69
Sociologie générale Cours enseigné par Ural Manço à l’Institut Supérieur de Commerce Saint-Louis de 1993 à 2002 OBJECTIF GENERAL Dans un but de sensibilisation au contexte humain et à l'environnement social du monde des entreprises et des organisations, s'initier au décodage de la complexité mouvante de la société par une introduction critique et comparée aux principales théories sociologiques. OBJECTIFS OPERATIONNELS 1. Approche de la spécificité du traitement des faits sociaux par la sociologie: comprendre la complexité des phénomènes sociaux et la différence entre le sens commun (sociologie spontanée) et la rupture épistémologique (sociologie scientifique). 2. Approche des principaux outils conceptuels des sociologues: s'initier à la connaissance des notions (concepts) de base de la sociologie. 3. Approche critique et comparée des trois grands courants ou paradigmes de la sociologie (le holisme solidariste ou le structuro-fonctionnalisme, le holisme conflictualiste ou le marxisme, et l'interactionnisme ou de l'individualisme méthodologique) et de leurs principaux auteurs. Mise en évidence de la diversité interne de chaque paradigme. 4. Familiarisation aux textes sociologiques. Pouvoir identifier et justifier l'appartenance paradigmatique de petits textes sociologiques à l'aide d'une méthodologie de lecture analytique et critique abordée au cours; pouvoir critiquer les positions défendues dans ces textes. CONTENU 1. Objet de la sociologie (et sa place dans l'ensemble des sciences sociales et humaines) et éléments d'épistémologie sociologique (chapitre 1). 2. Origines philosophiques et bases théoriques des trois paradigmes de la sociologie (chapitres 2 à 5). 3. Exercices de lecture analytique de textes de sociologie (dossier de lecture). DEMARCHE PEDAGOGIQUE ET SUPPORT Le cours est composé d'exposés thématiques accompagnés du présent syllabus. Attention: le contenu du syllabus ne couvre pas la totalité de la matière du cours. La présence au cours et la prise de notes sont donc vivement conseillées. Les débats sont les bienvenus en classe. La dernière séance du cours (au moins) est consacrée à des exercices de lecture analytique et critique d'auteurs étudiés. Un examen écrit constitué d'une dissertation "à livre ouvert" tient lieu d'évaluation. Il s'agira de développer une réflexion critique et personnelle au départ de petits textes sociologiques distribués à l'examen. Il faudra déterminer et justifier l'appartenance paradigmatique de ces textes grâce à la méthodologie d'analyse abordée au cours. Des questions de compréhension, de réflexion ou de développement de connaissances conceptuelles (et non factuelles) sur la matière complètent cet exercice. Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002 1

Sociologie Générale (notes de cours)

Embed Size (px)

Citation preview

Sociologie généraleCours enseigné par Ural Manço à l’Institut Supérieur de Commerce Saint-Louis de 1993 à 2002

OBJECTIF GENERAL

Dans un but de sensibilisation au contexte humain et à l'environnement social du monde des entreprises etdes organisations, s'initier au décodage de la complexité mouvante de la société par une introduction critiqueet comparée aux principales théories sociologiques.

OBJECTIFS OPERATIONNELS

1. Approche de la spécificité du traitement des faits sociaux par la sociologie: comprendre lacomplexité des phénomènes sociaux et la différence entre le sens commun (sociologie spontanée)et la rupture épistémologique (sociologie scientifique).

2. Approche des principaux outils conceptuels des sociologues: s'initier à la connaissance des notions(concepts) de base de la sociologie.

3. Approche critique et comparée des trois grands courants ou paradigmes de la sociologie (le holismesolidariste ou le structuro-fonctionnalisme, le holisme conflictualiste ou le marxisme, etl'interactionnisme ou de l'individualisme méthodologique) et de leurs principaux auteurs. Mise enévidence de la diversité interne de chaque paradigme.

4. Familiarisation aux textes sociologiques. Pouvoir identifier et justifier l'appartenance paradigmatiquede petits textes sociologiques à l'aide d'une méthodologie de lecture analytique et critique abordéeau cours; pouvoir critiquer les positions défendues dans ces textes.

CONTENU

1. Objet de la sociologie (et sa place dans l'ensemble des sciences sociales et humaines) et élémentsd'épistémologie sociologique (chapitre 1).

2. Origines philosophiques et bases théoriques des trois paradigmes de la sociologie (chapitres 2 à 5).

3. Exercices de lecture analytique de textes de sociologie (dossier de lecture).

DEMARCHE PEDAGOGIQUE ET SUPPORT

Le cours est composé d'exposés thématiques accompagnés du présent syllabus. Attention: le contenu dusyllabus ne couvre pas la totalité de la matière du cours. La présence au cours et la prise de notes sont doncvivement conseillées. Les débats sont les bienvenus en classe. La dernière séance du cours (au moins) estconsacrée à des exercices de lecture analytique et critique d'auteurs étudiés. Un examen écrit constitué d'unedissertation "à livre ouvert" tient lieu d'évaluation. Il s'agira de développer une réflexion critique et personnelleau départ de petits textes sociologiques distribués à l'examen. Il faudra déterminer et justifier l'appartenanceparadigmatique de ces textes grâce à la méthodologie d'analyse abordée au cours. Des questions decompréhension, de réflexion ou de développement de connaissances conceptuelles (et non factuelles) sur lamatière complètent cet exercice.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

1

CHAPITRE 1. INTRODUCTION: OBJET DE LA SOCIOLOGIE

1.1. La place de la sociologie parmi les autres sciences sociales et humaines

La sociologie a pour objet l'observation et l'analyse rigoureuse et systématique de tous les aspects de la vie

collective des êtres humains, de leurs représentations et de leurs institutions sociales à partir de méthodes de

recherche communément admises comme scientifiques. Cette étude de la réalité sociale doit permettre au

sociologue la production d'une connaissance susceptible d'expliquer les faits sociaux. Il y a un objet d'étude

sociologique dès que deux individus, au moins, entrent en interaction quelqu'en soit le contenu. Le terme "fait

social" englobe tout ce qui a trait à la vie collective des hommes et des femmes:

- attitudes et comportements d'individus ou de groupes

- représentations sociales (identités, valeurs, opinions, mentalités, idéologies, croyances, ...)

- institutions sociales (Etat, école, famille, monnaie, entreprise, lois, régles ou normes,...)

La sociologie est la plus généraliste des sciences sociales (économie, science politique, géographie,

démographie, anthropologie, criminologie,...) et humaines (histoire, psychologie, pédagogie, linguistique,...).

Elle synthétise en partie le savoir accumulé par ces disciplines complémentaires de l'étude de l'homme.

Donnons des exemples pour mieux situer la place spécifique occupée par la sociologie dans l'univers des

sciences sociales et humaines. Comparons la différence d'approche entre un sociologue et, successivement,

un psychologue, un politologue, un économiste, un pédagogue et un historien:

1- Amené à effectuer une recherche psychologique dans une prison, vous vous intéresserez nécessairement à

l'état psychique des détenus. Vous leur ferez probablement passer des tests de personnalité et vous

comparerez les résultats avec les délits ou crimes qui leur sont attribués afin de décrire la "personnalité-type"

pour chaque catégorie de méfaits. Vous rechercherez dans le passé de ces détenus des expériences

douloureuses, datant notamment de leur enfance, qui pourront contribuer à l'explication de leur acte

délictueux ou de leur état d'âme de prisonnier (remords ou pas, haine de soi, haine de la société, etc.). En

tant que psychologue, vous chercherez à expliquer le comportement et les sentiments des individus pris

séparément. La psychologie observe le développement et le fonctionnement des personnalités et de

l'inconscient individuels. Elle étudie leur influence sur le comportement de l'individu.

Mais si votre recherche est de caractère sociologique, vous vous intéresserez d'abord à l'identité sociale des

détenus (âge, sexe, état-civil, lieu de naissance et de domicile, profession des parents, niveau d'étude,

profession, situation d'emploi, nationalité, appartenance éthnique et religieuse,...). Vous comparerez ces

données avec les méfaits reprochés aux détenus afin de voir quel est le "profil social" typique pour chaque

catégorie de délit ou de crime. Vous pouvez également établir la liste des caractéristiques sociales les plus

souvent rencontrées chez les récidivistes. Ce qui vous aidera à dresser le "portrait social" du récidiviste.

Ensuite, vous pourrez aussi vous intéresser aux relations qui se tissent, dans un lieu aussi réglementé et clos

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

2

qu'une prison, entre les détenus eux-mêmes et entre ceux-ci et les gardiens: comment les gardiens font-ils

règner l'ordre? Comment les prisonniers cherchent-ils à contourner les règlements pour se ménager, malgré

tout, des libertés? Etc. La sociologie étudie l'influence de l'environnement social sur l'individu et son

comportement.

2- Dans la vie publique d'un pays, un chercheur spécialisé en science politique (un politologue) pourra

s'intéresser à la Constitution, au système électoral, au fonctionnements respectifs du gouvernement et des

assemblées parlementaires, à l'organisation interne des partis, à leurs statuts, à leurs programmes, aux

politiques menées par ceux-ci quand ils sont au gouvernement, à l'histoire et à l'évolution respectives des

différents courants idéologiques, aux positions des partenaires sociaux (syndicats, patronat, classes

moyennes) et des organismes de groupes d'intérêts (Ligue des familles, Eglise, Union des consommateurs,

Union des locataires, toutes sortes d'associations de citoyens,...) vis-à-vis des programmes des partis ou des

politiques gouvernementales mises en oeuvre, etc. Le politologue étudie les institutions politiques et

l'organisation du pouvoir. C'est-à-dire, les conditions d'attribution du pouvoir et les modalités de l'exercice de

celui-ci dans une société donnée.

Si vous êtes un sociologue, vous voudrez savoir quelle est la fraction de l'électorat que représente chacun des

partis politiques. Quelle est son importance numérique et sa répartition géographique? Quels sont les profils

sociaux (âge, sexe, niveau d'étude, profession, confession religieuse,...) que l'on rencontre le plus souvent

dans chacun de ces électorats spécifiques? Quelle est l'origine sociale des militants et des cadres de ces

partis? Vous chercherez à expliquer les raisons de l'attachement de certaines couches sociales ou de

certaines régions à tel ou tel parti. Vous pourrez aussi étudier ce que pense chaque électorat des qualités

requises pour être un "bon politicien", etc. Le sociologue étudie le rapport des individus et des groupes aux

phénomènes politiques de leur société.

3- Un économiste pourra traiter des coûts de production, de la valeur ajoutée, de la productivité, du potentiel

de compétitivité, de la marge bénéficiaire, des potentialités d'intégration verticale et horizontale ou

d'innovation technologique, de la part de marché, de la pénétration des nouveaux marchés, de la politique

salariale d'une entreprise qui lui est donnée d'étudier. Il est généralement admis que l'économie est l'étude

des comportements humains dits "rationnels": production, échange, consommation de biens et de services

effectués dans le but de maximiser la satisfaction retirée et de minimiser les coûts.

La même entreprise présentera à un sociologue son organisation interne (organigramme) et les relations

humaines qui s'y tissent dans la vie quotidienne comme objet d'étude. Le sociologue considérera l'entreprise

comme un système composé de parties interdépendantes, de différents départements ayant des prérogatives

et des modes de fonctionnements différents qui entretiennent des relations formelles et informelles entre

eux. Il cherchera notamment à savoir qui fait officiellement et officieusement quoi, qui décide réellement de

quoi, qui se concerte avec qui, qui concurrence qui, qui s'informe comment (et auprès de qui) au sein de cette

entreprise, etc. Il étudiera la nature de la gestion des ressources humaines et celle des relations collectives de

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

3

travail (le "climat social" de la firme). Il s'intéressera également à la "culture" de cette entreprise: les valeurs

et les normes en cours (tutoiement/vouvoiement, obligations vestimentaires, respect des horaires, jargon

professionnel, tolérance aux erreurs et aux manquements,...). Il mettra en rapport cette culture d'entreprise

avec la nature de la propriété (entreprise familiale, société anonyme ou multinationale), l'âge, le secteur

d'activité et la taille de la firme.

Contrairement à une conception plutôt classique (et vieillie?) de l'économie, la sociologie étudie également

des comportements dits "irrationnels", laissés encore souvent de côté par leurs collègues économistes. On

peut citer en exemple la consommation (actuellement en hausse en Europe occidentale, semble-t-il) de

"services" de divers voyants, cartomanciens, guérrisseurs, chamans, sorciers africains et de druides, etc. Un

autre exemple est celui de la consommation ostentatoire des familles immigrées arabes ou turques en Europe

occidentale. Il arrive que certaines de celles-ci s'endettent tous les deux ans environ pour pouvoir rentrer en

vacances au pays avec le coffre de la voiture rempli de cadeaux onéreux (appareils électro-ménager, vidéo, hi-

fi, etc.) pour les membres de la famille restés au pays. Cette pratique relativement ruineuse sert a donner

l'illusion d'une réussite sociale dans l'émigration.

4- Pour expliquer un taux d'échec élevé dans une école donnée, un pédagogue étudiera l'adéquation des

programmes de cours, des méthodes d'enseignement, du matériel éducatif, des locaux et des rythmes

scolaires, des modes d'évaluation des connaissances aux besoins et demandes de la population scolaire. Il

s'intéressera également à la culture ou au vécu professionnels des enseignants pour s'informer de leur niveau

de motivation, de leur capacité à entreprendre des réformes ou encore de ce qu'ils savent de leurs élèves,...

La pédagogie attache plus d'importance aux raisons internes à l'école dans l'explication de l'échec.

Un sociologue commencera par investiguer sur le niveau de formation scolaire des parents d'élèves et leur

situation socio-économique. Il cherchera à comprendre la valeur attachée à la réussite scolaire dans la vie des

familles et à savoir quel est l'intérêt porté et l'aide effectivement fournie par l'entourage au travail scolaire

des élèves. Pour le sociologue, les raisons de l'échec se trouvent avant tout dans l'entourage immédiat de

l'élève: l'échec scolaire se reproduit d'une génération à l'autre dans les couches sociales défavorisées. Mais le

travail du pédagogue et celui du sociologue sont parfaitement complémentaires et expliquent chacun une

facette différente de la même réalité. Il en est évidemment de même en ce qui concerne le travail de toutes

les autres disciplines des sciences sociales et humaines.

5- Sans citer d'exemple, comparons enfin les angles d'approche d'un historien et d'un sociologue. L'histoire

est une étude longitudinale ou diachronique ou encore verticale d'une société. L'historien récolte

munitieusement les preuves valables des faits sociaux passés. Il en établit la comptabilité et la succession

chronologique. Le sociologue, par contre, cherche à expliquer les raisons de l'apparition des ces mêmes faits

sociaux soit dans l'histoire, soit (et surtout) actuellement. C'est pourquoi la sociologie est plutôt une étude

synchronique ou horizontale de la société.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

4

Toutes les sciences sociales et humaines reconnaissent aujourd'hui que la délimitation disciplinaire entre les

sciences est hautement stérile. L'interdisciplinarité est une valeur qui monte et aucun spécialiste d'une

science humaine ou sociale ne peut désormais se passer de l'apport des sciences voisines et de toutes

manières complémentaires.

1.2. Le contexte de la naissance de la sociologie

Les hommes n'ont jamais cessé de porter un regard sur leur société car tous les phénomènes humains sont en

quelque sorte "sociaux", puisqu'ils se produisent à l'intérieur d'une société donnée qui ne cesse de les

influencer. Une société préexiste toujours à l'homme, puisque nous y naissons tous.

Au gré de ses activités et de son environnement, chaque individu observe quotidiennement la société dans

laquelle il évolue. Il produit sur elle un discours formé par ses informations, son expérience, ses pensées, ses

convictions, ses sentiments, son état d'âme, ses angoisses, etc. Appelé sens commun, ce discours est

parfaitement légitime. Mais il s'agit d'une interprétation subjective plutôt qu'une connaissance systématique

de la société. Nous parlerons dans ce cas d'une sociologie populaire ou spontanée.

Tout au long des siècles, la réflexion savante ayant pour but d'accumuler une connaissance rigoureuse sur la

société a été un privilège de philosophes, d'historiens ou d'hommes de religion. Les bouleversements que le

monde occidental (et par son intervention, le reste du monde) a connus au XIXe siècle ont cependant permis

l'apparition d'une sociologie dite "scientifique". Trois évolutions simultanées ont favorisé cette naissance:

- une situation politique instable: révolutions et changements de régime (les aristocraties européennes cèdent

le pouvoir à la bourgeoisie), formation de nouveaux pays ou de nouvelles nations en Europe (Allemagne, Italie,

Belgique, pays balkaniques), impérialisme et colonisation du reste du monde, apparition d'idéologies inédites:

nationalisme, socialisme, libéralisme.

- une situation économique contrastée: d'un côté le développement fulgurant de la propriété capitaliste, des

techniques et de la production industrielles; de l'autre côté, la misère d'une classe ouvrière récemment

urbanisée, en mal d'identité, exploitée et sans protection sociale.

- un progrès sans précédent des sciences exactes qui procurent à l'homme blanc l'illusion de maîtriser la

nature. Le progrès scientifique a contribué à l'acceptation d'une explication intramondaine de la nature et de

la société par de plus en plus de personnes. Les conceptions philosophiques extramondaines, autrement dit

religieuses, qui expliquent l'existence et le devenir de la nature et de la société par l'intervention de volontés

surnaturelles (divines), ont reculé. Cette situation a amorcé une rationalisation et une sécularisation

progressive de la société. L'influence de la religion et, surtout, des hommes de religion sur la vie quotidienne

et la formation des mentalités a nettement baissé.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

5

Les situations culturelle, politique et économique intimement liées et en changement rapide dans l'Europe du

XIXe siècle ont suscité le besoin d'une connaissance approfondie de la société qui ne soit plus seulement

interprétative mais aussi explicative. Le développement de la chimie, de la physique et de la biologie

donneront à la sociologie "scientifique" les moyens théoriques et méthodologiques d'une prise d'autonomie

par rapport à la philosophie, la morale ou la religion. Les premiers sociologues chercheront à découvrir, à l'aide

d'observations méthodiques, d'enquêtes et de statistiques, les lois qui régissent la vie sociale et l'histoire des

hommes. Ils penseront qu'il existe des lois sociologiques intangibles, à l'image de celles qui ordonnent la

nature. Le philosophe français Auguste Comte (1798-1857), qui voulait d'abord nommer cette nouvelle

branche de la science la "physique sociale", la baptisera finalement sociologie en 1839.

1.3. Les trois "lois" de la sociologie

Contrairement à ses prétentions universalistes des débuts, la sociologie n'est plus considérée aujourd'hui

comme une science des certitudes. Au contraire, elle est celle de la relativité des choses; celle des

contingences et des variations dans le temps et dans l'espace. Aujourd'hui, plus aucun sociologue ne cherche

à découvrir les lois de la société. On acceptera tout au plus que l'on puisse observer des régularités dans la vie

sociale. Mais la sociologie repose quand même sur au moins trois constatation universelles fondamentales:

1. Toute société est ordonnée.

Cette loi fonde la problématique ontologique de l'organisation, de la régulation et des représentations

sociales. Elle s'interroge sur l'essence (la nature) et la structure des collectivités humaines, qu'il s'agisse de

sociétés globales ou de groupes de plus petite taille, ainsi que sur leurs production de normes, de valeurs,

d'identités et d'autres types de représentations. Toute société produit ses règles de fonctionnement. Mais de

quoi les sociétés sont-elles constituées? Comment celles-ci se forment-elles et se maintiennent-elles? Qu'est-

ce qui incite les individus à les respecter? Comment les sociétés se pensent-elles, se décrivent-elles et

s'expliquent-elles?

2. Toute société est inégalitaire.

La problématique politique de la stratification sociale découle de cette constatation. Dans toute société, les

attributs sociaux fondamentaux, c'est-à-dire, l'avoir, le pouvoir et le savoir, sont inégalement répartis.

Comment et pourquoi une société connaît-elle des disparités, des inégalités, une hiérarchie et d'inévitables

rapports de force entre individus et/ou groupes? Comment la société justifie-t-elle l'inégalité inhérente à sa

nature?

3. Toute société est en changement permanent.

Cette dernière loi sociologique met en évidence la problématique dynamique du changement social. Y a-t-il

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

6

une différence significative entre une fourmillière ou une ruche de 1900 et une d'aujourd'hui? Contrairement

aux sociétés animales, les sociétés humaines ont connu énormément de différences durant cette période,

malgré la persistance d'un certain nombre de continuités qu'il serait absurde de nier. Comment et pourquoi

une société change-t-ele ou évolue-t-elle? Quel est son principe propulseur? Quelle est la nature du

changement qu'elle connaît?

1.4. Sens commun et rupture épistémologique

L'épistémologie est l'étude critique des outils de la recherche scientifique (principes et méthodes de

recherche ou de récolte de données sur la réalité). Cette étude est destinée à déterminer leur origine logique

et leur valeur heuristique ou explicative. Il s'agit de voir en quoi ces méthodes de recherche sont utiles à la

connaissance scientifique du réel.

La démarche scientifique en sociologie débute par le dépassement du sens commun ou de la sociologie

spontanée. Cette opération, à la base de toute recherche en sciences sociales, est appelée rupture

épistémologique. La notion a été proposée par le philosophe français des sciences Gaston Bachelard (1884-

1962). Il s'agit de la capacité d'effectuer un recul pour poser un regard critique sur sa société; un regard en

rupture pour observer, décrire, comprendre, interpréter et expliquer scientifiquement la réalité sociale. Le

chercheur en sociologie doit s'efforcer de produire une image aussi fidèle que possible de faits généralement

complexes, en évitant le plus possible les déformations dues à ses sympathies ou à ses antipathies

personnelles. Pour réaliser cette rupture épistémologique et pour pouvoir rester dans les limites d'un travail

scientifique, le sociologue doit s'interdire, tant que c'est possible, de porter des jugements de valeur sur la

réalité sociale qu'il observe. La tâche du sociologue n'est pas simple. Puisque, tout comme dans les autres

sciences sociales et humaines, il y a une identité entre le chercheur (un homme parmi d'autres) et son objet

d'étude (l'homme dans la société). Des préjugés ou des jugements de valeurs risquent donc toujours de

perturber un moment donné l'observation ou l'analyse du scientifique. Dans son ouvrage intitulé Sciences

humaines et philosophie (1952), le sociologue français Lucien Goldmann (1913-1970) dit à ce sujet que "[...]

toute pensée historique ou sociologique subit des influences sociales, le plus souvent non explicites pour le

chercheur individuel, influences qu'il ne peut être question de supprimer, mais qu'il faut, au contraire, rendre

conscientes et intégrer à la recherche scientifique pour éviter ou réduire au minimum leur action

déformante" .

Le tableau suivant compare les propriétés du sens commun (caractéristique de la sociologie spontanée) et de

la rupture épistémologique, condition nécessaire à la production d'un savoir scientifique sur la société:

SENS COMMUN(Sociologie spontanée)

RUPTURE EPISTEMOLOGIQUE(Sociologie scientifique)

1- Réflexion subjective, intuitive et naïve, basée 1- Réflexion sceptique et critique au-delà des

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

7

sur des convictions personnelles.

2- Acteur social (légitimement) intéressé,discutant le plus souvent à partir de sa propresituation et selon son propre point de vue.L'acteur n'étant pas toujours conscient desdéformations (ses sympathies, ses antipathies ouses jugements de valeur) qui handicapent saperception de la réalité.

3- Démarche déductive donnant lieu à desgénéralisations souvent abusives à partir deconstatations occasionnelles ou superficielles, ouencore partielles et en nombre limitées.

4- Discours reposant sur des (fausses)certitudes, teinté d'universalisme etd'ethnocentrisme: interprétation de la réalité audépart de conceptions propres, comme si ellesétaient valables en tout lieu, en tout temps etpour tout le monde.

évidences et des idées à la mode du moment.

2- Chercheur en principe non-intéressé. Il estconscient des dangers que fait courir sasubjectivité personnelle à ses capacitésd'observation et d'analyse. Mais le sociologuen'en demeure pas moins un être vivant en sociétéet animé de convictions ou de valeurs diverses.

3- Démarche inductive présentant des hypothèsescausales à vérifier par une observation exhaustive(si possible) ou systématique et rigoureuse de laréalité sociale.

4- Discours basé sur des démonstrations etobservations vérifiables et critiquables. L'analysesociologique doit toujours fixer les limites de savalidité par des contingences contextuelles (dansl'espace, dans le temps, selon les circonstances).

Donnons quelques exemples de rupture épistémologique:

1- Le financement de la sécurité sociale par les Régions ou la santé n'a pas de prix mais elle a un coût

Le parti nationaliste flamand, la Volksunie, a commandé à l'équipe du professeur Van Rompuy (KUL) une étude

sur les transferts injustifiés Nord-Sud dans le financement de la sécurité sociale belge. Le parti nationaliste

flamand, qui réclame la régionalisation de la sécurité sociale, tient à fournir une base scientifique aux idées

qu'il défend avec une partie de la classe politique du Nord du pays, pour qui "la Flandre est la vache à lait de la

Wallonie" (sens commun = idée courante du moment, discours intéressé basé sur des convictions).

Fin 1994, l'équipe du professeur Van Rompuy publie les résultats de son étude. La recherche apporte une

réponse non intéressée et vérifiable (= rupture épistémologique) à la question "qu'est-ce qui explique la

différence entre la contribution des Régions à la sécurité sociale et ce qu'elles reçoivent comme prestation?":

- L'économie wallonne est obsolète (vieilles industries lourdes, désertification économique), ce qui occasionne

plus de chômeurs. La nature du travail dans ses anciennes industries expliquent aussi le nombre important de

maladies professionnelles chroniques et d'invalides (mineurs, métallos, ouvriers de la chimie).

- Démographiquement, la Wallonie est plus vieille, ce qui sous-entend plus de pensionnés et, naturellement, un

plus grand usage des services de santé en général.

- Les Wallons divorcent plus, ce qui veut dire que vivent en Wallonie proportionnellement plus de chef de

ménages (touchant des allocations sociales plus élevées) et de familles mono-parentales (mères célibataires

ou divorcées accompagnées de leurs enfants), souvent proches ou en-dessous du seuil de pauvreté

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

8

(nécessitant donc une plus grande intervention de l'assistance publique).

- Enfin, les Wallons travaillent proportionnellement plus dans le secteur public ou dans les parastataux et

cotisent donc moins à la sécurité sociale. Le salaire moyen en Wallonie est 25% inférieur au salaire moyen

flamand, ce qui sous-entend également une cotisation wallonne moins élevée.

Pour les chercheurs de la KUL, ces facteurs suffisent à expliquer, à concurrence de 75%, la modestie (relative)

de la cotisation wallonne et l'importance (relative) du bénéfice wallon de la sécurité sociale par rapport aux

Flamands. Pour les 25% restant, il y a effectivement une "surconsommation" wallonne de la sécurité sociale,

essentiellement en matière de biologie médicale (la majorité des laboratoires d'analyses médicales du

Royaume se trouvent en Wallonie). Au grand dam de la Volksunie, qui a commandé la recherche, le professeur

Van Rompuy conclut sur un fonctionnement "normal" du système du financement de la sécurité sociale et

pense que dans 20 à 25 ans la situation s'inversera ("retour du balancier") quand les Flamands cotiseront

moins que les Wallons pour bénéficier plus de la sécurité sociale.

Ce "retour du balancier" se fait peut-être sentir dès à présent. Une étude autre co-signée par l'ULB et la KUL

rendue publique en février 1998 arrive aux mêmes conclusions que la précédente. Plus encore, cette nouvelle

étude démontre qu'à catégories sociales comparables (revenu, âge, profession, etc.), les Flamands

consomment actuellement davantage de soins médicaux que les Wallons.

2- Le partage des tâches ménagères entre époux

Un observateur enthousiasmé par le chemin parcouru depuis les années '60 par le mouvement d'émancipation

féminine, la présence désormais massive des femmes dans le monde du travail et l'apparition récente des

"nouveaux pères" dont se félicite la presse féminine, peut penser qu'aujourd'hui dans bon nombre de ménages

européens, les tâches ménagères et quotidiennes sont également partagées entre l'époux et l'épouse

(démarche déductive de généralisation sur base d'informations partielles et superficielles = sens commun).

Pourtant, des observations plus précises indiquent que les femmes n'ont toujours pas réussi à se débarrasser

de cette assignation quotidienne de tâches. Même dans les pays européens, où l'on est de plus en plus

sensible à l'égalité entre les sexes, les femmes assurent toujours une part importante du travail ménager qui

concerne la préparation des repas, la vaisselle, le nettoyage du logis, la lessive, l'approvisionnement (aliments,

vêtements) et l'entretien des enfants. Par rapport à leur père, les hommes s'occupent aujourd'hui plus de ces

tâches traditionnellement dévolues à leurs compagnes, mais ils ne sont encore qu'une petite minorité à

prendre régulièrement une part égale à celle de leur femme dans la gestion du quotidien ménager. Les

résultats de deux enquêtes nationales effectuées sur des échantillons de grande taille, nous obligent à

modérer l'enthousiasme de l'observateur évoqué plus haut (rupture épistémologique = observation

systématique du réel donnant accès à une connaissance qui nuance les idées à la mode).

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

9

Le premier tableau reprend certains résultats du British Social Attitude Survey réalisé en 1991. Les réponses

sont celles données par l'ensemble des hommes et des femmes mariés à la question "qui fait le ménage chez

vous?" :

QUI Situation d'emploi de l'époux et de l'épouse

FAITEpoux

et épouseEpoux

et épouseEpoux travaille à temps plein Epoux travaille

et

LE MENAGE?sont

pensionnéstravaillent à temps

pleinet épouse travaille à mi-temps épouse est ménagère

Souvent l'épouse 65 % 67 % 83 % 89 %Partage égalitaire 26 % 24 % 13 % 6 %(Pour compléter le total à 100%, les autres possibilités de réponses sont "toujours l'épouse", "souvent l'époux", "toujours l'époux", "pas de réponse". Mais ces possibilités de réponses n'ont été que très peu choisis par les interviewés britanniques).

L'entretien ménager est fort inégalement partagé entre l'homme et la femme, même si les conjoints

travaillent à temps plein tous les deux ou s'ils sont inactifs (tous deux pensionnés). On peut critiquer le

tableau britannique qui ignore le bricolage et l'entretien de la voiture, tâches ménagères traditionnellement

masculines. Le second tableau, d'origine française, évite une telle erreur et nous donne un éclairage encore

plus concret sur la réalité quotidienne des ménages. Il s'agit de certains enseignements que l'on peut tirer

d'une enquête en panel (la même recherche effectuée deux fois ou plus avec quelques années d'intervalle à

chaque fois) réalisée par l'Institut National de Statistiques et d'Etudes économiques sur un grand échantillon

représentatif de familles françaises ayant deux enfants. C'est une enquête dite de "budget-temps". On a

demandé aux membres des familles composant l'échantillon d'indiquer, jour par jour, durant une période d'une

semaine ordinaire la durée précise de chaque activité quotidienne. Le tableau présente, pour l'ensemble des

familles de l'échantillon, la répartition du temps de travail professionnel hebdomadaire moyen et du temps de

travail ménager hebdomadaire moyen (toutes tâches confondues) entre les maris et les épouses:

Heures de travail profession. et de travail ménager observées en moyenne sur la semaine d'enquête

Epoux Epouses qui travaillent

Epousesménagères

ANNEES 1985 1990 1985 1990 19 85Travail profession. 42 h. 41 h. 26 h. 27 h. 0 h.Travail ménager 13 h. 15 h. 39 h. 37 h. 57 h.Total de la semaine 55 h. 56 h. 65 h. 64 h. 57 h.

Même si une égalité se dessine entre les ménagères et leurs époux quant à la durée hebdomadaire de travail

(professionnel ou ménager), on peu aisément observer que les femmes qui ont un travail professionnel

travaillent au total (dans le ménage et à l'extérieur) nettement plus longtemps que leurs compagnes et leurs

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

10

homologues ménagères. Le travail professionnel féminin ne semble pas inciter les maris à plus de coopération

dans le ménage en général. Notez que énormément de femmes travaillent à temps partiel, c'est pourquoi leur

moyenne d'heures de travail salarié n'atteint pas les 40 h./semaine des hommes.

3- La fécondité des femmes immigrées musulmanes en Belgique

Selon une idée répandue les familles immigrées musulmanes sont de véritables "usines à bébés" (sens

commun). Il est vrai que même des statistiques étayent cette thèse, puisqu'en 1991, il y avait 1,6 enfant par

femme belge en âge de fécondité, entre 15 et 49 ans (taux de fécondité). On pouvait observer pour le même

taux 3,5 enfants par femme marocaine et 2,9 par femme turque immigrée en Belgique.

Mais l'évolution de l'attitude des immigrés est rapide dans ce domaine. Selon une enquête du Centre de

sociologie de la VUB (1991) sur un échantillon représentatif de 1600 femmes marocaines et turques établies

en Flandre et à Bruxelles, 65% des répondantes affirmaient que le nombre idéal d'enfants dans une famille est

de 2. Chez les interviewées nées en Belgique ce taux passe à 84%. Parmi ces jeunes femmes, celles qui ont

déjà des enfants n'en ont que 2 au plus et ne veulent plus en avoir. Certes la totalité des Marocaines et

Turques veulent être mères, mais pour autant d'enfants que la grande majorité des femmes belges, quand

elles décident d'en avoir. L'enquête permettait aussi de découvrir que les répondantes avaient désormais

recours aux méthodes de contraception presque autant que les femmes belges. Contrairement aux idées

courantes en la matière, l'enquête démontrait que dans des domaines aussi délicats que la contraception et le

nombre d'enfants désirés, les femmes immigrées musulmanes faisaient preuve d'une nette tendance à

l'adaptation aux pratiques des femmes belges (rupture épistémologique).

L'article de De Standaard qui annonçait, en 1993, ces résultats encourageants du point de vue de

l'intégration en cours des populations d'origine musulmane était illustré d'une photo de femme immigrée

marocaine entourée d'une nombreuse progéniture. Certains préjugés ont la vie dure!

4- Mobilité ou immobilité sociale?

L'imagerie populaire et la sociologie spontanée (ou le sens commun) peuvent conclure, à la vue d'un certain

nombre de personnes d'origine populaire qui sont parvenus à s'enrichir, qu'il est possible à toute personne

courageuse et travailleuse de gravir l'échelle sociale. Or les enquêtes régulières de l'Institut national de

Statistiques et d'Etudes économiques français (INSEE) sur la Formation et Qualification professionnelles

offrent une illustration assez nette de la reproduction d'une génération à l'autre des catégories socio-

professionnelles françaises (rupture épistémologique), mais ces données peuvent également illustrer la

situation des autres pays de l'Europe occidentale. La dernière de ces enquêtes de grande envergure a été

réalisé en 1993. Mais nous ne disposons que des résultats détaillés de celle effectuée, en 1985, sur un très

large échantillon représentatif de 40.000 hommes de 40 à 59 ans (voir tableau), donc arrivés au faîte de leur

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

11

carrière et proches de la fin de leur vie professionnelle. Dans l'enquête de 1985, on a demandé aux

interviewés leur profession et celle de leur père. Le croisement de ces deux variables nous donne une table de

mobilité sociale : l'évolution du métier des fils par rapport à celui de leur père. Or il apparaît que la mobilité

sociale (ascendante ou descendante) d'individus d'une classe sociale vers une autre est moins fréquente que

l'immobilité sociale, son contraire. Les enfants des pères de milieux populaires possèdent majoritairement une

profession subalterne, ouvrière ou employée. Alors que les fils des pères de milieux aisés exercent le plus

souvent une activité professionnelle proche du rang de leur père, comme chef d'entreprise, membre d'une

profession libérale ou cadre supérieur.

Au tableau suivant, la majorité des passages intergénérationnels entre les professions sont dus à l'évolution

structurelle du marché de l'emploi et au développement technologique des processus de production. Ces

mobilités s'effectuent notamment entre le statut de petit exploitant agricole et le statut d'ouvrier ou de petit

commerçant; entre le statut d'ouvrier et celui d'employé; ou bien entre le statut de petit commerçant et ceux

d'ouvrier ou d'employé. Ces différences, entre la génération des pères et celle des fils, surtout observées dans

les catégories socio-professionnelles subalternes, mettent en évidence ce qu'on appelle la mobilité sociale

structurelle. La mobilité structurelle ne modifie pas fondamentalement la position des individus dans la

hiérarchie des classes sociales. Les fils d'ouvriers deviennent des employés subalternes, parce qu'ils ont

bénéficié d'une meilleure scolarité que leur pères et, dans une économie tertiarisée, on a plus besoin

d'employés que d'ouvriers. L'arrivée massive de femmes et d'immigrés sur le marché de l'emploi à partir des

années '60 a, par ailleurs, provoqué une certaine mobilité masculine ascendante, perceptible dans ce tableau

qui ne concerne que des hommes de nationalité française de 40 à 59 ans en 1985. Des employés subalternes

masculins sont devenus cadres pour diriger le travail d'employées nouvelles inexpérimentées ou de travailleurs

immigrés. La mobilité sociale nette, celle qui modifie réellement la position des individus dans la hiérarchie

sociale, est bien plus rare. Elle s'observe essentiellement entre les composantes "inférieure", "intermédiaire"

et "supérieure" des classes moyennes; ou entre la classe dominante et les composantes intermédiaire et

supérieure des classes moyennes.

Dans le tableau, nous avons choisi d'illustrer la mobilité sociale entre huit catégories de professions

emblématiques de leur classe sociale. Il s'agit d'un tableau dit de recrutement professionnel et se lit colonne

par colonne. Ce qui est mesuré, c'est l'origine sociale ("la profession du père") des membres d'une même

profession. Si le tableau était présenté entièrement (avec plus de trente catégories professionnelles et non

huit seulement), nous aurions 100% pour la somme des valeurs de chaque colonne. Notre tableau ne reprend

que la moitié des 40.000 sujets de l'échantillon représentatif. Les catégories qui n'ont pas été retenues pour

l'illustration concernent, par exemple, les enseignants, les techniciens, les policiers et les militaires, les gros

exploitants agricoles, etc.

La colonne d'extrême-droite ("Total dans l'échantillon") donne la distribution de la catégorie professionnelle

du père des interviewés (par exemple, le père de 18,8% des sujets interrogés était ouvrier et le père de 12%

des sujets était petit exploitant agricole). De même, la ligne la plus basse expose la proportion de la catégorie

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

12

professionnelle des sujets eux-mêmes (les fils) dans l'échantillon total (par exemple, 7,3% des répondants

sont cadres supérieurs et 5,1% sont employés subalternes). La somme des valeurs de cette ligne équivaut à

100% aussi dans le tableau original de l'INSEE comprenant toutes les catégories professionnelles.

Les valeurs sont des % et CLASSE SOCIALE ET PROFESS. DES FILS

N= 40.000 (100%). Classe Classes moyennes Classesdominante composante

supérieureintermédi

-aireinfé-rieure

populaires

CLASSE SOCIALE ET Chefs d'entrepr.

Profes-sions

Com-merçants

Cadressupé-

Cadres Employéssubal-

Petits ex-ploitants

Ouvriersd'in-

TOTAL

PROFESSION DES PERES 10 sal.+ libérales Indépend. rieurs moyens ternes agricoles dustrie dans l'éch.

Classe Chef d'entr. 10 salariés+ 21,6 3,5 2,6 3,8 1,4 0,2 0,5 0,4 1,5dominant

eProfessions libérales 2,7 20,8 1,8 3,2 0,3 1,6 0 0 1,1

Cl. moyen. Commerçants/Indépend. 10,4 9,7 19 8,6 8,6 2,9 0,7 2,8 4,7supérieu. Cadres supérieurs 7,2 16,5 2,8 11,5 5 1,6 0,6 0,3 3C. mo. int. Cadres moyens 3 5,2 4,8 8,6 7,3 4,4 0 1,7 3,7C. mo. inf. Employés subalternes 3,7 2,3 2,5 9,6 9,5 8,5 0 3,4 5

Classes Petits exploitants agricol. 2,7 0,8 9,3 4 6,6 10,9 64,1 16 12populaires Ouvriers d'industrie 3,4 2,5 11 9,4 15,4 22,3 6 32 18,8

TOTAL dans l'éch antil. 1,4 1,5 4,3 7,3 6,4 5,1 2,7 16,3 100

Bien que hors de notre préoccupation précise, la comparaison des fréquences relatives des catégories

professionnelles des sujets de l'enquête et celles de leur père (sans doute majoritairement actifs entre les

années '20 et '50) est éclairante sur l'évolution de la structure du marché du travail en un demi-siècle. Ainsi

nous pouvons observer la chute spectaculaire des petits agriculteurs (de 12% chez les pères à 2,7% chez les

fils) et le développement des professions du tertiaire (pour les cadres moyens: de 3,7% chez les pères à 6,4%

chez les fils; pour les cadres supérieurs: de 3% chez les pères à 7,3% chez les fils; pour les professions

libérales: 1,1% chez les pères et 1,5% chez les fils). Comme les indépendants, les ouvriers d'industrie

connaissent aussi une baisse (de 18,8% chez les pères à 16,3% chez les fils). Selon l'échantillon, les

indépendants et les chefs d'entreprises de plus de dix salariés se maintiennent, comme les employés

subalternes.

Sur cette table de mobilité, on peut observer que (lecture en colonne) sur 100 chefs d'entreprise de plus de

dix salariés, 22 (21,6%) ont un père qui était également dans la même catégorie professionnelle; 10 ont un

père qui était commerçant ou indépendant; 7 ont un père qui était cadre supérieur et 3 ont un père membre

d'une profession libérale. Sur 100 chefs d'entreprise, 42 ont un père appartenant, comme eux, aux milieux

aisés. Par contre, seulement 3 entrepreneurs sur 100 ont un père ouvrier et 3 autres ont un père agriculteur.

Quatre patrons sur 100 ont un père employé subalterne. L'auto-recrutement des professions libérales est

encore plus important: au total, 51 membres de professions libérales sur 100 ont comme père soit un autre

membre d'une telle profession, soit un chef d'entreprise, soit un indépendant ou encore un cadre supérieur.

Tandis que le nombre total de fils d'ouvrier ou d'agriculteur ou d'employé subalterne ne dépasse pas 6% dans

le corps des professions libérales. Dans le cas d'employés subalternes, il n'y a que 11% qui affirment avoir un

père issu de milieux aisés, alors que un tiers sont d'origine populaire (dont 22% affirment avoir un père

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

13

ouvrier, ce qui est une illustration de la mobilité structurelle). Enfin, chez les ouvriers, seulement 4/100 ont

un père membre des classes supérieures. Par contre, 55 ouvriers sur 100 ont un père ouvrier comme eux ou

un petit agriculteur ou un employé subalterne.

5- L'inégalité devant la mort

La dernière illustration de rupture épistémologique concerne l'espérance de vie d'hommes français de 60 ans

selon la catégorie socio-professionnelle. Bien que la durée de la vie croisse pour toutes les catégories sociales

(à la fin du XIXe siècle, l'espérance moyenne de vie masculine à la naissance était de 40 ans!), des différences

persistent entre elles. Là où le sens commun populaire peut s'enthousiasmer pour les progrès de la médecine

et l'amélioration générale de l'hygiène et des conditions de vie, une approche sociologique scientifique met en

évidence que les classes sociales sont inégales aussi devant la santé et la mort (rupture épistémologique). Les

membres des classes populaires vivent en moyenne moins longtemps. Le nombre d'années qu'on peut

s'attendre à vivre au-delà de 60 ans fournit une indication sur la qualité de la vie et sur la pénibilité du travail

de chacune des catégories socio-professionnelles. Remarquons aussi l'accès inégal au bénéfice de la pension:

toutes les professions n'en profitent pas durant le même nombre d'années.

En Belgique, l'espérance de vie à la naissance a augmenté de 12 ans en moyenne depuis 1945. C'est dû aux

progrès de la médecine, à l'élévation générale du niveau de vie et à l'amélioration de la couverture sociale

(l'accès à l'assurance maladie-invalidité, le droit à la pension, les mutualités, etc.). Les pathologies et les

causes principales des décès ont également évolué à travers le temps. Mais l'affectation des maladies est

toujours inégalement partagée entre les différentes classes sociales. L'état de santé physique et mentale des

classes populaires est toujours plus préoccupant que celui des classes aisées.

L'espérance moyenne de vie d'hommes de 60 ans en nombre d'années selon la catégorie socio-

professionnelle. La moyenne des années 1980 à 1989 (Source: INSEE, Paris, 1993):

Catégories socio-professionnelles Espérance de vie à 60 ans en nombre d'annéesProfessions libérales et Cadres supérieurs 21,7Cadres moyens 20,7Patrons de l'industrie et du commerce 19,5Indépendants et petits commerçants 19,3Ouvriers qualifiés 18,8Employés de bureau 18,6Ouvriers non qualifiés 17,1Population masculine totale de 60 ans (1990) 19Population féminine totale de 60 ans (1990) 24,1

Contrairement aux couches économiquement et culturellement favorisées de la société, les classes populaires,

et particulièrement leurs membres masculins, s'exposent à davantage de risques médicaux (la pénibilité du

travail, les pathologies et les accidents professionnels). Par ailleurs, les membres des couches populaires se

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

14

soignent en général moins bien (le problème à la fois financier et culturel d'accès aux soins de santé). En

conséquence, ils sont plus souvent malades et vivent en moyenne moins longtemps que les membres des

classes favorisées, qui maîtrisent manifestement mieux ce qu'on peut appeler la "culture sanitaire": les

principes élémentaires de santé, d'hygiène corporelle et ménagère, des notions de diététique. Par exemple, le

poids des bébés à la naissance, les taux de mortalité infantile (décès de bébés avant l'âge d'un an) et la

présence d'handicaps physiques à la naissance sont des faits statistiquement corrélés avec le niveau

d'éducation des parents. Plus les diplômes possédés par le père et la mère sont élevés, plus lourd pèsent les

bébés en moyenne, moins ils présentent d'handicaps et, surtout, moins ils s'exposent à une mortalité précoce.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

15

CHAPITRE 2. ORIGINES PHILOSOPHIQUES ET BASES THEORIQUES DES TROIS GRANDS PARADIGMES DE LA

SOCIOLOGIE

L'élaboration de la connaissance scientifique s'opère le plus souvent en référence à un cadre paradigmatique

plus ou moins défini auquel adhère le sociologue. En partant de la définition de l'historien américain des

sciences Thomas Kuhn (La structure des révolutions scientifiques, 1962), un paradigme en sciences sociales

est à la fois une école de pensée ou une tradition scientifique avec ses méthodologies, ses thèmes de

recherche et ses théories typiques; et une vision du monde ou un ensemble de valeurs et d'a priori

philosophiques et idéologiques. Le paradigme scientifique est une filiation théorique qui se transmet de

professeur en élève et finit par structurer la manière d'appréhender la réalité. L'appartenance paradigmatique

rend donc possible une certaine rigidité idéologique pouvant handicaper, dans le chef du sociologue,

l'opération de la rupture épistémologique.

Trois paradigmes ont dominé l'histoire de la sociologie depuis la fin du XIXe siècle. Il s'agit du "holisme

solidariste" (HS), du "holisme conflictualiste" (HC) et de l'"interactionnisme" (I). L'influence de ces trois

traditions sociologiques est toujours perceptible dans les publications de la discipline, même si les sociologues

ont de plus en plus tendance à les "panacher" dans leurs travaux. Il est vrai qu'aucun de ces ensembles de

théories n'est capable d'expliquer entièrement les faits sociaux, d'où l'intérêt de les utiliser en complément les

uns des autres. Dans leur développement tout au long du XXe siècle, ces trois paradigmes ont d'ailleurs connu

une certaine convergence de leurs positions respectives. Il faut également signaler que des nuances et des

différences d'approche ont toujours existé à l'intérieur de chaque paradigme.

Dans la suite du cours, nous traiterons comparativement de l'origine philosophique des trois paradigmes, tout

en donnant de chacun une définition générale. Ce qui nous permettra de souligner les a priori idéologiques qui

existent dans chacune de ces filiations théoriques. Partons des commentaires du tableau suivant:

P A R A D I G M E SCritères de définition

diacritiquesHOLISME SOLIDARISTE HOLISME

CONFLICTUALISTEINTERACTIONNISME

1- philosophique Matérialisme Matérialisme Idéalisme2- ontologique Déterminisme

socialDéterminisme

socialLiberté individuelle/

Atomisme3- épistémologique Objectivisme/

NomothétismeObjectivisme Subjectivisme/

Herméneutique4- méthodologique Macrosociologie

EmpirismeMacrosociologie

Analyse dialectiqueMicrosociologie

Analyse particularisante5- politique Harmonie sociale Conflictualisme Neutralité

6- dynamiqueEvolutionnisme linéaireStabilité > Changement

Exogénie du changement

Evolutionnisme dialectiqueStabilité < Changement

Endogénie du changement

Changement social

aléatoire

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

16

2.1. Critère de définition philosophique (la conception générale du monde)

Comment chacun des trois paradigmes se représentent-ils le monde? Quelles sont la causes fondamentales

des phénomènes sociaux?

* Les deux holismes (HS et HC) proposent une approche matérialiste. Les conditions matérielles

d'existence déterminent la conscience des hommes (leurs représentations sociales: identités, mentalités,

idéologies, valeurs, croyances). Autrement dit, pour les deux holismes la conscience de soi et du monde est

imposée à tout un chacun suivant la position sociale qu'il occupe. Les valeurs d'une société sont déterminées

par ses nécessités matérielles et le niveau de développement général qu'elle a atteint.

* Au contraire, pour l'interactionnisme c'est l'idéalisme qui est de règle. Sans rejeter catégoriquement

l'influence éventuelle des conditions de vie concrètes sur l'esprit des hommes, l'interactionnisme affirme que

la créativité intellectuelle humaine (les représentations sociales) peut, à son tour, agir sur les conditions

matérielles d'existence.

2.2. Critère de définition ontologique (la nature attribuée à l'être humain)

Quelle est la conception de la nature humaine propre à chacun des trois paradigmes?

* La définition de la nature de l'homme est sans appel dans le cas des deux holismes. L'homme est

socialement déterminé. La société impose aux individus des modes de comportement (normes, règles, rôles,

attitudes). Le devenir des individus est largement dicté par leurs conditions matérielles et le fonctionnement

de la société. L'individu est construit par sa société.

* L'interactionnisme définit l'homme comme un être fondamentalement libre de conscience et d'action.

L'humain est rationnel. Son comportement social est orienté par des valeurs et des intérêts individuels.

Cependant l'individu se trouve atomisé dans la société: seul (l'atome social), il a une influence insignifiante sur

elle. Mais l'individu contribue certainement à la construction de sa vie personnelle.

2.3. Critère de définition épistémologique (le choix de la démarche scientifique)

Pour chacun des trois paradigmes, quelle est la démarche scientifique à suivre en sociologie? Qu'est-ce qui

peut faire l'objet d'une étude scientifique sociologique? Qu'est-ce qui ne peut pas faire l'objet d'une étude

scientifique?

* L'unité d'étude sociologique du HS est le "fait social" qui est extérieur à l'individu et s'impose à lui

(objectivisme). Les motivations individuelles n'ont pas la même valeur explicative que l'observation des faits

concrets (empirisme): le sociologue doit expliquer les faits de l'extérieur. La position du HC est semblable.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

17

L'unité d'étude sociologique du conflictualisme est le "rapport social". Pour K. Marx, "les hommes nouent des

rapports [sociaux] déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; rapports de production qui

correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles [= de leur

capacité à produire ou de leurs conditions d'existence matérielles]". Dans la connaissance holiste de la société

(holos, entier en grec), le chercheur part du général pour expliquer le particulier. Aucun phénomène social ne

peut être expliqué sans recourir à son contexte englobant. La société est vue comme un ensemble composé

de parties interdépendantes. On considère que la société détermine la nature de ses parties. K. Marx parlait de

la "force intégrative du tout sur le particulier". Le tout est supérieur à la somme des parties:

Société > des individus.

Les motivations individuelles n'ont pas de valeur scientifique pour les deux holismes. Il faut étudier les

déterminants du comportement qui sont externes aux individus: c'est-à-dire pas ce que les gens "pensent ou

font" mais ce qu'ils "sont". Pour les deux holismes, la science est une production de savoirs techniques. Mais

pour le HS, ce savoir est prédictif (mieux connaître le réel pour prévenir d'éventuels dysfonctionnements et

préserver son harmonie). Alors que pour le HC, ce savoir est critique (ou "libérateur"). Car il s'agit de mieux

connaître le réel afin de précipiter son changement.

* Pour les interactionnistes, les faits sociaux sont construits par les individus ou les groupes sociaux.

Des individus rationnels et interagissants produisent leur société. La société n'est que la somme des entrelacs

de relations tissés par ceux-ci, pas plus. L'unité d'étude sociologique de l'interactionnisme est l'"action

sociale". Le sociologue doit comprendre de l'intérieur le sens des actions individuelles. La compréhension des

motivations est primordiale (subjectivisme). L'interactionnisme considère la science comme une production de

savoirs herméneutiques (interprétatifs) et se refuse d'agir sur le réel. Le sociologue interactionniste doit

comprendre et interpréter les comportements: c'est-à-dire qu'il doit découvrir les déterminants du

comportement qui sont internes ou propres aux individus.

2.4. Critère de définition méthodologique (le mode d'observation du réel)

Quelle doit être pour chacun des trois paradigmes la méthode concrète d'observation et d'analyse de la réalité

sociale?

* Les deux holismes privilégient des études développant une approche abstraite de grands ensembles

sociaux par des méthodes quantitatives de récolte de données (macrosociologie). Il s'agit de cerner la

fonction sociale du fait étudié dans le cadre de la société globale.

Une recherche sociologique s'inscrivant dans une tradition holiste pourra s'intituler, par exemple, La

cohabitation juvénile comme institution matrimoniale nouvelle dans les sociétés occidentales.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

18

* L'interactionnisme fournira une approche concrète localement et temporairement circonscrit

(microsociologie). Il choisira des méthodes qualitatives d'observation du réel (interviews, observations

participantes). Il portera un intérêt particulier aux relations quotidiennes entre personnes (ou groupes) et aux

phénomènes anodins qui font la société: ce que les interactionnistes américains appellent face-to-face

relations et street corner society. Un des noms importants du paradigme interactionniste, le Canadien Erving

Goffman passa un an en asile psychiatrique avant de publier Asiles (1961), son étude portant sur

l'organisation de la vie dans les institutions fermées (totales) comme l'hôpital psychiatrique, la prison, la

caserne, le couvent, ...

Le sociologue interactionniste qui travaille sur le sujet cité plus haut pourra titrer sa recherche La

cohabitation juvénile comme une relation nouvelle au compagnon dans un quartier étudiant de Bruxelles.

Comparez les questions typiques qui animeront la réflexion des chercheurs appartenant à chacun des trois

paradigmes:

HOLISME SOLIDARISTE

Pourquoi et en quoi la société est-elle intégrée?Comment la société se maintient-elle en harmonie?Quelles sont les institutions sociales qui assurent son fonctionnement?Quelles sont les dysfonctionnements qui pourraient la menacer?

HOLISME CONFLICTUALISTE

Pourquoi et en quoi la société est-elle divisée?Quelles sont les inégalités sociales majeures?Comment les couches possédantes protègent-elles leurs privilèges?Que faire pour changer l'ordre établi?

INTER-ACTIONNISME

Comment la société est-elle vécue (perçue) par les acteurs sociaux?Quelles sont les motivations qui les font agir (valeurs et intérêts)?Quelle signification donnent-ils à leurs actions?Comment le comportement individuel change-t-il d'une situation à l'autre?

2.5. Critère de définition politique (stratification sociale)

Quelle est l'explication donnée par chacun des trois paradigmes aux inégalités observées en permenance dans

toute société?

* Le HS considère que la société est un tout cohérent et les structures de la société assurent son

harmonie. Toute société se maintient en vie car elle tend toujours à plus d'harmonie et de complémentarité

entre ses membres. A chacun son rôle. Les hommes ne vivent-ils pas en société pour coopérer et partager

entre eux le travail nécessaire à leur survie collective? Le conflit social existe, mais c'est plutôt un état

anormal de la société: la preuve de développements dysfonctionnels plus ou moins graves qu'il faut réparer.

Pour E. Durkheim, le conflit est une conséquence pathologique d'un affaiblissement ou d'un excès de règles

sociales.

* Le HC décrit la société comme une foire d'empoigne. Les structures de la société produisent des

inégalités qui sont à la source des conflits inévitables qu'elle connait. Toute société est fondée sur une

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

19

inégalité d'avoir, de savoir et de pouvoir entre ses membres. Toute société se trouve divisée en groupes

antagonistes selon la position qu'ils occupent dans le processus de production économique. Ceux-là possèdent

ce que ceux-ci n'ont pas. En conséquence, la vie sociale est naturellement conflictogène car inégalitaire.

L'objet de tout conflit est de modifier le rapport de forces en présence et de réctifier les "clés de répartition".

* L'interactionnisme se trouve dans une position neutre en ce qui concerne la dimension politique. Etant

donné qu'il s'intéresse aux relations sociales inter-individuelles et aux faits anodins ou quotidiens, le paradigme

accepte que ceux-ci puissent avoir un contenu à la fois cohésif (intégration sociale) et conflictuel (domination

sociale) selon les motivations qui propulsent l'action des acteurs sociaux. La société retrouve toujours un

équilibre consensuel à la suite de négociations entre acteurs, porteurs d'intérêts antagoniques au départ.

2.6. Critère de définition dynamique (changement social)

Selon chacun des trois paradigmes, quelle est la nature et la cause du changement social, ainsi que sa place

dans la vie des sociétés?

* Pour le HS, l'intégration et l'harmonie sociales concourent au maintien de la société, donc contribuent

à sa conservation. La stabilité est naturelle. Le changement social est une adaptation ou une réaction

organique pour la résolution d'un problème. Le changement est souvent provoqué par une intervention

extérieure à la société ou au groupe en question (exogénie du changement social). Il est occasionnel.

* Pour le HC, le changement social est aussi naturel et permanent que le conflit et l'inégalité. Les trois

phénomènes sont liés: l'inégalité génère le conflit et l'issue de celui-ci détermine l'évolution future de la

société. Le changement social est donc provoqué par les contradictions ou les conflits internes à la société

(endogénie du changement social).

* Pour l'interactionnisme, le changement social est permanent. Mais son issue dépend des motivations

qui guident l'action des individus. Aussi, est-elle est tout à fait aléatoire. Il n'est pas possible de prédire

l'évolution de la société; elle n'obéit pas à des "lois", comme l'ont longtemps soutenu les deux traditions

holistes.

2.7. Le concept de société dans les trois paradigmes

Comparons en premier lieu l'idée de société respectivement avancée par le HS, le HC et l'interactionnisme;

puis, en guise d'exemple, voyons l'éclairage spécifique que les trois traditions paradigmatiques apportent à un

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

20

phénomène social particulier, la déviance:

HOLISME SOLIDARISTE

La société est un système stable, composé de parties interdépendantes, basé sur unconsensus moral. Cette structure sociale impose à ses parties des rôles qui permettentle fonctionnement harmonieux du tout. La société obéit à des régularités: lecomportement social est prévisible.

HOLISME CONFLICTUALISTE

La société est un système divisé en groupes inégaux et antagonistes. La conscience desindividus est dictée par la position sociale qu'ils occupent. Les conflits pour laredistribution des ressources et des attributs précipitent le changement social, qui obéitaux lois de la dialectique.

INTER-ACTIONNISME

La société est le produit d'un ensemble d'interactions entre des acteurs libres dedéterminismes sociaux et doués de rationalité. Les acteurs sont guidés par des valeurset des intérêts variables dans le temps. La société est naturellement aléatoire et sujetteà un changement permanent.

Une illustration comparative: la déviance sociale ou la transgression de la norme sociale vue par les trois

grands paradigmes sociologiques

Holisme solidaristeLes sociétés connaissent des comportements déviants ou pathologiques de gravité variable, tout comme ellessécrètent des normes afin d'instaurer un ordre social. Les délits et les crimes, ainsi que les profils sociauxprobables de leurs auteurs sont plus ou moins prévisibles d'une année à l'autre. La transgression d'une normesociale et la sanction qu'elle entraîne permettent à la société de réaffirmer sa cohésion interne par unrassemblement autour de valeurs considérées comme fondamentales. La sanction assume ainsi une fonctionmanifeste de maintien de la société, tandis que la déviance assure une fonction latente de même nature.

Holisme conflictualisteLes lois et toute autre forme de norme sociale sont posées par les membres puissants de la société. Ellesreflètent les intérêts de ceux-ci et tendent à les protéger. Un comportement dû à l'exaspération des exclus oudes dominés sera considéré comme une menace pour l'ordre établi. Il sera défini comme déviant et connaîtraune sanction. Par contre, les injustices sociales causées par l'inégale distribution de richesses matérielles etd'attributs sociaux ne seront pas considérés comme sanctionnables. Par ailleurs, pour un mêmecomportement déviant, les membres des classes populaires risquent d'être sanctionnés plus sévèrement queles membres des classes aisées.

InteractionnismeLes normes sociales ne sont pas naturelles. Toute action sociale peut devenir un comportement déviantlorsqu'elle est considérée comme telle par d'autres acteurs avec lesquels interagit l'auteur de celle-ci. Mais laréaction d'autres à ce comportement, la sanction, peut être considérée comme imprévisible; elle dépendrades valeurs fondamentales et des intérêts momentanés qui animent ces autres acteurs. Du point de vue de lasociété globale, une norme sociale est définie par un large consensus établi à un moment donné. Latransgression de cette norme est donc une contravention aux valeurs et aux intérêts de la grande majoritédes individus qui forment cette société.

2.8. Une vue d'ensemble des trois paradigmes dominants en sociologie

Nous pouvons maintenant présenter une vue d'ensemble des trois grands paradigmes de la sociologie et de

leurs sous-écoles particulières grâce au graphique suivant. En abscisse (axe horizontal), il est tenu compte de

l'approche des différentes écoles par rapport au changement social (aspect dynamique) et à l'aspect politique

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

21

(conflictualisme ou solidarisme). Sur cet axe, plus vous vous déplacez vers la droite, plus les théories

deviennent solidaristes (harmonie sociale) et valorisent la stabilité. Inversement, plus vous avancez vers la

gauche, plus les théories deviennent conflictualistes (contradiction sociale) et valorisent le changement. En

ordonnée (axe vertical), il est tenu compte des approches épistémologique et ontologique des différentes

écoles étudiées. Plus vous montez le long de l'axe, plus les théories adoptent des explications holistes; et

inversement, plus vous descendez le long de l'axe, plus les théories deviennent atomistes ou interactionnistes.

Si un auteur ou une école de sociologie particulière est placé sur un axe, cela veut dire qu'il a une position

neutre en ce qui concerne la dichotomie symbolisée par l'autre axe (par exemple, le compréhensivisme de

Weber est placé sur l'axe vertical car il tient une position neutre dans les dichotomies conflit/solidarité et

changement/stabilité représentées par l'axe horizontal). Nous avons ainsi défini les espaces spécifiques des

trois paradigmes: holisme solidariste, holisme conflictualiste et interactionniste. A chaque sous-école

particulière d'un paradigme est associé le nom de son fondateur ou le nom d'une figure de proue. Nous

abordons certains de ces auteurs par la suite. A leurs confins, les trois paradigmes s'interpénètrent et les

flèches symbolisent les influences inter-paradigmatiques les plus apparentes. Enfin, remarquons que certaines

sous-écoles récentes (voir la date de naissance des auteurs) s'approchent de l'origine des axes car leurs

auteurs empruntent davantage que jadis aux autres paradigmes, reconnaissant ainsi leur complémentarité de

fait.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

22

+ Holisme - Interactionnisme

- Holisme+ Interactionnisme

+ Conflictualisme- Solidarisme

+ Changement - Stabilité

- Conlictualisme+ Solidarisme

- Changement+ Stabilité

POSITIVISMEDURKHEIM (1858-1917)

FONCTIONNALISMEMERTON (1910)

SYSTEMISMEPARSONS (1902-1979)

UTILITARISMEMILL (1806-1873)

INDIVIDUALISMEMETHODOLOGIQUEBOUDON (1934)

COMPREHENSIONWEBER (1864-1920)

INTERACTIONNISMESYMBOLIQUEGOFFMAN (1922-1982)

SOCIOLOGIE DYNAMIQUETOURAINE (1925)

MARXISMEMARX (1818-1883)

STRUCTURALISMEGENETIQUEBOURDIEU (1930)

ANALYSE STRATEGIQUECROZIER (1922)

HOLISME HOLISME HOLISME HOLISME HOLISME HOLISME HOLISME HOLISME HOLISME CONFLICTUALISTECONFLICTUALISTECONFLICTUALISTECONFLICTUALISTECONFLICTUALISTECONFLICTUALISTECONFLICTUALISTECONFLICTUALISTECONFLICTUALISTE

HOLISME HOLISME HOLISME HOLISME HOLISME HOLISME HOLISME HOLISME HOLISME SOLIDARISTESOLIDARISTESOLIDARISTESOLIDARISTESOLIDARISTESOLIDARISTESOLIDARISTESOLIDARISTESOLIDARISTE

INTERACTIONNISMEINTERACTIONNISMEINTERACTIONNISMEINTERACTIONNISMEINTERACTIONNISMEINTERACTIONNISMEINTERACTIONNISMEINTERACTIONNISMEINTERACTIONNISME

Nous allons maintenant, dans les trois derniers chapitres, nous focaliser un par un sur chacun des trois

paradigmes afin de préciser davantage leurs principes théoriques et analytiques ainsi que leur évolution

historique respective.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

23

CHAPITRE 3. Holisme solidariste (HS)

3.1. La filiation théorique solidariste

La "famille" HS a donnée successivement naissance à plusieurs sociologies spécifiques ou approches

différentes. Nous ne citerons que les quatre les plus emblématiques en leur associant, à chaque fois, une

figure de proue:

1- Dès la fin du XIXe siècle: la sociologie positiviste du Français Emile Durkheim (1858-1917) et de ses

continuateurs. Durkheim est un des fondateurs de la sociologie en tant que discipline scientifique et

enseignement universitaire. Même les sociologues des deux autres paradigmes concurrents lui doivent

beaucoup;

2- Dans la première moitié du XXe siècle: la sociologie fonctionnaliste dont le plus grand théoricien est

l'Américain Robert Merton (né en 1910). Son ouvrage principal est Social Theory and Social Structure

(1957);

3- Depuis les années '50: la sociologie systémiste de l'Américain Talcott Parsons (1902-1979). Le courant

systémique est toujours à la mode dans énormément de centres de recherches sociologiques. L'ambition de

Talcott Parsons est de construire une théorie générale applicable à tous les phénomènes sociaux à l'instar de

Durkheim et de Marx, au siècle dernier. C'est un des rares sociologues de notre siècle à (encore) avoir

cherché, avec conviction, une explication universelle aux comportements sociaux. Ses oeuvres majeures sont:

The Social System (1951) et The System of Modern Societies (1971);

4- Enfin, depuis les années '70 et actuellement: le "structuralisme génétique" du Français Pierre Bourdieu (né

en 1930) et de ses élèves. Bourdieu tente de réconcilier théoriquement et méthodologiquement les trois

grands paradigmes, mais son port d'attache reste quand même la famille du holisme solidariste. L'abord des

textes de Bourdieu est difficile. Mais deux de ces livres sont plus faciles d'accès: Questions de sociologie

(1984) et Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action (1994).

3.2. Les principes positivistes communément partagés

Les quatre principes théoriques que nous allons voir ont surtout été codifiés par le philosophe positiviste

français Auguste Comte (1798-1857). Mais ils transparaissent encore dans la réflexion sociologique

solidariste contemporaine, qui pense que la société est fondamentalement subie plutôt que construite par

l'individu. Ces principes sont toujours respectés par les sociologues du paradigme HS dans l'explication du réel

et le choix de méthodologies de recherche. Il s'agit de l'objectivisme, de l'empirisme, du nomothétisme et de

l'évolutionnisme.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

24

3.2.1. Objectivisme

Il n'y a de fait social qu'objectivable, c'est-à-dire concrètement mesurable. "Les fait sociaux sont des choses"

disait Durkheim. Les sociologues HS rejettent toute explication du monde qui soit extérieure au monde

physique (qui soit métaphysique, extramondaine, etc.). De nouveau, Durkheim rappelait à ce sujet qu'"il faut

expliquer le social par le social".

Citons un extrait classique d'un livre de Durkheim, Les règles de la méthode sociologique (1895), qui illustre

parfaitement l'objectivisme du paradigme solidariste:

"Avant de rechercher quelle est la méthode qui convient à l'étude des faits sociaux, il importe de savoir quels

sont les faits que l'on appelle ainsi. La question est d'autant plus nécessaire que l'on se sert de cette

qualification sans beaucoup de précision. On l'emploie couramment pour désigner à peu près tous les

phénomènes qui se passent à l'intérieur de la société, pour peu qu'ils présentent, avec une certaine

généralité, quelque intérêt social. [...]

Quand je m'acquitte de ma tâche de frère, d'époux ou de citoyen, quand j'exécute les engagements que j'ai

contractés, je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le droit et dans les

moeurs. [...] De même, les croyances et les pratiques de sa vie religieuse, le fidèle les a trouvés toutes faites

en naissant; si elles existaient avant lui, c'est qu'elles existent en dehors de lui. Le système de signes dont je

me sers pour expliquer ma pensée, le système de monnaies que j'emploie pour payer mes dettes, les

instruments de crédit que j'utilise dans mes relations commerciales, les pratiques suivies dans ma profession,

etc., etc., fonctionnent indépendamment des usages que j'en fais. Qu'on prenne les uns après les autres tous

les membres dont est composée la société, ce qui précède pourra être répété à propos de chacun d'eux. Voilà

donc des manières d'agir, de penser et de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu'elles existent

en dehors des consciences individuelles.

Non seulement ces types de conduite ou de pensée sont extérieurs à l'individu, mais ils sont doués d'une

puissance impérative et coercitive en vertu de la quelle ils s'imposent à lui, qu'il le veuille ou non. Sans doute,

quand je m'y conforme de mon plein gré, cette coercition ne se fait pas ou se fait peu sentir, étant inutile.

Mais elle n'en est pas moins un caractère intrinsèque de ces faits, et la preuve, c'est qu'elle s'affirme dès que

je tente de résister. Si j'essaye de violer les règles de droit, elles réagissent contre moi de manière à

empêcher mon acte s'il en est temps, ou à l'annuler et à le rétablir sous sa forme normale s'il est accompli et

réparable, ou à me le faire expier s'il ne peut être réparé autrement. [...] Dans d'autres cas, la contrainte est

moins violente; elle ne cesse pas d'exister. Si je ne me soumets pas aux conventions du monde, si, en

m'habillant, je ne tiens aucun compte des usages suivis dans mon pays et dans ma classe, le rire que je

provoque, l'éloignement où l'on me tient, produisent, quoique de manière atténuée, les mêmes effets qu'une

peine proprement dite. Ailleurs, la contrainte, pour n'être qu'indirecte, n'en est pas moins efficace. Je ne suis

pas obligé de parler français avec mes compatriotes, ni d'employer les monnaies légales; mais il est impossible

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

25

que je fasse autrement. Si j'essayais d'échapper à cette nécessité, ma tentative échouerait misérablement.

Industriel, rien ne m'interdit de travailler avec des procédés et des méthodes de l'autre siècle; mais, si je le

fais, je me ruinerai à coup sûr. [...]

Voilà donc un ordre de faits qui présentent des caractères très spéciaux: ils consistent en des manières d'agir,

de penser et de sentir, extérieures à l'individu, et qui sont doués d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils

s'imposent à lui."

L'unité d'étude de la sociologie HS est donc le "fait social", qui est, selon Durkheim, "une manière d'agir, de

penser et de se sentir". Le fait social existe indépendamment de l'individu (il lui est extérieur) et il s'impose à

lui (le fait social est contraignant pour l'individu). La société impose aux hommes des règles de conduite, des

sentiments, des identités et des positions sociales préexistant à ceux-ci. La société a une "autorité morale"

sur les individus et leur impose une solidarité (=une manière d'organiser la vie en société). Cette solidarité est

intériorisée tout au long de la vie par le processus appelé socialisation.

Un phénomène fondamental: la socialisation

La socialisation est opérée par des institutions sociales, de véritables machines à produire de la "cohésion

sociale". La socialisation est l'opération permanente par laquelle les individus deviennent des "êtres sociaux".

Tout au long de notre vie, nous apprenons et appliquons un nombre incalculable de normes, de valeurs et des

rôles sociaux très variés. La socialisation permet notre adaptation à l'environnement social. Elle produit un

degré suffisant de cohésion et d'homogénéité (conformité) sociales. Etant donné que nous intériorisons ces

multiples règles sociales, nous n'avons (presque toujours) pas conscience de leur nature coercitive. Plus

encore, la conformité aux normes sociales est recherchée par les individus. Car l'humain reste quand même un

être social ou grégaire. Pour la sociologie HS, la conformisme et le besoin d'appartenir à un groupe social

défini sont instinctifs.

Dans la tradition du HS, tout ce qui est acquis, tout ce qui s'apprend dans la vie d'un humain fait partie de la

socialisation. On peut distinguer la socialisation primaire de la socialisation secondaire. La première est

manifeste et s'opère durant l'enfance dans les deux institutions socialisatrices les plus importantes: la famille

et l'école. Les enfants y apprennent la propreté, le langage, la discipline, à lire et à écrire, les rôles sexuels

différenciés communément admis dans la société, etc. La socialisation primaire, qui correspond à la formation

de la personnalité, est un conditionnement. Elle est subie: les enfants intériorisent les modèles de

comportement, les normes et les valeurs souhaités par la communauté des adultes. La socialisation

secondaire est plus informelle. Elle commence à opérer pendant l'enfance, mais se poursuit durant toute la vie

à travers des institutions socialisatrices plutôt (mais pas toujours) choisies par l'individu: les études

supérieures, le groupe de pairs (les amis), le travail, l'entreprise, la vie de couple et la parenté, les

associations, les media, l'église, l'armée (la conscription), etc.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

26

Sans la socialisation il ne saurait être question de société. Par exemple, pour le HS, les problèmes de

cohabitation multiculturelle et d'insertion socio-économique nés de l'implantation de populations immigrées en

Europe occidentale sont dûs à un degré encore insuffisant de socialisation de ces groupes à la vie de nos

sociétés. Ces problèmes ne pourront être résolus qu'avec l'assimilation progressive des jeunes générations

issues de l'immigration aux manières "d'agir, de penser et de se sentir" de la population autochtone...

3.2.2. Empirisme

Pour les sociologues HS, seule l'observation concrète des faits permet d'expliquer la réalité. La compréhension

ou l'introspection n'ont pas de valeur heuristique (explicative). Les sociologues HS ne s'intéressent pas aux

paroles, ni aux sentiments mais aux actes objectivement recensables.

Exemples:

1- Pour étudier le degré d'attachement des ouvriers aux idéologies de gauche, les sociologues solidaristes

n'iront pas les interroger pour savoir s'ils se sentent "à gauche". Mais ils récolteront des données statistiques

concernant:

- les résultats des élections dans des quartiers ouvriers;

- les taux d'affiliation d'ouvriers aux syndicats, aux partis et aux associations qui se définissent à gauche;

- les taux de participation des ouvriers aux actions collectives (grèves, manifestation, pétitions, ...) organisées

par ces syndicats ou associations;

- les ventes des journaux qui se définissent à gauche dans les quartiers ouvriers.

Cette récolte peut s'effectuer directement, par questionnaire sur un échantillon représentatif, ou

indirectement, en interrogeant dans ce cas précis les syndicats, les associations, les libraires, etc.

2- Lors d'une enquête, le sociologue HS préférera certainement la question "Quelle est votre date de

naissance?" à celle-ci: "Quel âge avez-vous?". Il considérera cette donnée comme la seule qui soit objective

en matière d'âge. Alors qu'un sociologue interactionniste (voir chapitre 5) s'intéressera à la récolte de

données, peu importantes pour le sociologue solidariste, concernant non seulement l'âge physique de

l'individu (date de naissance), mais aussi son âge psychologique (l'âge que l'individu se donne à lui-même,

l'image de soi: il y a des "vieux jeunes-hommes", comme il y a des "jeunes vieux-hommes", etc.) et son âge

social (l'âge que son entourage lui donne: il y a, par exemple, des "ainés qui ont toujours dû frayer leur chemin

tout seuls", ils seront perçus plus âgés qu'ils ne le sont, et des "petits-derniers éternellement couvés", qui ne

grandiront jamais aux yeux de leurs proches).

3.2.3. Nomothétisme et prévisionnisme

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

27

Il s'agit, pour le HS de découvrir des régularités qui régissent les phénomènes sociaux (qu'on appelait "loi

sociologiques" au XIXe siècle, comme s'ils étaient des lois physico-chimiques!). Il faut donc expliquer les liens

de causalité ou de corrélation entre différents faits sociaux. Cet objectif nomothétique que poursuit le HS doit

logiquement le conduire à prévoir les comportements sociaux. La découverte de régularités sociales permet la

prévision du comportement social.

3.2.4. Evolutionnisme

Les sociologues positivistes pensaient sincèrement que l'histoire avait un sens et que la société s'orientait

toujours vers plus de développement, plus de complexité et plus de cohésion interne. Pour les fondateurs du

holisme solidariste, toutes les sociétés devaient passer par les mêmes étapes de développement que la

société occidentale, la plus avancée. Ce jugement de valeur européo-centriste typique de l'impérialisme de la

fin du siècle dernier ne fait plus l'unanimité. Les sociologues HS d'aujourd'hui ne sont plus aussi affirmatifs,

surtout sur l'existence d'une prétendue évolution linéaire et universelle des sociétés. Mais les conceptions

évolutionnistes des HS ont rendu possible une bonne description du changement social dans le monde

occidental:

Solidarité mécanique et solidarité organique

Pour E. Durkheim, par exemple, toutes les sociétés partent d'une solidarité mécanique et s'orientent

progressivement vers une solidarité organique. Le concept de "solidarité" signifie ici l'organisation de la

société ou la division du travail opérée en son sein. Pour survivre, toutes les sociétés doivent partager le

travail nécessaire entre leur membres. Dans sa thèse de doctorat (De la division du travail social, 1893),

Durkheim affirme que ce partage détermine la nature des liens qui unissent les individus à leur société. La

morale, l'éthique, les us et les coutumes, le droit, les croyances, les représentations mentales des sociétés

découlent de la "solidarité sociale" ou du mode de partage du travail nécessaire à la survie collective, et non

de principes métaphysiques, hors du monde social et transcendant l'humain, comme les religions.

Le travail nécessaire n'est pas seulement de l'ordre de la production économique, mais concerne également

l'administration, la sécurité collective, la justice, les soins de santé, l'éducation (la socialisation) des jeunes

membres, etc. Toutes les sociétés recherchent plus d'efficacité dans la division du travail, elles tendent

toujours vers plus de complémentarité et d'interdépendance entre leurs individus: selon Durkheim, toutes les

sociétés connaissent ou connaîtront un passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique.

Pour observer ce qu'il percevait comme une évolution inéluctable pour toute société entre l'ère agricole de

l'Ancien Régime et l'ère industrielle et urbaine du XIXe siècle, Durkheim choisira l'étude des règles juridiques ou

des lois, qui sont pour lui des faits sociaux matériels, objectivables, hors de la volonté des individus et qui

s'imposent à eux. Dans l'évolution du droit français, Durkheim voyait l'illustration du passage, tout au long du

XIXe siècle, d'une société à solidarité mécanique à une société à solidarité organique.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

28

Comparons ces deux états des sociétés humaines:

Sociétés à solidarité mécanique Sociétés à solidarité organique

1- Economie agricole de subsistance.

2- Droit répressif: énonciation d'interdits et desanctions à appliquer en cas de transgression desinterdits:

Devoirs > Droits

3- La division du travail est faible

Elle se fait selon des critères physiologiques (âge,sexe, force physique) ou selon l'appartenance à unclan ou une caste. Tous les membres d'une catégoriespécifique (classe d'âge, sexe, caste, état,...)possèdent les mêmes qualifications professionnelles etfont le même travail. On prend sa place dans lasociété selon "ce qu'on est". Ascription society ousociété de l'attribut. Les enfants sont socialisés pourprendre la place de leurs parents. Il n'y a pas demobilité sociale.

4- La conscience collective est forte

La vie quotidienne des gens est semblable (ils sonttous paysans). La source de cohérence sociale est lasimilitude. L'attachement identitaire est unique (lareligion). Il n'y a pas de morale hors religion. Lasociété du "Nous" et société d'interconnaissance(tout le monde se connaît). La socialisation desindividus se réalise essentiellement dans la famille,l'entourage immédiat et par la religion.

1- Economie industrielle de marché.

2- Droit coopératif: énonciation de libertés (de droits)avec limites. Enonciation des modalités de réparation(sanctions restitutives) en cas de non-respect de ceslimites (crimes et délits): Devoirs < Droits

3- La division du travail est forte

Elle est complexe. La différentiation entre individus estgrande. On prend sa place dans la société selon "cequ'on devient". Achievement society ou société del'accomplissement. Les enfants peuvent parvenir àassumer des rôles différents de leurs parents. Certeslimitée, la mobilité sociale existe. Cette limitation estdue à la survivance de solidarités mécaniques(claniques) partielles dans certains milieux (par ex.l'accès aux professions d'avocat, de notaire, médecin,de chef d'entreprise,... est fortement conditionné parle métier du père) et elle provoque un "gaspillage detalents". Pour Durkheim, l'inégalité des chances estune pathologie sociale. La distribution des attributssociaux devrait être basée sur le mérite et non surl'héritage.

4- La conscience collective est faible

Il existe une grande dissemblance entre différentsgroupes sociaux assumant différentes fonctions etprofessions dans la société. La source de cohérencesociale est la complémentarité. Des attachementsidentitaires variés apparaissent. Une morale horsreligion devient possible (laïcité). La société du "Je" etsociété de l'anonymat. La socialisation s'opèretoujours dans la famille (et par l'entourage), mais deplus en plus en dehors d'elle aussi: à l'école, au travail,par les medias,...

Dans les sociétés à solidarité mécanique, le lien social est fondé sur la similitude des individus d'une même

catégorie sociale, mais aussi sur l'inégalité des individus de catégories différentes. La conscience collective

des sociétés à solidarité mécanique absorbe les individualités. Le droit des sociétés à solidarité mécanique

impose aux individus un état (un ensemble de droits et de devoirs lié à un statut social hérité, inamovible et

inaliénable) selon ce qu'ils sont: les hommes, les femmes, les serfs, les paysans, les artisans, les nobles, le

clergé, les catholiques, les protestants, les juifs se voient infliger des codes de conduite obligatoires et des

sanctions (en cas de non-respect). Ces obligations, sanctions et droits sont différents d'une catégorie à

l'autre et inégaux entre eux. Par contre, dans les sociétés à solidarité organique, les individus sont supposés

égaux devant un droit de type contractuel et libéral. Le même droit s'impose à tous. Le lien social se

développe dans le cadre d'échanges réciproques, régi par un droit unique, entre individus interdépendants, de

plus en plus différents des uns des autres. Le statut social de chacun confère encore un certain nombre de

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

29

droits et de devoirs, mais les statuts sont acquis et non plus hérités des parents.

Durkheim constate que dans les sociétés à solidarité organique les individus sont plus dépendants des uns des

autres (accroisement de la complémentarité économique), mais ils sont aussi, et paradoxalement, plus

autonomes (diversification sociale et culturelle). Puis qu'ils exercent des métiers différents et qu'ils vivent

différemment, les gens peuvent exprimer davantage leurs individualités. Chacun dépend du travail de l'autre

mais dispose aussi d'un mode de vie et d'une identité qui lui sont propres. C'est pourquoi, et bien qu'elle soit

une tentative d'accroissement de l'efficacité coopérative, la société moderne à solidarité organique produit

deux pathologies ou dysfonctionnements essentiels: l'individualisme (perte d'une conscience collective qui

incite à la coopération) et l'anomie (affaiblissement de normes sociales qui produisent la cohésion). La société

sera menacée si ces deux dysfonctionnements ne sont pas maîtrisés.

Un contemporain de Durkheim, l'Allemand Ferdinand Tönnies (1855-1936), avait lui aussi établi une

distinction similaire entre la société traditionnelle (Gemeinschaft, communauté) et la société moderne

(Gesellschaft, société). Pour Tönnies, la "communauté" est le fruit d'une volonté naturelle des hommes. On

naît membre d'une communauté: ethnies, religions, clans, tribus, familles,... Les communautés sont fondées

sur les passions. La vie des communautés est fusionnelle. Tandis que la "société" est le fruit d'une volonté

réfléchie des humains. On devient membre d'une société par adhésion personnelle ou par cooptation collégiale

sur base de mérites reconnus: associations, partis, entreprises, syndicats, professions,... Les sociétés, qui

n'ont commencé à dominer l'organisation de la vie sociale qu'avec l'industrialisation, sont fondées la raison, le

calcul et l'intérêt.

Excellents dans la description de l'évolution sociale, ni Durkheim, ni Tönnies donnent une explication

satisfaisante du passage de la société traditionnelle à la société moderne. Quel est le moteur de la société?

Pour Durkheim, la propension naturelle à rechercher plus d'efficacité dans la division du travail social (dans la

solidarité) provient simplement d'une pression démographique (croissance de la population, augmentation des

échanges et de la communication entre les différents membres de la société).

3.3. Critique du holisme solidariste

Le positivisme, qui est toujours une référence théorique de base pour le HS, est en quelque sorte un

"optimisme naïf" hérité du siècle dernier (l'illusion de la toute puissance de la "science objective"). Peut-on

être entièrement objectif? Les faits sociaux ne sont-ils pas appréhendables aussi de l'intérieur comme le

proposent les interactionnistes?

L'encrage positiviste du HS rend difficile l'explication par ce paradigme des phénomènes de changement et de

conflits sociaux. Si le HS décrit bien les conséquences du changement social, il ne parvient pas toujours à

mettre en évidence les causes de celui-ci. Le HS néglige l'étude des mutations et des polarisations sociales.

Enfin, le paradigme HS a produit des théories trop générales et abstraites qui ne sont pas toujours en mesure

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

30

d'expliquer les conduites réelles d'acteurs sociaux concrets et individuels. Par ailleurs, la vérification empirique

de ces théories abstraites n'a pas toujours été possible.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

31

CHAPITRE 4. Holisme conflictualiste (HC)

4.1. La filiation théorique marxiste

Bien qu'il existe des sociologues conflictualistes non-marxistes comme l'Allemand Georg Simmel (1858-1918),

le Français d'origine russe Georges Gurvitch (1894-1965) ou l'Américain Alvin W. Gouldner (1920-1981),

cette école de pensée est largement dominée par le marxisme. Nous ne pourrons traiter que du

conflictualisme marxiste dans le cadre de ce cours: holisme conflictualiste et sociologie marxiste seront donc

synonymes pour nous.

En termes de recherche sociologique, comme en termes d'idéologie politique, l'oeuvre de Karl Marx (1818-

1883) et de son ami Friederich Engels (1820-1895), qui n'a jamais concerné que l'étude critique de la société

capitaliste du XIXe siècle, a connu un développement important au XXe siècle, souvent avec des

interprétations contradictoires. En effet, l'oeuvre de Marx resta inachevé et, à l'état d'ébauche pour bien des

aspects, il occasionna une grande variété d'interprétations. Pressentant les usages futurs de ses travaux, K.

Marx affirmera à la fin de sa vie qu'"il n'est pas marxiste" !

L'ouvrage le plus simple écrit par lui (en collaboration avec Friederich Engels) est Le manifeste du Parti

communiste. Cette brochure, commandée par le Congrès des Ligues communistes d'Europe, rédigée à

Bruxelles et publiée en 1848, visait à exposer une synthèse du matérialisme historique afin de conscientiser

les masses ouvrières devant jouer "un rôle historique dans le renversement du capitalisme et l'avènement du

communisme". D'accès difficile, Contribution à la critique de l'économie politique (1859) et Le Capital (dont

une partie seulement fut publié de son vivant en 1867) sont les principales publications scientifiques de Marx.

Citons, parmi d'autres, les sociologues marxistes de la seconde moitié du XXe siècle:

1- Le Franco-Grec Nicos Poulantzas (1920-1980), Pouvoir politique et classes sociales, 1971, et Les classes

sociales dans le capitalisme d'aujourd'hui, 1974; l'Allemand Ralph Dahrendorf (né en 1929), Classes et

conflits de classes dans la société industrielle, 1957; et le Brittanique Eric O. Wright (Classes, 1985)

travailleront à l'adaptation de la théorie des classes sociales et de la lutte de classes aux conditions de notre

siècle.

2- Le Français Louis Althusser (1918-1990), Idéologie et appareils idéologiques d'Etat, article publié en 1970;

et le Germano-Américain Herbert Marcuse (1898-1979), One-dimensional Man. Studies on the Ideology of

Advanced Industrial Society, 1964, ont, par des voies assez différentes, cherché à expliquer la formation des

représentations sociales (idéologies et identités) dans les sociétés capitalistes contemporaines.

La sociologie marxiste définit la société comme un ensemble de rapports sociaux caractérisés par des

contradictions, des conflits et des changements. Les contradictions sociales suscitent le conflit et l'issue de

celui-ci précipite le changement social. Les contradictions sociales sont inhérentes à la société. Elles font

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

32

partie de sa nature. Elles trouvent leur origine dans la distribution inégale d'attributs sociaux (avoir, savoir,

pouvoir) entre les différents groupes structurels qui divisent les sociétés (les classes sociales, les deux sexes,

les groupes ethniques, les groupes religieux, les régions, ...). Dans la théorie marxiste, l'état de

développement économique et technique des sociétés (= leur processus de production de richesses = leurs

conditions matérielles d'existence) détermine, par dessus tout, la nature de leurs divisions sociales et celle de

leurs contradictions. La sociologie marxiste est holiste: le niveau de développement des sociétés impose aux

individus une conscience et un modèle de comportement particuliers.

Cependant, en tant qu'idéologie politique, le marxisme est de nature volontariste: il insiste sur la nécessité

historique de la lutte des "opprimés" contre les "oppresseurs" afin d'améliorer leurs condition d'existence en

abattant l'ordre établi. D'où le refus de la neutralité politique de la science et l'importance accordée par les

intellectuels marxistes à l'engagement dans des associations, des coopératives, des syndicats, des partis de

gauche et parfois même dans la lutte armée. Cette activité révolutionnaire, en vue de précipiter le

changement social en combattant les déterminismes et qui complète l'étude théorique de la société, est

nommée la praxis. K. Marx dit: "les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde par différentes voies, alors

qu'il s'agit de savoir comment le changer".

4.2. Les principes dialectiques communément partagés

Pour les sociologues marxistes, trois phénomènes sont présents dans la réalité sociale durant toute l'histoire

de l'humanité: les contradictions, les conflits et le changement. Le matérialisme historique est l'étude marxiste

de la société qui privilégie l'explication de ces trois phénomènes et qui emploie les lois de la dialectique pour

ce faire.

La dialectique était l'art de la discussion dans l'Antiquité grecque. Pour la sociologie marxiste, qui l'emprunte

au philosophe allemand Friederich Hegel (1770-1831) et l'applique à l'analyse de la société, c'est la méthode

qui permet la mise en évidence des contradictions de la réalité. En quoi, l'analyse dialectique doit rendre

compte du changement endogène, c'est-à-dire des mutations engendrées par l'organisation et le

fonctionnement propres du système (société) étudié. L'analyse doit situer l'origine du changement dans le

système lui-même, par exemple dans la modification des rapports (de force) entre ses parties

interdépendantes et antagoniques. Le fonctionnement de chaque système modifie ses éléments, comme les

pièces d'une machine qui finissent par s'user.

La contradiction est la notion clé de la méthode dialectique: le développement d'une société dépend de la

confrontation de ses antagonismes. De la contradiction entre une thèse et une antithèse naît une synthèse

inédite, qui dépasse l'antagonisme initial. Enonçons à notre tour ces principes (lois) dialectiques qui ont, pour

le HC, le même statut épistémologique que les principes positivistes pour le HS (voir le chapitre 3). Toute

analyse marxiste d'un phénomène social commencera par l'identification des effets concrets de ces quatres

lois:

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

33

4.2.1. Loi du mouvement: "tout change"

La réalité est en mouvement permanent. Il n'y a rien d'absolu ou de fixe. Pour connaître une chose, il faut

aussi connaître ses anciennes formes car la nature de l'ancienne forme conditionne celle de la nouvelle

(déterminisme de l'ancien sur le nouveau). "Pour la dialectique, il n'y a rien de définitif, d'absolu, de sacré; elle

montre la caducité de toutes choses et en toutes choses, et rien n'existe pour elle que le processus

ininterrompu du devenir et du transitoire", écrira F. Engels.

4.2.2. Loi de la totalité: "tout influe sur tout"

Pour expliquer les rapports entre des faits particuliers, il ne faut jamais perdre de vue la totalité. Les

phénomènes étudiés doivent toujours être insérés dans le contexte global qui les détermine. Le

"saucissonnage" de la réalité sociale afin d'expliquer des phénomènes concrets et bien délimités n'est

acceptable que si le résultat de cette étude est ensuite replacé dans la totalité qui l'englobe (déterminisme du

tout sur le particulier). Comme dans tout holisme, pour la sociologie marxiste, la totalité définit la nature de

ses parties interdépendantes. Mais l'influence de la totalité sur ses parties est souvent latente. Il s'agit de la

découvrir.

Conséquence pratique de cette loi: les intellectuels marxistes devront se spécialiser à la fois en économie, en

sociologie, en science politique et en histoire. Un exemple typique et contemporain est l'Américain Immanuel

Wallerstein (né en 1930), qui atteint dans ses travaux un degré élevé d'abstraction et de globalisation. Dans

le Système du monde du XVe siècle à nos jours (publié en deux volumes en 1974 et en 1980), il cherche à

démontrer les synergies d'inégalités qui ont occasionné la différenciation des sociétés contemporaines entre

un monde occidental riche et un Tiers-Monde pauvre. Il ambitionne d'expliquer à la fois et en interdépendance

le développement du capitalisme (d'abord en Europe, puis en Amérique du Nord), l'apparition des classes

sociales modernes, l'avènement des régimes politiques libéraux en Occident, l'apparition du Tiers-Monde ("le

développement du sous-développement") et de ses régimes politiques autoritaires.

Illustration de la loi de la totalité: fédéralisation, stop ou encore?

Donnons un exemple qui n'est pas d'origine marxiste. Lors d'une enquête effectuée, pour le compte du Soir

(fin avril 1995), sur un échantillon représentatif de 1.074 Belges de plus de 18 ans on pose, entre autres, la

question suivante: "Faut-il encore accroître le fédéralisme en Belgique, c'est-à-dire encore étendre les

pouvoirs des Régions?". Voici les résultats récoltés (en % des répondants) dans chacun des régimes

linguistiques:

Accroîtrela fédéralisation

Ne sais pasou sans avis

Arrêterla fédéralisation

Francophones 18 37 45

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

34

Néerlandophones 38 45 17

Selon la loi (dialectique) de l'interdépendance (ou de la totalité) et même selon le simple bon sens, il n'est pas

possible d'interpréter valablement ce tableau, qui rend compte d'un fait social (= la volonté affichée par des

citoyens quant à l'arrêt ou à la poursuite des réformes de fédéralisation), sans se rapporter à la situation

sociale et économique globale du Royaume.

Les taux d'indécision sont considérables, à l'image des incertitudes socio-économiques que le pays traverse.

Mais si, malgré tout, on fait abstraction des indécis, la relative propension des Néerlandophones pour une

fédéralisation accrue trouve son explication dans:

- le caractère centrifuge du mouvement national flamand qui présente une légitimité importante et invente de

nouvelles justifications ("la Flandre finance la Wallonie", etc.)

- la situation économique nettement meilleure du Nord du pays qui incite à plus de confiance en l'avenir.

A l'opposé, les Francophones sont, pratiquement pour une moitié, réticents pour une autonomisation

régionale accrue. Leur avis trouve son explication dans l'état économique relativement obsolète du Sud du

pays. Les Francophones sont sur la défensive: une fédéralisation accrue, notamment celle de la sécurité

sociale, est fortement connotée avec une éventuelle perte de droits acquis. Les réformes fédéralistes du

passé sont loin d'avoir amélioré la situation économique et sociale. L'opinion des Francophones s'explique

également par la division interne (Wallons/Bruxellois) qu'ils connaissent et vivent comme un facteur

d'incertitude.

4.2.3. Loi de la contradiction: "tout a un contraire"

Toute chose contient en elle-même son contraire ou sa propre négation (l'unité des contraires). La loi de la

contradiction est le principe fondamental de la dialectique. Ce sont les contradictions inhérentes aux choses

qui sont la cause de leur propre transformation ou changement. Car à l'intérieur de chaque chose, ces forces

coexistantes mais opposées, luttent entre elles. Les deux contraires sont interdépendants:

L'unité du jour et de la nuit; celle de la vie et de la mort sont évidentes. Celle du capital et du travail; celle du

développement des pays riches et du sous-développement du reste du monde le sont moins, mais elles sont

tout aussi vraies: l'un n'existe pas sans l'autre.

La contradiction entre une chose (affirmation ou thèse) et son contraire inséparable (négation ou antithèse)

se résout par une synthèse (le dépassement de la contradiction à l'avènement d'une situation nouvelle, qui

comporte elle-même des contradictions nouvelles et inédites).

Illustration de la méthode dialectique: l'avènement du capitalisme industriel en Europe occidentale et

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

35

continentale

Affirmation (thèse):

Durant l'Ancien Régime, la noblesse détient à la fois le pouvoir politique et la propriété économique la plus

importante: la terre. Les nobles sont de grands propriétaires et exploitent les paysans grâce aux institutions

du métayage ou du fermage.

Cependant, un certain nombre de faits socio-économiques quantifiables commencent à s'accumuler à partir du

Moyen Age et surtout tout au long du XVIIIe siècle. Ils finiront par devenir des dysfonctionnements pour le

système:

1- l'apparition d'innovations techniques qui accroissent la productivité agricole et provoquent une

surpopulation relative des campagnes. On parvient à produire de plus en plus avec de moins en moins de bras.

2- le développement des connaissances médicales et l'amélioration des conditions alimentaires et hygiéniques

permettent la prolongation de l'espérance de vie (allongement de la vie et recul de la mortalité infantile) et

donc aussi l'amorce d'une surpopulation réelle des campagnes. Commence alors une migration de paysans

sans travail vers les villes.

3- la constitution des colonies d'outre-mer (essentiellement de l'Amérique du Nord) et l'amélioration des

techniques de navigation permettent l'importation de céréales et de coton qui déséquilibrent les marchés en

défaveur des grands propriétaires.

Négation (antithèse):

La bourgeoisie (artisans, commerçants, banquiers et membres des professions libérales) se pose en tant que

la négation de la noblesse. Elle applique les innovations techniques et les découvertes scientifiques aux

procédés de production traditionnels. Elle utilise la main-d'oeuvre corvéable constituée par les paysans

déracinés, qui n'ont pour seule richesse que leur force physique. La bourgeoisie connaît un développement

rapide de ses affaires et de son influence politique. La production artisanale se transforme en production

industrielle durant la première moitié de XIXe siècle (révolution industrielle).

Synthèse (dépassement de la contradiction):

La confrontation entre le pouvoir politique finissant de la noblesse et l'affirmation du nouveau pouvoir de la

bourgeoisie sera dépassée par une série de révolutions libérales ou bourgeoises entre la Révolution française

(1789) et la moitié du XIXe (dont la Révolution belge de 1830). Les bourgeoisies nationales s'accaparent le

pouvoir politique. La bourgeoisie joue un rôle progressiste car elle institutionnalise un ordre politique et

juridique adapté au capitalisme industriel caractérisé par la doctrine de la libre entreprise ("laissez faire,

laissez passer").

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

36

Mais devenant ainsi une nouvelle affirmation (ou thèse), le capitalisme (la bourgeoisie industrielle) laissera se

développer sa propre négation (son antithèse): le prolétariat. En effet, de grandes concentrations ouvrières se

forment autour des industries. Les travailleurs, considérés comme de simples instruments de production (le

travail étant vu comme une marchandise comme une autre), reçoivent des salaires de misère et ne bénéficient

d'aucune protection sociale. La nouvelle lutte de classes qui s'engage entre le prolétariat et la bourgeoisie

sera attisée par de nouveaux phénomènes dysfonctionnels qui se développent durant le XIXe et au début du

XXe siècles:

- la concurrence entre capitalistes rend nécessaire l'accroissement continu de la productivité (machinisme) et

favorise les monopolisations, les économies d'échelle, ainsi que les licenciements.

- les progrès techniques provoquent donc une nouvelle surpopulation relative et entraînent un chômage

permanent ("armée de réserve") qui empêche les salaires de monter: l'offre de travail étant souvent supérieur

à sa demande.

- alors que la productivité avance à pas de géants, la paupérisation de la masse ouvrière (la stagnation de son

pouvoir d'achat) ne permet pas toujours l'écoulement des produits provoquant des crises récurrentes de

surproduction.

La synthèse de cette nouvelle confrontation devait être, selon la théorie marxiste, une révolution

prolétarienne et l'établissement d'un ordre juridique et politique socialiste. Des révolutions et révoltes à

caractère socialiste, il y en a eu quelques unes durant la seconde moitié du XIXe siècle et jusqu'à la première

guerre mondiale. Mais aucun régime socialiste n'a pu s'établir en Europe occidentale. Le résultat essentiel de

la lutte de classes sera la reconnaissance sociale et politique de la classe ouvrière par l'établissement

progressif des législations sociales et du suffrage universel. Le capitalisme se protège d'une éventuelle

révolution par l'octroi de droits économiques, sociaux et politiques (l'intégration de la classe ouvrière au

système et l'amélioration de son niveau de vie) qui culminera par l'établissement de la sécurité sociale

généralisée après 1945 (telle que nous la connaissons encore aujourd'hui).

Pour la Belgique, par exemple, les premières législations sociales s'observent dès 1840 (la réglementation du

travail des femmes et des enfants dans les mines). La loi interdisant les grèves est levée en 1866. Mais le vrai

développement du droit social et la légalisation progressive des syndicats débutent en 1884. L'officialisation

du congé hebdomadaire, le dimanche, date de 1905. L'instauration effective de l'instruction gratuite et

obligatoire jusqu'à l'âge de douze ans date de 1919 (elle sera prolongée jusqu'à 14 ans après 1945 et jusqu'à

18 ans en 1983). Le suffrage universel masculin et la journée de travail de 8 heures pour 6 jours par semaine

(48 h.) ont été acquis en 1921 (en fait, les employeurs s'étaient déjà rendus compte dès le XIXe siècle que

les journées de travail les plus longues n'étaient pas les plus productives). Dans certains secteurs la baisse du

temps de travail a atteint 40 h. par semaine dès les années '30. Les congés payés annuels datent aussi de

l'entre-deux-guerres (1936). Le suffrage universel féminin a été acquis en 1949. Dans les années '50, le

week-end de 2 jours s'est étendu à tous les secteurs. En 1978, une loi entérine une situation de fait: la

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

37

généralisation de 40 heures de travail hebdomadaires dans tous les secteurs. 1997: dans la plupart des

secteurs on travaille au plus 38 heures/semaine.

4.2.4. Loi de la transformation: "tout changement quantitatif (ou de l'ordre du matériel) produit un

changement qualitatif (ou de l'ordre de l'idéel)"

Toute accumulation de faits sociaux de type quantitatif finit par provoquer un changement (un fait social) de

type qualitatif pouvant être d'ordre positif ou négatif.

Exemples:

1- Les gains en productivité grâce aux innovations technologiques et la pression des revendications ouvrières

(qui peuvent être chiffrées par les pertes dues aux mouvements de grève) ont occasionné à la longue une

baisse de l'ordre de 50% du temps hebdomadaire de travail. Durant le siècle écoulé, on est passé de 72

h./sem. (12 h. x 6 jours) à 38 h./sem. Cette accumulation d'ordre quantitatif a donné lieu à un changement

d'ordre qualitatif et plutôt positif en termes de mentalité et de mode de vie (les congés payés, le système

des pensions, la "civilisation des loisirs",...). Les mêmes gains de productivité (accumulation d'ordre

quantitatif) ont également finit par engendrer un chômage de masse qui implique pour beaucoup une

dégradation de la qualité de la vie sans précédent depuis 1945 (fait d'ordre qualitatif et certainement

négatif).

2- Dans l'Union européenne, le nombre de diplômés d'études supérieures a plus que doublé depuis le début

des années '70. Cette augmentation sensible du nombre de diplômés d'études supérieures (accumulation

quantitative) a engendré une dévaluation subjective de l'ensemble de ces diplômes sur le marché du travail

(fait qualitatif).

A partir de ce principe dialectique et contrairement à l'évolutionnisme linéaire du holisme solidariste (voir le

chapitre 3), les marxistes élaboreront une philosophie de l'histoire, certes elle aussi évolutionniste mais

discontinue et en paliers, faits de sauts qualitatifs successifs.

L'accumulation de contradictions (tensions sociales), exprimée et observée en termes quantitatifs (la

confrontation "thèse/antithèse") donne lieu à un saut qualitatif (la "synthèse" ou le dépassement de la

contradiction initiale). Un système social est dit "en état de masse critique" lorsque ses contradictions

internes atteignent une occurrence incontestable, quand les rapports sociaux formant ce système deviennent

instables (le tissu social se décompose) et les régularités observées jadis ne s'y manifestent plus. Alors le

système est mûr pour un changement révolutionnaire, pour un saut qualitatif.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

38

Temps

Selon ce schéma marxiste classique, le développement des contradictions internes de l'Ancien Régime (sur le

palier 1) ont donné lieu au saut qualitatif de la Révolution industrielle et du capitalisme (palier 2). Le

mûrissement des tensions sociales créées par le capitalisme devront provoquer le saut du "passage au

socialisme" (palier 3).

4.3. Critique du conflictualisme marxiste

Axée sur le conflit et le changement, la sociologie marxiste ne rend pas toujours compte de manière

satisfaisante des phénomènes de stabilité et de cohésion sociales. Or les solidarités sociales sont aussi

apparentes que les inégalités. Elle éprouve beaucoup de difficultés à expliquer les phénomènes d'identité

collective (nationalisme, régionalisme, religion, etc.) qui ne soient pas exclusivement d'origine économique

(l'appartenance à une classe sociale). L'autonomie des groupes et la liberté des individus ne transparaissent

pas dans le holisme marxiste. Au contraire, cette théorie est rigide et abstraite. La théorie marxiste affirme

des lois (dialectiques) qui ne sont pas toujours vérifiables. Elle fait preuve d'un déterminisme économique et

technologique pesant.

K. Marx et F. Engels prirent conscience de ce fait et chercheront à nuancer leur position par rapport au

déterminisme économique et technologique de leur oeuvre. F. Engels écrira, en 1894, qu'"il n'y a pas un effet

automatique de la situation économique, ce sont au contraire les hommes qui font leur histoire eux-mêmes

dans un milieu donné qui la conditionne, sur la base des conditions antérieures de fait". Pour F. Engels, la

détermination économique de la réalité sociale n'agit qu'en dernière instance. Cela signifie qu'il existe bien une

détermination dans le long terme, mais elle n'enlève rien au rôle actif des hommes dans leur vie sociale

concrète.

Le marxisme en tant que sociologie promettait de fournir les instruments d'analyse d'une explication globale

ou holiste de la réalité de la société capitaliste et de son évolution historique. Aujourd'hui, il est

essentiellement critiqué pour sa relative inaptitude à rendre compte de la capacité du capitalisme à maîtriser

ses propres contradictions internes en assurant, durant de longues années entre 1945 et 1975, croissance et

élévation du niveau de vie pour tous. Une réalité sociale aujourd'hui révolue depuis pour l'ensemble des pays

industriels avancés...

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

39

CHAPITRE 5. Interactionnisme (I)

5.1. La filiation théorique interactionniste

A la base du paradigme interactionniste se trouve l'idée de compréhension développée par le sociologue

allemand Max Weber (1864-1920). Les oeuvres majeurs de Weber sont L'éthique protestante et l'esprit du

capitalisme, 1904, et Economie et Société, publié après sa mort en 1922.

L'objet de cette conception de la sociologie est de comprendre (en allemand, verstehen) les faits sociaux de

l'intérieur, c'est-à-dire de découvrir le sens que les individus donnent à leurs activités. Contrairement aux deux

approches holistes précédentes, l'analyse interactionniste des phénomènes sociaux cherche à restituer la

motivation et la signification qu'ont les comportements pour leurs auteurs (subjectivisme). Dans le

vocabulaire sociologique, comprendre le sens d'une action sociale signifie expliquer sa raison ou sa finalité.

Reprenons l'exemple cité au point 3.2.2. où des sociologues HS s'intéressaient à l'attachement éventuel des

ouvriers aux idéologies de gauche. Ils cherchaient à mesurer les expressions matérielles et quantitatives de ce

phénomène. Dans une telle recherche, un sociologue interactionniste aura comme objectif de dépeindre la

"vision du monde" (Weltumschauung) d'un certain nombre d'ouvriers à partir de méthodologies qualitatives:

observation participante, entretiens approfondis, récits de vie, discussions de groupe (focused groups). Selon

une expression devenue populaire, le chercheur interactionniste ira voir "au niveau du vécu":

- il soulignera particulièrement l'histoire personnelle et familiale des sujets (qu'est-ce pour eux qu'être ouvrier,

comment le vivent-ils?);

- il cherchera à dégager le plus petit commun dénominateur idéologique des ouvriers d'aujourd'hui dans une

région de Belgique (les valeurs et les intérêts communs, l'identité groupale);

- enfin, il voudra savoir ce que représente "la gauche" et l'action politique et/ou syndicale de ce type dans le

chef de ceux qui se disent y appartenir.

Les sociologies spécifiques qui se rangent dans ce paradigme praxéologique (relatif à la compréhension du

sens que donnent les acteurs à leurs pratiques sociales) sont assez diverses, à l'image de son caractère

individualiste. A part la sociologie compréhensive de Weber datant du début du XXe siècle, citons les sous-

écoles principales:

- L'interactionnisme symbolique (depuis les années 1920) d'abord développé par l'école de Chicago (le

département de sociologie de l'Université de Chicago) dont Ezra Park (1864-1944) fut le chef de file, puis

approfondi par d'autres Américains tels Herbert Blummer (inventeur du nom interactionnisme symbolique),

Howard Becker (né en 1928) et Harold Garfinkel (né en 1917), ainsi que le Canadien Erving Goffman (1922-

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

40

1982): Asiles. Etude sur la condition sociale des malades mentaux, 1961. Pour cet ensemble de sociologues

divers et hétéroclites, l'ordre social (la structure et les normes sociales) ne s'impose pas aux individus. Au

contraire, il est construit par leur action. Il s'agit d'un ordre social négocié de manière permanente par tous les

membres de la société. L'interaction interindividuelle est le mécanisme fondamental du fonctionnement d'une

société. Les faits sociaux sont construits par des échanges symboliques quotidiens entre des individus (ou

groupes) doués d'une rationalité pratique et qui cherchent à donner d'eux-mêmes une image publique

favorable (une présentation valorisante de "soi"). En plus d'une utilité concrète, tout comportement social est

"symbolique", car toute conduite sociale possède une signification spécifique pour les acteurs qui les

commettent et qui les observent. L'école de l'interactionnisme symbolique a excellé dans l'observation et

l'étude de la vie quotidienne, des problèmes de cohabitation urbaine, de la criminalité et des faits sociaux

anodins.

- L'individualisme méthodologique élaboré à partir des années 1970 par le Français Raymond Boudon (né en

1934): Effet pervers et ordre social, 1977, La logique du social. Introduction à l'analyse sociologique, 1979 et

La place du désordre. Critique des théorie du changement social, 1984. Pour l'individualisme méthodologique,

les phénomènes sociaux ne sont explicables que par la rationalité et le libre choix comportemental des

individus. L'analyse des comportements individuels est la méthode sociologique la plus adéquate ou la plus

efficace (la plus heuristique) dans l'explication de la réalité sociale, c'est pourquoi cette école est appelée en

français celle de l'individualisme méthodologique. Des sociologues américains, dont George C. Homans (né en

1919), ont nommé cette approche radicale de l'interactionnisme rational choice theory ou social exchange

theory. Pour G. C. Homans (Social Behaviour and its Elemantary Forms, 1966), également, les transactions

sociales entre individus sont guidées par le calcul rationnel des avantages et des coûts respectifs des

différentes possibilités et combinaisons de comportements. L'ordre social ou l'émergence des structures et

des normes sociales est l'illustration même d'un état d'équilibre entre la somme des contributions et celle des

rétributions matérielles et psychiques de tous les membres de la société. Dès que cet équilibre est rompu, dès

qu'apparait une inadéquation entre les coûts et les avantages que chacun retire de la vie collective, se

développe la frustration. Les conflits naissent du développement des frustrations sociales.

- L'actionalisme ou la sociologie dynamique du Français Alain Touraine (né en 1925) qui étudie, depuis la fin

des années 1960, les mouvements sociaux en tant qu'acteurs principaux de la société et tente une synthèse

des traditions interactionniste et marxiste. Les mouvements sociaux sont des actions collectives

revendicatrices organisées par des groupes sociaux spécifiques pour la défense d'intérêts et d'identités

précises. Ils sont constitués par des acteurs individuels qui se reconnaissent dans la réalisation de leurs

objectifs. Deux ouvrages de Touraine parmi d'autres: Pour la sociologie, 1974 et La voix et le regard, 1978.

- L'analyse stratégique que le Français Michel Crozier (né en 1922) et l'Autrichien Erhard Friedberg, qui se

sont spécialisés dans l'étude des administrations et des entreprises, ont formulé à la fin des années 1970 (M.

Crozier et E. Friedberg, L'acteur et le système, 1977). Pour ces auteurs, les rôles sociaux et les normes

sociales ou les règles de conduite ne déterminent jamais totalement le comportement des individus. Les

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

41

préférences et les volontés individuelles ont une force explicative sociologique toujours supérieure aux

contraintes et aux structures sociales, puisque même l'organisation la plus bureaucratique arrive à dégager

des "zones d'incertitude" où les acteurs sociaux peuvent agir librement et déployer des stratégies en vue de

transformer à leur avantage les règles et les rôles imposés par l'organisation ou la structure sociale.

5.2. Les principes interactionnistes communément partagés

A la place des principes positivistes des sociologues du HS et des principes dialectiques des sociologues du

HC, on ne trouve que deux axiomes qui réunissent les interactionnistes.

5.2.1. L'être humain est idiosyncrasique.

L'acteur social a la capacité de se défaire d'éventuels déterminismes ou structures sociaux qui lui préexistent.

Il construit sa société même s'il lui arrive, régulièrement, d'être influencé par des structures et institutions

sociales qui lui préexistent. En dernière analyse, l'homme est fondamentalement libre. La société est plutôt

construite que subie pour les interactionnistes. L'idiosyncrasie est donc la propension de l'acteur social

individuel ou groupal à agir indépendamment des déterminismes sociaux.

A ce sujet, comparez la définition donnée par les sociologues du HS au phénomène de socialisation et celle qui

prévaut chez les interactionnistes:

Le but de la socialisation est l'épanouissement de la personnalité de l'acteur plus que son adaptation

progressive à une société préexistante par l'intériorisation de normes et de valeurs. L'enfant ne subit pas la

socialisation primaire, il y joue un rôle actif et construit son identité à travers les interactions qu'il noue avec

son entourage (parents, amis, professeurs, voisins, media,...). De plus, l'enfant contribue à la socialisation de

ses propres parents qui apprennent leur rôle de père ou de mère à son contact. La socialisation primaire et, à

plus forte raison, la socialisation secondaire sont des processus d'échange et de négociation permanents

durant toute la vie. L'individu construit sa socialisation et sa personnalité au travers de ses interactions avec

son environnement social.

Pour Herbert Blummer (Symbolic Interactionism: Perspective and Method, 1969), la réalité sociale est formée

d'un ensemble d'actions individuelles mises en oeuvre par des acteurs insérés dans des situations concrètes

qu'ils interprètent en fonction des conduites d'autres acteurs et non en référence à une structure sociale ou à

culture commune et stable. Les individus agissent (ou plutôt réagissent) à partir de la signification qu'ils

donnent aux comportements des autres acteurs en présence de qui ils se trouvent. La perception du

comportement des autres peut évoluer durant l'interaction et donner lieu à des ajustements. L'interaction,

l'unité de base de l'explication sociologique pour l'interactionnisme, est un processus interprétatif (du

comportement des autres acteurs), intentionnel (orienté selon des valeurs et vers des intérêts personnels) et

ouvert (dont l'issue finale est aléatoire). La réalité sociale est ainsi perpétuellement (re)construite par les

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

42

acteurs sociaux. Elle est instable et contingente dans le temps et dans l'espace. L'ordre social ne détermine

pas le comportement des individus. Au contraire, il n'est que la somme de ces conduites individuelles. Par

conséquent, la sociologie, en tant qu'étude de la société, ne peut produire qu'une connaissance rétrospective

et interprétative (hermeunétique), sans pouvoir prétendre prévoir l'avenir.

5.2.2. L'être humain est rationnel.

Toutes ses actions sociales sont guidées à la fois par les valeurs et les intérêts qui les motivent ou qui les

animent. Penchons-nous sur cette question de la rationalité des pratiques sociales. La rationalité est la

capacité à établir les causes et les conséquences des choses. Puisque l'individu est doué de raison, il évalue

chaque situation sociale selon ses propres valeurs et intérêts. Dans cette perspective sociologique, il est

primordial de connaître les motivations des acteurs (le sens qu'ils donnent à leurs actions). Mais avant de

définir la rationalité des pratiques de manière plus approfondie, ouvrons une parenthèse sur la "rationalisation"

de la société.

Weber et le désenchantement du monde (en allemand, Entzauberung):

Pour Max Weber, la rationalisation est un phénomène fondamental qui caractérise les sociétés occidentales

d'après la révolution industrielle. C'est un processus spécifique à toute société moderne: la généralisation de

la démarche scientifique et intellectuelle dans toutes les sphères de la vie sociale. La rationalisation s'est

d'abord introduite dans la sphère de la production économique (les techniques comptables, les calculs de

rentabilité, l'organisation scientifique du travail, la recherche de gains de productivité, la standardisation des

procédés de production et des produits, le machinisme, l'automatisation,...). Plus tard, durant la seconde

partie du XIXe siècle, les domaines politique, juridique et administratif de la vie sociale ont également connu

une rationalisation avec l'avènement de modes d'organisation et de fonctionnement bureaucratiques liés aux

compétences objectifs des fonctionnaires-experts. Selon Weber, c'est grâce à la rationalisation que l'être

humain parvient à dominer la nature et à maîtriser les déterminismes sociaux. Les progrès techniques et la

rationalisation de la vie sociale, ainsi que celle des valeurs communément partagées, ont largement diminué

l'influence de la religion dans la société (ce phénomène de baisse d'influence de la religion est appelée

sécularisation ou laïcisation) en reculant les interprétations métaphysiques, magiques et superstitieuses du

monde: Weber appelle cela le désenchantement du monde. En effet, en prenant en compte le changement des

sociétés occidentales depuis la fin du XVIIIe siècle, Weber ne partage pas l'optimisme béat des sociologues

positivistes du HS au début du XXe siècle. Pour lui, la qualité des relations humaines baisse avec les progrès de

la rationalisation qui pervertissent, refroidissent, impersonnalisent, bureaucratisent et rendent doncanonyme

la vie sociale.

Lisons Weber dans le texte d'une des conférences qu'il a prononcé à Munich entre 1917 et 1919 (Le savant

et le politique):

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

43

"Essayons d'abord de voir clairement ce que signifie en pratique cette rationalisation intellectualiste que nous

devons à la science et à la technique scientifique. Signifierait-elle par hasard que tous ceux qui sont assis dans

cette salle possèdent sur leurs conditions de vie une connaissance supérieure à celle d'un Indien ou un

Hottentot peut avoir des siennes? Cela est peu probable. Celui qui d'entre nous qui prend le tramway n'a

aucune notion du mécanisme qui permet à la voiture de se mettre en marche (...). Nous n'avons d'ailleurs pas

besoin de le savoir. Il nous suffit de pouvoir 'compter' sur le tramway et d'orienter en conséquence notre

comportement; mais nous ne savons pas comment on construit une telle machine en état de rouler. Le

sauvage au contraire connaît incomparablement mieux ses outils (...). L'intellectualisation et la rationalisation

croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles

nous vivons. Elles signifieraient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu'à chaque instant nous

pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu'il n'existe en principe aucune puissance

mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie; bref que nous pouvons maîtriser toute chose

par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s'agit plus pour nous, comme pour le

sauvage qui croit à l'existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser

les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification

essentielle de l'intellectualisation [ou de la rationalisation]".

Malgré la rationalisation de la vie sociale et des institutions de la société, Max Weber pensait qu'une partie des

actions sociales ou des pratiques sociales demeuraient irrationnelles. Mais ses différents successeurs

(l'interactionnisme symbolique, l'individualisme méthodologique, l'actionalisme, l'analyse stratégique,...), qui

formeront le paradigme interactionniste, considèrent aujourd'hui qu'il y a une rationalité propre à l'acteur dans

chaque action sociale. Il s'agit de la découvrir.

Le tableau suivant synthétise la typologie des quatres relations à autrui (ou des quatre différents types

d'action sociale) établies par Weber et corrigées par ses continuateurs.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

44

TYPOLOGIE DE WEBER MODIFICATIONS APPORTÉES ULTÉRIEUREMENTA- COMPORTEMENT TRADITIONNEL

Il s'agit d'actions automatiques ou de réflexes dictés parla coutume et les habitudes dont l'origine ne s'expliquepas ou plus. Une majorité de nos actions quotidiennesfont partie de cette catégorie. Citons quelques exemples:- obéir à ses parents- s'embrasser ou se serrer la main- manger avec des couverts- fermer la bouche quand on bâille- les rituels (ensemble de comportements fixés par unetradition religieuse ou autre) qui marquent notammentdes moments importants de la vie (naissances, mariages,décès, cérémonies)

Pour Weber, les catégories A et B comprenaient desactions à faible conscience du sens car les auteurs detelles actions n'invoquent pas leurs motivations. Lescomportements traditionnels et les comportementsaffectifs seraient donc irrationnels. La catégorie A seraitplutôt l'objet d'étude de l'anthropologie et la catégorie Bcelui de la psychologie. Aujourd'hui les sociologuesinteractionnistes considèrent qu'il y a une rationalité dans toute action sociale. Selon eux, les comportements descatégories A et B recouvrent une rationalité instrumentale. Celle-ci est dans l'usage fait ducomportement.Par exemple, pleurer est irrationnel, mais cette actionpeut décharger le psychisme d'un individu d'unetension néfaste et jouer un rôle d'exutoire (catharsis);

B- COMPORTEMENT AFFECTIF

Il s'agit de réactions émotionnelles ou passionnelles. Lesactes commis hors du contrôle rationnel de l'individu.Voici quelques exemples:- le "coup de foudre" amoureux- la vengeance- les injures- la violence physique- crier quand on a peur ou mal- pleurer- crimes commis par les forcenés, etc.

ou bien un enfant peut pleurer pour amadouer sesparents en vue d'obtenir quelque chose; ou encore, enSicile, des "pleureuses" louent leurs services contrepaiement pour pleurer lors d'enterrements! Autreexemple, la croyance en Dieu et la pratique d'un cultereligieux peuvent sembler irrationnelles dans le cas d'uneunique recherche de salut dans l'au-delà. Pourtant ellesdeviennent rationnelles si cette croyance et pratiqueservent à acquérir une paix intérieure (une "quiétude d'ici-bas") et une organisation concrète de la vie de tous lesjours (comme dans les cas islamique et hindou).

C- ACTION RATIONNELLE EN VALEUR(WERTRATIONALITÄT)

Il s'agit d'actes commis par conviction ou par sens dudevoir mais sans se soucier des conséquences de celui-ciou en ne connaissant pas les réactions qu'une telle actionpeut éventuellement engendrer. Exemples:

- les actes d'héroïsme ou les comportements altruistes(le capitaine du bateau qui se laisse couler avec sonnavire ou celui qui court au secours d'un accidenté de laroute)- la jeune fille musulmane qui couvre sa tête pour sortiren rue et pour aller à l'école- le politicien, annoncé perdant dans les sondages, quicontinue à affirmer ses convictions et projets politiquesimpopulaires- les actes terroristes

Pour Weber, les catégories C et D comprenaient desactions à forte conscience du sens car les auteurs detelles actions invoquent clairement leurs motivations.Pour les interactionnistes contemporains les actions descatégories C et D recouvrent une rationalité substantielle ou intrinsèque ou encore intentionnelle. Elle est dans lanature de la chose (en tout cas selon notre espritoccidental): la rationalité (en valeur ou en intérêt) lui estconsubstantielle. On considère aujourd'hui que danstoutes les catégories d'actions (A, B, C et D), lesmotivations peuvent être manifestement invoquées oudemeurer latentes (motivation inconsciente).L'interactionnisme contemporain a tendance à ranger lescatégories A, B et C dans la dernière (D), la plusrationnelle chez Weber. Chez les interactionnistescontemporains, le comportement humain est toujoursrationnel, même si cette rationalité n'est parfoisqu'instrumentale et ses

D- ACTION RATIONNELLE EN INTERET(ZWECKRATIONALITÄT)

Il s'agit d'actions dont la finalité est calculée et qui sontcommis dans l'attente de conséquences souhaitées(notamment provoquer de la part d'autrui une réactionprévisible). L'acteur confronte clairement les buts et lesmoyens en vue d'atteindre un objectif précis. Exemples:- toute démarche de type administratif- l'étudiant qui étudie pour réussir ses examens- le médecin qui administre un traitement en vue de guérirun patient- l'ingénieur qui conçoit et dirige la construction d'un pont- les travailleurs d'une entreprise qui se mettent en grèvepour modifier à leur avantage collectif un plan derestructuration- l'acheteur qui compare des prix et des qualités sur unmarché et fait un choix en fonction de son intérêtéconomique

motivations pas toujours conscientes. Weber lui-mêmereconnaissait que les quatre types d'actions s'observentrarement à l'état pur. Les comportements humains sontsouvent composés d'une combinaison de ces différentescatégories. Par exemple pour un travailleur, l'acte de sesyndiquer aujourd'hui en Belgique peut avoir plusieurssignifications (motivations), il s'agit de voir la pluspondérante:- comportement par tradition, puisque ses parents et sonentourage proche sont syndiqués "depuis toujours"- action rationnelle en valeur, puisqu'un travailleur doitparticiper à la solidarité de classe par l'adhésion à unsyndicat qui est censé lutter pour la réalisation de valeurstelle la justice sociale, la défense des plus démunis et ladémocratie économique- action rationnelle en intérêts, puisque l'adhésion à unsyndicat comporte des avantages (la défense de droitsindividuels et collectifs actuels et futurs, la gestion plusefficace des dossiers de chômeurs syndiqués, le servicejuridique, la prime syndicale, les centres de vacances,etc.)

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

45

Une action sociale ou une pratique sociale est une relation à autrui, qu'il soit présent ou absent, vivant ou

défunt. L'autrui peut être concret (individu, famille ou groupe) ou abstrait et impersonnel (organisation, Etat,

nation, ethnie, religion). Si l'action sociale est motivée par les valeurs et les intérêts dont sont porteurs les

individus ou les groupes (le sens donné par l'acteur à son comportement), il n'en demeure pas moins qu'elle

est un processus dynamique. Une action sociale provoque toujours une "réaction". Il s'agit d'un enchaînement

d'actions-réactions, c'est-à-dire d'une interaction (voir le schéma suivant).

Dans ce processus, la perception de l'action d'un acteur par les autres (le sens donné par autrui à l'action de

l'acteur) est aussi importante. Car suivant la nature de cette perception, l'acteur pourra être amené à modifier

son comportement (rectifier le tir). Même si nous sommes tous armés d'un moteur social, constitué par nos

valeurs et intérêts (V/I) et qui détermine nos actions, la réaction d'autrui, sa compréhension de notre

comportement, influence donc également notre action.

V/I V/I

Acteur  A Acteur  B

Action

Réaction

Lisons à ce sujet Howard Becker dans Outsiders. Etudes sociologiques de la déviance (1963):

" Les gens agissent ensemble [...]. Ils font ce qu'il font avec un oeil sur ce que les autres ont fait, sont en

train de faire, ou susceptibles de faire dans le futur. Les individus cherchent à ajuster mutuellement leur lignes

d'action sur les actions perçues ou attendues des autres. On peut appeler action collective [interaction

sociale] le résultat de tous ces ajustements, surtout si on garde présent à l'esprit que le terme ne renvoie pas

aux seules actions collectives explicitement concertées. [...] En employant un terme comme "ajustement", je

ne veux pas suggérer une vision de la vie sociale excessivement paisible, ni dire que les gens se soumettent

nécessairement à des contraintes sociales. Je veux seulement indiquer que les gens prennent ordinairement

en compte ce qui se passe autour d'eux et ce qui est susceptible de se passer un fois leur décision prise. [...]

Je ne veux pas non plus laisser entendre par la discussion précédente que la vie sociale se composerait

seulement de rencontres face à face entre individus. Ceux-ci peuvent s'engager dans des interactions

intenses et durables sans jamais se rencontrer physiquement [...]. [L']ajustement réciproque des lignes

d'action et les concessions mutuelles au cours des interactions se produisent aussi entre groupes et

organisations."

Enfin, une interaction sociale se déroule dans un cadre contextuel et normatif. Même si ce cadre n'exerce pas

de déterminisme sur l'action des acteurs, il peut y insuffler une certaine influence.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

46

Bien que sociologue du HS, Talcott Parsons a tenté une synthèse de son paradigme avec l'interactionnisme

dans La structure de l'action sociale (1937). Selon sa formulation, une interaction sociale implique:

- au moins deux acteurs individuels ou collectifs ayant chacun une motivation (valeurs/intérêts);

- une situation contextuelle (ou conjoncturelle) mettant en scène les causes, les moyens et les conséquences

d'une action;

- un cadre institutionnel (ou normatif) qui influence ou guide l'action de l'extérieur. Selon l'identité sociale de

l'acteur et la nature de son action, le cadre normatif l'encourage ou le décourage dans cette activité; il

légitimise ou délégitimise son action aux yeux d'autres acteurs.

Dans cette perspective, les valeurs et les intérêts qui motivent l'acteur subissent l'influence de la résultante

d'un cadre normatif, d'une situation conjoncturelle et de la réaction des autres. Le cadre normatif est

déterminant chez les sociologues du HS mais dans le paradigme interactionniste, les lois, les traditions, les

normes et le contrôle sociaux influencent les actions sans en être ni l'unique, ni la première cause.

Exemples d'influence d'un cadre normatif sur le comportement:

- Peu d'automobilistes obéiront aux injonctions d'un individu en civil qui se mettra à régler la circulation au

milieu d'un carrefour. Le port de l'uniforme (une norme sociale à satisfaire pour accéder à une autorité

déterminée) confère toute sa légitimité à l'agent de police sur la voie publique.

- Il y a quelques années en Belgique, avant des modifications fiscales récentes, il arrivait que des couples

divorcent (sans cesser de vivre ensemble) pour payer moins d'impôt. Inversement, il arrive à des couples, qui

cohabitent depuis de nombreuses années, de se marier pour éviter une taxation importante notamment en

matière de droits de succession.

- Aux Etats-Unis, la discrimination raciale tant de point du vue légale que de point du vue des normes sociales

(entre autres, la mentalité de la majorité blanche) a empêché pendant longtemps la promotion sociale des

Noirs américains. Les seules voies de mobilité sociale (en termes de réalisation de soi et d'enrichissement)

furent la musique et le sport durant la majeure partie du XXe siècle. Alors que les universités américaines leur

ont progressivement ouvert leurs portes seulement depuis la fin des années '60, dès les années '20 les

milieux du show-business et ceux du sport professionnel étaient largement investis par les Noirs. Ils n'étaient

pas plus artistes ni plus sportifs que les Blancs, ils n'avaient seulement pas beaucoup d'autres possibilités

d'échapper à la misère.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

47

5.3. Critique de l'interactionnisme

Dans le paradigme interactionniste les relations inter-individuelles sont capitales. Au départ ce n'était pas

l'optique de Weber, mais l'Ecole de Chicago a surtout développé l'étude de ce qu'elle a nommé la "street

corner society", l'étude des situations où tous les protagonistes sont présents. Cet aspect des choses limite

clairement le domaine d'étude à la micro-sociologie. Aussi, l'action de grands agrégats sociaux, des grands

groupes et les grands changements globaux ne pourront pas toujours être expliqués au départ de

l'interactionnisme. Contrairement à l'excès de déterminisme des deux paradigmes holistes, on a surtout

reproché aux interactionnistes leur excès de relativisme en matière de liberté humaine. N'y a-t-il jamais de

contraintes sociales? Celles-ci font rarement l'objet des questionnement des sociologues interactionnistes.

Quant au postulat sur la rationalité humaine, il évoque des questions auxquelles il est difficile de répondre: à

partir de quand un individu commence à calculer le bénéfice qu'il retirera de son comportement? Peut-on

toujours identifier concrètement l'intérêt qui fait agir l'acteur social? Si une motivation est inconsciente (ou

latente), peut-on encore parler de rationalité? Quelles relations y a-t-il entre les intérêts et les passions? Pour

orienter leurs propres actions, les gens observent-ils et interprètent-ils toujours le comportement d'autrui?

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

48

D O S S I E R D E L E C T U R E

Le mouvement blanc vu par les trois paradigmes

Holisme solidariste

Pour expliquer la nature et l'ampleur du mouvement social déclenché après les macabres découvertes de

l'affaire Dutroux, il faut recourir à l'étude de ses expressions objectives. Il est donc nécessaire pour le

sociologue d'analyser les différentes prises de position des militants du mouvement blanc: leurs

revendications concrètes, l'objet des campagnes de pétition, la teneur des lettres que des lecteurs ont

adressées à leurs journaux, ainsi que les articles ou les interviews des spécialistes dans différents domaines

qui se sont exprimés sur le mouvement blanc dans les colonnes de la presse depuis le mois d'août 1996. La

majorité de tels faits (les interviews, les prises de position, les revendications, les pétitions, etc.) pointent le

fonctionnement déficient de certaines institutions sociales: la justice, la police, la politique. Le mouvement

blanc ne remet pas la société entière en cause. Au contraire, il aspire à une amélioration de son

fonctionnement global. Ce sont des institutions clairement identifiées qui sont mises sous la sellette. Le

mouvement blanc doute désormais de leur capacité à remplir les rôles qui leur sont impartis pour garantir

l'intégration harmonieuse de notre système social. C'est pourquoi, le mouvement blanc exige leur réforme en

profondeur. Notamment celle de la justice, dont les principes d'organisation datent du siècle dernier.

Indépendamment de son caractère abject et de la forte émotion qu'elle a soulevée, l'affaire Dutroux est le

révélateur des différents dysfonctionnements qui se développent au sein du système juridique et des forces

de l'ordre, sous l'influence de facteurs externes comme les restrictions budgétaires chroniques et le

clientélisme politique dans la nomination des responsables, qui respecte plus les équilibrages entre partis que

les compétences objectives des candidats à pourvoir. La responsabilité individuelle de fonctionnaires ou de

professionnels (magistrats, policiers, psychologues, médecins, politiciens,...) insuffisamment compétents et

peu scrupuleux dans la mise en pratique de leurs rôles est donc nettement souligné par le mouvement blanc. Il

n'existe probablement pas de "réseau" de protection de pédophiles. Il n'y a aucune preuve tangible à ce sujet.

Par contre, il y aura toujours des Dutroux dans toute société. C'est pourquoi il faut améliorer le travail des

institutions de protection sociale, de santé mentale, de sécurité publique et de justice, chargées de la lutte

contre la criminalité, la maltraitance et investies de la protection d'éventuelles victimes. Le mouvement blanc

est l'ensemble des demandes en vue de réformer de telles institutions. Il s'agit de repérer et de soigner ces

maladies d'institutions sociales que sont les dysfonctionnements. La clarté jamais égalée avec laquelle ces

problèmes se sont étalés à la lumière du jour à l'occasion de l'affaire Dutroux a probablement contribué à

l'aspect massif du mouvement blanc. Le mouvement blanc réclame plus précisément davantage de moyens

pour l'appareil juridique. Il souhaite une justice de proximité, plus humaine et réparatrice. Il existe une

demande d'intervention juridique accrue en compensation à l'affaiblissement de certaines valeurs et

institutions qui n'assurent plus bien leurs fonctions d'antan, essentiellement la famille. Il semble que le

mouvement blanc réclame un transfert de fonctionnalité de l'institution familiale, en perte de vitesse, vers

d'autres: assurer la régulation et le contrôle social, ainsi que la prévention des risques de maltraitance et

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

49

d'abus sexuels, grâce à une ingérence juridique, médicale et psychologique plus grande dans la vie sociale.

Holisme conflictualiste

L'affaire Dutroux est emblématique du malaise de notre civilisation. Le sociologue qui analyse l'incandescence

sociale qui a suivi le déclenchement de cette affaire doit tenir compte de ses ressorts au niveau global. Il

pourra ainsi éclairer le malaise généralisé d'une société marchande et la crise profonde que traverse sa

moralité. L'affaire Dutroux n'est pas un simple fait divers; c'est une affaire publique en lien direct avec la

nature de l'infrastructure économique de notre société. C'est le capitalisme qui crée les Dutroux! Puisqu'il

induit une marchandisation totale de la vie sociale, qui réduit aujourd'hui même des enfants à un statut

d'objets, de marchandises commercialisées par des réseaux de pédophilie, d'esclaves sexuels asservis à

d'ignobles individus malades mais solvables! Dans une telle société faut-il encore s'étonner que l'on retrouve

plus rapidement une voiture volée qu'un enfant kidnappé? Nous sommes tous responsables des conséquences

des actes criminels de Dutroux. Le silence devant ces crimes est d'autant plus coupable que c'est aux

citoyens de précipiter la rupture avec le règne sans partage du capital aux effets sociaux et culturels

désastreux. Le mouvement blanc est une révolte, c'est l'action d'un grand nombre de citoyens qui saisissent

la tragédie des victimes et de leurs parents comme l'occasion d'une action en profondeur pour changer la

société. Ceux qui ont pris part d'une manière ou d'une autre au mouvement blanc et les 315.000 personnes

qui ont participé à la marche blanche du 20 octobre 1996 se sont engagés dans une revendication collective,

qui souligne la perte de confiance de la population dans les institutions dites démocratiques et qui exige un

cadre de citoyenneté nouveau, mettant clairement le pouvoir, l'argent et l'économie au service des gens et

non l'inverse. Le mouvement blanc n'est pas conservateur; il ne revendique pas nécessairement le retour à

des valeurs morales rigides et traditionnelles. Il n'est pas non plus d'extrême-droite, puis qu'il a rapidement

exclu des rangs des comités blancs des militants de la droite radicale et raciste venus le récupérer. Le

mouvement blanc est en fait progressiste dans son essence. Son discours lie les cris de douleurs aux cris de

protestation. Les revendications du mouvement blanc établissent un lien direct entre le destin des victimes de

Dutroux et les nombreuses victimes anonymes de la mondialisation de l'économie, de l'exclusion, du chômage,

de la dérégulation sociale, du démantèlement des droits sociaux, de l'arrogance des entreprises

transnationales qui n'en sont pas à leur première délocalisation, de la soumission aveugle et intéressée des

mandataires politiques aux diktats du grand capital.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

50

Interactionnisme

Quelle explication donner à un fait divers, en principe d'ordre privé, qui a donné lieu à la formation d'un

mouvement social submergeant durant des mois l'espace public belge? L'horreur et la gravité de l'affaire

Dutroux, ainsi que les dysfonctionnements avérés des forces de l'ordre et de la magistrature expliquent sans

doute en bonne partie l'ampleur de la réaction populaire que fut le mouvement blanc depuis août 1996. Mais

son explosion doit, semble-t-il, plus à des faits subjectifs qu'objectifs. Le sociologue doit pouvoir fournir une

explication basée sur l'étude des motivations des acteurs qui ont prit part à cette vaste mobilisation: les

marcheurs des nombreuses marches blanches, petites ou grandes; les adhérents des nombreux comités

blancs qui ont fleuri un peu partout dans le pays, surtout en Wallonie; les 2,4 millions de signataires des

différentes pétitions, les gens qui se sont exprimés en envoyant des lettres au courrier des lecteurs des

journaux; etc. Qu'est-ce qui a déclenché ce mouvement au plus profond des gens eux-mêmes en donnant lieu

à une accumulation des gestes individuels d'un genre nouveau et inattendu que l'on a fini par appeler le

"mouvement blanc"? Pour comprendre ce phénomène, il est nécessaire d'étudier l'interprétation faite de ce

qui s'est passé par les acteurs du mouvement blanc et le sens qu'ils ont donné à leur actions. Cette fièvre qui

s'est emparée de la Belgique est née de l'expression d'états d'âme individuels qui se sont ajoutés aux uns et

aux autres. Les gens se sont identifiés par empathie et compassion aux victimes et à leurs parents. Ils ont

cherché à partager leur douleur et leur émotion. Les gens se sont influencés mutuellement en se prenant les

uns les autres à témoins de leurs sentiments. L'unanimité autour de l'enfance comme symbole sacré de

pureté et d'innocence était indiscutable. Réclamant avec une écrasante majorité la renégociation ou la

reformulation d'un socle moral minimum qui fonde une ligne de démarcation entre l'ordre social humain et

l'inhumanité, les acteurs exprimaient en fait leur désarroi devant leur propre sentiment de culpabilité; ils se

sentaient tous responsables de ce qui s'est passé, puisque c'est à nous tous qu'incombe la responsabilité de

protéger la pureté enfantine. La honte et l'impuissance devant l'horreur que tout un chacun a ressenti

constitue sans doute une des raisons de l'aspect massif du mouvement blanc. Le mouvement blanc leur a

permis de demander "pardon" sans savoir à qui ni de quoi. Est-ce à dire que le mouvement blanc est une

agrégation de comportements individuels irrationnels? Résolument non, si on prend en compte sa dimension

purgative ou cathartique qui suppose une rationalité instrumentale, quoiqu'inconsciente, dans le chef de la

plus part des acteurs. Une recherche de disculpation individuelle doit avoir joué un rôle important dans la

formulation des motivations qui ont conduit à la participation au mouvement blanc plus généralement et

particulièrement à la marche blanche du 20 octobre 1996. Les gens ont ainsi mis en oeuvre une stratégie de

dégagement qui consiste à transformer la honte et la culpabilité individuellement ressenties en une indignation

collective grâce à la participation à ce mouvement social de masse qui n'est jamais que la résultante des

motivations individuelles. En somme, en affirmant collectivement: "nous sommes tous coupables", les uns et

les autres ont cherché se disculper individuellement.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

51

1. HOLISME SOLIDARISTE

1.1. Guy Rocher (1), Introduction à la sociologie générale , Tome 1, pp. 40-42, 1968

La question à laquelle nous allons maintenant chercher une réponse est la suivante: de quelle façon les

manières d'agir de penser et de sentir peuvent-elles exercer une contrainte sur la conduite? (...) Lorsque deux

personnes se serrent la main en se rencontrant, elles obéissent toutes deux à une manière d'agir courante

dans la civilisation occidentale, à une certaine règle d'étiquette ou de politesse; dans d'autres civilisations,

chacune joindra les mains et inclinera respectueusement la tête, comme en Inde ou au Pakistan, ou se

frotteront mutuellement le nez comme en Mélanésie. Si l'Occidental évite de faire du bruit avec sa bouche en

mangeant et si le Japonais en fait abondamment pour manifester son plaisir, l'un et l'autre obéissent encore à

des règles de politesse en vigueur dans leur pays. Le citoyen qui paie son impôt, l'automobiliste qui respecte

la limite de vitesse, le catholique qui se rend à la messe dominicale, le mari fidèle à sa femme, la personne qui

éternue dans son mouchoir obéissent chacun à des règles civiques, religieuses, morales, ou d'hygiène qu'ils

ont puisées dans leur milieu et qu'on leur a appris à respecter. Sans que nous prenions constamment

conscience, notre conduite s'inspire ainsi presque à chaque instant de normes qui nous servent de guides ou

de modèles. Notre coiffure, notre vêtement, le langage dont nous nous servons, nos goûts culinaires ou

esthétiques, notre façon d'exprimer la joie, la douleur ou la colère, même nos pensées les plus intimes: tout

cela nous a été proposé, fourni, enseigné, par les milieux où nous avons grandi ou dans lesquels nous

évoluons; bien peu de tout cela n'est le fruit de notre invention individuelle et ne nous appartient en propre,

même si nous l'avons fait nôtre par l'usage; ce sont autant de "manières d'agir" que nous empruntons pour

donner à notre action les orientations les plus appropriés dans la civilisation, dans les milieux, dans les groupes

où nous sommes appelés à vivre. Dès lors, "les manières d'agir, de penser et de sentir" exercent leur

contraintes parce qu'elles se présentent à nous sous la forme de règles, de normes, de modèles dont nous

devons nous inspirer pour guider, orienter notre action, si nous voulons que celle-ci soit acceptable dans la

société où nous vivons. (...) [C'est ce] que la sociologie contemporaine appelle l'orientation normative de

l'action, c'est-à-dire l'action orientée suivant des normes ou des règles collectives. (...) Le rapport entre des

personnes, dont nous avons fait l'unité sociale élémentaire, et l'interaction qui en résulte ne sont donc

possibles que lorsque des normes d'action sont connues et acceptées par toutes les personnes concernées et

lorsque chacune oriente son action avec autrui à la lumière de ces règles. Les relations interpersonnelles

supposent un consensus, une certaine forme d'unanimité concernant au moins un minimum de normes

communes auxquelles chacun accepte de conformer l'orientation de sa conduite. Autrement, les rapports

humains ne seraient qu'incohérence, anarchie et chaos.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

52

1.2. Extrait de la présentation d'un livre de Pierre Bourdieu (1) dans Le Monde du 28.10.1994 :

Raisons pratiques. Sur la théorie de l'Action, 1994.

En introduisant (...) Raisons pratiques, Pierre Bourdieu délimite d'emblée le cadre théorique de sa démarche.

Récusant comme naïfs et illusoires une philosophie du sujet et de ce qu'il considère comme ses avatars dans

les sciences sociales - les notions d'individu, d'acteur, de motivation par exemple - , il postule que les

"agents" sont à la fois agis et agissants. Les actions, les options, les stratégies dans lesquelles ils s'engagent

ne contiennent pas, en elles-mêmes, leurs raisons et explication; autrement dit, contrairement à ce qu'on croit

spontanément, nul ne fait des choix en toute liberté et en pleine connaissance de cause. Ces choix (...) sont

orientés par [les] dispositions [des agents sociaux], leur "sens pratique", ce système acquis, socialement

construit et très profondément intériorisé, de capacités cognitives, de principes de vision et de division du

monde, de hiérarchies, de préférences ou de goûts que Pierre Bourdieu englobe dans le concept d'"habitus" .

La tâche ou le "métier" du sociologue consistent donc à dépasser les idées abusées du "sens commun" pour

analyser "la relation à double sens entre les structures [sociales] objectives (...) et des structures incorporées

(celles de l'habitus)" qui, dépendantes des premières, contribuent en même temps à les instituer [à les

légitimer] et à les reproduire.

1.3. Extraits d'un entretien avec Pierre Bourdieu (2) publié dans Le Soir (21.4.1994)

Question: La sociologie est-elle efficace? Libératrice? Quels services peut-elle rendre à la société?

P. Bourdieu: La sociologie rend intelligibles une partie des phénomènes sociaux, Les difficultés que les

sociologues rencontrent dans leurs rapports avec les politiques, les journalistes ou le grand public,

proviennent du fait que la sociologie est l'objet d'images contradictoires. Une image pessimiste, un peu

réductrice, voire ricanante: on l'interroge sur son caractère scientifique. (...) Une image exaltée: nous

sommes l'objet d'attentes démesurées; on voudrait que nous ayons une réponse à tout. (...) Il n'est pas

de problème à propos duquel on n'attende une réponse du sociologue! (...) On ne peut évidemment

déterminer en chaque cas la totalité des facteurs agissants et leur poids relatifs; mais on peut mettre

en évidence un certain nombre de facteurs particulièrement ignorés.

Q. : Parfois, vous avez raison trop tôt!

P. Bourdieu: (...) Notre rôle consiste à rendre visibles des choses qui sont "invisibles" dans le monde social.

Pourquoi le sont-elles? Une des raisons, c'est que les changements sociaux s'opèrent insensiblement.

Voyez la dérive des continents: ce sont des phénomènes qui se produisent par glissements

infinitésimaux. Beaucoup de faits sociaux sont de ce type. Parce que nous utilisons la statistique, parce

que nous développons des techniques d'observation qui nous permettent de totaliser des changements

insensibles, que nous pouvons saisir des tendances profondes qui passent inaperçues à l'observateur

ordinaire et que le sens commun découvre tout à coup, dans les moments critiques. Nos découvertes, si

elles ne touchent pas à un problème brûlant au moment considéré, n'intéressent personne.

(...) Q. : Comment Monsieur Tout-le-Monde perçoit-il les changements [sociaux]?

P. Bourdieu: La conscience commune surestime les changements et les sous-estime à la fois. Elle ne voit pas

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

53

les mécanismes profonds de reproduction (...) qui ont pour effet de (...) maintenir l'ordre social. Elle ne

voit pas davantage les changements insensibles qui, eux aussi, renvoient à des structures et à des

mécanismes profonds.

Q.: D'où la sociologie libératrice?

P. Bourdieu: En effet, en démontrant les mécanismes, en les faisant voir, on donne à tous ceux qui les

subissent, ou à ceux qui en font subir les effets, les moyens de les contrôler. La sociologie peut élever

la conscience et encourager, dans les différentes professions, journalisme, pédagogie, etc. un travail

collectif de réflexion critique.

1.4. Guy Rocher (2), Introduction à la sociologie générale , Tome 1, pp. 47-48, 1968

La famille fournit à l'analyse des rôles sociaux l'exemple classique. La famille est en effet un microcosme

social, dans lequel la différenciation des rôles positions et des fonctions apparaît avec le plus d'évidence.

Chaque membre de la famille obéit à des modèles qui définissent son action, conformément à la position qu'il

occupe. Entre le père et la mère, la division des tâches n'est pas arbitraire; dans une société donnée, ou dans

telle classe sociale (...), on attend du père qu'il accomplisse telle tâche tandis que telle autre est dévolue à la

mère; par exemple, les décisions financières importantes peuvent relever de l'autorité paternelle alors que la

mère prend les décisions quotidiennes qu'appelle l'administration courante du budget familial; les corrections

qu'exige une indiscipline grave de la part d'un enfant sont réservées au père, la mère ayant par contre

l'entière responsabilité de la discipline quotidienne des enfants; le père ne fera la lessive que dans certaines

circonstances anormales, mais on peut compter sur lui pour certains autres travaux domestiques, etc. Entre

les enfants également, les rôles ne sont pas les mêmes. L'aîné jouit de certains droits, mais se voit aussi

imposer certaines responsabilités, surtout si la famille est nombreuse; le cadet bénéficie de privilèges que ses

aînés n'ont pas connus ou qu'ils ont connu plus tardivement que lui. La psychologie a amplement démontré

que le rang occupé par une personne dans sa famille d'origine peut exercer une influence profonde et

permanente sur la structure de sa personnalité psychique. En outre, pour le jeune enfant, son sexe contribue

très tôt à préciser son rôle dans la famille; on acceptera chez la petite fille des manières d'agir qu'on ne

tolérera pas chez le petit garçon et inversement; on imposera à l'un et à l'autre des tâches aussi bien que des

jeux différents. L'enfant apprend ainsi, dès son bas âge, le rôle conforme à son sexe, et même le

"tempérament" qu'on attribue à son sexe. (...) Par ailleurs, on peut aisément observer que la conduite du

père, de la mère et des enfants varie aussi d'une civilisation à un autre, d'une société à l'autre, d'une classe

sociale à l'autre; les tâches, les responsabilités ne seront pas les mêmes, les privilèges et les obligations de

chaque enfant varieront, les rôles attachés à chaque sexe seront différents. (...) Des chercheurs ont comparé

les rôles du père et de la mère dans la famille américaine et dans la famille allemande. (...) [D]ans la famille

allemande, le rôle du père comporte un contrôle disciplinaire plus direct sur les enfants, en même temps

qu'une grande expression d'affection à leur endroit, que dans la famille américaine; d'un autre côté, dans la

famille américaine, on attend du père qu'il ait des rapports d'interaction plus actifs avec son fils et on attend

de la mère qu'elle ait des rapports d'interaction plus actifs avec sa fille que ce n'est le cas dans la famille

allemande, où cette distinction dans le rôle des parents par rapport au sexe des enfants est beaucoup moins

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

54

marquée. C'est précisément ce qu'il y a d'uniforme dans la conduite attendue du père, de la mère, de chaque

enfant à l'intérieur d'une société donnée, en dépit et au-delà des variations individuelles, qui définit chacun de

ces rôles. On voit par ce qui précède qu'il ne faut pas confondre rôle social et la fonction elle-même que

remplit la personne, ni sa contribution à la vie ou au fonctionnement d'une collectivité. Il est plus exactement

l'ensemble des manières d'agir qui, dans une société donnée, sont censées caractériser la conduite des

personnes dans l'exercice d'une fonction.

1.5. D'après Alain Girard, Le choix du conjoint: une enquête psychosociologique , 1964

Selon un mythe bien ancré dans nos mentalités depuis le début du XXe siècle, celui de l'amour romantique, les

gens se marient ou se mettent en ménage parce qu'ils s'aiment, sans l'intervention de rationalités ou de

contraintes d'aucune sorte: "l'amour est aveugle". Le libre choix du conjoint, les affinités électives ou les

unions d'amour sont très valorisés dans nos sociétés. Théoriquement, ce choix ne doit résulter que du

"hasard" des rencontres entre les futurs partenaires et ne doit pas connaître d'obstacles socioéconomiques

ou de classes sociales et des limites culturelles. Or, on sait depuis les premières recherches à ce sujet du

sociologue français Alain Girard (1914-1996) que la très grande partie des époux ou des concubins ont des

origines sociales, culturelles, générationnelles et géographiques concordantes. Ils se choisissent dans un cercle

de connaissances assez réduit. Les gens qui se ressemblent socialement se mettent davantage en ménage

que l'inverse. Ce phénomène est appelé le mariage préférentiel ou l'homogamie. Dans les années 1990 en

France, moins de 2% des cadres mariés ont épousé une ouvrière. Par contre, si 60% d'ouvriers mariés ont

épousé des employées, il s'agit quasi exclusivement d'employées subalternes. Plus généralement, en Europe

occidentale et aujourd'hui, une femme originaire d'un milieu socio-économique modeste et de culture

populaire, avec une formation professionnelle peu qualifiée, n'a qu'une "chance" sur 6 d'épouser un cadre.

Cette probabilité s'élève à 5/6 dans le cas d'une femme de milieu aisé ayant un diplôme d'études supérieures.

Il en va de même pour les hommes. Le "libre choix" des conjoints reproduit les clivages sociaux, économiques

et culturels dans la grande majorité de cas: la formation des sentiments amoureux ou l’émergence des

affinités électives est influencée par les normes sociales. La vie sociale aurait ses raisons que le coeur ne

connaît pas?

1.6. Pierre Bourdieu (3), La distinction, critique sociale du jugement , 1979 :

extrait de la présentation de l'ouvrage par Ph. Cabin (Sciences Humaines, n°30, juillet 1993)

Pierre Bourdieu oppose à la vision courante, qui tient les goûts pour un don de la nature, l'observation

scientifique qui montre que ceux-ci sont déterminés et organisés entre eux par notre position dans la société.

Il peut paraître évident que ceux qui boivent du champagne ont plus de chance que les buveurs de gros rouge

d'avoir des meubles anciens, de pratiquer le golf, de fréquenter musées et théâtres. Bourdieu montre qu'au-

delà des simples effets de revenu, toutes ces pratiques révèlent des systèmes de représentations propres à

des groupes sociaux, de leur position relative (...) dans une échelle de pouvoir. La distinction est une

entreprise de déconstruction de l'idée reçue selon la quelle "les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas".

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

55

S'appuyant sur un énorme et minutieux travail d'enquête, Bourdieu met à jour les mécanismes sociaux de

construction du jugement [et des goûts]. L'accès à certaines pratiques culturelles (théâtre, musée, galerie)

est inégal selon les classes sociales (...) [et] les occasions de mettre en scène la distinction [entre les classes

et leurs styles de vie typiques] sont inépuisables, même dans les pratiques les plus banales: vêtements,

décoration, tourisme, loisir, sport, cuisine, automobile. (...) Toutes ces déterminations renvoient à une éthique

de la nécessité ancrée plus profondément que les simples contraintes économiques. (...) Ce qui montre à quel

point les normes sociales sont intériorisées.

Extrait de La distinction de P. Bourdieu (pp. 216-221):

On pourrait, à propos des classes populaires, parler de franc-manger, comme on parle de franc-parler. Le repas

est placé sous le signe de l'abondance (...) et surtout de la liberté: on fait des plats "élastiques", qui

"abondent", comme les soupes ou les sauces, les pâtes ou les pommes de terre et qui, servies à la louche ou

à la cuillère, évitent d'avoir à trop mesurer et compter - à l'opposé de tout qui ce découpe, comme les rôtis.

Cette impression d'abondance qui est de règle dans les occasions extraordinaires et qui vaut toujours, dans

les limites du possible, pour les hommes, dont on remplit l'assiette deux fois (privilège qui marque l'accès du

garçon au statut d'homme), a souvent pour contrepartie, dans les occasions ordinaires, les restrictions que

s'imposent le plus souvent les femmes - en prenant une part pour deux, ou en mangeant les restes de la veille

-, l'accès des jeunes filles au statut de femme se marquant au fait qu'elles commencent à se priver. Il fait

partie du statut d'homme de manger et de bien manger (et aussi de bien boire): on insiste particulièrement

auprès d'eux, en invoquant le principe qu'"il ne faut pas laisser", et le refus a quelque chose de suspect; le

dimanche, tandis que les femmes, toujours debout, s'affairent à servir et à débarrasser la table et à laver la

vaisselle, les hommes, encore assis, continuent à boire et à manger. (...) Au "franc manger" populaire, la

bourgeoisie oppose le souci de manger dans les formes. Les formes, ce sont d'abord des rythmes, qui

impliquent des attentes, des retards, des retenues; on n'a jamais l'air de se précipiter sur les plats, on attend

que le dernier à se servir ait commencé à manger, on se sert et ressert discrètement. On mange dans l'ordre

et toute coexistence de mets que l'ordre sépare est exclue: par exemple, avant de servir le dessert, on enlève

tout ce qui reste sur la table, jusqu'à la salière et on balaie les miettes. (...) A travers toutes les formes et

formalismes qui se trouvent imposés à l'appétit immédiat, ce qui est exigé - et inculqué - ce n'est pas

seulement une disposition à discipliner la consommation alimentaire par une mise en forme qui est aussi une

censure douce, indirecte (...) et qui est partie intégrante d'un art de vivre, le fait de manger dans les formes

étant par exemple une manière de rendre hommage aux hôtes et à la maîtresse de maison, dont on respecte

les soins et le travail en respectant l'ordonnance rigoureuse du repas. (...) On pourrait réengendrer toutes les

oppositions entre les deux manières antagonistes de traiter la nourriture et l'acte de manger à partir de

l'opposition entre la forme et la substance: dans un cas la nourriture est revendiquée dans sa vérité de

substance nourrissante, qui tient au corps et qui donne de la force (ce qui incline à privilégier les nourritures

lourdes, grasses et fortes, dont la paradigme est le porc, gras et salé, antithèse du poisson, maigre, léger et

fade); dans l'autre cas, la priorité donnée à la forme [à la présentation et à la décoration des plats, par

exemple] et aux formes [les bonnes manières de la table] porte à reléguer au second plan la recherche de la

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

56

force et le souci de la substance et à reconnaître la vraie liberté dans l'ascèse (...) d'une règle à soi-même

prescrite.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

57

2. HOLISME CONFLICTUALISTE

2.1. Karl Marx, préface à la Contribution à la critique de l'économie politique , 1859

Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports [de production] déterminés,

nécessaires, indépendants de leur volonté, (...) qui correspondent à un degré de développement déterminé de

leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure

économique de la société, base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à

laquelle correspondent des formes de consciences sociales déterminées. Le mode de production de la vie

matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la

conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur

conscience. A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent

en contradiction avec les rapports de production existants (...). De formes de développement des forces

productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution

sociale. Le changement de la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme

superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le

bouleversement [des rapports de production] et les formes juridiques, politiques, religieuses (...), les formes

idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. (...) [Il

faut] expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les

forces et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées

toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production

nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports

soient écloses dans le sein même de la vieille société. (...) Les rapports de production bourgeois [capitalistes]

sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale. [Une] contradiction qui naît des

conditions d'existence sociale des individus; cependant les forces productives qui se développent au sein de la

société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec

cette formation sociale [le capitalisme industriel] s'achève donc la préhistoire de la société humaine.

2.2. Karl Marx et Friederich Engels, Manifeste du Parti communiste , pp. 55-67, 1848

La société bourgeoise moderne issue de l'effondrement de la société féodale, n'a pas aboli les oppositions de

classe. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles

formes de lutte aux anciens. Mais notre époque, l'époque de la bourgeoisie, a ceci de particulier qu'elle a

simplifié les oppositions de classe. De plus en plus, la société entière se partage en deux grands camps

ennemis: la bourgeoisie et le prolétariat. (...) La découverte de l'Amérique, la circumnavigation de l'Afrique,

fournirent un nouveau champ d'action à la bourgeoisie en progrès. Les marchés des Indes orientales et la

Chine, la colonisation de l'Amérique, le commerce avec les colonies, l'accroissement des moyens d'échange et,

en général, des marchandises, donnèrent au commerce, à la navigation et à l'industrie un essor inconnu

jusqu'alors, et, par là même, un rapide développement à l'élément révolutionnaire [la bourgeoisie] dans la

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

58

société féodale en décomposition. L'ancien mode, féodal ou corporatif, de l'exploitation industrielle ne

suffisait plus aux besoins croissants avec les nouveaux marchés. Il fut remplacé par la manufacture. Les

maîtres de jurandes furent supplantés par la classe moyenne industrielle. La division du travail entre les

diverses corporations disparut devant la division du travail dans chaque atelier. Alors la vapeur et le

machinisme révolutionnèrent la production industrielle. La place de la manufacture fut prise par la grande

industrie, la place de la classe moyenne industrielle fut prise par les millionnaires industriels (...), les bourgeois

modernes. La grande industrie a réalisé le marché mondial (...). Le marché mondial a donné un développement

énorme au commerce, à la navigation, aux communications sur terre. (...) La bourgeoisie, nous le voyons, est

elle-même le produit d'un long développement, d'une série de révolutions dans les modes de production et de

communication. Chacune des étapes du développement de la bourgeoisie s'accompagnait d'un progrès

politique correspondant. Classe opprimée sous la domination des seigneurs féodaux, (...) la bourgeoisie a

conquis, depuis la création de la grande industrie et du marché mondial, la souveraineté politique dans l'Etat.

(...) Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé au pieds les relations féodales (...). Tous les liens féodaux

disparates qui unissaient l'individu à son supérieur naturel, elle les a déchirés impitoyablement pour ne laisser

subsister d'autre lien d'homme à homme que le froid intérêt de l'argent comptant. Les frissons sacrés des

pieuses exaltations de l'enthousiasme chevaleresque (...), [la bourgeoisie] les a noyés dans l'eau glacial de son

calcul égoïste. La dignité personnelle, elle l'a muée en valeur d'échange, et, à la place des innombrables

libertés reconnues par écrit ou bien conquises, elle a mis la seule liberté commerciale dénudée de conscience.

En un mot, à l'exploitation masquée par les illusions religieuses et politiques, elle a substitué l'exploitation

ouverte, éhontée, directe, brutale. La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités jusqu'alors

respectées et considérées avec vénération. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait

des travailleurs salariés. (...) La bourgeoisie, par l'exploitation du marché mondial, a rendu cosmopolites la

production et le consommation de tous les pays. (...) Elle a fait perdre à l'industrie sa base nationale. Les

anciennes industries nationales (...) sont supplantées par de nouvelles industries, (...) qui travaillent non plus

des matières premières indigènes, mais des matières premières appartenant aux régions les plus lointaines, et

dont les produits sont consommés à la fois dans le pays d'origine et dans toutes les autres parties du monde.

L'ancien isolement local (...) fait place à une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai des

produits matériels ne l'est pas moins des productions de l'esprit. Les productions intellectuelles de toutes les

nations deviennent une propriété commune à toutes. (...) La bourgeoisie contraint toutes les nations, sous

peine de courir à leur perte, à adopter le mode de production de la bourgeoisie; elle les contraint à introduire

chez elles ce qu'elle appelle la civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeois. En un mot, elle se crée un monde à

son image. (...) La société bourgeoise moderne, qui a fait éclore (...) de si puissants moyens de production et

d'échange rappelle le sorcier impuissant à maîtriser les forces infernales accourues à son invocation. (...)

Depuis des dizaines d'années, l'histoire de l'industrie et du commerce n'est plus que l'histoire de la révolte des

forces productives modernes contre les conditions modernes de la production, contre les conditions de la

propriété qui sont les conditions vitales de la bourgeoisie et de sa suprématie. (...) Les armes dont la

bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent à présent contre la bourgeoisie elle-même.

Mais la bourgeoisie ne s'est pas contentée de forger les armes qui lui donneront la mort; c'est elle encore qui

a produit les hommes qui se serviront de ces armes: les ouvriers modernes, les prolétaires.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

59

2.3. Pierre Gaudibert, "Crise(s) et dialectique", Communications , n°25, pp. 118-122, 1976

La crise [économique et sociale dévoile des mécanismes et] des contradictions qui étaient jusqu'alors cachés

(...) dans des profondeurs obscures [du système social]. (...) Le développement contradictoire de la société

capitaliste (...) se manifeste au travers de la crise de surproduction en une "épidémie sociale" concrètement

appréhendée par les agents économiques et qui atteint leur vécu et leur conscience. (...) Cette mise à jour est

en même temps libération: ce qui était bloqué se débloque, ce qui était en sommeil s'éveille, ce qui était

entravé se déploie, ce qui était latent et potentiel s'actualise. (...) Enfin, mise à jour et libération se

produisent sous forme brutale et violente (...) Car la crise est l'éclatement de contradictions parvenues à un

état aigu de conflit. (...) La contradiction existe dès le début de tout processus, dès que la différence surgit

au sein de l'unité, mais elle est alors en germe; puis le devenir fait passer la différence à l'opposition. (...) Le

développement des contradictions peut donc les rendre explosives et la crise est le moment qui les voit

éclater. (...) Les crises sont nécessairement des perturbations rythmées, des interruptions périodiques

(récurrentes, répétitives) du procès de production et de circulation [économiques]; elles s'inscrivent dans un

cycle court, dont toutefois la figure n'est pas celle d'un cercle, de la réversibilité et de la répétition identique,

mais celle de la spirale évolutive avec à la fois retour au point de départ et écart de niveau, identité et

différence. (...) Une succession de mouvements saccadés, d'à-coups et de discontinuités, qui se reproduisent

nécessairement, automatiquement et spontanément en quatre temps: crise, dépression, reprise, essor. La

crise succède à une période finale de surtension de l'expansion (emballement, fièvre, surchauffe) et suivie

d'une phase dépressive de marasme. Il existe au cours du cycle deux moments de renversement de tendance

(...): la crise qui éclate de manière soudaine et imprévue et la reprise qui est plus graduelle et insensible. [Mais

cette périodicité n'a] rien d'absolu et de multiples contre-tendances - notamment l'intervention de l'Etat au

niveau économique, les politiques anti-cycliques et les guerres [comme les catastrophes naturelles] - peuvent

modifier profondément le rythme, la durée, l'intensité ainsi que l'amplitude du cycle et de chacune de ses

quatre phases. (...) Mais les cycles sont toujours renaissants et ne peuvent être totalement supprimés aussi

longtemps que perdure le système capitaliste. (...) [Le crise est] inhérente au mode de production capitaliste

et à sa contradiction principale, celle entre le caractère social de la production et le caractère privé de

l'appropriation capitaliste; le système engendre nécessairement de par sa structure des effets contradictoires.

La contradiction fondamentale se développe et se spécifie en de multiples contradictions [comme celle entre

la surproduction de marchandises et la limitation de la demande solvable pour cause de chômage de masse et

d'exclusion sociale des classes populaires]. (...) Bien loin de conduire à un effondrement automatique du

capitalisme (...), la crise (...) [est] un processus de régulation dramatique de son développement, un mode de

résolution et de compensation de tensions, distorsions, discordances de rythmes et de conflits; elle contribue

ainsi à perpétuer les condition de reproduction du mode de production capitaliste. Cette fonction d'équilibrage

provisoire fait de la crise une soupape de sûreté du système globale, une purgatoire périodique par évacuation

d'excédents [comme dans les années qui ont suivies 1929 ou 1974: budgets d'austérité, politiques de

rétablissement de la compétitivité, entreprises inadaptées en faillite, travailleurs au chômage]. (...) La crise

est à la fois expression démesurée d'une maladie et remède. (...) En ce sens la crise évite un bouleversement

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

60

total du système par des remaniements périodiques dans l'instance [l'infrastructure] économique, épargne

une explosion générale au profit d'explosion sociales partielles. (...) Toutefois, si la crise résout à sa manière

des contradictions secondaires et sectorielles, [elle se contente de] reproduire la contradiction fondamentale

en la déplaçant. (...) Elle contribue à son développement, à son aggravation. Elle anime et mine donc en même

temps le développement du mode de production capitaliste; elle prépare d'une certaine façon la crise générale

du système capitaliste. (...) Mais sa fonction régénératrice à court terme l'emporte sur sa fonction

destructrice à très long terme. Aux divers traits distinctifs ainsi dégagés (...): caractère cyclique, accès

brusque, rupture d'équilibre et son rétablissement automatique, fonction bénéfique, [s'opposent] autant de

traits distinctifs inverses lors d'une approche de la crise générale du système capitaliste: caractère non-

cyclique et unique, état permanent, absence de solution et crise "mortelle".

2.4. Extraits d'un entretien avec Immanuel Wallerstein (1), Sciences Humaines , n°71, avril, 1997

Discussion sur le thème de son livre Le Capitalisme historique, 1985.

Question: Vos travaux portent sur l'histoire des structures de l'économie capitaliste. Pouvez-vous expliquer ce

qu'est pour vous "le capitalisme historique"?

I. Wallerstein: Le capitalisme est apparu en Europe à partir du XVe siècle sur les décombres du système féodal.

(...) Au fur et à mesure qu'il se développe, le capitalisme s'étend hors de ses limites. (...) Ce "système-

monde" a pour caractéristique d'être fondé sur la quête de l'accumulation illimitée du capital. Un

deuxième élément caractéristique est qu'au XVIe siècle se forment des Etats souverains avec des

frontières bien définies. Ces Etats sont inégaux en puissance. (...) Tout le jeu du capitalisme est

d'installer des monopoles pour lutter contre la concurrence. Le marché est destructeur de profit: (...)

avec un bon marché, tout sera bon marché! (...) Pour construire des monopoles, il faut l'aide des Etats;

contrairement à ce qu'ils disent, les capitalistes en ont un besoin fondamental. Lorsqu'un monopole est

détruit, il faut trouver de nouveaux produits (...) C'est la même chose pour les Etats qui assurent leur

hégémonie sur la situation mondiale pendant une certaine période, jusqu'au déclin de ce pouvoir qui

laisse la place à un autre. Le capitalisme n'est donc pas figé: il y a une circulation continuelle au niveau

des zones géographiques, des produits et des pouvoirs, etc. Mais dans tout cela le système reste

essentiellement le même, c'est simplement ceux qui en profitent qui changent. C'étaient les Hollandais

au XVIIe siècle, les Britanniques au XIXe siècle, et les Américains au XXe siècle.

(...) Q. : Vous avancez que le capitalisme est en crise en cette fin de XXe siècle.

I. Wallerstein: Pour moi, ces [crises] ne sont qu'un mécanisme du système pour qu'il reprenne son souffle. Le

problème du capitalisme, ce n'est pas ses faillites mais ces réussites. Il se tue en réussissant... Un des

moyens de sortie de la crise est (...) l'innovation, c'est-à-dire la recherche de nouveaux produits de

pointe, que l'on va pouvoir monopoliser. Mais cela ne suffit pas. (...) Il va falloir aussi créer une demande

effective. Et pour cela, il faudra effectuer un transfert de plus-value à certaines couches de travailleurs

qui, grâce à des salaires plus élevés, pourront être les acheteurs de ces nouveaux produits. Cela signifie

que les capitalistes diminuent leurs profits. Et j'avance que pour compenser cette baisse (...), il faut

toujours étendre géographiquement le système. Non pour trouver de nouveaux acheteurs (...), mais

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

61

avant tout pour trouver des producteurs à prix réduits. (...) On est dans une situation économique

insoluble, puisqu'on est arrivé aux limites géographiques...

Q.: L'originalité de vos analyses est d'intégrer aussi bien les dimensions économiques que politique,

techniques et culturelles. Cette crise du capitalisme ne se résume pas uniquement à des causes

économiques.

I. Wallerstein: Un autre problème important est d'ordre politico-culturel. (...) Au XVIe siècle, le souverain était

le monarque. A partir du XIXe siècle, on a largement partagé la thèse du peuple souverain. Mais alors, il

a fallu trouver des stratégies pour "contenir" ce que l'on a appelé "les classes dangereuses" (le

prolétariat). (...) [Le libéralisme acceptait] l'idée de réformes pour pouvoir garder le contrôle des

affaires. (...) C'est ce qui c'est passé. (...) Au début du XXe siècle, tout le monde était devenu libéral,

sous des formes plus ou moins conservatrices ou radicales [socialistes]. Mais cette conjonction des

trois tendances [les libéraux, les socialistes et les conservateurs] a permis une réussite spectaculaire,

celle de contenir la masse des prolétaires. (...) Alors on peut penser que le système se trouve en

grande crise: précisément parce qu'il a si bien réussi, qu'il lui est désormais impossible de donner aux

populations une explication valable à la polarisation des richesses et des statuts sociaux.

2.5. Extraits d'un entretien avec Immanuel Wallerstein (2), Le Soir , 29.3.1998

Discussion sur le thème de son livre Le Capitalisme historique, 1985.

(...) Question: Cette lecture est typiquement marxiste, non?

I. Wallerstein: Elle est apparentée au marxisme. (...) Marx ne s'attendait pas à ce que la bourgeoisie soit si

astucieuse; il estimait que les ouvriers allaient sans cesse se paupériser jusqu'à ce qu'une explosion

sociale spontanée mette un terme au processus. Autant Marx était un formidable analyste des

contradictions du capitalisme, autant il était un activiste médiocre.

Q.: D'après vous, le capitalisme historique est entré [au XXe siècle] dans une crise structurelle (...) et il

connaîtra sans doute sa fin comme système historique au cours du siècle suivant. Sur quoi repose une

telle prophétie?

I. Wallerstein: Quatre éléments me paraissent déterminants à cet égard. Deux économiques et deux politiques.

Premier élément économique: nous arrivons au bout du processus qui consiste à aller chercher toujours

plus loin du travail moins cher. Quand ils sont récemment issus des campagnes, les prolétaires

acceptent des salaires très bas. Mais cela ne dure jamais... Deuxième élément: nous arrivons au bout du

processus qui consiste à externaliser les coûts sociaux entraînés par la mise en oeuvre des moyens de

production. L'entrepreneur ne paie pas tout: il fait payer la construction des routes par la collectivité,

rejette ses eaux usées dans les rivières, laisse à l'Etat le soin de gérer les déchets, etc. Mais cet artifice

touche aussi à son terme. La pression sur l'environnement devient limite: la planète est en état

d'urgence. Troisième élément: le libéralisme (...) a ménagé les pauvres et une certaine démocratisation

a été permise. Mais les gens, désormais, ont des droits et entendent s'en servir pour obtenir

l'éducation, la santé, la sécurité, etc. Or cela coûte de plus en plus cher et la pression fiscale et

parafiscale croissante qui s'ensuit rencontre elle aussi des limites dont atteste la crise budgétaire des

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

62

Etats. Autrement dit, le maintien des profits bloque désormais la redistribution. [Reste le quatrième

dilemme. Dès le] XIXe siècle, le capitalisme a rencontré une opposition sous la forme de mouvements

"antisystémiques": la social-démocratie, le communisme, les forces de libération nationales [dans le

Tiers Monde]. (...) Leur stratégie était, un, de s'emparer du pouvoir étatique, et, deux, de s'en servir

pour changer le monde. La première partie du programme a été réalisée partout entre 1945 et 1970,

mais la seconde ne l'a jamais été: les années 80 et 90 ont été des années de désillusion. (...) La "vieille

gauche" a été discréditée. Mais avec cet effondrement, le capitalisme a perdu (...) son alibi:

l'impatience gagne les masses qui commencent à s'en prendre à l'Etat. (...) Nous nous apprêtons à

vivre quelques décennies très noires et très féroces sur le plan politique car, bien entendu, les

privilégiés, les possédants dont l'avenir est en jeu vont tenter à tout prix de préserver un système qui

les favorise.

(...) Q. : A vous entendre, on ne peut pas s'empêcher de penser que le capitalisme a été historiquement piloté

par un cerveau (...), qui a imaginé les stratégies machiavéliques qui lui ont permis de se perpétuer et de

prospérer?

I. Wallerstein: C'est vrai. (...) Il ne faut jamais sous-estimer le dialogue entre les vrais puissants; malgré tout,

ils se voient et se réunissent. (...) Et même s'il ne se réunissent pas, même s'ils ne se concertent pas,

cela ne change rien: les stratégies du capital naissent d'elles-mêmes, quasi spontanément tant sont

convergents les formidables intérêts qui les suscitent...

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

63

3. INTERACTIONNISME

3.1. Max Weber (1920)

Si je suis finalement devenu sociologue, c'est essentiellement afin de mettre un point final à ces exercices à

base de concepts collectifs [holistes] dont le spectre rôde toujours. En d'autres termes, la sociologie, elle

aussi, ne peut procéder que des actions d'un, de quelques ou de nombreux individus séparés. C'est pourquoi

elle se doit d'adopter des méthodes strictement individualistes.

3.2. Raymond Boudon (1), La logique du social. Introduction à l'analyse sociologique ,

pp. 52 et 82-83, 1979

L'atome logique de l'analyse sociologique est donc l'acteur individuel. Les acteurs individuels peuvent être non

seulement des personnes mais toute unité collective pour autant qu'elle se trouve munie d'un pouvoir d'action

collective [firme, syndicat, Etat, etc.]. Bien entendu cet acteur n'agit pas dans un vide institutionnel et social.

Mais le fait que son action se déroule dans un contexte de contraintes, c'est-à-dire d'éléments qu'il doit

accepter comme des données qui s'imposent à lui, ne signifie pas qu'on puisse faire de son comportement la

conséquence exclusive des contraintes. Les contraintes ne sont qu'un des éléments permettant de

comprendre l'action individuelle. [Les analyses] suggèrent que la compréhension des relations de causalité que

le sociologue décèle entre les propriétés des systèmes (...) et l’analyse du comportement des individus n'est

généralement possible que si ces comportements sont conçus comme des actions dotées de finalité [de

rationalité].

L'analyse obéit au principe qu'on qualifie quelquefois de l'individualisme méthodologique. Ce principe signifie

que le sociologue doit se faire une règle de méthode de considérer les individus ou les acteurs individuels

inclus dans un système d'interaction (...). Pour exprimer ce même principe de manière négative, le sociologue

ne peut se satisfaire d'une théorie qui considérerait des agrégats (classes, groupes, nations) comme les

unités les plus élémentaires auxquelles il soit nécessaire de descendre. (…) Plus simplement encore, ce

principe implique que toute analyse comporte obligatoirement un moment où le sociologue s'interroge sur les

actions (ou réactions) des individus (c'est-à-dire des personnes ou des groupes dotés d'institutions de

décision collective). (...) Dans tous les cas, on observe un effort de la part du sociologue pour analyser les

réactions des acteurs individuels aux contraintes définies par le système. Il faut ajouter que ces [analyses]

sont souvent établies par une méthode de type introspectif [compréhensif].

3.3. Georg Simmel, Sociologie et épistémologie , pp. 89-90, (1908) 1981

[Outre les phénomènes institutionnels, structurels ou collectifs tels l'Etat, la famille, les corporations, les

églises, les classes sociales, les groupes d'intérêt], il existe un nombre infini de formes de relations et de

sortes d'actions réciproques entre les hommes (...) qui contribuent [aussi] à constituer la société telle que

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

64

nous la connaissons (...). Cette [distinction] n'est pas sans analogie avec les sciences d'autrefois qui

s'occupaient de l'intérieur du corps humain et qui se bornaient à étudier les organes importants et bien

circonscrits comme le coeur, le foie, les poumons, l'estomac, etc., mais négligeaient les innombrables tissus

qui n'avaient pas de nom vulgaire ou n'étaient pas connus, sans lesquels pourtant les organes les plus connus

n'auraient jamais pu constituer un corps vivant. On ne saurait reconstituer la vie de la société, telle que nous

la connaissons par expérience, à partir des seules structures indiquées plus haut, qui forment les objets

traditionnels des sciences de la société; en effet, celle-ci s'effriterait en un grand nombre de systèmes

désordonnées, sans l'intervention d'innombrables synthèses moins vastes. La socialisation se fait et se défait

constamment, et elle se refait à nouveau parmi les hommes dans un éternel flux et bouillonnement qui lient

les individus (...). Les hommes se regardent les uns les autres, il se jalousent mutuellement, ils s'écrivent des

lettres, déjeunent ensemble, ils éprouvent sympathie et antipathie par-delà tout intérêt tangible; de même la

reconnaissance pour un acte altruiste crée des liens indéfectibles; l'un demande son chemin à l'autre: ces

milliers de relations de personne à personne, momentanées ou durables, conscientes ou inconscientes,

superficielles ou riches en conséquences, parmi lesquelles nous avons choisi tout à fait arbitrairement les

exemples citées, nous lient constamment les uns aux autres. C'est en cela que consistent les actions

réciproques entre les élément qui soutiennent toute la fermeté et l'élasticité, toute la multiplicité et toute

l'unité de la vie en société, à la fois si manifeste et si énigmatique. Tous les grands systèmes et organisations

superindividuels auxquels on pense d'ordinaire à propos du concept de société ne sont rien d'autre que des

moyens de consolider dans des cadres durables des actions réciproques immédiates qui relient (...) les

individus.

3.4. Raymond Boudon (2), La logique du social. Introduction à l'analyse sociologique , pp. 87-90, 1979

[La] notion de rôle (...) peut être définie comme caractérisant l'ensemble des normes auxquelles le tenant

d'un rôle est censé de souscrire [les rôles sont les attentes des autres]. Chez les sociologues qu'on qualifie de

'fonctionnalistes', les systèmes de rôles sont fréquemment présentés comme imposant aux individus des

contraintes normatives strictes ne leur laissant qu'une autonomie limitée. (...) Si les rôles étaient toujours

définis de manière si univoque que le comportement des titulaires de rôle (...) puisse en être immédiatement

déduit, l'activité du sociologue analysant un système de rôles serait de même nature que celle de l'historien

du droit. Il lui suffirait de repérer les normes (écrites et non écrites, explicites ou implicites) observées par les

acteurs sociaux dans l'exécution de leur rôle. En réalité, l'activité du sociologue n'a pas grand-chose de

commun avec celle de l'historien du droit. Cela résulte de ce que les rôles ne sont jamais dans la réalité définis

avec un degré de précision tel qu'aucune place ne soit laissée à l'interprétation [la variance des rôles]. Cette

latitude d'interprétation (...) est une première source de l'autonomie de l'acteur social. Elle suffit à donner une

dimension stratégique à tout système de relations des rôles. Si l'on suppose que chacun des acteurs cherche

à tirer parti de la marge d'autonomie que lui laisse le système des rôles [parce qu'ils sont rationnels], ce

système définit un champ d'interaction stratégique. En second lieu, les normes attachés aux rôles sont (...)

fréquemment contradictoires. Ainsi le rôle de chercheur implique que le titulaire de ce rôle soit prêt à mettre

ses résultats à la disposition de ses pairs aussitôt que possible, mais il implique aussi qu'il ne doit pas marquer

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

65

trop de précipitation pour publier un article. De même le chercheur doit être imperméable aux modes

intellectuelles; mais il doit aussi être réceptif aux idées nouvelles et ne pas être obsédé par la responsabilité

qui lui est pourtant confiée par ailleurs de maintenir les traditions intellectuelles. Il doit laisser aux autres le

soin d'apprécier la valeur des résultats qu'il pense avoir obtenus. Mais il doit aussi défendre ses hypothèses et

ses résultats. Il ne doit pas rechercher l'estime d'autrui; mais aucun travail n'a de valeur s'il n'a pas obtenu

l'approbation d'autrui. Il doit connaître exactement et exhaustivement les travaux antérieurs qui ont pu être

menés sur le même sujet que le sien; mais il doit aussi éviter l'érudition. Il doit n'accorder de valeur qu'à

l'opinion des spécialistes; mais il doit aussi reconnaître que les non-spécialistes sont capables de jouer un rôle

positif dans l'orientation d'une discipline. (...) Cette ambiguïté généralement observable des normes

définissant les rôles constitue une seconde source fondamentale de l'autonomie des acteurs [l'ambivalence

des rôles]. En troisième lieu, les rôles sont le plus souvent des ensembles complexes composés de ce qu'on

peut appeler des sous-rôles plus élémentaires [la polyvalence des rôles]. Ainsi un professeur d'université est

censé d'être, en même temps, enseignant et chercheur. En quatrième lieu, les individus jouent également des

rôles multiples. Ainsi cette mère de famille est en même temps épouse, employée de banque, militante

syndicale et électrice. Bien entendu, des phénomènes d'interférence peuvent se produire entre ces rôles: la

militante syndicale peut gêner l'électrice; la mère de famille peut rencontrer des situations qui mettent

l'épouse en difficulté [l'interférence entre des rôles]. (...) Quel que soit le degré de minutie avec lequel les

institutions définissent les éléments d'un système de rôles, cette minutie n'est jamais suffisante pour priver

l'acteur social de toute marge d'autonomie. L'existence même d'interférences entre rôles démontre a

posteriori l'existence de cette marge d'autonomie: des normes contradictoires peuvent être simultanément

observées. Ajoutons encore que les rôles ne peuvent être considérés, même à titre d'approximation, comme

des modes d'emploi qui seraient rédigés sous une forme immédiatement intelligible. Les normes attachées aux

rôles sont généralement découvertes par l'acteur à la suite d'un processus d'apprentissage qui peut être plus

ou moins long et laborieux, au cours duquel il doit se fonder sur une information souvent tronquée et ambiguë

[les rôles sont appris].

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

66

3.5. Raymond Boudon (3), La logique du social. Introduction à l'analyse sociologique ,

pp. 117-119, 1979

Par définition nous appellerons systèmes d'interdépendance, les systèmes d'interaction où les actions

individuelles peuvent être analysées sans référence à la catégorie des rôles. Pour illustrer la distinction,

prenons un exemple très simple. J'observe l'écoulement d'une queue devant la caisse d'un cinéma. Les clients

accomplissent tous la même séquence d'actions: ils annoncent le film qu'ils souhaitent voir, acquittent le prix

du ticket. [Ce système fonctionnel client-caissière] définit avec une grande clarté le rôle des deux

protagonistes (la caissière serait très étonnée qu'un spectateur lui demande son avis sur le film; le spectateur

serait très étonné que la caissière intervienne dans son choix). Considérons maintenant les spectateurs

potentiels qui forment la queue. Ces spectateurs constituent un système d'interaction [ou

d'interdépendance]: les chances que chacun a de rentrer dans la salle, le temps d'attente auquel chacun est

exposé sont déterminés par les autres. Ainsi, le fait que X ait choisi de voir le même film que Y et soit arrivé

plus tôt que Y a pour conséquence que X impose à Y une attente supplémentaire. X et Y sont donc bien dans

une situation d'interaction, mais non dans une relation de rôles [prédéfinis et contraignants]. (...) Un exemple

classique [de système d'interaction] est celui des paniques financières comme celles qu'on a vu se développer

au moment de la grande crise des années 30. Une rumeur se répand sur une possible insolvabilité des

banques. Chacun des clients en particulier se présente alors au guichet pour retirer ses avoirs avant que sa

banque ne fasse faillite. L'agrégation de ces actions individuelles a évidemment l'effet de mettre réellement la

banque dans un état d'insolvabilité. La croyance en la véracité de la rumeur a pour conséquence d'en

provoquer la réalisation. Bien entendu, ce résultat n'a en tant que tel été recherché par aucun des agents [des

acteurs sociaux].

3.6. Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique , pp. 8-9, 1963

Aucune organisation (...) n'a jamais pu et ne pourra jamais fonctionner comme une machine. Son rendement

dépend de la capacité de l'ensemble humain qu'elle constitue à coordonner ses activités de façon rationnelle.

Cette capacité dépend à son tour des développements techniques mais aussi et parfois surtout de la façon

dont les hommes sont capables de jouer entre eux le jeu de la coopération. Un tel jeu n'est pas un jeu

harmonieux. Il peut être considéré tout autant comme un jeu de conflit que comme un jeu de coopération.

L'analyse empirique démontre qu'il est dominé par des problèmes de pouvoir. (...) Dans ses relations à autrui -

même au bas de l'échelle - le pouvoir de chaque individu dépend de l'imprévisibilité de son comportement et

du contrôle qu'il exerce sur une source d'incertitude importante pour la réalisation des objectifs communs.

D'où la tendance irrésistible à se rendre indispensable, à garder le secret des arrangements particuliers, etc.

(...) D'où cette lutte complexe, incompréhensible autrement, des individus, des groupes et des clans pour

valoriser le type d'expertise qui est le leur aux dépends de l'organisation toute entière. Pour ces raisons, une

organisation n'est pas faite seulement des droits et des devoirs de la belle machine bureaucratique. (...) Elle

est un ensemble de jeux entrecroisés et interdépendants à travers lesquels des individus, pourvus d'atouts

souvent très différents, cherchent à maximiser leurs gains en respectant les règles du jeu non écrites que le

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

67

milieu leur impose, en tirant parti systématiquement de tous leurs avantages et en cherchant à minimiser ceux

des autres. Ces jeux sont très profondément déséquilibrés; mais aucun joueur (...) n'est totalement privé de

chances.

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

68

T A B L E D E S M A T I E R E S

OBJECTIFS DU COURS 1

CHAPITRE 1. INTRODUCTION: OBJET DE LA SOCIOLOGIE

1.1. La place de la sociologie parmi les autres sciences sociales et humaines (exemples)

1.2. Le contexte de naissance de la sociologie

1.3. Les trois "lois" de la sociologie

1.4. Sens commun et rupture épistémologique (exemples)

2

2

5

6

7

CHAPITRE 2. ORIGINES PHILOSOPHIQUES ET BASES THEORIQUES DES TROIS GRANDS PARADIGMES DE LA SOCIOLOGIE

2.1. Critère de définition philosophique

2.2. Critère de définition ontologique

2.3. Critère de définition épistémologique

2.4. Critère de définition méthodologique

2.5. Critère de définition politique

2.6. Critère de définition dynamique

2.7. Concept de société dans les trois paradigmes

2.8. Vue d'ensemble des trois paradigmes

16

17

17

17

18

19

20

21

22

CHAPITRE 3. HOLISME SOLIDARISTE (HS)

3.1. La filiation théorique solidariste

3.2. Les principes positivistes

3.3. Critique du holisme solidariste

24

24

24

30

CHAPITRE 4. HOLISME CONFLICTUALISTE (HC)

4.1. La filiation théorique marxiste

4.2. Les principes dialectiques

4.3. Critique du holisme marxiste

32

32

33

39

CHAPITRE 5. INTERACTIONNISME (I)

5.1. La filiation théorique interactionniste

5.2. Les principes interactionnistes communément partagés

5.3. Critique du paradigme interactionniste

40

40

42

48

DOSSIER DE LECTURE

Le Mouvement blanc vu par les trois paradigmes

1. HOLISME SOLIDARISTE

2. HOLISME CONFLICTUALISTE

3. INTERACTIONNISME

49

49

52

58

64

Ural MANÇO - ISC Saint-Louis - Sociologie - 2001/2002

69