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Recherches sociologiques et anthropologiques 2015/1 M. Berger, J. De Munck : 1-24 Présentation Participer, entre idéal et illusion Mathieu Berger, Jean De Munck * Souvent présentée comme complémentaire à la représentation, la parti- cipation est régulièrement appelée à la rescousse des démocraties en crise. De multiples côtés, des dispositifs variés invitent le citoyen à s’exprimer, s’impliquer, s’engager, dialoguer, interagir, voter, intervenir, évaluer, réa- liser et co-réaliser, gérer et co-gérer… Aucun champ des politiques publi- ques ne semble épargné : ville, santé, éducation, culture, ne jurent que par des publics “actifs” et “responsables”. Les médias aussi cherchent à impli- quer leur public dans des interventions en tout genre, qui vont de l’envoi de SMS pendant, avant, après les émissions, à des formes de votes ou d’in- terventions sur les plateaux de télévision ou les sites web dont les forums crépitent jour et nuit. Pourtant, le désenchantement à l’égard de la politique n’a peut-être ja- mais été aussi grand. Les dispositifs effectifs de participation, les pratiques réelles de la citoyenneté ne semblent pas tenir leurs promesses. Il y a loin des idéaux de citoyenneté aux réalités du terrain. De là à croire que les formes contemporaines de citoyenneté ne sont qu’illusions et mensonges, le pas est vite franchi. Mais cette conclusion serait trop abrupte et réduc- trice. D’abord parce que les acteurs font des expériences très diverses de participation, positives ou négatives. Ensuite parce que, même problémati- que, l’idéal de participation continue d’exercer une attraction universelle que rien ne semble démentir. Plus que les difficultés de la citoyenneté, ce qui mérite notre attention, c’est l’endurance de son inaltérable promesse. De quelque côté qu’on se tourne, il semble indispensable aux sociétés mo- dernes de rappeler à leurs membres qu’elles ne sont que ce qu’ils en font. La citoyenneté reste donc un thème central de la sociologie des sociétés contemporaines. Comment construire, aujourd’hui, une épistémologie de cette notion difficile et controversée ? Nous nous proposons de défendre, ______________________________ * Mathieu Berger : UCL/IACCHOS/CriDIS-EHESS/CEMS ; Jean De Munck : UCL/CriDIS.

Participer, entre idéal et illusion (dossier \"(In)capacités citoyennes\", RS\u0026A, 2015)

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Recherches sociologiques et anthropologiques 2015/1 M. Berger, J. De Munck : 1-24

Présentation Participer, entre idéal et illusion

Mathieu Berger, Jean De Munck * Souvent présentée comme complémentaire à la représentation, la parti-cipation est régulièrement appelée à la rescousse des démocraties en crise. De multiples côtés, des dispositifs variés invitent le citoyen à s’exprimer, s’impliquer, s’engager, dialoguer, interagir, voter, intervenir, évaluer, réa-liser et co-réaliser, gérer et co-gérer… Aucun champ des politiques publi-ques ne semble épargné : ville, santé, éducation, culture, ne jurent que par des publics “actifs” et “responsables”. Les médias aussi cherchent à impli-quer leur public dans des interventions en tout genre, qui vont de l’envoi de SMS pendant, avant, après les émissions, à des formes de votes ou d’in-terventions sur les plateaux de télévision ou les sites web dont les forums crépitent jour et nuit. Pourtant, le désenchantement à l’égard de la politique n’a peut-être ja-mais été aussi grand. Les dispositifs effectifs de participation, les pratiques réelles de la citoyenneté ne semblent pas tenir leurs promesses. Il y a loin des idéaux de citoyenneté aux réalités du terrain. De là à croire que les formes contemporaines de citoyenneté ne sont qu’illusions et mensonges, le pas est vite franchi. Mais cette conclusion serait trop abrupte et réduc-trice. D’abord parce que les acteurs font des expériences très diverses de participation, positives ou négatives. Ensuite parce que, même problémati-que, l’idéal de participation continue d’exercer une attraction universelle que rien ne semble démentir. Plus que les difficultés de la citoyenneté, ce qui mérite notre attention, c’est l’endurance de son inaltérable promesse. De quelque côté qu’on se tourne, il semble indispensable aux sociétés mo-dernes de rappeler à leurs membres qu’elles ne sont que ce qu’ils en font. La citoyenneté reste donc un thème central de la sociologie des sociétés contemporaines. Comment construire, aujourd’hui, une épistémologie de cette notion difficile et controversée ? Nous nous proposons de défendre, ______________________________ * Mathieu Berger : UCL/IACCHOS/CriDIS-EHESS/CEMS ; Jean De Munck : UCL/CriDIS.

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dans cette brève introduction, un programme de sociologie évaluative des (in)capacités citoyennes en le situant par rapport à la philosophie politique d’une part, à la science politique d’autre part (I). Cette démarche nous conduira à préciser notre conception du domaine qu’on appelle “politique” (II), qui relativise et complexifie la théorie de l’État (III). La citoyenneté peut constituer un puissant instrument critique des oppressions existantes ; mais elle peut aussi se muer en une écrasante légitimation des rapports de force. Nous plaidons pour une sociologie qui ne participe en rien de la neutralité axiologique, mais qui refuse aussi une critique menée “de sur-plomb”. La sociologie doit rendre compte de l’appui de l’acteur et de l’ob-servateur sur des idéaux, tout en pointant leur métamorphose, toujours possible, en illusions (IV). Notre orientation épistémologique souligne donc l’importance des si-gnifications dans la constitution du social. Elle nous conduit à proposer une sociologie qu’on pourrait appeler “pragmaticiste” (V), en référence à Charles Sanders Peirce, le génial philosophe du signe qui baptisa de ce terme (un peu barbare) “son” pragmatisme, pour le distinguer de celui, plus abordable et mieux diffusé, de son ami William James. Si on veut bien traiter la participation comme une pratique sociale tissée par une sé-miotique, on comprend mieux l’entrelacs d’idéal et d’illusion dans lequel sont plongés les interacteurs qui se veulent citoyens. Ce qu’on appelle “ré-alité” de la participation ou de la citoyenneté est une réalité signifiante et communicationnelle prise entre deux tensions complémentaires : elle arti-cule des idéaux et des réalités qui peuvent se contredire dès que la ques-tion de la vérité est posée par les acteurs ; elle articule des significations, vagues et générales, à des situations. Cette double articulation se trouve au cœur d’une sociologie pragmaticiste qui conserve les intuitions fondamen-tales de Peirce. Dans ce cadre, la question des capacités prend tout son relief. Les per-formances des acteurs peuvent être réussies ou ratées (avec toute la gam-me de l’entre-deux) à l’égard des idéaux de la participation. Il y a donc un lien entre la capacité et la félicité des performances (VI), qu’on peut cher-cher à éclairer empiriquement par l’enquête sur les situations réelles de participation. A titre d’indications programmatiques, nous dirons quelques mots sur trois aspects des capacités des personnes que révèlent les infélici-tés : la capacité d’accès à un médium sémiotique, la capacité de pertinence et la capacité à un engagement mesuré. Nous suggérerons aussi une inter-prétation pragmaticiste de la formation des capacités citoyennes en repre-nant brièvement le raisonnement célèbre de Merton sur les mécanismes de la discrimination (VII). Nous terminerons sur une question très importan-te, mais encore sous-explorée : la question du traitement des incapacités, lorsque celles-ci se révèlent systématiques (VIII).

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I. La citoyenneté entre philosophie, science politique et sociologie

Avant de discuter du domaine (le politique), et de l’épistémologie de notre approche sociologique (l’évaluation), un mot sur une question préju-dicielle : pourquoi donc proposer la sociologie d’un phénomène à propos duquel la philosophie ou la science politique semblent spécialement bien outillées ? En philosophie politique, les notions de participation et de citoyenneté sont chargées de normativité. Elles sont débattues sur un plan conceptuel : non pas du point de vue de telle ou telle collectivité particulière, ou de telle ou telle activité sociale, mais plutôt, du point de vue général et abs-trait de la “bonne société”. Cette importante discussion met en confronta-tion des approches différentes de la Cité que, depuis le renouveau de la philosophie politique qui a suivi la Théorie de la justice de Rawls, nous avons appris à classer dans les catégories du libéralisme, du républica-nisme, du communautarisme, et de leurs multiples variantes. Ce que la philosophie politique traite normativement, la science politi-que l’aborde quant à elle empiriquement. La citoyenneté est alors traitée comme un ensemble de processus d’intéressement et d’implication des ci-toyens au système politique, à travers des dispositifs complexes qui lient instances étatiques et systèmes d’action sociale via des médiations (partis, syndicats, etc.). Les régimes réels de démocratie ouvrent et ferment des voies à l’expression de la citoyenneté des personnes et des groupes d’une manière que la philosophie ne peut ni décrire, ni expliquer. La science po-litique observe, classe, explique la multiplicité du réel, la profusion des pratiques, et du coup révèle l’extraordinaire contingence de processus que la philosophie politique a pour sa part tendance à schématiser de manière parfois caricaturale. Ces deux approches disciplinaires se complètent plus qu’elles ne se combattent. Leur intersection constitue un champ de recherche très fertile. Notre sociologie se veut en quelque sorte transversale à ces deux appro-ches. Sans en diminuer le mérite, elle veut les compliquer en proposant un troisième regard qui tente d’objectiver des angles morts dans chacun des deux volets de ce dyptique. D’un côté en effet, la sociologie peut parfaitement s’accommoder de la normativité du concept de citoyenneté. Mais elle insistera sur le fait que cette normativité n’est pas l’apanage du philosophe : elle est mise en œu-vre, débattue et contestée par les acteurs eux-mêmes, qui ne sont des ci-toyens que s’ils sont capables de donner un sens normatif à l’idée de ci-toyenneté. La normativité est donc déjà opérante dans les systèmes d’ac-tion. Les acteurs sociaux sont – en quelque sorte – des philosophes qui s’ignorent : ils évaluent leur niveau de participation, jugent sans cesse de l’adéquation de leurs dispositifs, établissent des normes et des prescrip-tions pour les rendre plus conformes à leurs aspirations, cherchent à criti-quer, détruire ou surmonter les empêchements multiples qui se dressent

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sur leur chemin. Faire de la sociologie, c’est admettre que le monde social est composé de «faits normatifs» (Gurvitch, 1932 :106). Quand il utilise le mot “citoyenneté”, le sociologue lui-même n’échappe pas à la dimension normative de ce concept. En ce sens il parti-cipe de la perspective du philosophe. Comme ce dernier, il doit préciser autant que possible les inférences qui distinguent les usages corrects et in-corrects de la notion, en réseau avec d’autres notions affines. Mais il doit refuser, en revanche, de construire un métalangage indifférent au langage des acteurs. A la fois descriptif et normatif, le langage sociologique doit se construire, non en surplomb, mais en dialogue avec le langage des acteurs, qui lui aussi est à la fois descriptif et normatif (De Munck, 2011). Ce dia-logue nécessite des interactions concrètes entre le sociologue et les acteurs réels qui, en situation, utilisent de manière compétente (c’est-à-dire en dis-tinguant sans cesse entre l’usage correct et incorrect) les termes “démocra-tie”, “citoyenneté”, “participation”, etc. Si la prise en compte de la compétence normative des acteurs distingue le sociologue du philosophe, elle le rapproche du politologue, qui doit trai-ter le même type d’empirie puisqu’il a, lui aussi, affaire à des “faits nor-matifs”. Une autre chose cependant distingue le point de vue sociologique de celui du politologue classique. Celui-ci a en effet tendance à isoler et spécifier un ensemble d’institutions et d’activités supposées intrinsèque-ment (ou en tout cas centralement) politiques par opposition à d’autres institutions ou activités qui seront, du coup, considérées comme non-politiques (culture, économie, famille…). La citoyenneté devient visible à l’intérieur de processus stato-centrés de discussion, décision et implémen-tation de choix collectifs ; elle est identifiée à l’engagement partisan et à des procédures de consultation et d’implication des acteurs dans les struc-tures de gouvernement étatique. Il s’agit incontestablement d’une part importante des phénomènes poli-tiques dans les sociétés modernes. Mais le sociologue sera attentif à ce qui, dans ces processus, n’est pas encore officiellement politique, et qui rend possible le rapport politique ; et aussi à ce qui, dans ce que l’on re-connaît ordinairement comme le non-politique (la famille, la culture, l’économie…), est de l’ordre du politique car il concerne, dans son champ propre, des choix collectifs et l’exercice de l’autorité. Le sociologue sou-ligne que la frontière entre le politique et le non-politique n’arrête pas de bouger. Il met donc en lumière que le rapport incertain au politique engen-dre, du côté des acteurs, un intense travail interprétatif qui conditionne leur pouvoir d’agir. Il propose donc un concept étendu de “politique” qui inclut, mais ne se réduit pas à, l’activité gouvernementale et ses entours.

II. Les deux sens de “politique” Nous voilà donc en face de deux concepts du politique : l’un qui appar-tient à la sphère de l’État ; l’autre, beaucoup plus éparpillé, qui concerne les actions collectives. Ou, pour le dire avec Albert Ogien et Sandra Lau-gier, on peut distinguer entre le politique et la politique :

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Le politique est diffus au sein d’une société dans la mesure où l’en-semble de ses membres participe constamment à la perpétuation ou à la reconfiguration de ses limites ; son institutionnalisation se réalise d’une multitude de manières et ne se cantonne pas à celles que dessi-nent les institutions officiellement mandatées à cet effet (c’est-à-dire la politique) ; les formes d’action politique légitimes débordent celles qui sont fixées dans le cadre des instances qui composent un régime, constitutionnel ou pas (Ogien/Laugier, 2014 :73-74).

Dans nos sociétés complexes et différenciées, cette distinction est cardi-nale car elle permet d’appréhender tout ce qui se joue de politique en de-hors de la sphère de l’État (Berger et al., 2011). La citoyenneté est un con-cept transversal qui peut concerner l’entreprise, l’école, l’université, la famille, les médias. Si les objectifs démocratiques ont une signification véritable, ils ne peuvent pas être limités à un domaine politique au sens étroit. Nous devons dépasser le statocentrisme. Le but de la sociologie est d’explorer ces deux versants non point pour les fondre, mais justement pour montrer comment ils se différencient et s’articulent. Ainsi, dans ce dossier, certaines contributions se situent-elles du côté de l’État (du Roy/Steuer) et des politiques publiques (Véniat) ; d’autres dans des groupes militants (Allouche) ou des collectifs de proxi-mité (Rougier) ; d’autres encore dans des enceintes fort éloignées de l’État et du système politique officiel (Périlleux). Nonobstant la dispersion de leurs sites et la thématisation de leurs activités, toutes éclairent cette arti-culation. Ces considérations nous rapprochent évidemment des intuitions centra-les de la sociologie d’inspiration pragmatiste. Pour John Dewey, le politi-que relève essentiellement des problèmes d’auto-organisation de l’action collective dans un environnement social et naturel. Face à des problèmes objectifs que rencontrent les personnes et les groupes, des publics se cons-tituent autour d’une perception commune d’une situation d’interdépen-dances, et, dans un deuxième temps, autour d’une volonté d’intervenir et de maîtriser collectivement cette situation (Cefaï/Terzi, 2012 ; Cefaï et al., 2015). Cette constitution de publics peut se cristalliser dans un État me-nant des actions publiques, mais pas nécessairement : elle peut aussi dé-boucher sur une vie associative, civique, engagée, qui échappe à l’emprise de l’État, et peut même lui être hostile. Ces publics politisés se forment de manière imprévisible et déterminent eux-mêmes leurs propres limites. Le système de distinctions auquel s’adossent les acteurs ne recoupe pas né-cessairement celui du sociologue. De tels publics requièrent des personnes dotées de capacités de diagnostic, de communication, de mobilisation et de structuration de l’action collective.

III. Un rapport complexe à l’État Dans cette perspective pragmatiste, le concept d’État s’éclaire d’un jour nouveau. Ce déplacement ne nie ni les questions de légitimité qui sont au cœur de la philosophie politique, ni les questions de structuration effective

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du gouvernement qui occupent le politologue. Il met cependant l’accent sur cette dimension importante qu’est le rôle que joue l’État dans la for-mation des capacités individuelles et collectives. Car il est clair que l’État joue, dans les sociétés développées, un rôle crucial concernant les possibilités de formation des publics, et donc con-cernant les capacités citoyennes. C’est d’abord au travers de la distribution de statuts que l’État capacite les citoyens. Les libertés fondamentales, les ressources distribuées par l’État-providence, les droits cuturels, offrent des ressources aux citoyens, qui peuvent, bien ou mal, les convertir en interventions publiques. Dans sa contribution à ce dossier, J-L. Genard souligne que le “référentiel des ca-pacités” est en train de changer dans les sociétés à État social fort : on passe d’un régime binaire (distinguant les capables des incapables) à un régime de gradation continue entre capacité maximale et incapacité maximale. Remarquons cependant que ces statuts ne sont jamais suffisants pour garantir une citoyenneté active et efficace. Comme l’a expliqué Amartya Sen, critique du “ressourcisme”, les ressources de la citoyenneté peuvent rester formelles ou insuffisantes compte tenu de la diversité des personnes et des situations. La capacité, surtout quand elle concerne la participation politique, n’est pas uniquement déterminée par des ressources statutaires mises à disposition (De Munck, 2008). Les capacités des personnes dépen-dent également des “facteurs de conversion” qui leur permettent de placer leurs ressources dans des réalisations effectives. Parmi ces facteurs, la dy-namique de l’action collective reste cruciale, de même que les dispositifs d’intéressement, de cooptation, de mobilisation. L’État constitue aussi une bureaucratie et un système d’action organisé autour de la question-clef du gouvernement. Il n’est pas sûr que cet appa-reil soit toujours un allié fiable de ceux qui tentent de développer une ci-toyenneté ancrée dans les lieux de vie et pas seulement au sein des cercles gouvernementaux. Il peut même constituer un obstacle sérieux à l’exercice de l’autonomie et de l’autodétermination de ces groupes. Dans ce dossier, l’enquête de C. Rougier montre combien des capacités politiques peuvent être utiles, non pas pour agir dans le système politique, mais pour le tenir à l’écart de ce que Habermas appellerait le “monde vécu”. Le problème du citoyen n’est pas de pénétrer à tout prix la sphère étatique ; c’est aussi ce-lui de pouvoir s’en passer, ou en tout cas de n’en faire usage que dans la mesure où elle est utile à son autonomie. Il y a peut-être plus qu’un progrès épistémologique dans la connexion ainsi établie entre État et capacités des personnes et des groupes. Il se pourrait que cette connexion constitue une des plus remarquables caracté-ristiques de notre situation historique. La désaffection à l’égard de la poli-tique dont font preuve nos sociétés occidentales (provisoirement, peut-être), ne signifie pas disparition du politique. Au contraire pourrait-on dire, la politisation touche des domaines qui jusqu’à présent lui semblaient très étrangers. Et l’État redéfinit son rapport à la société civile non comme

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un arbitre, ni comme un gestionnaire, mais comme un partenaire. Nous en-trons dans l’ère de l’ “État capacitant” (De Munck, 2008).

IV. D’une sociologie du soupçon à une sociologie évaluative de la participation

La participation et la citoyenneté transportent des dimensions normati-ves qui doivent être honorées pour que leurs concepts puissent être appli-qués de manière correcte à un processus social, qu’il se situe dans le champ de la politique ou dans celui du politique. Dès qu’on évoque cette substance normative du concept, beaucoup de caractéristiques viennent à l’esprit : l’égalité des participants ; l’usage de la délibération ; la quête du consensus ou de l’inclusion ; l’activité de chacun, selon ses moyens ; la distribution équitable des bénéfices ; la reconnaissance des individualités ; etc. Participation et citoyenneté ne constituent pas seulement des prati-ques ; elles sont aussi, du point de vue même des acteurs (pas seulement de l’observateur), des significations qui décrivent ou critiquent les prati-ques effectives. Et c’est bien la raison pour laquelle une sociologie de la participation ne peut éviter de donner à son entreprise une portée évalua-tive. L’évaluation dont nous parlons ici ne doit pas être confondue avec la critique unilatérale. Il est vrai qu’une bonne partie de la sociologie a long-temps considéré avec une grande méfiance la notion même de “citoyenne-té”. Notre discipline est supposée démythifier la participation, débusquer ses instrumentalisations, dévoiler ses fonctions latentes. Le marxisme nous a appris à repérer, dans le discours du pouvoir, fût-il démocratique, les formations idéologiques qui voilent la réalité des rapports de domination. Reprenant le thème, Pierre Bourdieu a expliqué que la domination ne s’exerçait qu’à travers le consentement des dominés. Or, ce consentement ne s’obtient qu’au prix d’une violence symbolique dont les pratiques dites de “participation” peuvent constituer un échantillon particulièrement re-présentatif. Même sans l’appareillage conceptuel de cette tradition critique radicale, un soupçon sérieux pèse sur la “participation”. De nombreux travaux em-piriques ont révélé comment le discours de la “participation citoyenne” peut se transformer en une dangereuse rhétorique lorsqu’il est manipulé à des fins d’instrumentalisation par des pouvoirs, ou lorsque, dépouillé de sa charge normative, il prétend décrire et justifier l’état réel d’une procédure plutôt que l’orienter ou l’améliorer. Dès 1983, dans La participation contre la démocratie, récemment réédité, Jacques Godbout montrait à quel point la participation peut être détournée de son but premier :

Au Québec, l’expérience de la participation des dernières décennies conduit à une constatation troublante : la participation mène souvent à moins de démocratie, et non à plus de démocratie (Godbout, 1991 :14).

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Cependant, il soulignait également l’insistance persistante du concept de démocratie participative pour critiquer l’état actuel de nos démocraties et susciter l’espoir d’espaces de socialité autonome. Cette position nuancée de Godbout trouve sa condition de possibilité dans l’ambivalence indépassable du concept de participation ou de citoy-enneté. On ne peut méconnaître son caractère évaluatif, c’est-à-dire inex-tricablement normatif et descriptif (De Munck, 2011). A la question : “Que signifie participer ? ”, on ne peut en effet répondre que doublement : d’une part, en précisant les critères normatifs de la participation ; d’autre part, en fournissant les critères factuels de cette participation. Il est rare que les seconds recouvrent parfaitement les premiers, traçant une distance critique interne au concept. Cependant, il serait impossible de totalement séparer les deux pôles ainsi distingués. C’est dire que le concept de parti-cipation est, à l’instar de la plupart des concepts utilisés en sciences so-ciales, un concept évaluatif. Et c’est bien pourquoi l’idéal de la participation peut, à l’examen (mené par les acteurs ou par le sociologue), s’avérer fonctionner comme une illu-sion. Depuis la dialectique de la raison élaborée par Emmanuel Kant, nous connaissons cette propension des idéaux à se transformer en illusions. Ce mécanisme était, pour l’auteur de la Critique de la raison pure, inhérent à la faculté de connaître. Depuis lors, comme l’a remarqué Thomas McCar-thy (1993), cette idée a été étendue à la raison pratique : les idéaux de la moralité peuvent devenir des illusions s’ils sont employés pour justifier des décisions prises pour d’autres raisons, ou bien dissimuler des rapports sociaux de domination. Habermas (2006) fait de cette tension la clef d’en-trée d’une théorie critique de l’agir communicationnel. Cette mutation des idéaux en illusions est inhérente à l’usage des con-cepts évaluatifs. On peut même se demander si l’origine des illusions so-ciales n’est pas à chercher dans une tendance interne à l’action engagée : il est probablement impossible d’agir sans illusion. Une sorte de focus ima-ginarius oriente l’action, ancrée dans les croyances des acteurs : l’acteur en train d’agir ne peut éviter un certain dogmatisme qui lui fait penser que le monde est effectivement comme il le décrit (par exemple libre, démo-cratique, participatif, etc.). Sans quoi, il lui serait impossible d’agir en ver-tu d’idéaux. Ce n’est que du point de vue de l’observateur que l’illusion apparaît comme illusion. Ce point de vue n’est pas, cependant, l’apanage du sociologue : l’acteur peut adopter sur sa propre situation le point de vue désillusionné de l’ob-servateur. Il fait alors l’expérience d’un malaise, plus ou moins thématisé, qui peut déboucher sur diverses postures. L’inhibition est une posture pos-sible : face à la déception de ses idéaux, l’acteur peut se replier dans la passivité et l’inaction. Cette posture n’entraine pas automatiquement l’a-bandon des idéaux, qui peuvent survivre sur le mode d’un discours intério-risé, impuissant et plaintif (la “Belle âme” de Hegel). La rectification des stratégies ou des idéaux est une deuxième possibilité. Les apprentissages qui l’accompagnent peuvent être presque insensibles, ou au contraire en-

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trainer des ruptures profondes dans les identités et les valeurs des acteurs. Alors, si elle est explicite, la critique entraine une délibération avec les au-tres participants sur la signification des idéaux et les moyens pris pour les réaliser. Une troisième possibilité est évidemment l’abandon des idéaux eux-mêmes qui, s’il devient total, vire au cynisme.

V. Deux tensions constitutives d’une sociologie pragmaticiste Si notre concept élargi du politique nous rapproche de John Dewey, notre préoccupation pour une sociologie évaluative nous rapproche plutôt d’un autre fondateur du pragmatisme, Charles Sanders Peirce. L’apport de Peirce est souvent sous-estimé par les sociologues. Son influence s’est exercée de manière assez indirecte sur l’école de Chicago (Wiley, 2006). Il a surtout contribué au renouveau de la théorie critique dans les années 1960 et 1970, par la médiation des auteurs allemands Karl-Otto Apel (1995) et Jürgen Habermas (1979), en quête d’un concept renouvelé de ra-tionalité. La théorie de l’action communicationnelle a retenu de Peirce d’importantes composantes, comme l’idée de communauté idéale de com-munication in the long run, base de son universalisme. Mais il n’est pas sûr que l’interprétation de Habermas ait épuisé toute la richesse de sugges-tion de l’œuvre du grand philosophe américain pour une sociologie prag-matique (Tejera, 1996). A nos yeux, son apport essentiel réside dans la mise en lumière de deux tensions constitutives de n’importe quelle socio-logie pragmatiste : la tension entre socialité et vérité, et la tension entre généralité et situation.

A. La tension entre socialité et vérité Le “pragmaticisme” met l’accent sur la trame sémiotique de la réalité. Cette sphère sémiotique est de part en part socialisée : les “interprétants” qui la constituent sont, aux yeux de Peirce, des habitudes collectives. On ne trouve chez Peirce aucune trace de mentalisme, de subjectivisme ou de psychologisme quand il s’agit d’analyser un processus de signification. Sa sémiotique permet des analyses précises de niveaux de constitution de la réalité sociale. L’argumentation, sur laquelle Habermas se focalise un peu abusivement, ne constitue qu’une forme de la médiation sémiotique, im-portante certes, mais relative. D’autres modalités sémiotiques, qui rendent compte de communications diversifiées et d’intelligences plurielles (indi-cielles, iconiques – Ferry, 2004), méritent d’être intégrées à une théorie de la participation (Berger, 2014). Il n’y a pourtant pas chez Peirce de sociologisme. En aucune façon, la cohérence des formes de vie, la consistance des interprétants, la solidité des communautés, ne constituent à ses yeux un critère définitif pour juger de la validité des énonciations. C’est que la socialité de la signification est toujours mise en tension, chez lui, avec la visée de la vérité. Or celle-ci «réside dans la non-déception des anticipations générées par les significa-tions des signes» (Olivier, 2013 :117). Le souci de vérité n’est pas l’apa-nage du philosophe ou du scientifique ; n’importe quel acteur ordinaire est

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mû et peut être arrêté par lui. En accomplissant des tests, l’acteur est capa-ble de corriger et réviser ses anticipations, sans jamais pouvoir arrêter ce processus critique sur une configuration définitive. L’illusion ne pourrait pas être thématisée comme telle sans ce processus de confrontation à des objectivités problématiques. Un des objectifs de la sociologie évaluative consiste à dégager, dans la vie sociale concrète, les mises à l’épreuve des idéaux au contact d’objectivités rencontrées dans la déception. Les idéaux et les réseaux de significations qui les portent sont alors remis en question, non dans leur existence (on ne peut s’en passer), mais dans leur formula-tion. On saisit sans peine combien une sociologie de la participation est tra-versée par cette tension entre coutume interprétative et validité. Elle se repère au niveau des situations sociales étudiées. La chaîne des interpré-tants de la notion de citoyenneté dans le cas de l’Égypte (du Roy/Steuer) constitue un univers symbolique bien différent de celui de la lutte écologi-que (Allouche) ou de la lutte des Roms (Véniat). Dans chaque situation donc, on peut parler d’une communauté d’interprétation spécifique, orga-nisée par des “habitudes”, c’est-à-dire des règles collectives d’interpréta-tion qui se sont imposées dans un milieu de vie. L’évaluation de la partici-pation est une activité continue des acteurs qui se réfèrent à ces habitudes. L’observateur lui-même pratique ces tests de validité en rapport avec une notion de participation “habituelle”, forgée non pas dans la communauté étudiée, mais dans la communauté des sociologues professionnels. Il est inutile de dire que les attentes sont souvent déçues. C’est le cas, par exemple, quand les islamistes prennent le pas sur l’ “État civil” en Égypte, ou quand les réseaux de significations qui ont donné sens à un club de football entrent en crise face à l’irruption d’acteurs nouveaux, gé-nérant une crise de la participation. A ce moment, acteurs et observateurs mesurent que leurs anticipations ne sont plus rencontrées par la réalité et les obligent à affronter ce discord par une tentative de reprise de contrôle, ou à réviser leurs idéaux pour s’ajuster à la réalité. Ces moments d’épreu-ve sont au cœur d’une sociologie pragmaticiste. B. La tension entre généralité et situation Une autre tension caractérise la sociologie pragmaticiste, qui croise et complète la première : elle combine généralité et situation. D’un point de vue peircien, les indices, icônes, mots ou propositions ne sont pas dotés de sens en vertu d’une connexion stable entre eux et le monde. En eux-mêmes, les signes sont vagues et indéfinis. La significa-tion d’un signe ne réside pas dans un ensemble de signifiés transcendants aux usages du langage. En optant pour une version pragmaticiste de la si-gnification, nous renonçons à fixer une fois pour toutes le sens d’un signe. Hors de son usage, un signe est nécessairement vague et c’est bien ainsi qu’il peut signifier. Comme le dit Christiane Chauviré,

L’objectif du pragmatisme peircien est de montrer que la significa-tion cognitive complète des énoncés ou des termes réside dans la to-

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talité de leurs “effets pratiques”. (Le pragmatisme fournit ainsi un critère de signification, pour les termes et les énoncés, les expres-sions dépourvues d’effets pratiques étant déclarées dénuées de sens). Or un tel projet exclut l’idée d’un noyau sémantique pur, ou du moins en montrant que la signification complète déborde ce noyau, révèle que la pragmatique est inséparable de la sémantique (1995 :95).

Ainsi en va-t-il des termes de “participation” et de “citoyenneté” dont la profusion de significations est impressionnante. Il serait vain de chercher in abstracto la signification précise du terme de “citoyenneté” (ou de “par-ticipation”). Cette vagueness des contenus sémantiques n’est pas, aux yeux de Peirce, un défaut ou un obstacle à surmonter par des procédures d’analyse conceptuelle interne. Une enquête ne consiste pas à substituer des idées claires et précises, cartésiennes, à des concepts obscurs ; elle consiste plutôt à s’engager dans un processus de détermination en con-texte, qui s’obtient par deux mécanismes fondamentaux : l’indexicalisa-tion, qui relie les signes à des situations d’énonciation ; et l’inférence, qui fait surgir la signification de leur usage au fil des conséquences, logiques et pratiques, qu’on en peut tirer. L’indexicalisation assure la connexion de termes vagues et généraux aux situations particulières d’énonciation. Comme on le sait, différents moyens sémiotiques concourent à produire cet objectif : l’usage de termes indexicaux spécialement destinés à exercer cette fonction (les pronoms personnels, par exemple) ; l’usage des flexions verbales, de certains adver-bes ; des procédés paralinguistiques (intonation), etc. En fait, on peut, comme nous y incitent les ethnométhodologues, parler d’indexicalité gé-néralisée des énonciations. Le “type” s’instancie donc en token. L’indexicalisation de la notion de “citoyenneté” a sur elle un double effet. D’abord, à l’instar de toute notion générale, son sens change en con-texte. Comme token, la participation en contexte d’élections gouverne-mentales (du Roy/Steuer) n’a pas le même sens que dans le contexte des espaces de parole d’un hôpital psychiatrique (Périlleux). En second lieu, les modalités mêmes de l’indexicalisation ouvrent, ou non, ou partielle-ment, des possibilités de participation. Prenons par exemple la structure des pronoms : le couple “je-tu” se dis-tingue, comme l’ont relevé l’analyse linguistique (de Peirce à Habermas) et même une tradition éthique (pensons à Buber et Levinas), du couple “je-il”. Dans le premier cas, s’établit une relation d’égalité entre interlocu-teurs qui se reconnaissent comme des sujets. Dans le deuxième cas, on se trouve devant une relation de délocution irréductible à la situation d’allo-cution car aucune réciprocité n’est posée par le discours. On voit ainsi comment se joue, au niveau de l’ancrage indexical lui-même, la différence entre l’inclusion et l’exclusion, la participation et le stigmate, la commu-nauté des égaux et le fossé séparant le sujet de l’objet. La capacité citoyenne peut donc être appréhendée comme un mode d’accès à la communication. Y entre-t-on par la voie de “celui qui parle”,

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de “celui à qui on parle” ou par celle de “ce dont on parle (ou non)” ? Quelles sont les positions interlocutoires ou les postures énonciatives mo-bilisées au sein d’une communauté de communication ? La formation du “nous” repose-t-elle sur une relation “je-tu” ou bien sur une relation “je-il” (Berger, 2012 ; Tarragoni, 2014) ? Dans l’exemple donné dans ce dossier par C. Véniat, on mesure l’ampleur de cette difficulté : délocutés de mille manières, par des propos bienveillants autant que malveillants, les Roms ne deviennent que très difficilement allocutaires au sein de l’espace politi-que (voir aussi Vitale/Boschetti, 2011). Il faudra des médiations comple-xes, linguistiques et non-linguistiques, pour instaurer un registre pragma-tique qui puisse produire une certaine égalisation des participants. C’est l’occasion de souligner que la question de la reconnaissance (et son envers, le stigmate) se joue souvent à un niveau indexical (c’est-à-dire infra-propositionnel). L’expérience du “retour” du psychotique à la vie so-ciale, relatée par Th. Périlleux, relève, dans un autre contexte, de la même expérience fondamentale de l’usage de ce que Jakobson (1963 :176-196) et Benveniste (1966 :251-257) appelaient les “embrayeurs” du discours. Ces sujets n’éprouvent pas seulement une difficulté à parler, à articuler “la suite infinie de phrases” dont parlait Chomsky, mais surtout à assumer une parole en “je” devant un “tu”. Les psychiatres qui objectivent si volontiers leurs patients sont aussi ceux qui, dans un acte thérapeutique, doivent leur permettre de réassumer des places aux première et deuxième personnes dans le discours. Si les indexicalisations pavent la voie de la particularisation, les infé-rences vont, en sens inverse, des contextes d’application vers des univers de discours généraux. C’est qu’un terme ne signifie jamais seul. Un mot, un signe, un concept ne prennent sens qu’avec d’autres mots, signes, con-cepts. Comme le dit Brandom,

Avoir […] un contenu conceptuel, c’est simplement […] jouer un rôle dans le jeu inférentiel des affirmations et de l’offre et de la de-mande de raisons. Saisir ou comprendre un […] concept, c’est avoir une maîtrise pratique sur les inférences dans lesquelles il est impli-qué – savoir, au sens pratique d’être capable de distinguer (une sorte de savoir-comment) ce qui découle de l’applicabilité d’un concept et ce dont il découle (2009 :56).

Et il ajoute : Il découle immédiatement d’une telle démarcation inférentielle du conceptuel que pour maîtriser n’importe quel concept, il faut en maî-triser beaucoup (Ibid.).

Dans le processus inférentiel, l’opération de l’interprétant est détermi-nante. Car, comme le montrait Peirce, un signe ne signifie qu’interprété par un autre signe, et celui-ci aussi peut être interprété, à l’infini. Cette dé-rive du sens n’est ni une pathologie, ni un obstacle à la signifiance car sans elle, il n’y a pas de sens du tout. Elle est l’opérateur d’imagination et de décentrement dont ont besoin les acteurs pour résoudre de manière in-

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telligente et flexible les situations problématiques qui se présentent à eux de manière incontrôlable. C’est grâce à ces opérations que la “situation” n’est jamais une immanence aux contours fermés ; elle n’est bordée que par des frontières conventionnelles qui peuvent être, si nécessaire, trans-gressées. On perçoit du coup qu’un enjeu important de l’analyse sociolo-gique réside dans le repérage des “habitudes” d’interprétation qui stabili-sent (plus ou moins) l’enchaînement des interprétants. Ces habitudes sont affaire de conventions ; c’est à juste titre que l’Économie des conventions (Batifoulier, 2001 : chapitre VII) a fait, des “modèles d’évaluation” qui coordonnent les inférences, un objet central de l’analyse sociologique (et économique !).

VI. Capacité et félicité Qu’est-ce qu’une “capacité citoyenne” ? C’est un faisceau de compé-tences très diverses qui se déploient dans la difficulté des tensions que nous venons de rappeler. Elles permettent aux acteurs d’idéaliser des réfé-rentiels de participation en accord avec leur communauté, mais aussi de critiquer ces référentiels au regard de la réalité du monde ; de généraliser inductivement ou abductivement (comme dit Peirce) à partir des expérien-ces locales et singulières, mais aussi d’incarner des significations vagues et indéterminées dans des processus durs et positifs. La capacité se vérifie bien entendu à des performances, mais cette banalité ne peut suffire à fon-der une sociologie de la capacité. Il faut s’attacher au fait que ces perfor-mances peuvent être plus ou moins réussies, qu’elles appellent un juge-ment sur leur correction, c’est-à-dire qu’elles peuvent rencontrer ou non des attentes normatives (celles des acteurs partenaires de la communica-tion différant éventuellement de celles du sociologue observateur). Une re-cherche sur les capacités citoyennes doit donc s’appuyer sur ces jugements permanents portés sur les performances, les décrire et les expliquer pour rendre compte des médiations sociologiques qui s’interposent entre les idéaux et la réalité. Sur le plan communicationnel, trois types d’infélicités peuvent être sommairement distingués : celles qui portent sur le “comment”, sur le “quoi”, et sur le “qui” de l’énonciation. Être citoyen, c’est être capable d’agir dans ces trois registres selon des modèles idéalisés, mais aussi selon des procédures qui mettent en jeu des médiations – car les modèles idéali-sés resteraient irréalisables sans ces aménagements avec la réalité. Une sociologie des capacités citoyennes manifestées ou non dans la communi-cation peut se déployer dans ces trois directions.

A. Le problème du médium La participation se décline, on l’a dit, en une pluralité d’idéaux pas tou-jours conciliables entre eux. Ainsi, on retrouve par exemple une concep-tion esthétique au fondement de la conception rousseauiste de la participa-tion, cristallisée autour de la forme “fête” (Staborinski, 1971 :120-121). La représentation théâtrale, avec sa scène, ses acteurs, et son public passif,

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est de l’ordre de la représentation : elle sépare et isole, et finalement assu-jettit au lieu de libérer. La fête, en revanche, transforme les acteurs en spectateurs, unit les cœurs, et comme dans une partie champêtre de Goya, permet aux hommes de se regarder les uns les autres plutôt que de s’igno-rer dans la contemplation d’une fiction qui reste, désespérément, extérieu-re à leurs existences : «Donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les ac-teurs eux-mêmes ; faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis» (Rousseau, cité par Staborinski, 1971 :118). Cette conception de la “fête” participative est aussi au cœur du modèle politique du Contrat social. Tranchant avec elle, le courant cognitiviste et procéduraliste, autour de Habermas (1987), développe ses propres idéalisations de la communica-tion démocratique : la discussion publique, sobre et réfléchie, doit viser la validation des normes selon le meilleur argument. Dewey, de son côté, trouve dans l’enquête et l’expérimentation scientifiques – des processus qu’il s’agirait d’ouvrir à une ample “communauté d’enquêteurs” – un mo-dèle idéal pour la participation politique (Dewey, 1993). Or, la “participation telle qu’elle existe réellement” est souvent loin de correspondre à ces modèles idéalisés, même si elle les convoque de ma-nière insistante pour donner sens à l’expérience vécue. Le mythe de transparence et d’immédiateté que construit Rousseau né-glige les nécessaires détours et médiations, longues inférences et connex-ions indirectes entre participants, qui ne sont que très rarement en situation de coprésence physique. Et pourtant, la “fête” reste à l’horizon de bien des démarches ; son utopie continue d’inspirer des expériences de citoyenneté “directe”. La “politique délibérative” de Habermas (1997), par sa conception em-phatique de la discussion publique, tend à sous-estimer l’indexicalité des interventions, ainsi que la multiplicité des activités de parole (descriptions, récits, témoignages, conversations à bâtons rompus, small talk, hu-mour…). Pour autant, les expériences participatives ne peuvent manquer de se référer à une “situation idéale de parole” et à des schèmes de cons-truction dialogique de la réalité. La conception deweyenne de l’enquête (inquiry) mise sur des formes de continuité et de totalisation des expériences démocratiques qui relèvent de l’épure et dont les conditions ne peuvent jamais être entièrement réunies dans des processus de participation toujours plus ou moins discontinus, partiels, inaboutis. Pourtant, les espaces publics contemporains sont sou-vent proches de ce modèle, impliquant notamment, pour leur construction, des chercheurs en tout genre. Tout en gardant à l’esprit ces versions idéalisées, les participants (et les observateurs sociologues) doivent donc gérer une rencontre difficile avec des conditions effectives de réalisation. Dans cette entreprise, des mé-diums sémiotiques sont convoqués et mis en œuvre : l’écrit, la parole ra-diodiffusée, la vidéo, l’assemblée en coprésence, etc. Chacun de ces mé-

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diums est complexe et nécessite, de la part des participants, des capacités particulières (même et surtout quand ils se présentent comme pratique-ment inexistants, comme dans les assemblées en coprésence). Chacun doit pratiquer le jeu de langage activé, saisir sa grammaire, l’habiter d’une ma-nière suffisamment heureuse. Le médium sémiotique constitue un point d’accès nécessaire à l’espace commun ; il doit être considéré et pratiqué avec compétence par le participant porté par ses idéalisations, sans quoi celles-ci virent à l’illusion. On ne parle pas par écrit comme on le fait dans l’échange oral. Un forum cybernétique n’est pas une assemblée en co-présence. Un débat télévisé n’est pas un échange théâtral. Ces distinguos ne vont nullement de soi pour les acteurs sociaux. Des infélicités commu-nicationnelles en résultent. John L. Austin (1991) distinguait deux sortes d’exécutions ratées (mi-sexecutions) des actes de discours (mais on peut généraliser à toute forme de performance sémiotique) : les “accrocs” (hitches) et les “défectuosités” (flaws). Dans le premier cas, la procédure discursive n’est pas menée à terme, ou manque de former un tout, en raison d’une série d’erreurs, d’in-suffisances, d’hésitations dans l’exécution ; dans le second, la procédure est menée entièrement mais s’avère, en elle-même, défectueuse. L’attention aux “accrocs” nous permet de comprendre que la maîtrise d’un médium ne s’atteste pas seulement dans les performances, mais se mesure également dans les tentatives de correction des ratages. Cela sup-pose notamment la capacité à identifier les infélicités, et à apprendre. Les problèmes liés aux “défectuosités” des procédures communicationnelles pratiquées dans la participation peuvent être l’occasion de différends plus profonds. Un participant peut dénoncer un médium inadéquat à une situa-tion, en argumentant longuement et savamment ; en retour, son propos, mobilisant des références philosophiques, introduisant un style et un degré de réflexivité en rupture franche avec le jeu de langage en cours (par exemple une discussion à caractère technique autour d’un aspect précis d’un aménagement) pourra être considéré comme inadéquat par les co-participants. Ce type d’interaction n’est pas rare (sous de multiples varian-tes) ; savoir s’y retrouver signe une capacité citoyenne.

B. Le problème de la pertinence Être un citoyen capable, c’est aussi avoir le sens de la situation. Il im-porte aux participants de se saisir, dans leurs engagements situés, des bons objets et des bonnes références. Cette possibilité se pose d’abord en ter-mes de capacités cognitives à comprendre une situation, à la définir comme problématique, à la définir dans ses relations à d’autres situations, à lui imputer des conséquences et des causes, etc. Les défenseurs de la participation présupposent le caractère spontané-ment connaissable des questions traitées. Les citoyens sont supposés om-nicompétents sur le plan cognitif. Chacun est censé être un bon généra-liste, en tout cas porteur d’une “expertise de vécu” (comme on l’entend souvent dire dans ces assemblées). La réalité de nos sociétés modernes,

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hypercomplexes, met bien évidemment cet idéal à rude épreuve (Luhmann, 1999). Le très réaliste Lippmann voyait dans cette idée du ci-toyen souverain et omnicompétent le mythe par lequel les idéaux de l’ac-tion démocratique se transformaient nécessairement en illusions (Lipp-mann, 1925). Chez Lippmann, les capacités des citoyens d’ “un vaste monde invisible” à agir sur celui-ci de manière intelligente et pertinente sont niées a priori. De son côté, Dewey comptait sur l’émergence de publics d’acteurs di-versifiés, dont les contributions singulières et complémentaires, coordon-nées dans des procédures d’enquête, devaient permettre d’appréhender – et d’agir sur – des problèmes complexes (Zask, 2011). A l’échelle d’une mobilisation locale, l’ethnographie d’A. Allouche suggère cette possibilité de composition d’un public à travers une dynamique argumentative où les participants – du professeur de mathématiques au cultivateur de foin – contribuent personnellement, chacun à la mesure de ses expériences et de ses compétences, à l’exploration d’un problème socio-technique. Sans avoir lu Goffman ou Garfinkel, chacun sait aussi que le “cadre” de la pertinence est déjà posé, pour ainsi dire à l’extérieur des participants, qui doivent s’y soumettre plutôt que s’en rendre maîtres. La compétence requise porte sur la compréhension pratique, et souvent intuitive, des cadres de l’action conjointe ou de la discussion, sur la juste appréciation de ses référentiels, répertoires et topoï, mais aussi, plus subtilement, des éléments “mentionnables” (Schegloff/Sacks, 1973) au sein d’une séquence conversationnelle donnée. Bref, ces aptitudes permettant au participant d’agir “avec à-propos”, de ne pas s’exprimer “hors-sujet” et de voir ainsi ses communications tomber “à côté de la plaque”. Ces capacités de pertinence s’étendent à celles par lesquelles les partici-pants parviennent à contester le périmètre de références légitimes que se donne le collectif, à négocier, à resserrer ou étendre les cadres topiques de la participation, à redéfinir les lieux de la discussion. Cependant, l’idéal de problématisation continue des processus d’action et du maintien de leur ouverture à de nouveaux possibles, menace toujours de faire glisser les participants sur la pente de l’illusion : l’illusion d’un espace public neutre, non marqué, un mystérieux “monde vécu” où ils seraient enfin dégagés du souci de se référer à un espace de pertinence pré-structuré.

C. Le problème de l’engagement Troisième problème que doivent résoudre les acteurs en situation : la justesse des engagements par lesquels un acteur se joint de manière plus ou moins heureuse à un réseau interlocutoire, “met les pieds” et se posi-tionne dans une configuration énonciative (Goffman parle de footing – 1979). Ce problème se pose notamment en termes de tension entre engagement et dégagement subjectif. Les membres des associations sont contraints de «trouver un équilibre entre la ferveur du militantisme et un discours for-mel et factuel, s’inscrivant dans les attentes de l’exercice public de la rai-

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son» (Allouche). Dans les dispositifs participatifs d’État, présentant des configurations ambiguës, les interventions doivent négocier entre des prin-cipes de représentation, voire de délégation (présence d’élus, d’officiels et de leurs soumissionnaires) et des principes de participation. Quelle posture évaluative le sociologue doit-il adopter devant ces situations fréquentes où, par ses interventions, un quidam affiche ou revendique une grandeur qui ne lui est pas reconnue par les partenaires de l’interaction, “ne tient pas en place”, “ne reste pas à sa place” et souvent, dès lors, “se fait re-mettre à sa place” par les coordinateurs de la participation ? Le participant impertinent est ici une figure-clé. L’impertinence n’est pas la non-pertinence dont nous parlions dans le point précédent. Elle porte sur le caractère déplacé, non de ce qui est dit, mais de celui qui dit. Un impertinent est celui qui met en crise, par son attitude, les attentes conventionnelles de comportement. D’un côté, il est difficile de concevoir des processus participatifs, inclusifs, dans lesquels les contributions citoy-ennes, non spécialisées et non mandatées, ne viendraient pas, peu ou prou, «déranger l’accord usuel entre posture et place, expression et position» (Goffman, 1969 :375). En ce sens, la condition de félicité voulant qu’un “citoyen ordinaire” ne puisse faire valoir ses propositions sur ces scènes qu’en se tenant à une parole mineure, timide et obséquieuse, doit pouvoir être interrogée et critiquée. D’un autre côté, l’observateur s’inquiétera de ces situations dans lesquelles les conduites des participants ne tendent pas tant à problématiser les arrangements usuels en les complexifiant, qu’à les détruire. Ces ravages interactionnels sont eux-mêmes variés. Ostentatoires, déli-bérés, ils sont le fait de fâcheux ; des participants dont la négativité des engagements (mauvaise foi, mauvaise humeur) apparaît souvent d’une manière manifeste aux co-participants et observateurs, sans qu’elle soit pour autant aisée à décrire sur le plan phénoménologique. Lorsqu’elles apparaissent inintentionnelles, irresponsables, ces interventions posent la question de la folie. Tantôt, comme c’est le cas dans les dispositifs partici-patifs ouverts à l’attention des plus diminués (Périlleux), la personne est “inexistante”, “méconnaissable”, “sans place dans un monde commun”. Tantôt, visant trop haut, revendiquant une grandeur dont il ne peut attester et qui ne peut lui être reconnue, l’ “illustre inconnu” manifeste une “folie de place” (Goffman, 1969). Pour l’enquêteur, les jugements de normalité associés aux jugements de justesse ne sont pas une mince affaire. A l’ins-tar des co-participants plongés dans ces situations de trouble, il est cepen-dant contraint de s’en inquiéter à sa façon, en recherchant dans le détail des situations et en reconstituant dans ses descriptions des constellations d’indices probants.

VII. La formation pragmatique des capacités citoyennes Les capacités que nous venons de commenter brièvement ne sont évi-demment pas des données naturelles. Elles se forment au fil d’activités sémiotiques qui leur permettent ou non d’éclore, de s’exercer, se renforcer

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ou dépérir. La sociologie pragmaticiste établit ici un rapport causal entre les croyances d’un groupe et la réalité des capacités citoyennes. C’est en partant de cette intuition que Robert K. Merton (1948) a appliqué aux si-tuations de discrimination les enseignements du théorème (pragmatiste) de William Isaac Thomas : «Si les hommes définissent des situation comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences» (Thomas/Tho-mas, 1928 :571-572). Le modèle qui a inspiré Merton est celui de la prophétie auto-réalisa-trice : la proposition “les banques n’ont plus de liquidités”, fausse à l’ins-tant t, devient vraie à l’instant t+1, par un double mécanisme : une déduc-tion (chacun conclut qu’il doit retirer d’urgence son argent en liquide s’il veut encore sauver quelque chose) et un passage à l’acte collectif (chacun retire effectivement son argent). De manière analogue, remarque Merton, la proposition (fausse) que “les Noirs sont incapables de participer parce qu’ils ont des capacités intellectuelles inférieures” conduit à les priver sys-tématiquement, dans le monde réel, d’éducation et d’accès à des postes où s’exercent les responsabilités. Du coup, maintenus en état réel d’infériorité sur le plan de l’instruction et des opportunités d’exercice du pouvoir, les Noirs sont réellement “produits” comme des êtres incapables de compren-dre et d’agir dans les situations sociales. On aurait cependant tort, bien sûr, de voir dans cet enchaînement d’ef-fets une connexion automatique. Il ne se produit que par le biais de média-tions sémiotiques. La croyance de départ doit être liée à d’autres significa-tions par la médiation d’interprétants (au sens de Peirce) : elle est plus ou moins tenue pour vraie (ou fausse, ou incertaine) ; elle est associée ou non à certaines politiques scolaires, des règles du marché du travail, des accès aux postes politiques etc., par les inférences des communautés d’interpré-tation qui s’en saisissent en situation. Les croyances débouchent ou non sur des actions, des conduites et des comportements qui reproduisent ou transforment les états de choses concernés. Le plus souvent, une partie de ces effets est involontaire et inintentionnelle. D’un point de vue pragmaticiste donc, les capacités citoyennes ne sont pas de simples données sans causes ; elles sont elles-mêmes le résultat de sémioses qui mettent en jeu les significations associées aux notions de ca-pacité et de citoyenneté.

VIII. Le traitement des incapacités Quels sont les effets des incapacités des participants (voire de la com-munauté participante dans son ensemble) sur la discussion qu’ils tiennent ou ne parviennent pas à tenir, et au-delà, sur l’action politique visée ? Comment la communauté participante répond-t-elle à ces situations ? Cette question du traitement des incapacités dépend évidemment de celle de leur nature et de leur ampleur. De plus en plus nombreuses sont les enquêtes sur la participation com-me processus de communication en situation qui, comme celle d’A. Allou-che, s’intéressent aux diverses modalités de l’incompétence interaction-

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nelle, aux fautes de tact, de tenue ou de maintien, aux troubles de l’enga-gement (entre sous-engagement et sur-engagement), aux débordements, aux emportements, etc., et à la manière dont les interacteurs se signalent ces “impropriétés situationnelles” (Goffman, 2013), tentent de les parer ou de les “réparer” (Goffman, 1973). Il y a cependant des incapacités telles qu’elles ne peuvent être si facile-ment excusées ou réparées (Austin, 1994 :148) :

Pour toute excuse, il existe des cas d’un certain type et d’une gravité telle que nous ne pouvons les accepter […]. Nous pouvons alléguer l’inadvertance si nous marchons sur un escargot, mais pas sur un bé-bé – il faut regarder où l’on met les pieds.

Ces impropriétés flagrantes et les incapacités radicales qui peuvent y être associées sont de nature à choquer ou à bouleverser la communauté qui les “encaisse” (Stavo-Debauge, 2012), et à plonger celle-ci dans l’em-barras ou dans l’angoisse. Ces troubles peuvent être l’occasion d’une problématisation des limites de l’inclusion démocratique (Berger/Charles, 2014), invitant les partici-pants à réfléchir aux moyens d’accueillir ces voix difficilement intelligi-bles, audibles ou acceptables, ou au contraire, aux moyens de resserrer les rangs de la communauté des participants, de prémunir l’exercice démocra-tique de contributions trop pauvres (Bohman, 2008), de présences mauvai-ses, d’engagements destructeurs, etc. Dans certains espaces plus spécifi-quement apprêtés à leur émergence, ces troubles inquiétants seront “ac-cueillis” plutôt que parés, recadrés ou sanctionnés. C’est à ce difficile exercice d’accueil du méconnaissable que Th. Périlleux consacre son texte, et auquel celui de J-L. Genard fait écho lorsqu’il conclut que,

Faire société, c’est aussi et peut-être d’abord accepter l’incapacité, accepter que la relation sociale puisse être dissymétrique là où tout concourt à ce qu’elle ne soit pensée que dans une symétrisation.

Différentes enquêtes nous montrent également comment, par des jeux d’interprétation et des effets de dramatisation, des incapacités d’une cer-taine nature peuvent également se trouver renversées en capacités. Ces tra-vaux montrent par exemple comment, dans le cas de la participation de “quidams” à des projets d’aménagement du territoire, la dénégation de compétences spécifiques et une présentation de soi dépréciatrice constitu-ent souvent un rituel obligé pour les “citoyens ordinaires” espérant se faire entendre des professionnels des politiques urbaines (Berger, 2008). Ré-cemment, Alessio Motta (2014) a décrit des phénomènes de “violence symbolique inversée” dans des assemblées de propriétaires où une majori-té de participants faisaient valoir avec dérision leur ignorance pour margi-naliser et ultimement faire taire les positions tenues par les plus “intellec-tuels” d’entre eux. Dans sa contribution au présent dossier, C. Véniat nous montre un phénomène similaire, à travers la façon dont des Roms recou-rent au chahut et développent un “entre-soi linguistique” dans le cadre de réunions organisées à leur attention par la mairie.

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Instrumentalisées par les participants, les incapacités citoyennes peu-vent bien sûr également se trouver instrumentalisées par les gouvernants. C’est cette logique que pointent G. du Roy et Cl. Steuer dans leur enquête sur la perception des “masses ignorantes” au cours d’une campagne élec-torale : la façon dont ces incapacités sont saisies par des entrepreneurs po-litiques égyptiens pour obtenir et justifier une “restauration autoritaire”. Enfin, dans les pays dits démocratiques, l’organisation routinière ou automatique de la “participation citoyenne” dans des dispositifs d’action publique peu dotés ou impuissants peut donner lieu à un phénomène éga-lement inquiétant : l’inhibition des engagements, l’engourdissement des échanges, l’habituation pure et simple des différents acteurs des politiques publiques à l’incapacité des participants et à l’absence d’effets pratiques des processus qui les accueillent (Berger, 2015).

IX. Conclusion Les articles qui suivent cette introduction n’ont pas été rédigés pour servir d’exemples d’un cadre théorique commun. Ils ont été écrits par des chercheurs indépendants les uns des autres, qui le plus souvent ne se con-naissent pas, mais qui partagent quelques intuitions épistémologiques et méthodologiques. Pour cette introduction, nous avons tenté, par un exer-cice que Peirce aurait qualifié d’abductif, d’imaginer ce que pourrait être un programme de sociologie évaluative de la citoyenneté qui s’appuierait sur les travaux ici réunis, en plus des nôtres. Deux questions ont, très tra-ditionnellement, orienté notre réflexion : celle de l’objet d’une sociologie évaluative, et celle de son approche formelle. Concernant la première question, nous avons plaidé, comme bien d’au-tres sociologues, pour une conception élargie du politique – et donc, de la citoyenneté. La mise en cause du statocentrisme permet de renouveler les questions de la sociologie politique d’une manière qui rencontre mieux les intuitions des acteurs des sociétés contemporaines. Cela ne signifie pas que le terrain traditionnel de l’État doit être délaissé. Il doit être, plutôt, réarticulé. Concernant la deuxième question, nous avons vu que l’enjeu d’une so-ciologie critique était, d’un point de vue pragmaticiste, de comprendre l’articulation des idéaux (portés par les significations) et des illusions. Cette articulation s’éclaire d’un point de vue peircien lorsqu’on intègre, en sociologie, la tension entre des habitudes d’interprétation partagées, et la quête de vérité, où le réel insiste pour se faire reconnaître. C’est ce choc toujours possible qui permet la dénonciation des illusions, sans pour au-tant détruire la puissance configurante des idéaux. Cette première tension n’est mise en œuvre que grâce à l’articulation, dans le processus de signi-fication lui-même, de généralités et de situations. Or cette deuxième arti-culation suppose des processus d’indexicalisation et d’inférence où la par-ticipation est mise en jeu en permanence, comme interlocution et comme idéalité.

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S’interroger sur la participation, c’est donc s’interroger sur les capacités qu’ont les acteurs sociaux de confronter les idéaux de la citoyenneté à une exigence de vérité, via des mises en situation où les interprétations, vagues et générales, de ces idéaux, tendent à s’indexer au réel pour s’y confirmer ou s’y infirmer. Ces capacités se dévoilent particulièrement bien quand on les traque dans les infélicités – les échecs – des performances qu’elles sont censées permettre. Nous avons distingué trois types d’infélicités : le pre-mier concerne l’accès des acteurs aux médiums de la communication ; le deuxième, la pertinence des communications ; le troisième, l'engagement des personnes dans l’interaction. Nous avons aussi rappelé l’analyse mer-tonienne des incapacités qui illustre à nos yeux ce que peut signifier, en sociologie, une causalité pragmaticiste. Il y a, dans la luxuriance des situations sociales, sûrement d’autres infé-licités à examiner. D’autres formes d’inférence à dégager. D’autres capa-cités à conceptualiser. La cause des incapacités, leur traitement social, res-tent à explorer. Nos propos n’ont de prétention qu’heuristique. Nous espé-rons que celle-ci contribuera à enrichir l’épistémologie d’un champ de re-cherche en expansion.

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