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175 Chapitre 6 Penser un environnement pour l’accueil de personnes présentant des vulnérabilités sociales et psychologiques De l’élaboration à la conception architecturale Kevin Charras, Colette Eynard COMMENT ORGANISER les espaces d’accueil pour les personnes vulnérables de manière à satisfaire l’ensemble de ses usagers ? Qui privilégier ? Quel aspect lui donner ? De l’environnement théra- peutique au bien-être des usagers, plusieurs approches environne- mentales, faisant aujourd’hui autorité, mettent en évidence l’utilité d’une pensée dialectique dans l’agencement d’environnements pour les personnes présentant une vulnérabilité d’ordre social ou psycho- logique. Les environnements dont nous traiterons tout au long de ce chapitre sont liés au monde sanitaire, social et médico-social et éducatif. Dès lors que l’on parle de soin, de prise en charge, d’édu- cation ou d’accompagnement, l’orientation se précise et l’usage qui en découle participe à lui donner du sens (Eynard et Charras, 2010). Les usagers sont dénommés différemment selon les lieux où ils sont accueillis : patients, résidents, jeunes. C’est en partie par ces dénomi- nations que l’espace acquiert une dimension sémantique dans l’usage qui en est fait et participe à la sociologie du lieu.

Penser un environnement pour l’accueil de personnes présentant des vulnérabilités sociales et psychologiques : De l’élaboration à la conception architecturale

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Chapitre 6

Penser un environnement pour l’accueil de personnes présentant

des vulnérabilités sociales et psychologiques

De l’élaboration à la conception architecturale

Kevin Charras, Colette Eynard

Comment organiser les espaces d’accueil pour les personnes vulnérables de manière à satisfaire l’ensemble de ses usagers ? Qui privilégier ? Quel aspect lui donner ? De l’environnement théra-peutique au bien-être des usagers, plusieurs approches environne-mentales, faisant aujourd’hui autorité, mettent en évidence l’utilité d’une pensée dialectique dans l’agencement d’environnements pour les personnes présentant une vulnérabilité d’ordre social ou psycho-logique. Les environnements dont nous traiterons tout au long de ce chapitre sont liés au monde sanitaire, social et médico-social et éducatif. Dès lors que l’on parle de soin, de prise en charge, d’édu-cation ou d’accompagnement, l’orientation se précise et l’usage qui en découle participe à lui donner du sens (Eynard et Charras, 2010). Les usagers sont dénommés différemment selon les lieux où ils sont accueillis : patients, résidents, jeunes. C’est en partie par ces dénomi-nations que l’espace acquiert une dimension sémantique dans l’usage qui en est fait et participe à la sociologie du lieu.

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Les autorités sanitaires et sociales, après de nombreux constats d’échecs dans la conception d’établissements à caractère social et médico-social (Roger et Piou, 2012) émettent des recommandations visant à encourager les partenariats entre architectes et psycholo-gues pour réfléchir au meilleur environnement à concevoir pour le bien-être des résidents. C’est donc dans cette perspective et en la replaçant dans son contexte historique, scientifique et social que ce chapitre développe et propose quelques principes pour l’élaboration, la programmation et la conception architecturale pour l’accueil des personnes en situation de vulnérabilité.

1. Contexte historique de l’architecture à destination de populations vulnérables

Alors qu’au Moyen-Orient, en Europe et en Afrique du Nord, des doctrines architecturales et environnementales étaient depuis longtemps pensées et appliquées pour prendre en charge la « folie », il faut attendre 1838 pour que le premier texte de loi sur l’architecture des asiles d’aliénés naisse sous la plume du ministre Decazes, sur les recommandations issues du mémoire d’Esquirol. Selon l’auteur de ce mémoire, que l’on peut considérer comme l’ancêtre des cahiers des charges normatifs des administrations sanitaires et sociales actuelles à l’usage des institutions accueillant les aliénés : « Entre les mains d’un médecin habile, c’est [l’architecture] l’agent le plus puissant contre les maladies mentales ». Esquirol ébauche, de pair avec sa théorie de l’isolement, des plans d’aménagement des hôpitaux « pavil-lonnaires ». De cette théorie, une véritable pensée architecturale va découler, car « pour mettre de l’ordre dans les idées des aliénés, il faut en mettre autour d’eux » (Archambault, 1843, p. 16, cité par Craplet, 2001). Esquirol divise l’hôpital en quartiers pavillonnaires distincts pour les hommes et pour les femmes, qu’il subdivise ensuite selon la sévérité de l’affection et les pathologies (furieux en traitement, furieux incurables, mélancoliques calmes, mélancoliques agités, déments, convalescents, malpropres, etc.). Les divisions destinées aux furieux doivent être plus solidement bâties. Tous doivent résider

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au rez-de-chaussée afin d’éviter les suicides par défenestration et de reclure les aliénés dans leur cellules, de rendre leur surveillance plus aisée, de leur permettre d’aller et venir selon leur désir. Ainsi, selon les dires d’Esquirol, cela permet aux aliénés de se calmer au grand air au lieu d’augmenter l’agitation en les enfermant, par la contrariété que cela leur procure.

L’arrivée des neuroleptiques au début des années 1950 bouleverse l’élaboration architecturale des hôpitaux psychiatriques. En plus de leurs multiples impacts sur la prise en charge de la maladie mentale, on note un impact non négligeable sur l’aménagement de l’espace que les patients occupent. C’est ainsi que Collier et Defer (1957) prennent comme exemple un service de femmes hospitalisées au sein de l’hôpital psychiatrique de Vauclaire, dans lequel ils exercent. Cet hôpital alors organisé en pavillons, consacrait une division aux psychopathologies selon le degré d’agitation et d’efficience intel-lectuelle. Parallèlement à la sédation de l’agitation et des compor-tements agressifs, les deux auteurs observent le besoin de changer l’aspect des locaux, en les embellissant d’abord, puis en échangeant des éléments matériels, comme la vaisselle en fer-blanc contre de la faïence ou du pyrex, ou encore en disposant du mobilier résidentiel ou des pots de fleurs dans ces locaux. Ils notent également la disparition complète de prescription des camisoles et de la pratique d’alitement. Puis, découvrant de nouvelles aptitudes aux patientes sédatées, ils les font participer à des ateliers d’ergothérapie et d’activités de plus en plus élaborés, jusqu’à devoir agrandir et modifier les locaux qui les accueillent. Certains murs tombent littéralement pour réunir celles qui étaient considérées autrefois comme trop agitées avec les plus calmes. Tout ceci entraîne une amélioration des conduites de sociali-sation puisque les malades sont encouragées à effectuer des activités à l’extérieur de l’hôpital. À cette époque, les neuroleptiques ayant fait leur effet, les praticiens ne voyaient plus l’intérêt de garder systéma-tiquement les malades à l’hôpital. Dans l’esprit de la sectorisation, elle-même issue de la mouvance antipsychiatrique, il était considéré comme plus salvateur, à l’inverse de ce que préconisait la théorie de l’isolement (Pinel, 1809), de permettre aux personnes en cours de guérison de se confronter à la vie civile hors les murs.

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Sivadon (1950, 1962), un psychiatre français, fait spécifique-ment référence au rôle de l’environnement architectural des hôpitaux psychiatriques dans la convalescence des patients. Ses observations ont fait l’objet d’un écrit pour l’Organisation Mondiale de la Santé (Baker, Davies et Sivadon, 1960) et sont référencées dans le premier ouvrage paru en psychologie environnementale (Proshansky, Ittelson et Rivling, 1970). Toutefois, l’idée de l’environnement « thérapeu-tique » comme support aux soins ne vient qu’avec les premiers travaux d’Ittelson (1960) concernant l’impact de l’architecture intérieure sur les comportements de patients d’hôpitaux psychiatriques. Les consi-dérations portant sur l’impact de l’environnement architectural et la fonction de ce paramètre sur la modulation comportementale de ses usagers ont permis de lancer la réflexion des relations à l’environne-ment dans un domaine d’abord connu sous le nom de psychologie architecturale durant les années 1950-1960 (Stockols, 1977).

Le domaine d’investigation de l’impact de l’architecture sur la clinique institutionnelle prend toute son ampleur dans les années 1970 outre-Manche et outre-Atlantique. Ulrich (1984) va même jusqu’à démontrer l’importance de l’environnement hospitalier dans la convalescence de patients en chirurgie. Malgré ces avancées, Phillip (1996) constate un échec des psychologues environnementalistes à transmettre et communiquer leurs Savoirs de façon compréhensible aux architectes, ce qui a eu pour tendance de ralentir l’application des préceptes de la psychologie environnementale. De manière moins pessimiste, cet auteur relève tout de même une forte tendance à une meilleure compréhension des relations homme-environne-ment, tendance qui se retrouve dans l’enseignement dispensé dans les écoles d’architecture. Mais, alors que les conceptions théoriques commencent à s’affiner en matière d’architecture adaptée à la prise en charge de patients psychiatriques, cela ne se traduit pas sur le terrain par des réalisations prenant en compte ces dimensions.

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2. Principes théoriques pour l’élaboration de concepts architecturaux pour l’accompagnement des personnes vulnérables

En psychologie environnementale, l’individu est étudié dans le système dans lequel il évolue et non indépendamment de celui-ci, souvent dans un objectif d’application et/ou de meilleure compré-hension des mécanismes psychologiques dans un contexte dit écolo-gique. Cette approche prend en considération les caractéristiques individuelles intrinsèques (cognitives, conatives, affectives, biolo-giques) et les met en relation avec son environnement pour former un rouage complexe comprenant les dimensions sociale, culturelle, spatiale et temporelle. La modélisation des rapports qu’entretient l’individu avec son environnement a fait l’objet de nombreux travaux. Sans faire le catalogue des différents modèles existants, il est fondamental de porter une attention particulière aux mouve-ments ainsi qu’aux interconnections qui influencent la trajectoire et les interactions de l’individu dans et avec son système. Au-delà de l’approche environnementale, il est donc important d’aborder la psychologie dans son unité et comme un ensemble de composantes toutes utiles au diagnostic, à l’analyse et à la conception du milieu. Il est également indispensable d’adopter une approche holistique pour penser l’environnement d’accueil des personnes présentant une vulnérabilité. En effet, quel que soit le milieu dans lequel on se trouve, les logiques sociales, organisationnelles, institutionnelles, culturelles et architecturales sont toujours étroitement articulées afin de permettre le fonctionnement, l’usage et l’appropriation de l’espace.

2.1. Principes environnementaux de l’accueil des personnes vulnérables en institution

Les chercheurs de ce domaine d’investigation encore jeune tendent à considérer les incapacités d’une personne comme la combi-naison de l’incompatibilité de son environnement physique et de soin avec ses déficiences (Passini, Pigot, Rainville et Tétreault, 2000).

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2.1.1. L’approche empirique

L’un des modèles de référence pour la compréhension de l’impact de l’environnement architectural sur les capacités de coping ou de faire-face, et se référant de façon implicite à l’affordance (Gibson, 1977), est le modèle de pression environnementale. Selon Lawton et Nahemow (1973), l’environnement a un impact particulière-ment important sur les individus présentant de faibles compétences comportementales. Dans leur modèle, ils mettent en relation trois aspects fondamentaux de la relation homme-environnement : (a) les compétences cognitives d’une personne ; (b) le niveau de compétence comportementale ; (c) et enfin, les affects émanant d’une situation ou résultant de la finalité de celle-ci. La cohésion homme-environnement résulte de la congruence entre les compétences comportementales et cognitives perçues et objectives d’un individu et des demandes, également perçues et objectives, émanant de son environnement. Une situation dont la demande environnementale est perçue comme sur- ou sous-stimulante – ou à laquelle l’individu ne posséderait pas et/ou ne jugerait pas posséder les compétences comportementales pour y répondre – ou, à l’inverse, dont les compétences comportemen-tales seraient objectivement ou jugées trop élevées, mèneront très probablement à un comportement inadapté, cet échec générant en même temps une réponse émotionnelle négative. Ce modèle prend donc en considération la notion de tolérance de la personne face à son environnement, qu’il met en avant comme pouvant être plus ou moins élevée et affectant du même coup plus ou moins ses relations à l’environnement.

2.1.2. L’approche écologique

Selon Bronfenbrenner (1979), le développement d’une personne doit être intégré dans un système environnemental complexe, allant du microsystème au macrosystème. Chaque unité est une composante d’un système plus large, lui-même dépendant d’un système plus vaste et organisé. Il prend en considération l’individu en développement à différents niveaux de son environnement socioécologique dans une

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perspective transactionnelle (Anthony et Watkins, 2002). Le micro-système se caractérise par l’environnement familial et social immédiat de l’individu. Le mésosystème, en étroite relation avec le microsys-tème, implique les environnements dans lesquels l’individu s’engage pour un laps de temps significatif et régulier comme l’école ou le travail. L’exosystème prend en compte des systèmes extérieurs affec-tant l’individu plus ou moins directement. Le macrosystème inclut les deux précédentes unités environnementales (méso- et exosystème) et se centre sur les valeurs sociales et culturelles exerçant une forte influence sur les attitudes et les comportements. Enfin, le chrono-système met en exergue la dimension temporelle pour ces différents niveaux environnementaux.

2.1.3. L’approche ethnosociologique

Les origines de cette approche proviennent en réalité du domaine de l’archéologie qui, pour étudier les comportements, les us et coutumes de nos ancêtres, s’appuyait sur l’observation de la struc-turation des vestiges déterrés lors de fouilles (Rapoport, 1990). En effet, l’environnement architectural, intérieur et extérieur, peut être pris en considération comme le reflet des habitus d’une personne ou d’un groupe au niveau de l’usage de l’espace et de l’aménagement qui en découle (Zeisel, 2006). Si l’usage est professionnel, alors l’environ-nement devient naturellement un lieu de travail dont l’aménagement facilite logiquement l’organisation institutionnelle. Au contraire, quand l’usage fait partie de la sphère privative et intime de l’individu, l’envi-ronnement devient alors un lieu de vie résidentiel et domestique dont la logique ne dépend plus de l’organisation d’un groupe d’individus réunis au sein d’une institution, mais est celle d’un individu ou d’une cellule familiale, aussi étendue soit-elle, subvenant à ses besoins, ses aspirations, ses intérêts, ses envies (Eynard, et al., 2010). On peut, par ailleurs, facilement comprendre l’intérêt clinique de saisir les habitudes d’un patient dans son environnement afin de mieux cerner les difficultés qu’il pourrait rencontrer, ne serait-ce qu’à travers les interrelations de celui-ci avec son environnement proximal et le monde extérieur (Charras, Depeau, Wiss, Lebihain, Brizard et Bronsard, 2012).

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2.1.4. L’apport des avancées en neurosciences

Une autre approche, que l’on pourrait qualifier de neurocogni-tion environnementale, consiste en la mise en correspondance des lésions cérébrales avec les troubles cognitifs, afin d’anticiper les changements architecturaux nécessaires au bien-être et à la compen-sation des incapacités de la population visée (Zeisel, 2006 ; Eberhard, 2007). L’approche adoptée par ces chercheurs rajoute à l’approche transactionnelle traditionnelle une dimension neurologique. Celle-ci a suscité un tel engouement des scientifiques et des architectes qu’une partie d’entre eux se sont regroupés pour former l’Académie de Neuroscience pour l’Architecture. C’est ainsi que l’on peut raisonner en associant la neuro-anatomie fonctionnelle à l’élaboration d’envi-ronnements adaptés. Plus proche du domaine de l’ergonomie, cette approche permettra notamment d’appréhender l’environnement en des termes prothétiques pour les populations fragiles. Seront alors exami-nées les déficiences que présentent un individu ou un groupe d’indi-vidus en vue de proposer un environnement qui compense celles-ci. Par exemple, la détection d’une lésion des aires cérébrales se situant au niveau du cortex rhinal et péri-rhinal impliquées au cours d’acti-vités d’exploration environnementale et particulièrement sensibles à la familiarité des stimuli de l’environnement (Ranganath, Yonelinas, Cohen, Dy, Tom et D’Esposito, 2004) pourra alors permettre d’appré-hender l’impact du changement d’environnement sur un individu et l’importance de la stabilité et de la lisibilité des indices émanant des aménagements de son environnement. Outre l’aspect de l’aménage-ment, ce domaine d’investigation peut également être d’une grande aide pour la compréhension de l’implication des aires cérébrales dans le traitement de l’information environnementale, ainsi que pour l’identification des aires cérébrales lésées dans certaines maladies neurologiques.

2.1.5. L’approche intégrative psycho-environnementale

Cette approche, développée par Charras et al. (2012), se diffé-rencie du modèle biopsychosocial « classique » tel que décrit par

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Engel (1977) en plusieurs points : elle permet une compréhension fine des mécanismes responsables de l’apparition et de l’inhibition des troubles cognitifs et comportementaux ; la prise en compte de l’environnement s’opère non seulement dans sa dimension sociale, mais également spatiale, culturelle et temporelle ; au-delà de la simple superposition de deux modèles, elle permet leur intégration dans un système environnemental dont les différents niveaux sont soumis à des pressions ; la répercussion des pressions d’un niveau environne-mental sur un autre peut avoir une incidence sur les interrelations qui régissent le développement et les comportements humains. Il s’agit de comprendre chaque dimension que propose Bronfenbrenner (1979) dans un système soumis à des pressions environnementales qui activent les compétences individuelles, sociales et sociétales comme le suggère le modèle de Lawton et al. (1973), et dont l’objectif principal est d’arriver à un niveau de confort « satisfaisant ». Les processus sociocognitifs en jeu dans les situations d’adaptation, et donc de recherche de confort, ne peuvent être appréhendés indépendamment des caractéristiques de l’environnement à ces différents niveaux d’échelles. Au niveau individuel comme au niveau sociétal, les capacités à faire face à différentes pressions vont produire le bien-être des acteurs à partir de la dimension dans laquelle elles surviennent. Chaque niveau étant interdépendant, la congruence émanant de l’un des niveaux déterminerait en partie la congruence des autres. Enfin, l’endosystème, caractérisant les mouvements neurobiologiques, serait soumis à une véritable transaction gène-environnement régie par les interrelations homme-environnement et soumise aux pressions environnementales.

2.2. De l’usage à la conception d’un lieu d’accueil

2.2.1. Usage de l’espace, qualité d’usage

Certains se borneront à décrire l’usage de l’espace par la manière dont un individu ou un groupe d’individus utilise un espace sans toute-fois se poser la question de la congruence entre cet espace et l’usage qui en est fait. Cette notion, plus complexe qu’elle n’y paraît, fait non

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seulement référence à l’utilisation factuelle d’un lieu, mais également à l’usage préalablement souhaité d’un lieu. Ainsi, les modulations et les altérations que l’espace subit sont autant d’indicateurs d’usages que de congruence de celui-ci avec les besoins et les attentes de ses usagers.

Selon Charras, Demory, Eynard et Viatour (2011) l’usage de l’espace peut se définir comme la manière dont un individu ou un groupe d’individus investit et modèle un lieu en fonction des activités qu’il souhaite y effectuer. Ainsi, un espace peut-il être déterminé par un usage, au sens de son utilisation selon les aspirations des personnes qui l’investissent. Dans cette perspective, la qualité d’usage se distin-guera par l’adéquation entre un espace bâti et ses occupants. Il ne s’agit pas de déterminer la seule obsolescence ou non d’un lieu, mais de comprendre en quoi la flexibilité d’usage accordée par l’espace permet d’accueillir différents modes de vie et les altérations requises à la programmation initiale, au vu des scènes culturelles et sociales dont il est le théâtre. En d’autres termes, l’espace bâti est mis à l’épreuve du temps, de l’évolution des modes de vie et des attentes de ses usagers. Par ailleurs, on parle de conflits d’usages dans les lieux d’accueil institutionnels lorsque lieux de vie des uns et lieux de travail des autres coïncident.

Les projets de soin, de vie, ou encore les projets pédagogiques et thérapeutiques de la structure et le mode organisationnel qui en découle seront tous déterminants pour le projet architectural. La question princeps pour les professionnels est de savoir si l’espace en question est un lieu de travail dans lequel vivent des personnes, ou un lieu de vie dans lequel viennent travailler des personnes ? Selon la vocation originelle du lieu d’accueil et l’orientation organisa-tionnelle et institutionnelle de celui-ci, la réponse à cette question peut évoluer vers l’un ou l’autre pôle du continuum (figure 1). Alors que les hôpitaux peuvent clairement être définis comme des lieux de travail dans lesquels des personnes séjournent, une maison de retraite se situe théoriquement à l’opposé. Enfin, un établissement à caractère éducatif, avec en son sein un internat, requiert une program-mation plus ambiguë puisqu’il a une vocation institutionnelle éduca-tive souvent marquée par une certaine autorité. Hébergeant toutefois

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des internes, ce type d’établissement a également pour vocation de fournir des espaces familiers de manière à ce que ses pensionnaires s’y sentent à leur aise et puissent investir le lieu dans l’attente d’un retour à leur domicile. Il n’est pas rare alors que la conception archi-tecturale de ces lieux comporte deux bâtiments distincts.

Du placement sur le continuum « lieu de travail/lieu de vie » – en fonction des critères idéologiques, institutionnels et organisationnels de prise en charge des personnes vulnérables accueillies – découle une orientation des modalités environnementales permettant de soutenir le projet d’établissement, qu’il se situe dans le soin, l’accompagnement, l’éducatif ou encore le pédagogique.

2.2.2. Des usages à l’élaboration

À partir d’observations systématiques sur le terrain dans le cadre du programme d’intervention psychosociale Eval’zheimer© 1, plusieurs invariants fondés sur l’usage de l’espace sont apparus comme essen-tiels pour l’accueil institutionnel des personnes vulnérables (Charras,

1. Le Programme Eval’zheimer est un programme d’intervention délivré par la Fondation Médéric Alzheimer destiné à améliorer la qualité de vie des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer institutionnalisées en adaptant l’accompagnement de ces personnes et l’environnement architectural dans lequel elles vivent. Pour en savoir plus : Charras, Eynard, Viatour et Frémontier (2011) ou www.fondation-mederic-alzheimer.org

Figure 1. - Continuum « lieu de travail - lieu de vie »

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Structuration de l’espaceLa structuration de l’espace se rapporte aux divisions physiques et/ou symbo-liques permettant aux usagers de se représenter et d’utiliser les lieux dans lesquels ils évoluent, selon leurs propres normes et/ou de manière socialement adaptée.

Quantité/variabilité des espacesRapport entre le nombre d’espaces communs et leur diver-sification en termes d’usage.

Accessibilité des lieuxManière dont l’espace permet et facilite l’accès aux dif-férents lieux de façon autonome par les usagers (jardin, pièces à vivre, cuisine, circulation).

Cohésion sociale par l’espaceLa cohésion sociale par l’espace dépend de la structuration de l’espace et de l’usage qui en est fait pour faciliter les relations sociales, les comportements adaptés et l’accompagnement des usa-gers.

Partage des espacesManière dont les espaces sont partagés et facilitent les relations sociales entre usagers ainsi qu’entre profession-nels et usagers

Congruence/lisibilitéManière dont la lisibilité de l’espace facilite et soutient l’expression de comportements adaptés de la part des usagers et des professionnels et l’accompagnement des usagers.

Ambiance domestique-institutionnelleL’ambiance domestique ou institution-nelle caractérise l’environnement par les éléments physiques et sociaux qui le composent.

UsageManière dont usagers et soignants investissent et mo-dèlent les lieux en fonction des activités qu’ils souhaitent y effectuer ou des statuts qui leur sont reconnus ou qu’ils se reconnaissent.

AspectManière dont le mobilier, l’agencement et les matériaux utilisés renvoient à l’ambiance perçue.

PrivacitéLa privacité désigne la qualité d'un lieu tel qu'il est vécu, perçu et approprié par ses caractéristiques intimes et person-nelles.

IntimitéManière dont les possibilités de retrait et de régulation de la disponibilité à autrui dans un lieu donné sont soutenues (ouverture/fermeture, distance par rapport au lieu de vie et au reste du groupe).

Appropriation de l’espaceManière dont l’espace permet aux usagers d’établir leurs propres repères, de maîtriser leur environnement, d’affir-mer leur identité et leur statut vis-à-vis du groupe.

Mise en scène professionnelleLa mise en scène professionnelle per-met d’observer l’équilibre relationnel professionnel-usager (assistanat, auto-rité, collaboration, empathie) dans ses dimensions physiques et sociales.

Positionnement professionnelManière dont se place le professionnel physiquement et socialement par rapport aux usagers et la manière dont il utilise son environnement pour servir ce positionnement.

VocabulaireType de vocabulaire utilisé par les professionnels (naturel/familier, technique/professionnel) en présence des usagers.

Contrôle – VeilleLe contrôle sous-entend une surveil-lance des usagers au sein des espaces qui leurs sont dévolus dans le but de maintenir leur sécurité aussi bien qu’un fonctionnement institutionnel optimal.La veille est une attitude soutenue par l’environnement physique, social et organisationnel par laquelle les profes-sionnels sont encouragés à diriger leur attention vers les usagers, dans le but de les aider à une meilleure relation avec les autres et avec leur environnement.

Espaces communsManière dont l’agencement permet une surveillance glo-bale de l’activité dans l’espace commun.

Espaces privésManière dont l’utilisation de l’espace et/ou l’attitude des professionnels encouragent ou non l’accès aux espaces privés par les usagers, ou même les interdisent.

Espaces professionnelsManière dont les espaces professionnels sont utilisés à des fins de contrôle des usagers.

Tableau 1. - Modèle environnemental pour la conception de lieux d’accueil institutionnels

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Eynard, Menez, Ngatcha-Ribert et Palermiti, 2010 ; Charras, Eynard, Viatour et Frémontier, 2011). Bien qu’élaborés à partir de l’observa-tion de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de maladies apparentées, les continuums qui le composent permettent de l’adapter aux caractéristiques d’autres populations vulnérables accueillies en institution. Ce modèle n’exclut pas, par conséquent, l’application de concepts caractéristiques des spécificités des relations à l’environ-nement des populations accueillies. Le bien-être de l’usager est au centre du dispositif, mais celui-ci doit être intégré dans une perspec-tive holistique (Calkins, 2001).

Six dimensions primaires se réfèrent tant à l’environnement physique que social et sont subdivisées en dimensions secondaires permettant une analyse plus fine des usages de l’espace réels ou souhaités.

L’intérêt d’un tel modèle réside dans les possibilités d’analyse de l’espace qu’il offre, ainsi que de mise en perspective de l’orientation environnementale et architecturale d’un établissement d’accueil pour des personnes présentant des vulnérabilités sociales.

3. De la programmation fonctionnelle à une conception architecturale fondée sur l’usage

3.1. La spécificité en architecture

On parle souvent d’architecture spécifique, bien que cette appel-lation soit porteuse de malentendus. Ce qui est spécifique est plus de l’ordre de la méthode, car celle-ci est participative et qu’elle prend donc en compte les usages, et par conséquent les spécificités des personnes qui vont habiter dans ces lieux ou y travailler. Se pose dès lors la question de la vulnérabilité des usagers et celle des normes et des valeurs professionnelles, qui peuvent, si l’on n’y prend garde, être en conflit d’usages avec les façons de vivre et d’habiter des résidents d’une structure.

Ainsi, en ce qui concerne les personnes atteintes de maladie d’Alzheimer ou de troubles apparentés, il est reconnu qu’un environ-

Tableau 1. - Modèle environnemental pour la conception de lieux d’accueil institutionnels

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nement domestique, que l’on pourrait qualifier, par opposition, de générique, est préférable à un environnement dont la spécificité pourrait, dans le pire des cas, se réduire à la prise en compte des nécessités de surveillance et de contrôle des personnes (Charras, 2011 ; Charras et Eynard, 2012a). Cette « spécificité » pose alors un autre problème, qui est celui des enjeux éthiques de l’environnement dans son usage et du respect des droits des personnes : droit d’aller et venir, droit à l’intimité, droit à l’expression, etc. (Charras et Eynard, 2012b).

En effet, lorsqu’on parle d’architecture spécifique ou adaptée, la tendance est de supposer que cette adaptation n’est rendue néces-saire que parce que les personnes qu’elle concerne présentent des déficits et des incapacités. Or, une de leurs plus grandes difficultés est bien celle de vivre en harmonie avec leur environnement spatial, qu’elles partagent en l’occurrence avec les visiteurs qui viennent les voir et plus encore avec les professionnels qui les accompagnent et qui constituent leur environnement social privilégié. Les conflits d’usage, particulièrement quand des personnes vivent dans un lieu au sein duquel d’autres personnes travaillent, sont donc bien au cœur de la problématique. C’est un élément important qui néces-site une approche qui tienne compte de la nécessité de réfléchir au type d’environnement susceptible de permettre aux personnes âgées d’habiter pleinement l’espace qu’elles occupent. Mais cette approche doit tenir compte également du positionnement de l’institution et des professionnels dans ce même espace, susceptible de les aider à accompagner au mieux des usagers vulnérables, certes, mais qui doivent pouvoir conserver autant que possible leurs modes d’habiter personnels.

Quoi qu’il en soit, et même si l’architecture n’est pas un médica-ment, le travail avec les institutions accueillant des personnes vulné-rables et avec les professionnels qui les accompagnent doit prendre en considération la différence fondamentale entre un logement, destiné à une seule personne ou à une seule famille, qui le modèle pour leur propre usage pendant de nombreuses années, et une insti-tution, qui dans le meilleur des cas, peut devenir un lieu d’habitation « accompagnée » ou dans le pire des cas, un espace de travail où

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vivent des personnes vulnérables. Or, la qualité d’usage pour les résidents dépend pour une large part de la façon dont les profes-sionnels occupent eux-mêmes cet espace et le laissent occuper aux résidents. « Le lieu projeté n’est pas un substitut de domicile, mais une extension de la sphère privée dans un contexte institutionnel » (Eynard et Salon, 2006, p. 201).

3.2. La programmation générative

La méthode de programmation générative (Conan, 1989) part du principe que tout type d’espace est un espace de transaction, autrement dit un espace dans lequel des usagers nouent des relations. Tout espace est donc susceptible d’être le lieu de conflits d’usages qui, par définition, ne se révèlent que lorsque l’espace est occupé, et donc la construction achevée. Cette méthode part du principe que se limiter aux aspects fonctionnels des espaces est réducteur et peu propice à la créativité, et donc à l’innovation. À l’inverse, elle incite à mettre autour de la table les différents usagers d’un même type d’espace pour qu’ils prennent conscience des conflits d’usage qu’ils rencontrent ou pourraient rencontrer et qu’ainsi chacun soit conscient de son positionnement dans l’espace et de la légitimité ou non de ce positionnement. « Les usages renvoient dès lors à des modes d’être, de penser, de faire, de se conduire qui plongent dans un passé dont l’origine est floue » (Ségaud, Brun et Driant, 2002, p. 410).

Partant de ce constat, il est assez facile d’imaginer et de mettre en pratique une méthode de travail qui peut se décliner de différentes manières :

– observation après coup des usages de l’espace et restitution de cette observation à ses usagers, lorsqu’il s’agit de restructurer tout ou partie d’un établissement ;

– aide à la réappropriation des cahiers des charges ministériels afin qu’ils puissent s’articuler et être cohérents avec le projet de vie de l’établissement ou du service concerné ;

– programmation et conception lors d’opérations de construc-tion, d’extension ou de reconstruction ;

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– accompagnement des maîtres d’ouvrage et de leurs équipes afin de leur donner les moyens d’analyser et de valider en toute connaissance de cause les propositions de l’architecte, grâce à un travail à partir des plans proposés.

3.3. Aide à la réappropriation des cahiers des charges ministériels

La question du sens est peu présente dans les cahiers des charges ministériels, sinon sous forme de vœux pieux et comme si cela allait de soi.

Or, cela ne va pas de soi dans un contexte où priment les besoins, notion éminemment professionnelle, au détriment des aspirations des personnes, en l’occurrence le souhait de vivre dans des lieux où elles sont accompagnées, sans que cet accompagnement ne se paye au prix fort d’une absence de liberté, d’une difficulté à vivre comme elles l’entendent, y compris dans les manifestations les plus ordinaires de la vie quotidienne : aller et venir de son espace privé aux espaces partagés avec d’autres, se servir un verre d’eau, ouvrir le placard où se trouvent ses vêtements, se rendre utile, etc. C’est en partant de ces aspirations quelquefois revendiquées, mais le plus souvent tues et ignorées, que l’on peut tenter de sensibiliser les institutions et les professionnels à une autre approche et à une autre posture.

Le travail d’accompagnement des professionnels consiste à les aider à dépasser leurs représentations des espaces de vie et de soin, dans lesquels seules les fonctions de cet espace sont prises en considé-ration, pour aborder sous l’angle de l’usage les questions à résoudre. En d’autres termes, il s’agit de les amener à « oublier », (ou essayer de le faire) leur propre point de vue sur ce qui est bon pour les personnes vulnérables, en essayant de leur faire adopter une position empathique en se mettant à la place de l’usager, tout en faisant un retour sur leurs pratiques afin de repérer en quoi celles-ci peuvent contrecarrer les désirs des personnes accompagnées.

La sémantique du lieu prend alors tout son sens. On ne parle plus de l’entrée, mais on s’interroge sur l’action d’entrer dans un espace peu familier, un accueil de jour par exemple (espace au sein d’une

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institution où des personnes vulnérables peuvent être accueillies dans la journée) : qu’aimerait-on voir et trouver quand on y arrive ? Peut-on y demeurer un moment comme dans un lieu de transition ?

Dans le même esprit, on ne parle plus de salle d’animation, notion qui renvoie à une vision institutionnelle des activités, mais on essaye de comprendre ce que signifie, pour les usagers, se distraire, se rendre utile, partager avec d’autres des moments conviviaux… et on s’aperçoit vite que s’il n’est pas toujours souhaitable de multiplier les espaces, l’espace construit doit envoyer des signaux forts pour qu’il soit habité par ses usagers et repérable dans ses usages divers, appro-priable sans être confusionnel, capable de soutenir des gestes et des savoir-faire familiers, et ainsi, aider les professionnels à accorder une attention particulière aux personnes qu’ils accompagnent. La méthode est la même quand il s’agit de préparer ou de prendre des repas, se reposer, aller et venir, sortir, etc.

On retrouve les dimensions de structuration de l’espace, de cohésion sociale par l’espace, d’ambiance domestique ou institution-nelle, de privacité, de mise en scène du soin, de contrôle ou veille ; ainsi on peut aider les établissements et les professionnels à préciser et à s’approprier leur projet en leur donnant l’occasion de se poser les mêmes questions que lors d’une observation des usages de l’espace dans un lieu déjà construit et occupé.

Ce travail est ensuite formalisé dans un cahier des charges archi-tectural qui, s’il ne constitue pas un document de programmation complet, en donne les grandes lignes. Lesquelles se déclineront ensuite dans des aspects plus matériels : revêtements du sol et des murs, éclairage, plafonds, couleurs, mobilier, etc. Ce cahier des charges est présenté à l’architecte pressenti pour réaliser les travaux, afin qu’il propose une première esquisse qui sera analysée, éventuel-lement critiquée, et ensuite validée.

3.4. Programmation et conception lors d’opérations de construction, d’extension ou de reconstruction

La même méthode de travail peut être utilisée dans des opéra-tions de plus grande envergure, quand il s’agit de programmer puis

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de concevoir des opérations de construction, d’agrandissement ou de réhabilitation dont le public cible est entre autres celui des personnes vulnérables. Leurs besoins particuliers étant complexes, ce qui ne dispense pas d’essayer de satisfaire leur « besoin d’habiter », cette méthode de travail qui privilégie les usages des bénéficiaires pour qu’ils ne s’effacent pas au profit des seules exigences des profession-nels, nous semble particulièrement bien adaptée. Elle est susceptible de satisfaire à la fois les besoins génériques des habitants de ces lieux et ceux qui sont dus à leur vulnérabilité même, et que l’on peut sans doute désigner comme spécifiques.

Comme précédemment, cette méthode comprend plusieurs étapes :

– observation des usages s’il s’agit d’une extension ou d’une réhabilitation d’un bâtiment existant, ou s’il s’agit d’une construction nouvelle ;

– analyse des pratiques des professionnels participant aux groupes de travail afin qu’ils prennent conscience de la place de chacun dans l’espace, dans l’institution et dans les repré-sentations ;

– constitution de groupes de travail en référence à un certain nombre d’espaces de transactions (autrement dit d’interrelations entre leurs usagers), qui sont donc composés des seuls usagers ou représentants des usagers de ces espaces, les plus communé-ment retenus étant les espaces privés, semi-privés, collectifs, de transition, de service, de circulation, extérieurs, voire urbains ;

– pour chaque type d’espace, le groupe de travail, co-dirigé par l’architecte pressenti et le consultant (psychologue, socio-logue, gérontologue, anthropologue …), se pose les questions de l’usage de ce type d’espace (on ne dort pas dans un espace de service, mais plutôt dans l’espace privé ; le bureau de l’infir-mière est bien un espace de service mais pas un espace privé, etc.) ;

– puis, il s’agit d’identifier des intentions auxquelles il sera répondu en termes de solutions, intentions à partir desquelles l’architecte donnera une première réalité sous forme de croquis et d’esquisses ;

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– ensuite, il s’agira de passer au crible ces premières esquisses afin de préciser le projet, c’est-à-dire la place accordée à chaque type d’usager, ce qui renvoie aux valeurs de l’institution et aux valeurs professionnelles, et à la capacité des participants à trouver un équilibre subtil entre ce qui est de l’ordre de la maison ou de celui de l’institution, entre ce qui relève de la vie quotidienne ou du soin, entre ce qui est générique et ce qui est spécifique.

4. Conclusions et perspectives environnementales pour l’accompagnement des personnes vulnérables

Bien loin des idées d’Esquirol qui prônait, toutes psychopatho-logies confondues, l’isolement du milieu d’origine de la personne pour lui permettre de construire de nouvelles normes, l’application des connaissances relatives aux relations à l’environnement permet, aujourd’hui, de penser l’espace en fonction d’objectifs ciblés sur l’accompagnement différencié et les aspirations des personnes vulné-rables. Étant entendu que l’usage personnalisé et l’appropriation de l’espace trouvent leurs limites dans un contexte collectif et insti-tutionnel, ce dernier ne dispense toutefois pas d’une réflexion sur la progression du social à l’intime de l’environnement dans lequel évoluent des personnes institutionnalisées. Par ailleurs, bien que cousine de l’ergonomie et de l’ergothérapie, la psychologie environ-nementale appliquée à l’accompagnement des personnes vulnérables ne doit pas se confondre avec celles-ci. Il est vrai que la tentation peut être grande d’étendre le champ d’action à des domaines aussi proches, mais chacune de ces disciplines a son utilité dans l’approche de la personne vulnérable (Marousé et Charras, 2012). Il appartient donc au psychologue environnementaliste travaillant dans ce domaine d’arti-culer son action de partenariat (direct ou indirect) avec la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage, avec celle des disciplines connexes qui interviendront dans le processus d’aménagement de l’espace. La spécificité de l’environnement ne sera pas déterminée par la patho-logie en elle-même mais par l’accompagnement et les intérêts des

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personnes vulnérables puisque cet environnement sera à leur service. Il appartient également au psychologue environnementaliste ou au consultant de faire preuve de déontologie dans les préconisations qu’il émettra, d’être au fait de l’éthique et de la recherche se rattachant au domaine d’intervention pour lequel il sera missionné, et de se coordonner de façon harmonieuse avec les autres acteurs avec lesquels il sera amené à collaborer sur le terrain. Comme tout outil d’accom-pagnement psychologique, éducatif ou encore pédagogique, celui-ci peut être iatrogène dans le sens où il incitera un accompagnement inadapté, ou encore qu’il sera vecteur de maltraitance ou de confu-sion de la part de ses usagers (Charras et Eynard, 2012b). Il est donc nécessaire de revenir sur les actions réalisées pour y effectuer une évaluation post-occupationnelle et le cas échéant soulever les points qui pourraient nuire au « bon » usage de l’espace (Fischer et Vischer, 1997). Cette branche de la psychologie environnementale nécessite une vision unitaire de la psychologie au sens ou l’entendait Lagache (1949), avec une connaissance, une association et une intégration de l’ensemble des disciplines appliquées et expérimentales de la psycho-logie. Celle-ci nécessite également une écoute attentive des disciplines professionnelles qui interviennent dans l’espace étudié.

Beaucoup de champs appartenant au domaine social et/ou médico-social ou, pour ne pas inclure ou exclure des personnes qui pourraient en bénéficier, au domaine de l’accompagnement des personnes vulné-rables, pourraient tirer bénéfice d’une approche environnementale. Toutefois, ce domaine d’investigation reste encore peu exploité en France tant au niveau de la recherche qu’au niveau de son application, même si l’expertise dans ce domaine est de plus en plus recherchée par les instances privées et publiques en charge de l’accompagne-ment des personnes vulnérables. Il importe donc, quand il est encore possible, de pouvoir intervenir en amont d’un projet architectural afin d’éviter l’écueil d’une architecture uniquement fondée sur les problé-matiques institutionnelles et organisationnelles. Enfin, il est important de se rappeler que le statut et l’identité des personnes, qu’elles soient vulnérables ou non, dépend fortement de la place qu’on leur donne et qu’elles s’approprient dans leur environnement d’accueil.

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