement à la ville rose. Citoyenneté de déplacement comme de fixation, elle se joue par contre très peu dans une dimension verticale, liée à un hypothétique « Etat européen ». Voir Julien Weisbein, dir., Le vote des résidents communautaires à Toulouse à l’occasion des élections municipales des 11 et 18 mars 2001, Rapport dans le cadre du programme 2001 du CNRS, « L’identité

européenne en question », septembre 2001. 5 Voir par exemple Olivier Baisnée, « Une actualité “ invendable ” : les rédactions françaises et britanniques face

à l’actualité communautaire », Cahiers Politiques, 2003, p. 43-66 ; « Les médias et l’Union européenne : un espace public encore introuvable », in Céline Belot, Bruno Cautrès, dir., La vie démocratique de l’Union européenne¸ Les études de la Documentation française, Documentation française, 2006, p. 65-78 ; « Who cares about the EU ? Les medias français et l’Europe » in Olivier Costa, Paul Magnette, dir., Une Europe des Elites ?, Editions de l’Université de Bruxelles, 2007.

91

La régionalisation du scrutin en 2003 : la réforme de 2003 aboutit à une définition de

circonscriptions régionales visant à renforcer la proximité entre électeurs et députés

européens et lutter contre la dispersion des parlementaires français au sein de multiples

groupes politiques dans l’hémicycle bruxellois ; sont ainsi établies 7 grandes circonscriptions

caractérisées par un nombre égal de régions et une 8ème pour l’outre-mer ; et l’exigence de

parité homme-femme sur les listes est inscrite pour les élections européennes. Les effets de

cette réforme sont assez substantiels1 : le renforcement de l’incertitude sur l’issue du vote

rend donc nécessaires des candidats bien implantés (parfois avec un mandat local et le

soutien de militants locaux) et qui mènent des campagnes efficaces (avant, seules les têtes

de liste faisaient campagne dans les médias) ; d’où une déprise partielle des logiques

d’appareil (être proche d’un leader partisan pour être sélectionné, même si les logiques de

courants continuent à structurer le processus de désignation des listes) : prime aux députés

sortants et baisse nette du taux de renouvellement des députés européens, d’une législature

à l’autre (taux jusqu’alors élevé) ; forte territorialisation de la campagne électorale (qui se

jouait naguère dans les médias et se joue désormais sur le terrain) ; fragmentation des

campagnes électorales.

L’Europe, facteur de déstabilisation du système partisan français ?

La question de l’européanisation des partis et des systèmes de partis européens a donné

lieu, à partir des années 2000, à une importante littérature2. De nombreuses analyses font

ainsi de l’UE un facteur particulièrement corrosif pour le système partisan français3, au sens

où celle-ci accompagne et renforce une « atomisation partisane de la quatrième décennie de

la Cinquième République »4. Deux niveaux peuvent être isolés :

Au niveau du système électoral, avec les effets corrosifs croissants, pour la logique

majoritaire, de la proportionnelle choisie pour les scrutins européens (mais aussi

régionaux et municipaux) mais aussi l’inflation du nombre d’acteurs politiques présents

au 1er tour des élections au scrutin majoritaire, aboutissant à une « proportionnalisation

du premier tour »5. L’accordéon électoral s’ouvre de plus en plus, permettant l’arrivée de

nouvelles forces politiques mais la fermeture par le retour à la logique majoritaire ne

permet plus de les exclure. A tempérer quelque peu : la réforme électorale de 2003 pour

les élections européennes a eu pour conséquence de rendre le système moins

proportionnel6.

1 Olivier Costa, Eric Kerrouche, Jérémie Pèlerin, « Les députés européens en quête de ‘’proximité’’. Retour sur la

réforme française du mode de scrutin aux élections européennes », in Olivier Costa, Paul Magnette, dir., Une Europe des élites ? Réflexions sur la fracture démocratique de l’Union européenne, Bruxelles, editions de

l’Université de Bruxelles, 2007, p. 115-137. 2 Voir notamment Politique européenne, « Vers une européanisation des partis politiques ? », n°16, 2005.

3 Christian Bidégaray, Claude Emeri, « Enjeux européens et système des partis politiques français », in François

D’Arcy, Luc Rouban, Dir., De la Cinquième République à l’Europe, op. cit., p. 61-76 ; Alain Guyomarch, « The European dynamics of evolving party competition in France », Affaires parlementaires, 48 (1), janvier 1995, p.

100-124 4 Jean-Luc Parodi, « Proportionnalisation périodique, cohabitation, atomisation partisane : un triple défi pour le

régime semi-présidentiel de la Cinquième République », Revue française de science politique, vol. 47, n°5, 1997, p. 299. 5 Idem, p. 307.

6 Bernard Dolez, Annie Laurent, « La magnitude, facteur décisif ? Les élections européennes de 2004 en France

et les effets du changement de mode de scrutin », RIPC, vol. 17, n°3, 2010, p. 175-193.

92

Au niveau des partis politiques. Pour reprendre la typologie de Stefano Bartolini, on

assiste à une externalisation du clivage sur l’intégration européenne : du fait d’une

demande militante de clarification sur l’UE et de l’apparition de courants exprimant des

visions contradictoires de l’Europe, les partis nationaux se segmentent sur cet enjeu,

posant la question de leur cohérence et du maintien de leur identité. La force

déstructurante pour la cohérence des appareils partisans mais aussi le fait que l’UE

minimise la capacité de prédiction des votes pour chaque camp vont alors contre une

des logiques du système politique français qui est la présidentialisation et le bipartisme,

avec la domination de deux partis (PS et UMP).

A gauche, cet effet déstructurant est le plus marqué. Au PS notamment, on observe une

importance accrue prise par les questions européennes dans la vie interne du parti (création

d’un poste de secrétaire national aux questions européennes, ce qui est dupliqué dans

certaines fédérations locales ; motions et contributions aux congrès nationaux ; organisation

de conventions du PS spécifiques sur l’UE en 1996 et 1999 ; jumelages européens de

fédérations départementales) et, conséquemment, des tensions internes sur l’alignement

social-démocrate promu au niveau européen : certains segments du PS (MJS, Gauche

socialiste devenue Nouveau Monde avec Benoît Hamon) critiquent les modalités de la

construction européenne, souvent en partenariat avec des homologues socialistes d’autres

pays ou bien avec l’extrême gauche française1. Ces stratégies d’exit (qui visent à chercher

des alliés en dehors de l’organisation partisane socialiste) culminent avec Jean-Luc

Mélenchon qui démissionne du PS pour organiser une nouvelle force politique sur ce refus

de l’alignement sur la social-démocratie européenne.

A droite, la dispersion est moindre. Certes, avec les différents scrutins européens, une offre

politique inédite de droite s’est cristallisée autour du thème du « souverainisme »

(Mouvement pour la France de Philippe de Villiers, Rassemblement pour la France de

Charles Pasqua, Debout la République de Nicolas Dupont-Aignan) mais celle-ci n’a jamais

pu constituer un bloc stable et solide (malgré une percée aux élections européennes de

1994 et 1999). Mais au-delà, la question de l’Europe interroge de manière moins explicite de

nouveaux clivages idéologiques et organisationnels au sein de la droite française (et ce sont

même les changements dans les partis de droite qui expliquent le mieux le changement du

système partisan français à partir des années 1990-2000). Devant le succès du FN, de

nombreux chercheurs ont en effet émis l’hypothèse d’une tripartition croissante de l’espace

politique entre gauche, droite modérée et extrême droite2 ; or une logique récente de

radicalisation d’une partie de l’UMP (électorat et certains élus qui veulent établir des

alliances avec le FN sur la base d’un accord au sujet de nombreuses questions culturelles

comme l’identité nationale, la crise de l’autorité, etc.) montre bien en quoi la question

européenne, toujours clivante au sein des électorats UMP et FN, est un facteur corrosif pour

l’espace idéologique de la droite et ses stratégies de conquêtes du pouvoir présidentiel3.

L’UMP doit donc limiter la portée symbolique attribuée à l’intégration européenne en mettant

1 Laurent Olivier, « Le Parti socialiste et l’européanisation de l’espace de confrontation politique : le clivage

national à l’épreuve du clivage sur l’intégration européenne », Politique européenne, n°16, 2005/2, notamment p.

164-168. 2 Gérard Grunberg, Étienne Schweisguth, « Vers une tripartition de l’espace politique », in Daniel Boy, Nonna

Mayer, dir., L’électeur a ses raisons, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 179-218 ; « La tripartition de l’espace politique », in Pascal Perrineau, Colette Ysmal, dir., Le vote de tous les refus. Les élections présidentielle et législatives de 2002, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 339-362. 3 Florent Gougou et Simon Labouret « La fin de la tripartition ? Les recompositions de la droite et la

transformation du système partisan », Revue française de science politique, 2/2013 (Vol. 63), p. 279-302.

93

en avant ses aspects les plus consensuels et en euphémisant ce qui peut corroder ses

militants. En replaçant ces coups stratégiques dans une perspective plus historique et dans

le temps long, Nicolas Sauger conteste toutefois l’idée d’un réalignement total de l’espace

politique de la droite française en raison de l’intégration communautaire, même s’il constate

le rôle structurant du thème européen pour l’espace politique français à partir des années

19901.

L’Europe renforce en outre la crise du rôle médiateur des militants partisans, entre leur

direction et leur électorat2. Ceux-ci assuraient en effet un contact entre la base sociale des

partis et leur état-major. Or cette carence en pédagogie de l’offre politique des partis est

renforcée par l’UE qui promeut des formes délibératives de légitimation politique, ce qui fait

l’économie des réseaux intermédiaires. Ceci renforce des dynamiques organisationnelles

propres aux grands partis politiques français. Au PS par exemple, on promeut ainsi un

militantisme fondé sur l’accord parcellaire et l’intermittence de l’engagement qui cadre bien

avec ce paradigme délibératif européen.

La cristallisation du consensus permissif au détriment de l'idée européenne.

Les résultats électoraux lors des Européennes ou à l’occasion des deux référendums de

1992 et 2005 laissent transparaître une lente européanisation des préférences des électeurs.

Une nouvelle « variable lourde » explicative du vote apparaît, qui viendrait concurrencer le

poids des variables socioprofessionnelles et politiques antérieur dans la structuration des

votes : le clivage entre partisans d’une « société ouverte » (aux étrangers, à l’Europe, à la

mondialisation) et partisans d’une « société fermée », inquiets et fragilisés par l’ouverture

des frontières3. Ce clivage culturel entre universalisme/anti-universalisme se rajoute au

clivage gauche-droite, toujours actif en matière d’économie et de social, mais ne s’y plie pas

– d’où cette hypothèse d’une tripartition de l’espace politique français. Ainsi le même vote

européen agrège des systèmes de valeur parfois très hétérogènes ; et l’espace politique des

électeurs n’est pas celui des forces politiques. Selon Pascal Perrineau, les attitudes

européennes des Français sont structurées, à partir de 1992, selon ce canevas davantage

culturel que social, engageant des systèmes différents de représentation du monde, de la

société et de l’avenir et cassant la bipolarité gauche/droite4. Cette nouvelle variable

explicative des comportements électoraux doit toutefois être relativisée : outre le fait que

l’Europe n’intéresse pas les électeurs lors des scrutins nationaux (présidentielles,

législatives, élections locales), il reste que leurs déterminants sociaux continuent à expliquer

une grande partie de leurs bulletins de vote.

1 Nicolas Sauger « Sur la mutation contemporaine des structures de la compétition partisane en France : les

partis de droite face à l'intégration européenne », Politique européenne, n°16, 2005, p. 101-124. 2 Antoine Roger, « L’impossible appropriation de l’Union européenne par les militants des partis politiques

nationaux », in Olivier Costa, Paul Magnette, dir., Une Europe des élites ? Réflexions sur la fracture démocratique de l’Union européenne, Bruxelles, editions de l’Université de Bruxelles, 2007, p. 37-53. 3 Gérard Grunberg, Etienne Schweisguth, « Vers une tripartition de l’espace politique », in Daniel Boy, Nonna

Mayer, Dir., L’électeur a ses raisons, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 179-218 ; Jean Chiche, Brigitte Le Roux, pascal Perrineau, Henry Rouanet, « L’espace politique des électeurs français à la fin des années 1990. Nouveaux et anciens clivages, hétérogénéité des électorats », RFSP, vol. 50, n°3, 2000, p. 463-488. 4 Pascal Perrineau, « L’enjeu européen révélateur de la mutation des clivages politiques dans les années 1990 »,

in François d’Arcy, Luc Rouban, dir., De la Ve République à l’Europe. Hommage à Jean-Louis Quermonne, Paris, Presses de Sciences-Po, 1996, p. 45-59.

94

Il n’en reste pas moins que l’on observe des critiques nouvelles adressées à l’UE, que le

consensus permissif avait jusque-là masquées et que l’exposition publique de l’enjeu

européen a permis de structurer : perte de confiance dans l'efficacité de l'action européenne

pour sortir de la crise ; montée des préoccupations nationales ; attentes vis-à-vis de la

construction européenne plus concrètes (davantage de social, moins de principes généreux)

et qui tendraient vers la fin du mythe post-matériel ; demande d'informations1 ; etc.

2. L’européanisation limitée de la vie parlementaire en France

La situation contemporaine des parlements est déjà problématique en raison d’un processus

assez général de montée en puissance des gouvernements exécutifs au détriment des

chambres législatives. En plus, les parlementaires nationaux ont perdu beaucoup de pouvoir

au fur et à mesure que celui des institutions européennes augmentait. En partie, cela est dû

à l’éloignement relatif des parlements nationaux par rapport aux institutions européennes.

Dans le système non majoritaire qu’est l’UE, la Commission, le Conseil et les groupes

d’intérêt représentés à Bruxelles ont longtemps échappé à l’attention des parlementaires.

Même si la transparence du jeu politique européen a bénéficié de l’accroissement des

pouvoirs réels du Parlement européen depuis la fin des années 1980, le sort des parlements

nationaux ne s’est guère amélioré. Au contraire. Jusqu’en 1979, le Parlement européen,

alors impuissant, était constitué de parlementaires nationaux, alors que les questions qui

relèvent de la codécision sont aujourd’hui adoptées à Strasbourg par des parlementaires

élus au suffrage universel, qui ont leur propre légitimité et qui ne doivent rien aux parlements

nationaux. Selon différentes estimations, de 20% à 80% de la législation nationale est

d’origine communautaire. Pour ces initiatives qu’ils doivent transposer en législation

nationale, les parlements nationaux jouent selon certains observateurs essentiellement le

rôle d’une chambre d’enregistrement.

Ce portrait doit toutefois être nuancé. Dans certains pays, comme le Danemark, l’exécutif

doit s’assurer que ses positions au Conseil des ministres sont appuyées par le Parlement ce

qui confère à ce dernier un droit de regard important sur le processus législatif européen. Par

ailleurs, avec le temps, les parlements nationaux ont partout mis en place des structures leur

permettant de mieux saisir les enjeux européens et d’agir en amont sur les positions

nationales. La Commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale française ou

le European Scrutiny Committee de la Chambre des communes britannique doivent à la fois

s’assurer de la transposition de la législation européenne en droit français et, de plus en

plus, contrôler le gouvernement avant l’adoption de nouvelles directives. Une Conférence

des organes spécialisés dans les affaires communautaires et européennes des parlements

de l’Union européenne (COSAC) a en outre été créée en 1989 afin d’accroître la

sensibilisation et l’emprise des parlementaires nationaux sur les questions européennes2.

Avancée considérable, le Traité de Lisbonne prévoit que les parlements nationaux puissent,

1 Cf. Eurobaromètre, 49, septembre 1998 : 32% des personnes interrogées en France pensent « avoir besoin

d’en savoir beaucoup plus » (moyenne européenne : 23%) et 44% « un peu plus » (moyenne européenne : 45%) sur l’UE. Plus précisément, 52% des Français interrogés aimeraient avoir plus d’informations sur les droits du citoyen européen ou sur la politique européenne en faveur de l’emploi et 47% sur la monnaie unique. Ils sont 26% également à souhaiter avoir plus d’informations sur le fonctionnement des institutions européennes 2 Marta Latek, « Le poids des traditions parlementaires nationales dans le développement de la coopération

interparlementaire. La participation française et britannique à la COSAC », Politique européenne, n°9, 2003, p. 143-163.

95

à la majorité simple, adresser un avis motivé aux institutions européennes exposant les

raisons pour lesquelles ils estiment qu’une proposition législative n'est pas conforme au

principe de subsidiarité. Ce sera alors au Conseil de trancher.

Plus spécifiquement, qu’en est-il en France ? Ce contexte européen de plus en plus présent

et contraignant a-t-il eu des effets sur l’organisation interne des deux chambres du

Parlement ? Les parlementaires (députés et sénateurs) voient-ils leurs pratiques comme

leurs stratégies modifiées par l’institutionnalisation de l’UE ?

L’Europe apparaît ainsi particulièrement sous-investie à l’Assemblée nationale : il y a certes

des délégations spécialisées sur les questions européennes (la Délégation pour l’Union

européenne devenue en 2008 la Commission chargée des affaires européennes), mais

celles-ci n’intéressent qu’une petite vingtaine de parlementaires ; de même, ceux-ci traitent

peu de l’intégration communautaire, l’importance de leur travail quotidien portant sur la

législation nationale. Et les deux chambres parlementaires n’ont qu’une influence minimale

sur la politique européenne de la France. « L’enceinte parlementaire, implacable machine à

transformer les enjeux publics en affrontements partisans, semble se gripper devant la

construction européenne »1. Or les députés français pourraient faire de l’UE une ressource

pour contraindre et amoindrir le processus de « rationalisation législative » qui voit leurs

pouvoirs diminuer au profit de l’exécutif. S’ils ne le font pas, c’est que cet enjeu est assez

décalé par rapport à leurs pratiques dans les assemblées :

- Par exemple, la ratification à l’Assemblée nationale des traités européens, toujours

réalisée à hauteur de 80%, échappe aux logiques délibératives propres au travail

parlementaire en assemblée2. En effet, ces documents restent pensés comme relevant

de la politique extérieure de la France et donc en appellent à une sorte d’unanimisme

(d’autant plus qu’ils sont souvent négociés de manière partagée entre les alternances,

selon un canevas proche de la cohabitation). En outre, comme il s’agit de textes collectifs

décidés par plusieurs Etats membres avec des majorités politiques différentes, on ne

peut pas vraiment les imputer à un camp politique particulier ou à une personnalité

politique, ce qui s’éloigne de l’ordinaire de la prise de décision parlementaire, à savoir le

soutien ou l’opposition à l’exécutif. Ceci rend particulièrement malaisé la critique (même

constructive) des traités, rabattue sur l’anti-européanisme et sur l’ouverture d’une crise

de l’Europe (à l’instar de ce qui s’est passé en 1954 avec le rejet par l’Assemblée

nationale française de la Communauté Européenne de Défense).

- De manière plus ordinaire, l’Europe semble éloignée des considérations immédiates des

députés de base et ils n’ont pas d’incitation individuelle à s’y intéresser et à s’y

spécialiser : l’examen d’un projet de Directive n’est pas crucial pour leur réélection.

L’Europe ne fait ni l’élection ni la carrière. Il faut alors chercher dans des structures plus

spécifiques un tel intérêt à l’Europe mais celui-ci n’est pas des plus politiquement

rentables (en permettant d’accéder à un poste de ministre ou en renforçant son influence

sur les autres députés). En étudiant les motivations et activités des présidents des

commissions spécialisées dans les questions européennes depuis Maastricht au sein de

l’Assemblée nationale française et de la Chambre des Communes britannique, Olivier

1 Olivier Rozenberg, « Du non-usage de l’Europe par les parlementaires nationaux : la ratification des traités

européens à l’Assemblée nationale », in Sophie Jacquot, Cornelia Woll, dir., Les usages de l’Europe. Acteurs et transformations européennes, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 262. 2 Ibid.

96

Rosenberg avance l’idée selon laquelle l’échec relatif de l’européanisation des deux

chambres tient au différentiel d’intérêt en matière européenne entre les chefs des partis

de gouvernement et les députés de base1. En partant d’une analyse du travail

parlementaire qui donne la part belle aux émotions et aux motivations psychologiques,

l’auteur souligne l’absence de motivations à la spécialisation sur l’UE auprès des députés

de base et distingue plutôt quatre rôles européanisés du côté des présidents des

commissions spécialisées dans les questions européennes : le « président de

commission », le « membre d’un club », l’« inquisiteur » et l’« élu qui côtoie les Grands

de l’Europe ».

- Pour autant, lorsqu’on change de focale pour s’intéresser non plus au rôle du Parlement

dans la gouvernance européenne mais à l’activité européenne de ses membres, la thèse

classique de la « déparlementarisation », c’est-à-dire de la dépossession des acteurs

parlementaires nationaux induite par la construction européenne, semble s’éroder. La

question des fonds structurels et de l’aide européenne en direction des territoires en

difficulté en atteste2. Mais ici, les parlementaires ne se servent pas tant de leurs pouvoirs

habituels et formels (procédures de consultation du gouvernement afin de peser en

amont de la décision, à Bruxelles) que d’une action de lobbying en dehors des enceintes

parlementaires, notamment à destination de l’administration déconcentrée de l’Etat qui

gère les fonds structurels (DATAR, préfectures). L’Europe n’est donc pas investie en soi

par les députés mais plutôt par le biais du travail, propre à l’activité parlementaire, de

médiation nationale (connecter la circonscription locale où est élu le parlementaire avec

les réseaux nationaux du pouvoir)3. Il n’y a donc pas ici à proprement de spécialisation

sur l’UE et celle-ci n’est qu’un objet parmi d’autres du travail parlementaire et de ses

logiques (notamment l’importance du cumul des mandats ou les ressources politiques

liées à l’ancrage partisan qui permettent un lobbying multiniveaux).

3. Une influence européenne sur les cursus politiques en France ?

La professionnalisation des activités politiques soulignée par Max Weber a pour

conséquence l’existence de véritables carrières politiques, ce qui signifie deux choses.

D’abord, l’engagement dans les activités politiques est dynamique, se déroule dans le temps

(avec une entrée dans la carrière et le fait que celle-ci soit plus ou moins longue et réussie).

Et ensuite, l’entretien d’une carrière politique nécessite des ressources liées à la personne

de l’homme politique (origines sociales, capital familial, niveau d’études, patrimoine

personnel, etc.) ou bien découlant de son activité politique (notoriété médiatique, appui sur

un appareil partisan, notabilité locale due à un mandat électif, etc.). La question est donc de

savoir si l’Europe peut affecter ce type de ressources nécessaires pour exister politiquement

et se maintenir en tant que professionnel.

1 Olivier Rozenberg « Présider par plaisir. L’examen des affaires européennes à l’Assemblée nationale et à la

Chambre des Communes depuis Maastricht », Revue française de science politique 3/2009 (Vol. 59), p. 401-427. 2 Olivier Rozenberg, « Parlementaires français et fonds structurels européens : un lobbying multiniveaux », in

Céline Bélot, Bruno Cautrès, dir., La vie démocratique de l’Union européenne, Paris, La documentation Française, 2006, p. 37-46. 3 Voir à ce sujet Olivier Nay, Andy Smith, dir., Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans

l’action politique, Paris, Economica, 2002 (et notamment les contributions de Frédéric Sawicki, Olivier Nay et Olivier Costa qui portent sur le travail parlementaire).

97

Dans sa thèse sur les eurodéputés français de 1979 à 20041, Willy Beauvallet avance la

notion de capital politique spécifiquement européen. Il s’agit d’une ressource politique

essentiellement de type expert, liée à la détention et à la maîtrise d’un savoir spécialisé. Le

capital politique européen ne peut pas en effet être de nature identitaire, patrimonial et ce, en

raison de l’incapacité de l’UE à produire des symboles, des formes « chaudes »

d’identification. Qu’en est-il alors de la rentabilité de ce capital politique européen selon les

espaces dans lesquels il est mobilisé ?

Au niveau européen. De nombreux travaux, notamment ceux menés autour de Didier

Georgakakis, ont pu montrer une logique d’institutionnalisation et de professionnalisation des

rôles politiques européens2. Un espace politique européen se structure ainsi autour d’un

noyau dur d’acteurs très spécialisés et professionnalisés sur les enjeux européens

(commissaires, eurodéputés, fonctionnaires européens) auquel s’ajoutent de nombreux

auxiliaires (lobbyistes, journalistes accrédités, etc.). Dans cet espace social particulier (et

très territorialisé dans le « quartier européen » de Bruxelles), le capital politique européen est

extrêmement rentable, car incontournable pour y mener une carrière.

On prendra ici l’exemple des députés européens. Ce rôle se caractérise par deux aspects.

C’est d’abord un rôle de composition : en effet, le mandat de parlementaire européen n’est

pas encadré par le droit et devient donc susceptible d’investissements très différenciés que

l’on peut néanmoins regrouper autour de cinq types de rôle3 : l’animateur (qui consiste à faire

vivre le débat européen dans l’hémicycle et au-delà), le spécialiste (qui privilégie, par souci

d’efficacité, un secteur et l’aspect technique du processus législatif), l’intermédiaire (qui

fonde son travail parlementaire sur les liens qu’il peut établir avec divers groupes d’intérêts

ou ses mandants), le contestataire (qui entend rompre le consensus qui serait artificiellement

produit par l’institution, jugée impuissante face aux autres acteurs) et le dilettante (qui a une

conception très réduite de la fonction de député européen et se singularise par son

absentéisme et sa faible contribution aux travaux de l’assemblée). De plus, l’endossement

du statut d’eurodéputé est souvent dû à une conjonction de circonstances nationales et non

pas à un plan de carrière, qui rend improbable l’emploi de la notion de « carrière politique

européenne » pour ce mandat. De même, les travaux d'anthropologues ont permis de

montrer une tension fortement vécue par les parlementaires européens entre leur ancrage

national et la volonté de représenter l'Union et un « intérêt européen »4.

Il n’en reste pas moins que le Parlement européen s’institutionnalise de plus en plus,

permettant de véritables carrières politiques5. S’y joue une logique de professionnalisation

des députés européens tant le PE est historiquement constitué par un personnel politique

déclassé dans les espaces nationaux et qui investit donc fortement l’arène parlementaire

européenne en se spécialisant et en mobilisant le registre expert. Le personnel

parlementaire apparaît sous cet angle comme un milieu particulièrement européanisé. Ceci

1 Willy Beauvallet, Profession : eurodéputé. Les élus français au Parlement européen et l’institutionnalisation

d’une nouvelle figure politique et élective (1979-2004), Thèse de science politique, Université Strasbourg 3, 2007. 2 Didier Georgakakis, dir., Les métiers de l’Europe. Acteurs et professionnalisations de l’Union européenne,

Strasbourg, PUS, 2002. 3 Julien Navarro, Les députés européens et leur rôle, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2009.

4 Marc Abélès, La vie quotidienne au Parlement européen, Paris, Hachette, 1992.

5 Willy Beauvallet, Sébastien Michon, « L’institutionnalisation inachevée du Parlement européen. Hétérogénéité

nationale, spécialisation et autonomisation », Politix, vol. 23, n°89, 2010, p. 147-172 ; Guillaume Marrel, Renaud Payre, « Des carrières au Parlement européen. Longévité des eurodéputés et institutionnalisation de l’arène parlementaire », Politique européenne, n°18, 2006, p. 69-104.

98

procède tout d’abord des conditions d’entrée dans un cursus de plus en plus dénationalisé :

le nombre d’eurodéputés ayant auparavant détenu un mandat parlementaire ou un

portefeuille national décroît fortement, passant de 45% en 1979 à 10% en 1999. Ceci doit

également aux caractéristiques de l’eurodéputé qui en font un personnage un peu à part au

sein des acteurs spécialisés de l’Europe : par exemple, la proportion de femmes y est la plus

prononcée des institutions communautaires, passant de 26% à 41% entre 1979 et 1999 et

dépassant de très loin les 6% de commissaires européennes ou les 3% de directrices

générales de la Commission. Ceci découle enfin des règles quotidiennes ayant cours au sein

de l’institution lesquelles valorisent les pratiques multiculturelles, la dénationalisation des

façons de se présenter et de se comporter avec les autres mais surtout des attitudes

favorables au compromis - autant de façons de faire et de penser qui sont fort éloignées des

habitudes de certains professionnels de la politique, notamment français et britanniques1. Il

n’existe pas au Parlement européen de « majorité » ou d’ « opposition ». Être député

européen semble en effet s’apparenter à un rôle de courtage2. En raison de la faible

organisation des partis politiques et de la complexité des enjeux européens, le travail

parlementaire à Strasbourg exige des qualités qui ne sont pas nécessairement valorisées

dans le champ politique national, à savoir une expertise spécialisée, de nombreux contacts

avec des groupes d’intérêt ou des ONG, ainsi qu’une aptitude au compromis.

Au niveau national. La reconversion en France d’un capital politique constitué dans les

arènes de l’UE est encore problématique, comme le montre l’exemple de la trajectoire de

Jacques Delors (encadré). Willy Beauvallet montre également bien que les députés

européens français depuis 1979 ont certes bien souvent eu des carrières politiques

nationales réussies et sont ainsi les acteurs les plus professionnalisés au plan politique

(postes de ministres, de députés à l’Assemblée nationale ou même de sénateurs, citations

dans le who’s who, etc.). Mais trois logiques demeurent quant à l’articulation entre les

carrières politiques nationales et européennes :

- Le mandat européen est un mandat de fin de carrière, de nature plutôt honorifique : cette

situation caractérise les eurodéputés les plus âgés et les plus « capés » des deux

premières législatures, avec des carrières politiques de plus de 15 ans menées aux

niveaux local et national.

- Le mandat européen est subsidiaire et temporaire : ici, les hommes politiques sont plus

jeunes, détenant de nombreuses ressources politiques et administratives et occupent

des positions élevées dans les appareils partisans, soulignant le poids des ressources

collectives et partisanes dans l’accès aux positions européennes. Leur carrière se

polarise sur le centre des champs politiques nationaux (Assemblées, gouvernement,

grands exécutifs locaux, magistrature suprême) et leur investissement européen reste

minimal (avec souvent un très fort absentéisme à Bruxelles et Strasbourg). Etre député

européen est en effet ou bien un pis-aller, ou bien relève d’une logique cumulative, pour

engranger de nombreux mandats. Et cette figure reste très dépendante des partis,

notamment gouvernementaux. Selon Rémi Lefebvre et Guillaume Marrel, la désignation

des listes socialistes pour les élections européennes de 2009 montrent bien que le PS se

1 Marc Abélès, La vie quotidienne au Parlement européen, op. cit.

2 Olivier Costa, « Le travail parlementaire européen et la défense des intérêts locaux. Les députés européens

dans la gouvernance multiniveaux » in Olivier Nay, Andy Smith, dir.,, Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans l’action publique, Paris, Economica, 2002, p. 195-225.

99

caractérise par une faible rentabilité de ce capital européen, lequel pèse peu face aux

ressources notabiliaires ou d’appareil1.

- Le mandat européen est l’occasion d’une reconversion de la carrière politique : formule

plus marginale, il s’agit ici d’investir fortement le parlement européen pour relancer une

carrière politique arrêtée au niveau national ou local et de se construire ainsi une

nouvelle légitimité (à l’instar de Simone Veil ou de Michel Rocard). Dans ce cas, la

professionnalisation spécifique sur les enjeux de l’UE est la plus forte à travers la

mobilisation du registre expert. Mais le déroulement de la carrière, ainsi revivifiée, ne se

fait plus dans les espaces nationaux.

Encadré. Un « leader » européen sans ancrage national : Jacques Delors Jacques Delors, né en 1925, peut être considéré comme un homme politique qui, par sa trajectoire, s’est révélé être à la fois un virtuose du jeu politique communautaire et un acteur plutôt maladroit du jeu politique français. D’origine modeste, intellectuel autodidacte, initialement employé à la Banque de France et syndicaliste à la CFTC, rien ne le prédisposait à la carrière politique, encore moins à l’échelle internationale. Son entrée en politique se fait par le Commissariat général au Plan où il rencontre Jacques Chaban-Delmas avec lequel il collabore autour de son projet de « Nouvelle société ». En 1974, il adhère pourtant au Parti socialiste, est élu député européen en 1979 puis commence une carrière ministérielle (à l’Économie et aux Finances où il initie le tournant de la rigueur) sous les trois gouvernements de Pierre Mauroy. Peu conforme au cursus honorum des élites politiques françaises, lequel nécessite un ancrage local et l’appui d’un parti politique (Jacques Delors a été seulement maire de Clichy un an et n’a pas constitué de réseau au sein du PS), il est alors proposé par François Mitterrand et Helmut Kohl à la Présidence de la Commission où il restera, entre janvier 1985 et janvier 1995, 10 ans - assurant le mandat le plus long et le plus emblématique de l’histoire de l’institution

2. A sa prise de fonction, la Commission se caractérise par un certain flou

institutionnel, se développant de manière pragmatique en fonction du degré de tolérance permis par les gouvernements nationaux. Par sa maîtrise des règles du jeu politique européen (qui nécessitent la construction d’alliances, la recherche de consensus et surtout la promotion d’idées mobilisatrices), il saura à la fois relancer le crédit politique de la Commission auprès des Chefs d’État et surtout relancer le processus d’intégration communautaire autour de l’idée de Grand Marché. Son leadership est alors considérable, qui doit tout autant à ses qualités qu’à son entourage professionnel ou bien à la façon dont il est reçu par les médias ou les autres acteurs du jeu politique européen. J. Delors échouera toutefois à convertir ce succès européen en pouvoir national, en refusant d’être le candidat du PS à l’élection présidentielle de 1995 (et ce, parce qu’il n’a pas de soutiens au sein de l’organisation partisane et que sa ligne sociale-démocrate y est contestée au sein de l’aile gauche) et en mobilisant le rôle de « sage » au sein de sa fondation, Notre Europe.

Europe et notabilité dans les espaces domestiques. Qu’en est-il des positions de pouvoir

notabiliaires dans l’espace social local (encadré) ? Par pouvoir notabiliaire, on entend un

pouvoir détenu en fonction de positions politiques (élu local), économiques (grand chef

d’entreprise, membre d’un réseau consulaire, etc.) ou liées à une activité sociale valorisée

dans l’espace local (diriger un club de sport, être un artiste reconnu, etc.) mais qui passe

également par l’aptitude à mobiliser des réseaux de pouvoir de façon informelle, sans passer

par des procédures formelles et publiques d’accréditation (élection, demande publique,

procédures administratives, etc.). On est ici proche de la notion de « transaction collusive »

théorisée par Michel Dobry.

1 Rémi Lefebvre, Guillaume Marrel, « Logiques partisanes, territorialisation et capital politique européen. La

constitution en France des listes socialistes aux élections européennes de 2009 », Cultures & Conflits, n°85-86, printemps-été 2012, p. 140-162. 2 Helen Drake, Jacques Delors en Europe, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2002.

100

Encadré. Le pouvoir notabiliaire en France Il convient de rappeler la configuration fortement notabiliaire de l’espace local qui pèse sur les transactions autour des enjeux communautaires, surtout en France. En effet, le local et le national témoignent de l’homogénéité du mode d’exercice de l’autorité publique à la française et que recouvre le paradigme du présidentialisme (entendu comme le primat et la personnalisation du pouvoir exécutif face aux deux autres pouvoirs, législatif et judiciaire). En effet, le fort tropisme présidentiel du local découle de la transformation radicale de la fonction exécutive dans les collectivités territoriales à l’issue des lois de décentralisation. Il ne faut pas voir pour Yves Mény dans une telle similitude structurelle le résultat d’un mimétisme du local par rapport au système politique national de la Ve mais une évolution parallèle et convergente des deux échelons

1. Une homologie structurelle existe en effet

entre l’institution présidentielle au niveau national et les exécutifs locaux (surtout les maires) : - une même nature élective et l’assise démocratique la plus large (le suffrage universel direct

uninominal) : il s’agit là de la ressource principale des deux acteurs (présidentiel et majoral), à la fois symbolique et juridique. D’autant plus que pour les citoyens, les élections présidentielles et municipales sont les principaux points de repère de la vie politique ;

- des traits institutionnels communs : la faiblesse des partis politiques, le faible caractère délibératif et collégial des instances de gouvernement (le gouvernement, les conseils municipaux), l’ampleur des pouvoirs discrétionnaires, etc.

Face à cette réalité sociologique, les questions sont donc les suivantes : l’Europe est-elle

mobilisée par des insiders (c’est-à-dire ceux qui maîtrisent le jeu, les groupes dominants) ?

Sert-elle ainsi des stratégies de conservation, d’entretien, voire d’amélioration de positions

dominantes ? Ou bien l’Europe est-elle mobilisée par des groupes prétendants ou dominés,

au service de stratégies de subversion ou de contestation ?

Il convient de rappeler, à nouveau, le caractère extrêmement hypothétique des résultats

avancés qui dépendent de recherches trop peu nombreuses pour revendiquer et permettre

la généralisation. On peut néanmoins dresser une typologie des usages locaux de l’Europe à

partir de ce que l’on a pu voir précédemment dans ce cours.

L’usage notabiliaire de l’Europe domine. Ici, les usages locaux de l’Europe servent à

maintenir (ou défendre) des positions de pouvoir politique, économique ou social. L’Europe

s’énonce dans des espaces sociaux plutôt clos, à bas bruit social, selon le registre de

l’expertise spécialisée. C’est le cas de l’administration déconcentrée qui tente de

monopoliser les ressources européennes dans l’espace local : à la fois leur valeur mais

surtout leur accès. C’est aussi le cas de certains députés européens mais ici, la convertibilité

et la translation des ressources politiques ne sont pas symétriques : une ressource locale

peut être rentable au Parlement européen (« l’implantation locale fonctionne en ce sens

comme une ressource effective sur le marché politique européen »2) ; comme on l’a vu

précédemment, une ressource européenne lié au mandat d’eurodéputé a moins de valeur

sur les marchés politiques locaux (d’autant plus qu’une telle position passe souvent par un

patron politique local), même si elle permet de renforcer une image de notable local.

Dans ce modèle, les configurations locales de pouvoir ou d’action publique ne sont pas

transformées en profondeur par l’Europe. C’est par exemple le cas de la pêche où il existe

une culture d’arrangement entre l’Etat (Administration des Affaires maritimes comme les

préfectures et les DRAM) et les pêcheurs (CNPMEM : comité national des pêches maritimes

1 Yves Mény in Nicolas Wahl, Jean-Louis Quermonne, Dir., La France présidentielle. L’influence du suffrage

universel sur la vie politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1995, p. 195-206 2 Willy Beauvallet, Profession : eurodéputé, op. cit., p. 231.

101

et des élevages marins) ; ce secteur envoie au modèle du corporatisme sectoriel, c’est-à-dire

à une véritable cogestion entre l’Etat et les professionnels de la pêche. Or l’Europe n’impacte

que très peu cette logique : les autorités nationales en charge du contrôle des flottes ou des

volumes de pêche ferment les yeux pour conserver la paix sociale1.

Investir l’Europe pour intégrer les réseaux de pouvoir. L’Europe peut également servir des

« stratégies de prétendants » (P. Bourdieu), visant à intégrer les lieux où se joue le pouvoir

local. Cette stratégie se joue pour l’instant sur des positions expertes et ne concernent que

les métiers d’auxiliaires politiques, lesquels restent souvent dominés par rapport aux acteurs

les plus professionnalisés (élus, hauts fonctionnaires dans les collectivités locales). L’action

publique territoriale a déjà connu une forte logique de professionnalisation qui en affecte ses

différents agents (élus, auxiliaires administratifs et politiques, associations, etc.)2. Or un effet

important de l’européanisation du local tient à l’institutionnalisation croissante d’une

composante européenne dans les divers métiers de la gouvernance territoriale liés à la

conduite de l’action publique locale. L’élu, le fonctionnaire territorial, le consultant agissent

dans un univers d’action polycentrique dans lequel la dimension européenne est fortement

présente. Dans la régulation quotidienne de toute une série de problèmes locaux, des

normes, des financements européens interviennent. Le développement de l’action publique

communautaire a ainsi généré une croissance considérable du marché de l’expertise locale,

privée comme publique3. En réponse à des incitations institutionnelles (encadré), un

ensemble croissant d’experts privés a investi de près ou de loin les politiques

communautaires dans des secteurs et territoires variés. Ils établissent donc des contacts

avec l’administration communautaire et se spécialisent sur des thèmes fortement

européanisés. On a donc en tout cas un exemple d’européanisation par le bas, c’est-à-dire

de mobilisations d’acteurs locaux impulsées par la donne européenne et visant à tirer au

mieux profit de celle-ci. Ces experts participent en retour à la circulation de la vulgate

européenne en matière d’action publique. Chargés de former les personnels, de monter un

projet, ou d’évaluer ils sont de véritables entrepreneurs d’Europe, agents actifs d’une

européanisation des pratiques et des représentations. Et Andy Smith de souligner que ces

experts participent également à la centralisation de la gouvernance locale4.

Encadré. Des incitations par les acteurs publics. Cette explosion de l’expertise privée dans l’action publique correspond globalement à une externalisation croissante de tâches traditionnellement assurées par les services des administrations centrales ou déconcentrées et des collectivités territoriales. A plusieurs étapes de la formulation d’une politique publique des tâches d’ingénierie et/ou d’évaluation sont désormais confiées à des experts extérieurs ; à tel point que les grands cabinets spécialisés dans le conseil à destination des opérateurs privés (PME, PMI, etc.) ont désormais établi des structures spécialisées dans le secteur public

5. L’action publique européenne se prête bien à l’intervention d’experts dans la mesure où les

1 Christian Lequesne, L’Europe bleue. A quoi sert une politique communautaire de la pêche ?, Paris, Presses de

Sciences-Po, 2001. 2 Sciences de la Société, « Les idéologies émergentes des politiques territoriales », n°65, 2005.

3 Elodie Lavignotte Guérin, « Les experts de l’Europe au « local ». Critères d’identification et de différenciation sur

un marché de l’expertise locale en pleine mutation », in Didier Georgakakis, Dir., Les métiers de l’Europe politique. Acteurs et professionnalisations de l’Union européenne, Strasbourg, PUS, 2002, p. 217-240 ; Elodie Lavignotte Guérin, Expertise et politiques européennes de développement local, Paris, L’Harmattan, 1999. 4 Andy Smith, « Experts européens et centralisation de la gouvernance locale », in Richard Balme, Alain Faure,

Albert Mabileau, Dir., Les nouvelles politiques locales. Dynamiques de l’action publique, Paris, Presses de

Sciences Po, 1999, p. 403-413. 5 Les dix principaux cabinets de conseil en France (Accenture, AT Kearney, Boston Consulting Group,

BearingPoint, Capgemini, CSC Computer Sciences, Ineum Consulting, Mercer Managment Consulting, Unilog

102

programmes répondent à des méthodologies précises, en particulier : évaluation ex ante des projets, évaluation à mi-parcours et évaluation ex post. On retrouve de nombreux experts dans l’action publique locale à visée européenne où ils interviennent à différents niveaux : conseil, formation, ingénierie de projets, évaluation. Mais surtout, la Commission européenne apparaît comme le principal vecteur de cette émergence de l’expertise dans l’action publique locale. - D’un point de vue pratique : il convient d’abord de noter l’importance des critères édictés par la

commission pour la valeur de l’expertise européenne et son organisation locale : regroupements d’expertise par pays, filtre de la sélection par l’accréditation de la Commission qui précarise le statut d’expert, etc. La Commission européenne a surtout joué un rôle important dans la structuration de ce marché de l’expertise en faisant de l’évaluation un principe incontournable de l’action publique européenne, en particulier pour les dispositifs financés par les fonds structurels (et la peur des contrôles de la Commission a joué un rôle d’aiguillon pour les porteurs de projets locaux, comme on a pu déjà le voir) mais aussi, comme on le verra après, en instituant divers réseaux d’experts autour et en accompagnement de certains programmes. Ainsi, l’évaluation des programmes européens (fonds structurels, programmes LEADER, …) imposée systématiquement par la Commission européenne et les différentes obligations nationales d’évaluer (circulaire Jospin de 1998 sur l’évaluation des procédures contractuelles,…) ont socialisé les acteurs territoriaux à cette nouvelle technique de pilotage de l’action publique.

- D’un point de vue plus symbolique : la Commission a induit une véritable philosophie (et même une idéologie) de l’expertise selon laquelle le détour par le savoir peut améliorer l’efficacité de l’action publique et désarmer les différends politiques ou idéologiques (lecture managériale inspirée de la tradition américaine de rationalisation de l’action publique). C’est par ailleurs elle qui gage la valeur symbolique du statut d’« expert de la Commission », qui donne à certains acteurs un statut légitime dans l’action publique locale. On retrouve donc cette aptitude de certains acteurs locaux à se saisir de ressources européennes (ici, la reconnaissance comme « expert européen ») et à les convertir en positions de pouvoir locales.

La structuration de ce marché induit une lutte entre les différents organismes qui se

positionnent en offreurs de savoirs sur ce créneau. Dans ce marché en formation, l’offre des

compétences disponibles est triple :

- le conseil (qui fait appel à des compétences de type organisationnel, surtout détenue par

les grands cabinets avec l’importance de la maîtrise du droit européen : diffusion de

l’information, aide juridique au montage de dossiers, recherche de financements

communautaires, gestion des ressources humaines, etc.) ;

- l’ingénierie de projets (qui fait plutôt appel à des compétences techniques, souvent

sectorialisées, surtout portées par des ingénieurs : assistance ou formation

technique…) ;

- et l’évaluation (forme de savoir qui tend à se définir et à se stabiliser par l’action des

grands cabinets de conseil : analyse de l’existant, élaboration de solutions selon des

règles et des méthodologies précises, etc.). C'est l'échelon régional qui s’est révélé

comme étant le point de fixation du développement de l’évaluation dans les collectivités

locales suite aux obligations juridiques (évaluations des fonds européens, évaluations

des contrats de Plan Etat Région) et à la volonté de ces entités de se positionner et de

peser dans le jeu territorial. Et plus de 150 cabinets de conseil concourent sur la scène

évaluative, nonobstant la constellation de consultants indépendants locaux qui

interviennent de manière très ponctuelle et dont l’activité est difficile à saisir. Les acteurs

privés de l’évaluation sont concentrés principalement dans la région parisienne (une

soixantaine de structures) et dans la région Rhône-Alpes (une vingtaine de cabinets). De

surcroît, le tissu des cabinets est caractérisé par des entités de faible taille (moins de 20

salariés); le poids des grands cabinets de conseil anglo-saxon, « les big four », apparaît

Management) ont tous développé un axe « services publics » (pour 9 d’entre eux) ou « collectivités locales » (pour 5 d’entre eux).

103

surtout circonscrit aux missions d’évaluation des fonds européens, probablement parce

que plus rentables et rentrant dans des standards internationaux mieux maîtrisés par

eux. En ce sens, près de la moitié des évaluations ex-ante des programmes européens

pour la période 2007-2013 (réalisées dans les régions françaises) ont été attribuées à

des ces « grands noms » du conseil et de l’audit1.

Il y a néanmoins un conflit entre deux groupes sociaux quant à la place à occuper dans ce

marché de l’expertise locale et quant à la nature de l’intervention de l’expert, opposant une

conception politique et militante du développement local pour les agents techniques des

services déconcentrés de l’Etat ou des collectivités locales ; et une conception plus

commerciale et juridicisée pour les consultants. Les premiers continuent à se référer à une

conception plutôt hiérarchique de leur fonction (ils incarnent « l’intérêt général » contre des

« mercenaires ») ainsi qu’à la maîtrise d’un savoir technique et de connaissances de terrain

(là où les autres sont de simples « méthodologues » creux). Les seconds dupliquent le

discours de la Commission sur la dimension partenariale de la « bonne gouvernance »,

l’aplanissement des relations hiérarchiques, l’ouverture au privé et à de nouvelles

compétences, la décentralisation et le partage des responsabilités ; autant de mots d’ordre

qui choquent et tendent à marginaliser les premiers2…

Conclusion de la deuxième partie

Parce qu’elle repose sur une base sociologique élitaire et peut être considérée comme un

privilège de privilégiés, la construction européenne tend à renforcer les inégalités sociales et

démocratiques qui caractérisent les États en Europe. Une fracture grandissante sépare en

effet les gagnants des perdants du processus d’intégration et constitue la matrice d’un

possible « clash » à l’échelle de l’UE3. Malgré son hétérogénéité, on peut voir poindre une

polarisation accrue de l’espace politique à l’échelle de l’Union. De plus en plus, les opinions

des citoyens s’organisent autour d’une logique idéologique nouvelle, opposant, dans l’ordre

économique, les partisans d’une régulation du marché européen à ceux qui défendent une

vision libérale et, dans l’ordre culturel, ceux qui sont pour l’ouverture des frontières à ceux

qui entendent les maintenir. Comme on l’a vu, ce clivage pro-Europe/anti-Europe

recompose les clivages traditionnels qui se sont historiquement établis dans les États-

nations. Il rajoute aux camps habituels de la gauche et de la droite un groupe d’extrême-

droite opposé à la libéralisation des mœurs, à l’immigration et à l’ouverture des frontières.

Mais surtout, l’intégration européenne tend à scinder et même autonomiser entre eux les

espaces du politique. Les structures traduisant les choix collectifs des citoyens (le vote,

l’animation de la vie politique et du débat public grâce aux médias ou aux partis) restent 1 Les éléments produits ici sont issus d’un dépouillement effectué par Nicolas Matyjasik des annuaires

professionnels des consultants auprès du secteur public. Ce travail a été également couplé avec une analyse des évaluations conduites dans le cadre des CPER depuis 1993, des évaluations européennes (Leader +, Urban, Objectif 2,…) et les évaluations de la politique de la ville sur la période 2000-2006 afin d’identifier les cabinets intervenus. Pour plus de détails, voir Nicolas Matyjasik, « Expertise en évaluation locale des politiques publiques. Développement et conséquences », communication au colloque « L’expertise : un objet flou », IEP de Rennes, 2007 2 Ces formes de (dé)légitimations croisées peuvent notamment être analysées en fonction des grandeurs propres

au « nouvel esprit du capitalisme » (Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris,

Gallimard, 1999). 3 Neil Fligstein, Euro-clash. The EU, European Identity, and the Future of Europe, Oxford, Oxford University

Press, 2008.

104

enchâssées dans les frontières nationales. À l’inverse, ce qui relève de la fabrique des

politiques publiques (la définition des objectifs, la mise en forme juridique des programmes,

la sélection des acteurs qui vont mettre en œuvre les décisions, etc.) est de plus en plus

localisé à Bruxelles. Paul Magnette observe que l’Europe repose finalement sur un « espace

public orléaniste », c’est-à-dire un système de décision qui accroît les inégalités politiques

entre ceux qui participent directement au jeu politique européen (les lobbyistes, les hauts

fonctionnaires et plus généralement les professionnels de la politique) et ceux qui, dans les

États membres, n’y sont conviés que de façon épisodique1. Vivien Schmidt avance pour sa

part que les États membres sont principalement dépositaires du gouvernement par le peuple

(à travers la participation politique) et du peuple (à travers la représentation politique), tandis

que les institutions européennes impliquent une gouvernance pour le peuple (un

gouvernement efficace) et avec une petite partie du peuple (à travers les consultations avec

les intérêts organisés)2. Et tous de conclure qu’il manque encore la médiation d’un véritable

espace public qui permettrait de faire correspondre le lieu de la décision collective et celui de

l’action publique.

Cette situation de divorce n’est pas obligatoirement figée et des évolutions de l’Union plus

positives sont envisageables. La polémique portant sur la démocratie européenne a été

ainsi récemment relancée au prix d’un déplacement de la question du déficit démocratique

vers celle d’une possible politisation de l’Union. A ce sujet, Simon Hix estime que celle-ci est

possible et souhaitable3. Il en appelle à une compétition politique démocratique qui serait

limitée par le système d’équilibres qui s’est instauré à l’échelle de l’UE et ne serait donc pas

une simple transplantation du modèle majoritaire. Selon lui, pour s’intéresser à l’UE, les

citoyens doivent avoir la possibilité d’évaluer les politiques européennes selon une grille de

lecture fondée sur l’axe gauche/droite, ou au moins d’isoler et de confronter diverses options

portées par des camps politiques clairement établis. L’évolution récente des institutions

européennes rend possible cette politisation. Premièrement, un véritable régime de partis

pointe au Parlement européen. Deuxièmement, le pouvoir croissant du Parlement et

l’extension du vote à la majorité qualifiée au Conseil diffusent le principe majoritaire au

détriment des modes consensuels de décision. Troisièmement, la procédure de nomination

du président de la Commission peut amener à faire émerger une « majorité », dotée d’un

programme clair et de moyens de le mettre en œuvre.

Contrairement à Hix, Stefano Bartolini pense que la spécificité du montage institutionnel

européen fondé sur le consensus et le partage des pouvoirs dans des arènes de

négociation fermée interdit de recourir à toute grille de lecture idéologique4. Bartolini

distingue les « questions européennes constitutives » (qui portent sur la nature de l’UE et

son mode décisionnel) et les « questions européennes isomorphes » (qui transfèrent à

l’échelle de l’UE les thématiques « normales » du débat politique national). Pour Bartolini,

les questions isomorphes dont Hix préconise le transfert à l’UE risquent de contaminer les

questions constitutives, et donc l’avenir de l’UE. En outre, Bartolini doute que le clivage

gauche/droite, caractéristique des questions isomorphes, puisse durablement structurer le

Conseil ou la Commission. C’est toujours le Conseil qui nomme les commissaires ; or, la

1 Paul Magnette, L’Europe, l’Etat et la démocratie, Bruxelles, Editions Complexe, 2000, p. 233.

2 Vivien Schmidt, La démocratie en Europe. L’Union européenne et les politiques nationales, Paris, La

Découverte, 2010. 3 Simon Hix, What's Wrong With the European Union and How to Fix It, Londres, Polity Press, 2008.

4 Stefano Bartolini, Restructuring Europe: Centre Formation, System Building and Political Structuring between

the Nation State and the European Union, Oxford, Oxford University Press, 2005.

105

divergence des rythmes électoraux qui produisent les gouvernements nationaux et le fait

que ceux-ci n’ont pas été élus sur des enjeux clairement européens empêchent la formation

de majorités stables.

106

Troisième partie.

L’européanisation des sociétés.

De nombreux auteurs voient dans l’Union européenne l’exemple type d’un « gouvernement

sans société » au sens où, bien qu’établissant une réelle structure de gouvernement (c’est-à-

dire qu’elle a la capacité d’instaurer un ordre politique), elle ne s’adosse pas à des processus

spécifiques de socialisation, entendue comme la transmission d’une représentation partagée

du monde, et manque ainsi de symboles forts1. En raison de la prégnance des registres

identitaires déjà constitués au sein des États-nations, le projet européen peine à se mettre

en mythes ou en images et à susciter un réel sentiment d’allégeance. Il n’y a donc pas de

société politique européenne entendue comme une communauté politique (polity), c’est-à-

dire, selon la belle formule de Jean Leca, « l’assertion symbolique d’une identité collective

englobante, la réponse [tenue pour] acquise, ou ‘’hégémonique’’ aux quatre questions

identitaires : ‘’d’où venons-nous ?’’ (généalogie), ‘’où allons-nous ?’’ (téléologie), ‘’qui sont

nos partenaires ?’’ (commerce), ‘’qui sont nos ennemis ?’’ (polémique) »2.

Pour autant, se poser la question de l’existence, ou pour le moins de la possibilité, d’une

telle « société européenne », d’une polity européanisée, ne relève pas de l’exercice

divinatoire. Les travaux de sociologie historique montrent en effet que les identités

collectives ont été souvent prescrites par en haut. Les élites ont créé des structures

politiques, comme la bureaucratie, l’armée, les médias et l’école, qui ont façonné le

sentiment d’appartenance à une nation, une classe sociale, ou même une confession

religieuse. La théorie de Norbert Elias est ici d’un grand secours : l’allongement des chaînes

d’interdépendance entre individus crée une force d’intégration accrue des sociétés et forge

des projections identitaires qui s’établissent de plus en plus dans la distance3. Il y a

cependant un effet de décalage historique entre ce qu’Elias nomme les « unités de survie »

(là où la sécurité est objectivement assurée) et les « communautés d’appartenance » (là où

les individus ont conscience d’appartenir à un tout)4. Car l’histoire montre que les

transformations de la structure sociale ont toujours précédé les sentiments collectifs

d’identification (encadré). Ce décalage a notamment nécessité une action volontariste de la

part des détenteurs du pouvoir politique et ce, en matière économique, linguistique ou

culturelle.

Encadré. Un décalage structurel : « unité de survie » et « unité d’appartenance » Le sociologue allemand Norbert Elias nous permet de comprendre pourquoi les pouvoirs politiques se transforment plus rapidement que les opinions et les attitudes des citoyens. Il montre en effet que des transformations politiques parfois lointaines, comme la naissance des États-nations ou bien la construction européenne, doivent être mises en relation avec une histoire des mentalités des

1 Andy Smith, Le gouvernement de l’Union européenne. Une sociologie politique, Paris, LGDJ, 2010 ; François

Foret, Légitimer l’Europe. Pouvoir et symbolique à l’ère de la gouvernance, Paris, Presses de Sciences Po, 2008. 2 Jean Leca « L'état entre politics, policies et polity. Ou peut-on sortir du triangle des Bermudes ? »,

Gouvernement et action publique, n°1, 2012, p. 63. 3 Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991.

4 Pour un commentaire, voir Florence Delmotte, « Norbert Elias et l’intégration post-nationale », Revue suisse de

science politique, 7 (1), 2002 ; Florence Delmotte, Norbert Elias : la civilisation et l’Etat, Bruxelles, Ed. de l’Univ. de Bruxelles, 2007.

107

individus, et notamment l’équilibre qui s’instaure chez eux entre le « je » (l’individuation) et le « nous » (l’appartenance à un collectif de plus en plus élargi). Elias distingue les « unités de survie » (à savoir les espaces où la sécurité des citoyens est objectivement réalisée) et les « unités d’appartenance » (à savoir les espaces dans lesquels les individus éprouvent des liens d’identification avec les autres). Les unités de survie sont selon Elias toujours en avance sur les unités d’appartenance puisque les individus n’ont pas conscience des transformations objectives qui affectent les premières et continuent à se sentir appartenir à un niveau inférieur. L’État moderne, par exemple, est une unité de survie qui a monopolisé la violence légitime (la police et l’armée) à partir de la Renaissance. Il a précédé la nation, apparue comme unité d’appartenance autour du 19

e siècle. De la même manière, pourrait-on dire,

l’Union européenne comme lieu doté de pouvoirs croissants est en avance sur l’Europe comme lieu d’une identification collective de ses citoyens. Mais rien n’interdit de penser que ce décalage ne sera pas progressivement résorbé, notamment en raison des politiques identitaires promues par l’UE que nous allons détailler plus loin.

Appliquée à la situation de l’Union européenne, cela signifie que les institutions

communautaires pourraient contribuer à faire émerger un sentiment d’appartenance

commune et une identification à l’Europe qui seraient constitutifs d’un demos européen,

c’est-à-dire d’un peuple européen ayant pris conscience de lui-même. Dans cette troisième

partie, nous allons donc nous demander si l’institutionnalisation de l’UE trace les linéaments,

pas nécessairement politiques au sens strict, d’une européanisation des sociétés

nationales1. Des historiens observent d’ailleurs que, depuis la première moitié du 20e siècle,

les diverses sociétés européennes se sont de plus en plus rapprochées les unes des autres

en matière de styles de vie, de structures familiales et de systèmes de valeurs2. Dès lors,

pour le sociologue américain Neil Fligstein, étudier les institutions et les politiques de l’UE

revient à se contenter de la pointe de l’iceberg. La partie immergée à Bruxelles ne doit pas

nous faire oublier les puissantes forces sociales sur lesquelles repose la construction

européenne depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale3. In fine, c’est en identifiant les

conditions d’émergence mais aussi les limites d’une société européenne que l’on sera à

même de comprendre ce qui rend les institutions et les politiques de l’UE possibles. Dans

cette perspective résolument sociologique, l’européanisation n’est plus conçue comme le

changement des systèmes politiques, économiques et administratifs nationaux attribuable au

fonctionnement de la gouvernance européenne (ce que nous avons vu dans les deux

premières parties du cours), mais plutôt comme la création de liens horizontaux entre les

sociétés nationales – ce que Fligstein appelle la création de « champs sociaux européens ».

On abordera successivement l’européanisation de l’espace économique induit par la

libéralisation du Marché unique, celle des sociétés nationales découlant des politiques

identitaires promues par l’UE mais également les effets sociaux liés à la mobilité des

individus en Europe. En effet, la mobilité géographique et sociale induite par le processus

d’intégration européenne étend l’échelle comme la signification de pratiques sociales

diverses, tissant par en bas des groupes sociaux de plus en plus européanisés. Mais la

conclusion de cette partie ne sera pas particulièrement optimiste au sens où si « société

européenne » il y a, celle-ci est relativement inégalitaire ainsi qu’elle porte les germes d’un

possible conflit social, un « euroclash » selon la formule choc de Neil Fligstein…

1 C’est en ce sens que nous avons parlé d’une approche « contrapuntique » de l’UE (Julien Weisbein, « L’Europe

à contrepoint. Innovation des objets et classicisme théorique », Politique européenne, n°25, 2008, p. 115-136). 2 Hartmut Kaelble, Vers une société européenne, 1880-1980, Paris, Belin, 1988 ; René Girault, dir., Identité et

conscience européennes au XXème siècle, Paris, Hachette, 1994. 3 Neil Fligstein, Euro-clash. The EU, European Identity, and the Future of Europe, Oxford, Oxford University

Press, 2008.

108

1. L’européanisation de l’espace économique

Historiquement, la formation de l’État national a été associée au développement d’un marché

national. L’européanisation de l’espace économique aujourd’hui peut s’observer sur deux

plans : celui des groupes d’intérêt, d’abord, dont les revendications sont dans le cadre

européen surtout de nature économique, et celui des entreprises ensuite.

1.1. Les groupes d’intérêt

La gouvernance européenne offre de nouvelles structures d’opportunité politique aux

groupes d’intérêt nationaux. Selon Richard Balme et Didier Chabanet, on peut observer

quatre modes d’européanisation de l’action collective1 : (1) lorsque les groupes d’intérêt

portent des enjeux européens au niveau national, comme certains mouvements de

chasseurs en France, on parle d’internalisation ; (2) lorsque les groupes se déplacent vers

Bruxelles pour faire valoir leurs revendications, comme une entreprise qui fait du lobbying

auprès de la Commission, on parle d’externalisation ; (3) lorsque des groupes de différents

États membres coopèrent au niveau européen, par exemple les associations d’agriculteurs

qui manifestent dans les rues de Bruxelles, on parle de supranationalisation ; (4) lorsque,

finalement, de véritables « eurogroupes » avec une identité collective forte

s’institutionnalisent, comme la Table Ronde des Industriels ou Greenpeace Europe, on parle

de transnationalisation. Les recherches démontrent que, si la supranationalisation et la

transnationalisation ont tendance à se développer quelque peu depuis la fin des années

1980, surtout au sein des groupes d’intérêt économiques, les formes les plus courantes

d’européanisation demeurent l’internalisation et l’externalisation2. Les enjeux européens,

bien que toujours minoritaires, jouent un rôle de plus en plus important dans les

revendications des groupes de pression, ONG et mouvements sociaux. Dans le cas de

l’internalisation, ces revendications demeurent segmentées et adressées à l’État nation en

priorité, comme lorsque des associations de routiers manifestent leur opposition à l’UE à

Paris ou Madrid. En ce qui concerne l’externalisation, le répertoire d’action collective propre

à l’Europe semble se limiter au lobbying et au litige, deux formes de représentation des

intérêts inspirées du modèle libéral américain3.

Jugeant que « le lobbying auprès des institutions communautaires a littéralement explosé

depuis le milieu des années 1980 », Emiliano Grossman et Sabine Saurugger citent le

nombre de 2.400 groupes établis à Bruxelles mais ce chiffre est en constante évolution4. Au

total, il y aurait entre 20.000 et 30.000 lobbyistes professionnels dans la capitale

européenne. Le lobbying consiste à approcher les institutions européennes directement pour

1 Richard Balme, Didier Chabanet, « Action collective et gouvernance de l'Union européenne », in Richard Balme,

Didier Chabanet & Vincent Wright, dir., L'action collective en Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, p. 21-120. 2 Donatella della Porta, Manuela Caiani, « Europeanization from Below? Social Movements and Europe »,

Mobilization, 12(1), 2007, p. 1-20. 3 Philipp Schmitter, « Quelques alternatives pour le futur système politique européen et leurs implications pour les

politiques publiques européennes », In Mény, Y., Muller, P. & Quermone, J.-L. (Eds.), Politiques publiques en Europe, Paris, L'Harmattan, 1995, p. 27-47 ; Emiliano Grossman, Sabine Saurugger, Les groupes d’intérêt : action collective et stratégies de représentation, Paris, Armand Colin, 2006 ; Ruud Koopmans, Paul Statham, The Making of a European Public Sphere: Media Discourse and Political Contention, Cambridge, Cambridge University Press, 2010. 4 Emiliano Grossman, Sabine Saurugger, Les groupes d’intérêt, op. cit., p. 186.

109

représenter les intérêts d’un groupe donné. Les techniques des lobbyistes peuvent aller de

l’information, de la consultation et de l’offre d’expertise au marchandage contre un soutien

politique voire, ce qui est illégal, à l’échange de faveurs ou d’argent. Il s’agit d’une forme

professionnalisée et policée d’action collective qui contraste avec le militantisme ou la

contestation populaire, plus fréquents au niveau national. Souvent les groupes d’intérêt se

font accompagner par des avocats ou des consultants en lobbying.

Traditionnellement, c’est la Commission qui est le point d’accès privilégié des lobbyistes.

Souvent, la Commission cultive même activement les groupes d’intérêt afin d’obtenir de

l’expertise, se faire une idée des préférences de la société civile et constituer des coalitions

politiques favorables à son action. Dans son Livre blanc sur la gouvernance européenne, la

Commission présente ceci comme une façon démocratique et transparente de s’ouvrir à ce

qu’elle appelle la « société civile organisée »1. Les représentants des groupes d’intérêt

peuvent être intégrés dans les groupes de travail. De par ses fonctions, la Cour de justice est

fermée aux groupes d’intérêt, qui préfèrent par ailleurs intervenir au niveau du gouvernement

national qu’auprès du secrétariat du Conseil.

En raison de l’extension graduelle des pouvoirs du Parlement européen depuis l’adoption

des procédures de codécision, les eurodéputés sont de plus en plus sollicités. Les groupes

d’intérêt entretiennent des relations étroites avec les membres des commissions

permanentes qui concernent leurs membres, par exemple la Confédération européenne du

textile (Euratex) auprès des commissions parlementaires « Marché intérieur et protection des

consommateurs » et « Commerce international ». Certains groupes d’intérêt comme

BusinessEurope ou la Chambre américaine de commerce (AMCHAM) et les fédérations

d’associations industrielles nationales peuvent être amenés à agir dans presque toutes les

commissions. Les lobbies peuvent également agir dans le cadre plus informel des

intergroupes, c’est-à-dire des groupes informels de députés intéressés par une question

précise2. Il est à noter que, tout en étant beaucoup plus importante que dans les États

membres, l’activité du lobbying bruxelloise n’atteint ni la taille ni les excès qu’on retrouve à

Washington auprès du Congrès et des départements ministériels. En 2009, la Commission a

créé un registre des représentants d’intérêt et un code de conduite afin d’encadrer la

pratique du lobbying.

Une deuxième pratique courante du répertoire européen est le recours aux tribunaux, le

litige. Celui-ci se pratique à Luxembourg plutôt qu’à Bruxelles ou Strasbourg. Nous avons vu

que la Commission avait la possibilité d’intenter une poursuite contre les États qui auraient

« manqué » à leurs obligations communautaires. Selon le principe de l’effet direct, cette

possibilité s’offre aussi aux groupes d’intérêt, les entreprises ou les personnes physiques qui

peuvent saisir une juridiction nationale en invoquant le droit communautaire. La croissance

du litige lié aux questions européennes témoigne, selon Renaud Dehousse, d’une

« utilisation stratégique des prétoires » par les groupes d’intérêt3.

Neil Fligstein et Alec Stone Sweet ont montré que les entreprises étaient au cœur des

processus d’européanisation parce qu’elles participent au développement des marchés à

1 Voir à ce sujet Didier Georgakakis, Marine de Lassalle, Dir., La « nouvelle gouvernance européenne ». Genèses

et usages politiques d’un livre blanc, Strasbourg, PUS, 2008. 2 Laurent Dutoit, « L'influence au sein du Parlement européen : les intergroupes », Politique européenne, n° 9,

2003, p. 123-142. 3 Renaud Dehousse, La Cour de justice des Communautés européennes, Paris, Montchrestien, 1997 ;

« L'Europe par le droit : plaidoyer pour une approche contextuelle », Politique européenne, n°1, 2000, p. 63-83.

110

l’échelle continentale1. Or ces entreprises ont utilisé les opportunités offertes par le niveau

européen pour porter, par le truchement du renvoi préjudiciel, leurs revendications devant la

Cour de Luxembourg. Ce litige, comme celui qui a produit l’arrêt Cassis de Dijon en 1979,

force souvent la Commission à proposer de nouvelles directives auxquelles les États doivent

s’adapter. Le processus est donc comparable à une boucle de rétroaction dans laquelle les

groupes d’intérêt se mobilisent pour faire valoir les droits que les traités leur donnent, la Cour

produit de la jurisprudence pour répondre à ces recours, la Commission réagit en produisant

de nouveaux actes législatifs qui génèrent des pressions à l’adaptation au sein des États.

Ces pressions, nécessairement conflictuelles, amènent de nouveaux groupes d’intérêt à se

mobiliser, etc. Progressivement, les groupes d’intérêt font ainsi la promotion inconsciente de

l’intégration négative et, si la Commission fait preuve d’audace, parfois de l’intégration

positive.

1.2. L’intégration des marchés

La gouvernance européenne offre ainsi de nouvelles structures d’opportunité économique.

La dynamique d’européanisation a été rendue possible par l’intéressement des entreprises

aux occasions d’affaires que présente le marché unique. Le principal effet du projet politique

de l’UE a été d’accroître considérablement les échanges commerciaux sur le continent.

Aujourd’hui, les échanges commerciaux entre pays membres de l’UE représentent près de

40% de leur PIB, et 70% du total de leurs exportations sont à destination d’autres pays

membres. L’UE est la plus vaste zone d’échanges commerciaux au monde.

On associe souvent la mondialisation à la délocalisation des entreprises. En fait, s’il est vrai

que les grandes entreprises européennes ont diminué le poids relatif de leur pays d’attache

dans leur stratégie d’investissement et d’emploi, les investissements et les emplois perdus

n’ont pas tellement été délocalisés vers l’étranger mais vers d’autres pays membres de

l’UE2. Avant même l’élargissement de 2004, 60% de l’investissement direct étranger des

entreprises européennes aboutissait dans l’UE. L’adhésion des PECO, longtemps victimes

de sous-investissement, a élargi cet espace économique.

L’approfondissement et l’élargissement du marché intérieur ont transformé les stratégies des

entreprises européennes. Depuis l’achèvement (toujours partiel) du marché intérieur au

début des années 1990, le nombre de fusions/acquisitions entre des entreprises

européennes de pays différents a considérablement augmenté. Les exemples sont

nombreux : le rachat de Barings (Royaume-Uni) par ING (Pays-Bas) en 1995, l’offre publique

d’achat (OPA) hostile de Vodafone (Royaume-Uni) sur Mannesmann (Allemagne) en 1999,

la fusion de Total (France) et PetroFina (Belgique) la même année, la fusion de Rhône-

Poulenc (France) et Hoechst (Allemagne), suivie de la fusion de ce groupe, appelé Aventis,

avec Sanofi-Synthélabo en 2004, la fusion d’Air France et KLM (Pays-Bas) en 2003, etc. Ces

fusions et acquisitions ont créé des groupes gigantesques (tableau 3). Même des entreprises

nationalisées comme EDF se sont lancées dans des stratégies d’acquisition très agressives

en Grande-Bretagne et en Italie. Depuis 2004, les entreprises ont la possibilité de

s’enregistrer comme « societas europaea » (S.E.), une forme juridique unique qui leur

1 Neil Fligstein, Alec Stone Sweet, « Constructing Polities and Markets: an Institutionalist Account of

European Integration », American Journal of Sociology, 107 (5), 2002, p. 1206-1243. 2 Neil Fligstein, Frédéric Mérand, « Mondialisation ou Européanisation? La preuve par l’économie européenne

depuis 1980 », Terrains et Travaux, 1(8), 2005, p. 157-193.

111

permet d’exercer leur activité dans tous les États membres de l’UE. Même si ce statut a

vocation à remplacer les S.A. françaises, AG allemandes et autres plc britanniques, peu

d’entreprises (Allianz est une exception) s’en sont doté à ce jour.

Tableau. Les 20 plus grandes entreprises européennes selon leur chiffre d’affaires

Rang Compagnie Chiffre d’affaires

(en millions de dollars)

Pays

1 Royal Dutch Shell 285 129 Pays-Bas

2 BP 246 138 Royaume-Uni

3 AXA 175 257 France

4 ING 163 204 Pays-Bas

5 Total 155 887 France

6 Volkswagen 146 205 Allemagne

7 BNP Paribas 130 708 France

8 Assicurazioni Generali 126 012 Italie

9 Allianz 125 999 Allemagne

10 Carrefour 121 452 France

11 ENI 117 235 Italie

12 E.ON 113 849 Allemagne

13 GDF Suez 111 069 France

14 Daimler 109 700 Allemagne

15 Crédit Agricole 106 538 France

16 Banco Santander 106 345 Espagne

17 HSBC 103 736 Royaume-Uni

18 Siemens 103 605 Allemagne

19 Lloyds Banking Group 102 967 Royaume-Uni

20 Nestlé 99 115 Suisse

Source : Fortune 2010, Global 500 : Europe.

La question qui se pose est de savoir si l’intégration des marchés nationaux en un grand

marché européen a mis fin aux particularités nationales du capitalisme. Dans Varieties of

Capitalism, Peter Hall et David Soskice proposent une distinction entre ce qu’ils appellent les

économies libérales et les économies coordonnées1. Alors que les économies libérales

reposent exclusivement sur les mécanismes du marché pour structurer les relations entre les

entreprises, les économies coordonnées reposent sur des institutions formelles qui

encadrent le marché. Soulignons d’emblée que la vaste majorité des pays européens, à

l’exception de la Grande-Bretagne, de l’Irlande et peut-être de quelques pays d’Europe de

l’Est, sont des économies coordonnées. C’est-à-dire que les entreprises dépendent des

banques plutôt que de la Bourse pour se financer, doivent prendre en compte la présence de

syndicats organisés dans leur gestion, et sont astreintes à des réglementations nationales

assez détaillées. Ces institutions formelles sont établies au niveau de la branche industrielle,

comme en Allemagne ou en Suède, ou par l’État, comme en France.

Toutefois, on retrouve plusieurs types d’économies coordonnées. La tradition française est

plutôt dirigiste alors que la tradition suédoise ou autrichienne est néo-corporatiste. De plus,

le modèle libéral britannique exerce sur certains pays, notamment les Pays-Bas, un attrait

1 Peter Hall, David Soskice, Varieties of Capitalism: the Institutional Foundations of Comparative Advantage,

Oxford, Oxford University Press, 2001.

112

indéniable. En général, on observe en Europe des phénomènes de convergence, mais aussi

la persistance de particularités nationales. Au chapitre de la convergence, notons les

privatisations qui ont été réalisées dans la plupart des pays européens (même s’il ne s’agit

pas d’une exigence communautaire) et le développement des instruments financiers dans la

gestion des entreprises. Les places financières de Londres et de Francfort se sont beaucoup

développées. En 2000, les bourses de Paris, Amsterdam, Bruxelles fusionnaient (Lisbonne

se joindra plus tard) pour créer Euronext, la première place financière pan-européenne avec

une capitalisation de près de 2 trillions d’euros, à peu près l’équivalent du London Stock

Exchange. Ceci correspond à une tendance libérale.

Les particularités nationales demeurent fortes, toutefois. En France, par exemple, l’État est

toujours actionnaire de très grandes entreprises comme la SNCF, Air France, EADS ou EDF,

et il continue à jouer le rôle d’ordonnateur des marchés, favorisant par exemple certaines

fusions au détriment d’autres pour former des « champions nationaux » comme GDF Suez,

fruit de la fusion d’une société d’État, Gaz de France, avec une société privée, Suez. En

Grande-Bretagne, au contraire, l’État récuse toute politique industrielle et laisse les marchés

s’auto-organiser. En Allemagne, finalement, on observe le rôle clé des banques dans le

financement des entreprises et celui des syndicats, qui négocient les conventions collectives

par branche et peuvent cogérer les entreprises à travers les sièges qu’ils détiennent au

conseil d’administration.

2. L’Europe en quête d’un public : inventer un homo europeanus

L’assentiment des populations nationales au projet européen a fait, depuis les années 1970,

l’objet d’une attention permanente de la part de la Commission et du Parlement européen.

Par tout un ensemble de textes et de programmes, l’Union européenne a mis en œuvre de

véritables politiques culturelles visant à créer une identité européenne qui viendrait légitimer

le processus d’intégration1. Il en résulte toutefois un « peuple européen sur mesure »2, sans

prolongements réels au sein des États nations. En effet, l’Europe n’a pas su se construire un

public dédié, en raison notamment de la résistance des États nations qui, entendant bien

rester les seules institutions socialisatrices des individus, ont vidé de leur substance les

initiatives de la Commission ou du Parlement visant à développer un sentiment

d’attachement à l’Europe3. On abordera dans cette partie les principales formes de définition,

de représentation et même de mesure de l’homo europeanus tel qu’elles sont induites par

ces politiques : l’opinion publique (2.1), le citoyen (2.2), ou des figures plus singulières

comme l’étudiant, l’artiste ou le téléspectateur (2.3).

2.1. Objectiver un peuple européen pour mieux l’informer

Le dispositif des enquête Eurobaromètre, sondages semestriels commandés par la

Commission afin de mesurer l’opinion des populations européennes sur différents enjeux,

est un exemple probant de mélange des genres entre science et politique puisqu’on peut y

voir un outil de mesure et de connaissance de « l’opinion publique européenne », mais

1 Chris Shore, Building Europe. The Cultural Politics of European Integration, Londres, Routledge, 2000.

2 Savoir/agir, « Un peuple européen sur mesure », n°7, 2009.

3 Tobias Theiler, Political Symbolism and European Integration. Manchester, Manchester University Press, 2006.

113

également un instrument de gestion stratégique de l’agenda communautaire par la

Commission1.

Dès la création de l’enquête en 1973, Eurobaromètre répond à un objectif politique, à savoir

favoriser l’essor d’une « conscience européenne » au sein des populations des États

membres et évaluer les chances de succès de la Commission sur les programmes qu’elle

lance. Mais Eurbaromètre s’inscrit aussi dans une logique scientifique, un gigantesque

programme de recherche dirigé par le politiste américain Ronald Inglehart sur la montée des

valeurs « post-matérielles » dans le monde2. Selon cette théorie, les sociétés occidentales

en particulier connaissent une « révolution silencieuse » affectant leurs valeurs collectives.

Naguère polarisées autour des questions « matérielles », comme la sécurité collective, la

question de la répartition des richesses ou le niveau des salaires, les aspirations des

citoyens portent de plus en plus sur des enjeux immatériels, comme l’estime de soi, la paix,

la tolérance vis-à-vis des minorités, le souci de démocratie, etc. Or les enquêtes

Eurobaromètre menées en Europe démontrent que les personnes qui se disent favorables

au processus d’intégration européenne se caractérisent par leur adhésion à ces valeurs

« post-matérielles », constituant de ce fait un nouveau clivage culturel par rapport à ceux qui

adhérent encore aux valeurs matérielles. Ces personnes font preuve, selon Inglehart, d’une

plus grande capacité de « mobilisation cognitive »: plus les individus disposent d’un niveau

élevé d’informations, plus ils adhèrent à ces nouvelles valeurs que l’Europe incarne.

Ce faisant, Inglehart (et ses collaborateurs européens, comme Karl-Heinz Reif et Jacques-

René Rabier) apportent à l’Eurobaromètre une justification théorique, une explication plus

générale du processus d’intégration européenne et un portrait plutôt flatteur des citoyens qui

le soutiennent. Cette thèse donne également une clé pour comprendre les hésitations, voire

les résistances, des populations face à l’Union européenne. Celles-ci découleraient

essentiellement d’un déficit de communication, et non d’un rejet des politiques européennes.

Ceci explique tant l’importance croissante accordée aux politiques d’information de l’UE que

leurs modalités concrètes de mise en œuvre. Un ensemble de plus en plus dense

d’institutions, de principes et d’instruments s’est en effet constitué autour de cet enjeu

(encadré). On peut en distinguer quatre phases. Au début du processus d’intégration, dans

les années 1950, ces politiques d’information s’apparentent presque à de la propagande

puisqu’il s’agit avant tout de désarmer les adversaires de l’intégration et de s’appuyer sur

des publics cibles (souvent les élites) pour en promouvoir la nécessité. Avec la relance

européenne des années 1980 et le Programme du marché unique, l’effort de communication

est relancé et vise avant tout à informer les opérateurs économiques ou les citoyens des

modalités et des avantages de l’unification du marché européen. Certains signes comme

l’abstention croissante aux élections européennes et le déclin du soutien à l’UE dans les

Eurobaromètres laissent pourtant entrevoir une méfiance grandissante des Européens à

l’égard du processus d’intégration. La politique de communication est dès lors refondée et

vise non plus à informer un citoyen supposé acquis à l’idée de construction européenne mais

à convaincre un consommateur méfiant. L’échec persistant de cette stratégie amène

finalement les institutions européennes à instaurer un dialogue direct avec les citoyens en

mettant en place des forums d’information et de délibération, comme des conférences de

1 Philippe Aldrin, « L’invention de l’opinion publique européenne. Genèse intellectuelle et politique de

l’Eurobaromètre (1950-1973) », Politix, n°89, vol. 23, 2010, p. 79-101. 2 Ronald Inglehart, The Silent Revolution, Princeton, Princeton University Press, 1977.

114

consensus1 ou l’initiative « Plan D comme démocratie, dialogue et débat »2 qui visent à

réduire le « déficit démocratique » de l’Europe. La mise en œuvre de ces initiatives,

déléguée à des prestataires de service issus du monde de la communication, emprunte aux

techniques du marketing politique qui dépolitise les messages et euphémise les dissensus3.

Encadré. Les politiques d’information de l’UE Dès 1968, le souci de mieux informer les populations sur les réalisations concrètes et les projets des institutions européennes s’est traduit par la création d’une direction générale de la Commission spécifiquement dédiée à cette tâche, la DG X (« Information, communication, culture et audiovisuel »). Or celle-ci est assez peu dotée en ressources humaines (avec moins de 400 fonctionnaires) ou en budget (avec 110 millions d'euros). Son prestige au sein de la Commission est dès lors médiocre, la reléguant parmi les choix de carrière les moins prometteurs au sein de l’institution

4. La DG X disparaît

en 1988, remplacée par une DG Presse et communication, désormais transversale et relevant des services généraux. D’autres DG comme celle de l’« éducation, culture, Europe des citoyens et transparence » ou « Société de l’information » assurent également des missions d’information. Même si les budgets de communication des institutions européennes restent assez restreints, avec moins de 200 millions d’euros par an (soit en comparaison, moins que ceux d’une agence de publicité), la palette des instruments communicationnels disponibles n’a cessé de s’élargir. On peut mentionner des campagnes de publicité (comme « L’euro, une monnaie pour l’Europe » dotée d’un budget de 38 millions d’euros dans le cadre du Programme d’information du citoyen européen du Parlement européen), des manifestations publiques (comme des colloques portés par des associations transnationales) ou des livrets et des brochures d’information diffusés à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires et édités dans toutes les langues officielles de l’UE (comme la série « L’Europe en mouvement » de la Commission). Ces instruments de promotion sont diffusés au sein d’un maillage de plus en plus fin de relais locaux comme les trois grands centres d’information sur l’Europe (à Paris, Lisbonne et Rome), les Info Points Europe à destination du grand public, les Carrefours ruraux à destination des acteurs du monde agricole, les centres de documentation européenne et les « chaires Jean Monnet » à destination du monde académique, les Maisons de l’Europe ou bien les réseaux de conférenciers comme le réseau « Team Europe ». Mais surtout, la politique d’information de l’Union européenne joue la carte des technologies de la communication (serveur Europa consulté par 1,5 millions d’internautes chaque jour, CD-Rom, serveur interactif Europe Direct, etc.).

2.2. Produire un citoyen européen : la citoyenneté de l’UE

La citoyenneté européenne, inscrite dans le droit positif depuis le Traité de Maastricht de

1992, souffre d’une absence de profondeur historique. Pour autant, en tant qu’idée ou projet

il n’est pas inutile d’en retracer la généalogie tant conceptuelle qu’administrative ou politique.

De véritables « politiques de citoyenneté » apparaissent dès les débuts de la construction

européenne. Elles découlent du principe de libre circulation des personnes sur le territoire

communautaire, mais sont aussi entretenues, formalisées et universalisées par un

volontarisme politique porté par les institutions européennes. A l’origine, une sorte de

citoyenneté européenne informelle se réduit à une dimension économique ainsi que, de

façon plus ténue, sociale. Les textes communautaires parlent alors de « travailleurs »,

d’« acteurs économiques » ou de « ressortissants des Etats membres » et leur accordent

1 Boussaguet et Dehousse, « L’Europe des profanes : l’expérience des conférences citoyennes », in Olivier

Costa, Paul Magnette, dir., Une Europe des élites ? Réflexions sur la fracture démocratique de l’Union européenne, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2007, p. 241-258. 2 Stéphane Carrara « Participation, séduction, démocratie ? La gouvernance européenne face à l’impératif

participatif », Savoir/Agir, n°7, 2009, p. 25-32. 3 Eric Dacheux, L’impossible défi. La politique de communication de l’Union européenne, Paris, Editions du

CNRS, 2004. 4 François Foret, « Dire l’Europe. Les brochures grand public de la Commission : entre rhétoriques politique et

bureaucratique », Pôle Sud, n°15, 2001, p. 77-92.

115

une certaine liberté de circulation et de séjour. Cela fait écho à la nature essentiellement

économique de l’intégration européenne puisque les droits reconnus à ces catégories de

population le sont en vertu de leur statut de travailleur.

Selon Antje Wiener, la dynamique qui aboutira progressivement à la formalisation de la

citoyenneté européenne se déroule entre les sommets de Copenhague et de Paris (1973 et

1974), de Fontainebleau (1984) et de Maastricht (1991)1. Elle observe un paradigme

volontariste dans les années soixante-dix (à travers le souhait des institutions européennes

de créer une union politique), suivi d’un paradigme de marché dans les années quatre-vingt

(avec les impératifs liés à la réussite du Marché unique), et finalement d’un paradigme

articulé autour de la question la démocratisation des institutions européennes au début des

années quatre-vingt-dix. Le Traité de Maastricht de 1992 parachève ce long cheminement

en instituant à son article 8 une « citoyenneté de l’Union » qui se rajoute aux citoyennetés

nationales. Découlant de la possession de la nationalité d’un Etat membre, celle-ci ouvre des

droits divers : circuler et séjourner librement dans l’UE, voter et être éligible au Parlement

européen ainsi qu’aux élections locales de l’Etat membre d’accueil, recourir au médiateur

européen en cas de mauvaise administration de la part d’une institution ou d’une agence

communautaire2, adresser des pétitions au Parlement européen et même être protégé par

les autorités diplomatiques ou consulaires des autres États membres.

Le fait que la citoyenneté renvoie au cœur de la souveraineté des États explique sans doute

les résistances qu’ont rencontrées ces innovations. Nous retrouvons ici la problématique de

l’européanisation. Sylvie Strudel montre les différences de rythme qu’a pris la transposition

en droit interne des modalités de vote des résidents communautaires aux élections locales3 :

l’Irlande, la Suède, le Danemark, la Finlande et les Pays-Bas accordaient déjà de tels droits

à l’ensemble des étrangers, alors que le Royaume-Uni, le Portugal et l’Espagne réservaient

à quelques catégories d’étrangers (dont les résidents européens) sous condition de

réciprocité. Pour leur part, l’Italie, l’Allemagne, le Luxembourg, la Grèce et l’Autriche ont

appliqué sans trop de problème les dispositions du Traité de Maastricht, alors que la France

et la Belgique ont tardé à le faire, subissant ainsi des recours en manquement de la part de

la Commission.

Au-delà de cet exemple du droit de vote, l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht le 1er

novembre 1993 inaugure une longue période de tâtonnements et de retards du point de vue

de la traduction réelle (à la fois dans les législations nationales et dans les faits) des autres

droits attachés à la citoyenneté européenne. En raison des réticences des États membres, le

Traité d’Amsterdam de 1997 n’étend et ne consolide que très marginalement la citoyenneté

européenne. En premier lieu, la logique « nationalitaire » demeure : il est même précisé que

« la citoyenneté de l’Union complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas ». En

second lieu, l’évolution de la citoyenneté de l’Union relève de la méthode

1 Antje Wiener, European Citizenship Practice. Building Institutions of a Non-State, Oxford, Westview Press,

1998. 2 Le médiateur européen sert d’interface entre les citoyens européens et les institutions de l’UE. Désigné par le

Parlement européen pour un mandat renouvelable de cinq ans, installé à Strasbourg et doté de ressources propres (8,9 millions d’euros et une soixantaine de fonctionnaires en 2009), il est habilité à recevoir les plaintes émanant de citoyens, d’entreprises, d’institutions européennes ou de toute personne résidant dans un Etat membre si ces plaintes portent sur des cas de mauvaise administration de la part d’une agence ou d’une institution européenne. Il a instruit 3406 plaintes en 2008 et 3098 en 2009. 3 Sylvie Strudel, « Polyrythmie européenne : le droit de suffrage municipal des étrangers au sein de l’Union

européenne, une règle électorale entre détournements et retardements », Revue française de science politique, 53 (2), 2003, p. 3-34.

116

intergouvernementale et demeure pour l’essentiel soumise à la règle de l’unanimité, malgré

une communautarisation des questions relatives à la liberté de circulation. En troisième lieu,

le texte de 1997 a renoncé à développer les droits civiques du citoyen européen ou à les

clarifier (par exemple à travers une procédure électorale uniforme pour les élections

européennes). Principales nouveautés, l’approfondissement du principe d’égalité et la

volonté de lutter contre toutes formes de discrimination font signe vers une citoyenneté

européenne plus ambitieuse. La Charte des droits fondamentaux, rédigée en 1999 et

adoptée en décembre 2000, entérine ce développement. Le Traité de Lisbonne lui donne

une valeur juridiquement contraignante, donc susceptible d’être interprétée par la CJUE,

sauf pour le Royaume-Uni, la Pologne et la République tchèque qui ont obtenu une clause

dérogatoire.

2.3. Sensibiliser le citoyen européen : les politiques identitaires de l’UE

Les Etats-nations se sont enracinés dans les consciences au prix d’un long travail identitaire

opéré par les élites politiques ayant pour effet d’homogénéiser les pratiques culturelles des

citoyens, notamment par l’école obligatoire et le service militaire. Si l’UE ne peut pas rééditer

ce scénario, elle n’en a pas moins mis sur pieds des politiques d’identité visant dans

plusieurs domaines à promouvoir des formes de sensibilité, de valeurs et d’appréhension du

monde spécifiquement européennes1.

L’aspect symbolique de l’UE. Le symbolique est, historiquement, le premier de ces

domaines. La mise en symbole de l'Europe apparaît tôt dans la construction européenne.

Dans l'esprit de ses promoteurs, cette entreprise obéit à une double fonction. Il s'agit d’abord

de créer le groupe (l’« Europe »), ou plutôt de rendre visible à lui-même et aux autres. Il

s'agit ensuite de légitimer le pouvoir communautaire par le développement chez les citoyens

d'un sentiment d'adhésion à l’Europe. Constatant « qu'il est indispensable que la

Communauté réponde à l'attente des peuples européens en adoptant les mesures propres à

renforcer et à promouvoir son identité et son image auprès de ses citoyens et dans le

monde » (selon les conclusions du Conseil européen de Fontainebleau de juin 1984), un

comité « Europe des citoyens » dirigé par l’eurodéputé italien Pietro Adonnino est mis en

place afin d'étudier la question d'une éventuelle citoyenneté européenne, incluant les

mesures destinées à la mettre en œuvre comme les instruments symboliques de l'existence

de l’UE (drapeau européen, hymne européen), la constitution d'équipes sportives

européennes, la banalisation des postes frontières ou la frappe d'une monnaie européenne,

l'ecu.

En fait, la production symbolique de l’Europe est continue : le drapeau européen naît en

1955 pour le Conseil de l'Europe puis en 1986 comme emblème de la Communauté

européenne ; l'hymne européen (le « prélude de l’Ode à la joie », le quatrième mouvement

de la Neuvième symphonie de Ludwig van Beethoven) est adopté en juin 1985 ; le passeport

européen est mis en circulation en 1985 et le permis de conduire communautaire est délivré

dès le 1er janvier 1986 ; la « Journée de l'Europe » est instituée en 1985 pour commémorer

la « déclaration Schuman » du 9 mai 1950 ; enfin, le Parlement européen décide et met

solennellement en scène la devise européenne « Unis dans la diversité » en 1999. Cette

1 Tobias Theiler, Political Symbolism and European Integration. Manchester, Manchester University Press, 2006.

117

litanie de dates passe néanmoins sous silence les nombreuses résistances étatiques qu’ont

connues ces symboles européens. Cette emblématique a en effet occasionné des conflits

visant à lui ôter toute substance et solennité. Ainsi, les États se sont opposés à faire de la

Journée de l’Europe un jour férié. L’origine allemande de l’hymne européen a aussi été

critiquée par certains d’entre eux ; il est rarement joué lors des cérémonies officielles et n’a

pas de paroles, ce qui empêche sa reprise en chœur. Finalement, le drapeau européen a

connu un cheminement chaotique qui témoigne des oppositions fortes entre gouvernements

nationaux (encadré 30). Si elle s’est formellement dotée de l’arsenal symbolique d’un État

(un drapeau, une devise, un hymne, une journée commémorative), l’UE peine à se

représenter comme un « tout » qui puisse solliciter l’allégeance de ses parties1.

Encadré. L’origine prosaïque d’un symbole : le drapeau européen Objet essentiellement visuel, un drapeau peut être utilisé et vu par beaucoup de personnes à la fois, ce qui remonte à ses origines militaires : sur un champ de bataille, il servait à reconnaître les guerriers. Objet collectif, il est surtout un signe de ralliement et de reconnaissance, exprimant l'unité et l'identité d'un groupe, suscitant par là même le respect, l'obéissance, l'émotion et la participation. Cet aspect concerne assez peu le drapeau européen, dont l’histoire s’apparente à un cheminement laborieux

2. Il lui a fallu seize années pour aboutir, épuisant six rapports, sept commissions et comités

ainsi qu’un nombre sidérant de renvois et de motions. Le drapeau a été l’objet de luttes politiques intenses pour en déterminer la forme et le sens. À l'origine, il existe deux emblèmes européens qui correspondent à des mouvements privés (le cercle d'or et la croix de gueules sur fond azur du Mouvement Paneuropéen du Comte Coudenhove-Kalergi, créé en 1923; et le E vert sur fond blanc du Mouvement européen dirigé par Ducan Sandys, gendre de Churchill). Entre 1950 et 1953, l’enjeu est de savoir lequel de ces deux drapeaux symbolisera le Conseil de l’Europe, fondé en 1948. Le premier est refusé en 1951 lors du premier vote à l'Assemblée consultative du Conseil de l'Europe à la fois par les députés turcs qui y voient le symbole de la chrétienté (et parce qu'il a été choisi en référence aux premières armées paneuropéennes : celles des croisades) et par d'autres députés qui y voient la négation du principe de laïcité de l'Etat. Le second est rejeté par Coudenhove-Kalergi car, pour lui, le E peut être compris comme England. Il est également discrédité sur une base esthétique: on le compare à un caleçon blanc qui sèche sur un pré vert (il sera ainsi nommé Sandy's pants). Finalement, en 1953, on décide que le drapeau du Conseil de l’Europe sera composé d'un fond bleu azur (car on considère alors que c'est la couleur de l'Europe ; noir pour l'Afrique, jaune pour l'Asie, rouge pour l'Amérique, vert pour l'Australie), d'un cercle fermé symbolisant l'union des peuples (ce qui laisse plus prosaïquement de la place pour y insérer les emblèmes distinctifs des organisations européennes) et d'étoiles d'or. A ce sujet, une polémique très forte va porter sur le nombre d'étoiles qui composent le drapeau. En effet, le Conseil de l'Europe comporte à cette date quatorze membres et un membre associé, la Sarre qui n'est pas reconnue par l'Allemagne de l'Ouest comme un Etat à part. Les députés allemands, toutes tendances politiques confondues, vont ainsi voter contre le choix d'un drapeau à quinze étoiles. Finalement, le problème du nombre d'étoiles sera résolu de manière pragmatique. Seront écartés les chiffres quatorze et quinze (qui posent le problème de la Sarre), dix (c'est-à-dire le nombre d'Etats fondateurs mais sans les nouveaux partenaires), et treize (car il porte malheur). Finalement, le douze sera retenu en suivant l'avis du secrétaire général du Conseil de l’Europe, Léon Marchal, qui conclut : « Prenons douze, comme cela n'a pas de signification, on n'y verra pas d'objection ». Pour autant, la valeur stratégique du nouveau symbole est attestée par l'inflation de sens que les acteurs y mettent in fine et ex post, alors que le drapeau n'est que le résultat de compromis politiques. L'interprétation officielle ne manque pas, en effet, de grandiloquence. Les étoiles brillant dans le ciel bleu de l'Europe représentent les peuples, et leur disposition sur un cercle fermé symbolise leur union. Elles sont au nombre invariable de douze, symbole de perfection et de plénitude (douze mois dans l'année, douze signes du zodiaque, douze heures dans le jour, douze heures dans la nuit, douze chevaliers de Charlemagne etc.). Quant au bleu azur, il est perçu comme la couleur « naturelle » de l'Europe : cela témoigne d'une volonté de s'arrimer à ce qui est considéré comme un passé historico-symbolique de l'Europe.

1 François Foret, Légitimer l’Europe. Pouvoir et symbolique à l’ère de la gouvernance, Paris, Presses de Sciences

Po, 2008. 2 Carole Lager, L’Europe en quête de ses symboles, Berne, Peter Lang, 1994.

118

C’est ce drapeau, imaginé dans une autre organisation, qui sera repris en 1986 par la Communauté européenne.

Une « culture européenne » ? Après les symboles, la culture est le deuxième vecteur

servant à construire un lien identitaire entre l’UE et ses ressortissants. Trois étapes

caractérisent les pratiques institutionnelles de l’UE à cet égard. Jusqu’aux années 1980,

l’Europe ne se perçoit pas comme une entité culturelle : le Traité de Rome n’a donné en la

matière aucun mandat aux institutions communautaires et leur action ne dépasse pas le

stade des grandes déclarations de principe sur la nécessité de promouvoir la culture à

l’échelle européenne (comme la « Déclaration sur l'identité européenne » de 1973). Cette

rhétorique a toutefois préparé les esprits à percevoir l’Europe comme un ensemble de

valeurs propres qu’il convenait de défendre face à d’autres systèmes de valeurs. A partir du

Sommet de Stuttgart de 1983, qui établit le principe de la coopération culturelle, se dessine

un phénomène d'européanisation, impulsé notamment par la Commission qui voit dans la

culture non seulement un marché à développer mais aussi une manière de donner un

soutien populaire au processus d’intégration. Des réseaux transnationaux comme les

« capitales européennes de la culture » sont alors institués afin de protéger l’héritage

artistique européen. Toutefois, la faiblesse des financements, la résistance des États

membres et le fait que le champ de la culture se réduise seulement à la « haute culture »

entravent quelque peu ce processus d'institutionnalisation.

Il faudra attendre le Traité de Maastricht pour que la culture rentre dans le champ de

compétences de l'Union. Pour autant, à la demande des États, cette communautarisation

s’accompagne de garde-fous visant à limiter le type d’activités culturelles ainsi

européanisées à « l'amélioration de la connaissance et de la diffusion de la culture et de

l'histoire des peuples européens, la conservation et la sauvegarde du patrimoine culturel

d'importance européenne, les échanges culturels non commerciaux et la création artistique

et littéraire, y compris dans le secteur de l'audiovisuel » (article 128 du Traité de Maastricht).

Il s’agit surtout de « respecter et de promouvoir la diversité culturelle en Europe », ce qui

limite d’autant plus le champ d’action concédé à la Commission ou au Parlement. En outre,

les instruments disponibles pour mener à bien ce nouveau mandat culturel sont non

contraignants pour les administrations nationales et visent essentiellement à encourager la

coopération entre celles-ci. Cette politique est d’autant plus placée sous la surveillance des

États qu’une décision en matière culturelle nécessite l’unanimité du Conseil. A l’initiative de

la Commission et avec le soutien constant du Parlement européen, cette base juridique

étroite a toutefois permis le lancement de plusieurs programmes comme « Raphael »

(sauvegarde et mise en valeur du patrimoine culturel européen), « Kaleidoscope 2000 »

(activités artistiques et culturelles de dimension européenne), « Ariane » (soutien au monde

du livre) et « Culture 2000 » (coopération transfrontalière entre les acteurs et les institutions

du secteur culturel).

La promotion de ces réseaux est devenue la pierre angulaire de la politique culturelle de

l’UE, très en phase avec la rhétorique de la mobilité qui colore l’action publique européenne.

Les acteurs impliqués dans la politique culturelle sont de plus en plus nombreux: à côté des

structures nationales ou communautaires se développent des groupes d'intérêt comme la

Fédération européenne des réalisateurs de l’audiovisuel ou l’Association des festivals

européens. Pour autant, le bilan de la politique culturelle de l’UE reste au final limité : le

saupoudrage des crédits, le peu de visibilité de ces initiatives ainsi que leur brièveté, le fait

119

que les réseaux transnationaux d’artistes ne se constituent que formellement (c’est-à-dire

seulement afin de respecter les critères d’éligibilité des financements européens, sans que

leur action ne soit réellement mise en commun) mais surtout la résistance persistante des

États membres montrent bien que le domaine culturel reste pour l’heure enchâssé dans les

frontières nationales.

L’éducation. Il faut rappeler ce que la création des États-nations doit à l’école. Ernest

Gellner a montré que le nationalisme est à l’origine de la nation, et non l’inverse1. Ce

nationalisme a été produit par l’industrialisation, celle-ci ayant rendu nécessaire une

standardisation de la culture sur un plus vaste territoire. Cette homogénéisation des façons

de produire mais aussi des façons de sentir a été réalisée par le système éducatif. Pour

Gellner, l’État ne détient pas seulement le monopole de la violence, selon la formule

wébérienne, mais aussi de l’éducation légitime. Or l’expérience des États-nations, avec la

massification de l’éducation obligatoire, n’a pas pu être reproduite au niveau européen. En

lieu et place, la politique éducative de l’UE a recherché la mobilité des ressources humaines

à travers une politique de formation professionnelle puis de reconnaissance des diplômes.

L'enseignement supérieur, la recherche et la formation professionnelle bénéficient du

volontarisme politique des institutions européennes. Celui-ci est visible à travers de

nombreux programmes communautaires établis entre 1986 et 1992 puis regroupés sous

l’appellation Socrates (« Erasmus » pour favoriser la mobilité étudiante – cf. encadré,

« Lingua » pour soutenir l’apprentissage des langues étrangères, « Petra » pour la formation

professionnelle des jeunes, etc.).

Encadré. Erasmus, une école de la citoyenneté européenne ? Le programme européen Erasmus (European Region Action Scheme for the Mobility of University Students), acronyme inspiré du nom du moine humaniste néerlandais Erasme (1465-1536), est une des réalités concrètes de l’Europe les plus connues. Doté d’un budget annuel de 450 millions d’euros, il vise à favoriser les échanges entre étudiants et enseignants entre 4000 universités situés dans 33 pays (ceux de l’UE plus d’autres comme l’Islande, la Suisse, le Maroc ou la Turquie). Depuis sa création en 1987, il a permis à plus de 2,2 millions d’étudiants de passer une partie de leur cursus universitaire dans une université étrangère avec un nombre croissant de départs (3000 en 1987, 84.000 en 1995, 124.000 en 2002, 180.000 en 2007 et 200.000 en 2010). Au-delà de ce succès quantitatif (qui doit être toutefois relativisé puisqu’à peine 2% des étudiants européens en ont bénéficié), ce programme est surtout vanté par la Commission européenne qui le met en œuvre comme une manière non seulement d’améliorer l’employabilité des étudiants et d’étendre les réseaux académiques dans l’Union mais également de promouvoir un sentiment d’identité européenne. Le film de Cédric Klapish, « L’auberge espagnole », en propose d’ailleurs une version positive, insistant sur sa dimension d’apprentissage interculturel. Pour autant, les enquêtes disponibles tendent à montrer que le dispositif Erasmus ne développe pas tant un sentiment d’européanité de la part des étudiants qu’il renforce plutôt leurs appartenances nationales

2. De même, les échanges interuniversitaires

relèvent finalement d’une démarche d’« affinités sélectives » qui démontre l’élitisme du programme : les bourses de mobilité demeurent modestes et les étudiants d’universités prestigieuses choisissent d’autres universités prestigieuses, au Royaume-Uni, en Allemagne et en France, plutôt que d’aller dans les pays dont le système d’enseignement supérieur est jugé moins attractif ou dont la langue a un statut international moins porteur

3.

1 Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1994.

2 Vassilik Papatsiba, Des étudiants européens. « Erasmus » et l’aventure de l’altérité, Berne, Peter Lang, 2003.

3 Magali Ballatore, Thierry Blös, « L’autre réalité du programme Erasmus : affinité sélective entre établissements

et reproduction sociale des étudiants », Formation emploi, n°103, 2008, p. 57-74.

120

L’action politique visant à favoriser le développement d’un sentiment d’identité européenne a

été plus modeste. Celle-ci se limite à quelques programmes de civisme, tels que

« Comenius » à la maternelle, l’école primaire et l’école secondaire ou « Jeunesse pour

l'Europe » qui vise à promouvoir les échanges et les rencontres-débats entre jeunes afin de

développer chez eux le volontariat, la participation et la citoyenneté. En dépit de la volonté

affichée dans les années 1970 par la Commission ou le Parlement, l’école est restée une

compétence des États nationaux. Les questions éducatives et pédagogiques sont laissées

aux États-membres. L’intervention communautaire dans la définition du contenu des

programmes est exclue, ce qui empêche une européanisation substantielle des cursus

scolaires. L’Europe des manuels ou celle des pratiques enseignantes concrètes reste

toujours très centrée sur l’échelon national, sans mention du projet politique de constitution

d’une communauté de citoyens1. In fine, les institutions européennes peinent à développer

au sein de la nouvelle génération un sentiment d’attachement et d’allégeance à cette

nouvelle échelle de pouvoirs.

Les médias audiovisuels. Découlant des compétences culturelles accordées par le Traité

de Maastricht, la politique de l’UE en matière d’audiovisuel se place également dans cette

problématique de l’identité mais, comparée aux domaines culturels ou éducatifs, celle-ci

émerge tardivement. Dans les années 1980, la Commission tente de promouvoir des médias

transnationaux, comme Eurikon (1982) ou Europa TV (1984-1985). Il s’agit alors de miser

sur ces technologies afin de diffuser un point de vue spécifiquement européen auprès des

publics nationaux. Plus tard, d’autres chaînes de télévision comme Euronews ou Arte

s’inscriront dans cette filiation (encadré). Toutefois, leur échec en termes d’audiences et le

refus de plusieurs États membres de soutenir des coproductions multinationales obligent la

Commission à changer de stratégie en jouant non plus sur le médium (la télévision), mais

sur le message (le programme). Le pari est désormais qu’en regardant des émissions

produites dans d’autres pays que le leur, les téléspectateurs pourraient découvrir d’autres

cultures et, sur cette base, en inférer des éléments communs, constitutifs d’une sensibilité

spécifiquement européenne, notamment face aux valeurs véhiculées par les programmes

américains ou japonais. La réorientation défensive de cette politique doit en effet à la

promotion par la Commission de la notion d’« exception culturelle »2. Mais le prisme

économique écrase finalement l’ambition initiale visant à créer un sentiment identitaire.

Comme pour les précédentes politiques identitaires de l’UE, la rhétorique de la mobilité et de

la circulation des biens audiovisuels dans un marché libéré de toutes entraves en vient à se

substituer à un discours plus profond sur la reconnaissance d’une identité partagée. Les

enquêtes montrent que la réception de ces programmes « européens » reste encore filtrée

par les points de vue nationaux des téléspectateurs et même, que les pays échangent

beaucoup moins entre eux de produits audiovisuels qu’ils n’importent de programmes

américains3.

1 Géraldine Bozec, « L’Europe au tableau noir. Comment les instituteurs français enseignent-ils l’Union

européenne aujourd’hui ? », Politique européenne, n°30, 2010, p. 153-186. 2 Jean-François Polo, « La naissance d'une direction audiovisuelle à la Commission : la consécration de

l'exception culturelle », Politique européenne, n° 11, 2003, p. 9-30. 3 Eric Darras, « L’internationalisation paradoxale des publics. Des réceptions à la production des produits

audiovisuels en Europe », in Dominique Marchetti, dir., En quête d’Europe. Médias européens et médiatisation de l’Europe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 75-104.

121

Encadré. Euronews, Arte : les difficultés d’une télévision européenne La chaîne généraliste franco-allemande de télévision Arte, créée en 1992 et basée à Strasbourg, se donne pour finalité de révéler à la fois les différences entre les deux peuples, que plusieurs conflits ont exacerbées, mais également le fond commun qui les rassemble dans une communauté désormais européenne de destin. D’emblée présentée comme une chaîne culturelle européenne, Arte se voit donc investie de la mission de préserver et de défendre l'expression d'une « identité commune », mais dans toute la diversité de ses composantes allemande et française et en respectant un certain bilinguisme. Contrairement aux précédents d’Eurikon et d’Europa TV, il s’agit d’une initiative intergouvernementale initiée lors du 52

e sommet franco-allemand, tenu le 4 novembre 1988 à Bonn, et

inscrite dans la continuité du Traité de l'Elysée, signé en 1963 afin de promouvoir une coopération accrue entre les deux pays dans les domaines des relations internationales, de la défense et de l’éducation. Dotée d’un budget de 365 millions d’euros financé essentiellement par la redevance audiovisuelle, la chaîne réalise des audiences modestes d’environ 4% en France et 0,5% en Allemagne. De plus, les concurrences entre opérateurs allemands (les deux chaînes de télévision publiques, la ZDF et l'ARD) et français (la Sept-Arte qui devient Arte-France en 2000) persistent : le choix de la structure d’un Groupement européen d’intérêt économique (GEIE) permet ainsi à chaque partenaire de conserver une forte autonomie et les activités propres de la chaîne restent très limitées en volume (conception des séquences de présentation des programmes, production des émissions d'information, de magazines et de certaines soirées thématiques). Arte reste au total davantage une structure de mutualisation qu’une entreprise intégrée cherchant à réaliser un produit commun, même si par son poids symbolique et sa consécration diplomatique, elle constitue le laboratoire d’une télévision transnationale

1.

Il en va de même pour la chaîne d’information Euronews. Créée en 1992 à Lyon à l’initiative de l’Union européenne de radio-télévision afin de contrebalancer la suprématie de CNN en matière d’information internationale, elle commence à diffuser ses programmes le 1

er janvier 1993 et couvre aujourd’hui

environ 300 millions de foyers répartis dans 151 pays, pour des audiences quotidiennes de 6,5 millions de téléspectateurs. On peut surtout y voir un journalisme à prétention européenne dans la mesure où les programmes de la chaîne sont diffusés en neuf langues (allemand, anglais, espagnol, français, italien, portugais, russe, arabe et turc) et fabriqués par des équipes de journalistes de nationalités différentes. Pour autant, l’analyse de ses modes de fonctionnement interne permet de révéler le poids des contraintes qui pèsent sur ce média transnational

2. Non seulement la chaîne a

connu des difficultés financières nées de l’insuffisance des ressources publiques ou des rentrées publicitaires, mais elle est également déchirée par des luttes politiques entre les dirigeants nommés par les principales chaînes fondatrices. A cela s’ajoutent des contraintes pratiques qui peuvent être contraires aux objectifs européens affichés au départ (comme le fait de trouver des images pour illustrer des sujets institutionnels, la difficulté à trouver un angle spécifiquement européen pour traiter l’actualité, etc.).

3. Une européanisation des sociétés nationales ?

Les dispositifs communautaires mobilisent bien au-delà des acteurs institutionnels et des

experts pour affecter ce que l’on désigne rapidement comme étant la « société civile ». La

problématique de l’européanisation ne se borne donc pas à la seule action publique et doit

donc être étendue à d’autres branches de la sociologie, à travers une logique de

« désunionisation » des travaux creusant cette notion3. Un ensemble d’acteurs sociaux de

plus en plus nombreux et de plus en plus diversifiés sont en effet concernés par les projets

européens et interviennent même directement autour de ces derniers : des syndicats, des

1 Jean-Michel Utard, Arte : Information télévisée et construction d'un point de vue transnational. Etude

comparative d'un corpus franco-allemand, Thèse soutenue à l'Université Robert Schuman de Strasbourg, 1997. 2 Olivier Baisnée, Dominique Marchetti, « Euronews, un laboratoire de la production de l’information

‘’européenne’’ », Cultures & Conflits, n°38-39, 2000, p. 121-152. 3 Voir par exemple, Olivier Baisnée, Romain Pasquier, Dir., L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et

sociétés politiques nationales, Paris, Editions du CNRS, 2007 ; Julien Weisbein, « L’Europe à contrepoint. Innovation des objets et classicisme théorique », Politique européenne, n°25, printemps 2008, p. 115-136.

122

mouvements associatifs, des collectifs divers, des groupes d’intérêts sectoriels, les étudiants

et plus généralement, mais de manière extrêmement diffuse, les « citoyens européens »1.

Il faut dire que les principes d’action publique véhiculés par les dispositifs européens

favorisent explicitement les partenariats, notamment entre acteurs publics et privés. Cela

découle de la révélation progressive, dans les années 1990, du « déficit démocratique » de

l’Europe révélé dans de nombreux scrutins et témoignant de la rupture du consensus

permissif qui caractérisait jusque-là l’état des opinions publiques vis-à-vis de l’intégration

communautaire2. Face à ce déficit d’ancrage social, les institutions européennes ont eu

tendance à favoriser des formes de légitimation par les résultats de leur action publique, à

laquelle est conviée des acteurs extérieurs. Ainsi, la « gouvernance européenne » promue

par le Livre blanc de 2001 repose sur cinq principes (ouverture, responsabilité, efficacité,

cohérence mais surtout, participation) qui traduisent bien la valorisation de type néo-libéral

des acteurs de la « société civile », jugés comme étant des auxiliaires plus efficaces que les

administrations classiques3.

3.1. Les mobilisations locales suscitées par des programmes européens

En effet, les programmes européens comme les fonds structurels s’appuient sur une

véritable idéologie partenariale. Un acteur public doit donc trouver des partenaires privés s’il

veut faire financer un projet par l’UE. De même, les acteurs privés trouvent dans les

dispositifs européens des opportunités favorables, souvent plus que face aux administrations

nationales, pour mener leurs activités :

des financements conséquents qui permettent de sauver des petites structures et de

diversifier leurs activités ;

des ressources plus symboliques comme le prestige et l’effet levier : un projet accrédité

par l’UE est considéré comme étant viable par d’autres financeurs (région, département,

Etat, etc.) et permet de renforcer des réseaux horizontaux (avec d’autres associations ou

structures équivalentes) ;

la construction d’un réseau : s’inscrire dans un partenariat permet d’allonger un carnet

d’adresse, de découvrir d’autres façons de faire, etc.4 ;

l’apprentissage de normes techniques et la maîtrise des instruments de l’action publique

européenne (partenariat, zonage, etc.) : on observe ainsi que les acteurs qui administrent

les projets européens obtiennent un certain pouvoir de conseil dû au monopole dans la

maîtrise de dossiers très techniques5.

1 Voir à ce sujet la problématique posée dans Revue internationale de politique comparée, « Pratiques de la

citoyenneté européenne », vol. 9, n°1, 2002. 2 Ce consensus permissif signifie que sur le principe, l’intégration européenne fait consensus et que les opinions

publiques s’en remettent aux gouvernements quant aux détails. Ce consensus permissif dénote donc la confiance tacite de l'opinion publique pour tout ce qui concerne la politique extérieure. 3 Voir à ce sujet Didier Georgakakis, Marine de Lassalle, Dir., La « nouvelle gouvernance européenne ». Genèses

et usages politiques d’un livre blanc, Strasbourg, PUS, 2008 4 La problématique du réseau s’inscrit parfaitement dans une perspective wéberienne d’étude du pouvoir politique

et des stratégies les plus aptes à influencer celui-ci. Le réseau fait en effet l’objet, de la part de nombreux acteurs, d’une utilisation politique par captation des ressources qui y circulent. Des exemples précis comme les réseaux de politiques publiques, les réseaux d’entraide et de solidarité ou les réseaux de mobilisation illustrent bien les possibilités de détournement / réutilisation / ré allocation de ressources dans des stratégies plus ou moins individuelles de conservation / d’influence du pouvoir. Un des enjeux principaux d’une approche sociologique des réseaux réside donc dans le repérage des ressources premières qui y circulent, leur accès et leur légitimité sur les autres membres. 5 Cet aspect entrepreneurial concerne notamment les acteurs culturels locaux, comme on le verra au chapitre 3.

123

On va donc proposer ici un portrait du « porteur de projet européen », c’est-à-dire l’acteur

privé qui sollicite un financement communautaire autour d’un projet1. On peut en effet repérer

des mobilisations issues de la « société civile » autour de certaines politiques publiques

communautaires.

Par exemple, la mise en œuvre de la politique européenne de la ville à travers les programmes URBAN mobilise divers acteurs privés : associations de quartier, ONG, associations de

commerçants, promoteurs immobiliers2. Les stratégies de régénération urbaine prônées par

l’administration européenne associent étroitement ces acteurs à la définition des besoins du quartier ainsi qu’à sa revalorisation. Cela prend différentes formes, de l’association de quartier qui est consultée sur la piétonisation d’une rue à l’ONG qui est mobilisée pour son savoir-faire dans l’accompagnement de populations marginalisées.

Autre domaine où l’intervention des acteurs privés, notamment les réseaux associatifs, est forte : les politiques sociales. C’est par exemple la mise en œuvre de PIC de formation et d’insertion professionnelle, Emploi et Adapt lancés en 1990 au sein du Fond Social Européen et destinés à des publics types dits « sensibles » (femmes, jeunes, chômeurs de longue durée, handicapés)

3.

Les effets de ces programmes se jouent en effet moins au niveau du contenu des politiques nationales d’insertion et de formation qu’au niveau de leur mise en œuvre locale : la grammaire constitutive de ce type de politique publique fait notamment en sorte que la définition précise des problèmes à traiter et des solutions possibles est déléguée à des acteurs de la société civile (associations, entreprises…) et à des professionnels de la formation et de l’insertion. Mais surtout, ces PIC constituent une fenêtre d’opportunité favorable pour les acteurs privés de l’insertion et de la formation professionnelle et ce, afin de monter des projets innovants, reposant sur de nouveaux outils de formation.

Le PIC Equal qui vise à lutter contre les discriminations et les inégalités sur le marché du travail est également l’objet de mobilisations de la part d’acteurs privés. Par exemple, le PIC Equal « Chinois d’Europe et intégration » mené entre 2000 et 2005 par la ville de Paris et destiné aux jeunes et aux femmes afin d’éviter leur emploi dans la seule confection, a été l’objet d’un phénomène d’apprentissage social de la part de nombreux acteurs : l’administration municipale mais aussi trois associations (majoritairement en lien avec la communauté chinoise), un Centre de formation des apprentis et une mission locale ; mais ces acteurs n’ont pas intégré passivement les normes promues par le dispositif européen, ils les ont acclimaté au modèle républicain d’intégration ; ainsi, un programme de discrimination positive et de lutte contre les discriminations (sens communautaire) a été retraduit selon une grammaire d’intégration sociale et de lutte contre

le communautarisme (sens local)4.

Sur le seul terrain toulousain, de très nombreux projets locaux ont pu être éligibles aux financements communautaires (FEDER, FSE, etc.) : par exemple, le « Festival Convivencia, le long de la Garonne » (financement FEDER 2000-2006, INTERREG IIIB dans l’espace SUDOE pour le projet Passerelles Latines porté par l’association Le Chèvrefeuille basée à Ramonville et visant à promouvoir le patrimoine du Canal du Midi) ; le spectacle « La Huitième merveille » porté par l’association Les plasticiens volants (financement INTERREGIIIB SUDOE également), etc. De plus, ces projets renvoient de moins en moins à une simple logique de guichet et de plus en plus

1 Portrait qui doit beaucoup aux données sociographiques collectées au sein d’un séminaire de recherche animé

à l’IEP de Toulouse par Isabelle Janin auprès d’étudiants de 2ème

année. 2 Romain Pasquier, Gilles Pinson, « Politique européenne de la ville et gouvernement local en Espagne et en

Italie », Politique européenne, n°13, 2004 3 Sophie Rouault, « De l’insertion professionnelle à la valorisation du capital humain : un changement de

paradigme accompagné par l’Union européenne », Politique européenne, n°2, 2000, p. 49-66 ; Sophie Rouault, « Européanisation et territorialisation des politiques d’emploi : la force des liens faibles », Sociétés contemporaines, n°47, 2002, p. 37-50 4 Aude-Claire Fourot, « Gouvernance et apprentissage social au niveau local : la mise en place d’un programme

d’initiative communautaire à Paris », Politique européenne, n°22, 2007

124

à de réels dossiers européens partenarialisés et à des formes polycentriques de gouvernance,

surtout à partir de 1998 en raison du renforcement des contrôles de la Commission1.

Néanmoins, ces mobilisations privées autour de ressources européennes restent

sociologiquement sélectives et ce autour de plusieurs axes qui renvoient à ce que l’on a déjà

observé au sujet des acteurs administratifs ou politiques :

La puissance financière ou économique : l’obtention d’un financement européen passe

souvent par des embauches spécialisées ; de même, les délais d’instruction des dossiers

de financement européens sont longs (environ un an), ce qui favorise les structures

ayant une certaine surface économique ou de la trésorerie pour « voir venir » ou du

moins, pour exister sans apport européen ; enfin, en cas de problème, le chef de file du

projet est responsable juridiquement et financièrement du projet : il faut donc que ce soit

une structure solide, capable éventuellement de rembourser les crédits dépensés.

La maîtrise de la technique : pour pouvoir s’inscrire dans un programme européen, il faut

maîtriser un univers juridique complexe, mouvant (relatifs aux critères d’éligibilité ou au

droit communautaire) ; il faut traduire un projet local singulier dans des catégories

formelles et avec des mots que les évaluateurs européens vont apprécier ; et il faut

résister aux contrôles et aux évaluations effectués par Bruxelles, ce qui nécessite une

gestion particulièrement rigoureuse des crédits. En effet, les financements

communautaires constituent certes des opportunités matérielles et symboliques mais

également des contraintes techniques. Les contourner nécessite l’intégration de

nouvelles compétences managériales, voire l’embauche de chargés de mission

spécialisés2.

Le capital relationnel : de nombreux exemples montrent que l’effet réseau joue beaucoup

autour des programmes communautaires qui sont souvent conditionnés à des

partenariats multiples et mêmes transnationaux (pour les INTERREG par exemple) ; il

faut donc construire des coalitions et savoir mobiliser un acteur public ou administratif

(souvent régional ou préfectoral) pour accompagner le projet à maturité.

La maîtrise de l’interculturel : de nombreux projets (comme INTERREG) imposent des

partenariats transnationaux, ce qui oblige à faire travailler ensemble des acteurs ayant

des cultures, des langues, des histoires différentes. Les prédispositions à l’international

héritées de la socialisation primaire (famille) et secondaire (études) sont dès lors

déterminantes dans les profils des porteurs de projet qui doivent jouer avec plusieurs

codes culturels. Ceux-ci s’avèrent notamment être des pro-européens convaincus. En

étudiant plusieurs projets transnationaux financés par la Commission dans le domaine de

l’emploi et de la formation professionnelle (programmes ADAPT, EMPLOI, EQUAL et

PROGRESS), Rosa Sanchez Salgado en vient même à soulever l’hypothèse d’une sorte

de « culture FSE » qui se développerait parmi les acteurs enrôlés : si le travail

transnational réalisé plus ou moins en commun n’aboutit pas à une identité commune, il

1 Vincent Simoulin, Xavier Marchand-Tonel, Les fonds régionaux européens en Midi-Pyrénées : gouvernance

polycentrique, locale ou en trompe l’œil ? », Politique européenne, n°12, 2004. 2 Ainsi de l’association Le Chèvrefeuille qui embauche Jean-Marie Degove pour assumer son statut de chef de

file sur le projet Passerelles Latines. Celui-ci a appris sur le tas la gestion des dispositifs communautaires : de formation de responsable administratif, il a précédemment géré le projet Mira 1 du TNT, financé également sur un INTERREGIIIB. Cela lui donne donc des ressources professionnelles à faire valoir.

125

induit des changements identitaires qu’elle typologise sous trois scénarii (une identité

multiculturelle, une identité transculturelle et une identité postnationale)1.

Ainsi, localement, l’Europe tend à être davantage mobilisée par des acteurs privés

dominants qui vont en sus renforcer des positions prééminentes sur certains secteurs.

Compétence conditionnée, les formes de savoirs et savoir-faire qui se constituent localement

autour de l’Europe sont également des compétences hybridées. Elles transforment en effet

les acteurs qui les mettent en œuvre. Certes, la dimension ascendante de ces phénomènes

d’européanisation est avérée : des acteurs sociaux (entreprises, particuliers, militants

associatifs, etc.) s’organisent pour monter un dossier européen afin de renforcer les activités

qu’ils mènent à l’échelle locale ; mais à travers cela, ils ne vont pas copier passivement les

normes morales (valeurs, signification du problème à traiter) et pratiques (professionnelles,

règlementaires) accompagnant les programmes européens, ils vont progressivement les

hybrider, les rapporter à ce qu’ils sont socialement, idéologiquement et professionnellement2.

Le processus d’européanisation a donc aussi des dimensions cognitives et identitaires, et ici

peut-on retrouver particulièrement la sociologie des économies psychiques, des sensibilités

et des mentalités morales de Norbert Elias3. L’européanisation se fait, en effet, aussi dans

les têtes et se caractérise par exemple par la circulation accélérée de normes polarisées

autour du référentiel de marché, renforçant ainsi la naturalisation et l’importance du « label

Europe » comme support d’innovation et de modernité. On peut même penser que cette

irruption de l’Europe « dans les têtes », comme vecteur de modernité et de distinction contre

d’autres formes jugées « archaïques », « dépassées », va d’autant plus intéresser à l’Europe

ceux qui investissent activement des enjeux communautaires singuliers et les faire se

mobiliser autour du principe même d’intégration, les transformant ainsi en « entrepreneurs

d’Europe » : ces acteurs auront en effet tendance à entretenir la croyance sociale dans le

« label Europe » puisque celui-ci leur procure une image très valorisante d’eux-mêmes.

« Lieu de création et de mobilisation d’intérêts, l’Europe est par là même un label dont des

agents, de plus en plus nombreux, se servent. La multiplication de ces usages consacre

l’existence d’une réalité européenne perçue comme naturelle et inéluctable »4.

3.2. Les formes autonomes de mobilisations : médiatisation, protestation et

politisation

L’Europe génère également des formes de mobilisations médiatiques, sociales ou militantes

qui se déploient en dehors de la participation statutaire à un objectif précis d’action publique

1 Rosa Sanchez Salgado, « Les projets transnationaux européens : analyse d’une expérience européanisante »,

Politique européenne, n°26, 2008, p. 53-74. 2 Sur cette idée, voir Richard Balme, Bertrand Jouve, « L’Europe en région : les fonds structurels et la

régionalisation de l’action publique en France métropolitaine », Revue Politiques et Management Public, vol. 13, n°2, juin 1995 ; Romain Pasquier, Julien Weisbein, « L’Europe au microscope du local. Manifeste pour une sociologie politique de l’intégration communautaire », Politique européenne, n°12, hiver 2004, p. 5-21. 3 Sur le rapport entre Elias et l’intégration européenne, voir : Julien Weisbein, « L’Europe à contrepoint.

Innovation des objets et classicisme théorique », Politique européenne, n°25, printemps 2008, p. 115-136 ; Florence Delmotte, « Norbert Elias et l’intégration post-nationale », Revue suisse de science politique, 7 (1), 2002. Sur la problématique des économies psychiques, voir Guillaume Courty, Guillaume Devin, L’Europe politique, Paris, La Découverte, 1996, p. 111-113 ; Yves Déloye, « De la citoyenneté stato-nationale à la citoyenneté européenne : quelques éléments de conceptualisation », Swiss Political Science Review, 4 (4), 1998, p. 175 4 Guillaume Courty, Guillaume Devin, L’Europe politique, op. cit., p. 111

126

ou qui prennent parfois corps en opposition (mais aussi en support) à des normes

européennes.

La médiatisation de l’Europe. On peut mobiliser la notion de « communautés imaginées »

empruntée à Benedict Anderson pour analyser la contribution des médias à des formes

d’identification et de conscientisation européenne : une communauté imaginée désigne le fait

que les sentiments d’identification et de solidarité s’établissent de plus en plus dans la

distance, avec des individus qui ne se connaissent personnellement pas, à l’instar des

identités nationales. Pour B. Anderson, cette forme d’identification n’a rien de naturel et

suppose un travail politique d’uniformisation des langues et de développement des médias

de masse. En lisant les mêmes journaux, en étant exposés aux mêmes nouvelles, les

individus tendraient ainsi à nationaliser leur conscience en l’articulant à des identités locales.

Ce processus peut-il être réédité avec l’Europe ? Du côté des médias nationaux, la réponse

est plutôt négative tant ceux-ci sont peu concernés par l’enjeu européen, jugé peu « sexy »

au regard des critères journalistiques de la news worthiness. La production des biens

symboliques « européens » (journaux, télévision, chansons, identités, etc.) reste en effet

largement conditionnée par l’organisation des champs médiatiques nationaux1. Au niveau de

la médiatisation locale (PQR, télévisions locales, etc.), là aussi le filtre des identités

nationales et locales se fait fortement ressentir. En outre, il convient de constater un

investissement très différent de l’actualité européenne de la part des médias locaux.

Les médias « investis » (comme les DNA, Ouest France) articulent en fait un discours de promotion de l’Europe sur les spécificités « locales » (souvent régionales) qu’ils tendent par ailleurs à construire ensemble : l’analyse comparée des DNA et de Ouest France lors des élections européennes de 1999 permet de mettre en évidence des représentations très diverses de l’Europe en fonction des cadres de perception supposé des lecteurs2.

Pour Ouest France, l’engagement pro-européen est explicite et soutenu (création d’une rubrique spéciale, éditoriaux sans ambigüité, etc.) ; l’Europe mise en scène est vivante, métissée (mariages mixtes, présentation des « autres européens », etc.) et inscrite au quotidien dans le terroir (à travers l’agriculture). Pour les DNA, il s’agit plutôt de dépeindre un terroir ancré dans l’Europe et considéré comme « naturellement européen » en fonction de son histoire, de sa position géographique et de sa culture : l’Europe dépeinte est très largement une Europe du nord, allemande et coopérative avec l’Alsace ; et les élections européennes sont décrites en relation avec le prisme alsacien (combien d’Alsaciens au PE ?).

Pour les médias « peu intéressés », les plus nombreux, l’identité locale qu’ils tentent de construire ne s’articule que très peu à la dimension européenne, jugée trop éloignée et finalement conforme aux critères d’intelligibilité traditionnels des journalistes (c’est-à-dire une information « peu sexy » car trop institutionnelle) ; on citera par exemple le traitement ambigu de l’Europe par la télévision régionale France 3 Midi-Pyrénées3.

1 Voir à ce sujet Dominique Marchetti, dir., En quête d’Europe. Médias européens et médiatisation de l’Europe,

Rennes, PUR, 2004. 2 Roselyne Ringoot, Jean-Michel Utard, « L’Europe vue par la presse quotidienne régionale. Les exemples

comparés de Ouest France et des Dernières nouvelles d’Alsace », in Dominique Marchetti, dir., En quête d’Europe. Médias européens et médiatisation de l’Europe, Rennes, PUR, 2004. 3 Benoît Lafon, La télévision régionale, socio-histoire d’un dispositif d’intégration politique nationale. Le cas des

journaux télévisés midi-pyrénéens (1963-2000), Thèse de science politique, Université Toulouse 1, 2000, p. 325-334.

127

Les résistances à l’Europe. On est ici dans une forme assez particulière d’européanisation

ascendante : on se mobilise certes autour de l’Europe mais de manière protestataire ; on va

vers l’Europe mais pour la combattre1…

Quelques mots sont d’abord nécessaires quant à la problématique des contestations de

l’Europe. L'Europe en tant que telle n'a pas encore véritablement généré d'espace de

protestation. Ce dernier reste en effet encore cloisonné dans les Etats-nations et ce, pour

plusieurs raisons : par le primat à la fois historique, symbolique et fonctionnel du schème

national dans la mobilisation protestataire ; par la faiblesse de la Confédération européenne

des syndicats (CES), crée en 19732 et qui s’avère être une institution plutôt atone, traversée

de tensions multiples (hétérogénéité des traditions syndicales en Europe et même

renforcement des clivages nationaux3, forte distinction entre activités européennes et

activités domestiques des syndicats d’où découle une très faible articulation entre

mobilisations nationales et mobilisations européennes, fort coût de la transnationalisation du

travail militant, nécessitant des ressources particulières dont les syndicats sont souvent

exclus, etc). D’autant plus que les politiques sociales européennes qui émergent de plus en

plus avec la construction du marché unique obéissent à un modèle particulièrement

fragmenté de « système à multiples niveaux de décision »4. Pour autant, une Europe de la

protestation émerge lentement5. Elle se caractérise par l'ancienneté des manifestations

paysannes et le primat de la défense d'intérêts socio-économiques : historiquement, c'est en

effet autour de la PAC que se cristallisent dans les années soixante des mobilisations

spécifiquement européennes, portées par le monde agricole. Ce point souligne par ailleurs le

caractère socio-économique très prononcé de la conflictualité européenne6. Aujourd'hui, la

protestation européenne irrigue en majorité des enjeux industriels ou liés au travail, surtout

depuis l'épisode symbolique et référentiel de Vilvorde en 1997. Mais les actions

protestataires restent majoritairement cloisonnées au sein des frontières nationales et

l'Europe reste seulement un espace complémentaire - et non exclusif - de mobilisation des

intérêts sociaux.

On peut également mobiliser ici la notion d’« euroclash » avancée par Neil Fligstein7 : la

construction européenne profite en fait aux couches les plus favorisées des populations ; les

1 Sur le thème plus général de l’euroscepticisme, voir Laure Neumayer, Antoine Roger, Frédéric Zalewski, dir.,

L’Europe contestée. Espaces et enjeux des positionnements contre l’intégration européenne, Paris, Michel Houdiard Editeur, 2008. 2 Voir principalement à ce sujet, Corinne Gobin, L’Europe syndicale : entre désir et réalité, Bruxelles, Labor,

1997 ; Anne-Catherine Wagner, Vers une Europe syndicale, Paris, Le Croquant, 2005. 3 En France par exemple, la construction européenne cristallise et renforce les clivages internes au paysage

syndical et ne suscite pas la définition d'un projet commun capable d'en fédérer et mobiliser les acteurs (Jean-Marie Pernot, «Les syndicats français, des élections sous le signe de la division», in Jean-Marie Pernot, Janine Goetschy, Jeff Bridgford, Adelheid Hege, Les syndicats européens et les élections européennes, Les Cahiers du CEVIPOF, n°11, 1994, p. 73-94). 4 Stephan Leibfried, Paul Pierson, « Etats Providences semi-souverains : élaborer des politiques sociales dans

une Europe multi-niveaux », in Stephan Leibfried, Paul Pierson, Dir., Politiques sociales européennes. Entre intégration et fragmentation, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 47-87. 5 Richard Balme, Didier Chabanet, Vincent Wright, Dir., L'action collective en Europe, Paris, Presses de Sciences

Po, 2001; Eric Lagneau, Pierre Lefébure, La spirale de Vilvorde : médiatisation et politisation de la protestation, Les Cahiers du CEVIPOF, n°22, janvier 1999 ; Gary Marks, Doug Mc Adam, «Social Movements and the Changing Structure of Political Opportunity in the European Union», in Gary Marks, Fritz W. Scharpf, Philippe C. Schmitter, Wolfgang Streeck, Ed., Governance in the European Union, London, Sage, 1996, p. 95-120 ; Sidney Tarrow, « La contestation transnationale », Cultures et conflits, n°38-39, été/automne 2000, p. 187-223. 6 D. Imig et S. Tarrow calculent ainsi que 82% des «europrotestations» recensées entre 1984 et 1997 sont le fait

de groupes professionnels (Doug Imig, Sydney Tarrow, Studying Contention in an Emerging Polity, Texte présenté au Forum Européen - Institut universitaire de Florence, février 2000). 7 Neil Fligstein, Euroclash, Oxford, Oxford University Press, 2008

128

groupes populaires (mais aussi les classes moyennes) sont dès lors exclus et peuvent ainsi

enclencher des formes de contestation et de résistance.

Quelles sont donc les formes localisées de contestation de l’Europe, c’est-à-dire celles qui

sont produites et conceptualisées à partir d’espaces et d’identités patrimonialisés, de

territoires restreints ? Le « moment Vilvorde » en 1997 a sans doute été le premier épisode

de mobilisation sociale localisée contre l’Europe mais il a été désingularisé car construit en

symbole par les acteurs politiques et les journalistes1. On prendra donc deux exemples plus

« ordinaires » de ces mobilisations locales contre l’Europe.

Les directives communautaires Oiseaux et Habitats ont pu participer à la repolitisation

pratique de certaines catégories populaires et ce, autour d’une pratique sociale partagée

et productrice d’identification locale, comme la chasse de gibier d’eau dans le marais de

Grande Brière Mottière2 ou bien en baie de Sommes3. En effet, les politiques publiques

communautaires de protection de la nature appliquent sur l’espace rural des découpages

établis en fonction de critères scientifiques (comme les « Zones spéciales de

conservation » pour la Directive Habitats ou les « Zones de protection spéciales » pour la

Directive Oiseaux). Provenant de Bruxelles, cette qualification de la nature, à la fois

biocentrée et emprunte du savoir naturaliste (valorisant la connaissance et la rareté des

espèces) s’oppose frontalement aux usages sociaux antérieurs qui en sont faits dans le

monde rural, patrimonialisés, anthropocentrés et favorables à des usages ludiques de la

nature (chasse, pêche, promenade). Ce conflit cognitif découle bien sûr sur des conflits

politiques dont la nature n’est qu’un prétexte. « Le rejet de la construction savante de la

nature n’est pas un rejet de la nature mais un rejet de la légitimité d’acteurs étrangers à

régir le territoire en définissant la nature »4. L’exemple des mobilisations de chasseurs

dans le marais de Grande Brière Mottière peut permettre d’illustrer cette logique par

laquelle la construction communautaire favorise la repolitisation pratique de catégories

populaires autour de pratiques non politiques (cf. encadré).

Encadré. Se mobiliser politiquement sur des questions non politiques. Situé entre la Loire et l’océan atlantique, zone humide fragile, celui-ci est au cœur des politiques communautaires de protection de l’environnement. Or elle affecte des pratiques anciennes : les Briérons sont pour l’essentiel salariés dans l’industrie navale et aéronautique de Saint-Nazaire ; ils ont hérité depuis au moins le 15

e siècle de la propriété collective des 7000 hectares du centre du

marais. Cette situation exceptionnelle de possession indivise associée à un peuplement populaire ancien a favorisé le développement d’importants usages communautaires des ressources du marais : coupe du roseau, exploitation de la tourbe, pêche et surtout chasse. Or cette dernière activité populaire (il y a environ 1500 chasseurs dans le marais en 2003 et la plupart sont ouvriers) est soumise depuis les années 1970 à une réglementation plus contraignante du fait de l’impact grandissant des décisions communautaires et, en particulier, de la directive du Conseil des communautés européennes du 2 avril 1979 concernant la protection des oiseaux sauvages. La date d’ouverture de la chasse, établit traditionnellement le 14 juillet, est ainsi progressivement

1 Eric Lagneau, Pierre Lefébure, La spirale de Vilvorde : médiatisation et politisation de la protestation, op. cit.

2 Julian Mischi, « Les militants ouvriers de la chasse Éléments sur le rapport à la politique des classes

populaires », Politix, n°83, 2008 ; Julian Mischi, « L’impact communautaire sur la politisation des classes populaires en milieu rural. Le cas des chasseurs de gibier d’eau », in Baisnée O., Pasquier R., dir., L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés politiques nationales, Paris, Editions du CNRS, 2007, p. 145-165 ; Julian Mischi, Julien Weisbein, « L’Europe comme cause politique proche. Contestation et promotion de l’intégration communautaire dans l’espace local », Politique européenne, n°12, 2004, p. 84-104 3 Yann Raison du Cleuziou, « La nature embrigadée. Conflits en baie de Somme », Ethnologie française, tome

XXXVII, n°1, 2007 4 Ibid., p. 154.

129

reculé, entraînant des mobilisations massives contre l’Europe et l’émergence d’associations de défense de la chasse. Particulièrement touchés, les chasseurs de gibiers d’eaux sont à la pointe de la contestation : ils se regroupent en 1988 au sein de l’Association Départementale des Chasseurs de Gibiers d’Eaux de Loire-Atlantique, qui vise à obtenir le maintien de la période traditionnelle de chasse et se structure dans une opposition à la directive de 1979 et à l’établissement de zones de protection environnementale. En 1991, le classement de la Brière en Zone de Protection Spéciale entraîne le regroupement des sociétés de chasse du marais au sein d’une Union de défense dont l’une des toutes premières expressions est une condamnation de la construction européenne. Un Comité de défense des chasseurs de gibier d’eau de la région briéronne se met en place à la même période sur le thème plus spécifique du retour aux dates traditionnelles de chasse, et prend également pour cible l’ « Europe des puissants ». La densité militante des associations de chasseurs ou de ces collectifs est importante. En 2001, sur les 1500 chasseurs de Brière, 250 environ sont inscrits à l’Union des chasseurs de gibiers d’eau de Grande Brière Mottière. Les adhérents de ces groupements sont, comme leurs animateurs, des hommes, ayant pour leur grande majorité entre 30 et 50 ans et appartenant aux classes populaires : ils sont généralement ouvriers, employés ou techniciens dans les ateliers des chantiers de la navale ou de l’aéronautique. Le président de l’Union des chasseurs de Brière jusqu’en mai 2001, titulaire d’un CAP, est, comme son père, tuyauteur aux chantiers navals. Son successeur à la tête de l’association, fils d’un ouvrier de la navale devenu agent de maîtrise, a obtenu le baccalauréat et travaille comme technicien d’atelier à l’Aérospatiale. La contestation de l’intégration communautaire dans le marais de Brière associe globalement schèmes révolutionnaires et logiques de classe. La défense de la chasse populaire est présentée à la fois comme une lutte pour le maintien d’un droit acquis en 1789 (la Nation contre l’Europe anglo-saxonne) et d’une pratique de la classe ouvrière locale (le Peuple contre l’élite bruxelloise). Ces rhétoriques contestataires sont notamment activées lors de rassemblements massifs d’ampleur régional ou plus local à Rennes, Nantes, Bordeaux ou Saint-Nazaire, avec des slogans tournés contre l’immixtion de Bruxelles dans les règlements nationaux et visant à obtenir la modification de la directive européenne de 1979. A côté de cet usage de la publicité (tract, information, manifestation), ces mobilisations populaires font également usage de la violence et de l’illégalité. Le marais est ainsi le lieu d’une forme spécifique de mobilisation non conventionnelle : les « ouvertures sauvages » dites aussi « traditionnelles » ou « anticipées ». A partir du 14 juillet, puis chaque dimanche suivant jusqu’à l’ouverture officielle, des centaines de chasseurs vont chasser en groupe malgré l’interdiction. Il s’agit bien d’actions revendicatives qui dépassent le simple braconnage car, de retour de chasse, les manifestants se réunissent pour décider des initiatives à mener, et des caisses « noires » de solidarité sont constituées en cas de verbalisation

1. L’usage de la violence est en effet récurrent

lors des actions de contestation de l’Europe menées par les chasseurs : incendie des établissements symbolisant la réglementation de la chasse (Parc Naturel Régional de Brière, installations touristiques…), pression physique sur les gardes-chasse et les écologistes… D’un point de vue politique, cette contestation de l’Europe au nom de la défense de la chasse populaire a d’abord constitué un terrain favorable au PCF, qui s’implante dans le marais à partir surtout des années 1970 grâce notamment à l’activisme de ses militants au sein des associations de chasseurs. Mais dans le contexte de la « gauche plurielle » et donc d’alliance avec Les Verts et le PS, les députés communistes s’abstiennent lors du vote de la loi chasse de juillet 2000 qui, en tentant de répondre aux exigences de la directive de 1979, réduit davantage les dates de chasse. Cette position entraîne directement un déclin de l’influence locale du PCF au profit de CPNT qui met en avant ce vote et entend lutter contre ceux qui veulent « bruxéliser la Brière ». Cette formation, qui émane directement de la fédération des chasseurs, porte désormais avec plus de force une rhétorique nationale anti-européenne s’appuyant toujours sur l’activation d’une identité locale. Elle exprime une politisation et une européanisation de la mobilisation des chasseurs car ses militants disent s’être engagés malgré eux en politique. La contestation d’une Europe de plus en plus présente nécessite selon eux de passer d’une mobilisation associative à

1 Le 14 juillet 1992, par exemple, 400 chasseurs chassent illégalement, distribuent 85 colverts tués dans les

hospices et maisons de retraite du marais, puis forment un barrage filtrant supprimant le péage du pont de Saint-Nazaire. Ils hissent à l’entrée du pont une banderole: « Oui à la chasse, merde à l’Europe ». Ces ouvertures « sauvages » sont en effet vécues comme une forme de contestation populaire de l’Europe : « Nous irons reprendre le 14 juillet sur le terrain ce que l’Europe nous a volé » explique un manifestant en juin 1994 (Presse Océan, 14 juin 1994).

130

une organisation politique afin notamment d’entrer dans l’arène européenne : l’ancien responsable de la fédération départementale des chasseurs est député européen CPNT depuis 1999.

Le secteur du vin a été de plus en plus concerné par l’Europe, dans le cadre général de

la PAC mais aussi de façon plus spécifique à ce secteur, à travers un ensemble de

programmes ciblés. Mais les politiques communautaires viticoles ont toujours laissé une

certaine marge de manœuvre aux pays producteurs (surtout pour le segment des vins de

qualité qui restent définis et régulés au niveau national) si bien qu’il n’y a pas une

politique viticole européenne1.

Pour autant, la régulation européenne s’est surtout faite sentir pour les vins de table, ce

qui a été permis par les responsables nationaux qui militent pour une organisation

européenne du marché afin de faire passer des politiques de réforme jugées nécessaires

d’abandon d’une politique fondée sur les hauts rendements et de leur en imputer la

responsabilité à « Bruxelles » (comme le « Plan Chirac » de 1973). Or ici, les acteurs de

ce marché des vins de table n’ont pas été véritablement socialisés à l’Europe,

contrairement aux agriculteurs, ce qui fait que « Bruxelles » leur apparaît comme un

repère diffus et pourtant responsable de leurs malheurs puisque celle-ci promeut une

approche « qualité » du vin qui ne correspond pas à leurs habitudes (produire un vin de

table en quantité). Certains viticulteurs (notamment dans le Midi français) ont en plus

l’habitude de bénéficier de l’aide de l’Etat en cas de problème (phylloxera, surproduction

de vins, etc.) et protestent contre le transfert au niveau bruxellois de la régulation pour

les vins de table. D’où de nombreux épisodes de contestation parfois violents (comme à

Montredon-Corbières en 1976 où l’on dénombre deux morts) qui réactualisent la tradition

frondeuse du « Midi rouge » : la dénonciation de la réglementation européenne devient

dès lors centrale, relayée par les syndicats viticoles (notamment les CAV, comités

d’action viticole, qui agissent dans une logique violente d’action commando) et les élus

locaux (les « notables du vin » comme les députés Gilbert Sénes et Raoul Bayou), et

remplace la traditionnelle demande protectionniste adressée à l’Etat. Des raisons

sociologiques expliquent également cette violence contre l’Europe : la contestation des

années 1970 est menée par la génération de la guerre d’Algérie (importation d’une

culture des armes par les pieds noirs, socialisation à la guerre lors du service militaire), et

mise en théorie par des intellectuels « occitans » (souvent d’ex maoïstes reconvertis

dans le régionalisme militant). Mais, en bouleversant les anciennes façons de produire

du vin, les politiques communautaires de démarche « qualité » ont certes participé à

l’émergence d’une crise sectorielle importante pour les pays surproductivistes mais celle-

ci a induit des changements dans les représentations sociales de la viticulture : car la

mobilisation de toute une profession contre l’Europe s’est paradoxalement accompagnée

d’une modernisation de ce métier dans les années 1980-1990 avec une transformation

de ses pratiques et de ses représentations autour d’une politique de vins de qualité2.

L’Europe a donc transformé des pratiques professionnelles ou ludiques en mobilisations

politiques de contestation. Elle a conduit des agents socialement défavorisés à investir des

arènes, politique et même juridique, d’où ils sont traditionnellement exclus. Par les

contestations qu’elle provoque, l’un des effets de la construction européenne à l’échelon

1 Andy Smith, Jacques de Maillard, Olivier Costa, Vin et politique. Bordeaux, la France, la mondialisation, Paris,

Presses de Sciences Po, 2007, p. 78-s. 2 William Genieys, Andy Smith, « Idées et intégration européenne : la grande transformation du Midi viticole »,

Politique européenne, n°1, 2000.

131

local est ainsi étrangement de mobiliser politiquement des groupes sociaux marginaux sur la

scène politique légitime : ouvriers, agriculteurs, petits commerçants et artisans

particulièrement sensibles au discours eurosceptique de CPNT, du FN ou encore du PCF.

Par cette voie détournée, elle est paradoxalement un vecteur de politisation des classes

populaires dans un contexte général de désengagement public de celles-ci.

Les soutiens militants à l’Europe. Les soutiens militants à l’Europe se trouvent dans

certaines élites locales, souvent universitaires. Parmi les groupes associatifs investissant les

thématiques communautaires figurent en premier lieu les associations pro-européennes. Et

si, au niveau supranational ou national, leur travail politique se focalise beaucoup sur une

logique d’expertise ainsi que de construction du label de « société civile européenne »1, on

observe en France que certaines d’entre elles, notamment le Mouvement Européen (ME),

l’Union pour une Europe Fédérale (UEF), les Jeunes Européens, l’Association européenne

des enseignants (AEDE) ou les Maisons de l’Europe, investissent de plus en plus le niveau

local et le registre du proche pour alimenter leur action de promotion de l’idée de

construction européenne. Les années quatre-vingt-dix sont caractérisées par une hausse

continue des sections locales de ces groupes, aboutissant à un maillage de plus en plus fin

du territoire national. L’incitation des institutions communautaires, l’existence croissante de

forums locaux où sont traitées les questions communautaires tout comme la nature de

certains enjeux (euro, mobilité étudiante, ingénierie pour certains dossiers communautaires,

etc.) favorisent d’autant plus ce « détour du proche » du militantisme pro-européen.

Ces mobilisations font presque écho aux contestations populaires dont elles présentent un

visage inversé2.

Une différence tout d’abord dans les publics mobilisés et leur portrait sociologique : le

militantisme pro-européen n’est pas un militantisme de masse mais bien une entreprise

de mobilisation relativement élitaire et personnalisée qui recrute ses soutiens dans

diverses élites sociales ; les profils sociographiques présents dans ces organisations se

caractérisent par la détention d’un fort capital culturel3.

1 Julien Weisbein, « Instituer la ‘’société civile européenne’’ : la contribution des mouvements fédéralistes.

L’expérience du Forum permanent de la société civile », in Didier Georgakakis, Marine de Lassalle, Dir., La « nouvelle gouvernance européenne ». Genèses et usages politiques d’un livre blanc, Strasbourg, PUS, 2008, p. 51-74. 2 Julian Mischi, Julien Weisbein, « L’Europe comme cause politique proche. Contestation et promotion de

l’intégration communautaire dans l’espace local », art. cit. 3 On peut également mobiliser ici le travail de Florence Punzano (Les entrepreneurs de l’Europe au local : quel

profil pour les militants et adhérents engagés dans la défense de la cause européenne ? L’exemple des associations toulousaines, mémoire IEP de Toulouse, 2008) : l’auteure y saisit l’engagement pro-européen d’abord en termes de prédispositions, à travers ses caractéristiques sociologiques (chapitre 1), puis en termes de justification, à travers le sens qu’il revêt pour les militants (chapitre 2) puis enfin, en termes de rétributions, c’est-à-dire à travers les ressources qu’il ouvre pour ces acteurs (chapitre 3). Le militantisme décrit par l’auteure est ainsi essentiellement masculin, plutôt âgé et assez élitaire, proche de l’univers académique (p. 19-s) et se déployant fortement sur le registre de l’apprentissage intellectuel et de l’expertise (p. 51-s ou bien p. 85-s). Il s’agit également d’un militantisme « soft » car maîtrisé, individualisé, à la fois noble (p. 47-s) et efficace (p. 66-s), et donc pensé en rupture avec des formes plus intenses d’engagement (notamment partisan ou syndical, cf. p. 58-s ou p. 70-s). Il compose également une configuration sociale assez resserrée (par le peu d’individus qu’il concerne), mais aussi relativement désarticulée, faite de liens intenses de collaboration et d’entraide (p. 87-s) mais aussi de méfiances, de conflits et de concurrence (idéologiques ou plus personnelles) sur le fait d’être le porte-parole le plus autorisé de la cause européenne (p. 40-s). L’absence de coordination de ces groupes associés/rivaux (p. 43), mais aussi une certaine porosité avec les acteurs traditionnels du champ politique (p. 72-s ou bien p. 103-s), l’intéressement professionnel qu’il permet (p. 90-s) mais aussi sa déclinaison en engagement identitaire et moral (p. 47-s ou p. 95-s) donnent une image finalement assez complexe et paradoxale de cet univers militant car s’y joue une dialectique forte entre l’individu, sa trajectoire biographique et son environnement

132

Au sein des réseaux notabiliaires du militantisme pro-européen, les connexions

universitaires apparaissent ainsi particulièrement saillantes. La porosité entre arène

militante et arène académique et les transferts d’autorité scientifique sont en effet

particulièrement renforcés dans le cas de la problématique européenne qui accentue la

rentabilité de la détention d’un savoir juridique1.

Les connexions politiques et administratives sont également notables. Les Maisons de

l’Europe déploient par exemple leur activité d’information avec le soutien de nombreuses

institutions (municipalité, Conseil régional, services déconcentrés comme le rectorat ou la

DRJS…). Le Mouvement Européen France est fortement polarisée sur la classe politique

locale, de droite comme de gauche2. Mais pour ces groupes, la relation avec le jeu

politique local est cependant ambiguë : d’un côté, ces militants dénoncent bien souvent

les ravages de la politisation et proclament l’apolitisme de la cause européenne ou bien

son caractère concret ; de l’autre, certains estiment inévitable le détour par le jeu

politique local (d’autant plus qu’ils sont bien souvent eux-mêmes encartés dans un parti).

Les militants pro-européens s’éloignent également des acteurs qui contestent localement

l’Europe au niveau des répertoires d’action mobilisés. Les arènes où se déploient le

travail militant s’avèrent extrêmement feutrées. Ici, les militants recherchés sont avant

tout « ceux qui ont un nom », en vertu de leur statut ou de leurs fonctions, et cette

notoriété se joue essentiellement au niveau local mais aussi, c’est plus rare, au niveau

national ou européen. Ces associations tendent ainsi à exhiber, comme preuve de leur

influence politique, certains de leurs membres qui sont intégrés (de préférence de façon

cumulative) dans les réseaux de pouvoir municipaux, universitaires ou partisans, voire

même européens. Ce fort tropisme vers des personnalités locales connues et reconnues

s’appuie ainsi sur un répertoire d’action prioritaire, celui de la conférence publique et vers

des formes de sociabilités militantes parfois très mondaines. Cet aspect se renforce au

travers des interconnexions marquées qui lient tous ces groupes : dans cet univers

militant relativement étroit, tout le monde se connaît plus ou moins et le poids des

relations interpersonnelles est ici renforcé par des actions menées en commun et par le

mélange des adhérents et des responsables, notamment entre l’UEF, les JE et le ME.

Par contre, le militantisme pro-européen rencontre les entreprises de mobilisation contre

l’Europe à travers le prisme du local. L’intégration communautaire est ainsi souvent vantée

pour ses effets socioéconomiques visibles dans l’espace local (subventions pour divers

projets, PAC, Airbus, etc.) et pour son respect des spécificités locales. L’échelon national

n’est finalement que peu mobilisé et c’est notamment autour de l’identité locale, occitane

pour le cas toulousain, bretonne en Bretagne, etc., que se développe cet argument. Cet

emprunt au régionalisme est stratégique pour les militants pro-européens ; il passe ici par la

déclinaison de la problématique de l’intégration communautaire sur le registre,

particulièrement rentable en politique et paradoxal concernant l’intégration communautaire,

social. Et Fl. Punzano montre bien, au total, que c’est l’articulation des deux plans qui expliquent le plus cet engagement pro-européen. 1 Voir à ce sujet Antonin Cohen, Julien Weisbein, « Laboratoires du constitutionnalisme européen. Expertises

académiques et mobilisations politiques dans la promotion de la Constitution européenne », Droit & Société, n°60, 2005, p. 353-371 2 Cela renvoie tout d’abord à des impératifs statutaires puisque le Mouvement Européen doit respecter dans son

bureau un strict pluralisme partisan. A Toulouse par exemple, on y trouve ainsi des personnalités politiques locales comme B. Keller (maire de Blagnac, vice-président du Conseil régional, PS), P. Montastruc (ancien conseiller régional et député UDF), F. Melland (secrétaire départemental du PS), L. Moudenc (adjoint au maire, UMP).

133

de la proximité, c’est-à-dire sur l’adéquation entre un territoire particulier et le projet plus

global de construction communautaire : par exemple, l’Europe est proche de Toulouse car

elle s’y trouve inscrite dans son passé (ancienne capitale d’Occitanie, afflux des réfugiés

espagnols dans l’entre-deux-guerres, etc.) comme dans son présent (aérospatiale, forte

présence d’une communauté étudiante européenne, etc.).

3.3. La socia(bi)lité européenne : les liens transnationaux.

Au-delà, l’Europe au quotidien peut également se vivre dans un espace non ou peu politique,

ajusté à la forme d’intégration civique par le marché qui s’y déploie. Cet aspect a été surtout

l’objet de travaux d’historiens et de sociologues : ils décrivent l’avènement progressif d’une

véritable société européenne, de plus en plus intégrée au niveau des valeurs, des

comportements ou des liens transnationaux qui se tissent entre les diverses sociétés

nationales1. Ici, on parlera d’européanisation horizontale, notamment définie par Neil

Fligstein, sociologue de la constitution des marchés : elle s’étend en dehors de la sphère

politique ; elle découle d’interactions accrues entre les sphères politiques, économiques et

sociales ; et elle est la matrice d’une véritable identité européenne. Fligstein avance ainsi

l’idée de « champs européens » (European fields), empruntée à Pierre Bourdieu et qu’il

définit comme des champs à l’échelle européenne où des individus et des organisations de

pays différents interagissent de manière routinière2. Ces pratiques et ces liens

transnationaux tendent à transformer les individus qui les tissent. Comme le note Andy

Smith, il est primordial de « renverser la perspective (...) [et] d’observer la manière dont la

formation de l’Union européenne déstabilise les pratiques sociales qui participent aux

définitions contemporaines du territoire »3. Et l’auteur de préciser : « Plus généralement,

s’intéresser à la socialisation sous l’angle du rapport entre individus et territoire est

indispensable pour l’étude de l’intégration européenne »4.

On prendra ici deux exemples de pratiques sociales particulièrement (mais silencieusement)

affectées par l’intégration communautaire : les activités sportives et les activités

amoureuses.

Le sport. Le sport est récemment rentré dans le domaine de compétence de l’UE

(article 165 du traité de Lisbonne). Mais c’est un vecteur plus ancien d’européanisation

horizontale à la fois pour certains groupes de professionnels (joueurs, entraîneurs,

organisateurs) mais également, de manière plus répandue (sur les spectateurs) mais aussi

plus diffuse (au niveau des représentations, et pas des pratiques).

Par exemple, le football comme activité professionnelle et comme espace de plus en plus

international de compétition a largement contribué à « faire l’Europe » par analogie, en

insérant les rivalités internationales dans un cadre réglementé mais aussi en suscitant

1 Ils se sont notamment intéressés aux processus sociaux horizontaux producteurs d’une socia(bi)lité

européenne. En mobilisant des périodisations assez étendues (souvent de l’ordre du siècle) ou bien en partant de l'analyse des phénomènes d'identification et de conscientisation européenne dans certains milieux sociaux (élites politiques et économiques, artistes, anciens combattants, etc.), ils repèrent ainsi des convergences croissantes entre les diverses sociétés européennes concernant les modes de vie ou les valeurs. Voir par exemple Hartmut Kaelble, Vers une société européenne, Paris, Belin, 1988. 2 Neil Fligstein, Euroclash, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 9

3 Andy Smith, « L’ "espace public européen" : une vue (trop) aérienne », art. cit., p. 174.

4 Ibid., p. 175.

134

des échanges trans-européens de normes, de personnes (joueurs, entraîneurs, staffs

techniques), de marchandises ou de mythes1. Ici, la construction d’un espace européen

du sport n’est pas le fait d’une action volontariste de l’Europe communautaire mais le

résultat d’échanges de plus en plus importants entre les instances professionnelles

sportives qui s’institutionnalisent.

Le sport constitue également un vecteur important par lequel des groupes s’intéressent à

l’Europe et génèrent des représentations de type infra-politique. Le suivi des matchs de

football et de rugby fournit à cet égard un exemple riche d’enseignements concernant les

effets diffus de l’institutionnalisation de l’Europe au sens où les pratiques variées de

supporteurisme permettent de mieux comprendre comment cette partie de la vie

quotidienne des Européens informe et révèle leurs découpages mentaux de l'espace et

du temps2.

Les relations émotives (dont les pratiques amoureuses). Le soubassement sociologique

des attitudes en faveur de l’intégration européenne, celle-ci n’étant évaluée qu’à partir d’une

expérience individuelle, à la fois singulière et inscrite dans des régularités sociales, montre

bien que la question formelle de la citoyenneté de l’Union engage en fait des ressorts plus

profonds, que les Eurobaromètres peinent à saisir et qui nécessitent alors des enquêtes plus

qualitatives. L’« identité européenne » n’est dès lors plus un concept de science-fiction et a

permis d’ouvrir un chantier de recherche de plus en plus exploré en science politique dès les

années 20003. Cette question de l’identification et des sentiments, que la sociologie politique

désigne avec le terme de communalisation emprunté à Max Weber, est en effet

fondamentale pour cerner l’apparition d’une communauté citoyenne, d’un demos européen,

c’est-à-dire d’un peuple ayant pris conscience de lui-même, de sa force et de sa cohérence à

l’échelle continentale. Le citoyen européen est en effet, verticalement, le sujet d’une

communauté politique constituée d’institutions et de règles ; il appartient surtout,

horizontalement, à une communauté humaine constitutive d’un « nous » élargi. Que l’on

pense d’ailleurs à la phrase attribuée à Jean Monnet : « Nous ne coalisons pas des Etats,

nous unissons des hommes ».

Or en tant que support d’appartenance à un ensemble humain, où valeurs et sentiments

appuient la connaissance rationnelle de la vie politique et où les autres sont des concitoyens

et non plus des étrangers, il reste à constater que pour l’heure, l’Union coalise seulement

des Etats. Les enquêtes Eurobaromètres montrent que l’extension de la confiance entre

Européens (avec, qui plus est, des différences nationales en fonction de la proximité

géographique et culturelle) ne s’accompagne pas encore de sentiments particuliers de

sympathie. En outre, le poids déterminant des stéréotypes dans l’appréhension des

« Autres » européens a pu être souligné4. Ceux-ci permettent de générer des formes de

solidarité horizontales en dehors de toute expérience directe et de toute relation de face à

1 Voir à ce sujet le dossier « L’espace européen du football. Dynamiques institutionnelles et constructions

sociales », Politique européenne, n° 36, 2012. 2 Andy Smith, La passion du sport. Le football, le rugby et les appartenances en Europe, Rennes, PUR, 2001.

3 Voir par exemple le dossier « L’identité européenne entre science politique et science-fiction », Politique

européenne, n°30, 2010. 4 Voir par exemple Dominique Wolton, La dernière utopie. Naissance de l’Europe démocratique, Paris,

Flammarion, 1993 ; Isabelle Guinaudeau, Astrid Kufer, « De l’Allemand organisé, l’Italien romantique et l’Anglais dandy à l’Européen chrétien, fortuné et démocrate ? Le potentiel affectif des stéréotypes nationaux et européens », Politique européenne, n°26, 2008

135

face avec ceux qu’ils concernent. On ne trouve ainsi la trace d’un sentiment de fraternité,

d’empathie, de communauté, d’esprit de corps entre les populations européennes que dans

certains espaces sociaux restreints et sur des enjeux singuliers (par exemple, certains

sports, l’enseignement supérieur, les jumelages de communes, certains réseaux de

politiques publiques européennes, etc.)1. Sans doute en raison d’une carence en symboles

et parce que l’UE peine toujours à se représenter comme un « tout » qui puisse solliciter

l’allégeance de ses parties, l’Europe n’est donc pour l’heure que l’objet d’une évaluation

rationnelle et froide, dépolitisée et réservée aux élites ; tandis que les identifications et les

sentiments de concitoyenneté restent enchâssées dans les frontières nationales, notamment

parce que la socialisation politique des individus reste réalisée dans des systèmes éducatifs

nationaux, avec des langues vernaculaires. Cette sorte de division du travail émotionnel,

entre des passions nationales et une raison européenne, ne peut que freiner toute

communalisation de l’Europe. Cette force des stéréotypes nationaux est même un des

condiments essentiels de « l’identité européenne », comme le montrent de nombreuses

enquêtes qualitatives, menées à base d’entretiens individuels ou collectifs2. Ainsi, les

citoyens européens se représentent-ils l’Europe en fonction de cadres d’expérience et de

schèmes d’interprétation forgées par l’expérience nationale. Et plus que d’une logique

substitutive, par laquelle la référence à l’Europe viendrait supplanter celle à la Nation

(relation de transfert naguère théorisée par les premières conceptualisations de l’intégration

européenne mais aussi par ses promoteurs), il s’agit plutôt d’une lecture cumulative à

laquelle nous convient ces travaux : identités européennes, nationales et locales sont ainsi

emboîtées, mobilisées différemment selon les situations et selon les enjeux.

Pourtant, le thème de l’amour peut être un vecteur d’européanisation plus formelle,

descendante même pour reprendre la typologie de l’introduction. En effet, les institutions

européennes ou certains Etats-membres se sont saisis de la question des mariages et

divorces internationaux et intracommunautaires pour faire avancer le processus d’intégration

européenne. On recense chaque année dans l'UE près de 300.000 mariages internationaux,

ce qui en fait un phénomène social non négligeable. En 1999, 30.000 mariages mixtes -

entre époux français et étranger - ont été célébrés en France, soit plus d'une union sur dix et

un doublement en l'espace de vingt ans. Mais les statistiques n’indiquent pas toujours la

nationalité du conjoint(e). On sait néanmoins qu’en 2003, les mariages franco-allemands ont

représenté 2 % des mariages binationaux célébrés. Ceci a motivé une convention franco-

allemande en matière de droit social assez inédite. Le 4 février 2010, les autorités

allemandes et françaises ont signé une convention créant un régime matrimonial commun, la

participation aux acquêts3. Et surtout, ce traité bilatéral n’est pas fermé puisqu’il est ouvert à

la signature des autres États membres : il s’agit donc d’une véritable « coopération

renforcée » dans le domaine du droit familial.

Concernant la question plus épineuse des divorces, on retrouve également ce mécanisme

de coopération renforcée à l’œuvre. Le 24 mars 2010, la Commission européenne, saisie par

dix États membres (l'Autriche, la Bulgarie, l'Espagne, la France, la Grèce, la Hongrie, l'Italie,

1 Pour quelques analyses sur ce thème novateur, voir le dossier « Amours et désamours entre Européens. Vers

une communauté politique de citoyens ? », Politique européenne, n°26, 2008. 2 Juan Diez Medrano, Framing Europe: Attitudes to European Integration in Germany, Spain, and the United

Kingdom, Princeton, Princeton University Press, 2010; Sophie Duchesne, Elizabeth Frazer, Florence Haegel et Virginie Van Ingegom, Citizens' reactions to European integration: Overlooking Europe, Palgrave Macmillan,

2013. 3 Participation aux acquêts : pendant le mariage, les époux se trouvent sous le régime de la séparation de biens

mais à sa dissolution, chacun des époux a droit à la moitié des biens acquis pendant le mariage.

136

le Luxembourg, la Roumanie et la Slovénie), a proposé une réglementation qui permettra

aux couples de choisir le pays dont les lois s'appliqueront à leur divorce. Le règlement

proposé de l’Union aidera les couples de nationalités différentes, ceux vivant séparément

dans des pays différents ou vivant ensemble dans un pays autre que leur pays d'origine.

L'objectif est d'alléger la charge pesant sur les enfants et de protéger les conjoints les plus

vulnérables dans les procédures de divorce.

3.4. La mobilité européenne

Les divers échanges qui se tissent entre les sociétés nationales tendent enfin à inscrire

l’Europe dans le domaine de la quotidienneté et de l’évidence : les relations affectives ou les

choix matrimoniaux, la mobilité géographique dans ses diverses composantes (pour étudier,

exercer une profession, prendre sa retraite ou simplement voyager), les jumelages, la

monnaie, les pratiques économiques etc., tout cela tend à s’effectuer dans un espace élargi,

à la fois géographique et mental. Mais l’expérience de la mobilité constitue une matrice plus

solide pour des formes d’identification européenne. Cette mobilité dans l’espace européen a

pris plusieurs formes : d’abord celle des travailleurs dans le contexte de la reconstruction

après la seconde guerre mondiale ; puis celle des touristes, des étudiants, des retraités, etc.

Et bien que numériquement faible (on estime qu’il y a 1,5 migrant pour 1000 habitants et que

seulement 1,5% des citoyens européens vivent et travaillent dans un autre Etat membre que

leur pays d’origine)1, cette mobilité sociale a eu des effets institutionnels importants pour la

dynamique d’intégration communautaire puisqu’elle a permis de lui apporter un principe

juridique intégrateur et producteur de sociabilité, une citoyenneté européenne, fondée sur la

réciprocité des droits et des devoirs entre Européens. En effet, l’origine profonde (et le

« moteur ») de la citoyenneté européenne est à rechercher dans les principes de libre

circulation des personnes et de non-discrimination énoncés par le Traité de Rome dans

l'optique de la réalisation et de l’achèvement du Marché unique2. Patrick Dollat, notamment,

voit dans la reconnaissance, la mise en œuvre puis la consolidation (toujours inachevée) de

la liberté de circulation des personnes le principe fondateur et surtout le moteur de la

citoyenneté européenne3. La mobilité des travailleurs (puis, de plus en plus, celle des

ressortissants des Etats membres) constitue selon lui le fil d’Ariane de la dynamique politico-

juridique qui a abouti au statut de citoyen de l’Union. Sous l’action de la Cour de Justice ou

1 Sur près d’un demi-siècle, la part des ressortissants communautaires dans le nombre total des travailleurs

migrants a continûment décru (en raison notamment de l’homogénéisation des structures socio-économiques des Etats membres ou par la concurrence d’une main d’œuvre extra-communautaire moins chère) ; de même, les migrations européennes ont changé de nature, soit s’alignant sur le modèle américain de la «sunbelt» (pour les retraités issus des pays européens du Nord et qui s’installent dans les pays du Sud), soit s’avérant plus courtes et localisées (missions de court terme de travailleurs hautement qualifiés vers les filiales de grands groupes européens). Seuls les flux touristiques ou d’étudiants se sont largement accrus au sein de la Communauté. Pour autant, il s’agit de populations s’installant plus ou moins temporairement dans un autre Etat membre et donc moins susceptibles de réclamer et d’utiliser certains droits particuliers (protection sociale, salaires, assurances, etc.).Voir à ce sujet, Paul Magnette, « La mobilité des personnes et la construction politique de l’Europe », in Paul Magnette, Dir., De l’étranger au citoyen, Bruxelles, De Boeck Université, 1997, notamment p. 37-47 ; Rey Koslowski, « Intra-EU Migration, Citizenship and Political Union », Journal of Common Market Studies, 32 (3), sept 1994, p. 369-402. 2 Outre la liberté de circulation des personnes qui figure parmi les quatre grandes libertés communautaires

énoncées par le Traité de Rome de 1957 (avec celle des biens, des services et des capitaux), citons l’article 7 qui pose le principe de non-discrimination : « est interdite toute discrimination exercée en fonction de la nationalité ». 3 Cela amène également cet auteur à prendre appui sur l’acquis communautaire pour dégager les perspectives

politiques et juridiques de l’Union (qui tendra immanquablement vers un modèle fédéraliste) et de sa citoyenneté, qui s’alignera sur le modèle de la citoyenneté du commonwealth (Patrick Dollat, Libre circulation des personnes et citoyenneté européenne : enjeux et perspectives, Bruxelles, Bruylant, 1998, notamment p. 519-540).

137

de la Commission, on observe ainsi, de 1957 à 1992, un décloisonnement continu du cercle

des bénéficiaires de la libre circulation dans l’espace communautaire : cette liberté est

d’abord réservée aux travailleurs migrants (Traité de Rome de 1957) ; puis il est étendu à

leur famille (règlement du Conseil du 19 octobre 1968) ; puis aux touristes (arrêt Luisi et

Carbone du 31 janvier 1984 puis arrêt Cowan du 2 février 1989 de la Cour de Justice), aux

demandeurs d’emploi, aux étudiants et aux retraités (directives 90/364, 90/365 et 90/366 du

28 juin 1990). Le patrimoine des droits européens découle donc substantiellement de la

nécessité de doter les travailleurs migrants de droits afin de réglementer leur activité

économique dans un marché qui s’est considérablement ouvert et intégré. Puis ces droits

ont été ouverts à des catégories plus vastes de bénéficiaires jusqu’à être déconnectés de

l’impératif de l’activité économique.

Paul Magnette tempère cependant l’importance prise par le principe de libre circulation dans

le développement de l’Europe politique. Selon lui, la mobilité des travailleurs puis des

personnes n’a eu qu’une incidence indirecte et limitée dans la construction européenne,

laquelle reste marquée par la confrontation de logiques intergouvernementales. C'est ainsi à

son avis davantage le principe de non-discrimination et d'égalité des traitements entre

nationaux des Etats membres qui a constitué le moteur le plus puissant d'émergence

progressive de la citoyenneté de l'Union. L'auteur en relit à ce sujet le développement à

travers les notions d'« isopolitie » et de « sympolitie » empruntées à la Grèce antique mais

qui recouvrent deux logiques juridico-politiques distinctes mais cumulables1. La première,

proche de l'intégration négative et issue du principe cardinal de non distinction et d'égalité de

traitement, vise à décloisonner les espaces nationaux en accordant les mêmes droits, certes

partiels, aux citoyens des différents Etats membres sur une base de réciprocité. La seconde,

proche de la notion d'intégration positive, vise à établir un lien direct entre le citoyen et les

institutions fédérées au sein d'une organisation. P. Magnette souligne ainsi que la force du

développement de la citoyenneté européenne s'effectue encore sur une base

essentiellement horizontale, c'est-à-dire par le développement, en raison du principe

d'isopolitie, d'une solidarité entre les sociétés civiles nationales (aboutissant même à une

« société civile européenne » entendue ici au sens hégélien d'espace de production et

d'échange). Il convient néanmoins de souligner les effets politiques de ces liens non

politiques : l’isopolitie peut tendre à renforcer la sympolitie.

Il y a aujourd’hui quelques millions de ressortissants communautaires vivant dans un pays

européen autre que le leur (tableau). En vertu des traités européens, ces étrangers jouissent

des mêmes droits que les citoyens de ces pays à l’exception du droit de vote aux élections

nationales. Ils sont même éligibles pour les élections locales et européennes. La liberté de

circulation des personnes et la liberté d’établissement des travailleurs, mais aussi

l’apprentissage des langues étrangères et le développement des moyens de transport,

contribuent au phénomène de la migration intra-européenne.

Tableau. Proportion des étrangers communautaires et extracommunautaires dans l’UE, par pays.

Nés dans l’UE Nés à l’étranger TOTAL

Allemagne 2,1 4,5 6,6

Autriche 3,8 7,5 12,7

Bulgarie 0,1 0,2 0,3

Chypre 4,9 8,6 13,5

Danemark 1,5 3,7 5,2

1 Paul Magnette, La citoyenneté européenne, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 1999, notamment p.

29-64 pour l'isopolitie et p. 65-107 pour la sympolitie.

138

Espagne 1,0 4,5 5,5

Estonie 0,6 11,0 11,6

Finlande 1,1 1,7 2,8

France 2,7 6,8 10,3

Grèce 0,7 4,4 5,1

Hongrie 0,3 1,1 1,4

Irlande 9,6 0,7 10,3

Italie 1,1 3,1 4,2

Lettonie 1,1 11,0 12,1

Lituanie 0,3 3,8 4,1

Luxembourg 23,8 4,3 28,1

Malte - - -

Pays-Bas 1,7 6,3 8,0

Pologne 0,4 0,8 1,2

Portugal 1,0 3,5 4,5

République tchèque

1,4 0,6 2,0

Roumanie 0,0 0,0 0,1

Royaume-Uni 2,7 6,3 9,0

Slovaquie 0,7 0,1 0,8

Slovénie 0,6 6,0 6,6

Suède 4,3 7,9 12,2

Source : Favell et Recchi 2011, p. 59

Ces chiffres, impressionnants en absolu, demeurent pourtant modestes si on les compare

aux grandes vagues de migration du 19e siècle, par exemple des Italiens en France. Trois

facteurs expliquent le degré relativement élevé d’immobilité des Européens.

Premièrement, la convergence des économies réduit les incitations à quitter son pays natal. Il y a 50 ans, si on fait exception des migrations forcées causées par exemple par l’expulsion des Allemands de Tchécoslovaquie ou de Pologne, les immigrants intra-européens étaient essentiellement des Portugais, des Espagnols et des Italiens du sud quittant leurs régions économiquement défavorisées pour l’Europe du nord, plus riche. Aujourd’hui, la plupart des migrants intra-européens se déplacent de l’est à l’ouest; au fur et à mesure que les pays comme la Pologne se développent sur le plan économique, comme l’Italie et l’Espagne avant eux, cette migration tend à diminuer.

Deuxièmement, malgré les nouvelles opportunités créées par la citoyenneté européenne, de nombreux obstacles institutionnels demeurent, comme la reconnaissance des diplômes professionnels ou la portabilité des régimes de retraite. D’une certaine manière, l’État-providence créé dans les années 1950 suscite une loyauté très forte auprès de ceux qui craignent de perdre leurs droits sociaux acquis.

Finalement, même si comme on l’a vu un nombre appréciable de personnes se considèrent comme des Européens, l’identité nationale a plutôt eu tendance à s’affirmer au cours du dernier siècle. Comme le montre le graphique suivant, le sentiment d’identité nationale en Europe n’a pas fléchi depuis le début des années 1990.

Si l’intégration européenne ne semble pas avoir eu après tout un effet si marquant sur la

migration intra-européenne, elle a tout de même considérablement augmenté les occasions

d’interaction sociale. On peut dès lors se tourner vers quelques sites sociaux concrets pour

se donner une idée de cette possible « société européenne » construite par la mobilité des

personnes.

139

Graphique. Sentiment national et sentiment européen Source : Eurobaromètre, séries 1992-2010

Le tourisme. Les voyages forment-ils l’opinion ?1 Le tourisme a explosé depuis les années

1960, dans le monde bien sûr, mais particulièrement en Europe. La libéralisation du trafic

aérien dans les années 1990 a permis le développement d’une industrie du vol à bas coût

(Easyjet, Ryanair) qui permet aujourd’hui, en achetant son billet à l’avance, de rejoindre

n’importe quelle capitale européenne pour moins de 100 euros. En parallèle, les réseaux de

train à grande vitesse se sont multipliés. La plupart de ces lignes, comme le TGV français ou

l’ICE allemand, ne couvrent que le territoire national mais d’autres, comme Thalys entre

Paris, Cologne, Bruxelles et Amsterdam, ou Eurostar, entre Bruxelles, Paris et Londres,

permettent aux voyageurs d’affaires et même à certains pendulaires de rejoindre ces

capitales européennes en moins de 3 heures. La Haute représentante pour les Affaires

étrangères et la politique de sécurité elle-même, Catherine Ashton, fait le trajet entre

Bruxelles et Londres par Eurostar plusieurs fois par mois.

On observe toutefois que seule une fraction de la population a accès à cette mobilité accrue

et aux occasions d’interaction sociale qui en découlent. Même avec Easyjet, la mobilité coûte

cher. Au cours d’une année normale, environ 75% des Européens (45% des

Luxembourgeois mais 95% des Portugais) ne sortent pas de leur pays même pour des

vacances (Eurobaromètre 48, 19972 et « Flash » 258, 2009). La mobilité exige aussi

1 Pour reprendre la formule de Philippe Caillot, Bernard Denni, « Les voyages forment-ils l’opinion ? Tourisme

culturel et europhilie dans l’Union européenne », in Bruno Cautrès, Dominique Reynié, dir., L’opinion européenne 2000, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000, p. 207-211. 2 Selon les résultats de l’Eurobaromètre 48 de 1997, environ 39% des répondants déclarent avoir voyagé dans un

autre pays européens mais ce sont les Européens du Nord (55% des Britanniques, 65% des Finlandais, 69% des Suédois, 70% des Hollandais, 75% des danois) qui bougent le plus tandis que les Européens du Sud restent

140

l’apprentissage des langues; or 44% des Européens (1% des Luxembourgeois mais 62%

des Britanniques) ne parlent aucune langue étrangère (Eurobaromètre 64.3, 2006). Ceci

renvoie plus généralement à la complexité de la question linguistique en Europe (encadré).

Outre la possession de moyens financiers et de compétences linguistiques, la mobilité

repose en grande partie sur le capital social des individus (c’est-à-dire l’ensemble des

relations sociales et des interactions afférentes à un acteur). Pour obtenir un emploi dans un

autre pays européen, il faut être en mesure de traduire sa trajectoire nationale (diplômes,

ancienneté, etc.) dans un contexte étranger, de faire reconnaître son capital culturel et de

redéployer ses réseaux sociaux. C’est pourquoi, encore aujourd’hui, un si petit nombre

d’Européens prennent la décision de s’établir dans un autre pays que le leur, alors que les

Américains sont nombreux à déménager d’un état à l’autre au cours de leur carrière. Enfin,

la pratique du tourisme culturel, orientée vers la rencontre de l’histoire et de la culture du

pays d’accueil et très présente chez certains touristes (Danois, Néerlandais et Suédois) n’a

aucune incidence sur le degré d’adhésion à l’Union européenne1.

Encadré. Quel régime linguistique pour l’UE? L’Europe est une région multilingue et pourtant la plupart des Européens ne sont pas multilingues. L’UE compte 23 langues officielles, c’est-à-dire toutes les langues officielles de ses États membres, y compris le gaélique et le maltais. Ceci signifie que les citoyens européens peuvent s’adresser aux institutions européennes dans toutes ces langues, qui sont également pratiquées au Parlement européen par les députés. Les langues de travail du Conseil et de la Commission sont toutefois limitées à l’anglais, le français et l’allemand. En pratique, l’anglais domine largement depuis la fin des années 1990, alors que le français était la norme depuis 1957. Cette évolution n’est pas pour plaire au Comité pour la langue du droit européen, une association fondée par l’écrivain Maurice Druon pour défendre la primauté du français dans les institutions européennes, surtout la CJUE. Mais qu’en est-il de la population européenne dans sa vie quotidienne? Quelle langue d’usage pour une société européenne? Comme le montre le graphique suivant issu de données recueillies auprès de 28 694 citoyens des 27 Etats membres de l'Union européenne, ainsi que de Croatie et de Turquie interrogés lors de l’Eurobaromètre n°64 de 2006, il existe une véritable hiérarchie des langues parlées et apprises au sommet de laquelle trônent l’anglais et l’allemand. Le philosophe belge Philippe van Parijs (2011) propose que l’anglais, de loin la langue seconde la plus répandue en Europe, devienne à terme la seule langue officielle de l’UE

2. Selon lui, les citoyens pour qui l’anglais est une langue

maternelle devraient en contrepartie acquitter un « impôt linguistique » en raison de l’avantage acquis sur ceux qui doivent apprendre cette langue. Face à cette analyse fondée sur une logique essentiellement utilitariste, le politiste finlandais Peter Kraus préconise au contraire la protection d’une diversité linguistique « profonde » comme élément fondateur de l’identité européenne. Dans A Union of Diversity (2008), il s’oppose avec force à l’adoption de l’anglais comme lingua franca

3. La

recommandation faite en 2008 par le Groupe des intellectuels pour le dialogue interculturel, constitué à l’initiative de la Commission européenne et présidé par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf, de faire la promotion d’une « langue personnelle adoptive », c’est-à-dire de soutenir l’apprentissage systématique d’une deuxième langue maternelle, va dans ce sens. Entre ces deux positions, le professeur David Laitin (1997), de l’Université Stanford, prévoit que l’UE va évoluer vers un régime linguistique dit « 2+/-1 » : si la plupart des Européens parleront à terme leur langue nationale et l’anglais comme langue seconde, les anglophones ne parleront probablement qu’une seule langue alors que les habitants des régions minoritaires, comme les Catalans, parleront leur langue maternelle, la langue de l’État auquel cette région appartient, et l’anglais.

chez eux. D’ailleurs, les destinations touristiques préférées de ces Européens, visiblement héliotropes, sont dans l’ordre l’Espagne, l’Italie, la France et la Grèce. 1 Philippe Caillot, Bernard Denni, « Les voyages forment-ils l’opinion ? », art. cit.

2 Philippe van Parijs, Linguistic Justice for Europe and for the World, Oxford, Oxford University Press, 2011.

3 Peter Kraus, A Union of Diversity. Language, Identity and Polity Building in Europe, Cambridge, Cambridge

University Press, 2008.

141

Les Eurostars : une classe sociale européenne? Tout ceci souligne à quel point l’abolition

des frontières peut être une source de renforcement des inégalités sociales. Nécessitant la

détention de ressources financières, linguistiques et sociales, la mobilité européenne s’avère

être un processus sélectif qui, de plus, permet aux élites qu’elle consacre d’engranger ce

que le sociologue Pierre Bourdieu appelle des profits de distinction, c’est-à-dire la capacité à

se différencier des autres classes sociales (souvent jugées inférieures) grâce à un ensemble

de pratiques ou de traits comme le goût artistique, la façon de parler, de s’habiller ou de se

tenir en société. Les « Eurostars », comme les appelle Adrian Favell1, ceux qui profitent de

leur citoyenneté européenne pour déménager dans un autre pays, sont ainsi majoritairement

des cadres et des professionnels, souvent assez jeunes, avec un niveau élevé d’éducation.

Ils parlent deux ou trois langues, lisent The Economist ou The Financial Times, et sont plus

susceptibles de soutenir le projet d’intégration européenne. On en retrouve des

concentrations assez importantes à Londres, Amsterdam, Bruxelles et Dublin, des villes

caractérisées par leur place financière globalisée (Londres), leur tradition d’ouverture

commerciale sur le monde (Amsterdam), la présence d’une fonction publique internationale

(Bruxelles) ou leur libéralisme économique (Dublin). Mais même dans ces « eurovilles »,

Favell fait remarquer que les Eurostars s’intègrent relativement peu dans la vie citoyenne et

demeurent attachés à leur pays d’origine, où ils sont nombreux à retourner au moment de

fonder une famille. Un voyage dans l’Eurostar s’achète généralement avec le billet de retour.

L’existence de ces Eurostars pose néanmoins la question de la création d’une classe sociale

européenne, c’est-à-dire d’un groupe de personnes qui partagent une position sociale

commune, interagissent les uns avec les autres, s’identifient comme Européens et

éventuellement se mobilisent comme tels sur le plan politique. Pour Juan Diez Medrano, s’il

ne fait aucune doute qu’une élite sociale particulièrement mobile s’est développée en lien

avec l’intégration européenne dont elle profite des structures d’opportunité (emplois mieux

rémunérés à Londres, tolérance à Amsterdam, soleil à Barcelone), cette élite ne forme pas

une classe sociale consciente d’elle-même et donc susceptible d’agir comme acteur

politique2. En fait, ajoute Medrano, le problème c’est qu’il n’y a pas au niveau individuel de

1 Adrian Favell, Eurostars and Eurocities, Oxford, Blackwell, 2008.

2 Juan Diez Medrano, « Social Class and Identity » in Adrian Favell, Virginie Guiraudon, Ed., Sociology of the

European Union, Houndmills, Palgrave, 2011.

142

causalité nécessaire entre le fait d’être mobile professionnellement, d’une part, et l’adhésion

au projet européen d’autre part. Medrano donne l’exemple des Britanniques qui « figurent

toujours parmi les nationalités avec le plus faible niveau d’identification à l’Europe, et

pourtant, en termes de destination pour les vacances, de lieu de résidence pour la retraite,

ou de propension à acheter une résidence ailleurs dans l’UE, sont les usagers les plus

enthousiastes des droits conférés par la citoyenneté européenne »1. S’acheter une maison

en Normandie ou passer ses vacances en Espagne ne signifie pas qu’on ait rejeté son

identité nationale. Au contraire, ces décisions peuvent entrainer un renforcement du

sentiment d’appartenance à la communauté laissée derrière soi.

*

Pour le politiste américain Karl Deutsch, l’accroissement de la communication transnationale

devait inévitablement entraîner une forme d’identité supranationale, de « we-feeling »2. Vingt

ans après la signature de la convention de Schengen, force est de constater que : (1) la

communication transnationale demeure limitée à un tout petit groupe de personnes; (2)

parmi ce groupe, la plupart n’ont pas conscience d’appartenir à une classe sociale distincte.

En termes marxistes, les Eurostars ne sont pas passés d’une classe en soi à une classe

pour soi : il n’existe pas un groupe social constitué qui se revendique d’une identité

européenne. L’absence d’une classe sociale européenne ne devrait pas étonner. Comme on

l’a vu précédemment, l’UE ne dispose pas d’agents de socialisation aussi puissants que

ceux qui ont permis à l’État de constituer les identités nationales. Dans La fin des terroirs,

Eugen Weber a montré l’importance de l’armée et de l’éducation obligatoire alors que, dans

L’imaginaire national, Benedict Anderson a souligné le rôle des médias et de la littérature

dans la formation des « communautés imaginées » qui portent le nom de nation3. Or les

initiatives européennes de cette nature concernent peu de gens. Le « sentiment européen »

est limité et souvent superficiel4.

Mais surtout, les cultures nationales ou régionales s’avèrent particulièrement pesantes, de

sorte que les représentations sociales des Européens demeurent principalement façonnées

par la socialisation primaire qu’ils ont reçue dans leurs pays d’origine. Dans une analyse

qualitative menée à partir d’entretiens approfondis avec des citoyens « ordinaires » en

Allemagne, en Espagne et au Royaume-Uni, Medrano montre que même lorsqu’ils disent

s’identifier à l’Europe, les individus signifient des choses très différentes5. Medrano

convoque la notion goffmanienne de « cadre », c’est-à-dire de schème d’interprétation à

travers lesquels les individus se représentent le monde, pour montrer comment les

Européens construisent l’Europe à partir de représentations symboliques forgées par

l’expérience nationale. Les Allemands qu’il a interviewés ont tendance à concevoir l’Europe

comme un marché en mal de démocratie, alors que les Espagnols la voient comme une

forme de modernisation politique et économique. Les Britanniques, pour leur part, mettent

1 Ibid., p. 38.

2 Karl Deutsch, Nationalism and Social Communication, Boston, MIT Press, 1966.

3 Eugen Weber, La fin des terroirs, Paris, Fayard, 1983 ; Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur

l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2006. 4 Sophie Duchesne, Elizabeth Frazer, Florence Haegel et Virginie Van Ingegom, Citizens' reactions to European

integration: Overlooking Europe, Palgrave Macmillan, 2013. 5 Juan Diez Medrano, Framing Europe: Attitudes to European Integration in Germany, Spain, and the United

Kingdom, Princeton, Princeton University Press, 2010.

143

de l’avant des préoccupations liées à la souveraineté et à l’identité nationale face au

« continent ». Bref, les Européens ont des façons très différentes de se représenter l’Europe

qui dépendent en grande partie du contexte politique national : la construction du

fédéralisme et de l’économie sociale de marché en Allemagne après la Deuxième Guerre

mondiale, la sortie du franquisme en Espagne dans les années 1970, ou encore le culte de

la tradition parlementaire en Grande-Bretagne.

Ainsi, la mobilité européenne tend à transformer ceux qu’elle affecte. Certes, le poids des

socialisations héritées des pays d’origine demeure prononcé et la nostalgie du pays les

travaille fortement. Ces individus n’en expérimentent pas moins des façons différentes de

vivre, de travailler et de sentir. Ces petits espaces sociaux véritablement « européens »

restent toutefois des microcosmes car pour tous les autres qui ne se déplacent pas sur le

territoire de l’Union, les éléments qui différencient entre eux les Européens l’emportent sur

ceux qui peuvent les relier au sein d’une véritable communauté humaine. Comme l’ont

montré les référendums français, néerlandais et irlandais, ainsi que le succès de certains

partis anti-européens voire xénophobes, cette différenciation peut parfois prendre la forme

d’un clivage fort entre ceux qui embrassent l’intégration européenne et ceux qui la rejettent.

Et ce d’autant plus que manquent toujours, comme nous l’avons vu à la seconde partie, les

canaux qui permettraient à ces derniers de participer à la vie politique de l’Union

européenne.

144

Conclusion

Dans ce cours, nous avons vu que la constitution d’un niveau européen de gouvernance

avait des effets tangibles sur le niveau national. Que ce soit en matière d’environnement ou

d’éducation, les politiques publiques des États sont affectées par les développements au

niveau européen, surtout lorsqu’il y un décalage entre la tradition nationale et les instruments

promus par l’UE. Comme on l’a vu, l’Union européenne tend de manière générale à

restreindre le nombre de problèmes publics qui peuvent être exclusivement traitées au

niveau national. Mais le jeu politique national demeure, dans l’imaginaire collectif,

prépondérant. Selon Vivien Schmidt, la gouvernance européenne produit des « politiques

publiques sans politique » alors que les gouvernements nationaux font de plus en plus de la

« politique sans politique publique »1. Ce phénomène oblige les acteurs nationaux – élites

politiques, administratives ou nationales – à se positionner par rapport aux enjeux

européens, dans lesquels ils peuvent voir des opportunités ou au contraire des menaces.

Certains groupes d’intérêt vont ainsi se mobiliser pour empêcher leur gouvernement de

mettre en œuvre une directive européenne, comme lorsque les chasseurs manifestent

contre l’UE. D’autres groupes vont au contraire saisir les tribunaux pour forcer leur

gouvernement à appliquer un droit prévu par les traités européens, comme la liberté de

circulation des marchandises. Dans le premier cas, l’européanisation des politiques risque

d’être bloquée alors, que dans le deuxième cas, elle risque d’être accélérée. Mais

l’opposition comme le soutien sont des formes d’européanisation au sens large puisqu’elles

amènent les acteurs à faire usage de l’Europe, à saisir des ressources offertes par la

gouvernance européenne, et donc à élargir l’espace administratif, politique ou économique

dans lequel ils se situent.

Nous voudrions conclure sur deux idées fausses concernant l’européanisation : l’idée selon

laquelle il s’agirait d’un processus cumulatif, plus d’européanisation entraînant plus

d’européanisation ; et l’idée selon laquelle il s’agirait d’un processus téléologique, c’est-à-dire

dont on connaîtrait la fin et à partir de laquelle il conviendrait de considérer le présent.

Soulignons d’abord que l’européanisation ne doit pas être vue comme un processus

inévitable ou linéaire. Comme nous l’avons vu, certains États, comme les scandinaves,

ont des politiques plus conformes à l’UE, même si l’européanisation leur a demandé

moins d’efforts qu’ailleurs, comme dans les pays méditerranéens. Certaines politiques,

notamment lorsqu’elles sont adoptées dans le cadre formel de la méthode

communautaire comme le marché intérieur ou l’agriculture, se prêtent davantage à

l’européanisation que celles qui reposent sur les mécanismes volontaires, comme dans

le domaine de l’éducation ou de la protection sociale. De manière générale, les acteurs

économiques ont davantage saisi les opportunités de l’intégration européenne, par

1 Vivien Schmidt, La démocratie en Europe. L’Union européenne et les politiques nationales, Paris, La

Découverte/PACTE, 2010.

145

exemple en ayant recours au lobbying à Bruxelles et au litige à Luxembourg, que les

mouvements sociaux, dont l’efficacité dépend de formes de mobilisation beaucoup plus

exigeantes, comme la grève ou la manifestation. Selon Andy Smith, on ne doit pas

d’ailleurs exclure les possibilités de déseuropéanisation. C’est le cas selon lui du

développement régional et de l’environnement depuis le milieu des années 1990 qui ont

souffert d’une relative inertie de la Commission européenne, incapable d’imposer son

agenda aux États membres comme à l’époque de la Commission Delors1.

Enfin, le fait de saisir l’européanisation comme un processus ne doit pas aboutir à

l’appréhender par sa fin supposée. Cela donne à l’observateur le sentiment fallacieux

qu’il connaît la fin de l’histoire « après la bataille ». Or il faudrait plutôt tenir compte d’un

élément fondamental, insuffisamment pris en considération au sein des European

studies, qui est l’incertitude de l’issue du processus d’intégration communautaire ; car

cette question de l’incertitude est relativement évacuée des analyses savantes de l’UE

qui en font trop souvent un processus presque mécanique selon une approche

téléologique renforcée par le travail commémoratif entrepris par les institutions

européennes, visant à se donner une origine (la déclaration Schuman), un présent

(souvent une période de crise et de tensions) et surtout un futur (la réalisation complète

de l’unification politique du continent). Or les travaux classiques de Marc Abélès sur les

fonctionnaires européens ou les membres du Parlement insistent sur ce poids de

l’incertitude quant au devenir des dossiers qu’ils traitent, voire au devenir du processus

d’intégration communautaire lui-même2.

1 Andy Smith, « L’intégration européenne des politiques françaises », in Olivier Borraz, Virginie Guiraudon, Dir.,

Politiques publiques 1. La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p.

197-214. 2 Nous ne saurions d’ailleurs que trop conseiller la lecture de ce petit livre : Marc Abélès, En attente d’Europe,

Paris, Hachette, 1996.