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Réseaux pentecôtistes, activités d’évangélisation et émotions partagées parmi des Congolais établis à Montréal : « un cosmopolitisme de charisme » ? Géraldine Mossière En examinant les usages rituels de la Bible dans des églises pentecôtistes en Afrique, Paul Gifford (2011) observe que la valeur attribuée au livre saint ne réside pas dans son caractère infaillible mais dans sa dimension discursive, soit performative ou déclarative. En effet, le pouvoir de la Bible auprès du public pentecôtiste proviendrait davantage des promesses de succès et d’espoir dont elle est porteuse pour le croyant que de son authenticité scientifique ou historique. Ainsi, l’autorité attribuée aux Écritures élève le statut de celui qui a le don de les interpréter : le pasteur béni des dons de l’Esprit Saint, a le pouvoir quasi exclusif de mettre en scène de façon dramatique, participative ou rhétorique le message du Livre. Le charisme porté par l’officiant englobe ici les deux pôles que lui attribue Max Weber, d’une part la possession et la démonstration de dons extraordinaires, d’autre part, la reconnaissance de ces dons par ceux qui en sont témoins (Martin 2006). Dans son étude ethnographique de la vie rituelle de chrétiens pentecôtistes, Simon Coleman (2001) poursuit cette réflexion sur le pouvoir performatif, et en particulier charismatique, des officiants en analysant les prédications, prophéties et divers types de narrations inspirés à leurs auteurs par des pouvoirs considérés comme divins, ainsi que leurs effets de correspondance et mimétisme rituels auprès du public. Ces deux exemples de la littérature anthropologique illustrent l’intérêt actuel des sciences humaines pour les questions performative et charismatique, ils reflètent également les tendances actuelles du champ pentecôtiste, tendances que nous avons nous-mêmes eu l’occasion d’observer auprès d’églises africaines en contexte migratoire. Après avoir longtemps privilégié l’immigration en provenance de l’Europe, les lois canadiennes de 1968, puis les réformes des années 1980 ont ouvert les portes du pays à des populations originaires d'Amérique latine, d'Asie et d'Afrique. La diversité ethnique de ces nouveaux arrivants s’est traduite, entre autres, par un fort pluralisme religieux qui, au Québec, a coïncidé avec un important recul de la

Mossière, G.; (2014). « Réseaux pentecôtistes, activités d’évangélisation, et émotions partagées parmi des Congolais établis à Montréal : « un cosmopolitisme de charisme

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Réseaux pentecôtistes, activités d’évangélisation et émotions partagées parmi des Congolais établis à Montréal : « un cosmopolitisme de charisme » ?

Géraldine Mossière

En examinant les usages rituels de la Bible dans des églises pentecôtistes en Afrique, Paul Gifford (2011) observe que la valeur attribuée au livre saint ne réside pas dans son caractère infaillible mais dans sa dimension discursive, soit performative ou déclarative. En effet, le pouvoir de la Bible auprès du public pentecôtiste proviendrait davantage des promesses de succès et d’espoir dont elle est porteuse pour le croyant que de son authenticité scientifique ou historique. Ainsi, l’autorité attribuée aux Écritures élève le statut de celui qui a le don de les interpréter : le pasteur béni des dons de l’Esprit Saint, a le pouvoir quasi exclusif de mettre en scène de façon dramatique, participative ou rhétorique le message du Livre. Le charisme porté par l’officiant englobe ici les deux pôles que lui attribue Max Weber, d’une part la possession et la démonstration de dons extraordinaires, d’autre part, la reconnaissance de ces dons par ceux qui en sont témoins (Martin 2006). Dans son étude ethnographique de la vie rituelle de chrétiens pentecôtistes, Simon Coleman (2001) poursuit cette réflexion sur le pouvoir performatif, et en particulier charismatique, des officiants en analysant les prédications, prophéties et divers types de narrations inspirés à leurs auteurs par des pouvoirs considérés comme divins, ainsi que leurs effets de correspondance et mimétisme rituels auprès du public. Ces deux exemples de la littérature anthropologique illustrent l’intérêt actuel des sciences humaines pour les questions performative et charismatique, ils reflètent également les tendances actuelles du champ pentecôtiste, tendances que nous avons nous-mêmes eu l’occasion d’observer auprès d’églises africaines en contexte migratoire.

Après avoir longtemps privilégié l’immigration en provenance de l’Europe, les lois canadiennes de 1968, puis les réformes des années 1980 ont ouvert les portes du pays à des populations originaires d'Amérique latine, d'Asie et d'Afrique. La diversité ethnique de ces nouveaux arrivants s’est traduite, entre autres, par un fort pluralisme religieux qui, au Québec, a coïncidé avec un important recul de la

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ferveur catholique. En effet, dans les années 1960, après de longues décennies d’hégémonie de l’Eglise catholique dans les institutions publiques autant que dans l’imaginaire local, la province est entrée dans une phase de modernisation et de sécularisation accélérée mieux connue sous le nom de Révolution tranquille. Dans cet espace symbolique laissé vacant par l’institution catholique se sont alors insérées de nouvelles spiritualités centrées sur la nature (chamanismes, druidisme, etc.), ainsi que des religions importées par les immigrants, en particulier dans la métropole montréalaise qui, à l’heure actuelle, regroupe la majeure partie des populations immigrantes (Meintel et Mossière, 2013). Là, prolifèrent des lieux de culte rassemblant des minorités ethniques (africaines, haïtiennes ou philippines) particulièrement dynamiques que l’urbaniste Annick Germain et ses collègues estimaient en 2003 au nombre de 800, un chiffre probablement sous-estimé étant donné la relative invisibilité de la plupart de ces espaces (Germain, Gagnon et Polo, 2003). En raison de leurs dynamiques spécifiques de création, scission et fusion, les églises pentecôtistes sont particulièrement difficiles à identifier : 35 églises africaines auraient été répertoriées jusqu’ici, leurs membres provenant de la République Démocratique du Congo (RDC), du Congo-Brazzaville, du Bénin, du Cameroun, du Burundi ou du Togo, le profil francophone de ces populations explique leur importante présence dans la ville. Les plus anciennes de ces églises ont été fondées dans les années 1980, sous l’impulsion d’un pasteur prédicateur et de ses proches qui en formèrent le noyau, elles peuvent regrouper aujourd’hui jusqu’à trois cent membres. Récemment est apparue une nouvelle vague d’églises, certaines se dénommant « ministère », leur fort pouvoir d’attraction souvent circonstanciel repose essentiellement sur les compétences rhétoriques et sur la force charismatique de leurs officiants rituels dont les profils sont variés.

Dans cette contribution, nous proposons de mettre en lien le charisme de ces acteurs du pentecôtisme actuel avec leurs trajectoires de mobilité et de circulation internationales. En portant notre attention sur un aspect de l’évolution interne du champ pentecôtiste actuel, c’est-à-dire la restauration des ministères qui tendent à supplanter les structures ecclésiales, nous montrerons comment l’existence et le fonctionnement de ces églises et ministères s’appuient sur des figures charismatiques transnationales. Les données présentées résultent de deux terrains ethnographiques réalisés à Montréal (Québec). Partant d’une recherche de long terme développée autour d’une congrégation pentecôtiste congolaise localisée à Montréal, nous avons récemment

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élargi notre terrain d’étude à plusieurs églises chrétiennes africaines, en particulier congolaises (République démocratique du Congo, RDC), établies dans la métropole. Ces données ont mis en évidence l’importance de logiques de réseaux qui s’articulent autour de nouveaux acteurs religieux caractérisés par une forte mobilité transnationale, elle-même motivée par la force et par la reconnaissance de leur potentiel charismatique.

Nous examinons ici la cartographie de ces ministères pentecôtistes à la lumière des représentations qui la sous-tendent et des dynamiques sociales et symboliques, locales et globales, qu’elle entraîne. Dans un premier temps, nous décrivons l’organisation en rhizome de ces églises en présentant les acteurs, les déterminants et les caractéristiques principaux de ces réseaux. Nous soulignons par la suite comment cette structure repose sur un discours eschatologique de la nation qui légitime des projets d’évangélisation, particulièrement adaptés au contexte local de la province canadienne. Les activités de sociabilité extrêmement dynamiques suscitées par cet agenda missionnaire semblent construire une ambivalence identitaire qui trouverait à se définir dans la notion de « cosmopolitisme de sociabilité » proposée par Nina Glick Schiller (Schiller, 2011). Après avoir discuté le concept de cosmopolitisme dans son acception éthique et performative, nous en préciserons l’opérationnalité dans le cas des églises pentecôtistes observées. Nous soutenons ainsi que la centralité du potentiel charismatique des ministres comme mode de gouvernance, d’organisation et de ritualité de ces églises de réveil combine de façon quelque peu paradoxale des identités chrétiennes exclusivistes avec une ouverture à l’altérité dans le cadre d’expériences émotionnelles partagées. Une telle attitude de « cosmopolitisme vernaculaire » (Werbner, 2006) n’est pas unique dans le contexte montréalais où le modèle interculturel de gestion de la diversité ethnique et religieuse s’est avéré propice à l’établissement de diverses formes de dialogue entre certaines minorités religieuses et des membres du groupe d’accueil (Le Blanc, à paraître).

D’un point de vue méthodologique, notre premier projet de

recherche a débuté en 2004 au sein de la Communauté Évangélique de Pentecôte (CEP), une congrégation congolaise établie à Montréal depuis 1992 qui compte environ 400 membres. Des observations régulières ainsi que des entretiens formels et informels ont été menés de façon intensive jusqu’en 2006. Notre étude s’est calquée sur le mode d’expansion de la congrégation qui a ouvert et financé des

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églises en RDC sous la bannière de la « CEP Internationale », ce qui nous a amenée à un séjour d’étude en Afrique en 2008 où nous avons effectué un terrain multisites à Kinshasa, au Bas-Congo et en Afrique du Sud. Outre les églises reliées à la CEP, nous avons observé le paysage religieux congolais et le phénomène des églises dites « de réveil », c’est-à-dire les églises pentecôtistes locales. Ce projet nous a permis de documenter les trajectoires transnationales et les projets migratoires de fidèles de la CEP Internationale, et plus généralement, de croyants pentecôtistes. En 2011, dans le cadre d’un projet de recherche plus large axé sur la diversité religieuse au Québec129, nous avons visité six autres églises africaines établies à Montréal, dont les membres sont majoritairement issus d’Afrique francophone. L’étude ethnographique a consisté à dresser le portrait de chacune de ces églises en assistant à plusieurs cultes et en menant des entretiens avec leurs leaders. Une église africaine multiethnique (à majorité congolaise et béninoise) a fait l’objet d’une étude de cas plus approfondie avec plusieurs observations de cultes dominicaux et hebdomadaires et de certaines activités sociales, et à l’aide d’entretiens menés avec des membres de diverses origines (Afrique du Nord, République dominicaine, Congo-Brazzaville et RDC).

Figures actuelles du charisme pentecôtiste et réseaux transnationaux

Apôtre, prophète, évangéliste ou simplement pasteur, les nouveaux

acteurs du pentecôtisme africain se distinguent par leur profil transnational et par leur pouvoir charismatique actualisé dans leurs performances rituelles. Ces dynamiques s’inscrivent dans un modèle migratoire axé sur les réseaux sociaux ainsi que dans un parcours d’évolution propre au champ chrétien global.

Charisme et gouvernance dans le champ pentecôtiste L’émergence de nouveaux leaders charismatiques participe du

mouvement de réforme apostolique introduit par le théologien C. Peter

129 Projet de recherche financé CRSH «Pluralisme religieux et ressources symboliques au Québec» mené dans le cadre du Groupe de recherche diversité urbaine (GRDU) sous la direction de Deirdre Meintel.

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Wagner dans les années 1990 aussi connu sous le nom de « troisième vague » du pentecôtisme. Inspirée de la doctrine élaborée en Écosse en 1830 par Edward Irving, cette théorie vise à restaurer l’exercice des cinq ministères bibliques (apôtre, prophète, docteur, évangéliste et pasteur) au sein des églises pentecôtistes. Cette lecture de la Bible consacre un déplacement de la définition de ministère : initialement constitué à l’intérieur de l’institution ecclésiale, le ministère devient un service spécialisé, externe à l’église et présenté comme une ressource offerte à la communauté. Chacun de ces ministères se définit par une mission spécifique (guérison, évangélisation, délivrance, prophétique, etc.) et peut parfois porter le nom de son instigateur. Les activités y sont organisées selon des stratégies événementielles qui, comme le montre Damien Mottier (2010), offrent une tribune au charisme prophétique et aux talents de guérison de leurs protagonistes au-delà des institutions pentecôtistes et des hiérarchies établies. Toutefois, la répétition de ces performances n’est pas sans entraîner une certaine forme de routinisation qui peut amener ces ministères spontanés et circonstanciels à se transformer en églises organisées. L’institutionnalisation de ces ministères découle alors soit d’un appel reçu par le ministre lui enjoignant d’organiser formellement ses activités autour d’une communauté structurée, soit de la mission même du ministre lorsque ce dernier se reconnaît une vocation apostolique ou évangélique. Étant donnée la priorité qu’elle accorde à l’objectif d’évangélisation, la théologie néoapostolique de C. Peter Wagner attribue un rôle central aux prophètes et apôtres.

Les leaders de ministères que nous avons rencontrés définissent leurs dons et leurs missions en vertu des cinq ministères établis dans la Bible130. Tandis que les pasteurs visent l’institutionnalisation en temps et espace de leur ministère, prophètes, évangélistes et apôtres œuvrent à faire circuler leur expertise charismatique au sein d’un espace triangulaire Afrique-Europe-Amérique du Nord, qui en délivrant des messages prophétiques, qui en recrutant de nouvelles âmes, qui en implantant des églises. Ces nouveaux acteurs du pentecôtisme transnational sont avant tout motivés par l’urgence du projet d’évangélisation global. Comme l’illustre Damien Mottier dans le cas du prophète ivoirien Kacou Séverin, la trajectoire typique de cette jeune génération de prédicateurs comprend un appel au service de Dieu, suivi d’une ordination par un mentor chrétien et d’un départ en mission dans un pays européen ou nord-américain dans lequel

130 Selon la 1ere Epître aux Corinthiens 12.28; Ephésiens 4.11.

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l’intéressé bénéficie d’une filière migratoire, bien souvent liée à son réseau personnel, familial ou d’interconnaissances établies au pays d’origine (Mossière, 2012). Parce qu’ils se considèrent pourvus de la grâce et de la mission d’établir des églises de par le monde, les apôtres constituent les pivots de cette logique d’organisation en réseaux131. Suite à leur travail d’implantation, il revient aux pasteurs, prédicateurs et autres bergers des âmes de développer et de gérer l’entreprise ainsi lancée, notamment en ouvrant de nouvelles églises affiliées. Pour leur part, les prophètes sont dotés de la capacité de transmettre des révélations qu’ils affirment recevoir de Dieu, ils sont des « messagers ».

Comme le rappelle justement Mottier, la théorie néoapostolique de Wagner trouve écho dans la longue tradition prophétique des religiosités en continent africain. Toutefois, contrairement à Mottier qui, dans les églises pentecôtistes africaines, associe la résurgence des ministères bibliques à l’accent qu’ils portent sur la délivrance, nos observations menées en contexte migratoire suggèrent que le phénomène dépasse le seul cadre prophétique. Ainsi l’apôtre Nkung que nous avons rencontré à Montréal se considère comme « un messager de la Bonne Nouvelle »132 : d’origine camerounaise, il émigre en tant que missionnaire en Martinique en 1987 où il fonde une église. Puis en 2000, il part aux États-Unis pour compléter sa formation religieuse, il effectue alors plusieurs séjours en Afrique et aux États-Unis. En 2006, il arrive au Québec où il se dit appelé par Dieu pour évangéliser en particulier les zones rurales relativement délaissées par ses confrères. L’apôtre Nkung se pense investi de la mission d’ « implanter » des églises, c’est-à-dire d’apporter une aide de quelque nature (matérielle, liturgique) pour créer des églises qui, par la suite, se gèrent et se développent par elles-mêmes. Dans les faits, son ministère maintient des liens plus ou moins étroits avec les églises qu’il dit avoir mis sur pied avant d’immigrer au Québec : au Cameroun, en Centre-Afrique, à la Martinique et à Paris. D’autres seraient également établies à Montréal et dans sa banlieue.

Ces ministères qui prennent parfois l’allure d’entreprises individuelles sont dirigés par des leaders charismatiques qui exercent leur autorité personnelle de manière indépendante et décident par eux-mêmes de l’orientation de leurs activités. Le pouvoir qu’ils 131 Cette observation est corroborée par les travaux de Pedro Ari ORO auprès de prédicateurs argentins en mission en Europe (communication lors du congrès de la Société Internationale de Sociologie des Religions, juin 2011) 132 Entretien avec l’apôtre Nkung du 25 mai 2011à Montréal.

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s’attribuent provient de la nature même du service qui leur est confié par Dieu, une mission définie bibliquement comme permanente, nécessaire à la vie de la communauté chrétienne, et assortie d'une autorité pour la gestion de l'église. La notion de ministère est proche de celle de don de l’esprit ou charisme (charismata), laquelle est comprise comme l’expression de la grâce de Dieu via l’octroi de compétences et de talents personnels accessibles et remis à chaque chrétien133. Toutefois, contrairement aux ministères qui sont permanents, les dons de l’Esprit (parler en langue, interprétation, guérison, etc.) peuvent se manifester de façon sporadique et circonscrite dans le temps, lors de réunions spéciales. Alors que la reconnaissance et l'exercice des charismes résident au cœur de la doctrine pentecôtiste, la différence que nous établissons ici entre ministère et don spirituel trouve à se refléter dans la discussion même de la notion de charisme. À cet égard, le théologien Alain Gignac distingue le charisme de type paulinien qui a pour finalité l’édification et le fonctionnement de la communauté, du charisme wébérien qui est établi sur l’autorité personnelle, le caractère extraordinaire et le pouvoir monologique du leader (Gignac, 2009). L’anthropologue Denis-Constant Martin pour sa part, définit le charisme wébérien dans une relation dialogique entre son porteur et le public qui le reconnaît : « il se distingue par sa capacité à réorganiser le symbolique et le cognitif de manière à provoquer l’émotion » (Martin, 2006, p. 35) ; ainsi il se compare à une technique de mise en scène permettant de capter et de canaliser l’émotion du public. Cette définition du charisme qui met l’accent sur sa dimension performative reflète selon nous le type de capital symbolique manifesté par les acteurs du pentecôtisme de la réforme apostolique de C. Peter Wagner.

Leur mobilité active sur la scène globale nous amène cependant à comprendre les modalités d’exercice de leurs charismes non selon une approche statique qui se limite aux cadres nationaux et localisés typiques des congrégations mais, comme le préconise Nina Glick Schiller (Schiller, 2005) au sein de champs sociaux transnationaux complexes. L’anthropologue qui s’intéresse entre autres aux christianismes actuels propose en effet de comprendre ces phénomènes dans le cadre des configurations globales qui s’organisent sur la scène transnationale.

133 Romains 12.6-8, 1ere Epître aux Corinthiens 12.8-12 et 12.28-30; Éphésiens 4.11.

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Structures en réseaux, logiques de collaboration et de compétition

C'est la relative autonomie de fonctionnement de ces ministères qui explique la volonté de leurs dirigeants d’organiser des relations entre eux, créant ainsi de véritables réseaux transnationaux par lesquels transitent les charismes des uns et des autres, à grands renforts de conférences, de séminaires ou de croisades. Par exemple, le pasteur Jean-Marie de l’Eglise Origine de Vie des Nations envisage d’affilier son église à une fédération d’églises chrétiennes localisée à Atlanta car, selon lui, de telles structures permettent à leurs adhérents de maintenir leur autonomie, tout en leur donnant accès à un espace d’échange au sein duquel « on apprend de la sagesse des autres », ainsi qu’à des conférences annuelles de formation qui fournissent des « outils spirituels » aux ministres charismatiques134.

Ces réseaux pentecôtistes transnationaux s’appuient sur une organisation horizontale de diffusion et de renforcement mutuel des charismes. Comme le montre Stefania Capone dans son examen du fait religieux en contexte migratoire, ils naissent de la circulation des individus, de leurs performances rituelles et ressources symboliques, mais aussi de l’établissement de liens que l’anthropologue qualifie de « faibles », par opposition aux liens de type « fort » établis par les liens de parenté (Capone, 2010, p. 244). En effet, la constitution de réseaux de leaders charismatiques s’opère par des cérémonies d’adoubements réciproques entre ministres charismatiques, mais aussi par des logiques de fragmentations et scissions. Dr. Alain Foulu a été formé à la direction du culte par le révérend québécois de l’église qu’il fréquente depuis son arrivée dans la province et qu’il considère comme son leader spirituel. Suite à un rêve qu’il assimile à une vision, il demande à ce dernier de l’ordonner pasteur, et surtout de le « libérer » afin qu’il puisse exercer son propre ministère, ce qu’il fait immédiatement après l’ordination. Souvent, mais pas obligatoirement, la géographie de ces ministères est calquée sur la trajectoire migratoire des ministres, ces derniers ouvrent alors des églises dans les divers espaces qu’ils traversent. À cet égard, le fils du pasteur Kabuya, fondateur de la CEP, est réputé pour avoir créé des groupes de prières qui sont devenus des églises dans chacune des villes où il a étudié au Canada, certaines étant par la suite restées dans la structure de la CEP Internationale alors que d’autres s’en sont émancipées. Ces processus de création de ministères répondent cependant à une éthique implicite

134 Entretien avec le pasteur Jean-Marie du 18 mai 2011 à Montréal.

« Un cosmopolitisme de charisme » 115

dans le milieu pentecôtiste, selon laquelle les nouvelles églises doivent cibler les âmes « qui ne connaissent pas encore le Seigneur », et non tenter d’enrôler les fidèles d’autres églises135.

Les réseaux des ministères charismatiques adoptent une structure

réticulée ou rhizomique, c'est-à-dire qu’ils sont associés entre eux non par un quelconque nœud central, mais par des séries complexes de relations interpersonnelles et inter-groupes qui permettent aux acteurs de traverser constamment les frontières physiques et symboliques établies entre les communautés, un gage de la pérennité de ces mouvements. Ainsi, un des pasteurs rencontrés à Montréal a récemment reçu dans son église un collègue congolais établi à Anvers (Belgique) qu’il avait rencontré sur Facebook. Ce dernier qui a été hébergé par le pasteur a participé à la Conférence Jeunesse 2010 de l’église où il a proposé une prédication sur le thème du mariage. Ces structures sont entretenues par des déplacements fréquents et s’articulent aux filières migratoires des acteurs qui peuvent également mobiliser les liens familiaux. Ainsi, le pasteur Jean-Marie de l’église Vie pour les Nations s’est récemment rendu à Londres où il a prêché dans l’ancienne église d’un membre de son église à Montréal, ainsi qu’en Belgique où il a été invité dans plusieurs églises par l’intermédiaire de membres de sa famille établis dans le pays. L’exemple du prophète Thomas, originaire du Kasaï en RDC et arrivé à Montréal à la fin des années 1990, illustre particulièrement bien le dynamisme de ces échanges qui mêlent liens spirituels et familiaux au service de la circulation des charismes. Le prophète Thomas considère comme ses mentors les pasteurs des deux églises qu’il a fréquentées en arrivant au Canada. En 2000, il crée un ministère des jeunes du nom de « Bonne vision ». À partir de 2002, il se rend régulièrement en Europe, à Bruxelles, pour aider deux cousins à créer leur propre église « Origine du salut ». Il est aujourd’hui officiellement un des fondateurs de cette église où il joue un rôle de conseiller. Un de ses cousins a également constitué une église à Kinshasa (qui rassemble 300 membres) où le prophète se rend de temps à autre pour prononcer des prêches. En 2006, un Camerounais le contacte par Internet pour organiser une « croisade » dans son pays, à Douala. Il donne son aval au projet et consacre finalement le Camerounais évangéliste. Ce dernier ouvre une église qu’il appelle d’abord « Église Bonne vision Cameroun » avant de changer de nom pour « Maison de prières » à la

135 Entretien avec le pasteur Nathan du 8 mai 2011 à Montréal.

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demande du prophète Thomas. Celui-ci accepte en effet de parrainer l’église à condition qu’elle reste indépendante, c’est-à-dire qu’elle entretienne une reconnaissance d’ordre uniquement spirituel envers son propre ministère qu’il transforme d’ailleurs en église en 2007. Le prophète aide l’église camerounaise à organiser une campagne de financement pour l’achat d’un local, il la met également en contact avec son réseau chrétien à Bruxelles ce qui entraîne des visites mutuelles de conférenciers. Par ailleurs, quand il rentre au pays, le prophète Thomas prononce également des prédications au sein du ministère que sa mère a instauré à Kinshasa.

Bien que les ministres minimisent l’importance des origines

ethniques de leurs invités136, ils semblent être plus insérés dans les structures qui relient l’Afrique aux continents européen et nord-américain. Ainsi, le prophète Thomas organise régulièrement des activités conjointes (Réveillon de Nouvel An, campagnes d’évangélisation, etc.) avec les leaders congolais de deux autres églises. Quoique tous trois aient vécu à Kinshasa, ils se sont rencontrés à Montréal dans le cadre d’activités chrétiennes. Très proches, ils sont en contact quotidien et se définissent comme une « famille ».137 Ils justifient cette étroite coopération par certaines prescriptions de la Bible138 qui enjoignent aux ministres du culte de collaborer au service de l’œuvre de Dieu. Organisant des séminaires, croisades, et autres projets de grands rassemblements (notamment au stade olympique de Montréal), les ministres soulignent la nécessité de se réunir régulièrement, par exemple lors de conférences annuelles communes « pour recevoir la puissance de l’esprit et réaffirmer leurs liens »139. Selon eux, le grand nombre d’églises et de services pentecôtistes ne doit pas les diviser, mais au contraire, les renforcer. En deux semaines, l’apôtre de l’Eglise Lever des nations a reçu dans son assemblée un évangéliste de France et un apôtre des États Unis. En entretien, il explique que ces échanges avec d’autres « hommes de Dieu » constituent « notre devoir, Jésus a laissé non pas une église mais des églises »140. Le succès des événements mis sur pied par les

136 «L’église africaine n’a pas sa place dans le corps du Christ, il n’y a pas de culture, c’est la culture du Royaume de Dieu qui domine», (Apôtre Nkung, entretien du 25 mai 2011). 137 Entretien avec le pasteur Nathan, du 8 mai 2011, à Montréal. 138 Epître aux Éphésiens, 4. 139 Entretien avec le pasteur Nemo, du 6 mai 2011, à Montréal. 140 Entretien avec l’apôtre Nkung, du 25 mai 2011, à Montréal.

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ministres charismatiques repose donc autant sur la force de leurs réseaux sociaux que sur le capital symbolique de leurs animateurs.

Comme le souligne Stefania Capone, l’horizontalité des rapports sociaux mobilisés au sein de ces réseaux n’empêche cependant pas l’apparition de structures de pouvoir (Capone, 2010, p. 244). L’existence et la prolifération de liens faibles favorisent en effet des stratégies de captation des clientèles religieuses que manifestent des logiques de compétition opérées par les ministres charismatiques en vue de la reconnaissance d’un statut qui leur est accordée selon la qualité de leurs performances. De fait, le prestige de ces derniers est notamment évalué selon leur possibilité de circulation internationale, c'est-à-dire les invitations dont ils font l’objet et l’accès aux ressources matérielles qui les conditionnent, mais aussi et surtout selon le potentiel charismatique qu’ils donnent à voir lors de leur performance cultuelle. À cet égard, les activités religieuses organisées conjointement sont l’occasion d’une surenchère de démonstrations de pratiques de guérison, de délivrance, d’édification spirituelle, dont l’efficacité est validée par l’effervescence rituelle que les ministres sont capables de soulever au sein de l’assemblée, ainsi que par les offrandes que ces performances suscitent auprès des membres. Lors d’une prédication de l’apôtre Nkung particulièrement exaltée sur le thème de la renaissance individuelle, les membres de l’auditoire, dansant et chantant à tue-tête, se rendaient spontanément devant l’estrade pour déposer un billet d'argent dans une urne située devant le lutrin de l’apôtre. Au passage, ce dernier leur touchait le front en signe de bénédiction et de guérison, une pratique également courante dans le contexte congolais. Si la quête de prestige et les intérêts économiques déterminent les réseaux, alliances, et coopération, ils suscitent également des concurrences et des rivalités larvées entre ministres évangéliques.

Pratiques missionnaires et ancrage local : un cosmopolitisme de sociabilité

Les réseaux au sein desquels ces figures charismatiques circulent

reposent sur des représentations spécifiques de l’espace religieux, social et politique; ils s’inscrivent également dans des logiques de mobilité globale et d’ancrage local. Notre ethnographie d’une église

118 Géraldine MOSSIERE

pentecôtiste congolaise située à Montréal a montré comment le discours identitaire de cette communauté s’inscrit dans une telle dynamique, reproduisant d’une part la logique multiculturelle141 de son contexte de résidence et d’autre part, la rhétorique universelle du dogme chrétien (Mossière, 2008). Nous approfondissons ici cet argument en montrant comment la structure des églises pentecôtistes africaines établies à Montréal, la circulation de leurs leaders motivée par leur potentiel charismatique et leurs activités religieuses qui densifient cette structure participent de ce que l’anthropologue Glick-Schiller nomme un « cosmopolitisme de sociabilité ». Pour preuves le logo que la plupart de ces églises semblent adopter, soit un globe terrestre recouvert par les ailes d’une colombe, ou encore cette église rwandaise dont le pasteur a voulu nous signifier sa dimension non dénominationelle, soutenant qu’il se veut ouvert à toutes les traditions protestantes : baptistes, pentecôtistes, etc.

Inspiré de la philosophie grecque antique, la notion de cosmopolitisme repose sur l’idée que tous les êtres humains sont des citoyens du monde. L’anthropologue Ulf Hannerz (1990) parle d’une attitude d’ouverture à l’autre tandis que le philosophe Kwame Anthony Appiah (2006) évoque une conversation continue entre soi et l’autre. Si certains auteurs critiques, tels que Hannerz, ont d’abord présenté le cosmopolitisme comme une compétence essentiellement accessible aux classes sociales privilégiées, des travaux plus récents montrent que cette aptitude se transpose en réalité dans toutes les classes de migrants (Werbner, 2006, p. 496-498). Les réflexions actuelles soulignent surtout la nécessité d’inscrire l’ouverture à l’autre dans une éthique globale (Roudometov, 2005) qui dépasserait le relativisme moral ou la simple tolérance pour la différence culturelle. À cet égard, Appiah propose de considérer la primauté de la pratique, et donc la possibilité que le simple fait d’être exposé et ouvert à la différence de l’autre aboutirait naturellement à un partage d’un ensemble de valeurs communes, suggérant ainsi l’idée d’un habitus ou d’une socialisation du cosmopolitisme. Dans la foulée de cette lecture praxéologique, Glick Schiller introduit la notion de « cosmopolitisme de sociabilité », soit un ancrage en des identifications religieuses, ethniques, nationales marquées par des frontières fortes d’une part, et une ouverture aux émotions, expériences et aspirations humaines partagées d’autre part. En contexte migratoire, l’ouverture à l’autre et le maintien de liens ethniques ou nationaux, ou religieux pourraient

141 Une logique interculturelle dans le cas du Québec.

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donc se combiner harmonieusement à des activités et pratiques sociales ouvertes à l’altérité.

Dans le cas des pentecôtistes africains rencontrés, c'est à travers un discours d’évangélisation que mobilité et ritualité pourraient produire un cosmopolitisme de sociabilité. En effet, l’exercice cultuel des dons spirituels ainsi que la mobilité physique, sociale, économique qui lui est associée participent avant tout d’un projet missionnaire qui cible le champ global. Une telle démarche s’actualise dans les espaces locaux et à travers les filières migratoires chrétiennes et africaines où circulent les charismes des leaders.

Discours de la nation… Dans la théorie de la réforme apostolique proposée par Wagner, la

résurgence des cinq figures de ministères du culte s’appuie sur une rhétorique eschatologique des nations qui justifie la conquête chrétienne des nations par l’ambition ultime de dépasser les appartenances locales en préparation de l’instauration du royaume de Dieu (Wagner, 1998). Tandis que certains pasteurs pressent leurs membres de ne pas faire usage de leur langue vernaculaire avant ou après le culte, il en va autrement au sein des activités sociales et rituelles de leurs églises où l’expérience partagée se construit par une mise en scène destinée à sublimer les différences culturelles des membres : lors des fêtes annuelles organisées à l’Assemblée de la Voie Vivante de Montréal (AVVM), chacune des communautés culturelles présentes dans l’église est invitée à faire la démonstration de chants, danses, et plats typiques de son pays. Le pasteur explique qu’il s’agit de « présenter les richesses culturelles de chaque peuple » (Pasteur René, 3 mai 2011, Montréal). Bien que les sites Internet des églises qui se représentent sur le web mettent en exergue la pluralité et la variété des origines ethniques et nationales de leurs membres142 au motif que « nous sommes tous des humains travaillant à l’œuvre de Dieu », la composition des congrégations demeure monopolisée par les membres provenant des pays africains ou afro-caribéens ainsi que de leurs anciens pays colonisateurs. Dans ce contexte, la mission évangélisatrice de ces églises leur apparaît d’autant plus urgente, il s’agit d’implanter des églises « là où se trouve le besoin » (apôtre 142 Par exemple, le site Internet de l’AVVM présente la congrégation comme une « église multiethnique où se côtoient francophones, anglophones et hispanophones, noirs, blancs, métis, africains, québécois, latino, haïtiens, dans l'harmonie et la fraternité en Jésus-Christ notre Seigneur et Sauveur ».

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Knung, 25 mai 2011, Montréal). Cette ambivalence entre l’aspiration à l’universel et la catégorisation ethnique se reflète dans la tension inhérente à la notion-même de cosmopolitisme qui situe l’individu en tension permanente entre le pôle de son humanité ou cosmos, et celui de la construction sociale de sa singularité.

Le projet de conquête des nations des églises visitées s’appuie sur

diverses techniques d’évangélisation. À l’Eglise Origine de Vie des Nations, le pasteur définit la vision de son ministère ainsi :

« être une source de vie pour les nations, pas seulement prêcher l’Évangile pour que les gens se repentent, mais aussi faire d’eux des exemples, des personnes d’influence positive dans toutes les sphères de la société, au-delà des quatre murs de l’église ».143

Par exemple, faire preuve d’intégrité sur le marché du travail représenterait un témoignage chrétien utile. D’autres stratégies reposent sur des activités de sociabilité opérées via des cellules de prières de quartiers ou des invitations spontanées aux cultes hebdomadaires dans le but d’évangéliser par l’amitié. Les nouvelles technologies de communication, en particulier les voies Internet et radiophoniques, permettent d’insérer des espaces virtuels de sociabilité et d’expériences cultuelles collectives dans l’organisation en réseau des églises et de leurs ministres. Ainsi, plusieurs pasteurs diffusent régulièrement des émissions (vidéos, enseignements, sermons, événements spéciaux) sur des sites Internet chrétiens, souvent liés à la communauté africaine144. Chaque dimanche, le site Internet de l’église de l’apôtre Nkung retransmet le culte en direct, l’objectif étant de « donner aux gens l'impression réelle qu'ils font partie de l'audience avec nous, grâce au travail de la chorale, de l’orchestre, des techniciens, des cameramen et d’un directeur de régie » (25 mai 2011, Montréal). Le site répertorie également les archives des prédications et des photos de certains ministres invités. Ces dispositifs technologiques et interfaces virtuelles constituent non seulement des vecteurs efficaces des charismes manifestés par les ministres mais aussi des multiplicateurs potentiels de leurs effets auprès du public. Très actif dans le champ virtuel, le prophète du ministère Bonne Vision organise des émissions Internet dans le cadre des « super dimanches » ; il projette également de mettre sur pied un

143 Entretien avec le pasteur Jean-Marie, du 8 mai 2011, à Montréal. 144 Le site ideologiedestars.com par exemple.

« Un cosmopolitisme de charisme » 121

numéro de téléphone gratuit pour organiser des séances quotidiennes de prières collectives de 5h à 6h du matin, un service destiné aux chrétiens et non-chrétiens qui « ont des besoins de prières » (Prophète Thomas, 15 mai 2011, Montréal).

et pratiques missionnaires Les discours des ministres rencontrés convergent sur la nécessité

de christianiser leur pays de résidence présenté comme un champ missionnaire « qui doit être passé par le râteau du Saint-Esprit » (apôtre Nkung, 25 mai 2011, Montréal). Leur constat concerne surtout le rejet des valeurs familiales (manifesté par les taux croissants de monoparentalité, le recours répandu à l’avortement, la légalisation des mariages homosexuels, etc.), ainsi que l’individualisme et le matérialisme qui prévalent dans la province canadienne. Les objectifs sont annoncés en termes pragmatiques comme l’indique Tobia qui, ayant quitté l’Eglise Origine de Vie des Nations pour créer son propre ministère, se dirait satisfait s’il parvenait à « sauver une personne par semaine »145. Priorité est également donnée à l’aide aux plus pauvres « pas en leur donnant le poisson, mais en leur apprenant à pêcher ».146 Les campagnes d’évangélisation sont souvent organisées de façon conjointe avec d’autres leaders invités, extérieurs à l’église. Le succès de ces entreprises atteste du charisme des ministres, il est donc sanctionné par l’élévation de leur statut et de leur prestige.

Le projet missionnaire des églises pentecôtistes africaines repose sur une philosophie d’ouverture à la société québécoise et sur des activités de contacts destinées autant aux locaux nés dans la province qu’aux populations immigrantes. À l’Eglise Origine de Vie des Nations, une nuit de prière d’intercession dédiée à la société québécoise est organisée chaque mois, elle vise l’évangélisation mais aussi la résolution des problèmes sociaux de la province (pauvreté, chômage, taux de suicide, etc.). L’Eglise Maison de Dieu quant à elle tente de former ses membres à l’évangélisation en tenant compte du fait que « nous sommes dans un quartier grec où dominent les asiatiques et nous n’avons ni grecs ni asiatiques dans notre église ! »147. Nos observations convergent avec celles de Kristine Krause (2011, p. 419-435) qui, dans son ethnographie d’églises

145 Entretien du 15 juillet 2009, Montréal. 146 Ibidem. 147 Entretien avec le pasteur Nathan du 8 mai 2011 à Montréal.

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ghanéennes établies à Hambourg en Allemagne, soutient que les projets d’évangélisation des églises pentecôtistes favorisent des moments d’ouverture et de solidarité ; l’anthropologue évoque ici la notion de « cosmopolitisme avec une mission morale » introduite par Van der Veer (2002, p. 165-179). Ces sociabilités et sensibilités cosmopolites sont toutefois limitées par les éventuelles pressions en faveur d’un exclusivisme chrétien, mais aussi par les possibilités locales et les conditions historiques et politiques d’ouverture à l’autre.

Le Québec « assoiffé de Dieu » ? Après une longue période d’hégémonie morale, sociale et

politique, le déclin de l’Eglise catholique au Québec s’est caractérisé par une perte de repères éthiques et une déstructuration relative des liens familiaux qui ont favorisé l’émergence de nouveaux groupes religieux et en particulier, le développement du Renouveau charismatique dans la province (Côté et Zylberberg, 1990, p. 81-94). Ainsi, déjà exposée aux caractéristiques des mouvements charismatiques, à leurs valeurs de mobilité et de volontarisme, ainsi qu’aux pratiques rituelles et expériences des dons de l’esprit réputés accessibles à tous, il est probable que la province ait constitué un terreau relativement fertile pour l’implantation d'églises évangéliques africaines. La métropole montréalaise en particulier, du fait des flux migratoires qui la traversent, se situe au cœur d’un champ global et transnational qui la rend particulièrement perméable à la diversité ethnique. Les missionnaires africains pour leur part considèrent les espaces religieux laissés vacants par le retrait de l’institution catholique comme un « champ en friche pour l’évangélisation » (apôtre Nkung, 25 mai 2011, Montréal).

En fait, les ministres rencontrés décrivent le Québec comme une société « accueillante en termes humains mais en termes spirituels, frustrée par l’église, ils considèrent ainsi qu’il y a de grands besoins au Québec, les gens ont soif de Dieu! ». Le prophète Thomas évoque son milieu de travail où 95 % de ses collègues sont québécois :

« Je blague avec eux, mais toujours avec les réserves de ma spiritualité. Maintenant ils savent que je suis prophète, ils viennent me voir dans mon bureau et l’appellent le confessionnal ! Ils viennent pour parler de leurs problèmes et recevoir une parole d’encouragement. Ils sont curieux aussi, ils me disent « si tu organises quelque chose, invite-moi ! » Ce sont des gens qui ont besoin du Seigneur (des diabétiques, des

« Un cosmopolitisme de charisme » 123

gens qui ont le cancer, taux de suicide), certains me demandent de prier pour eux » (prophète Thomas, 15 mai 2011, Montréal).

Pour les Africains issus des régions anciennement colonisées par la France, le Québec et, de façon générale, les espaces francophones apparaissent comme des terres d’installation privilégiées, comme le proclame l’apôtre de l’assemblée chrétienne Lever des Nations : « nous sommes une réponse pour la francophonie et nous sommes déterminés que Dieu régnera dans la francophonie » (apôtre Nkung, 25 mai 2011, Montréal). Si l’usage commun du français ouvre les portes de la province aux ministres congolais, elle en ferme également auprès de certaines populations immigrantes puisque dans l’Eglise Bonne Vision, des membres d’origine latino-américaine ont préféré rejoindre une église où ils pouvaient prier dans leur langue. Par ailleurs, comme tous les espaces d’influence française, le Québec est perçu comme une « terre de mission difficile » car son passé anticlérical amène la population, « hostile aux hommes de Dieu », à préférer adresser leurs dons de charité aux ONG non-confessionnelles plutôt qu’aux églises. Par conséquent, selon l’apôtre Nkung, « pour un effort équivalent, un missionnaire obtient des résultats dix fois meilleurs en pays anglophones [en termes de conversion] ».148 En ce sens, l’influence du modèle de centralisation étatique français sur la structure politique et institutionnelle de la société québécoise rend les conditions d’immigration et d’évangélisation difficiles pour les missionnaires. Par exemple, ses activités d’évangélisation ne permettaient pas à l’apôtre Nkung de faire vivre sa famille. Comme son permis de travail ne l’autorisait pas à occuper un autre emploi, sa femme s’est trouvée dans l’obligation de compléter elle-même le salaire de son mari, une situation pour le moins problématique dans une culture où le devoir de subvenir aux besoins du ménage incombe habituellement aux hommes. Invité à prêcher dans une église plus anciennement établie à Montréal, la performance de l’apôtre lui a permis de récolter suffisamment d’offrandes pour subsister quasiment un mois avec sa famille. Une fois son ministère établi, il a choisi de s’affilier à l’église de son collègue qui lui avait offert une tribune. La mobilité des fidèles pentecôtistes au service de leur mission d’évangélisation ne se fait donc pas sans obstacles, posant ainsi

148 Entretien du 25 mai 2011, Montréal.

124 Géraldine MOSSIERE

certaines limites aux possibilités de cosmopolitisme missionnaire. C'est donc surtout autour de la ritualité et de ses expériences que nous situons le cosmopolitisme des acteurs du pentecôtisme africain.

Ritualité et émotions : un « cosmopolitisme de charisme » ?

La présence d’obstacles de nature institutionnelle et relationnelle qui entravent l’organisation des activités de sociabilité et des pratiques missionnaires des églises africaines nous amène à nuancer l’hypothèse de cosmopolitisme de sociabilité proposée par Glick Schiller. Si les pratiques sociales favorisées par l’agenda missionnaire des ministres pentecôtistes constituent un contexte propice à l’échange avec l’autre, ce sont avant tout les performances rituelles des acteurs du pentecôtisme, pierre angulaire de leur ministère, qui suscitent des formes de cosmopolitisme d’ordre spécifiquement expérientiel, et intimement liées au charisme de leurs instigateurs. Les travaux de Krause confirment qu’au-delà des pratiques d’évangélisation et de la mission morale des Chrétiens pentecôtistes, c’est le partage d’émotions humaines communes telles que la peur, la joie ou l’espoir qui produit autant de moments d’ouverture et d’unité. Ainsi, les expériences émotionnelles collectives de type communitas favorisées par les formes actuelles de personnification des charismes constituent un vecteur de cosmopolitisme au sein des églises pentecôtistes contemporaines. À cet égard, mentionnons le parcours de Daniel : originaire du Maroc, il arrive au Québec à l’âge de 6 ans. Il reçoit alors une éducation juive traditionnelle et fréquente la synagogue avec ses parents mais sans grand intérêt, il trouve l’étude du judaïsme trop laborieuse. Il arrête finalement de pratiquer et épouse une Québécoise de confession catholique. Après leur séparation, Daniel commence à fréquenter une église chrétienne polonaise avec une voisine, une traductrice est alors mobilisée pour lui traduire les sermons. Bien qu’il apprécie particulièrement les séances collectives de prières dans cette église, il la quitte suite à un différend d’ordre matériel avec un membre. Il se rend alors dans une autre église chrétienne russe où œuvre la même traductrice avant de rejoindre une église de juifs messianiques. Déçu par l’interdiction que le pasteur oppose aux expériences de glossolalie ainsi que par sa désapprobation des pratiques de concubinage, Daniel décide de visiter l’Assemblée Chrétienne de la Voie Vivante après avoir noté ses heures d’office en passant devant les locaux de l’église. Il est surtout attiré par

« Un cosmopolitisme de charisme » 125

l’appellation « assemblée » qui l’autorise à espérer trouver un espace de sociabilité et de partage rituel avec d’autres chrétiens. Il décide finalement de rester dans cette église majoritairement africaine (Afrique sub-saharienne) après avoir connu ses premières expériences de parler en langue lors d’une retraite avec les hommes de la congrégation. En entretien, il souligne le rôle de l’expérience de Dieu et du sentiment de sa présence lors des cultes religieux : « On a des frissons, on transpire. Le dos, c’est surtout le dos, on sent l’eau qui coule ».149 L’exemple de Daniel souligne combien la force de l’expérience rituelle permet de dépasser le déterminisme des identités religieuses héritées ainsi que les tensions sociales que peuvent susciter les structures normatives des églises pentecôtistes. Il rejoint en cela le commentaire recueilli de façon récurrente auprès de plusieurs jeunes pentecôtistes qui aiment à rappeler que le rituel constitue avant tout une expérience qui amène à « se sentir édifié », c’est-à-dire renforcé dans sa relation intime autant avec le divin qu’avec l’ensemble des membres de la communauté. Cette forme de cosmopolitisme n’empêche évidemment pas le caractère hautement subjectif de ces expériences vécues dans l’espace rituel commun, comme en atteste l’interprétation que Thérèse leur attribue. Celle-ci est née à Montréal de parents costaricains arrivés au Québec deux ans avant sa naissance. C'est son fiancé, également d’origine costaricaine qui lui fait découvrir son église à un moment où Thérèse traverse une étape de vie difficile. En quête d’un endroit pour prier, elle visite alors de nombreuses églises chrétiennes de Montréal avant de choisir de rester à celle de son ami. Outre l’espace de sociabilité chaleureuse qu’elle y trouve, elle dit apprécier surtout le style cultuel très dansant, qu’elle qualifie de moins conservateur que les églises chrétiennes de type latino-américain, et particulièrement propice à l’émergence d’un sentiment de fraternité. Dans l’effervescence des cultes dominicaux, elle tente de prononcer les « lé lé » que les femmes de l’assemblée manifestent lorsque le pasteur les exhorte à adorer Dieu, elle utilise également les termes d’adresse « mama » et « papa » pour échanger avec les femmes et les hommes plus âgés. Pourtant, c'est surtout l’expérience rituelle catalysée par le culte dominical de l’église qui l’y a attirée, elle évoque notamment « le sentiment de la présence de Dieu qui enveloppe l’assemblée ». Thérèse témoigne de l’importance qu’ont revêtu pour elle les messages qu’elle a reçus d’autres membres lors des séances de

149 Entretien avec Daniel du 26 juin 2011à Montréal.

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glossolalie, et de la signification qu’elle leur a accordée, au regard des épreuves personnelles qu’elle traversait.

Conclusion

Les expériences rituelles et le partage d’émotions communes produites par la liturgie pentecôtiste charismatique représentent plus que des pratiques de sociabilités missionnaires : elles catalysent des moments de solidarité et d’ouverture à l’autre alors qu’est transcendé le caractère exclusif et normatif de l’identité chrétienne. De telles expériences collectives sont actuellement favorisées par la revitalisation des charismes bibliques tels qu’interprétés selon la réforme apostolique théorisée par C. P. Wagner, laquelle trouve un terrain d’expression particulièrement fécond auprès des acteurs du pentecôtisme africain en milieu migratoire. L’accent porté sur la dimension performative des charismes qui domine cette approche contemporaine du pentecôtisme légitime la mobilité transnationale, physique et symbolique de nouvelles figures d’autorité chrétiennes qui, désenclavées des structures ecclésiales établies, se définissent comme les protagonistes d’une philosophie d’expansion globale. Motivés par leur projet d’évangélisation, les porteurs de ces charismes circulent ainsi au sein de réseaux transnationaux qui gravitent autour de ministères ponctuels, dont l’implantation locale manifeste la reconnaissance symbolique que leur octroie leur public. Si la notion de cosmopolitisme réfère implicitement à l’existence d’universels moraux, elle peut donc également se décliner en des formes vernaculaires : dans le cas du pentecôtisme africain actuel, elle s’articule autour d’une théologie chrétienne et expérientielle. BIBLIOGRAPHIE APPIAH Kwame : Cosmopolitanism: Ethics in a World of Strangers,

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