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61 Supports d’enseignement et édition militaire en France : du cahier d’exercice manuscrit à la publication savante (1750-1850) ÉMILIE D’ORGEIX À partir du milieu du XVIII e siècle, l’éducation de l’ingénieur militaire s’ac- compagne d’un véritable arsenal de supports d’enseignement constitués de cours théoriques, manuels, « cahiers classiques » et feuilles d’exercices composés à l’attention des élèves officiers. À l’origine manuscrits, ces documents sont progres- sivement reproduits mécaniquement dans les ateliers de lithographie des écoles militaires instaurés dans toutes les institutions par un décret de 1832. Cette nouvelle production constamment mise à jour, réactualisée et même vendue hors de l’enceinte des écoles aux « élèves des deux armes », a une profonde influence tant sur les modes d’enseignement que sur la vitalité de l’édition militaire. Alors qu’un auteur devait auparavant souvent attendre plusieurs années pour réactua- liser un ouvrage à la fabrication coûteuse et au contenu confidentiel, l’application de nouveaux procédés d’impression bouleverse l’édition militaire. L’engagement fort de plusieurs éditeurs-imprimeurs spécialisés en art militaire, relayé par la création d’une multitude de revues dont le Journal Militaire en 1790, le Bulletin des sciences militaires en 1825, le Spectateur militaire en 1826, La Sentinelle de l’Armée en 1836 et Le Moniteur de l’Armée en 1840, pour ne citer que les plus importantes, participe de cette renaissance éditoriale 1 . Il est, dès lors, possible de se demander comment de simples supports d’enseignement réalisés à l’attention des élèves des écoles d’application du génie entre le milieu du XVIII e et du XIX e siècles sont devenus des vecteurs d’instruction des savoirs militaires auprès d’un plus large public. Dans quel contexte étaient-ils élaborés dans les écoles militaires ? Et comment ont-ils progressivement investi la sphère publique sous la forme de revues, pamphlets et journaux, mais aussi de livres édités à l’attention d’un public civil averti ? Un genre littéraire propre à l’instruction militaire ? Il est important de revenir, en préambule, sur deux notions fondamentales qui ont alimenté, pendant plusieurs siècles, la question de la diffusion de la Je tiens à remercier Laure Jacquin, doctorante à Paris-Est, pour m’avoir secondée dans le catalogage des ouvrages de la bibliothèque de l’École militaire, Paris. 1. Je renvoie ici à l’article d’André Guillerme, « Le Mémorial des Officiers du Génie et les Annales Mari- times et Coloniales » publié dans le même volume. Émilie d’Orgeix est maître de conférences en histoire de l’art moderne à l’université Michel de Montaigne- Bordeaux III.

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Supports d’enseignement et édition militaire en France : du cahier d’exercice manuscrit

à la publication savante (1750-1850)

émilie d’Orgeix

À partir du milieu du XVIIIe siècle, l’éducation de l’ingénieur militaire s’ac-compagne d’un véritable arsenal de supports d’enseignement constitués de cours théoriques, manuels, « cahiers classiques » et feuilles d’exercices composés à l’attention des élèves officiers. À l’origine manuscrits, ces documents sont progres-sivement reproduits mécaniquement dans les ateliers de lithographie des écoles militaires instaurés dans toutes les institutions par un décret de 1832. Cette nouvelle production constamment mise à jour, réactualisée et même vendue hors de l’enceinte des écoles aux « élèves des deux armes », a une profonde influence tant sur les modes d’enseignement que sur la vitalité de l’édition militaire. Alors qu’un auteur devait auparavant souvent attendre plusieurs années pour réactua-liser un ouvrage à la fabrication coûteuse et au contenu confidentiel, l’application de nouveaux procédés d’impression bouleverse l’édition militaire. L’engagement fort de plusieurs éditeurs-imprimeurs spécialisés en art militaire, relayé par la création d’une multitude de revues dont le Journal Militaire en 1790, le Bulletin des sciences militaires en 1825, le Spectateur militaire en 1826, La Sentinelle de l’Armée en 1836 et Le Moniteur de l’Armée en 1840, pour ne citer que les plus importantes, participe de cette renaissance éditoriale1.

Il est, dès lors, possible de se demander comment de simples supports d’enseignement réalisés à l’attention des élèves des écoles d’application du génie entre le milieu du XVIIIe et du XIXe siècles sont devenus des vecteurs d’instruction des savoirs militaires auprès d’un plus large public. Dans quel contexte étaient-ils élaborés dans les écoles militaires ? Et comment ont-ils progressivement investi la sphère publique sous la forme de revues, pamphlets et journaux, mais aussi de livres édités à l’attention d’un public civil averti ?

Un genre littéraire propre à l’instruction militaire ?

Il est important de revenir, en préambule, sur deux notions fondamentales qui ont alimenté, pendant plusieurs siècles, la question de la diffusion de la

Je tiens à remercier Laure Jacquin, doctorante à Paris-Est, pour m’avoir secondée dans le catalogage des ouvrages de la bibliothèque de l’École militaire, Paris.

1. Je renvoie ici à l’article d’André Guillerme, « Le Mémorial des Officiers du Génie et les Annales Mari-times et Coloniales » publié dans le même volume.

Émilie d’Orgeix est maître de conférences en histoire de l’art moderne à l’université Michel de Montaigne-Bordeaux III.

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littérature militaire. La première est celle du secret, vivement entretenue durant toute la période moderne avant de devenir secondaire à la fin des guerres de Succession durant la relative période de paix du règne de Louis XV. Cette notion de secret ou, plus justement, de « confidentialité avertie » de la part des auteurs militaires, de ce qui pouvait non seulement s’écrire mais surtout « se repré-senter », est importante à souligner. Non pas qu’elle ait influé sur le volume de la production éditoriale militaire française, mais plutôt sur la structuration des textes par chapitres et par thèmes, créant des publications somme toute assez « innocentes », au sein desquelles la somme d’informations stratégiques était précautionneusement dosée. Si la copie manuscrite des documents était autorisée, avec parcimonie comme le rappelle Vauban2, leur reproduction mécanique était, quant à elle, soigneusement contrôlée. Ce difficile mariage entre art militaire et édition a constitué tout à la fois un frein et un moteur pour la production éditoriale militaire de la période moderne. Un frein, d’une part, car il a limité la publication d’ouvrages développant des études de cas qui auraient permis un apprentissage individuel progressif. Un moteur, d’autre part, car il a permis de cristalliser une typologie « classique » du traité militaire français moderne3 : celle d’un ouvrage consolidant une culture architecturale homogène dominée par l’étude de maximes et principes mis au point par quelques auteurs phares dont notamment, en France, Blaise de Pagan, Jean Errard de Bar-Le-Duc, Sébastien Le Prestre de Vauban, Bernard Forest de Bélidor et Louis de Cormontaigne. L’enseignement de ces ouvrages consistait essentiel-lement en des relectures de concepts divulgués par ces différents auteurs avec, somme toute, très peu de variantes et de modulations. La vocation première de cette surabondante production militaire imprimée visait en définitive plus à unifier des références techniques et historiques communes, et à donner de solides codes de conduite à l’apprenti ingénieur militaire – et par extension, à la noblesse française –, qu’à susciter de nouvelles inventions.

La seconde notion, toute aussi importante, est celle du modèle classique qui sera habilement repris dans la terminologie des écoles militaires sous le terme de « cahier classique ». Lors de la création de la première école d’enseignement du génie au milieu du XVIIIe siècle, le traité militaire a déjà atteint un statut de modèle classique : classique par son format, par ses réfé-rences et par sa structure. C’est-à-dire généralement un ouvrage mêlant réfé-rences historiques, vocabulaire de la fortification et présentation de différents systèmes de fortification adaptés à des configurations topographiques diverses. Ce terme est d’ailleurs abondamment mentionné dans les procès-verbaux du Conseil de perfectionnement de l’instruction militaire au début du XIXe siècle pour critiquer notamment les manuels d’instruction qui ne corres-pondent pas à ce modèle normatif. C’est le cas, par exemple, des Exercices sur la fortification à l’usage de l’école impériale d’artillerie et du génie de l’ingénieur Alexandre Magnus Dobenheim (1752-1840) qui est considéré en 1806 par le Conseil « comme n’étant pas un ouvrage classique »4.

2. Vauban, Sébastien Le Prestre de, Traité de L’attaque des places, 1704, SHD, bibliothèque du génie, Vincennes, mss gen n° 199 (in-f° 1).3. Les ouvrages d’architecture militaire de la période moderne se fondent principalement sur des cas d’études théoriques de construction de la fortification : fortifi-cations de montagne, de plaines, côtières, mais s’ap-puient rarement sur des plans cotés et des expériences précises. 4. Archives de l’école Polytechnique, Rapport du Conseil de perfectionnement sur l’École polytechnique et ses relations avec les écoles d’application des services publics (an XIV), adopté le 11 décembre 1805, publié en mai 1806.

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Il faudra attendre la publication de L.G. Séa à Saint-Pétersbourg en 1811 pour que le travail Dobenheim, présenté au Tsar Alexandre Ier, soit diffusé 5 (fig. 1 et 2).

5. Séa, L. G., Mémoire sur la fortification pour servir à la construction d’un front de fortification sur le terrain par Mr. Séa, élève du corps du génie de l’em-pire français, Saint-Pétersbourg/Literbourg, Alexandre Pluchard, imprimeur-libraire, 1811 [texte ]-1818 [atlas]. En avant-propos : « Le mémoire que l’on va lire est le résumé de la méthode employée dans la construction des places par Monsieur d’Obenheim, professeur de fortifica-tion à l’école d’artillerie et du génie à Metz (…) ».

Fig. 1 et 2 :L. G. Séa, Mémoire sur la fortifica-tion pour servir à la construction d’un front de fortification sur le terrain par Mr. Séa, élève du corps du génie de l’empire français, Saint-Pétersbourg/Literbourg, Alexandre Pluchard, imprimeur-libraire, 1811. Fonds patri-monial, CDEM, Paris, A.VI. 43.

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Dessin et copies aux sources du renouveau éditorial

Alors que les supports d’enseignement des écoles ont toujours été envi-sagés comme des avatars du traité militaire « classique », il semble que le catalyseur du renouveau de l’édition militaire à l’usage des officiers soit né de la pratique moins sèche, plus féconde et plus créatrice que représentent le dessin et sa copie. Ce troisième point est aussi important à souligner car il a influé tant sur la mise en œuvre que sur la structuration de l’édition. Il faut ici rappeler que, de tout temps, la pratique de la copie a été au cœur de l’éducation des ingénieurs militaires. La plupart des archives militaires, notamment celle de l’armée de terre du service historique de la Défense à Vincennes, rendent compte de cette intense activité de copistes qui permettait à tout aspirant ingénieur, avant la création de l’école du génie à Mézières entre 1748 et 1751, de se constituer son propre corpus de modèles6. Le succès de la publication en 1722 du manuel pratique de Nicolas Buchotte, Les règles du dessin et du lavis, dont plusieurs chapitres sont consacrés à l’art de piquer et de copier les dessins, atteste de l’importance des techniques de reproduction7. Le portefeuille de l’ingénieur participe d’ailleurs partiellement de cet office de « matériel à copier » pour s’entraîner8. L’acquisition d’ouvrages spécialisés était onéreuse et ne permettait pas aux ingénieurs de s’entraîner sur des études de cas pratiques. L’exemple du traité d’Alain Manesson Mallet, Les travaux de Mars ou l’art de la guerre, que l’on peut considérer comme l’ouvrage le plus instructif pour la formation personnelle des ingénieurs militaires à la fin du XVIIe siècle est, à cet égard, éclairant. Si son iconographie permet aux ingénieurs de se faire une idée générale des enceintes des plus importantes villes fortifiées d’Europe, les vues de villes placées au bas de chaque planche, « gravées pour faire naître à la jeune noblesse le désir d’apprendre à dessiner » ne leur sont d’aucune utilité technique9. C’est, en ce sens, un traité « classique » qui s’inscrit dans la veine des « catalogues » historique et icono-graphique à l’attention des ingénieurs. L’acquisition d’un savoir technique et pratique restait essentiellement une affaire de terrain.

Dans ce contexte, la création de l’école du génie de Mézières au milieu du XVIIIe siècle arrive à point nommé. Promouvant de nouveaux modes et supports d’enseignement, elle répond parfaitement aux attentes des ingénieurs. Dès les premières réflexions sur les modes de pédagogie active à mettre en place à l’école, l’accent est posé de manière officielle sur l’importance des « exer-cices », des « études d’application » et « la répétition » de cahiers de modèles durant ce qu’on appelait alors les « séances en salles ». « C’est un moyen de ces instructions qu’ils étaient tenus de copier et du grand nombre de dessins qui s’y trouvaient annexés, que les élèves, secondés d’ailleurs par les explications données dans les salles d’étude apprenaient (…) »10. L’enseignement, décomposé entre cours et leçons (notamment les cours de fortification permanente, les cours de sciences naturelles et les cours de méca-nique), études d’application et exercices « à retracer », ainsi que manœuvres

6. Bibliothèque du SHD, collection des manuscrits du dépôt de la Guerre, in-4° et in-8°. 7. Buchotte, Nicolas, Les règles du dessin et du lavis pour les plans particuliers des ouvrages & des bâti-mens, & pour leurs coupes, profils, élévations & façades, tant de l’architecture militaire que civile, Paris, Claude Jombert, 1722. 8. Orgeix, Émilie d’, Plans de fortifications et de batailles : catalogue de la collection Auclair 1677-1779, Bourges, Archives départementales du Cher, 2000.9. Manesson Mallet, Allain, Les travaux de Mars, ou l’art de la guerre, Paris, Denys Thierry, 1684, vol. 2, p. 8.10. Cité dans Bruno Belhoste, « Du dessin d’ingénieur à la géométrie descriptive : l’enseignement de Chastillon », In extenso, n° 13, juin 1990, p. 18.

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et travaux sur le terrain, participe également de cette volonté de lier dessin, copie et expérimentation pratique.

Plusieurs exemplaires manuscrits des « cahiers à recopier » soutenant ce dispositif pédagogique sont encore conservés dans la série 1 VO consacrée aux Écoles du Génie des archives du SHD à Vincennes (fig. 3). Nicolas de Chas-tillon, orchestrateur de l’école du génie de Mézières, en donna les premiers exemples en rédigeant notamment [Le] Traité des ombres pour le dessin géométral, au sujet duquel il note dans son avant-propos « dès le premier établissement de l’école du génie de Mézières on s’est attaché à donner aux jeunes officiers les principes du dessin et à le faire avec méthode. La facilité de l’expression avec le crayon et l’intelligence du dessin donnent celle de la bonne construction des ouvrages des places, du tracé et relief de la fortification »11.

La mise en place des ateliers de lithographie dans les écoles militaires

La duplication de cahiers manuscrits utiles aux exercices de copie et du « raffermissement de la manière » graphique donne lieu en 1820 au premier atelier de lithographie installé à l’école d’application de l’artillerie et du génie de Metz. Les principaux cours lithographiés datant de cette période sont ceux de mécanique appliquée de Jean-Victor Poncelet (1788-1867) et d’artillerie

11. SHD, 1 VO 25, pièce 12. Nicolas de Chastillon, Traité des ombres dans le dessin géométral, ms., s.d.

Fig. 3 :Nicolas de Chastillon, Traité des ombres dans le dessin géomé-tral, s.d. SHD, 1V O 25, pièce 12.

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de Guillaume Piobert (1793-1871). Mais c’est réellement en 1832 que les ateliers de lithographie dans les écoles militaires se généralisent suite à la publication d’un décret officiel stipulant que « L’établissement d’un atelier de lithographie dans chaque école d’artillerie a été jugé propre à fournir tous les genres d’instruction par la facilité que donne cette industrie pour retracer à très peu de frais, les mémoires, programmes, dessins, cahiers de manœuvres et objets de toute espèces dont les officiers sont souvent privés, faute de pouvoir se les procurer. Les premières presses lithographiques ont été accordées aux écoles de La Fère, Toulouse et Douai après que des officiers de chacune eurent étudié à Paris les procédés de l’art qu’ils ont ensuite été chargés de démontrer dans leurs garnisons respectives »12.

L’installation des presses lithographiques fait également l’objet d’une émulation entre les différentes écoles alors que durant la décennie 1830 « le ministre ordonna que pour l’établissement des presses lithographiques dans les autres écoles, il y serait envoyé des officiers pris dans des écoles déjà pourvues […] et choisies parmi ceux qui auraient le mieux réussi à saisir et exécuter cette nouvelle industrie ». En outre, « Les écoles seront pourvues d’une bibliothèque militaire en sciences et arts […], d’un cabinet de modèles et de reliefs contenant les objets les plus importants pour le service des deux armes et d’une lithographie complète (c’est-à-dire un atelier lithographique) »13.

L’utilisation de presses lithographiques est positive en tout point. Elle assure non seulement une grande fidélité de modèles et une réactualisation fréquente mais également une rapidité d’impression, de coût et de diffusion des supports d’enseignement militaires. La perte d’information lors des copies successives était auparavant importante. Le capitaine du génie Mouzé s’en était même inquiété dans son discours préliminaire au Traité de fortification souterraine, soulignant combien la multiplication des copies manuscrites était source d’er-reurs (fig. 4). « Les différents mémoires sur les mines contenus dans cet ouvrage (…), ont été faits dans les premières années de la Révolution et répandus successivement, par copies manuscrites, dans le corps et à l’école des élèves du génie à Metz. A mon dernier voyage dans cette place, en l’an 9, je vis plusieurs de ces copies tellement défigurées qu’il me fut aisé de prévoir que bientôt, ils rendraient mes mémoires entièrement méconnaissables ; dès lors, je me décidai à les livrer à l’impression »14. Il était d’ailleurs expressément défendu aux élèves « de faire d’autres travaux ou d’employer d’autres procédés que ceux qui sont mentionnés dans les cahiers précités. Il est également interdit de faire aucun essai de perfection-nement ou de procédés nouveaux sans que le projet ait été préalablement approuvé par l’inspecteur général »15. L’instauration de cahiers lithogra-phiés limite, dès lors, ces pratiques. La réactualisation des modèles est aussi importante à souligner. Elle est particulièrement notable dans la publication des cours lithographiés tout au long du XIXe siècle : ils s’accompagnent tout d’abord de « suppléments » avant que les réactualisations ne soient directement

12. Cotty, Hermann, Supplément au dictionnaire de l’artillerie, Paris, librairie D’Anselin, 1832, p. 342.13. Ibid.14. Mouzé, Traité de fortification souterraine, suivi de quatre mémoires sur les mines, Paris, Levrault, Schoell et Cie, 1804, discours préliminaire, p. v. 15. SHD, 1 VO 21, pièce 18. Nicolas-Joseph Maison, Règlement sur l’instruction des régiments du Génie, 14 juillet 1836, Paris, Imprimerie Royale, août 1838, p. 23.

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intégrées dans les chapitres tels le Supplément au cours de fortification de l’École spéciale militaire qui intègre dans sa première leçon de 1875-1876 la construction des voies ferroviaires à l’attention de l’armée.

Enfin, la dernière grande nouveauté est la diffusion plus large des cahiers militaires qui permet une homogénéisation des savoirs militaires. Le décret de 1832 souligne en effet que les cahiers d’exercices et les « cahiers classiques » pourront être vendus à prix modiques aux élèves et aux officiers des deux armes extérieurs aux écoles. On les retrouve ainsi sous plusieurs formes : à l’état de cahiers lithographiés, tout d’abord, mais également sous la forme de publications imprimées plus luxueuses.

La diffusion de l’édition militaire

En effet, conjointement aux écoles militaires, d’autres institutions, dont Le Dépôt général des fortifications associé avec l’imprimeur D. Colas, installé rue du vieux Colombier à Paris, s’intéressent à l’impression et à la diffusion des cours militaires. L’exemple de l’ouvrage d’Émile Mayniel, Traité expérimental analytique et pratique de la poussée des terres16, est ainsi révélateur à la fois de l’intérêt et du soin apportés à la publication (fig. 5). Durant la séance du 8 septembre 1807, le Comité central des fortifications examine le manus-crit proposé à la publication, jugeant qu’il faut y apporter des modifications majeures et notamment vérifier toutes les expérimentations sur la poussée des terres effectuées sur le terrain. L’année suivante, le Comité réexamine le second manuscrit renvoyé par l’auteur et accepte de le faire publier en notant que « son excellence le Ministre de la guerre soit prié d’autoriser l’acquisition,

16. Mayniel, Émile, Traité expérimental, analytique et pratique de la poussée des terres et des murs de revêtement…, Paris, Dépôt des fortifications et D. Colas, 1808.

Fig. 4 :Mouzé, Traité de fortification souterraine, suivi de quatre mémoires sur les mines, Paris, Levrault, Schoell et Cie, 1804, discours préliminaire, p. v. Fonds patrimonial, CDEM, Paris, A VI 90.

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sur les fonds de chaque place de guerre, d’un exemplaire de cet ouvrage qui fera partie du dépôt des plans et papiers de la place »17.

Cette première production « publique » du Dépôt des fortifications est rapidement relayée par plusieurs maisons d’éditions privées qui y voient une nouvelle veine pour toucher un public plus large et nourrir les rayonnages des bibliothèques militaires. Les principaux cours de Mézières, notamment ceux de Simon François Gay de Vernon (1760-1822)18 et de Henri Louis Auguste Noizet de Saint-Paul (1796-1858)19 sont publiés à partir du début du XIXe siècle. Par opposition à des éditeurs comme Verranois qui, au milieu du XVIIIe siècle, imprimait à Mézières des instructions à l’attention exclusive de l’école du Génie, une nouvelle génération d’éditeurs-imprimeurs s’ouvre à la sphère civile. Denis Simon Magimel (1767-1831 ?) qui se spécialise « en art militaire » est le plus important. Petit éditeur parisien actif dans les premières années de la Révolution, Magimel s’associe rapidement avec le papetier Pochard, qui le fournit en « rouleaux et ballots » de toute sorte. Conscient de l’importance des réseaux de circulation et de diffusion de ces publications, à une époque où le principe de la souscription connaît un essor inégalé, Magimel rachète en 1802 le Journal militaire, un proto-périodique militaire qui avait été fondé en 1790 par B.C Gournay. Cette acquisition, qui assure à son catalogue une grande visibilité, se double d’une association avec plusieurs éditeurs-imprimeurs, dont Anselin à Paris et Collignon à Metz, et donne lieu à la création d’une véritable entreprise nationale spécialisée dans la publication des cours des écoles mili-taires. Le Catalogue des livres militaires, registres et états pour la compta-bilité des corps qui se trouvent à la libraire Magimel-Anselin et Pochard, publié en 1816, fait déjà état de nombreux ouvrages dont ceux de Bousmard, de Gillot et d’Allent20. L’entreprise se poursuit après la mort de Magimel en

17. Ibid., p. avant-propos.18. Gay de Vernon, Simon François, Traité élémentaire d’art militaire et de fortification à l’usage des élèves de l’école Polytechnique et des élèves des écoles mili-taires, Paris, Allais, 1805.19. Noizet de Saint-Paul, Henri Louis Auguste, Elémens de fortifications à l’usage des officiers des états-majors des armées, et mis à portée des jeunes élèves des écoles militaires, Paris, Barrois l’aîné, 1811-1812. 20. Catalogue des livres militaires, registres et états pour la comptabilité des corps qui se trouvent à la librairie de Magimel, Anselin et Pochard, Rue Dauphine n° 9 à Paris, Paris, [s.e] ; 1816. * Bousmard, Henri Jean Baptiste de, Essai général de fortification et d’attaque et défense des places (…), Paris, Magimel, 1814. * Gillot, C.L., Traité de la fortification souter-raine, Paris, Magimel, 1805. * Allent, Pierre Alexandre Joseph, Histoire du corps impérial du génie (…), Paris, Magimel, 1805.

Fig. 5 :Émile Mayniel, Traité expéri-mental, analytique et pratique de la poussée des terres et des murs de revêtement…, Paris, Dépôt des fortifications et D. Colas, 1808. Fonds patrimonial, CDEM, Paris, A VI 93.

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1822, Anselin et Pochard rachetant son fonds. Anselin en particulier, lui-même ancien officier, s’investit personnellement dans certains projets éditoriaux. Il souligne ainsi dans la préface de l’éditeur du cours de Duvigneau « Cet officier général avait un fils, que nous avons infructueusement recherché, dans le dessin d’obtenir de lui des renseignements que nous n’avons pu nous procurer sur son père. Nous regrettons d’avoir été obligé d’abandonner le projet que nous avions formé de placer en tête de “ L’exercice de Mézières ” une notice biographique »21 (fig. 6). Durant la seconde moitié du XIXe siècle, le flambeau des éditions de cours militaires sera repris tout d’abord par Jean Dumaine qui rachète le fond Anselin, puis par Louis Beaudoin.

La production de ces maisons d’éditions va rapidement profiter du mouvement de création de bibliothèques régimentaires fondées à l’attention des militaires des régiments du génie casernés dans les villes de garnison22. L‘instruction des régiments du Génie du 14 juillet 1836 stipule ainsi que dans chaque école, outre trois professeurs civils enseignant l’instruction primaire, le dessin et les mathématiques, un garde du génie sera chargé de « la biblio-thèque, du cabinet des modèles et du mobilier des salles »23. Dans son ouvrage intitulé De la nécessité de fonder des bibliothèques militaires publié chez Jean Dumaine en 1840, le capitaine du génie Ferdinand Durand relève l’importance de la constitution de bibliothèques militaires à l’usage non pas

21. Duvignau, Bernard, Exercice complet sur le tracé, le relief, la construction, l’attaque et la défense des fortifications, Paris, Anselin, 1830, p. ix.

22. Je renvoie ici à l’article d’Agnès Boishult, « Les bibliothèques militaires françaises : lieux de diffusion des savoirs, lieux de culture (1840-1914) », publié dans le même volume.23. SHD, 1 VO 21, pièce 18. Nicolas-Joseph Maison, op. cit., p. 14.

Fig. 6 :Bernard Duvignau, Exercice complet sur le tracé, le relief, la construction, l’attaque et la défense des fortifications, Paris, Anselin, 1830. Bibliothèque du fonds patrimonial, CDEM, Paris, A VI 54.

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des officiers mais également des sous-officiers et des soldats des écoles régi-mentaires. Il se plaint de la pauvreté des rayonnages des bibliothèques de garnison, notant que l’on ne peut donner « le nom de bibliothèques à la douzaine de livres et aux cahiers de lecture, évangiles et alphabets qui sont données aux écoles ». Cette opinion, dont on trouve de nombreux échos dans les publications de la première moitié du XIXe siècle, génère la création de bibliothèques dans la plupart des lieux d’enseignement, aussi divers que les écoles d’artillerie mais également dans des lieux plus impromptus tels, par exemple dans « l’atelier du boulet » de Blaye vers 1830.

C’est également durant cette période que date la fondation de plusieurs revues militaires. Outre le Journal des sciences militaires de l’armée de terre et de mer fondé par le journaliste et géographe Alexandre Corréard en 1825, Le spectateur militaire créée en 1826 par Maximilien Lamarque, Nicolas Fririon, Mathieu Dumas, Jean-Jacques Pelet et Bernard Valazé, occupe une place de diffusion éditoriale importante. Publiée en livraisons bimensuelles, la revue dont le sous-titre indique « Recueil de sciences, d’art et d’histoire militaire » qui informe des principales nouveautés de l’art militaire, fonctionne également comme une accroche aux travaux des éditeurs militaires. Pelet et Valazé étaient d’ailleurs tous deux enseignants des écoles militaires : Pelet à Toulouse ; Valazé à Paris. Publiant de nombreux articles, notices, chroniques, et comptes rendus d’ouvrages récents, ils font état des principales publications militaires à visée pédagogique, abordant notamment les questions touchant la fortification de campagne, la fortification permanente, le mémorial pour les travaux de guerre de Dufour ainsi que les éléments de fortifications de Saint-Paul.

C’est ainsi que l’étude des cours militaires lithographiés et de leurs avatars, publiés en édition luxueuse, en tiré-à-part dans Le Spectateur militaire ou par le biais de maisons d’éditions privées, renouvelle le genre littéraire militaire à partir de la fin du XVIIIe siècle. Si le traité classique connaît encore quel-ques soubresauts, notamment à la faveur de travaux biographiques sur Dürer, Vauban, Clairac ou Bélidor24, dont les préceptes sont toujours mentionnés dans les traités, la science militaire occupe désormais un domaine plus vaste, adapté à des publics moins spécialisés et répondant à des besoins diversifiés. Il faut noter ici combien l’élément libérateur de cette littérature a été le double faisceau du dessin allié aux progrès de la technique, et notamment à l’intro-duction rapide des presses lithographiques dans les écoles militaires.

24. Notamment par Alexandre Félix Ratheau (1822- ?), historiographe militaire diplômé de l’école de Saint-Cyr et auteur de plusieurs monographies et biographies historiques.