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Anne-Marie Guimier-Sorbets Marie-Dominique Nenna Réflexions sur la couleur dans les mosaïques hellénistiques : Délos et Alexandrie In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 119, livraison 2, 1995. pp. 529-563. Citer ce document / Cite this document : Guimier-Sorbets Anne-Marie, Nenna Marie-Dominique. Réflexions sur la couleur dans les mosaïques hellénistiques : Délos et Alexandrie. In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 119, livraison 2, 1995. pp. 529-563. doi : 10.3406/bch.1995.4636 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bch_0007-4217_1995_num_119_2_4636

Réflexions sur la couleur dans les mosaïques hellénistiques : Délos et Alexandrie

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Anne-Marie Guimier-SorbetsMarie-Dominique Nenna

Réflexions sur la couleur dans les mosaïques hellénistiques :Délos et AlexandrieIn: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 119, livraison 2, 1995. pp. 529-563.

Citer ce document / Cite this document :

Guimier-Sorbets Anne-Marie, Nenna Marie-Dominique. Réflexions sur la couleur dans les mosaïques hellénistiques : Délos etAlexandrie. In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 119, livraison 2, 1995. pp. 529-563.

doi : 10.3406/bch.1995.4636

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bch_0007-4217_1995_num_119_2_4636

περίληψηΣε μια προηγούμενη μελέτη μας σχετικά με τη χρήση των πρώτων υλών στα δηλιακά ψηφιδωτά,μπορέσαμε να δείξουμε τη χρωματική ποικιλία και ζωντάνια που επιτυγχάνεται από τη χρήση τωνγυάλινων και φαγεντιανών ψηφίδων και την .προσθήκη, σε ορισμένες από αυτές τις ψηφίδες, ενόςστρώματος από χρώμα. Ο καθαρισμός του μεγάλου ψηφιδωτού δαπέδου της Νησίδας τωνΚοσμημάτων μας επιτρέπει σήμερα να συμπληρώσουμε τις παρατηρήσεις αυτές. Για να γνωρίσουμεκαλύτερα τη χρήση του χρώματος στα ελληνιστικά ψηφιδωτά εικονιστικού ρυθμού πρέπει ναεπεκτείνουμε την εργασία ανάλυσης και αποκατάστασης και σε άλλα δείγματα ψηφιδωτών δαπέδου τουίδιου τεχνοτροπικού ρεύματος, όπως δύο δηλιακά ψηφιδωτά με διονυσιακό θέμα, καθώς και δύοελληνιστικά ψηφιδωτά από την Αίγυπτο (εκείνο με την υπογραφή του Σοφίλου και το αντίγραφο του, ταοποία βρέθηκαν στην Thmuis). H αντίληψη που έχουμε για τα χρώματα στα ψηφιδωτά αυτάδιαστρεβλώνεται σε μεγάλο βαθμό από την αλλοίωση των πρώτων υλών. Η αποκατάσταση τωναρχικών χρωμάτων υπαγορεύει την επανένταξη των δαπέδων αυτών στο γενικότερο τεχνολογικό καιτεχνοτροπικό πλαίσιο του ψηφιδωτού και της ζωγραφικής της ελληνιστικής περιόδου.

RésuméDans une précédente étude sur l'emploi des matériaux dans les mosaïques déliennes, nous avons pumontrer la variété et la vivacité des couleurs obtenues par l'emploi de tesselles de verre et de faïence etl'adjonction sur certaines tesselles d'une couche de peinture. Le nettoyage de la grande mosaïque del'Ilot des Bijoux nous permet aujourd'hui de compléter ces observations. Pour tenter de mieux connaîtrel'emploi de la couleur dans les mosaïques hellénistiques de style picturalisant, il convient d'étendre cetravail d'analyse et de restitution à d'autres pavements appartenant au même courant stylistique : deuxmosaïques déliennes à sujet dionysiaque ainsi que deux pavements hellénistiques d'Egypte (lamosaïque signée de Sophilos et sa copie, découvertes à Thmuis). Notre perception des couleurs deces mosaïques se trouve en effet grandement faussée par l'altération des matériaux. La restitution descouleurs originelles conduit à replacer ces pavements dans le contexte technique et stylistique de lamosaïque et de la peinture hellénistiques.

AbstractIn an earlier study of the utilisation of the materials in the mosaics of Delos we were able to show thevariety and brilliance of colour obtained by using tessera of glass and faïence and painting over some ofthem. The cleaning of the large mosaic in the House of the Jewels now allows us to complete theseobservations. For a better understanding of how colour was used in the Hellenistic mosaics of pictorialstyle, it will be helpful to extend this work of analysis and restoration to other mosaic floors belonging tothe same stylistic trend: two Delian mosaics with Dionysiac themes and two Hellenistic mosaics in Egypt(the one signed by Sophilos and a copy of it discovered at Thmuis). Our perception of the colours ofthese mosaics is in fact considerably falsifîed by the altération of the materials. The result of therestoration of the original colours has been to reestablish these mosaics within the technical and stylisticcontext of hellenistic mosaics and painting.

RÉFLEXIONS SUR LA COULEUR

DANS LES MOSAÏQUES HELLÉNISTIQUES

DÉLOS ET ALEXANDRIE *

À la mémoire de René Ginouvès

Lors d'une précédente étude sur l'emploi des matériaux dans les mosaïques déliennes, nous avons pu montrer la variété et la vivacité des couleurs obtenues par l'emploi de tesselles de verre et de faïence, et comment la couleur de certaines tesselles de

(*) Cette étude fait partie des travaux du Groupe de recherches franco-helléniques sur la mosaïque en Grèce et des activités du Centre d'Études Alexandrines (CNRS). Nous tenons à remercier Y. Morizot pour son aide et Ph. Bruneau pour sa relecture attentive et ses critiques. N. Sigalas a mis tout son talent à la création des aquarelles restituant les couleurs originelles des mosaïques : qu'il trouve ici l'expression de toute notre gratitude.

Abréviations utilisées : AoP = Alterlûmer oon Pergamon. Bruneau 1972 = Ph. Bruneau, Les mosaïques, EAD XXIX (1972). Chamonard 1933 = J. Chamonard, Les mosaïques de la Maison des Masques, EAD XIV (1933). Daszewski 1985 = W. A. Daszewski, Corpus of Mosaics from Egypt I : Hellenistic and Early Roman Period

(1985). Guimier-Sorbets et Nenna 1992 = A.-M. Guimier-Sorbets, M.-D. Nenna, «L'emploi du verre, de la faïence

et de la peinture dans les mosaïques de Délos», BCH 116 (1992), p. 607-631. Pernice 1930 = E. Pernice, Die hellenistische Kunst in Pompeji. VI. Pavimente und figûrliche Mosaiken (1930). Recueil Milliet = A. Reinach, Textes grecs et latins, relatifs à l'histoire de la peinture ancienne. Recueil Milliet

(1921); introduction et notes par A. Rouveret (rééd. 1985). Villard 1969 = J. Charbonneaux, R. Martin, Fr. Villard, Grèce classique (1969), p. 227-333. Villard 1970 = J. Charbonneaux, R. Martin, Fr. Villard, Grèce hellénistique (1970), p. 95-198.

Pour chacune des mosaïques d'époque hellénistique citées dans cet article, à l'exception des pavements déliens, nous donnons, en plus des principales références bibliographiques, la référence à la banque de données sur la mosaïque dans le monde grec diffusée par le Centre de recherche «Archéologie et Systèmes d'Information» (Université Paris X et CNRS). Pour les mosaïques de Délos, nous utilisons le numéro de la publication.

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pierre ou de terre cuite avait été renforcée par l'adjonction d'une couche de peinture1. Notre perception des couleurs de ces mosaïques se trouve en effet grandement faussée par l'altération des matériaux — alors que pourtant les mosaïques présentent des couleurs plus stables que les peintures murales et constituent de ce fait une bonne base d'étude de l'esthétique de la couleur à l'époque hellénistique. Pour tenter de mieux connaître l'emploi de la couleur dans les pavements d'époque hellénistique de style picturalisant, nous reprenons ici l'analyse des trois plus grandes compositions figurées de Délos2 : les deux représentations dionysiaques et la grande mosaïque de l'îlot des Bijoux, dont la restauration récente permet de compléter nos premières observations3. En raison de l'origine alexandrine de la faïence et de l'ancienneté du style picturalisant qu'on y constate, nous examinons ici deux pavements hellénistiques d'Egypte : la mosaïque signée de Sophilos et sa copie.

La restitution des couleurs originelles des pavements étudiés conduit à replacer ces derniers dans le contexte de la mosaïque et de la peinture hellénistiques *. On sait que les rapports de la mosaïque et de la peinture sont complexes et ont varié selon les époques. Il semble assuré qu'à toutes les périodes, le mosaïste réalisait ses tableaux figurés à partir d'un «carton» (paradeigma) préparé par un peintre5. On ne connaît ni le degré de détail de ces «cartons», ni celui de leur originalité. De plus, pour transposer ce «carton», le mosaïste était libre de jouer plus ou moins avec la discontinuité du matériau qui caractérise sa technique. Du milieu du ive siècle jusqu'à la fin de l'époque hellénistique, on a reconnu l'étroitesse des rapports qui unissent peinture et mosaïque6 : ils ont conduit à qualifier de «picturalisant» l'ensemble des décors de mosaïque imitant la peinture et déjà Pline employait l'expression «peinture en pierre» (H Ν XXX 3). Cette volonté d'imiter la peinture se manifeste alors notamment par le fait que les mosaïstes ont tenté d'effacer la discontinuité de leur matériau 7.

Il ne s'agit pas ici d'envisager la mosaïque seulement comme un témoignage de peintures perdues, ni de reprendre la voie de l'interprétation des textes antiques — d'autres ont consacré une part importante de leurs études à cette question8 — mais de considérer ces pavements comme de nouvelles pièces du grand «puzzle» que constitue notre connaissance de la mosaïque et de la peinture antiques. En peinture, comme dans

(1) Guimier-Sorbets et Nenna 1992. On ajoutera aux matériaux fragiles employés dans les mosaïques hellénistiques le bleu égyptien, voir plus bas p. 536.

(2) De par son chromatisme volontairement restreint, le panneau de la tritonesse (Délos 75, Maison des Tritons; Bruneau 1972, p. 174-178 et p. 82) s'exclut évidemment de notre enquête.

(3) Voir Appendice 1 par N. Tolis sur la restauration de l'ensemble du pavement et Appendice 2 pour l'analyse des matériaux vitreux employés par C. Fiori.

(4) Pour chaque document cité en comparaison, nous privilégions les références bibliographiques qui offrent des reproductions en couleur du détail étudié.

(5) Ph. Bruneau, «Les mosaïstes antiques avaient-ils des cahiers de modèles?», RA (1984), p. 241-272. (6) Voir M. Robertson, «Greek Mosaics», AJA 85 (1965), p. 72-89; Ph. Bruneau, «La mosaïque grecque

classique et hellénistique», Archèologia (Varsovie) 27 (1976), p. 12-42. (7) Ibid., p. 12 et 39. (8) Voir notamment V. Bruno, Form and Color in Greek Painting (1977), p. 47-102 ; Id., Hellenistic Pain-

ting Techniques : The Evidence ofthe Delos Fragments (1985) (dont nous ne partageons pas toutes les conclusions) ; P. Moreno, «II realismo nella pittura greca del IV sec. a. C», RIA 13-14 (1964-1965) p. 27-98; Id., La pittura greca (1987); M. Robertson, A History of Greek Art (1975); A. Rouveret, Recueil Milliet (rééd. 1985); Ead., Histoire et imaginaire de la peinture ancienne. Ve siècle av. J.-C-ier siècle ap. J.-C. (1989), p. 221-299.

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les mosaïques de style picturalisant, le traitement coloristique rend la troisième dimension grâce à des procédés graphiques et des jeux d'ombre et de lumière9 : les parties les plus «saillantes» sont les plus éclairées, elles se détachent sur les parties dans l'ombre, placées à l'arrière-plan. Et il faut, en outre, que les figures, quel que soit leur type, se détachent sur le fond, ce qui est plus ou moins aisé selon la couleur de ce dernier, sa valeur — sombre ou claire — et selon sa nature : le fond peut en effet être neutre (monochrome), ou figuré, et il précise alors le cadre de la scène. Pour les scènes figurées comme pour le motif de la guirlande, nous analyserons le choix et l'emploi des couleurs, ainsi que leur rapport avec le fond sur lequel elles se détachent, et tenterons de replacer ces compositions dans des séries.

1. Les représentations dionysiaques déliennes

Le Dionysos assis en amazone sur un guépard de la Maison des Masques10 se détache, même dans l'état actuel de conservation, avec beaucoup de netteté sur le fond de pierre sombre. Si la spécificité du vêtement de Dionysos a déjà été étudiée d'un point de vue iconographique11, il faut ici souligner le rôle important qu'il joue dans la couleur du tableau. L'himation attire aujourd'hui les regards, par sa couleur jaune d'or dont les plis sont rendus dans un dégradé allant du blanc — pour les zones éclairées (genoux et certains plis de la draperie) — jusqu'au brun — pour lés zones les moins éclairées (creux des plis). J. Chamonard dans sa description de la tunique mentionnait des zones brunes et signalait que quelques tesselles manquaient12. Il s'étonnait dans son commentaire de cet agencement des couleurs13. Les tesselles, aujourd'hui toutes disparues dans ces zones, n'ont laissé dans le mortier que de profondes empreintes aux bords très nets : il s'agissait donc de tesselles de verre14. Les tesselles marron décrites par J. Chamonard sont en fait des tesselles de verre altéré qui devaient être violettes à l'origine, comme nous le restituons dans les parties ombrées des vêtements d'Athéna et de la figure centrale de la mosaïque de l'îlot des Bijoux (restitution confirmée par les analyses des matériaux)15. Le verre violet correspondait aux zones du vêtement les plus dans l'ombre et des tesselles en verre bleu aux parties moyennement éclairées (tandis que les zones les plus éclairées étaient blanches). Cette restitution d'une tunique bleue est confirmée par la couleur bleu clair que J. Chamonard a décrite pour la partie haute de la tunique (épaulettes et poignets). La couleur éclatante et chaude de l'himation était donc contrebalancée par la couleur, vive mais froide, du bleu de la tunique (pi. la).

Dans la mesure où le vêtement sur le flanc gauche du dieu était entièrement dans l'ombre, et donc uniquement rendu en tesselles de verre aujourd'hui disparues, nous ne pouvons nous fier, pour

(9) Guimier-Sorbets et Nenna 1992, p. 610-611. (10) Bruneau 1972, p. 239-245, n° 214. (11) Chamonard 1933, p. 14-15. (12) Ibid., p. 12. (13) Ibid., p. 21 : «Tout au plus, pourra-t-on trouver un peu accusées les ombres du côté gauche du chiton,

qui tranchent peut-être trop sur la partie blanche voisine, au point de lui paraître juxtaposées et de se confondre avec les bordures sombres, et devra-t-on convenir que le dessin de la plus étroite de ces bandes n'est pas satisfaisant pour l'œil qui le discerne mal.»

(14) Guimier-Sorbets et Nenna 1992, p. 610 n. 15. (15) Voir p. 543.

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la restitution des plis, qu'aux différences d'altération que V. Devambez a reproduites dans l'aquarelle qui accompagne la publication et qu'on retrouve dans les photographies de l'époque16. Certaines zones très éclairées de la partie inférieure de la tunique ont été rendues en plusieurs coloris de tesselles de pierre qui sont actuellement conservées : ce sont les plis reconnaissables dans ces zones qui nous permettent de restituer la distribution des couleurs dans les zones aux tesselles disparues (pi. Ib). Le voile de la tunique, dont la transparence laisse voir la cheville gauche du dieu, est ourlé d'un fin galon jaune (une file de tesselles). À ce premier élément de décor du vêtement, s'ajoutent, en remontant vers l'himation, un galon jaune constitué de deux files de tesselles, puis une ligne de croisettes brodées, jaunes et noires, et enfin un galon blanc plus large (quatre files) bordé sur ses deux côtés d'une file de tesselles jaunes. Le mosaïste a dessiné six plis principaux dont la profondeur est marquée à la fois de façon graphique par le décalage introduit dans le tracé des galons et de la bande des croisettes, et de façon coloristique par les éléments décoratifs qui sont rendus en clair dans les parties saillantes des plis et en foncé dans les creux. Il a, en outre, animé ces plis d'un modelé supplémentaire, visible dans ces éléments traités en jaune et blanc pour les parties éclairées, et en beige et marron dans les autres ; ce modelé est également visible dans les parties de la draperie situées sous l'himation, qui sont traitées en trois couleurs. C'est en suivant le tracé des plis ainsi dessinés que nous proposons de restituer, dans les parties disparues, des jeux de couleur allant du bleu au violet.

Pour la partie supérieure de la tunique, on constate que si les galons sont blancs en pierre avec une ligne jaune à l'ourlet, le creux des plis et les zones d'ombre rendus en tesselles de verre bleu opaque, l'étoffe, dans les parties éclairées du vêtement, devait être en tesselles de faïence bleu clair17. Le reste des manches est, lui aussi, traité en dégradé à l'aide de tesselles de pierre rouge.

L'association du jaune et du bleu du vêtement se retrouve dans la bandelette nouée sur le thyrse. La partie supérieure présente la même couleur que l'himation, jaune en dégradé ; dans la partie inférieure aujourd'hui remplacée par du ciment, il faut restituer les mêmes teintes que dans le haut du vêtement du dieu : tesselles de faïence bleu clair et de verre bleu opaque pour l'ombre. La coiffure du dieu fait écho à ces couleurs, et la bandelette placée sur le front, et dont un pan tombe à l'arrière du visage puis sur l'épaule gauche du dieu, est rendue dans les mêmes teintes bleues et avec les mêmes matériaux que le haut du vêtement. Les accessoires apportaient d'autres touches de couleurs. Le thyrse et son feuillage, la couronne du dieu et le collier du guépard sont tous réalisés en tesselles de faïence vert clair dont l'ombre est en tesselles de verre bleu opaque. Selon les indications de J. Chamonard, la peau du tympanon était rouge vif, l'ombre portée du pouce étant indiquée en rouge foncé. Les tesselles ayant toutes disparu en laissant des empreintes très nettes, on restitue ici du verre rouge opaque.

Suivant une tradition ancienne, sur laquelle nous allons revenir, le mosaïste de l'em- bléma de la Maison des Masques de Délos a neutralisé le fond par une teinte sombre quasi uniforme ; pour rendre les figures, il a donc pu jouer librement avec les zones de couleurs vives qu'il a réparties en correspondance et opposition. Ainsi, au centre de la figure, l'himation jaune s'oppose aux masses supérieures et inférieures de la tunique bleue. L'alliance de ces deux teintes est reprise de façon secondaire dans le haut du vêtement par le pan de l'himation et dans le bas par les broderies et les galons, tous jaunes sur le fond bleu

(16) Chamonard 1933, pi. III. Les meilleurs tirages des photographies se trouvent dans Bruneau 1972, p. 244, fig. 182-183.

(17) En ces endroits, il s'agit bien de tesselles de faïence dont seule la glaçure a disparu.

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du vêtement. Le mosaïste, dans un raffinement supplémentaire, a placé un rappel de ces deux teintes dans la coiffure du dieu et sur les bras, à l'extrémité des épaulettes et des poignets. La bandelette du thyrse joue le rôle de contrepoint. À cette association principale du jaune et du bleu, le mosaïste a ajouté des taches de rouge et de vert. Au rouge très vif du tympanon répond, selon un axe diagonal, la chaussure du dieu. Selon l'autre axe diagonal, aux manches du dieu répondent les pans de la bandelette du guépard. Le vert se répartit en zones de taille plus réduite dans les différents feuillages, mais aussi dans la ligne diagonale formée par la tige du thyrse. Sur le fond sombre, la figure horizontale du guépard se détache en brun clair et forme transition vers la figure verticale du Dionysos qui, d'une part, est le plus éclairé et, d'autre part, apporte à lui seul presque toute la couleur du panneau. La répartition des taches colorées souligne la composition graphique de la scène.

Ces couleurs et leur disposition se retrouvent-elles dans le panneau de la Maison du Dionysos18? Le vêtement du dieu était déjà tellement détruit au moment de la découverte en 1904 qu'on ne peut se prononcer sur la couleur de l'himation et donc sur une association du jaune et du bleu dans le vêtement. Néanmoins, dans les parties conservées, on rencontre un choix et une disposition semblables des couleurs : manches en tesselles de pierre rouge, tesselles de faïence bleu clair sur les épaules, sous l'aisselle et au poignet droit. Ce type de tunique à manches de couleurs contrastées et dont les poignets rappellent la couleur des épaules n'est pas exceptionnel : on peut en voir une, portée par Calchas, dans la peinture du sacrifice d'Iphigénie qui ornait la Maison du Poète tragique à Pompéi19. Dans les deux panneaux, le fond est sombre, mais une différence majeure réside dans le traitement du sol : tout à fait neutre et peu marqué à la Maison des Masques, le sol devient un élément important de la composition à la Maison du Dionysos puisqu'il y est traité de façon naturaliste, avec des plantes et un canthare renversé. Il fournit une indication discrète du cadre de la scène et en constitue le premier plan : ainsi, toute l'attention n'est pas portée sur Dionysos comme à la Maison des Masques.

Si on tente de compléter la série des mosaïques représentant Dionysos sur un fauve sans tenir compte des pavements de galets20, il faut signaler un fragment de panneau d'étage trouvé à la Maison Β du Quartier de l'Inopos, lui aussi à fond sombre, qui appartient vraisemblablement à la même série iconographique ; mais il est trop fragmentaire pour qu'on puisse pousser plus loin la comparaison21. En revanche, il faut certainement lui rattacher le tableau de la Maison du Faune à Pompéi qui représente un Dionysos enfant, nu et ailé, tenant un canthare, et chevauchant un tigre à tête de lion22. Ce tableau présente à la fois des ressemblances et des différences avec chacun des deux tableaux déliens ; on n'y retrouve pas, en particulier, les jeux de couleur dans les vête-

(18) M. Bulard, «Peintures murales et mosaïques de Délos», MMA1 14 (1908), p. 199-203 et voir particulièrement l'aquarelle de la pi. III; Bruneau 1972, p. 289-293.

(19) Peinture actuellement conservée au Musée de Naples, cf. Villard 1969, p. 329. (20) En effet, la mosaïque fameuse de Pella est assez différente et celle d'Érétrie est trop mal connue pour

qu'on puisse la prendre en compte : un mauvais dessin ne donne qu'une image à l'évidence déformée de ce panneau aujourd'hui disparu (M. Rangabé, «Mémoire sur la partie méridionale de l'île d'Eubée», Mémoires présentés par divers savants à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de l'Institut de France 3 [1853], p. 205, pi. II; Ph. Bruneau, BCH 93 [1969], p. 329).

(21) Bruneau 1972, p. 217-218, n° 169. (22) POMPEI 28 (Th. Kraus, L. Von Matt, Pompeii and Herculaneum [1975], fig. 103).

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ments car Dionysos est nu, mais le panneau pompéien est également à fond sombre et, si des rochers y occupent la zone de sol, la composition et le thème de ces trois tableaux — contemporains selon toute vraisemblance — restent les mêmes.

Les compositions figurées à fond neutre sombre, qui sont de règle dans les mosaïques de galets (à Olynthe, Pella etc.) semblent, à l'époque hellénistique, être limitées aux petits panneaux d'opus tessellatum ou vermiculatum ; elles sont les héritières d'une tradition picturale très ancienne et, en particulier, du décor architectural dans lequel les figures se détachent pratiquement toujours sur un fond bleu-noir. Dans ce contexte, il est intéressant de remarquer que les panneaux dionysiaques de Délos, comme celui de la Maison du Faune, sont à fond sombre malgré leurs dimensions importantes. Rappelons l'hypothèse émise par M. Robertson qui, en rapprochant le Dionysos de la Maison des Masques d'un fragment de vase attique de la fin du ve ou du début du ive s., pensait que ces images dérivaient d'un original commun de l'époque classique23; mais cette hypothèse suffit-elle à expliquer le fond noir commun à ces différentes représentations? Quoi qu'il en soit, on observe que, pour détacher les figures, il a suffi au mosaïste de jouer sur l'opposition directe des couleurs claires ou éclatantes par rapport à la pénombre du fond.

2. La mosaïque signée de Sophilos et sa copie

La mosaïque signée de Sophilos trouvée à Thmuis, dans le Delta du Nil, et datée des environs de 200 av. J.-C, constitue l'un des plus anciens témoignages, déjà très abouti, du style picturalisant 24 employé dans une scène figurée. Entouré d'une zone géométrique à décor noir sur fond blanc, le panneau central de la mosaïque était, lui, brillamment coloré. L'état actuel de conservation permet déjà de s'en rendre compte, mais l'altération des divers matériaux qui composent les tesselles affaiblit très nettement la coloration originelle, comme nous allons essayer de le montrer. Trois tons de faïence ont été utilisés dans ce pavement : bleu clair, bleu foncé et vert clair. Seul le vert foncé est rendu en tesselles de verre.

La large bande ornée d'une double ligne de méandre à svastikas et carrés en perspective (pi. Π) offre une polychromie particulièrement riche puisque, si le méandre lui-même est dessiné de façon canonique en blanc sur fond noir, les faces de ses segments sont rendues au moyen d'autres couleurs, chacune en deux tons, clair et foncé25. La simple observation ne suffit pas pour retrouver toutes ces couleurs et leurs nuances, mais la connaissance du schéma traditionnel du motif en perspective permet de les restituer de façon sûre : l'ensemble est formé par la répétition régulière de quatre zones dont les couleurs sont disposées comme suit :

(23) M. Robertson, A History ofGreek Art (1975), p. 423, 579, pi. 133c. Mais rappelons aussi que J. Mar- cadé (Au Musée de Délos [1969], p. 193) penche pour l'origine orientale du modèle du Dionysos délien.

(24) THMUIS 1 (Daszewski 1985, p. 142-158, pi. A, 32 et, pour de bonnes photographies en couleur du panneau figuré et du décor géométrique, voir Alexandria : the Site and the History [1992], p. 60-61 ; J.-Y. Empereur, A Short Guide to the Graeco-Homan Muséum Alexandria [1995], dépliant de la couverture). La datation, proposée par Bl. Brown et reprise et argumentée par Daszewski 1985 (p. 155, 181), est tout à fait convaincante.

(25) Pour la disposition des couleurs du traitement en perspective du méandre, voir Guimier-Sorbets et Nenna 1992, p. 611.

1995] LA COULEUR DANS LES MOSAÏQUES HELLÉNISTIQUES 535

— zone 1 : segments rouge clair et rouge foncé (pierre), demi-carrés bleu clair (faïence) ; — zone 2 : segments vert clair (faïence) et vert foncé (verre), demi-carrés jaunes (pierre); — zone 3 : segments jaunes et marron (pierre), demi-carrés vert clair (faïence) ; — zone 4 : segments bleu clair et bleu foncé (faïence), demi-carrés rouge clair (pierre). La séquence de ces zones se répète régulièrement : sur le côté supérieur26 à partir de l'angle

gauche, on reconnaît la zone à segments bleus (4), la zone à segments rouges (1), la zone à segments verts (2), la zone à segments jaunes (3) puis, à nouveau, la zone à segments bleus (4) ; sur le côté droit en descendant, la zone rouge (1), la zone verte (2), la zone jaune (3), la zone bleue (4), la zone rouge (1) puis la zone verte (2) à l'angle ; sur le côté inférieur et de droite à gauche, la zone jaune (3), la zone bleue (4), la zone rouge (1), la zone verte (2) ; sur le côté gauche en remontant à l'angle, la zone jaune (3), la zone bleue (4), la zone rouge (1), la zone verte (2) puis la zone jaune (3)27.

Le guillochis est, lui-même, très coloré, car ses brins sont rendus non pas en un dégradé de blanc-gris, comme fréquemment, mais en un dégradé de marron clair, jaune et blanc. Les cœurs sont bipartis, en alternance rouge clair et rouge foncé (pierre), vert clair et bleu foncé (faïence). Les œillets sont, par paire de même couleur, rouge clair et vert clair avec une pointe de blanc au centre. Il faut remarquer en outre la complexité de l'orientation du motif : il est en effet formé de quatre segments qui divergent au milieu des côtés horizontaux du carré et convergent au milieu des côtés verticaux.

Dans le panneau central, la figure féminine se détache sur un fond bleu clair réalisé en tesselles de faïence : la glaçure de ces tesselles a aujourd'hui disparu, mais il reste de nombreuses traces de mortier coloré. En revanche, ces tesselles de faïence semblent peu utilisées pour la figure elle-même. Le baudrier polychrome visible près de la fibule comporte des tesselles de faïence verte. La partie de la cuirasse située juste en contrebas est réalisée en faïence bleu clair pour rendre vraisemblablement les reflets métalliques; sur cette zone se détache une palmette blanche. Des tesselles de faïence verte sont aussi employées dans la coiffe et dans les yeux pour marquer le contour extérieur de l'iris28.

En raison de la grande ressemblance entre le pavement de Sophilos et une autre mosaïque de Thmuis dont la figure centrale semble bien être la copie 29, il est légitime de se demander si le mosaïste y a reproduit l'emploi des couleurs et des matériaux.

Le panneau central est dans un très mauvais état de conservation, mais il reste quelques traces de mortier bleu clair qui indiquent l'existence très vraisemblable d'un fond de tesselles bleu clair. On retrouve un emploi proche des tesselles bleues et vertes dans la figure centrale : tesselles de faïence verte dans la coiffe et le contour extérieur de l'iris. La partie visible de la cuirasse est en

(26) La mosaïque est actuellement présentée sur le mur d'une des salles du musée et, en l'absence de toute indication d'orientation originelle, nous nous référons, dans la description, à sa position actuelle.

(27) Chaque zone se compose de deux carrés et de deux svastikas ; or, dans la longueur de chaque côté, la ligne extérieure comporte six svastikas et sept carrés : le mosaïste a donc dû «rattraper» aux angles cette demi-zone. Dans les angles supérieur gauche et inférieur droit, il a étendu la zone en créant un rectangle à trois svastikas et trois carrés ; dans l'angle inférieur gauche et, selon toute vraisemblance, dans l'angle supérieur droit aujourd'hui détruit, il a étendu la zone en formant un gamma.

(28) II ne nous semble pas que le mosaïste ait employé des tesselles de verre rouge ou orange comme le signale W. Daszewski.

(29) THMUIS 2 (Daszewski 1985, p. 158-160, pi. B, 32 et pour une photographie en couleur du panneau figuré et du bouclier d'écaillés, voir Alexandria : the Site and the History [1992], p. 59).

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tesselles de faïence, s'y détache une palmette jaune d'or. Le baudrier n'est plus polychrome, mais rendu en bleu foncé. Or, les tesselles sont bleues sur toute leur épaisseur, il ne s'agit donc pas de la glaçure habituelle de la faïence ; la surface légèrement granuleuse indique qu'il ne s'agit pas non plus de tesselles de verre bleu opaque : il s'agit en fait de bleu égyptien.

Dans le bouclier d'écaillés, largement restauré et souvent de façon fautive30, on reconnaît, à la rangée située à l'intérieur, des écailles biparties bleu clair (faïence) et bleu foncé (bleu égyptien), la deuxième rangée d'écaillés est marron et jaune en pierre, la troisième noire et blanche en pierre, la quatrième à nouveau bleu clair (faïence) et bleu foncé (bleu égyptien).

Les couleurs des tesselles de pierre sont semblables dans les deux panneaux, mais la gamme des tons est moins large dans le second pavement. Le fond du panneau était aussi vraisemblablement en tesselles de faïence bleue. Les tesselles de faïence bleue et verte sont employées pareillement pour quelques détails de la figure centrale, mais on note l'absence de tesselles de verre et l'emploi d'un autre matériau : le bleu égyptien.

Pâte bleu sombre dont la composition est connue depuis longtemps31, le bleu égyptien est employé en Egypte aussi bien pour façonner des figurines32 que comme pigment pictural33. Sa fabrication n'était pas limitée à l'Egypte, comme en témoignent la découverte d'un atelier à Cos34 et les fabriques de bleu égyptien à Pouzzoles décrites dans les passages souvent commentés de Pline l'Ancien et de Vitruve35. L'emploi de ce matériau a été signalé dans les mosaïques pariétales à partir de 50 av. J.-C, sous la forme de petites boules ou de tesselles à Rome et en Campanie; il semble se restreindre pendant le Ier siècle ap. J.-C. On le retrouve toutefois à la Villa Hadriana36. Il n'a pas été encore signalé, à notre connaissance, pour des mosaïques de pavement ; toutefois, les matériaux des mosaïques campaniennes ont été très peu étudiés. En tout état de cause, la copie de la mosaïque de Sophilos prouve l'utilisation du bleu égyptien dans un pavement «alexandrin» au IIe siècle av. J.-C.

Bien que son état actuel de conservation lui rende très peu justice, le panneau signé de Sophilos est une œuvre tout à fait singulière37. Elle ne laisse de surprendre d'un point de vue tant technique que stylistique. Voici d'une part un panneau réalisé grâce à un

(30) Dans de nombreuses écailles, les tesselles disparues ont été remplacées, à l'époque moderne, par des tesselles de pierre blanche ou noire ou même par des tessons de verre moderne marron ou vert foncé.

(31) S. Augusti, / colori pompeiani (1967), p. 62-70 ; E. Angelini et alii, « Plasma-source Mass Spectrome- tric Analysis of Ancient Egyptian Pigments», in Pigments et colorants de l'Antiquité et du Moyen Âge (1990), p. 117-126.

(32) Voir par exemple Gôtter Pharaonen (1978), n° 112. (33) D. Le Fur, «Les pigments dans la peinture égyptienne», in Pigments et colorants, op. cit. (supra,

n. 31), p. 181-188. (34) Ch. Kantzia, AAA 20 (1987), p. 211-225. (35) Pline l'Ancien, H. N. XXXIII 162 et Vitruve, De archil. VII 11,1. Pour le commentaire, voir

H. Lavagne, Operosa Antra : Recherches sur la grotte à Rome de Sylla à Hadrien (1988), p. 430-437. (36) Fr. Sear, Roman Wall and Vault Mosaics (1977), p. 21-30, p. 39. (37) D'un point de vue iconographique, nous ne reviendrons pas sur l'identification de la reine Béréniké

II, que W. A. Daszewski a proposée de façon tout à fait convaincante. On pourrait aussi rapprocher ce thème du « navarque cuirassé » que Pline (H. N. XXXV 69 ; Recueil Milliet, texte n° 282) attribue à Parrhasios d'Éphèse : comme le remarque A. Rouveret (Recueil Milliet, p. 234 n. 2), cette mention de la cuirasse est due vraisemblablement à son caractère décoratif particulier et fait de ce tableau le prototype d'une série qui se transmet ensuite dans la sculpture romaine. Le tableau de Thmuis, dans lequel le rendu de la cuirasse décorée est particulièrement soigné, pourrait constituer un maillon de cette chaîne iconographique.

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opus vermiculalum très raffiné bien qu'il comporte encore quelques lames de plomb, novateur dans l'emploi de matériaux artificiels comme le verre et la faïence : la maîtrise technique du mosaïste y est remarquable, surtout pour une période aussi haute. Voici d'autre part un tableau à la «polychromie exubérante»38, dont les couleurs très vives se détachent sur un fond bleu clair lui-même de teinte vive : l'art du peintre — comme celui du mosaïste — paraît tout à fait novateur, du moins dans l'état actuel de nos connaissances.

Pour représenter Béréniké, l'artiste a choisi des couleurs vives et chaudes dans une dominante de rouge et de rosé avec des rehauts jaune d'or. Conformément à son rang, la reine porte un vêtement pourpre : tunique et chlamyde sont rouges ainsi que la partie du bouclier visible au-dessus de l'épaule gauche. Sur la tunique, la cuirasse métallique est grise avec des reflets bleutés et présente des incrustations dorées. L'or se retrouve dans le collier et la fibule ainsi que dans les postes du bouclier, tandis que la petite zone visible du baudrier est vivement polychrome avec une touche de vert qui rappelle les iris de la reine. L'alliance de pourpre et d'or marque le luxe du vêtement en même temps qu'elle fait ressortir le premier plan sur le fond bleu du ciel. Le rendu de la coiffe si particulière de la reine produit le même effet tandis que le visage et le mât avec sa vergue se détachent dans des dégradés de rosé et jaune d'or.

La couleur choisie pour le fond, un bleu clair que la faïence des tesselles devait rendre assez vif, est étonnante : en effet, si on compare avec les fonds employés pour les représentations de même type qui nous sont parvenues, on ne trouve que le bleu sombre des caissons architecturaux à figures peintes39 — qui s'explique par l'usage du décor architectural de faire ressortir les figures, sculptées ou peintes, sur l'ombre du fond — et les teintes plus claires, mais neutres des quelques portraits connus dans la peinture et la mosaïque pompéiennes40. Dans ces tableaux, les fonds sont en harmonie plus ou moins contrastée avec les couleurs des figures, mais restent toujours dans des gammes de gris, d'ocre et de beiges assez neutres. Pour l'embléma de Béréniké — comme pour son modèle peint, selon toute vraisemblance — Sophilos a choisi une couleur qui évoque une représentation du ciel ; en effet, le vent qui fait flotter les bandelettes et le caractère naval des attributs de Béréniké invitent à situer la scène sur la mer. Ce type de fond des scènes de plein air, dans lequel la représentation de la nature — et du ciel en particulier — prend une place croissante, semble apparaître dans la peinture de la fin de l'époque classique et s'y développer à partir du me siècle av. J.-C.41, tout particulièrement à Alexandrie. Ce tableau pourrait donc témoigner d'un courant stylistique encore à ses débuts.

Ainsi, le mosaïste a opposé un fond monochrome et froid — dont la couleur est significative — à un premier plan fortement polychrome aux tons chauds et chatoyants. Il s'est contenté de jouer sur l'opposition des teintes éclatantes ou plus foncées des différentes parties de la figure, sans avoir besoin d'en ombrer les contours. Toutefois, il a pris

(38) Daszewski 1985, p. 181. (39) Pour une liste de bâtiments à caissons ornés de figures, voir G. Roux, L'Architecture de l'Argolide aux

ive et me siècles av. J.-C. (1961), p. 128. Une tombe récemment découverte en Bulgarie, dans la région de Kazanlak, présente un plafond monolithe à caissons peints : sur certains d'entre eux se détachent des figures féminines sur des fonds bleu sombre en bon état de conservation ; voir Archéologia 313 (1995), p. 62-66.

(40) Voir la série des portraits étudiés par A. Maiuri, dans La peinture romaine (1953), p. 98-103. (41) Villard 1969, p. 333; Id. 1970, p. 142.

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la peine de «briser», par les larges ondulations du ruban, la surface trop unie et trop vive du ciel.

En outre, la juxtaposition, autour du panneau central figuré, de cadres décoratifs aussi «lourds», par leur surface relative comme par leur polychromie, que le méandre en forte perspective et le guillochis doré constitue en elle-même un parti étonnant, si on le compare au système d'encadrement généralement en usage dans la mosaïque hellénistique. Dans les quelques pavements déliens à panneau figuré, l'essentiel de l'encadrement est constitué de larges bandes blanches et de filets noirs ; les bandes décorées n'occupant qu'une superficie plus restreinte ne font pas concurrence au panneau central. Dans le pavement de Thmuis, au contraire, le mosaïste s'est servi des cadres pour enrichir encore son tableau central, sûr que la puissance de ce dernier lui garderait la prééminence visuelle.

3. Le panneau central de la mosaïque d'Athéna et Hermès de l'Ilot des Bijoux

Cette mosaïque a été découverte en 1964 dans la pièce AL au rez-de-chaussée de l'habitation V de l'Ilot des Bijoux et a été publiée par Ph. Bruneau et G. Siebert42. Déposés en 1968, le panneau central et des parties de la guirlande avaient été exposés au musée de Délos. En 1993, une nouvelle présentation plus conforme à la disposition originelle, accompagnée d'un nettoyage, a été effectuée par l'Éphorie des Cyclades43. Des analyses des tesselles de la mosaïque ont été conduites par le CNR-IRTEC à Ravenne44.

La pièce AL est décorée d'un tapis principal dont la bordure est formée d'une série de bandes monochromes, de deux bandes décorées l'une de postes, l'autre d'une guirlande animée de masques, et d'un cadre de marbre mouluré introduisant dans le pavement une dénivellation de 3 cm45. Le fond de ce tapis (183 X 137 cm) est décoré d'un panneau représentant Athéna et Hermès autour d'un personnage féminin assis. Du côté de la porte, le raccord de la mosaïque comporte deux cadres de marbre semi-circulaires dont l'intérieur en opus tessellatum était décoré. Sur le côté opposé à la porte, le raccord comporte un petit tapis orné d'une composition de losanges46.

(42) Ph. Bruneau, G. Siebert, «Une nouvelle mosaïque délienne à sujet mythologique», BCH 93 (1969), p. 261-307, pi. IX en couleur (panneau central); G. Siebert, «Sur la mosaïque de l'habitation V de l'Ilot des Bijoux à Délos», BCH 95 (1971), p. 147-165, pi. en couleur dans le texte (détail de la figure centrale); Bruneau 1972, p. 156-169, n° 68, pi. A, 3-4 en couleur (détails de la guirlande).

(43) Voir Appendice 1. (44) Voir Appendice 2. (45) La présence de ce cadre et d'une canalisation d'évacuation des eaux indique qu'il s'agissait d'une

salle à manger, voir R. Ginouvès, «La mosaïque à Délos», RA (1977), p. 99-107. (46) Dans la première publication, Ph. Bruneau et G. Siebert ([supra, n. 42], p. 268-278) proposent de

restituer deux états pour le pavement de la pièce AL s'ouvrant au Sud : un premier état constitué d'un raccord blanc orné sur un côté d'un petit tapis à losanges et d'un tapis principal non figuré bordé de postes, puis un second état dans lequel le mosaïste aurait placé le cadre de marbre quadrangulaire et refait, à partir de là, toute la partie centrale de la mosaïque ; face au seuil, il aurait mis en place les cadres semi-circulaires et leur décor, en endommageant la bande de postes. Toutefois, ce raisonnement se heurte à une difficulté majeure : l'observation du mur Nord de la pièce indique que, dans un premier état, l'entrée se situait de ce côté (coup de sabre) ; l'entrée au Sud correspond donc à un état postérieur (pour les réaménagements qui ont affecté cette habitation, voir G. Siebert, «Un programme d'architecture privée à Délos : l'îlot des Bijoux», in Le dessin d'architecture dans

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Nous ne reviendrons pas sur l'interprétation de la scène centrale, qui a déjà fait l'objet d'abondantes discussions, mais nous tenterons ici d'en restituer les couleurs rendues par des matériaux aujourd'hui altérés.

Le casque d'Athéna, jaune d'or, est réalisé à l'aide de tesselles de pierre dans un dégradé de trois teintes du jaune au marron ; les orifices destinés aux yeux sont dessinés par des tesselles de pierre rosée. Le triple panache était rouge et vert : celui de droite47 est en pierre rouge foncé et en verre rouge opaque vif (altéré en vert), celui du centre est en faïence bleu-vert foncé et bleu-vert clair, celui de gauche est en pierre rouge foncé et rouge clair, et en verre rouge opaque vif (altéré en vert). Les oreillettes sont en trois tons de rouge, rouge foncé et rouge clair en pierre, rouge vif en verre.

L'iris des yeux de la déesse est en faïence verte. À son bras droit, le bracelet est en tesselles de pierre marron cernant des tesselles de verre jaune opaque vif. À son bras gauche, le bracelet est marron et jaune, mais en tesselles de pierre uniquement car ce bras est moins éclairé. L'objet que tient Athéna dans la main droite est très largement détruit, mais on distingue quelques tesselles de verre jaune et quelques tesselles de faïence bleu-vert foncé.

Le vêtement d'Athéna n'est visible qu'au-dessous de la taille et, dans l'état actuel après restauration, on distingue deux zones vert-bleu clair entourées de zones brun-noir. De fait, le mosaïste a rendu le modelé du vêtement par un jeu d'ombre et de lumière, l'éclairage venant de l'angle supérieur gauche de la scène. Le modelé du corps est traduit par une zone centrale éclairée tandis que les côtés sont dans l'ombre, ce qui permet en outre de mieux détacher la figure sur le fond clair. Pour éviter l'effet de fût que ce modelé unique aurait produit, le mosaïste a ajouté de nouvelles zones d'ombre et de lumière, horizontales celles-ci, pour chacune des parties qui constituent le péplos : de haut en bas, le rabat du péplos est d'abord éclairé puis dans l'ombre — et, en outre, la zone d'ombre qu'il projette le long des plis est marquée d'une ligne plus sombre — , puis la partie inférieure du péplos comporte, elle aussi, une zone fortement éclairée tandis que le bas est dans l'ombre. La déesse est en appui sur sa jambe droite et, de ce côté, on peut suivre d'une façon continue les plis rectilignes du péplos ; sa jambe gauche est à demi fléchie, l'avancée du genou étant marquée par une zone très éclairée. Cette zone est rendue en tesselles de pierre blanche ; le reste de la partie éclairée du vêtement est en partie en tesselles de faïence qui produisent un dégradé d'au moins trois teintes allant d'un vert-jaune (vert printemps) à un bleu-vert foncé en passant par un bleu-vert clair, et en partie en tesselles de verre avec, au moins, deux tons de bleu et un vert comme l'ont indiqué les analyses. Certaines tesselles ont gardé leur glaçure d'origine, la plupart ne

tes sociétés antiques, Strasbourg 1984 [1985], p. 175-185). Ces constatations architecturales amènent à réviser la nature des états successifs du pavement. Il semble plus naturel de penser que le premier état comportait le tapis de seuil à losanges et le tapis principal tel qu'on le voit actuellement : l'orientation de la scène figurée vers le Nord s'explique mieux ainsi et, en outre, il n'y a aucun indice archéologique d'une mise en place postérieure du cadre de marbre. Le second état du pavement correspond à l'ouverture de la pièce sur le côté Sud et il n'a consisté que dans la mise en place des cadres semi-circulaires devant la nouvelle porte. Il faut même peut-être expliquer le choix assez particulier de ces deux cadres semi-circulaires par le souci de marquer le nouveau seuil d'une façon différente de l'ancien, alors qu'on laissait en place l'ancien tapis de seuil du côté Nord.

(47) Pour la description des personnages, les termes de droite et de gauche sont employés par rapport au personnage lui-même ; dans les descriptions des scènes et des décors, la droite et la gauche sont celles du spectateur.

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sentent plus que la surface de la pâte, jaune-blanchâtre ou beige-marron48. Dans les zones d'ombre, le creux des plis est dessiné par des tesselles de pierre noire, le reste était vraisemblablement en verre violet, actuellement altéré en marron. En quelques endroits de cette zone, on remarque des tesselles de pierre violette.

La figure centrale, un personnage féminin, est, on le sait, très largement détruite. La partie visible de son vêtement est dans une gamme de blanc-gris pour la zone éclairée, et de marron pour les zones inférieures dans l'ombre. Ces zones marron correspondent à des tesselles de verre violet altéré ; là encore, on distingue quelques tesselles de pierre violette. La poitrine de la figure féminine est éclairée et on distingue des zones de tesselles de faïence (aujourd'hui décapées); les plis de l'arrondi des seins sont marqués par des files de tesselles de pierre et de verre violettes. Ce personnage était donc vêtu d'un chiton bleu et d'un himation blanc remontant en voile sur la tête ; elle porte aussi un bracelet d'or en verre jaune et tient un long rameau de la main droite dont la tige est formée par trois files de tesselles noires, gris, marron et blanches en pierre cernant une file de tesselles en faïence verte. Les feuilles du rameau sont réalisées en un dégradé de tesselles de faïence vert clair et vert foncé.

La figure d'Hermès, nue, porte une chlamyde sur les épaules. Le long du corps, cette chlamyde est dessinée en pierre noire ; à l'avant, des tesselles marquant la bordure du pan ont en partie disparu ou sont très altérées : on peut proposer d'y reconnaître des tesselles de faïence bleu-vert et de verre violet. Sur le dos d'Hermès, la chlamyde retombe en un pan plus large; après une zone d'ombre (pierre noire) qui suit la ligne du dos, on distingue trois plis plus ou moins éclairés réalisés d'une part de tesselles de pierre marron, jaune, brun havane et blanc, d'autre part de tesselles de verre violet et de faïence bleue. Il s'agit donc vraisemblablement d'une chlamyde brun-jaune bordée d'une bande bleue, comparable à celle que porte Persée dans la fresque de la Maison des Dioscures à Pompéi49. Le dieu tient un caducée doré ombré de marron et porte, sur le dos, un pétase rendu dans les mêmes teintes.

Analyser le panneau central du pavement de l'îlot des Bijoux se heurte à des difficultés ; elles proviennent, pour une part, de son état de conservation — même après la restitution de certaines couleurs — et, pour une autre part, de la moindre qualité de l'œuvre : on a, en effet, l'impression que le mosaïste — ou le peintre? — n'a pas réussi à représenter la scène telle qu'il la concevait, ou la copiait. Quoi qu'il en soit, nous ne sommes pas parvenues à la comprendre complètement.

Les couleurs vives sont réservées aux figures du premier plan et la couleur bleue est la plus employée : le péplos d'Athéna est entièrement bleu, la figure centrale porte un chiton bleu partiellement recouvert par un himation blanc et quelques zones bleues marquent aussi la chlamyde d'Hermès. Le jaune d'or est employé pour les deux figures latérales du panneau (casque, bracelets, lance et bouclier d'Athéna, caducée et pétase d'Hermès). Le rouge et le vert sont utilisés très parcimonieusement, pour le panache

(48) C'est la dégradation de la surface des tesselles de faïence qui produit l'effet de «tablier» jaune qu'on constate aujourd'hui sur le péplos ; à l'origine, les contours de cette zone n'étaient pas aussi marqués puisque la glaçure bleue — de couleur plus claire que les tesselles de verre violet avoisinantes — était en dégradé et que les teintes bleues de la faïence, plus claires que celles des tesselles de verre violet, se fondaient néanmoins dans l'ensemble du péplos.

(49) Pour l'étude de cette peinture, conservée au musée de Naples, et une bonne reproduction en couleurs, voir Villard 1969, p. 331-333.

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d'Athéna, le rameau de la figure centrale et l'élément figuré au-dessus d'Hermès. La répartition de ces couleurs vives ne semble pas obéir à une composition particulière.

Bien que l'état de conservation du panneau, même après restauration, ne permette pas d'affirmation catégorique, on peut observer toutefois que, si le fond de la scène est polychrome, il ne comporte que des couleurs pâles (gris, rosé, violet, beige, marron, jaune pâle), contrairement aux figures du premier plan. Ces dernières se détachent sur un fond qui devait représenter le cadre naturel de la scène comme l'indique la variété des taches de couleurs sans contours précis qui entourent les personnages. Autour de la figure féminine assise sur un siège dont on reconnaît les montants, les coussins latéraux, les pieds en volutes et aussi sans doute la barre horizontale du dossier au-dessus de la tête du personnage, les masses de couleurs rosés, jaunes et grises ont prêté à diverses interprétations (grotte, phénomènes atmosphériques). Derrière Athéna, rien ne semble apparaître ; en revanche, au-dessus du pétase d'Hermès, la figure formée de tesselles de verre opaque rouge, que nous avions proposé d'interpréter comme une torche en raison de sa couleur, peut aussi se lire comme un trépied ; celui-ci serait alors posé sur le sommet — incliné — d'une colonne jaune-brun qui n'aurait pas de rapport avec les éléments gris situés près des jambes d'Hermès (siège et tabouret?). De surcroît, la partie supérieure de la scène est marquée par des bandes horizontales, difficiles à interpréter50. Ce traitement du fond, qui pose de nombreux problèmes de compréhension dus seulement en partie au mauvais état de conservation, peut sans doute être rapproché de certains fonds de paysage aux contours flous et incertains, tels qu'on les voit dans des peintures pompéiennes qui semblent des répliques d'originaux grecs du ne ou du ier siècle av. J.-C.51.

Lorsque le fond d'une scène est lui-même figuré et polychrome, faire ressortir les figures présente plus de difficulté, surtout lorsque le contraste des couleurs ne suffit pas. Ce problème était connu des Anciens et Pline louait Nicias « qui prit le plus grand soin à ce que ses peintures se détachent bien du fond du tableau»52. On sait, par l'examen des textes et de certaines œuvres, que la technique la plus ancienne a consisté à cerner d'un trait sombre le contour des figures, puis que les peintres ont ombré le contour des figures de manière à en rendre le volume, mais aussi à les faire se détacher sur le fond. Le procédé a assez bien réussi pour le corps d'Hermès et les vêtements des figures féminines, mais la difficulté n'a pas été complètement maîtrisée. En effet, le mosaïste n'a pas hésité à assombrir artificiellement le fond près du bouclier et autour de la tête d'Athéna, pour faire ressortir le jeu de lumière sur le métal doré du bouclier et du casque ; pour la chair des bras nus de la déesse, il s'est servi d'un contour plus sombre qu'il a élargi par endroits, le transformant en une fausse ombre portée53. Le mosaïste a rencontré le problème inverse dans la guirlande à fond noir et a dû y créer un fond plus clair pour faire ressortir les cheveux du masque de satyre.

(50) Une bande disposée de la même manière est présente dans la mosaïque signée de Dioskouridès de Samos représentant des musiciens. Pour une bonne photographie en couleurs, voir ibid., p. 141, fig. 140.

(51) Ibid., p. 165 et 169, mais aussi la peinture de Persée enlevant Andromède dont il a déjà été question. (52) A. Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne (1989), p. 267, reprenant le texte de Pline

l'Ancien, H. N. XXXV 130. (53) Ph. Bruneau (1972, p. 29 n. 5) a montré que l'on ne peut pas interpréter ce contour plus sombre

comme la trace d'une pose inverse des tesselles. Pour une mise au point récente, cf. R. Ling, «Against the Reverse Technique», in Fifth International Colloquium on Ancient Mosaics, Part Two, Balh 1987 (1994), p. 77-88.

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4. La guirlande de la mosaïque de l'îlot des Bijoux

Le motif de la guirlande est assez fréquent dans les pavements d'opus iessellatum hellénistiques. Toutes, à l'exception de trois exemples de Pergame54, sont disposées selon une ligne droite, comme dans le pavement de l'îlot des Bijoux, et sont utilisées pour border des panneaux figurés. Elles sont le plus souvent55 composées d'espèces végétales aussi nombreuses que variées, fruits et fleurs émaillant de taches de couleurs chaudes la masse verte des différents feuillages. Dans tous les cas, des bandelettes s'enroulent de façon plus ou moins lâche dans les guirlandes qu'animent parfois de petits animaux (insectes ou oiseaux) et que des masques ponctuent fréquemment. Les mosaïstes ont utilisé une large palette de couleurs, d'autant plus que le volume du motif est toujours rendu de façon coloristique : les dégradés de couleurs exprimant les jeux d'ombre et de lumière servent à la fois à distinguer les différents plans des feuilles et à représenter le volume des fruits et des bandelettes.

Dans le pavement de l'îlot des Bijoux, la guirlande végétale est rythmée par quatre têtes de taureaux, disposées aux angles, et dix masques (pi. Ilb-c) : sur chaque long côté (Nord et Sud), trois masques de face, sur chaque petit côté (Est et Ouest), deux masques de trois-quarts divergeant. Ces masques et ces têtes sont placés pour être vus du centre de la pièce. Les rameaux de différents végétaux sont disposés selon deux orientations symétriques, de manière à former une guirlande en deux parties qui divergent à partir du milieu du côté Sud et convergent au milieu du côté Nord. En complément des descriptions déjà très détaillées de Ph. Bruneau et G. Siebert, nous ne décrivons ici que trois parties de la guirlande et donnons non pas l'état actuel, mais l'état restitué. L'étude des matériaux nous permet en effet de restituer des couleurs et leurs tons clair ou foncé, mais leurs nuances exactes ne sont pas assurées. Les deux aquarelles réalisées par N. Sigalas (pi. ni-TV) donnent la possibilité de visualiser l'effet produit par les alliances de couleurs vives employées dans les mosaïques.

Entre les têtes et les masques, la guirlande était divisée en quatorze tronçons. Tous diffèrent par leur composition et/ou par les espèces végétales employées. Si nous avons étudié tous les tronçons actuellement conservés, nous avons choisi d'analyser ici les trois tronçons du côté Nord en présentant la description selon l'orientation de la guirlande.

La partie entre la tête de taureau (Nord-Est) et le masque de satyre ne comporte pas de bandelette visible, mais deux compositions végétales : d'abord un sarment de vigne, puis une branche de pommier (pi. ΙΠ).

Le sarment de vigne porte des feuilles, une grosse grappe et des vrilles. La grappe présente des teintes dégradées, blanc, rosé, rouge clair et rouge vif. Seules les tesselles rouge vif sont en verre.

(54) PERGAME 1 (fragment d'étage du Palais IV ; AvP V.l, Text p. 54-57, pi. 39 et Tafelband, pi. 8-11) ; PERGAME 3 (Palais V; AvP V.l, Text p. 53-54, 58-61, 66-67, 74, pi. 26 et Tafelband, pi. 1, 12-15); PERGAME 6 (Temple d'Héra Basileia, AvP VI, Text p. 108, 110, pi. 7 et Tafelband, pi. 3, 32). Ces guirlandes offrent la particularité de ne pas être utilisées en décor de bordure, mais de former des festons, comme si elles étaient suspendues à une paroi.

(55) Les guirlandes de PERGAME 1 et PERGAME 6 ne sont formées que d'une seule espèce végétale, à petites feuilles allongées et baies colorées.

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Les grains du pourtour de la grappe sont individualisés et traités de manière coloristique. L'un des grains est plus sombre car en retrait dans la grappe. Les feuilles de vigne sont le plus souvent bichromes (en pierre, sauf mention contraire : jaune et blanc, jaune et vert clair en faïence, jaune et marron, marron et vert clair en faïence, brun havane et blanc, rouge et vert foncé en faïence). Les vrilles sont rouges, marron ou vertes.

La branche de pommier, marron et rouge, porte quatre fruits au milieu du feuillage. Les feuilles, allongées, sont monochromes et traitées à plat : certaines sont rendues en tesselles de pierre brun havane, marron, gris, jaune et blanc ; d'autres feuilles sont en tesselles de faïence altérée et nous restituons deux tons de vert, clair et sombre. Les pommes sont représentées dans un dégradé de brun havane, marron, jaune, blanc, rosé, rouge et noir. Les tesselles sont en pierre à l'exception d'un ton de jaune vif rendu en verre opaque. Deux feuilles bichromes sont en pierre grise et marron, en pierre marron et en faïence vert clair.

Le masque de satyre se détache sur un fond plus clair86; il porte une couronne de feuilles de lierre en verre : nous ne pouvons dire si les feuilles en partie superposées se distinguaient par deux tons de verre vert, ou uniquement par le sens de pose des tesselles. Les cornes sont jaune-beige, celle de droite, plus éclairée, comporte des tesselles blanches et des tesselles de verre jaune opaque vif cernées de tesselles de pierre marron ; l'autre corne est traitée de la même manière mais en plus sombre.

Dans la partie conservée à l'Ouest du masque de satyre, la guirlande est formée de deux rameaux de feuilles allongées et plates, auxquels se mêle une bandelette dont deux tronçons sont visibles. Près du masque, on reconnaît de petites feuilles de lierre mêlées de corymbes ; la majorité des feuilles est monochrome (pierre jaune, marron, rouge ; faïence verte ; verre violet), certaines sont bichromes (pierre rouge et faïence vert clair ; pierre jaune et faïence vert foncé ; pierre jaune et verre violet). La bandelette bleue est bordée par deux files de verre violet, puis par deux files de tesselles blanches. Les files de tesselles violettes témoignent du souci du mosaïste de rendre le modelé par un dégradé de couleurs qui devait se poursuivre dans la faïence aujourd'hui altérée. Les tiges des rameaux sont réalisées en tesselles de pierre marron et de verre violet (altéré) ; les feuilles sont en pierre rouge, jaune, blanche, marron, d'autres sont en verre violet et en faïence verte. En raison de l'opposition entre feuilles claires et feuilles foncées constatée entre les feuilles blanches et jaunes, rouges et violettes, il faut restituer deux tons, clair et foncé, de faïence verte.

Nous décrivons ici l'extrémité Ouest du côté Nord ainsi que l'arrivée de la guirlande du côté Ouest (pi. IV). Ce côté Ouest de la guirlande se termine par un bouquet touffu de feuilles allongées, monochromes, en tesselles de pierre marron, jaune, rouge et blanche, ainsi qu'en verre vert et jaune opaque vif, et en faïence probablement en deux tons de vert, clair et foncé. Quelques feuilles sont bichromes, en pierre jaune et rouge, jaune et marron. Les tiges n'apparaissent pas à l'exception d'une seule, dessinée en pierre jaune. Le rameau se poursuit dans les zones triangulaires situées en dessus et en dessous de la tête du taureau. Sous cette tête, on note la présence d'une feuille en pierre verte ainsi que d'une tige en verre rouge opaque. Une extrémité de la bandelette jaillit du feuillage près du taureau ; elle est réalisée en pierre blanche, sans division intérieure.

La tête du taureau est blanc-beige ; les zones les plus éclairées sont en tesselles blanches. Le mosaïste a employé des tesselles en verre jaune opaque dans la touffe de poils et dans les cornes. La différence d'éclairage entre les bandelettes est seulement marquée par l'emploi de verre opaque jaune vif dans le décor de la bandelette gauche éclairée et de pierre jaune dans celle qui est dans l'ombre, sur le côté droit du taureau.

(56) Cf. p. 541*.

544 A.-M. GUIMIER- SORBETS ET M.-D. NENNA [BCH 119

De l'autre côté de la tête, sur le côté Nord de la guirlande, part un rameau de pin composé de plusieurs touffes d'aiguilles et de cinq pommes. La partie proche de la tête est plus éclairée que la partie latérale. Les pommes de pin éclairées sont en tesselles de pierre jaune et rouge, les «écailles» des pommes dans l'ombre sont marquées par des files diagonales de tesselles de pierre noire. Les aiguilles sont dessinées par une succession de files de minces tesselles (pierre jaune, rouge, marron, blanche, mauve; verre violet, jaune vif opaque et faïence vraisemblablement en deux teintes de vert). L'ensemble des bouquets d'aiguilles de pin est traité avec une grande finesse.

À cet ensemble succède un bouquet de petites feuilles de lierre portées par quelques tiges et vrilles en pierre rouge et faïence vert foncé. Au bouquet s'ajoutent des corymbes en tesselles de verre rouge entourant une tesselle de verre jaune : la vivacité de leur coloris devait faire ressortir ces baies de la masse du feuillage. Dans leur majorité, les feuilles sont monochromes et réalisées en faïence et en verre. Il faut vraisemblablement restituer trois tons de vert, l'un en verre, les deux autres en faïence. Quelques feuilles bichromes sont soit en pierre violette et en verre vert, soit en pierre rouge et en faïence verte, soit encore en pierre jaune et en faïence verte, soit enfin en faïence verte et en verre vert. De ce bouquet jaillit une bandelette rouge dont l'extrémité se retourne. Sur la face supérieure du ruban, la partie centrale est rouge (rouge clair en pierre au centre, rouge vif en verre opaque sur un côté) ; cette zone centrale est bordée de bleu (double file de tesselles de faïence), puis d'une file unique de tesselles blanches de pierre. Sur la face inférieure du ruban, on retrouve les mêmes divisions, mais la partie dans l'ombre de la zone centrale est noire, cernée de rouge foncé (tesselles de pierre). La bordure bleue en faïence pouvait, elle aussi, être rendue en dégradé.

Partant du bouquet de lierre, sortent quatre rameaux de prunier portant feuilles et fruits. Ces rameaux aboutissent à un masque dont une petite moitié seulement est conservée. Les tiges portant des prunes sont en pierre rouge, en faïence verte et en pierre marron. Quatre prunes sont conservées, il y en avait peut-être une ou deux autres. Chaque prune est traitée en pierre marron, jaune, rouge, en verre jaune opaque et en pierre blanche ; l'une porte une tâche violette (verre). Le dégradé coloré marque le volume de chaque fruit. Les feuilles sont monochromes, rendues à plat, dans des couleurs de rouge, jaune, blanc et marron (pierre), deux teintes de vert (faïence), et violet (verre).

En mosaïque, le motif de la guirlande est représenté tantôt sur fond noir, tantôt sur fond clair. Ainsi, la guirlande de la mosaïque de l'îlot des Bijoux se détache sur un fond noir et le mosaïste a joué avec des oppositions de tons sombres et clairs pour indiquer les superpositions des éléments. De plus, chacun des éléments de la guirlande est rendu de manière différente selon son propre volume. Certaines feuilles (myrte ou laurier, pommier, lierre parfois) sont plates et donc monochromes ; les feuilles de vigne, de chêne et certaines feuilles de lierre sont formées de deux plans rendus en opposition de couleurs, les éléments arrondis sont en dégradés de couleur (fruits, bandelettes...). Le mosaïste a combiné ces deux procédés pour indiquer le mouvement de la bandelette se retournant ou pour rendre le volume de chaque fruit, des têtes et des masques. Lorsque la guirlande est placée sur un fond clair, le principe coloristique reste le même : les éléments saillants sont les plus éclairés et les éléments de l'arrière-plan sont sombres. Ces éléments d'arrière-plan sont suffisamment serrés pour pouvoir jouer un double rôle : sur eux, se détachent les éléments clairs du premier plan et, grâce à eux, l'ensemble de la guirlande se détache sur le fond clair. Toutefois, pour que l'ensemble «fonctionne» et que le volume de la guirlande soit nettement perçu, il faut beaucoup d'habileté de la part du mosaïste57.

(57) Voire même d'« astuce» pour pallier les difficultés : ainsi, à l'époque impériale, certains mosaïstes en sont venus à créer, dans la bande à fond blanc, une zone centrale vert sombre aux bords dentelés, créant ainsi

1995] LA COULEUR DANS LES MOSAÏQUES HELLÉNISTIQUES 545

La fréquence d'apparition de cette composition, la relative stabilité du choix des différents éléments, comme l'identité de leur traitement, indiquent que ce motif était un «classique» du répertoire des mosaïstes de cette époque, du moins de ceux qui réalisaient des pavements figurés de style picturalisant. Il s'agit, en effet, d'un motif «riche» dont l'exécution exige les mêmes savoir-faire et les mêmes matériaux que les représentations figurées, auxquelles ce type de bordure est fréquemment associé.

La répartition tant chronologique que géographique des pavements présentant des guirlandes composées rectilignes en décor de bandes correspond à peu près à celle de l'ensemble des mosaïques de style illusionniste : si on ne connaît pas, pour l'instant, de guirlandes dans les mosaïques de la région d'Alexandrie, on les rencontre aussi bien dans la partie orientale de la Méditerranée — à Cos58, à Rhodes59, à Délos — que dans la partie occidentale en Italie, comme en Sicile et à Malte. À Délos, outre l'exemple de l'îlot des Bijoux, à fond noir, le même motif, mais à fond clair, semble orner le pavement d'(Asklé)piadès d'Arados dans la Maison des Dauphins60. À Pompéi, dans la Maison du Faune (dont les pavements sont actuellement datés d'environ 120 av. J.-C.)61, on trouve à la fois une large bande à fond clair, qui sert de seuil e2, et une bande plus étroite, à fond sombre, qui entoure le tableau figurant le jeune Dionysos63. Sur un autre pavement hellénistique de Pompéi, un panneau représentant des colombes sur un bassin est, lui aussi, entouré d'une guirlande à fond noir64. À Païenne66, à Teramo66, à Privernum67, comme à Malte68, les bandes sont à fond clair et entourent des panneaux figurés de grande qualité.

On est donc davantage frappé par l'homogénéité de ce décor que par d'éventuelles différences de traitements entre les régions et les époques : son succès s'explique sans doute par le fait qu'il correspond au savoir-faire des artisans comme au goût «illusionniste» des clients. Il appartient au répertoire des mosaïstes de la fin de l'époque hellénistique, au même titre que les méandres en perspective, les rinceaux ou les fleurons.

L'origine du motif de la guirlande composée, tel que nous venons de le voir en mosaïque, doit être recherchée dans la peinture.

un deuxième fond — sombre — sur lequel la composition peut se détacher en plus clair. Cf., par exemple, la mosaïque de Thysdrus (El Djem, Tunisie), datée de la 2e moitié du ne s. ap. J.-C, et qui représente Rome et ses provinces (Carlhage, l'histoire, sa trace, et son écho [1995], p. 267).

(58) KOS 2. Une bande à guirlande entoure un panneau orné de poissons. L'ensemble est inédit. (59) RHODES 6. Une bande à fond noir ornée d'une guirlande rectiligne à bandelette servait de cadre au

panneau orné d'un masque ; toutefois, si ce panneau est souvent reproduit (voir, par exemple, le catalogue de l'exposition Ancient Rhodes 2400 years [1993], p. 37), il n'en va pas de même pour la guirlande, qui est encore inédite.

(60) Rruneau 1972, p. 238-239. (61) Pour l'ensemble des pavements, voir «Casa del Fauno» (Pompei, Pitture e Mosaici V [1994], p. 80-

123). (62) POMPEI 24 (reproduction en couleurs in Th. Kraus, L. Von Matt, Pompeii and Herculaneum

[1975], fig. 39, 108). (63) POMPEI 28 {ibid., fig. 103). (64) POMPEI 52 (Maison VIII, 2, 34; Pernice 1930, p. 32.5, 64). (65) PALERME 3 (D. Von Roes Elager, Antiken Mosaiken in Sizilien [1983], p. 47-53, pi. XI-XIII et

détail en couleurs in Pernice 1930, pi. 80). (66) INTERAMNIA PRAETUTTIANA 1 (Pernice 1930, p. 17-19, 157-158, pi. 6.1, 58.1). (67) PRIVERNUM 1 (W. Von Sydow, AA [1976], p. 370, fig. 30). (68) MALTE 5 (Pernice 1930, p. 6, 8-11, pi. 2-3).

546 A.-M. GUIMIER- SORBETS ET M.-D. NENNA [BCH 119

On sait qu'à partir du ive s. av. J.-C, les peintres se sont exercés à la représentation du décor végétal : un passage de Pline nous apprend que Pausias de Sicyone «aima dans sa jeunesse Glycère, sa compatriote, qui inventa des couronnes nouvelles ; en rivalisant avec sa maîtresse, il parvint à reproduire en peinture la variété extrême des nuances des fleurs»69 et on trouve déjà dans les mosaïques du ive s. un reflet de ces représentations peintes70. Pour retracer rapidement l'évolution des guirlandes peintes, signalons la tombe macédonienne de Lyson et Kalliklès à Lefkadia, bien connue depuis les travaux de Stella Miller : les peintures de la chambre funéraire représentent, comme suspendues entre des pilastres, des guirlandes tout à fait comparables aux deux exemples pergaméniens formés d'une seule espèce végétale. St. Miller propose de reconnaître, à Lefkadia, du feuillage de myrte, mêlé à des coings et des grenades, et elle évoque la tradition macédonienne de représenter ce type de guirlandes dans divers contextes funéraires 71. Dans cette peinture du milieu du ine s. av. J.-C, le tracé de la guirlande est encore assez raide ; de plus, pour rendre le volume du motif et le détacher sur le mur beige, le peintre a introduit artificiellement une bande vert foncé au centre de la guirlande : l'ensemble ne présente pas encore les qualités et la maîtrise dont témoignent les mosaïques pergaméniennes au siècle suivant. À Délos, à côté d'autres exemples de guirlandes rectilignes, une peinture de la Cour à l'Épée, dont le décor a été restitué par Fr. Alabe, représente, elle aussi, une guirlande suspendue entre des pilastres, mais il s'agit d'une guirlande composée, dont le traitement sur fond clair semble bien maîtrisé72.

Les peintures pompéiennes offrent de nombreux exemples de guirlandes composées, dans lesquelles on retrouve les mêmes espèces végétales et leur diversité. Pour sa ressemblance avec la guirlande de l'Ilot des Bijoux, citons la très belle guirlande peinte de l'exèdre L de la Villa de Publius Fannius Synistor à Boscoreale (datée du milieu du Ier s. av. J.-C.) : suspendue à des têtes de taureaux beiges, elle comporte aussi des masques, eux-mêmes suspendus à la guirlande dans le creux des festons; elle est composée des mêmes espèces végétales et on remarque en particulier une touffe d'aiguilles et de pommes de pin qui part d'une tête de taureau73. Dans l'ensemble des fresques campa- niennes, les plantes, et la vigne tout spécialement, sont représentées avec un réalisme particulier, comme l'a souligné W. Jashemski en illustrant abondamment son propos74. Or le traitement coloristique est exactement le même en peinture et en mosaïque, on peut le constater notamment dans la façon de rendre les grappes de raisins aux grains à la fois

(69) H. JV. XXXV 123 ; Recueil Milliet, texte n° 324. Un autre passage de Pline (XXI 4 ; Recueil Milliet, texte n° 325) parle de la création — dans la réalité puis en peinture — de couronnes mêlant différentes espèces végétales fleuries.

(70) A.-M. Guimier-Sorbets, «La mosaïque hellénistique de Dyrrhachion; sa place dans la série des mosaïques grecques à décor végétal », in Actes du IIe Colloque international sur l'Illyrie méridionale et l'Épire dan» l'Antiquité, Clermont-Ferrand, 25-27 octobre 1990 (1993), p. 135-141.

(71) St. Miller, The Tomb of Lyson and Kalliklès : A Painted Macedonian Tomb (1993), p. 46-48. (72) Fr. Alabe, «Les revêtements muraux de la Maison à l'Épée», RCH 111 (1987), p. 642-644; Ead.,

«Peintures apparentées au IIe style pompéien découvertes à Délos», KJ 24 (1991), p. 33-34. (73) Pour des reproductions en couleurs, voir M. L. Anderson, Pompeian Frescoes in the Metropolitan,

Muséum of Art (1987); J. et M. Guillaud, A. Barbet, La peinture à fresque au temps de Pompéi (1990), p. 53 (paroi conservée au Musée royal de Mariemont), p. 109 (paroi conservée au Metropolitan Muséum de New York).

(74) W. F. Jashemski, The Gardens of Pompei, Herculaneum and the Villas Destroyed by Vesuvius (1979), p. 213, 222.

1995] LA COULEUR DANS LES MOSAÏQUES HELLÉNISTIQUES 547

serrés et translucides : une anecdote rapportée par Pline à propos de Zeuxis souligne que le réalisme des représentations peintes des grappes de raisin frappait déjà les Anciens76.

♦♦

À l'examen de ces mosaïques ainsi restituées, on ne peut qu'être frappé par l'étendue de la gamme des couleurs employées et leur vivacité originelle : l'ensemble étonne car il est différent de notre vision traditionnelle de l'art hellénistique et parfois même choquant pour notre goût actuel. Pourtant, on trouve cette même gamme dans certains produits des arts mineurs hellénistiques lorsqu'ils sont suffisamment conservés : il suffit d'évoquer les vases de Centuripe et les tanagras du Musée gréco-romain d'Alexandrie.

Par opposition avec la mosaïque de la Maison du Faune représentant Alexandre et Darius, qui offre un reflet du genre pictural en tétrachromie, ces pavements témoignent de l'extension de la palette des peintres, sensible surtout à partir du ive s. av. J.-C. et due à la fois à la technique de l'encaustique et à l'adoption de nouveaux pigments. Ces pavements domestiques de grande qualité et certainement de grand prix témoignent aussi du goût de leurs commanditaires.

Si nous avons constaté une grande homogénéité dans la façon de représenter les guirlandes composées, à l'évidence, il en va très différemment pour le traitement stylistique des scènes figurées. La représentation de Dionysos sur le panneau de la Maison des Masques se rattache à une série de tradition ancienne tant par son thème que par son fond neutre et sombre. Les couleurs éclatantes distribuées en correspondance et en opposition en renforcent la composition graphique. En revanche, la polychromie exubérante sur un fond neutre mais très vif du panneau de Sophilos et, à un degré moindre, de sa copie, correspond à un style pictural tout à fait différent et plus novateur. Dans le panneau de l'îlot des Bijoux, le fond figuré et polychrome témoigne d'un troisième courant assez évolué, mais si le traitement des personnages semble en grande partie maîtrisé, il n'en va pas de même pour celui du fond et du cadre qu'il figure.

Pourquoi s'étonner de cette variété? Si on observait le décor des habitations actuelles, on trouverait, selon les milieux culturels et les goûts de chacun, des reproductions plus ou moins fidèles correspondant à une gamme stylistique largement aussi étendue, allant de l'impressionnisme à l'hyperréalisme, en passant par l'abstraction lyrique, mais aussi des «poulbots» montmartrois, l'Angélus de Millet, ou la Marilyn d'Andy War- hol. Toutes proportions gardées, il en allait de même à l'époque hellénistique ; la même diversité existe dans la très riche Maison du Faune. Elle est due au fait que ces pavements copient — ou s'inspirent — de peintures très diverses par leur style, leur technique, et même l'époque de leur création.

(75) Pline l'Ancien, H. N. XXXV 64; Recueil Milliet, texte n° 236.

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APPENDICE 1

1. La première restauration

En 1968, après sa découverte, le pavement en mosaïque de l'Ilot des Bijoux fut déposé, la mosaïque fut ensuite placée sur une nouvelle couche de mortier, et l'ensemble disposé sur sept panneaux mobiles, constitués d'une armature et de montants transversaux métalliques.

Le pavement avait déjà souffert, avant même sa dépose : les bandes qui entourent la scène centrale ainsi que les contours de la scène centrale elle-même comportaient d'importantes lacunes, les lacunes situées à l'intérieur de chacune de ces zones étaient de plus petite taille. On notera que ces lacunes de petites dimensions avaient été plâtrées à l'aide de mortiers de couleurs différentes à plusieurs reprises avant même la dépose.

Une des causes de l'altération importante du pavement réside dans l'emploi de tes- selles en matériaux peu résistants par le mosaïste. Il s'agit de tesselles de verre et de faïence qui ont tantôt perdu leur surface, tantôt complètement disparu. Ces parties ont fourni un terrain favorable à l'accumulation de matériaux hétérogènes (terre, sable etc..) qui n'ont pas été enlevés avant la dépose et se sont ensuite durcis en raison de l'emploi d'une colle d'origine animale pour la dépose.

De plus, le pavement avait été recouvert d'un vernis d'origine organique, probablement pour en relever les couleurs. Cette application de vernis a eu deux conséquences négatives : elle a faussé la polychromie originale et les jeux de lumière que procuraient l'emploi de matériaux variés et a soudé comme une colle les éléments hétérogènes qui se trouvaient à la surface du pavement dont j'ai parlé plus haut.

2. Travaux de restauration menés en 1993-1994 (pi. Ilb-c)

2.1. Recomposition du pavement

De nouveaux travaux de restauration ont été entamés lorsqu'il a été décidé d'exposer le pavement d'une nouvelle manière, non plus séparément comme c'était le cas auparavant (au sol pour le panneau central et sur les murs pour la guirlande végétale), mais en restituant la composition originale sur le mur Nord de la salle IV du musée de Délos.

Les six panneaux 7e mobiles ont été percés en certains points pour la mise en place de chevilles (upat) qui ont permis par la suite de les fixer au mur (fig. la). Cette opération de

(76) Le septième, qui porte un fragment situé à l'extérieur du panneau présenté, est conservé dans les réserves du musée.

1995] LA COULEUR DANS LES MOSAÏQUES HELLÉNISTIQUES ! APPENDICE 1 549

Fig. 1. — a. Mise en place du pavement sur le mur Nord de la salle IV. b. Premier nettoyage du pavement.

recomposition a été difficile, car les surfaces des différentes parties de la guirlande végétale ne correspondaient pas exactement à celles des panneaux métalliques qui les supportaient. Elle donne pour la première fois depuis la dépose du pavement les dimensions et la composition originelle du pavement.

2.2. Nettoyage mécanique (fig. lb-c)

Un premier nettoyage a été nécessaire pour enlever le vernis d'origine organique qui recouvrait toute la surface du pavement et empêchait, entre autres, un nettoyage à l'eau distillée. Pour ce faire, on a employé une solution à 40 % d'acétone dans l'eau qui a donné de bons résultats. Le nettoyage des parties altérées (verre et faïence) a été poursuivi à l'aide d'un bistouri pour enlever les particules durcies qui avaient résisté au premier nettoyage. Un nettoyage au bistouri a été aussi effectué pour enlever des taches de peinture moderne qui parsemaient le pavement.

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Fig. 1. — c. Enlèvement des matériaux hétérogènes qui avaient durci sur la surface du pavement, d. Partie du pavement au moment du nettoyage chimique. Clichés N. Tolis.

2.3. Nettoyage chimique (fig. ld)

Après ce premier nettoyage, en a été mené un second pour enlever les sels insolubles dans l'eau qui recouvraient la surface du pavement. Pour déterminer la meilleure composition de la solution chimique, on a procédé à une série d'essais sur les zones où les sels étaient particulièrement épais. On a choisi la solution la moins active pour la composition et le temps d'application, mais qui assurait en même temps un nettoyage de qualité. Cette solution comporte pour 1 litre d'eau 50 grammes de NH4HCO3 et 25 grammes de EDTA 4NA, elle a été appliquée sur la surface verticale à l'aide de compresses de car- boxyméthylcellulose pendant une durée de vingt heures. On notera que cette solution n'a pas été employée pour les zones du pavement qui n'étaient pas en tesselles de pierre, mais en tesselles de verre ou de faïence, ni sur les tesselles isolées qui n'étaient pas en pierre. Seul un nettoyage mécanique a été mené pour ces zones. Dans les endroits où les sels étaient particulièrement importants, même sur des zones de faible étendue et sur une faible épaisseur, et demeuraient après ce nettoyage, on a préféré ne pas continuer un nettoyage en profondeur qui aurait pu endommager la surface des tesselles qui ne présentaient pas ce même problème.

1995] LA COULEUR DANS LES MOSAÏQUES HELLÉNISTIQUES : APPENDICE 1 551

Fig. 2. — a. Nettoyage chimique.

b. Mise en place de la cire microcristalline de protection sur le pavement.

c. Comblement des lacunes à l'aide de mortier. Clichés N. Tolis.

2.4. Application d'une cire de protection (fig. 2a-b)

Après ces nettoyages, on a recouvert la surface du pavement d'une cire microcristalline synthétique Cosmoloid H80. Cette cire a été dissoute à raison de 15 % dans du White Spirit et a été appliquée à l'aide d'un pinceau, sa pénétration a été facilitée par l'emploi d'un pulseur d'air chaud. La cire qu'il n'était pas possible de faire pénétrer plus avant à partir de la surface a été enlevée à l'aide d'un tissu aux mailles espacées. Cette application de cire a été jugée nécessaire pour deux raisons : protéger la surface du pavement et en particulier les zones altérées et redonner de la vivacité aux couleurs originelles.

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2.5. Comblement des lacunes (fig. 2c)

On a procédé au comblement des lacunes aussi bien de grande taille entre la scène centrale et la guirlande végétale qui existaient avant même la dépose qu'à celles de petite taille à l'intérieur des zones mosaïquées. On a d'abord renforcé le pourtour des zones mosaïquées, empêchant ainsi que les tesselles ne se détachent, et créé une sous-couche appropriée pour le comblement des lacunes. Pour combler les lacunes de grande taille entre les différents panneaux de la première restauration, on a mis en place des plaques de bois de faible poids. Ces plaques ont été fixées au mur par des chevilles (upat) et leur surface a été préparée pour recevoir l'application d'un mortier, composé de poudre de marbre blanche et de colle organique de composition synthétique (Primai AC33) dissoute à 40 % dans l'eau. L'extrémité des chevilles employées pour fixer au mur les panneaux et les plaques en bois a été dissimulée avec soin de manière à ce que les chevilles puissent être enlevées si besoin est dans l'avenir. Leur emplacement dans le comblement en mortier a été indiqué discrètement (petits clous).

2.6. Coloration des zones comblées

La restauration a été complétée par la coloration des zones comblées, aussi bien de grande que de petite taille, à l'aide de peintures d'origine plastique77. De cette manière, on a procédé au rétablissement de la couleur des zones comblées et permis une présentation aussi bonne que possible de l'ensemble du pavement.

Nikos Tolis.

(77) Ce travail a été effectué avec l'aide de A. Gritzapis et de I. Trakos.

1995] LA COULEUR DANS LES MOSAÏQUES HELLÉNISTIQUES : APPENDICE 2 553

APPENDICE 2

Pavement en mosaïque de l'îlot des Bijoux : composition des échantillons en matière vitreuse 78

La technique du verre est restée pratiquement inchangée dans le bassin méditerranéen, à travers les époques romaine et byzantine79. Le nombre de matières premières utilisables était plutôt restreint et, de manière générale, le degré de pureté n'en était pas très élevé, faute de connaissances chimiques et en raison des technologies rudimentaires de sélection et de purification des matières premières. Les procédés de fabrication du verre, y compris ceux utilisés pour les tesselles de mosaïque, étaient empiriques, liés à la transmission de secrets — choix des matières premières, leur rapport dans le mélange ... — jalousement gardés sans modifications80.

On peut affirmer qu'à l'époque romaine et encore plus à l'époque byzantine, les maîtres verriers possédaient de solides connaissances des principes fondamentaux employés pour obtenir des verres colorés. Ils étaient capables de doser la silice (essentiellement sous forme de sable siliceux), le fondant (en général, composés du sodium) et le stabilisateur (quasi exclusivement du carbonate de calcium). Ils connaissaient en outre quelques colorants (métaux ou minéraux de fer, cuivre et manganèse) et quelques opacifiants (oxyde d'antimoine et étain). Une importante variante dans la composition du verre de base consistait en l'adjonction de composés de plomb, parfois en quantité élevée. Elle permettait d'obtenir un verre tout à fait différent, avec des propriétés optiques particulières, qui offrait la possibilité de créer des couleurs de verre qu'on ne peut réaliser avec un verre de base sans plomb. Ainsi, alors que dans les verres sans plomb, l'antimoine a une fonction d'opacifiant (couleur blanche en l'absence de colorants), dans les verres plombifères, il sert de colorant (couleur jaune due à la formation d'antimoniate de plomb).

(78) Huit échantillons de tesselles avaient été expertisés au moment de la découverte de la mosaïque, voir Ph. Bruneau, G. Siebert, loc. cit. (supra, n. 42), p. 267-268.

(79) Voir W. E. S. Turner, «Studies in Ancient Glasses and Glassmaking Processes», Journal of the Society of Glass Technology 38 (1954), p. 436-444; M. A. Besborodov, Chemie und Technologie der antiken und mittelalterliche Gloser (1975); J. Henderson, «The Raw Materials of Early Glass Production», OJA 4 (1985), p. 267-291.

(80) B. Profilo, P. Santopadre, M. Verità, Le analise délie tessere musive vitrée. Esempi di applicazione délie indagini preliminari al restaure del mosaico absidale délia capella dei Santi Primo e Feliciano in S. Stefano Rotondo a Borna, mosaici a S. Vitale e altri (1992), p. 99-105.

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Pour les tesselles de verre — ces remarques sont également valables pour le verre en général — les types de verre développés pendant les périodes romaine et byzantine sont très peu nombreux. Il ne semble donc pas incorrect de distinguer seulement deux types de verre : le verre siliceux calco-sodique et le verre siliceux plombifère. Ce dernier peut être considéré comme une variante du premier, dans la mesure où il contient des quantités importantes de sodium et de calcium. De surcroît, toutes les compositions intermédiaires entre les deux types existent ; elles peuvent être définies comme des verres calco-sodiques à teneur en plomb, cette teneur pouvant être très variable. La simplicité de la composition des verres de base est, toutefois, rendue plus complexe par tout ce qu'apportent au mélange les impuretés des matières premières. Quelques oxydes sont toujours contenus dans les verres antiques parce qu'ils étaient communément présents dans la matière siliceuse, dans le fondant sodique ou dans le stabilisateur calcique (par exemple, les sables quartzifères contiennent pratiquement toujours des feldspaths, du mica et des chlorites qui introduisent dans les mélanges vitreux aluminium, potassium, fer, manganèse ...). D'autres éléments en trace sont présents, fréquemment ou de temps à autre ; ils sont introduits le plus souvent de manière involontaire, mais parfois aussi intentionnellement. Ainsi trouve-t-on souvent des traces de cobalt dans les verres bleus et des traces d'arsenic dans les verres jaunes. Ces éléments chimiques n'étaient pas connus dans l'Antiquité, mais l'emploi des minéraux correspondant à ces éléments ou le choix d'une matière première qui les contenait en traces peut ne pas être involontaire, même si l'on ne disposait pas d'une explication «scientifique» de leur influence sur la couleur du verre qu'on obtenait.

Une recherche approfondie sur les verres byzantins du ve et du vie siècle nous a permis de tracer un cadre schématique des relations entre couleurs et compositions des verres de cette époque81. Les résultats de cette étude sont schématisés dans le tableau I et le graphique de la fig. 3. Beaucoup de couleurs comme le blanc, le gris, le turquoise, le bleu, le marron, le violet, le noir et le verre incolore supportant des feuilles d'or et d'argent (tesselles dorées et argentées) ont été obtenues avec des verres calco-sodiques et non plombifères. Les couleurs typiques des verres à forte teneur de plomb sont le jaune et l'orange. Les verres intermédiaires calco-sodiques à teneur en plomb relativement faible ont des couleurs qui vont du vert au vert-jaune et au jaune-vert. Une place à part doit être faite aux couleurs rouges : les tons brillants ont une certaine teneur en plomb, généralement pas très importante, alors que les tons opaques avec des reflets marrons ont été obtenus avec des mélanges sans plomb. La coloration ne dépend pas naturellement uniquement de la composition, elle doit aussi être mise en rapport avec les paramètres variables du processus de fusion et en particulier avec les atmosphères oxydantes ou réductrices des fours.

Les petits fragments des tesselles vitreuses de la mosaïque de l'îlot des Bijoux ont été examinés au moyen d'un microscope électronique à balayage (SEM) et en spectro- scopie à dispersion d'énergie (EDS), en raison de la quantité restreinte de matériel. La micro-analyse chimique a été limitée à une détermination qualitative distinguant les

(81) C. Fiori, I. Roncuzzi-Fiorentini, «Studio di tessere di "smalto" di mosaici bizantini», Ceramurgia 24 (1994), p. 271-282; Iid., «A Study on the Glass Tesserae of Byzantine Mosaics», in P. Vincenzini (éd.), The Ceramic Cultural Héritage (1995), p. 309-316.

1995] LA COULEUR DANS LES MOSAÏQUES HELLÉNISTIQUES : APPENDICE 2 555

VERRES PLOMBIFÈRES

VERRES NON PLOMBIFÈRES Mn

Cu Fe Cu

Fig. 3. — Relations entre les couleurs et les compositions de verre employées dans les tesselles en verre des mosaïques du ve et du vie siècle.

Fe

éléments principaux, mineurs et traces, afin de définir le type de verre employé et de le comparer avec les verres d'époque byzantine.

Les résultats de ces analyses ont montré une surprenante ressemblance entre les verres de Délos d'époque hellénistique et les verres byzantins, postérieurs de six à sept siècles, ressemblance qui vient confirmer ce que nous avons dit plus haut sur la pérennité des techniques verrières pendant l'Antiquité. Les données des analyses sur les verres de Délos sont présentées dans le tableau II. Parmi les échantillons clairement identifiables comme des tesselles de verre (certains sont de nature incertaine — verre ou céramique ? — et correspondent vraisemblablement à de la faïence), nous avons identifié trois verres calco-sodiques, un turquoise (avec cuivre et fer comme éléments colorants), un bleu (avec du fer) et un violet (manganèse et fer) ; un verre vert calco-sodique avec une faible teneur en plomb (avec cuivre et fer) ; trois verres clairement plombifères, un verre avec des zones vertes et rouges (dues aux différents degrés de l'oxydation du cuivre), un verre jaune-vert (avec du fer et du cuivre) et un verre jaune (avec du fer et de l'antimoine).

La présence des mêmes éléments colorants pour des verres aux couleurs semblables, et des mêmes types de verre de base (calco-sodique, calco-sodique à teneur en plomb, plombifère) rend les verres de Délos qu'on a examinés très semblables aux verres byzantins les plus récents. Il y a de surcroît une bonne correspondance entre les éléments mineurs introduits involontairement dans les deux mélanges. De fait, les éléments comme l'aluminium, le potassium, le chlore, le magnésium et le soufre, même avec la prudence requise en raison des simples déterminations qualitatives effectuées, sont présents dans les tesselles vitreuses de Délos dans des concentrations comparables à celles déterminées

556 CESARE FIORI [BCH 119

pour les verres byzantins des ve et vie siècles. La possibilité éventuelle de mener, à l'avenir, des analyses chimiques quantitatives, si l'on dispose d'échantillons plus importants, devrait confirmer ces résultats.

Verre calco-sodique

Verre calco-sodique à teneur en plomb

Verre plombifère

Couleur

blanc gris bleu turquoise noir violet marron incolore

rouge

vert vert jaune

jaune orange

Éléments colorants

(manganèse) manganèse, (fer) fer, manganèse cuivre, fer manganèse, (fer) manganèse, (fer) fer manganèse, (fer)

cuivre, fer, manganèse cuivre, fer cuivre, fer, antimoine

fer, (manganèse, antimoine) cuivre, fer, (manganèse)

Opacifiants

antimoine

(étain, antimoine)

étain

(étain) (étain)

(étain) étain

Tableau I. — Principales couleurs de verres byzantins (ve-vie siècles).

N.B. Les éléments qui ne sont pas toujours présents sont entre parenthèses.

25 échantillons de tesselles et de mortier ont été analysés, nous ne présentons ici que les résultats concernant les tesselles vitreuses.

Provenance des échantillons : — n° 14 — partie supérieure du vêtement d'Athéna ; — n° 15 = guirlande ; — n° 16 = partie supérieure du vêtement d'Athéna; — n° 17 = vêtement d'Athéna; — n° 21 = vêtement de la figure centrale ; — n° 23 = guirlande ; — n° 24 = guirlande.

1995] LA COULEUR DANS LES MOSAÏQUES HELLÉNISTIQUES : APPENDICE 2 557

Type de verre siliceux

Verre

calco-

sodique

Verre

plombifère

Éch.

16

14

21

17

15

24

23

Couleur

turquoise

bleu

violet

vert

vert/rouge

jaune-vert

jaune

Éléments principaux

Si, Na, Ca

Si, Na, Ca

Si, Na, Ca

Si,Na,Ca,Pb

Si,Pb,Na,Ca

Si,Pb,Ca,Na,Al

Si,Pb,Ca,Na,Al

Éléments mineurs

Al,K,Cl,Cu,Fe

A1,K, C,Fe

Al,K,Cl,Fe,Mn

Al,K,Cl,Cu,Fe

Al,Cu,Fe,Cl

Fe,Cu,K,Cl

Fe, K,Cl,Sb

Éléments en traces

Mg,S

Mg,S,Cu,Cr

Mg,S,Ti

K,Mg

Mg,Ba

Mg,Cu,Ba

Tableau II. — Composition chimique qualitative des tesselles vitreuses (Délos, Ilot des Bijoux).

N.B. Les éléments colorants sont en gras.

Cesare Fiori (CNR-IRTEC, antenne de Ravenne).

558 A.-M. GUIMIER- SORBETS ET M.-D. NENNA [BCH 119

APPENDICE 3

Informations complémentaires sur un pavement de l'Agora des Italiens (Délos 15)

Les sols de l'Agora des Italiens ont déjà été présentés par E. Lapalus82 et Ph. Bruneau 83. Une nouvelle restauration du pavement de la niche 7 permet de compléter leurs observations. Devant la plinthe qui occupe toute la partie arrière, le sol est recouvert d'une mosaïque en opus tessellatum dont seul l'angle Nord-Est est conservé. Des différents décors que nous allons décrire, il ne reste qu'une faible superficie — voire même quelques tesselles — , mais on peut compléter les observations par l'examen des lames de plomb et des traces laissées par ces dernières dans le mortier. La description que nous présentons ici est donc très largement le résultat d'une restitution. Sur un raccord monochrome blanc qui l'entoure de trois côtés, se détache un tapis rectangulaire bordé dont le fond est entièrement recouvert par trois panneaux eux-mêmes bordés. La bordure du tapis comprend deux bandes monochromes, noire à l'extérieur (trois files, 2,5 cm), puis blanche (trois files, 2,5 cm), puis une bande de 11 cm ornée d'un méandre à svastikas et carrés en perspective. Suivant le schéma normal, le méandre est dessiné en blanc sur fond noir. Les restes ténus du motif permettent d'affirmer que les faces des segments étaient rendues en tesselles de pierre rouge clair, rouge foncé, marron clair ainsi qu'en verre vert aujourd'hui altéré. La position dans le motif des tesselles marron permet de déduire qu'il s'agissait d'une couleur sombre et le mosaïste a dû lui opposer le jaune clair, utilisé dans certains losanges de la composition de cubes. De la même manière, on peut déduire de la position des tesselles vertes qu'il s'agissait d'une couleur claire : le mosaïste lui avait-il opposé un vert sombre ou un verre bleu, il est difficile de trancher mais la couleur bleue est la plus probable 84. Les restes des tesselles permettent de restituer un demi-carré rouge clair et un autre vert. La bande du méandre, orienté vers la gauche, entoure à la fois le tapis rectangulaire et les trois carrés qu'il contient. Si la présence des trois panneaux est certaine, seule une petite partie de l'un d'eux est conservée. À l'intérieur de la bande du méandre, chaque panneau carré est entouré d'un premier filet double dont toutes lés tesselles ont disparu, puis d'un second filet double rosé. Le fond du panneau Nord est orné d'une composition triaxiale de cubes en perspective. Les losanges qui forment ces

(82) E. Lapalus, L'agora des Italiens, EAD XIX (1939), p. 57. (83) Bruneau 1972, p. 130-J33, fig. 20. (84) Ibid., p. 83-84 sur l'ordre d'apparition des couleurs et voir aussi le pavement de la niche voisine dans

lequel bleu et vert s'opposent dans les méandres à svastikas.

bcb.

1995] LA COULEUR DANS LES MOSAÏQUES HELLÉNISTIQUES : APPENDICE 3 559

cubes sont blancs, noirs, rouges et jaunes, ces derniers alternant selon l'un des axes de la composition. Sur la partie conservée du fond, les demi-losanges dessinés par la ligne de chute du motif sont rouge sombre. Il n'est pas possible de restituer le décor qui ornait le fond des deux autres carrés, entièrement disparus aujourd'hui comme sur la photographie donnée dans YEAD XXIX.

Les motifs du méandre à svastikas et carrés en perspective et des cubes en perspective sont fréquents, et tout particulièrement à Délos85. En revanche, la composition du tapis rectangulaire entièrement recouvert par trois panneaux bordés de méandre à svastikas est rare : on ne peut la comparer qu'au pavement de l'oecus major de la Maison de Fourni 8e. Pour ce pavement, on avait établi un rapport entre le choix de cette composition tripartie et la triple ouverture de la pièce ; il est intéressant de constater que le même schéma a été choisi pour un pavement de dimensions très réduites à l'Agora des Italiens. En outre, des parallèles ont déjà été établis entre les mosaïques de l'Agora des Italiens et celles de la Maison de Fourni, seuls édifices déliens où l'on trouve des pavements d'opus signinum87. La présence de cette même composition dans les deux édifices conduit à l'hypothèse d'un atelier commun.

Anne-Marie Guimier-Sorbets, et Marie-Dominique Nenna, Centre de recherches Institut Fernand Courby,

«Archéologie et systèmes d'information», Maison de l'Orient Méditerranéen, Université de Paris X, CNRS CNRS.

(85) Ibid., p. 54-55; A.-M. Guimier-Sorbets, «Mosaïques et dallages dans le monde grec aux époques classique et hellénistique», in Fiflh International Colloquium on Ancient Mosaics, Part One, Bath 1987 (1994), p. 13-25.

(86) Bruneau 1972, n» 325, p. 304-310. (87) Ibid., p. 112-114.

Illustration non autorisée à la diffusion

j pi

560 A. -M. GUIMIER- SORBETS ET M.-D. NENNA [BCH 119

H. S'»

PI. I. — a. Aquarelle présentant une vue d'ensemble de l'embléma du Dionysos de la Maison des Masques (N. Sigalas).

b. Aquarelle présentant les couleurs restituées du bas de la robe du Dionysos de la Maison des Masques (N. Sigalas).

Illustration non autorisée à la diffusion

1995] LA COULEUR DANS LES MOSAÏQUES HELLÉNISTIQUES 561

PI. II. — a. Méandre et guillochis de la mosaïque de Sophilos. Dessin Kr. Kaminski, mise en couleur N. Sigalas. b. Partie de Délos 68 avant restauration. Cliché N. Tolis. c. Partie de Délos 68 après restauration. Cliché N. Tolis.

Illustration non autorisée à la diffusion

PI. III. — Aquarelle présentant les couleurs restituées de la section Nord-Est de la guirlande (N. Sigalas).

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Illustration non autorisée à la diffusion

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