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Réseaux d'échanges Préhistoriques dans la plaine tchadienne Augustin F.C. Holl* Riassunto Le ricerche archeologiche effettuate nel corso degli ultimi decenni nell'area délia piana ciadiana, sia in Nigeria che nel Camerun e nel Ciad, hanno di- mostrato che, fin dalle fasi pionieristi- che degli insediamenti umani nel cor- so del secondo millennio a.C, beni e prodotti di natura diversa erano og- getto di scambi a lunga distanza. Le caratteristiche principali di queste re- ti di scambio non sono state studiate sistematicamente. Nonostante le dif- ficoltà teoriche e pratiche aile quali devono far fronte gli archeologi, que- sto articolo si propone di formulare di- verse ipotesi sulla natura, le trasfor- mazioni e i modelli evolutivi dei siste- mi di scambio a lunga distanza nella piana ciadiana preistorica nel corso degli ultimi tre millenni. Summary During the last décades, archaeolo- gical research conducted in the Chadian plain situated in the Southern part of the Chad basin, in Nigeria, Cameroon as well as Chad, has shown that diverse types of goods and products were involved in long- distance exchange networks as early as the pioneer phases of human settle- ment in the area. The characteristics of thèse exchange Systems have not yet been systematically and cogently studied. Archaeological research on past exchange Systems is fraught with theoretical as well as empirical diffi- culties. In this paper, several hypo- thèses concerning the nature and patterns of évolution of the Chadian plain prehistoric long-distance ex- change are formulated. This will help in clarifying some aspects ofthe dynam- ics of the past societies of that area. Résumé Les recherches archéologiques effec- tuées au cours des dernières décen- nies dans la zone de la plaine tcha- dienne, aussi bien au Nigeria qu'au Cameroun et au Tchad, montrent que des biens et produits de nature diver- se ont fait l'objet d'échanges à longue distance dès les phases pionnières des implantations humaines. Les princi- pales caractéristiques de ces réseaux d'échanges n'ont pas encore fait l'objet d'études systématiques. En dépit des difficultés théoriques et factuelles auxquelles les archéologues ont à faire face, le présent article se propose de formuler différentes hypothèses sur la nature et l'évolution dans le temps des réseaux d'échanges à longue distance qui se sont mis en place dans la plaine tchadienne préhistorique au cours des trois derniers millénaires. Le concept d'échange tel qu'il est mobilisé en préhistoire ne manque pas d'ambiguïté. En théorie, l'échange présuppose l'existence d'au moins deux partenaires, l'un fournissant des biens ou des services et recevant en contrepartie des prestations ou des biens plus ou moins équivalents. La gamme des éventualités va du don/contre-don à l'échange marchand. Dans cette acception large, les échanges concer- nent aussi bien les transactions matrimoniales, les tributs payés par un groupe dominé à un groupe dominant, que la circulation de diverses catégories de marchandises. Toute la panoplie des échanges peut s'ef- fectuer à l'échelle locale, au sein d'une communauté restreinte, entre localités proches les unes des autres, et au delà des frontières culturel- les ou ethniques. Dans le premier cas, il s'agit d'échanges internes opé- rant au sein d'un système de valeurs plus ou moins homogène. Dans le second, celui des échanges extérieurs, les valeurs d'échange et d'usage sont en règle générale soumises à renégociation constante. Les données archéologiques, quelle que soit la rigueur et la préci- sion des méthodes de fouille employées, ne livrent qu'une infime por- tion des formes des échanges préhistoriques, celles portant sur le trans- fert des matériaux d'un point du territoire à un autre. Cette version simplifiée des échanges, fondée exclusivement sur ce qui est archéologi- quement attesté, bute néanmoins sur un autre obstacle: les biens '-'Département d'Ethnologie échangés contre les objets en matériaux exotiques, même s'ils sont pré- g( dg Préhistoire sents, sont difficiles à identifier; la situation étant plus désespérée Université de Paris X quand il s'agit de biens périssables. L'étude des systèmes d'échange Paris (France) SAHAKA 7/1995 Holl 17

Réseaux d'échanges préhistoriques dans la plaine tchadienne

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Réseaux d'échanges Préhistoriques dans la plaine tchadienne Augustin F.C. Holl*

Riassunto

Le ricerche archeologiche effettuate nel corso degli ult imi decenni nell'area délia piana ciadiana, sia in Nigeria che nel Camerun e nel Ciad, hanno di-mostrato che, fin dalle fasi pionieristi-che degli insediamenti umani nel cor­so del secondo millennio a.C, beni e prodotti di natura diversa erano og-getto di scambi a lunga distanza. Le caratteristiche principali di queste re-t i di scambio non sono state studiate sistematicamente. Nonostante le dif-ficoltà teoriche e pratiche aile quali devono far fronte gli archeologi, que-sto articolo si propone di formulare di­verse ipotesi sulla natura, le trasfor-mazioni e i modelli evolutivi dei siste-mi di scambio a lunga distanza nella piana ciadiana preistorica nel corso degli ultimi tre millenni.

Summary

During the last décades, archaeolo-gical research conducted in the Chadian plain situated in the Southern part of the Chad basin, in Nigeria, Cameroon as well as Chad, has shown that diverse types of goods and products were involved in long-distance exchange networks as early as the pioneer phases of human settle-ment in the area. The characteristics of thèse exchange Systems have not yet been systematically and cogently studied. Archaeological research on past exchange Systems is fraught with theoretical as well as empirical diffi-culties. In this paper, several hypo­thèses concerning the nature and patterns of évolution of the Chadian plain prehistoric long-distance ex­change are formulated. This will help in clarifying some aspects ofthe dynam-ics of the past societies of that area.

Résumé

Les recherches archéologiques effec­tuées au cours des dernières décen­nies dans la zone de la plaine tcha­dienne, aussi bien au Nigeria qu'au Cameroun et au Tchad, montrent que des biens et produits de nature diver­se ont fait l'objet d'échanges à longue distance dès les phases pionnières des implantations humaines. Les princi­pales caractéristiques de ces réseaux d'échanges n'ont pas encore fait l'objet d'études systématiques. En dépit des difficultés théoriques et factuelles auxquelles les archéologues ont à faire face, le présent article se propose de formuler différentes hypothèses sur la nature et l'évolution dans le temps des réseaux d'échanges à longue distance qui se sont mis en place dans la plaine tchadienne préhistorique au cours des trois derniers millénaires.

Le concept d'échange te l qu ' i l est mobilisé en préhistoire ne manque pas d'ambiguïté. E n théorie, l'échange présuppose l'existence d'au moins deux partenaires, l ' un fournissant des biens ou des services et recevant en contrepartie des prestations ou des biens plus ou moins équivalents. La gamme des éventualités va du don/contre-don à l'échange marchand. Dans cette acception large, les échanges concer­nent aussi bien les transactions matrimoniales , les t r i b u t s payés par un groupe dominé à u n groupe dominant, que la c irculation de diverses catégories de marchandises. Toute la panoplie des échanges peut s'ef­fectuer à l'échelle locale, au sein d'une communauté restreinte, entre localités proches les unes des autres, et au delà des frontières cu l ture l ­les ou ethniques. Dans le premier cas, i l s'agit d'échanges internes opé­rant au sein d'un système de valeurs plus ou moins homogène. Dans le second, celui des échanges extérieurs, les valeurs d'échange et d'usage sont en règle générale soumises à renégociation constante.

Les données archéologiques, quelle que soit la r igueur et la préci­sion des méthodes de fouille employées, ne l i v rent qu'une infime por­tion des formes des échanges préhistoriques, celles portant sur le t rans ­fert des matériaux d'un point du terr i to i re à u n autre. Cette version simplifiée des échanges, fondée exclusivement sur ce qu i est archéologi-quement attesté, bute néanmoins sur u n autre obstacle: les biens '-'Département d'Ethnologie échangés contre les objets en matériaux exotiques, même s'ils sont pré- g( dg Préhistoire sents, sont difficiles à identif ier; la s i tuat ion étant plus désespérée Université de Paris X quand i l s'agit de biens périssables. L'étude des systèmes d'échange Paris (France)

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préhistoriques en est nécessairement déséquiUbrée. La présente étude, qui se voudrait exploratoire, n'échappe pas aux difficultés évoquées plus haut ; difficultés déjà pressenties dans les recherches antérieures sur les sites de la plaine tchadienne (Connah, 1981; Connah et Freeth, 1989; Lebeuf et Lebeuf, 1977; Breunig al, 1993; Garba, 1993; H o l l , 1988, 1994). L'analyse portera sur la mise en évidence de l ' imbricat ion des réseaux d'échange qui se sont mis en place dans la plaine située au sud du lac Tchad au cours des deux derniers millénaires. E n fonction des contextes archéologiques, l'accent sera mis sur l ' importance sociale des biens acquis et leur insertion dans les stratégies de dist inct ion.

Les modèles d'échanges: prespectives archéologiques L'existence des biens «exotiques» acquis à p a r t i r des réseaux d'échange à longue distance est attestée dans les sites pré- et protohistoriques de la plaine tchadienne depuis bien longtemps (Lebeuf et Masson-Detour­bet, 1950). Ce n'est que fort récemment cependant que les recherches se sont focalisées sur ce thème (Connah, 1981; Connah et Freeth, 1989; Breunig et al., 1993; Garba, 1993; Hoh , 1988, 1994, 1995). Dans u n article récent portant sur l'analyse des implications des découvertes de Igbo U k w u (Shaw, 1970, 1977), Sutton (1991) insiste sur l ' importance du facteur internat ional qu i aura i t lié le pays Ibo dans la zone forestiè­re du sud-est Nigeria à la vallée du N i l et à l 'Egypte Fat imide , en pas­sant par le bassin tchadien. A son avis, «s'il (Igbo U k w u ) démeure u n mystère, c'est parce qu ' i l manque u n élément central de l 'histoire. I l est possible que ces peuples contrôlaient et exportaient quelques biens rares alors sujets à une forte demande dans les pays lo intains. Si nous ne pouvons pas directement identif ier ces biens, nous pouvons tout au moins chercher à le faire. E t si cela veut dire u n peu de spéculation, et dans ce sens d'éventuelles fausses pistes, alors qu ' i l en soit ainsi» (Sut-ton, 1991: 150, notre traduction). C'est dans cet esprit qu'on abordera l'étude des réseaux d'échange préhistoriques de la plaine tchadienne.

Dans l'échange, i l y a à la fois transfert de matières et d ' informa­t ion (Renfrew, 1984). Celui-ci varie cependant du don/contre-don aux transactions commerciales en passant par le troc. E n ce qui concerne les formes des échanges inter-régionaux, Renfrew (1984: 119-121) a présenté une dizaine de modèles permettant d'organiser l 'argumenta­tion archéologique. Sans entrer dans les détails, ces modèles seront regroupés en quatre grandes rubriques qui serviront à formuler des hypothèses afin d'élucider la nature des différents systèmes d'échanges préhistoriques de la plaine tchadienne.

La première rubrique concerne le modèle d'accès direct dans lequel un agent A i de la communauté A effectue u n déplacement dans u n territo ire B, habité ou inhabité, pour s'approvisionner en matières pre­mières. Ce modèle présuppose de la part de l 'agent A i une connaissance exacte de la répartition des ressources dans le terr i to i re B, une neutra­lité des éventuels habitants de la région, une bonne connaissance des techniques d'acquisition et de conditionnement des matériaux, et enfin des moyens de transport adéquats. In tu i t i vement , ce modèle paraît per­t inent pour les régions proches du terr i to i re A , mais i l le semble moins pour les contrées situées à plusieurs centaines de kilomètres.

Le seconde rubrique concerne les échanges impl iquant des parte­naires de différentes communautées; A i de la communauté A peut se rendre chez B i de la communauté B, i ls peuvent se rencontrer périodi­quement dans la zone frontière de leurs terr i to ires respectifs, ou A i et Bi peuvent se rendre chez Ci pour s'approvisionner en biens. Dans les trois cas, les biens acquis peuvent percoler en chaîne d'un terr i to i re à l 'autre, franchissant successivement plusieurs frontières culturelles. Les partenaires en bouts de chaîne peuvent ne jamais se rencontrer, alors que les biens peuvent être transférés sur des distances considéra­bles, sans rapport direct avec les intentions de chacun des partenaires.

La troisième rubrique concerne le colportage. Système dans lequel u n marchand ambulant va d'une communauté à l 'autre, achetant et vendant des biens acquis tout au long de son parcours. Ce modèle pro­duit des effets semblables à celui des échanges par percolation.

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La quatrième rubrique regroupe tous les modèles liés à u n système commercial bien structuré, avec des places centrales, des marchés permanents ou périodiques, des enclaves coloniales, des ports et entre­pôts, et des guildes de marchands avec des émissaires. Ces formes d'échange mobilisent d ' importants moyens matériels et humains et, à l'exemple du commerce caravanier trans-saharien, drainent une très large gamme de biens et produits (Renfrew, 1984; C u r t i n , 1984).

I l est tout à fa i t clair que les différents modèles d'échange résumés ci-dessus ne s'excluent pas les uns des autres. I ls peuvent, en fonction du niveau de complexité des sociétés, coexister avec plus ou moins d'harmonie. Les données des sites de la plaine tchadienne permettront peut-être de mettre en évidence les formes des échanges préhistoriques les plus probables. Les principaux critères archéologiques sont de deux ordres; l 'un qua l i ta t i f et portant sur la nature des biens attestés, et l 'autre quant i tat i f , r e la t i f aux différentes proportions des vestiges connus (Tabl. 1).

Nature Daïma Mdaga Sou Blâmé Sou G i l g i l Azguene Mid igue Sao Hou lou f Goulfey

AD 1500-1800 Verre - >8 - - _ 18 22 162 1 -Cornaline - 199 _ - 3 17 255 435 914 -Cuivre - 13 - 20 3 27 136 71 1 Cauris - 2 - - - - 1 - - -Total - >222 - - 23 38 305 733 986 1

AD 1000-1500 Verre 3251 >4 2 - - - - - 6 -Cornaline 83 50 1 + - - - - 188 -Cuivre 13 18 - >11 - - - 29 -Cauris 26 >36 - + - - - - - -Total 3373 >63 3 >12 - - - - 223 -AD 500-1000 Verre - - - - - - - - -Cornaline - >1 - - - - - - - -Cuivre 2 - - - - - - - - -Cauris - - - - - - - - - -Total 2 >1 - - - - - - - -

Tableau 1: Répartition des biens exotiques par sites

Les biens exotiques: nature, prévenance et chronologie Les données archéologiques l i v rent une seule facette d'un processus complexe, celle ayant t r a i t aux biens en matériaux durables, et restent silencieuses sur les agents, les services, les prestations et biens périssa­bles fournis en contrepartie. Cette contrepartie ne peut être abordée que de façon déductive à p a r t i r de certaines types de structures archéo­logiques suggérant une production intensive (Hol l , 1988) ou à l'aide des informations historiques quand elles existent.

Selon les données historiques disponibles, le Kanem puis le Bor-nou, tous royaumes situés sur les rives du lac Tchad, étaient directe­ment insérés dans le commerce caravanier trans-saharien dès le l i e siècle de notre ère (Levtzion et Hopkins , 1981). A u cours des 16e et 17e siècles, les villes du Bornou, les principautés Haoussa, les cités médiévales de la région d ' In Gal l Tegidda-n-Tesemt, deviennent des cités marchandes prospères (Bernus et Cressier, 1991; Lovejoy, 1986). D'après Lovejoy (1986), les marchands K a n u r i mais surtout Haoussa montaient d'impressionnantes caravanes de dromedaires, bovins et ânes, parcourant l'ensemble de la vaste zone du bassin tchadien et de sa périphérie. I ls achetaient des esclaves, du gra in , du poisson fumé, du sel et des boubous teints à l ' indigo, et vendaient des biens d ' importa­tion, des bijoux, textiles, l ivres, cuivre, armes, matériel d'équitation, chevaux, etc. Des systèmes de marchés périodiques bien structurés existaient dans les principales localités, les caravanes a l lant de l 'une à l 'autre pendant la saison sèche.

Quelques témoins archéologiques mis au j our au cours des derniè­res années dans la région de Houlouf au nord-Cameroun (Hol l , 1988, 1994), permettent d'éclairer des aspects complémentaires mais plus an­ciens et échappant aux témoignages historiques. Une aire de produc-

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t ion intensive de sel datant de 1000-1100 A D a été découverte à Hou ­louf; et des centaines de structures de fumage de poisson datant de 900 à 1300 A D ont été mis au j our ou trouvées en surface à Blé, localité située à une dizaine de kilomètres à l'ouest de Houlouf. L'échelle de production constatée autorise à penser qu'au moins une partie du pois­son et du sel originaires de cette région a d u être écoulée dans le c ircuit des échanges à longue distance de l'époque. Les biens exotiques décou­verts dans les fouilles peuvent en avoir été la contrepartie. Ces biens se répartissent en quatre catégories selon les matériaux concernés: les matières premières l i thiques, la pâte de verre, la cornaline, et le cuivre et les alliages cuivreux.

Les matières premières lithiques Les matières premières l i thiques identifiées dans les sites de la plaine tchadienne se répartissent en cinq principales classes de roches: du basalte, de la syénite, de la rhyol i the , de la microdiorite et du granité (Connah, 1981; Connah et Freeth, 1989; Breunig et al., 1993; Garba, 1993; Ho l l , 1988, 1994). Ces différents matériaux ont servi à la fabrica­tion d'une large gamme d'outils utilisés dans l'exécution des activités quotidiennes de subsistance et de production. Ce sont des armatures de pointes de flèches, des haches polies, des percuteurs, des polissoirs, des pilons, des meules et des broyeurs, pour ne mentionner que les plus courants. Quelques-uns de ces outi ls , généralement usagés, ont été réutilisés comme biens funéraires (Hol l , 1988), contextes dans les­quels ils ont pu revêtir une signification difficile à élucider (Hol l , 1994). Les recherches menées par Connah (1981), Connah et Freeth (1989), Breunig et al . (1993), Garba (1993) et H o l l (1988, 1994) montrent que les matières premières l ithiques proviennent de quatre principales zo­nes; le basalte provient du plateau de B u i ; la microdiorite, le granité et une part de la syénite de la chaîne du Mandara ; l 'autre part de la syénite du secteur de Waza-Mora, et enfin la rhyol i the de Hadjer el Hamis au nord-est (Fig. I B ) . Les quatre aires d'acquisition des matiè­res premières l ithiques se trouvent à des distances var iant de 75 à 250 k m . Les données quantitatives disponibles pour la séquence de Daïma (Connah, 1981; Connah et Freeth, 1989) présentent d'intéressantes va­riations dans le temps. A u cours de Daïma I (600 BC - A D 0) et Daïma I I (0 - 700 AD) , les aires d'approvisionnement méridionales, plateau de B u i , Mandara et Waza-Mora, paraissent les plus sollicitées, avec notamment 54 et 72% des matières premières l i thiques , contre 45 et 29% en provenance de Hadjer el Hamis , l 'aire d'approvisionnement sep­tentrionale. Ce schéma s'inverse au cours de Daïma I I I (700-1200 AD) , avec 37,5% de matériairx en provenance des aires méridionales et 62,5% pour Hadjer el Hamis . Les modalités des échanges ne sont pas connues; cependant, compte tenu des distances et des quantités attes­tées, les différentes options du modèle d'échange par percolation pa­raissent les plus probables. Le transport peut s'être effectué par piro­gue monoxyle, dont le plus viel exemplaire africain, datant de ca 8000 BP, a été découvert dans la région, à Dufuna au Niger ia (Breunig , 1995).

La pâte de verre Les objets en pâte de verre sont représentés par des perles de forme allongée et cylindrique, et rarement par des fragments de bagues et de bracelets. Les couleurs attestées var ient du blanc au bleu opaque, turquoise et gris. C'est dans l'assemblage de Daïma I I I (700-1200 AD) que l'on retrouve non seulement la plus grande diversité de couleurs mais aussi la plus forte concentration de perles en pâte de verre (Connah, 1981: 173-178). La Tombe 1, cehe d'un très jeune enfant, compte 4181 perles et cauris dont près de 2810 en pâte de verre (Connah, 1981: 177). Dans les autres sites, les perles en pâte de verre sont exclusivement de couleur bleue opaque et se retrouvent générale­ment en petite quantité (Tabl. 1). A u cours de la période qu i va de 1000

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à 1500 A D , quatre sites sur dix disposent de perles en pâte de verre; les quantités sont généralement infimes si l'on ne t i ent pas compte de la tombe I de Daïma I I I . Deux de ces sites, Houlouf et Mdaga, disposent de murail les , les deux autres, Daïma et Sou Blâmé Radj i l , en étant dépourvus. De 1500 à 1800 A D , Daïma et Sou Blâmé Radj i l ne sont plus habités, cinq localités, dont une dépourvue de mura i l l e , situées à proximité de la confluence du Logone et du Char i , disposent de perles en pâte de verre. Les fréquences par site varient de 1 à 162. A u cours deu 14e-15e siècles le bassin tchadien et l'ensemble de la zone sahélien-ne connaissent une courte phase d'aridité (Maley, 1981; H o l l , 1987, 1988, 1994, 1995); de nombreux sites sont abandonnés; i l n'est donc pas surprenant que l 'habitat se confine à des secteurs plus humides, entraînant de fait une réorganisation des réseaux d'échanges.

Aucune étude n'a été menée sur la caractérisation et la provenance des perles en pâte de verre. Les éventuelles aires d'approvisionnement seraient à rechercher au sud, dans le pays Nupé, connu pour son art isa­nat raffiné des textiles (Perani, 1992) et de la verroterie (in: Bernus et Cressier, 1991: 124), ou plus lo in au sud-ouest dans le pays Yoruba, où d'anciens ateliers de verriers ont été mis au jour . Quelques exemplaires de perles en pâte de verre ont été retrouvés dispersés dans les sédi­ments archéologiques; dans l'ensemble cependant, ces perles font tou­jours partie des assemblages funéraires strictement associés à des i n d i ­vidus enterrés.

La cornaline La cornaline est une roche semi-précieuse dont les couleurs var ient d'un rouge clair à u n rouge foncé en fonction de la durée de chauffe. I l s'agit d'une roche siliceuse de la classe des calcédoines. Dans les assem­blages archéologiques des sites de la plaine tchadienne, on retrouve de la cornaline sous forme de perles et de pendentifs, les premières étant les plus abondantes. Comme les perles en pâte de verre, i l arr ive qu'on trouve quelques perles de cornaline dispersées dans les sédiments archéologiques. La très grande majorité provient cependant des sépul­tures. A Sou, dans un niveau daté de 1300-1400 A D , des perles de cornaline ont été trouvées associés à u n charnier (Lebeuf, 1992), mais les quantités n'ont pas été précisées. Pour la période a l lant de 1000 à 150() A D , les perles en cornaline ont été trouvées dans cinq sites sur dix (Tabl. 1); les fréquences par site var ient alors de 1 à 188. Les formes sont assez diversifiées. I l y en a de forme cylindrique à facettes ou polies, biconique, sphérique, en rondelle et en forme de diamant . A u cours de la période suivante de 1500 à 1800 A D , les objets en cornaline se retrouvent dans six sites sur dix (Tabl. 1), avec des fréquences va­r iant de 3 à 914. D'après les indications chronologiques disponibles (Hoh, 1988, 1994, 1995), r«affiux» re la t i f de la cornaline vers les sites de la plaine tchadienne se s i tuerait entre 1500 et 1600 A D . On en t r o u ­ve alors surtout dans les localités avec murai l l e disposant de cimetières en jarres, comme c'est le cas à Houlouf, Midigué, Sao et Mdaga (Griaule et Lebeuf, 1949, 1950, 1951; Lebeuf et Masson-Detourbet, 1950; Lebeuf et Lebeuf, 1977; Lebeuf al., 1980; H o l l , 1988, 1994).

Deux hypothèses peuvent être avancées pour expliquer ce schéma de distr ibut ion spatiale. Selon la première, la répartition constatée est contestable et ne serait que le résultat d'une distorsion indui te par la nature sélective des recherches archéologiques qui auraient eu tenden-ce à privilégier certains types de sites au détriment des autres, notam­ment les sites à murai l les . Dans cette optique, i l est impl ic i tement admis que des recherches mieux équilibrées ne manqueraient pas de produire u n schéma différent. L'objection est importante et mérite une analyse approfondie. Selon la seconde hypothèse, la concentration pré­férentielle des biens semi-précieux dans les cités à murai l les refléterait un aspect réel de la dynamique sociale dans la plaine tchadienne pré­historique. Dynamique dans laquelle les biens exotiques, part ie pre­nante des stratégies de dist inction dans les localités centrales dans les­quelles se concentraient les membres de l'élite socio-politique, auraient été sujets à une très forte demande. Cette forte demande tendant vers

un monopole d'usage de fait aura i t empêché la dissémination des ces biens vers les sites périphériques.

Les recherches conduites dans la région de Houlouf au cours des quinze dernières années, et dans lesquelles quatorze sites répartis sur un terr i to ire de 400 km^ ont été fouillés, montrent en effet une très forte concentration de biens exotiques, et donc de cornaline, dans la localité à murai l l e de Houlouf, ceux-ci étant rares voire absents des autres sites prospectés et sondés. L'hypothèse de la dynamique sociale paraît dans ce cas la plus pertinente. Peu de t ravaux ont été effectués sur la caractérisation et l'étude de provenance des objets en cornaline. G. Connah (1981) n'a pas abordé cette question. Sutton (1991) a réac­tualisé l'idée de la cornaline provenant de Cambay en Inde, qu i aura i t transité par les ports de la mer Rouge, l 'Egypte, la vallée du N i l , la Nubie et le bassin tchadien pour atteindre la région de Igbo U k w u dans le sud-est du Nigeria (Shaw, 1970, 1977). Cette proposition séduisante est de l'avis même de son auteur hautement spéculative et invérifiable dans l'état actuel des recherches. Peu de recherches archéologiques ont été effectuées dans la partie orientale du bassin tchadien. Ce qui est connu de la préhistoire du Borkou (Treinen-Claustre, 1982) et du Dar-fur central (Mohammed, 1986) n'apporte pas de données nouvelles sur cette question; les quelques exemplaires de perles en cornaline trouvées dans la région de Koro-Toro proviennent des découvertes de surface. Le problème à résoudre peut être formulé à l'aide d'un ensemble de questions. 1) Comment s'obtient la cornaline? 2) Existe - t - i l des témoins archéologiques de la production d'objets en cornaline en Afr ique autour du bassin tchadien? 3) Oti se trouvent ces témoins archéologiques? 4) En quoi consistent ces témoins? 5) De quelle(s) époque(s) datent-ils? 6) Existe-t - i l des indications de quelque nature de liens commerciaux entre cette (ces) éventuelle(s) aire(s) de production et la plaine tcha­dienne? 7) Quels en seraient les itinéraires les plus probables?

On ne prétend nul lement donner des réponses claires à toutes ces questions. Elles serviront néanmoins à proposer u n schéma cohérent susceptible d'être vérifié avec des informations de meil leure qualité. L a réponse à la première question est relativement simple. «La cornaline est une variété microfibreuse de silice, dont la dureté est sensiblement inférieure à 7 dans l'échelle de Mohs: elle est, après les rubis et les diamants, une des roches les plus dures à travai l ler . Le t r a v a i l des calcédoines est comparable à celui des autres roches siliceuses...: la chauffe, la tai l le et le polissage, opérations particulièrement impor tan ­tes, en sont les phases essentielles» ( Inizan et al., 1992: 156). La condi­t ion sine qua non pour la production de cornaline est donc l'existence de gisements de calcédoine. Les galets ou blocs de calcédoine obtenus, «un premier tra i tement thermique est effectué pour donner au maté­r i a u brut , 'sec' et fibreux à l 'origine, u n gra in plus fin, propre à la ta i l l e . Les traitements thermiques repétés s'appliquent aux cornalines, calcé­doines jaunes à l'état b r u t qu i deviennent rouges à la chauffe. Ces der­nières sont les plus prisées» (Roux et Pellegrin, 1989: 26). E n général, les galets de calcédoine sont placés dans des fosses, la combustion étant lente et la chauffe durant environ vingt-quatre heures. Les pierres sont ensuite taillées selon la technique de percussion indirecte (Gaussen et Gaussen, 1988; In izan et al., 1992; Roux et Pellegrin, 1989); les perles sont ensuite abrasées puis perforées à l'aide d'un foret à archet. «La perle est maintenue dans u n cadre en bois, tandis que l 'art isan m a i n ­t ient le foret de la m a i n gauche et fa i t exercer à l 'archet, de la m a i n droite, u n mouvement d'avant en arrière qui fa i t tourner le foret selon une rotation circulaire alternative. L a perforation est faite en deux temps, chacune des moitiés de la longueur de la perle étant percée respectivement à p a r t i r des extrémités distale et proximale» (Roux et Pellegrin, 1989: 27). Le polissage et le lustrage sont les dernières opéra­tions techniques. Dans les cas étudiés par In izan et al. (1992) et Roux et Pellegrin (1989), ces opérations s'effectuent, selon les cas, à la m a i n sur une meule, ou dans des solutions chargées de fines particules de matériaux abrasifs.

A près d'un mi l l i e r de kilomètres à l'ouest du bassin tchadien, des témoins de production d'objets en cornaline ont été découverts au M a l i , dans la vallée du Ti lemsi , sur une zone s'étendant de l 'Adrar des Ifoghas au nord à la boucle du Niger au sud (Gaussen et Gaussen,

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1988). U n gisement de calcédoine, désigné comme «la Station de la cal­cédoine», a été découvert à une cinquantaine de kilomètres au nord de Kida l dans l 'Adrar des Ifoghas. Le gisement exploité couvre une super­ficie de l'ordre d'un hectare. «Presque toutes les variétés (de calcédoi­nes) sont présentes: agate, onyx, chrysoprase, jaspe, cornaline, toutes roches vivement colorées et tel lement bri l lantes que les deux Sonray qui nous accompagnaient se mirent à pousser des cris de joie, persua­dés que nous venions de découvrir une mine de pierres précieuses. Tou­te l ' industrie est lisse, br i l lante comme vernie, et i l apparaît que la technique de chauffe préalable à la taille a i t été systématiquement u t i ­lisée» (Gaussen et Gaussen, 1988: 247; c'est nous qui soulignons). De nombreux ateliers de tai l le de cornaline comportant des pierres à r a i ­nures, probablement des meules-polissoirs, des mi l l i ers de perçoirs ou mèches de foret en silex, des déchets de tai l le et des mi l l i ers d'ébauches et de perles cassées ont été découverts. De tels ateliers, se présentant comme des tas de débitage sous forme de plages plus ou moins c irculai ­res isolées les unes des autres, ont été trouvés à Asselar, Eblebit , Smar Smarren, N i l k i t M i c h I I , I l ouk, Gadaoui, Lagreich Neo 1, I n Arabou, Aoukert et Gao-Hydrocarbure au bord du fleuve Niger. C'est dans cette dernière station que la plus forte concentration de perles en cornaline entières a été trouvée. «La station a fa i t l'objet d'une occupation proto­historique et médiévale très importante» (Gaussen et Gaussen, 1988: 208). On pourra i t ajouter que cette cité, important port de cabotage sur le Niger, a été une importante étape commerciale re l iant diverses localités le long du fleuve.

La chronologie de cette production régionale de cornaline est lo in d'être établie car elle se heurte à de nombreuses difficultés. Tous les ateliers de production découverts sont en surface, circonstance favora­ble au mélange de vestiges de différentes époques. Aucune fouille véri­table n'a été effectuée, l'essentiel des informations connues provenant de ramassages de surface. Dans ces conditions, la seule présence d'ou­ti ls en pierre a fait at tr ibuer de fait tous les vestiges liés à la production de cornaline à une époque néolithique, subdivisée en faciès régionaiix: A (Asselar), B ( In Begouen), K (Karkar i ch inkat ) et T (Telataye). Le faciès de Telataye est celui qu i paraît marquer une certaine «spécialisa­t ion industrielle». «Sur chacune des stations... i l a été découvert des déchets de fabrication des grains de collier en une quantité telle qu ' i l est impossible de voir là les restes d'une fabrication artisanale dans le sens que l 'on accorde habituellement à ce terme. I l s'agit d'une véritable industrie qui était, sinon la seule activité, tout au moins une occupation importante, dont le produit dépassait largement les besoins du groupe. Les 5 stations énumérées (Telataye Est, Telataye 1, 2, 3 et 4) possé­daient chacune u n ou plusieurs ateliers de fabrication des grains de collier de forme discoïde» (Gaussen et Gaussen, 1988: 227). Parallèle­ment à la découverte des témoins de production intensive de perles en cornaline, leur absence remarquable des contextes clairement datés de la période néolithique que l 'on trouve dans la vallée du Ti lemsi et les régions environnantes fragilise l ' a t t r ibut i on chronologique au Néolithi­que par défaut. E n revanche, des perles en cornaline, généralement associées à des objets en cuivre ou en fer, ont été trouvées dans les t u m u l i du delta intérieur datés de 700 à 1100 A D (Desplagnes, 1907; Fontes et al., 1991: 44-45), dans d'autres sites protohistoriques et mé­diévaux comme Gao-Hydrocarbures (Gaussen et Gaussen, 1988), Igbo U k w u (Shaw, 1970, 1977), dans certains t u m u l i de la région d ' In Gal l Tegidda-n-Tesemt (Paris, 1984: 169 et 175), et plus récemment à T i n Nak I dans le secteur de Telataye (Duhard et Gaussen, 1990). Par ap­proximations successives, considérant à la fois les ensembles de vesti ­ges contemporains dans plusieurs sites des régions proches de la zone de production des perles de cornaline, i l apparaît de plus en plus que les témoins de production intensive trouvés dans les sites de la vallée du Tilemsi dateraient des périodes protohistoriques. Dans cet ordre d'idées, le témoignage de A l B a k r i , certes obtenu par l'intermédiaire d'informateurs, et datant de 1100-1200 A D , donne certaines précisions sur la valeur des perles de cornaline dans les sociétés contemporaines et l'emplacement des gisements dont la localisation — entre Tadmekka et Ghadames - correspond dans les grandes lignes à la région de l 'Adrar des Ifoghas où, ceux-ci ont été découverts récemment (Fig. l A ) .

«Another road from Tadmekka to Ghadamis: you go from Tadmekka for six days over the country inhabited by the Saghmara and then through the waterless waste for four days before attaining water, and then through another waterless région also four days. In this second waste is a mine of stone called tasi-n-nasamt, which resembles agate (aqiq). Occasionally you may find in one stone varions colors such as red, yellow, or white. Sometimes, though very rare-ly, a large, fine stone is found. When such a stone is brought to the people of Ghana, they value it extravagantly and pay a high priée for i t . They consider i t to be more splendid than any other precious object. This stone is polished and pierced by means of another stone called ti-n-tuwas in the same way as rubies are polisbed and pierced with emery. Iron would make no impression on it at ail without the ti-n-tuwas. The place where this stone lies can only be located precisely by slaughtering a camel and sprinkling its blood over the mine. The stones thus appear and may be picked up.» (Al Bakri, in: Levtzion and Hopkins, 1981: 86)

Matériau des plus précieux, gisements situés en des régions inhospita­lières et accessibles au pr ix du sacrifice d'un dromadaire, et une bonne connaissance des techniques de fabrication requises, tels sont les p r i n ­cipaux enseignments des informations de A l B a k r i . Le fer et autres ^ métaux n'étant d'aucune utilité dans le procès de production, i l n'est pas surprenant qu'on ne les a i t pas trouvés dans les assemblages des ateliers de production. Ceci n'est en aucun cas u n caractère néolithique. Les perles de cornaline paraissent donc avoir été produites par des y groupes de pasteurs-nomades berbères ou touaregs de la vallée du T i ­lemsi à par t i r du premier millénaire de notre ère. Cette production entrait dans le circuit des échanges entre nomades sahariens et séden­taires riverains du Niger. E n fonction de leurs déplacements saison­niers, les pasteurs-nomades organisaient des expéditions dans l 'Adrar des Ifoghas pour s'approvisionner en calcédoine. La matière première collectée était ensuite soumise à des traitements thermiques de chauffe sur le gîte d'acquisition et transportée dans les différents campements

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de la région. La production des objets en cornaline était effectuée dans des ateliers au sein des campements situés à proximité des villages et cités marchandes du sud au bord du fleuve Niger. Vraisemblablement en échange des produits agricoles et du poisson séché ou fumé, les pas­teurs-nomades fournissaient du cheptel et des produits de leurs act iv i ­tés artisanales, qui étaient ensuite écoulés dans différents réseaux d'échange. Celui axé sur le fleuve Niger atteignait probablement Igbo U k w u dans la région forestière du sud-est du Niger ia en aval , et les villages du delta intérieur en amont. Par l'intermédiaire des caravanes arabes, berbères, haoussa, etc. re l iant la région de Gao (Kawkaw des sources arabes) à l 'Afrique du Nord , à la région d ' In Gal l Tegidda-n-Tesemt, aux cités haoussa et plus à l'est au bassin tchadien, certains de ces biens de prestige s'étaient frayé u n chemin jusque dans les sites de la plaine tchadienne avant l'émergence du royame du Bornou. La fondation de ce royaume entre le 13e et le 15e siècle a probablement facilité le commerce ouest-est et nord-sud. Toute proportion gardée, c'est la principale raison pour laquelle on constate u n re la t i f «afflux»

• de perles en cornaline dans les sites de la plaine tchadienne entre 1500 et 1600 AD. Le développement des sociétés hiérarchisées aura i t donc amplifié la demande de biens de prestige et permis la mise en place de réseaux d'échanges à longue distance structurés.

Le cuivre et les alliages cuivreux Le cuivre et les alliages cuivreux ont dîi faire partie du même réseau d'échange que les perles en cornaline. A la différence de celle-ci cepen­dant, les objets cuivreux ou en alliages cuivreux ont été fabriqués par les forgerons des sites de la plaine tchadienne à p a r t i r de matières premières importées. Des structures de forges et des scories de métaux cuivreux ont été découvertes lors des fouilles (Lebeuf et al., 1980; H o l l , 1988). Deux principales techniques de fabrication sont attestées: à la cire perdue et par martelage à chaud et à froid. Les objets en cuivre presque pur existent mais ils sont rares (Lebeuf et Lebeuf, 1977; Connah, 1981; Ho l l , 1988). Les alliages binaires, cuivre/étain (bronze) et cuivre/zinc (laiton), sont les plus fréquents. Mais i l existe aussi des objets en alliages ternaires, cuivre/étain/plomb et cuivre/zinc/plomb. Les objets fabriqués sont très diversifiés. On trouve des figurines zoo-morphes et anthropomorphes, de la vaisselle dont une écuelle trouvée à Midigué (Lebeuf et Lebeuf, 1977), des éperons, des jambières, des protège-mains pour archers, des bracelets creux et pleins, des anneairx, des pendentifs, des plaques pectorales, des pièces coniques creuses, et des embouches de trompes cérémonielles.

A peu d'exceptions près, tous ces objets ont été trouvés en contexte funéraire. De 500 à 1000 A D , plus précisément vers 800-900 A D , i l n'y

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a que deux anneaux en alliage cuivreux provenant de Daïma (Tabl. 1). A u cours de la période suivante, de 1000 à 1500 A D , des objets en alliages cuivreux se retrouvent dans quatre sites sur dix, notamment à Daïma, Sou, Houlouf et Mdaga. Leurs fréquences var ient de >11 à 29. Entre 1500 et 1800 A D , les fréquences des objets en cuivre et alliages, que l'on retrouve dans sept sites sur dix, var ient de 1 à 136. Les objets cuivreux ont donné l ieu à des analyses de caractérisation plus ou moins approfondies (Lebeuf et Lebeuf, 1977; Lebeuf et al., 1980, Connah, 1981; Ho l l , 1988). Le recyclage systématique des objets usagés, qu i en­traine une recombinaison des composantes métallographiques, rend difficile l ' identification des aires de provenance de la matière première. On ne sait toujours pas sous quelle forme ce matériau a r r i v a i t dans les sites de la plaine tchadienne; s'agissait-il de lingots, ou d'objets impor­tés puis refondus? E n fonction de la proximité géographique, i l existe deux aires de provenance éventuelles: le plateau de Bauchi au sud-ouest et la région d ' In Gal l Tegidda-n-Tesemt à l'ouest-nord-ouest (Fig. l A ) . Dans le cas du plateau de Bauchi , les données archéologiques sur la métallurgie du cuivre sont ambiguës, alors que les indices d'exploita­tion d'étain sont clairement attestés. Les documents sont beaucoup plus riches pour la région d ' In Gal l Tegidda-n-Tesemt avec les importants centres de production de cuivre d'Azelik, Marandet et plusieurs autres stations datant de 500 à 1800 A D (Grébénart, 1985; Bernus et Cressier, 1991). Le cuivre et les alliages cuivreux ont fa i t partie du même circuit d'échange que la cornaline. Les témoins archéologiques indiquent une production de cuivre particulièrement intensive à Marandet entre 800 et 1000 A D (Grébénart, 1985) et à Azel ik et sa périphérie de 1100 à 1600 A D (Bernus et Cressier, 1991). Décrivant la production de cuivre à Takadda (Azelik) en 1355 A D , I b n B a t t u t a précise: «the copper is transported from here to the city of Kùbar i n the land of the Infidels and to Zaghay and the land of B u r n i i , which is at a distance of forty days from Takadda... From this country they br ing handsome slave girls ijawari) and young men slaves (fityan) and cloth dyed w i t h saffron (Jasad)» ( Ibn Bat tu ta , in: Levtzion et Hopkins, 1981: 302). Les esclaves et les textiles teints à l 'indigo sont clairement indiqués comme ayant été la contrepartie du cuivre dans les marchés du Bornu. I l est fort probable que du Bornu, le cuivre de Takadda ait été exporté vers les contrées orientales voisines, par l'intermédiaire de caravanes des marchands k a n u r i , haussa, ou kotoko qui seraient venus s'approvision­ner directement sur les places de marché.

Réseaux d'échange et économie politique A part i r de cette brève discussion des données archéologiques relatives aux biens exotiques découverts dans les sites de la plaine tchadienne, i l est possible de présenter dans les grandes lignes les principaux réseaux d'échange préhistoriques, à l'exclusion du commerce trans-saharien. Les matières premières l ithiques servant à fabriquer des outils utilisés dans les activités de subsistance et de production quotidiennes sont celles qui ont fa i t l'objet des échanges les plus anciens, remontant à 2000 BC. Ces matériaux ont été utilisés à la confection des armatures de pointes de flèches, des haches polies, des meules, des broyeurs, des percuteurs, des pilons et des polissoirs. Les réseaux dans lesquels ces matériaux ont circulé s'ordonnent globalement selon u n axe nord-sud et sud-nord. Dans le premier cas la zone de Hadjer el Hamis fournissait essentiellement de la rhyol i the , et dans le second le plateau de B u i , le massif du Mandara et l 'aire de Waza-Mora fournissaient du basalte, de la syénite, du granité et de la microdiorite. Compte tenu des quantités connues, l 'approvisionnement était probablement très irrégulier et pou­vait être le fa i t de pêcheurs en barques qui se rencontraient lors des saisons de pêche sur les cours d'eau et dans la vaste zone inondable et navigable séparant la plaine des massifs méridionaux. (Fig. I B ) .

Le réseau, ou mieux l'ensemble des réseaux ouest-est, met ta i t les habitants de la plaine en relat ion avec des régions plus lointaines: la vallée du Ti lemsi au M a l i pour les objets en cornaline, la région d ' In Gall Tegidda-n-Tesemt au Niger pour le cuivre et alliages cuivreux, et

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accessoirement les perles en pâte de verre. Deux perles en pâte de verre ont été trouvées dans le site de Eblebit dans la vallée du Ti lemsi (Gaus­sen et Gaussen, 1 9 8 8 : 1 6 6 ) . Dans les sites de surface, ceci n'est nul le ­ment une explication convaincante. L'hypothèse d'un autre réseau re­l iant la plaine tchadienne au pays Nupé, ou par l'intermédiaire de ce­lui -c i au pays Yoruba plus lo in au sud-ouest, n'est pas à rejeter a priori. Cependant, les faibles quantités impliquées rendent cette hypothèse particulièrement fragile dans l'état actuel des recherches. Perles en cor­naline et en pâte de verre, objets en cuivre et alliages cuivreux, relèvent de la catégorie des biens de prestige, et comme tels appartenaient à des individus particuliers, qu'ils accompagnaient dans la tombe. Ces biens ont dû servir de signes distincti fs , symbolisant le s tatut social de celui ou de celle qu i les possédait. Si l 'on considère l'ensemble des sites de la plaine tchadienne, l ' importat ion des biens de prestige s'amorce t imide ­ment entre 5 0 0 et 100(3 A D avec d'infimes quantités retrouvées à Daï­ma et Mdaga (Tabl. 2 , Fig . 2 ) . De 1 0 0 0 à 1 5 0 0 A D , des réseaux d'échan­ges relativement structurés semblent s'être mis en place, ce phénomène s'amplifiant entre 1 5 0 0 et 1 8 0 0 A D .

Séquence Chronologique (AD)

Perles en pâte de

verre

Perles en cornaline

Objets en cuivre et

alliages Cauris Total

1500-1800 2 1 1 1823 1 7 1 3 2 2 0 8 1000-1500 3663 3 2 2 7 1 6 2 4 1 1 8 500-1000 - 1 2 - 3

TOTAL 3 8 7 4 2 1 4 6 2 4 4 6 5 6 3 2 9

Tableau 2 . Répartition des biens importés par grandes séquences chronologiques.

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