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MARGUERITE YOURCENAR ENTRE , LITTERATURE SCIENCE Actes du colloque international de Nicosie (17-18 octobre 2003) Societe Internationale d'Etudes Yourcenariennes Clermont-Ferrand, 2007

Marguerite Yourcenar entre littérature et sciences, SIEY, Clermont-Ferrand, 2007

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MARGUERITE YOURCENAR ENTRE ,

LITTERATURE ΕΤ SCIENCE

Actes du colloque international de Nicosie

(17-18 octobre 2003)

Societe Internationale d'Etudes Yourcenariennes Clermont-Ferrand, 2007

Couverture: Léonard de Vinci, Œil (détail) (11 The layers of the scalp compared to an onion 11, c. 1490, RL 12603r (cat. n. 5), The Royal Collection, 2007, Her Majesty Queen Elizabeth II

Publications de la Société Internationale d'Études Yourcenariennes

Siège social : Université de CLERMONT-FERRAND II Correspondance: 7, rue Couchot F-72 200 LA FLÈCHE

I.S.B.N. : 2-9515693-7-8

Dépôt légal :juin 2007

MARGUERITE YOURCENAR ENTRE LITTÉRATURE ET SCIENCE

Actes du colloque international de Nicosie

(17-18 octobre 2003)

textes réunis par May CHEHAB et Rémy POIGNAULT

SIEY Clermont-Ferrand, 2007

Ce colloque a été organisé par l'Université de Chypre ­Département d'études françaises

et la Société Internationale d'Études Yourcenariennes.

Le présent volume a été réalisé avec l'aide de l'Université de Chypre

SOMMAIRE

Abréviations ..................................... .... .................................. .. .......... .. p. 7 May CHEHAB, Avant-propos ............................................................. p. 9 Gilles ROQUETTE, L'Œuvre au Noir: un patient labyrinthe

entre science et technologie ........................................................... p . 17 Agnès FAYET, La représentation de la maladie dans L'Œuvre

au Noir de Marguerite Yourcenar ............................................... p. 29 Loredana PRIMOZICH-PARSLOW, Le miroir et l'œil chez

Marguerite Yourcenar ou comment l'art se marie à la science p . 49 Claude BENOÎT, Astronomie versus astrologie : la lecture des

astres dans Mémoires d'Hadrien et L'Œuvre au Noir ................ p. 69 Bérengère DEPREZ et Brigitte VAN TIGGELEN, Leçon de

ténèbres avant les Lumières. Pensée scientifique et continuité intellectuelle dans L'Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar et Le rêve de D'Alembert de Denis Diderot ........ .... ... p. 85

Colette GAUDIN, Le jeu de la cause et du hasard ........................ p.105 André MAINDRON, Yourcenar, historienne de la médecine ? ...... p. 119 Rémy POIGNAULT, Marguerite Yourcenar et les spécialistes

de l'Antiquité .. ......... ....................................................................... p.135 May CHEHAB, Le chaînon manquant de l'écriture ....................... p.157 Maurice DELCROIX, « Obscurum per obscurius. Ignotum per

ignatius». Le savoir médical dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar ........................................................................................ p .1 7 5

Publications de la SIEY ...... ................................................................ p.191

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ABRÉVIATIONS

Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade : OR

Essais et Mémoires, ibid., 1991 : EM Alexis ou le Traité du vain combat : A Anna, soror .. . : AS Archives du Nord : AN Ariane et l'Aventurier: AA Une belle matinée : BM Blues et Gospels : BG Les Charités d 'Alcippe : CA Comme l'eau qui coule : CEC Conte bleu : CB Le Coup de grâce: CG La Couronne et la Lyre : CL Denier du rêve : DR Le Dialogue dans le marécage : DM Les Dieux ne sont pas morts : DPM Discours de réception à l'Académie française: DAF Discours de réception à l'Académie royale belge de Langue et de

Littérature françaises : DAR Électre ou la Chute des masques : E Entretiens radiophoniques de P. de Rosbo avec Marguerite Yourcenar :

ER Feux: F Fleuve profond, sombre rivière : FP D'Hadrien à Zénon : HZ Un homme obscur: HO Le Jardin des Chimères: JC Le Labyrinthe du monde : LM Lettres à ses amis et quelques autres : L Maléfice: M Mémoires d'Hadrien: MH

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Abréviations

Mishima ou la Vision du vide : MVV La Mort conduit l'attelage : MCA Le Mystère d'Alceste : MA La Nouvelle Eurydice : NE Nouvelles orientales : NO L'Œuvre au Noir : ON En pèlerin et en étranger : PE La Petite Sirène: PS Pindare: P Portrait d'une voix : PV Le Premier Soir : PS Présentation cri tique de Constantin Cavafy : PCC Présentation critique d'Hortense Flexner : PCF Qui n'a pas son Minotaure ? : QM Quoi? L'Éternité : QE Rendre à César : RC Les Songes et les Sorts : SS Sources II : S II Sous bénéfice d'inventaire: SEI Souvenirs pieux : SP Le Temps, ce grand sculpteur: TGS Théâtre I : Th I Théâtre I: Th II Le Tour de la prison : TP La Voix des choses : VC Les Yeux ouverts : YO

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AVANT-PROPOS

science [ ... ], recherche désintéressée du vrai

Marguerite Yourcenar, Discours de Réception

science [ ... ], obtuse assertion d'un dogme Marguerite Yourcenar, Discours de Réception

Du savant comme du poète, c'est la pensée désintéressée que l'on entend honorer. Car l'interrogation est la même qu'ils tiennent sur le même abîme, et seuls, leurs modes d'investigation different.

Saint-John Perse, Discours de Stockholm

L'art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l'intelligence, doivent donc tendre à s'unir étroitement, si ce n'est à se confondre. Leconte de Lisle, Poèmes antiques, Préface

Lectrice d'Empédocle, Marguerite Yourcenar n'était pas sans savoir que la science et la littérature n'avaient pas toujours été séparées. Elle n'ignorait pas non plus combien leur opposition ultérieure devait à une construction historique et institutionnelle. Mais prise comme elle l'était dans les << coordonnées de l'ère chrétienne et de l'Europe du xx• siècle'' (SP, p. 707), ère spirituelle et scientifique à la fois, Yourcenar ne peut recevoir cet héritage savant proprement européen issu des physiologues grecs, des travaux de Léonard de Vinci, des penseurs de la Renaissance et des savants des Lumières que de mamere d'abord << séparée » . Ce faisant, tout en émettant des réserves épistémologiques et des réticences philosophiques

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May Chelwb

quant à la validité de la science dans la quête du vrai, elle adhère fermement à l'idée que la science moderne doit être fondée, comme nous le rappelle Gilles Roquette dans« L'Œuvre au Noir: un patient labyrinthe entre science et technologie», sur le paradigme ternaire suivant: observation, expérience, vérification, avant de pouvoir aboutir à «la prédiction catégorique du calculateur d'éclipses» (ON, p. 657), à la clé de voûte de l'édifice scientifique qu'est la prévision. Dans un parcours non moins patient, Gilles Roquette montre comment les deux polarités que sont la science et la technologie «vont irriguer L'Œuvre au Noir , propulsant le lecteur bien au-delà de l'invite hermétique proposée par le titre de l'ouvrage».

Sur quelle abscisse et quelle ordonnée Yourcenar a urait-elle situé l'interaction entre la littérature et la science dans sa «recherche désintéressée du vrai» (Discours de réception à l'Académie) ?

C'est la question à laquelle nous avons tenté de répondre pendant les travaux du colloque «Marguerite Yourcenar entre littérature et science» qui s'est tenu, à l'occasion du centenaire de sa naissance, vendredi 17 et samedi 18 octobre 2003 à Nicosie et qui a été organisé, en collaboration avec la Société Internationale d'Études Yourcenariennes, par le Département d'Études françaises de l'Université de Chypre.

Sachant combien le discours scientifique ne se construit pas plus isolément des cadres de la rhétorique et de la poétique 1

que les t extes littéraires ne s'écrivent absolument à l'écart des préoccupations de la science2, nous avons essayé d'éviter de reproduire la stérile opposition positiviste entre la science et la littérature, pour nous interroger sur leur symbiose fondamentale . Comme l'a souligné Rémy Poignault, «il ne faudrait pas se focaliser sur l'un des termes du binôme : en fait, Marguerite Yourcenar essaie d'allier la science et la littérature ». Cet inceste que Leconte de Lisle appelait de ses

1 Voir à ce propos Fer nand HALLYN, Les st ruct ures rhétoriques de la science de Kepler à Maxwell, Paris, Seuil, 2004.

2 Voir , parmi d'autres, Daniel MINARY (di r.), Savoi rs et littérature, Annales li ttéraires de l'Université de Franche-Comté, Série Littérature et histoire des pays de la ngues européennes 49, Stuttgart, Verlag Gerd Hatje, 1997.

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Avant-propos

vœux dans sa préface aux Poèmes antiques est déjà consommé depuis les lectures de jeunesse de Marguerite : entre 1922 et 1926, elle tempère la voracité de ses lectures de «l'histoire contemporaine et des théoriciens du socialisme et de l'anarchie, puis des philosophes et des poètes de l'Allemagne et de l'Angleterre du XIX" siècle [ ... ], des traductions de textes de l'Inde et de l'Extrême-Orient» par les « mathématiques [ .. . ] forme constante de discipline» (OR, Chronologie, p. XVI) . Boulimie dont sa bibliothèque porte la marque, avec les nombreux ouvrages sur la science ou l'épistémologie : Karl Popper, Pierre Boutroux, Stanislas Meunier, Henri Poincaré ... ; son œuvre enfin , dont il ne faut pas exclure les entretiens et la correspondance, en tant que produit (au sens où la ch air peut -au grand émerveillement de Zénon - produire l'esprit, ON, p. 653) d'une créativité scripturale qui se refuse à la compartimentation des savoirs et s'ouvre à la pollinisation de la science, a sollicité de la part de ses critiques une égale ouverture d'esprit pour y reconnaître une littérarité et des paradigmes dépassant le champ « traditionnel» du littéraire.

Cette approche a d'abord permis de constater que le paradigme médical cher à Yourcenar est structuré, en tant que système particulier de préhension du monde de la maladie, de ma nière conforme à l'armature de la Science dont il procède. Les stades de l'ob servation, de l'expérience et de la vérification trouvent en effet leur application dans ceux mis en évidence par Agnès Fayet dans sa contribution intitulée «La représentation de la maladie dans L'Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar», à partir des trois stades définis par Roland Barthes dans Sémiologie et médecine: le symptôme, subjectif, se double de «l'information visuelle donnée au médecin» ; la formalisation qui «transforme le symptôme en signe » (Foucault) ; enfin, le stade opératoire du traitement qui « sort du domaine du discours pour entrer dans celui de l'action» et qui permet de vérifier le bien-fondé de l'hypothèse énoncée. Parallélismé ternaire auquel on pourrait ajouter le couple prévision/pronostic, clé de voûte du paradigme scientifique de la modernité.

Ainsi l'assise première du paradigme scientifique est-elle bien l'observation, opérée avec les yeux du corps comme ceux de

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May Chehab

l'esprit. Comment s'étonner alors de la place capitale qu'occupe la métaphore visuelle dans l'œuvre yourcenarienne, examinée de près par Loredana Primozich-Parslow dans << Le miroir et l'œil chez Marguerite Yourcenar ou comment l'art se marie à la science >>. Voir- ou ne pas voir-, être vu, regarder le monde ou la mort les yeux ouverts ou à travers le miroir florentin, bien plus déformant que celui de Stendhal, ces variations sur le thème de l'œil montrent à quel point l'observation yourcenarienne ambitionne de créer une teichoscopie du réel.

Dans toute manière de voir se projetterait-il toujours une manière d'être ? Quoique les astres ne semblent pas assez proches de nous pour que l'astronomie pâtisse du défaut qui frappe la médecine (<<science trop proche de nous pour n'être pas incertaine >> , MH, p. 313), ils restent faits de la même matière que l'humain et exposent de ce fait leur étude au soupçon. Comme nous en instruit Claude Benoît dans << Astronomie versus astrologie : la lecture des astres dans Mémoires d'Hadrien et L'Œuvre au Noir>>, Yourcenar hésite entre l'astrologie qui << dérive de l' 'inculture' >> et l'astronomie qui << fait partie de la 'culture' >> . Toutefois, suggère adroitement Claude Benoît, l'observation stellaire demeurant le terrain le plus propice à l'induction qui fait remonter des faits particuliers à la loi générale, Zénon se rapproche <<progressivement de la science pure et des réflexions des astronomes >> pour << mieux comprendre ce qu'il cherchait avidement : les lois qui régissent l'univers>>. Rejoignant son étymologie, puisque 'voir' se disait 9~::ropm, l'observation se sublime en théorie.

Complétant les sciences dites d'observation, les sciences expérimentales naissent avec Robert Boyle au XVII" siècle, soit après celui de Zénon. Même si, pour éviter l'anachronisme scientifique trop criant d'un empirisme avant l'heure, Yourcenar prend soin de minimiser la fougue expérimentale chez Zénon, Bérengère Deprez et Brigitte Van Tiggelen dans << Leçon de ténèbres avant les Lumières, pensée scientifique et continuité intellectuelle dans L'Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar et Le Rêve de d 'Alembert de Denis Diderot >> se proposent de montrer comment les acquis scientifiques et épistémologiques du xvm• siècle dont Yourcenar a appris la leçon ont contaminé le protagoniste de L'Œuvre au Noir : << force est au lecteur de

Avant-propos

constater que Zénon dilate l'esprit de son temps au point de le dépasser largement». Comme Diderot dans Le Rêve de d'Alembert, Zénon refuse le finalisme tout en rêvant aux «sourdes cogitations des pierres» (ON, p . 728) à la manière des vitalistes des Lumières - à moins que ce ne soient aussi ceux du tournant du xxe siècle?

Ceux-ci ou ceux-là, peu importe. La résistance yourcenarienne à un empirisme et un matérialisme secs et sans nuances constitue ni plus ni moins, et dans la ligne des spiritualistes de son temps, une attaque contre le scientisme triomphant d'un positivisme excessif, qui prétendait résoudre les problèmes philosophiques et sociaux par le seul recours à la Science. Comment dans ces conditions concilier le refus de la cause efficiente avec la tradition d'un romancier démiurge? Colette Gaudin répond à cette difficile question en soupesant « Le jeu de la cause et du hasard)) dans la machine narrative yourcenarienne qui, « pour éviter un début du type 'La marquise sortit à cinq heures' [ .. . ], cherche la caution des destins accomplis )) ou établit un lien romanesque « moins causal qu'accidentel)). La science, en dépit de toutes ses dérives - puisqu'elle peut être aussi «l'obtuse assertion d'un dogme)) (Discours de réception à l'Académie) -, n'en fournit pas moins à Marguerite Yourcenar, ainsi que Colette Gaudin le souligne,« un modèle et une véritable morale intellectuelle)).

Or c'est au temps de Zénon que les principes de la science sont confrontés à la morale, notamment par Rabelais, lui aussi partagé entre le service de l'âme et celui du corps (il était, souvenons-nous-en, prêtre séculier et médecin de l'Hôtel-Dieu de Lyon). Si la « science sans conscience n'est que ruine de l'âme )) (Pantagruel VIII), alors elle implique une «posture», pour reprendre un terme avancé par Gilles Roquette ; plus encore, une véritable libido sciendi, selon André Maindron qui répond pour nous à la question posée par son étude «Yourcenar, historienne de la médecine ? )) en relativisant et interprétant son choix de la médecine comme métier pour Zénon, de qui «elle n'a fait un médecin que dans la mesure, substantielle mais jamais essentielle, où cela lui permettait [ ... ] de faire jouer plus efficacement [ ... ] ce qu'elle appelle de manière ambiguë 'l'entendement du corps', 'l'âme charnelle' et 'l'âme

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May Chehab

raisonnable' -autrement dit, très classique et peut-être artificielle, 'la trilogie : l'esprit, le corps et l'âme' - ,, tant la convoitise suprême de la science n'est pas seulement une <)l'UcrtK~, mais aussi !lê"ra<)>u<nKi] , pour être une << recherche désintéressée du vrai , (Discours de réception à l'Académie française).

Mais qu'est-ce donc que le vrai? C'est d'abord certainement le respect de la science austère

dont Marguerite Yourcenar fait montre, dans la science philologique par exemple, comme Rémy Poignault l'expose dans son étude experte sur<< Marguerite Yourcenar et les spécialistes de l'Antiquité, par laquelle il nous livre une mise au point à la fois érudite et remarquablement claire sur les relations de Yourcenar avec les philologues et archéologues. Les nuances entre le 'vrai' et le 'vraisemblable' que Yourcenar explicite scrupuleusement dans l'établissement de sa documentation scientifique sont non moins méticuleusement soupesées : s'il arrive que l'on puisse ici << signaler une légère erreur,,, là montrer que Yourcenar demande« des licences que l'on pourrait qualifier de poétiques , ou qu'elle semble ignorer un << débat qui anime la communauté scientifique depuis la fin du XIX" siècle,, Rémy Poignault conclut que l'on <<ne saurait guère, sans excès de cuistrerie y reprocher des manques ou confusions , ; mais aussi, et fondamentalement, que dans son alliance de la science et de la littérature, Yourcenar «s'appuie sur l'approche scientifique du vrai pour en faire du beau et surtout du vivant"·

Le vrai correspond aussi, dans le paradigme scientifique susmentionné, au stade consécutif à l'observation et à l'expérience : c'est celui de la certification ou vérification, avant le stade ultime de la prévision. Ce qui fait la valeur d'une hypothèse, c'est en effet la possibilité de sa vérification. Confirmée, elle attendra de devenir loi ; infirmée par l'expérience, elle demeurera dans son statut premier d'hypothèse. De manière plus générale, une proposition que l'on peut démontrer ou réfuter est réputée «décidable"· Entre <<la prémonition et la conjecture, (ON, p. 657) s'étend tout le vaste terrain - ou la terre gaste - de la science.

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Avant-propos

S'y étend aussi la « complexité infinie des causes et des phénomènes» (Gaudin) dont ne peut plus rendre compte la causalité unidimensionnelle, mais bien la probabilité. Seule une «mathématisation du hasard» pourrait en effet expliquer la biogénèse comme résultante de multiples chaînes causales : comme le montre May Chehab dans « Le chaînon manquant de l'écriture», la philologie et la biologie se relayent pour nourrir une généalogie aporétique : le « qui suis-je ? » yourcenarien décline une construction paradigmatique générale (Monod : 'la vie est apparue sur la terre : quel était avant l'événement la probabilité qu'il en fût ainsi?') sur le mode du particulier : Marguerite est apparue sur la terre : quel était avant l'événement la probabilité qu'il en fût ainsi? Ou encore, selon l'épigraphe de Souvenirs pieux : Quel pouvait être votre visage avant que votre père et votre mère se fussent rencontrés ? (SP, p. 705). Mais toute la recherche généalogique est vaine et infirme le déterminisme, ainsi que Karl Popper le défendra dans son Univers irrésolu - Plaidoyer pour l'indéterminisme (Petite Plaisance 5151).

On le voit, rien n'est donc très simple dans le monde théoriquement clair de la science. De cela, il est apparu que Marguerite Yourcenar avait parfaitement conscience, au point de placer en exergue à la deuxième partie de L'Œuvre au Noir (ON, p. 672) une devise (alchimique, mais non uniquement, comme le note judicieusement Maurice Delcroix) concernant la voie royale vers la clarté finale. À partir de cette épigraphe Maurice Delcroix dans « 'Obscurum per obscurius, Ignotum per ignatius', le savoir médical dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar», s'attache à nous guider dans le paysage sombre de la littérarisation du cancer et de son cortège de morts et de mourants, pour conclure sur l'aporie vitale - ou mortelle, c'est selon : «Est-il exclu que, dans L'Œuvre au Noir, toute science mise à part, l'obscur soit la mort, la mort ou Dieu, quelque nom qu'on lui donne ou qu'on lui refuse ? et la voie3 pour l'atteindre, plus obscure encore, la maladie et la mort de l'autre, où le médecin se compromet». Car pour Yourcenar, une fois de plus, c'est le voyage, plus que sa destination, l'écriture plus que son

3 Nous sou lignons.

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May Chehab

objet, qui est la quête même du rêve babélien de la connaissance parfaite. Ne traduit-elle pas la devise latine : « Aller-4 vers l'obscur et l'inconnu par ce qui est plus obscur et inconnu encore » ? Mais c'est à ce prix, en refaisant le parcours catabatique vers les Enfers, que le mystère humain peut éventuellement être compris, comme son contemporain Saint­John Perse allait le déclarer de sa poésie : « L'obscurité qu'on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d'éclairer, mais à la nuit même qu'elle explore, et qu'elle se doit d'explorer: celle de l'âme elle-même et du mystère où baigne l'être humain» (Discours de Stockholm).

* * * Comment situer l'interaction yourcenarienne entre la

littérature et la science ? Cette dernière est-elle finalement davantage morale intellectuelle et « recherche désintéressée du vrai» ou bien « obtuse assertion d'un dogme », libido sciendi mise au service de «ce qu'[ elle] cherchait avidement : les lois qui régissent l'univers»? Yourcenar convoque-t-elle le déterminisme pour mieux le soumettre, la certitude pour mieux la démettre ? La clarté pour l'éclipser ? Si à l'issue du colloque qui nous a réunis, ces questions ne peuvent être - mais le devaient-elles vraiment? - ni complètement démontrées ni entièrement réfutées, c'est bien parce que les positions et contre-positions de Marguerite Yourcenar se refusent aux arrêts définitifs et cultivent le jardin des délices indécidables puisque, scientifiquement, littérairement ou philosophiquement, « après tout les choses n'importent pas» (SP, p . 710) . Mais en toute conscience et science, elle aura fait de son mieux.

Le présent volume a été réalisé avec le concours de l'Université de Chypre.

4 Nous soulignons.

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