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C O P Y R I G H T 83 Notes introductives sur la peine de mort en Occident médiéval État de la question Martine CHARAGEAT Le droit canonique est réticent à aborder le sujet de la peine de mort rappelle Henri Gilles, tout en mettant en valeur que la légitimité d’une telle peine lorsqu’elle est prononcée par un juge laïc, à l’issue d’une procédure régulière, n’a jamais été remise en cause par l’Église 1 . L’histoire de la peine de mort en Occident latin à l’époque médiévale implique la maîtrise du dialogue entre l’Église et les pouvoirs laïcs, sur le terrain du droit et de la justice. Mais c’est une histoire qui reste à faire au-delà de la seule historiographie consacrée à son expression normative ou à l’étude des criminels ainsi qu’aux châtiments décidés par les juges et exécutés ou non, selon ce qu’en laissent voir les sources dont les historiens disposent 2 . Elle est encore en devenir parce qu’elle est largement celle de son apprivoisement ce qui entraîne l’historien dans le champ de la justification théorique de cette peine parti- culière et que les historiens sont peu nombreux à s’y consacrer. L’histoire de l’appri- voisement de la peine de mort se partage ainsi entre la connaissance des débats doctrinaux qui ont permis de la rendre acceptable malgré le cinquième commande- ment du Décalogue (tu ne tueras point), et celle de la pratique justicière, à travers ceux qui la décident et la font appliquer, ceux qui sont susceptibles de la subir et ceux qui assistent aux exécutions. Le processus d’acceptation de la peine de mort au sein d’une société avant tout chrétienne s’inscrit dans le cadre d’un consensus politico-social lui-même construit progressivement 3 . Spectaculaire mais plus rare- ment appliquée qu’on ne l’a longtemps pensé, marqueur de la puissance de l’État 1. GILLES H., « Peine de mort et droit canonique », in La mort et l’au-delà en France méridionale (XII e - XV e  siècle), Cahiers de Fanjeaux, 33, Toulouse, 1998, p. 393-416 (ici p. 407). 2. Une étude comparant le rapport entre la norme et la pratique n’est pas simple à mener. Voir ASCHERI M., « La pena di morte a Siena (secc. XIII-XV): tra normativa e prassi », Bulletino senese di storia patria, CX, 2003, p. 489-505. 3. PUTALLAZ F.-X., « La peine de mort est-elle légitime ? Le studium franciscain de Cologne s’interroge au XIV e  siècle », Philosophy and theology in the studia of the religious orders and at papal and royal courts, Turnhout, Kent Jr. Emery éd., 2012, p. 393-406. GAUVARD C., « Grâce et exécution capitale : les deux visages de la justice royale française à la fin du Moyen Âge », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 153, 1995, p. 275-290.

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État de la question

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Le droit canonique est réticent à aborder le sujet de la peine de mort rappelle Henri Gilles, tout en mettant en valeur que la légitimité d’une telle peine lorsqu’elle est prononcée par un juge laïc, à l’issue d’une procédure régulière, n’a jamais été remise en cause par l’Église 1. L’histoire de la peine de mort en Occident latin à l’époque médiévale implique la maîtrise du dialogue entre l’Église et les pouvoirs laïcs, sur le terrain du droit et de la justice. Mais c’est une histoire qui reste à faire au-delà de la seule historiographie consacrée à son expression normative ou à l’étude des criminels ainsi qu’aux châtiments décidés par les juges et exécutés ou non, selon ce qu’en laissent voir les sources dont les historiens disposent 2. Elle est encore en devenir parce qu’elle est largement celle de son apprivoisement ce qui entraîne l’historien dans le champ de la justification théorique de cette peine parti-culière et que les historiens sont peu nombreux à s’y consacrer. L’histoire de l’appri-voi sement de la peine de mort se partage ainsi entre la connaissance des débats doctrinaux qui ont permis de la rendre acceptable malgré le cinquième commande-ment du Décalogue (tu ne tueras point), et celle de la pratique justicière, à travers ceux qui la décident et la font appliquer, ceux qui sont susceptibles de la subir et ceux qui assistent aux exécutions. Le processus d’acceptation de la peine de mort au sein d’une société avant tout chrétienne s’inscrit dans le cadre d’un consensus politico-social lui-même construit progressivement 3. Spectaculaire mais plus rare-ment appliquée qu’on ne l’a longtemps pensé, marqueur de la puissance de l’État

1. GILLES H., « Peine de mort et droit canonique », in La mort et l’au-delà en France méridionale (XIIe-XVe siècle), Cahiers de Fanjeaux, 33, Toulouse, 1998, p. 393-416 (ici p. 407).

2. Une étude comparant le rapport entre la norme et la pratique n’est pas simple à mener. Voir ASCHERI M., « La pena di morte a Siena (secc. XIII-XV): tra normativa e prassi », Bulletino senese di storia patria, CX, 2003, p. 489-505.

3. PUTALLAZ F.-X., « La peine de mort est-elle légitime ? Le studium franciscain de Cologne s’interroge au XIVe siècle », Philosophy and theology in the studia of the religious orders and at papal and royal courts, Turnhout, Kent Jr. Emery éd., 2012, p. 393-406. GAUVARD C., « Grâce et exécution capitale : les deux visages de la justice royale française à la fin du Moyen Âge », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 153, 1995, p. 275-290.

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comme l’a écrit Michel Foucault 4, mais seulement à partir des crimes politiques comme le rappelle régulièrement Claude Gauvard 5, le recours à la peine de mort est également révélateur de valeurs communes partagées par les pouvoirs publics, les juges et les justiciables. En effet, son acceptabilité s’articule autour du jeu de l’honneur et de la fama qui fondent les relations sociales et marquent en retour l’exercice de la justice pénale au Moyen Âge 6. Par ailleurs, l’essor de la peine capi-tale s’inscrit dans la réalité de son temps, au cœur d’un nouvel ordre judiciaire pénal se construisant approximativement à partir du XIIIe siècle, voire un peu avant dans certaines villes italiennes, au gré de la redécouverte ou de la réception du droit romain. Cette construction est largement renforcée par le développement de la procédure inquisitoire romano-canonique et de l’arbitrium iudicis. Les principes fondamentaux devenus de véritables adages en sont bien connus et l’on ne peut que citer encore en ce sens Azzon, pour le début du XIIIe siècle, pour qui la pena est delicti vel pro satisfactio que a lege vel ministro legis et Albert de Gand qui rajoute à la fin du siècle publice interest ne maleficia remaneant impunita 7.

La chronologie du contexte de l’essor de la peine de mort la mieux connue à ce jour l’est pour les villes d’Italie grâce à une esquisse réalisée par Andrea Zorzi 8. Le XIIIe siècle apparaît comme le moment de l’émergence de la justice pénale 9, d’abord en tant qu’instrument et ressource stratégique au service de la lutte poli-tique entre factions qui se disputent le pouvoir, avant de devenir une assise légiti-mante du régime politique en place. On observe encore une progressive extension de la gamme des comportements auxquels on prétend appliquer la peine de mort. Au XIVe siècle, les cérémonies de l’exécution de la peine capitale sont mises au point, les rituels se stabilisent, et l’on constate l’apparition des confréries d’assis-tance aux condamnés. Enfin, le XVe siècle est celui de la maturation du système pénal, quand la peine de mort représente l’instrument exemplaire de la politique répressive des pouvoirs seigneuriaux, contrebalancée par une politique de la grâce

4. FOUCAULT M., Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 62.5. GAUVARD C., « La peine de mort en France à la fin du Moyen Âge : esquisse d’un bilan », in CAROZZI C.

et TAVIANI-CAROZZI H. (dir.), Le pouvoir au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Publication de l’université de Provence, 2005, p. 71-85.

6. FIORI A., « Quasi denunciante fama: note sull’introduzione del processo tra rito accusatorio e inquisitorio », in CONDORELLI O., ROUMY F. et SCHMOECKEL M., Der Einfluss der Kanonistik auf die europäische Rechtskultur, Bd. 3: Strafrecht und Strafprozeß, Cologne, Böhlau, vol. 3, 2012, p. 351-367 ; SOLORZANO TELECHEA J. A., « Fama publica, infamy and defamation: judicial violence and social control of crime against sexual moral in medieval Castile », Journal of Medieval History, no 33, 2007, p. 398-413 ; THÉRY J., « Fama enormia. L’enquête sur les crimes de l’évêque d’Albi Bernard de Castanet (1307-1308). Gouvernement et contestation au temps de la théocratie pontificale et de l’hérésie des bons hommes », Heresis, no 40, 2004, p. 192-197 ; GAUVARD C., « L’honneur du roi : peines et rituels judiciaires dans l’Occident médiéval », in GAUVARD C. et JACOB R. (dir.), Les rites de la justice : gestes et rituels judiciaires dans l’Occident médiéval, Paris, Le Léopard d’or, 2000, p. 93-123 ; GAUVARD C., « La fama, une parole fondatrice », Médiévales, no 24, 1993, p. 5-13.

7. AZZON, Summa Codicis, Turin, 1966 [1506 papie], vol. 2, p. 343 ; DE GAND A., « Tractatus de malefi-ciis », in KANTOROWICZ H., Albertus Gandinus und das Strafrecht des Scholastik, Leipzig , vol. 2, 1926, p. 209.

8. ZORZI A., « La pena di morte en Italia nel Tardo Medioeva », Clio & Crimen, n° 4, 2007, p. 47-62.9. SBRICCOLI M., « « Vidi communiter observari. L’emersione di un ordine penal pubblico nelle città

italiane del secolo XIII », Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico moderno, no 27, 1998, p. 231-268.

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et de la miséricorde. Les différents régimes communaux puis seigneuriaux n’ont pas fait le même usage de la peine de mort entre le XIIIe et le XVe siècle comme le rappelle Andrea Zorzi. Le recours à la peine de mort a fait partie d’une politique judiciaire qui n’a pas eu pour but premier de punir le coupable mais de satisfaire deux objectifs : légitimer le pouvoir en place ; et permettre la négociation de la peine pour renforcer le consensus social, la cohésion des corps urbains dans le souci du rétablissement de l’ordre public.

Si la chronologie italienne n’est pas exportable en l’état dans toutes les juridic-tions d’Occident, les éléments du parcours se retrouvent partout au terme du même processus, avec comme point commun celui qui fait de la peine de mort la manifes-tation par excellence d’une justice dite pénale et aussi d’une justice dite d’État. Mais il convient d’apporter d’emblée une précision fondamentale, à savoir que le système judiciaire auquel s’adosse l’essor de la peine capitale est un système dans lequel la négociation a toujours sa place pour la période médiévale 10.

Pour comprendre un peu mieux l’état des connaissances aujourd’hui sur le thème de la peine de mort au Moyen Âge, je propose une approche en trois parties. D’abord, il convient d’établir une synthèse rapide des approches du sujet déployées jusqu’à aujourd’hui en histoire médiévale. Ensuite, j’aimerais aborder en guise d’exemple concret l’état des rapports entretenus par les rois ibériques avec la peine de mort à la fin du Moyen Âge. La qualité de ces rapports est en lien avec celle de la souveraineté des monarques concernés, selon qu’elle est pleine et entière ou défaillante à l’endroit des sujets sur le terrain de la justice royale. Les choix politiques d’un monarque tel que Ferdinand le Catholique illustrent parfaitement les obstacles rencontrés et les solutions adoptées pour imposer en tant que Roi la peine de mort à ses sujets, au-delà de la seule acceptation du droit de faire mourir autrui. Devenir le détenteur exclusif du droit de vie et de mort sur ses sujets n’est pas chose aisée.

La peine de mort au moyen Âge : une histoire faite d’une multitude d’approches

Cette histoire est rarement autonome, c’est-à-dire que les approches de la peine de mort se déroulent dans le cadre d’études plus larges sur la criminalité et la répression des crimes dans une région donnée 11. Dès lors, les remarques et observations concer-

10. SBRICCOLI M. « Giustizzia negoziata, giustizia egemonica. Riflessioni su una nuova fase degli studi di storia della giustizia criminale », Criminalità e giustizia in Germania e in Italia. Pratiche giudiziarie e linguaggi tra tardo medioevo ed età moderna, Bologne, Il Mulino, 2001, p. 345-364 ; CHARAGEAT M., « Pena de muerte y justicia en las ciudades aragonesas a fines de la Edad Media », Clio & Crimen, n° 4, 2007, p. 95-116.

11. Il n’est pas possible de faire une liste exhaustive des travaux existants aussi je ne citerai que le nom des auteurs qui ont contribué au développement de ce courant de recherche consacré à l’histoire du crime et de la justice. Pour la France, je renvoie aux travaux de Claude Gauvard, Nicole Gonthier, Franck Collard, Daniel Lord Smail, Pierre Prétou et Valérie Toureille. Pour le monde anglo-saxon et la péninsule italienne, je renvoie aux travaux d’Anthony Musson, John Bellamy, Barbara Hanawalt, Albrecht Classen, Philippa Maddern, Laura Stern, Dean Trevor, Gerd Schwerhoff, Isabella Lazzarini, Massimo della Misericordia, Pietro Corrao, Andrea Zorzi. Ajoutons Patrick G. Gyger pour la Suisse, Bernard Dauven, Xavier Rousseau et Aude Musin pour les Pays Bas. Pour l’Espagne et le Portugal, le lecteur pourra consulter avec profit les multiples travaux d’Inaki Bazan Diaz, Luis Miguel Duarte,

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nant l’usage de la peine capitale s’insèrent dans une histoire chiffrée, composées de statistiques portant sur les crimes recensés, les criminels et les peines prononcées par les tribunaux 12. Elle est aussi parfois une histoire juridique élaborée à travers l’ana-lyse des textes législatifs et normatifs 13. Mais elle devient anthropologique lorsque les recherches l’abordent à travers l’étude des rituels d’exécution, du cérémonial judiciaire public, de la profanation des dépouilles des condamnés 14. Puis elle prend une teinte spirituelle lorsque les enquêtes sont menées sur les pratiques de réconfort des condamnés et les confréries qui s’y consacrent 15. Enfin, il ne faudrait pas oublier la part des travaux littéraires portant notamment sur la figure du bourreau 16.

Une telle variété d’angles d’attaque pourrait laisser accroire à une abondance d’exécutions capitales au cours du Moyen Âge. L’idée que l’exemplarité d’un tel châtiment ne se soit pas nourrie d’une application massive de celui-ci pour la période médiévale a encore du mal à se faire un chemin dans nombre d’esprits contempo-rains 17 ; et les clichés sur un Moyen Âge sanglant ne sont pas complètement évacués en matière de peine de mort. Pourtant l’approche statistique révèle qu’il existe une donnée commune entre les travaux menés à ce jour pour les royaumes et les États

Flocel Sabaté, Rafael Narbona Vizcaïno, Ricardo Cordoba de la LLave, Juan Miguel Mendoza Garrido. Une bonne synthèse sur l’état des réflexions autour de la peine de mort existe dans la revue Clio & Crimen, n° 4, 2007. Le numéro est consultable en ligne à l’adresse suivante : [http://www.durango-udala.net/]. Il rassemble des textes des principaux auteurs cités précédemment à propos de l’Espagne et du Portugal. L’Italie et la France y sont également représentées.

12. GAUVARD C., De grace especial. Crime, État et Société en France à la fin du Moyen Âge, 2 vol., Paris, Publications de la Sorbonne, 1990.

13. BAZÁN DÍAZ I. et GONZÁLEZ MÍNGUEZ C. (coord.), El discurso legal ante la muerte durante la Edad Media en el nordeste peninsular, Vitoria, université du Pays basque, 2006. GILLES H., « Peine de mort et droit canonique », art. cit., p. 407 ; MAES L. T., « La peine de mort dans le droit criminel de Malines », Revue historique de droit français et étranger, no 28, 1950, p. 372-401 ; GRAND R., « Justice criminelle, procédures et peines dans les villes aux XIIIe et XIVe siècles », Bibliothèque de l’École des chartes, no 102, 1941, p. 51-108.

14. CARTRON I. et al., De corps en corps. Traitement et devenir du cadavre, Bordeaux, Maison des sciences de l’homme, 2010 ; ZORZI A., « Dérisions des corps et corps souffrants dans les exécutions en Italie à la fin du Moyen Âge », in CROUZET-PAVAN É. et VERGER J. (dir.), La dérision au Moyen Âge. De la pratique sociale au rituel politique, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2007, p. 225-240 ; SCHUSTER P., « Le rituel de la peine capitale dans les villes allemandes à la fin du Moyen Âge : ruptures et continuités », in CHIFFOLEAU J., GAUVARD C. et ZORZI A. (dir.), Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Âge, Rome, Collection de l’École française de Rome, no 385, 2007, p. 689-712 ; GAUVARD C., « Pendre et dépendre à la fin du Moyen Âge : les exigences d’un rituel judiciaire », in CHIFFOLEAU J., MARTINES L. et PARAVICINI BAGLIANI A., Riti e rituali nelle società medievali, Spolète, Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 1994, p. 191-211. SPIERENBURG P., The spectacle of suffering. Executions and the evolutions of repression from a pre-indus-trial metropolis to the European experience, Cambridge, Cambridge University Press, 1984.

15. BÉPOIX J. E., « Peine de mort et ministère des âmes : les prescriptions du canon 31 du IVe Concile de Tolède relatives à la participation des clercs aux tribunaux », in BELLOMO M. et CONDORELLI O. (dir.), Proceedings of the Eleventh International Congress of medieval Canon, Cité du Vatican, Biblioteca apos-tolica vaticana, 2006, p. 505-510. CUTINI C., « I condannati a morte e l’attività della Confraternita della Giustizia a Perugia », Bolletino della Deputazione di sto, ria patria per l’Umbria, no 82, 1985, p. 173-186. FANTI M., « La confraternita di Santa Maria della Morte e la conforteria dei condannati in Bologna nei secoli XIV e XV », Quaderni del Centro de ricerca e di studio sul movimenti dei Disciplinari, no 20, 1978, p. 3-101.

16. ROMEO G., Aspettando il boia: condannati a morte, confortatori e inquisitori nella Napoli della Controriforma, Florence, Sansoni, 1993. VAZZOLER F. (dir.), La maschera del boia. Testi litterari italiani del XVI e XVII secolo sul carnefice, Genève, Hérodote, 1982.

17. CASTAN Y., « Exemplarité judiciaire, caution ou éveil des études sérielles », Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités. Mélanges Robert Mandrou, Paris, PUF, 1985, p. 51-59.

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d’Europe occidentale. Je la présenterai en deux points rapides. D’abord, les histo-riens du crime et de la justice observent un faible nombre de sentences de mort comme c’est le cas dans les travaux de Claude Gauvard pour le royaume de France. Le bannissement a la préférence des juges. « La peine de mort plane sur les débats au Parlement », mais elle est plus rêvée qu’appliquée 18. Les villes qui pourraient se permettre d’infliger la peine de mort préfèrent souvent de loin recourir à la même pratique de l’exil 19. Ensuite, beaucoup de chercheurs observent également un écart important entre le nombre des sentences de mort et celui des exécutions réellement accomplies. En péninsule ibérique, la fréquence des sentences baisse progressive-ment à la fin du XVe siècle, du moins en Castille. La justice royale préfère en effet punir les crimes graves par le service dans les armées du roi ou dans les galères ; les peines d’utilité publique sont préférées à la peine de mort qui gaspille les ressources humaines de la Couronne. Les criminels requièrent parfois d’eux-mêmes ces peines qui ouvrent alors le chemin vers le pardon du roi, assorti d’une réduction de peine ou d’une annulation des sentences de mort 20.

Il est un autre aspect où les chercheurs se retrouvent autour de résultats communs. Cela concerne les exécutés qui sont la plupart du temps des auteurs de crimes éventuellement de lèse-majesté, mais surtout de crimes graves tels que la trahison en temps de guerre, comme Olivier de Clisson en 1343, ou encore les crimes qui intègrent la catégorie des cas royaux. Les exécutions frappent par exemple ceux reconnus coupables de crimes de sorcellerie, de sodomie, d’hérésie, certains larrons récidivistes, etc. 21. Plus généralement, la peine de mort tend à punir autant qu’à faire exemple, pour dissuader les autres membres de la société de commettre les mêmes crimes. Les condamnations à mort effectives concernent davantage des individus de mauvaise renommée, non insérés dans la cité ni dans un aucun groupe social, familial ou professionnel ; autant dire des étrangers, des vagabonds ou des mendiants, des gens dont on ne craint pas les représailles de la part des familles ou des proches. Ils appartiennent aux marginaux étudiés par Bronislaw Geremeck pour le Paris des XIVe et XVe siècles 22. On y trouve également ceux que l’on exécute en temps de guerre, profitant comme en France pendant le conflit avec les Anglais de l’affolement dû aux gens de guerre et à la circulation d’étrangers que l’on accable de tous les maux et tous les crimes commis dans le royaume ; psychose nourrie par la dilatation des frontières du royaume qui alimente les fantasmes autour de l’inconnu 23. Il s’agit encore d’individus à qui l’on attribue

18. GAUVARD C., « La peine de mort en France à la fin du Moyen Âge : esquisse d’un bilan », art. cit.19. HAMEL S., « L’application de la peine de mort par les justices municipales : l’affaire Berthe du Jardin

au Parlement de Paris (1369-1398) », in Violences souveraines au Moyen Âge. Travaux d’une école historique, Paris, PUF, 2010, p. 29-39.

20. BAZAN DIAZ I., « La pena de muerte en la Corona de Castilla en la Edad Media », Clio & Crimen, no 4, 2007, p. 306-352.

21. Voir par exemple TOUREILLE V., Vol et brigandage au Moyen Âge, Paris, PUF, coll. « Le nœud gordien », 2006, spécialement p. 238-254.

22. GEREMEK B., Les marginaux parisiens aux XIVe et XVe siècles, Paris, Flammarion, 2009 ; GEREMEK B., La potence ou la pitié : l’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris, Gallimard, 1997.

23. GAUVARD C., « L’opinion publique aux confins des états et des principautés au début du XVe siècle », in Les principautés au Moyen Âge, Bordeaux, Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 1973, p. 127-152.

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l’étiquette d’incorrigibles ou, à l’occasion, de récidivistes sans que les deux qualités ne se confondent bien entendu 24.

Mais pour que la sentence soit acceptée, on sait aujourd’hui qu’un véritable consensus doit exister entre la décision du juge et l’opinion mais aussi entre le Roi et ses sujets. Ce consensus repose entre autre sur le partage de valeurs communes (fama, honneur, vengeance) ; sans quoi le risque de tumulte au pied du gibet est réel. De nombreux exemples existent à ce sujet, sans compter les incidents qui font dire à la foule qu’une échelle trop courte ou une corde qui casse sont des signes de la volonté de Dieu, indiquant que l’exécution ne doit pas avoir lieu 25.

Toutefois, oppositions et résistances existent contre la peine de mort, dans les faits mais surtout dans les débats doctrinaux 26. Dans un article court, J.-M. Carbasse explique comment le droit romain avait pu nourrir chez des juristes du midi, dès le milieu du XIIe siècle une certaine réticence à l’application de la peine de mort dans le cadre des crimes capitaux, autorisant les transactions entre particuliers mêmes pour les crimes graves, à l’exception de l’adultère 27. Les apports les plus récents des travaux de Claude Gauvard permettent de comprendre cette réticence et sans doute la rareté (exemplaire) de la peine de mort dans le royaume de France aux XIVe et XVe siècles. L’histoire de la peine de mort est en définitive d’abord celle de son apprivoisement, de son acceptation par l’ensemble de la société médiévale pour finir, d’une certaine façon, par s’imposer comme violence d’État légitime.

Claude Gauvard a exposé les débats doctrinaux autour de la peine de mort qui ont animé notamment les théologiens depuis Alain de Lille à Gerson en passant par Thomas d’Aquin 28. Les réticences héritées de saint Augustin ou de Pierre le Chantre au XIe siècle, se reformulent avec acuité au siècle suivant d’abord en réaction à ce qu’en disaient les hérétiques eux-mêmes. Le processus d’acceptation de la peine de mort se déroule à l’ombre de la lutte contre les hérétiques, notamment au tournant des XIIe et XIIIe siècles, une fois le crime d’hérésie assimilé au crime de lèse-majesté en 1199 29.

24. GAUVARD C., « Crime, châtiment et grâce en France à la fin du Moyen Âge », in SABATÉ F. (dir.), L’espai del mal, Lérida, Pages Editor, 2005, p. 33-47 ; et « La peine de mort en France à la fin du Moyen Âge : esquisse d’un bilan », art. cit.

25. DE GAIFFIER B., « Un thème hagiographique : le pendu miraculeusement », in DE GAIFFIER B., Études critiques d’hagiographie et d’iconologie, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1967, p. 194-226.

26. BRAUN P., « Variations sur la potence et le bourreau. À propos d’un adversaire de la peine de mort en 1361 », in HAROUEL J.-L. (dir.), Histoire du droit social. Mélanges en hommage à Jean Imbert, Paris, PUF, 1989, p. 95-124.

27. CARBASSE J.-M., « Débats médiévaux autour de la peine de mort », in PAPADOPOULOS I. S. et ROBERT J.-H. (dir.), La peine de mort. Droit, Histoire, anthropologie, philosophie, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2000, chap. VI, p. 87-104.

28. GAUVARD C., « Justification and Theory and the Death Penalty at the Parlement of Paris in the Late Medieval Ages », in ALLMAND C., War, government and power in the late medieval France, Liverpool, Liverpool University Press 2003, p. 190-208 ; GAUVARD C., « Les oppositions à la peine de mort dans le royaume de France : théorie et pratique (XIIe-XVe siècle) », Clio & Crimen, no 4, 2007, p. 22-46. Une excellente conférence donnée par Claude Gauvard à l’université de Lyon 3 le 4 juillet 2012 est également téléchargeable en ligne via l’adresse suivante : [https://itunes.apple.com/fr/itunes-u/histoire-du-droit/].

29. Au fondement de cette assimilation se trouve la bulle d’Innocent III, du 15 mars 1199, Vergentis in senium. Le partage des tâches entre justice ecclésiastique et bras séculier à l’heure de verser le sang du condamné avait été réglé au moins depuis les accords de Vérone en 1148 entre Frédéric Barberousse et le pape Lucius III.

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Malgré un contexte favorable au déploiement de la peine de mort, celui de l’essor de la procédure inquisitoire extraordinaire, de la poursuite d’office, avec l’élaboration de la catégorie des crimes extraordinaires, des crimes énormes, appelés casos de corte en Castille par exemple et qui nourrissent l’arbitraire du juge, il a bien fallu résoudre la contradiction entre le droit de faire mourir et l’interdiction posée par le non occides 30. Il s’est avéré nécessaire également de résoudre un autre point précis concernant le fait de savoir si le juge commet un homicide en condamnant un individu à mort, plus encore lorsqu’il condamne un innocent 31, notamment en cas de faux témoignage comme on l’explique à partir de l’épisode de Daniel, Suzanne et les vieillards 32.

Un procès en règle, un juge impartial et non haineux, qui respecte la loi, suf fisent à disculper l’erreur de jugement qui sera réparée dans l’au-delà ; et la peine de mort n’est pas homicide dès lors qu’elle est appliquée par le juge compétent, ministre de la loi et donc de Dieu. Elle ne doit pas être vengeance personnelle ! Le non occides semble être devenu « on ne doit pas occire injustement » à en croire Gerson 33. Et Claude Gauvard conclut à une première forme d’aboutissement du processus d’apprivoisement, un pas de plus vers l’institutionnalisation de la peine de mort, lorsque l’Église accorde en 1397 la confession aux condamnés à mort et intègre le châtiment suprême dans ses schémas de pénitence.

Apprivoisée, la peine capitale n’en est pas moins rarement employée, en dépit de l’exemplarité dont elle est porteuse. Cette rareté s’explique dans le royaume de France par le fait qu’elle est associée, dans le cadre de la justice retenue du roi, à son pendant contraire : la grâce et la miséricorde. C’est ce que montrent les travaux à propos de la genèse de l’État moderne aux XIVe et XVe siècles. À ce sujet, je citerai encore Claude Gauvard lorsqu’elle écrit : « Le pouvoir justicier qui se développe alors est loin de se muer en pouvoir coercitif absolu et son arme semble moins la quête rigoureuse de l’aveu conduisant au gibet que l’octroi de la grâce sous la forme de la lettre de rémission qui contient l’aveu du crime sans torture et garantit le retour à la paix 34. » La lettre de rémission étant l’antithèse de la peine de mort.

Mais au-delà de ces réflexions, finalement très franco-françaises, il faut encore s’intéresser à la position des justiciables qui ne recourent pas systématiquement aux juges aptes à prononcer des sentences de mort, leur préférant d’autres modes de résolution des conflits : la composition, la transaction, la médiation mais aussi

30. Ex. 20, 13.31. Dans sa somme théologique, Thomas d’Aquin disculpe le juge et accable les faux témoins ; le juge

n’est coupable que s’il condamne sciemment à tort un innocent, cité dans GAUVARD C., « Les oppo-sitions à la peine de mort… », art. cit.

32. L’épisode de Suzanne et des vieillards est repris dans Le Menasgier de Paris, à la fin du XIVe siècle ; si Suzanne avait été condamnée, Dieu aurait su la vérité de toute façon et son âme aurait été sauvée dans l’au-delà. Voir Le Mesnagier de Paris, édité par Georgina Brereton et Janet Ferrier, traduction de Karin Ueltschi, Paris, Le livre de poche, coll. « Lettres gothiques », 1994, p. 138-139, cité dans GAUVARD C., « Les oppositions à la peine de mort… », art. cit.

33. GERSON J., Diligite justiciam. Œuvres complètes, édité par Palémon Glorieux, in L’œuvre française , Paris/Tournai/Rome/New York, Desclée et Cie, t. 7-2, 1968, p. 607.

34. GAUVARD C., « Grâce et exécution capitale : les deux visages de la justice royale française à la fin du Moyen Âge », Bibliothèque de l’École des chartes, 153-n°2, 1995, p. 275-290.

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et surtout la vengeance pour effacer les offenses. Cette coexistence de multiples moyens de résoudre les crimes et leur violence explique sans doute aussi la rareté de la peine de mort au sein de l’exercice de la justice royale. On ne peut donc pas faire l’économie de la question suivante : la peine de mort peut-elle être acceptée à une époque où la vengeance reste efficace et où la justice publique, qu’elle soit royale, princière ou urbaine, n’a pas les moyens de mener une politique judiciaire coercitive ? Les rois catholiques n’ont pas hésité, en Castille, à s’appuyer sur des pratiques de type vindicatoire pour faire exécuter des sentences de mort par des particuliers, à l’encontre de certains criminels. De quelle manière s’y prennent-ils et pour quelles raisons ?

Des rois à la conquête du merum imperium : exemple de la Castille au XVe siècle

Les rois de Castille ont dû régulièrement innover pour tenter d’imposer leur monopole de la peine de mort, en dépouillant les particuliers qui prétendaient en disposer dans certains cas, en vertu de l’honneur à restaurer. L’innovation consiste à déroger à la législation en place, par exemple en insérant la peine de mort là où les fueros ne l’avaient pas prévue, comme c’est le cas dans l’Ordenamiento d’Alcala de Henares en 1348. De telles insertions compensatoires se font de manière autoritaire ou à la demande des justiciables eux-mêmes, comme certaines villes l’ont réclamé dès la fin du XIIIe siècle pour punir les crimes d’homicides. Ce fut le cas de Vitoria en 1284 35.

Lorsque les rois catholiques accèdent au trône de Castille en 1479, ils s’attachent à défendre leur ius puniendi et partent en quelque sorte à la conquête du merum imperium qu’ils entendent exercer de manière souveraine, pleine et entière, sur chaque sujet. Ils doivent imposer l’idée qu’ils détiennent exclusivement le droit de vie et de mort et l’on observe, pour cela, deux avancées notables sous leur règne : le développement d’une politique autoritaire en utilisant la législation pénale, associée à l’installation d’instances judiciaires nouvelles telles que les ligues urbaines et les tribunaux du Saint-office ; mais surtout l’exigence que la vengeance exercée par des personnes privées dans les affaires d’adultère soit d’abord entérinée par un tribunal et un procès en règle.

Cela concerne en premier lieu les maris trompés qu’il a fallu progressivement convaincre de porter l’affaire auprès des juges royaux afin d’obtenir le droit, par autorisation des juges, de faire ce qu’ils voulaient de leur femme adultère et de l’amant : soit leur pardonner soit les mettre à mort. Pour contraindre ces maris, on les menace de leur enlever la dot et les biens de l’épouse s’ils procèdent à son assassinat sans procès, de les soumettre à la peine d’homicide et de restreindre les possibilités de pardon 36. On assiste ainsi au détournement du procédé habituel, à savoir l’uxoricide sans aucun contrôle. Par ce biais, la médiation obligatoire du juge

35. BAZAN DIAZ I., « La pena de muerte en la Corona de Castilla en la Edad Media », art. cit.36. BAZAN DIAZ I., Delincuencia y criminalidad en el País Vasco en la transición de la Edad Media a la

Moderna, Vitoria, 1995.

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contribue à faire entrer les maris cocus et leur parenté dans un rapport de sujétion plus contraignant qui caractérise désormais la nature du rapport entre le roi et les Castillans.

La peine de mort prend le relais de la vengeance qu’elle transforme en sentence de justice à l’issue du procès imposé. On confie aux victimes le soin d’exécuter la sentence dès qu’elles arrivent à mettre la main sur le ou les accusés reconnus coupables mais toujours en fuite au moment du procès. En réalité, Ferdinand le Catholique a su allier la logique et la culture de vengeance à la justice publique pour pallier les déficiences d’un système judiciaire qui n’a pas les moyens matériels de faire appliquer ses sentences contre les fuyards. Les textes de sentence qui incluent cette clause autorisant les maris trompés à se faire bourreaux, n’évoquent pas la vengeance et aucun terme du registre lexical propre à la vengeance n’y apparaît. En revanche, on maintient l’action sous l’angle de la peine et de la sentence. Un exemple parlant est celui de Fernan Ruiz qui, en 1494 à Séville, obtient des juges de la cour d’appel de se voir remis son épouse adultère dès qu’elle sera capturée afin qu’il puisse au choix faire ce qu’il voudra d’elle : « Dandole pena de muerte u otra cualquier condena 37. » La rhétorique est purement procédurale, juridique et pénale.

Sans pouvoir décider qu’il s’agit ouvertement d’une volonté d’éradiquer la vengeance, voilà une manière royale très habile de reprendre la main sur le droit de faire mourir les individus ou de leur pardonner, dans ces affaires d’adultère féminin qui échappaient encore grandement à l’aire d’action des tribunaux royaux. Cela fonctionne puisqu’IĖaki Bazán Díaz a pu chiffrer une augmentation du nombre de plaintes déposées en justice par des maris trompés contre leurs épouses infidèles. Mais on ignore tout du sort réservé à ces femmes : ont-elles été toutes exécutées ou ont-elles été majoritairement graciées ? Les questions sont posées face à ce qui pour-rait fonctionner comme une sorte de gouvernement domestique par la grâce et la miséricorde. C’est ce que l’on peut regretter de ne pas connaître à ce jour.

La même méthode, celle de la vengeance autorisée sous supervision judiciaire, permettant de fait l’essor ou du moins l’apprivoisement de l’idée de peine de mort émanant de la justice publique et donc du roi, est reproduite contre les rebeldes. Ceux-là sont en réalité les suspects qui ne comparaissent pas au procès. L’activation de cette qualification concernait d’abord les affaires d’homicide et tout autre crime susceptible d’encourir la peine capitale. Mais pour les rois Catholiques, l’abondance des fuyards et l’urgence de faire valoir leur souveraineté et leur potestas dans le domaine judiciaire, par et pour la peine de mort, fait que le procédé est étendu à toute offense contre le bien public et à toute une gamme de causes non concernées par la peine de mort.

Les juges concèdent la faculté de venger le dommage, quand au cours d’un procès criminel il était prouvé que le crime et son auteur allaient rester impu-nis. Contumaces, les absents sont déclarés coupables de rebeldía. Dans les affaires d’homi cide, la non-comparution à la troisième citation vaut confession et génère une sentence de mort. Cette dernière intègre alors une clause de garantie d ’exécution

37. CÓRDOBA DE LA LLAVE R., « El homicidio en Andalucía a fines de la Edad Media. Primera parte. Estudio », Clio & Crimen, no 2, 2005, p. 351.

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à la demande de la partie plaignante. Le contumax, désigné alors par le terme de rebelde, est également qualifié d’enemigo. Qualifié comme tel, il est livré à la vindicte de la victime ou de ses parents qui ont le droit de le faire mourir dès qu’ils le loca-lisent, à la place du bourreau officiel. Éviter la détention préventive et la torture ainsi qu’une condamnation effective à mort sont les motifs qui expliquent la fuite des accusés mais ce que j’ignore à ce sujet, c’est dans quelle mesure cette contumace offrait ou non, à la manière italienne, la possibilité de négocier une réduction ou une annulation de peine et un retour possible dans la cité ; au moins pour ceux qui disposaient d’un réseau de parents et d’amis susceptibles de négocier en ce sens pour eux. Il semble que ceux qui étaient sûrs de pouvoir prouver leur innocence faisaient appel pour obtenir une réduction de peine.

En tous les cas, la méthode a eu dans un premier temps un impact sur l’aug-mentation du nombre de sentences de mort dans les tribunaux castillans à la fin du XVe siècle mais au début du XVIe siècle, les peines d’utilité publique ou le bannisse-ment l’emportent sur la peine capitale dans les territoires de la couronne de Castille.

Mais pourquoi cette logique pénale déployée par Ferdinand le Catholique ne semble pas fonctionner, ni même être applicable, au même moment dans le royaume d’Aragon ?

Les réticences aragonaises

Il faut tenir compte d’un contexte judiciaire et juridique défavorable à l’essor d’un ordre judiciaire pénal classique et qui rejaillit sans doute sur l’usage de la peine de mort assez insaisissable en définitive à ce jour dans ce que les sources normatives et de la pratique judiciaire nous donnent à lire. Le contexte est défavorable ab initio à l’extension d’une souveraineté royale en matière judiciaire. Les monarques doivent partir dans ce royaume à la conquête du merum imperium, comme en Catalogne, dans les terres qui ne sont pas du realengo et contre les juridictions concurrentes que sont les juridictions urbaines ou plus largement des universidades.

En quoi le contexte judiciaire et juridique est-il défavorable à une extension de la souveraineté royale pleine et entière en matière de juridiction ? Les Aragonais se sont arrangés pour obtenir des rois et des lieutenants généraux que soient interdits très tôt la poursuite d’office, et donc l’enquête d’office, mais aussi le secret et la torture associés à la procédure inquisitoire extraordinaire 38. Entre 1265 et 1325, les interdictions tombent à la demande des Aragonais, d’abord des membres de l’élite aristocratique mais finissent toujours par profiter à tous. Ces interdictions frappent la pesquisa ou enquête, au moins sous sa forme dite ex officio et extraordinaire. Le secret et la torture sont interdits, sauf contre les faux-monnayeurs et autres crimes extraordinaires ou de lèse-majesté, de même que la prison préventive et la confiscation arbitraire des biens 39.

38. CHARAGEAT M., « Justice, enquête et violence d’État en Aragon (XIIIe-XVe siècles) », Violences souve-raines au Moyen Âge. Travaux d’une école historique, op. cit., p. 195-205.

39. Le système juridique aragonais se situe a priori à contre-courant de l’évolution générale observée dans d’autres aires géographiques telle que, de façon idéale, dans les cités-état d’Italie dès la fin du

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Il en résulte une justice réputée inefficace parce que dépendante d’un accusa-teur, ce qui contraint les pouvoirs publics à trouver constamment des solutions ponctuelles en sorte de pouvoir punir les crimes et contrôler la violence. En effet, on peut observer concrètement les limites d’un système dont le fonctionnement dépend de l’action des plaignants. Les crimes ne sont pas dénoncés, les juges n’entrent pas en action et la fuite dans les juridictions voisines met les criminels à l’abri. En Catalogne par exemple, on peut lire de la part d’un juge en 1392 qu’il considère qu’il est chose inhumaine que de livrer à la mort un homme qui ne lui a rien fait 40. La peine de mort n’est donc pas le châtiment le plus facile à appli-quer dans ces circonstances et son accaparement par la justice royale est loin d’être acquis encore au XVe siècle, au moins dans le royaume d’Aragon.

Des solutions doivent être trouvées lorsque les violences et les troubles à l’ordre public atteignent des degrés insupportables. Les communautés s’octroient des temps pendant lesquels elles s’autorisent une justice dont le fonctionnement s’inscrit en dérogation complète et totale à la législation forale, soit de leur propre initiative et autorité, soit par le biais de privilèges royaux sollicités en ce sens. Les statuts dérogatoires adoptés en ce sens à l’échelle des villes sont appelés desafo-rados 41. Lorsque le roi intervient pour participer à l’instauration de ces périodes dérogatoires au régime juridique de référence, il le fait en favorisant par exemple la constitution de ligues urbaines, destinées à lutter ponctuellement contre les effets du brigandage et des luttes de clans seigneuriaux. Cela signifie que pendant ces laps de temps provisoires, il devient possible de pratiquer l’emprisonnement préventif, la confiscation arbitraire des biens, le recours à la torture et, au final, une application en théorie plus souple de la peine de mort même s’il est impossible à ce jour de le vérifier dans les chiffres.

En 1510, lorsque le monarque crée la fonction de procureur astricto, chaque communauté d’habitant ou chaque seigneur peut désormais compter avec une justice capable d’agir d’office en l’absence de toute partie plaignante, contre des individus de n’importe quelle condition sociale, pour des crimes graves susceptibles d’encourir la peine de mort 42. Celle-ci fait son entrée dans le royaume par le biais des institutions supérieures du royaume. Ferdinand le Catholique travaille dès 1493 à maîtriser l’essor de la peine capitale à son profit. Pour ce faire, il met au point une stratégie dans le royaume d’Aragon qui vise à établir un contrôle étroit de la

XIIe siècle. On peut encore difficilement parler d’ordre pénal abouti même encore au XVe siècle où la peine de mort se laisse saisir difficilement sauf exception, par exemple au tribunal des ganaderos ; voir FERNANDEZ OTAL J. A., Documentación medieval de la Corte del Justicia de Ganaderos de Zaragoza (y ordinaciones de la Casa de Ganaderos de Zaragoza en el año 1511), Saragosse, Institución Fernando el Católico, 1995 (Fuentes Históricas Aragonesas, 21).

40. RIERA J., Pierre de Craon a Catalunya. Un cas d’extradicció (1392), Barcelone, Rafael Dalmau editor, 1976, p. 48, cité dans SABATÉ F., « La pena de muerte en la Cataluña bajomedieval », art. cit.

41. GOMEZ DE VALENZUELA M., Desaforamientos, ecología y vecindad. Tres estudios de derecho histórica aragonés, Saragosse, Institución Fernando el Católico, 2011. DEL OLIVO FERREIRO J., « Los estatu-tos criminales y desafueros en el Aragón de los siglos XVI y XVII », Estudios sobre el Aragón foral, Saragosse, Mira, 2009, p. 127-156.

42. Fueros, Observancias y Actos de Corte del Reino de Aragon, éd de Pascual Savall y Dronda et Santiago Penén y Debesa, Saragosse, El Justicia de Aragón e Ibercaja, vol. 1, 1991, p. 305-309.

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consultation juridique, comme si par ce biais on espérait imposer une justice de sang comme émanant des hommes du roi donc du roi lui-même et de pouvoir faire valoir les peines les plus sévères comme étant l’apanage du monarque : les juges du royaume doivent consulter le conseil des cinq juristes instaurés et nommés par le roi lui-même dès 1493 pour toutes les sentences de mort, les peines corporelles et les peines d’exil d’une durée supérieure à deux ans 43. Charles Quint poursuivra avec encore plus de rigueur cette orientation politique.

En guise de conclusion, rappelons que les limites à l’expansion de la peine de mort sont celles-là même qu’expose Claude Gauvard pour la France. La peine capitale n’a pas vocation à la fin du Moyen Âge à être la clé de voûte d’un système coercitif. Elle ne sert pas à compenser les défaillances structurelles d’un système judiciaire. Le fonctionnement du système ne garantit pas une justice pénale plus ordonnée où la peine de mort serait parfaitement institutionnalisée. Elle sert sans doute davantage à asseoir d’abord l’autorité du souverain face à des juridictions inférieures parfois plus puissantes que la sienne !

43. Ibid., vol. 2, p. 173-174, voir aussi : CHARAGEAT M., « Rois, juges et consultation juridique en Aragon (XIIIe-XVIe siècle) », in CHARAGEAT M. (dir.), Conseiller les juges au Moyen Âge, Toulouse, PUMM, 2014, p. 217-243.