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1 M. DULAEY, « L’interprétation du Psaume 21 (22 TM) chez saint Augustin », dans G. DORIVAL, David, Jésus et la reine Esther. Recherches sur le Psaume 21 (22 TM), Paris-Louvain 2002, p. 315-340 L’interprétation du Ps 21 chez saint Augustin « Le Psaume 21 […] contient toute la Passion du Christ, qui déjà alors y prophétise sa gloire », écrit Tertullien au début du III e siècle 1 . Cyprien, dans les Testimonia ad Quirinum, y recourt doublement, le citant d’une part pour montrer « que le Christ, à son premier avènement, devait venir dans l’humilité », « que les Juifs allaient le clouer à la croix » (Ps 21, 7-9 et 16-23), et d’autre part pour affirmer « qu’il est le roi qui doit régner pour l’éternité » (Ps 21, 28-29) 2 . C’est dans ces deux directions indiquées par la tradition latine qu’Augustin utilise généralement le Psaume, dont il considère qu’il est le type même du Psaume messianique 3 . Les versets le plus cités sont les v. 2 4 , les v. 17-19, dont il dit que ce sont les plus clairs et donnent le sens des autres 5 . Des versets 28-29 (« Tous les confins de la terre se souviendront et se tourneront vers le Seigneur… »), qui affirment de façon non équivoque l’extension du salut au monde entier, il n’y a pas moins de 50 citations, dont les 4/5 e appartiennent à l’époque où Augustin lutte contre les donatistes. L’importance du Psaume 21 explique que nous en possédions trois commentaires continus de la part d’Augustin, les deux Enarrationes in Psalmos et l’Epître 140 à Honoratus 6 . C’est avant tout ces trois textes que nous examinerons, 1 TERT. C. Marc. 3, 19, 5 (SC 399, p. 166, 26). 2 CYPR. Quir. 2, 13 ; 2, 20 ; 2, 29 (CC 3, p. 45-46 ; 57-58 ; 68). 3 Ser. Dolbeau 22, 1. Sur le Ps 21 chez les Pères, voir H. MEES, « Ps 22 (21) und Is 53 in frühchristlicher Sicht », Augustinianum 22, 1982, p. 313-335 ; J. C. BASSET, « Le Psaume 22 (LXX 21) et la croix chez les Pères », RHPhR 54, 1974, p. 383-389. 4 Il est généralement impossible de distinguer si Augustin cite directement le Ps 21, 2 ou sa reprise dans Mt 27, 46, car il n’est guère attentif aux variantes de détail et use indifféremment de diverses leçons attestées dans les Vieilles Latines. 5 AVG. Ciu. 17, 17. Augustin les cite treize fois pour expliquer une particularité du style prophétique, qui est d’utiliser le passé pour le futur (« ils ont percé mes mains et mes pieds », dit le psalmiste) : AVG. Ser. dom. 1, 21, 72 ; In Ps. 103, 1, 2, 7 ; 125, 10 ; 43, 8 ; 84, 3 ; 113, 1, 4 ; Ser. 27, 5 ; In Ioh. 86, 1 ; 105, 4 : Quaest. Hept. 4, 16, 3 ; Ep. 199, 50 ; C. Maxim. 2, 16, 3 ; Op. imp. c. Iul. 6, 30. Il y a là sans doute l’écho d’un enseignement traditionnel : cf. ORIG. In Ps. (PG 12, 1104 C) ; AMBR. Fid. 1, 15, 97 (CSEL 78, p. 82) ; HIER. In Eph. 1 (2, 6), PL 26, 468. 6 Éditions des deux Enarrationes dans CCL 38, et de l’Epistula 140 dans CSEL 44. Nous avons ainsi trois versions

L'interprétation du PS 21 par Augustin

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1

M. DULAEY, « L’interprétation du Psaume 21 (22 TM) chez saint Augustin »,

dans G. DORIVAL, David, Jésus et la reine Esther. Recherches sur le Psaume 21

(22 TM), Paris-Louvain 2002, p. 315-340

L’interprétation du Ps 21 chez saint Augustin

« Le Psaume 21 […] contient toute la Passion du Christ, qui déjà alors y

prophétise sa gloire », écrit Tertullien au début du IIIe siècle

1. Cyprien, dans les

Testimonia ad Quirinum, y recourt doublement, le citant d’une part pour montrer

« que le Christ, à son premier avènement, devait venir dans l’humilité », « que les

Juifs allaient le clouer à la croix » (Ps 21, 7-9 et 16-23), et d’autre part pour

affirmer « qu’il est le roi qui doit régner pour l’éternité » (Ps 21, 28-29)2. C’est

dans ces deux directions indiquées par la tradition latine qu’Augustin utilise

généralement le Psaume, dont il considère qu’il est le type même du Psaume

messianique3. Les versets le plus cités sont les v. 2

4, les v. 17-19, dont il dit que ce

sont les plus clairs et donnent le sens des autres5. Des versets 28-29 (« Tous les

confins de la terre se souviendront et se tourneront vers le Seigneur… »), qui

affirment de façon non équivoque l’extension du salut au monde entier, il n’y a pas

moins de 50 citations, dont les 4/5e appartiennent à l’époque où Augustin lutte

contre les donatistes.

L’importance du Psaume 21 explique que nous en possédions trois

commentaires continus de la part d’Augustin, les deux Enarrationes in Psalmos et

l’Epître 140 à Honoratus6. C’est avant tout ces trois textes que nous examinerons,

1 TERT. C. Marc. 3, 19, 5 (SC 399, p. 166, 26).

2 CYPR. Quir. 2, 13 ; 2, 20 ; 2, 29 (CC 3, p. 45-46 ; 57-58 ; 68).

3 Ser. Dolbeau 22, 1. Sur le Ps 21 chez les Pères, voir H. MEES, « Ps 22 (21) und Is 53 in frühchristlicher Sicht »,

Augustinianum 22, 1982, p. 313-335 ; J. C. BASSET, « Le Psaume 22 (LXX 21) et la croix chez les Pères », RHPhR

54, 1974, p. 383-389. 4 Il est généralement impossible de distinguer si Augustin cite directement le Ps 21, 2 ou sa reprise dans Mt 27, 46,

car il n’est guère attentif aux variantes de détail et use indifféremment de diverses leçons attestées dans les Vieilles

Latines. 5 AVG. Ciu. 17, 17. Augustin les cite treize fois pour expliquer une particularité du style prophétique, qui est

d’utiliser le passé pour le futur (« ils ont percé mes mains et mes pieds », dit le psalmiste) : AVG. Ser. dom. 1, 21,

72 ; In Ps. 103, 1, 2, 7 ; 125, 10 ; 43, 8 ; 84, 3 ; 113, 1, 4 ; Ser. 27, 5 ; In Ioh. 86, 1 ; 105, 4 : Quaest. Hept. 4, 16, 3 ;

Ep. 199, 50 ; C. Maxim. 2, 16, 3 ; Op. imp. c. Iul. 6, 30. Il y a là sans doute l’écho d’un enseignement traditionnel :

cf. ORIG. In Ps. (PG 12, 1104 C) ; AMBR. Fid. 1, 15, 97 (CSEL 78, p. 82) ; HIER. In Eph. 1 (2, 6), PL 26, 468. 6 Éditions des deux Enarrationes dans CCL 38, et de l’Epistula 140 dans CSEL 44. Nous avons ainsi trois versions

2

sans nous interdire toutefois de jeter le regard sur d’autres passages de l’œuvre où

tel ou tel verset du Psaume a été commenté. La continuité de l’exégèse

augustinienne est telle que cela n’offrirait guère de sens d’étudier successivement

les trois commentaires. Mieux vaut, après une présentation de la spécificité de

chacun, aborder les thèmes sur lesquels Augustin revient avec prédilection quand il

explique le Psaume.

I. Les trois commentaires

1. Trois époques, trois genres

Les trois commentaires augustiniens du Ps 21 appartiennent à trois périodes

différentes et à trois genres littéraires distincts. Le premier, l’Enarratioin Psalmum

21, 1, remonte aux derniers temps du sacerdoce, probablement à l’année 395 ;

Augustin n’est déjà plus un exégète débutant, mais celui qui va bientôt consigner

ses réflexions sur l’herméneutique biblique dans le De doctrina christiana.

L’Enarratio 21, 1 est une explication suivie du Psaume, qui fait un sort à tous les

versets, à une exception près : le tirage au sort des vêtements (v. 19), cité sans plus.

Le texte est rédigé à une époque où Augustin songe sans doute à s’engager dans un

commentaire intégral du Psautier, une entreprise à laquelle l’accession à

l’épiscopat va l’obliger à renoncer pour longtemps.

Le second appartient à la pleine période de la lutte contre les donatistes, ces

schismatiques qui s’estimaient seuls détenteurs de la pureté de la tradition

ecclésiale depuis la persécution de Dioclétien. L’Enarratio 21, 2 est une homélie

prêchée pendant la Semaine sainte, très probablement en 407, le mercredi saint.

« Il y a là une grande foule, et des gens qui ne viennent pas d’habitude sont

venus », dit Augustin, et il use de toutes les ressources de la rhétorique pour capter

l’attention d’auditeurs inhabituels : images concrètes tirées de la vie quotidienne,

répétitions insistantes, apostrophes à l’auditoire, ou encore dialogues fictifs avec

des contradicteurs donatistes qui prétendent être la seule véritable Église. Augustin

tient son public en haleine et accumule dans une tension croissante des arguments

qui acculent l’adversaire à confesser que c’est pour l’Église catholique répandue

dans l’univers, et non pour les seuls donatistes, que le Christ est mort. En ces

années qui suivent l’édit d’union de 405, en effet, la polémique est vive et il est

visible que l’évêque profite de ce qu’il a sous les yeux un public qu’il ne touche

presque intégrales du texte latin du Psaume, ce qui nous permet de constater que, tout en ayant toujours le même texte

de base, Augustin utilise avec la plus grande liberté les variantes qu’il trouve dans d’autres vieilles traductions

latines. L’Epître 140, qui est le commentaire le plus tardif, suit tantôt les leçons du premier commentaire, tantôt celles

du second.

3

pas d’ordinaire pour frapper un grand coup contre les schismatiques. Quand on

compare les deux Enarrationes sur le Psaume 21, on constate que ce qu’il y a de

nouveau dans la seconde est essentiellement dirigé contre le « parti de Donat »,

comme par exemple l’interprétation symbolique du partage des vêtements (§ 19).

En revanche, les derniers versets (v. 30-32) ne sont pas expliqués, le prédicateur

s’avisant brusquement qu’il a déjà été bien long7 ; il termine en citant les v. 28-29,

qui probablement avaient fourni le répons de la liturgie du jour, et déclare qu’ils

fournissent la meilleure réplique à toutes les objections des donatistes.

Le troisième commentaire date de 412, l’année où Augustin, va se lancer dans la

bataille contre les partisans de Pélage, qui tendaient à exalter excessivement le

libre-arbitre et la volonté de l’homme au détriment de la grâce divine. Cette fois, il

s’agit d’une lettre, adressée à un certain Honoratus, qui risque fort d’être ce vieil

ami qu’Augustin avait jadis entraîné dans le manichéisme, qui avait fini par en

sortir, mais n’était encore que catéchumène. Il avait interrogé Augustin sur la

signification de cinq passages de la Bible. D’une réponse à des questions

exégétiques éparses, Augustin a fait un petit traité : un livre plutôt qu’une lettre

(§ 85), qu’il enregistre sous le titre De la grâce du Nouveau Testament dans ses

Rétractations (2, 36, 63). Comme l’a bien montré I. Bochet, ce n’est pas seulement

parce que la question le préoccupait alors à cause des pélagiens qu’il traite ce

thème, mais parce que cette réflexion sur les rapports des deux Testaments

(fondamentale aussi dans le traité Contre Fauste le manichéen) lui semblait de

nature à éclairer son ami8. C’est au cœur d’un enseignement théologique construit

qu’apparaît ici le Ps 21, dont la lecture est mise au service d’une démonstration.

Les trois commentaires s’accordent pour voir essentiellement deux éléments

dans le Psaume : une annonce de la Passion du Fils de Dieu (v. 1-22) et une

prophétie de la Résurrection et de l’Église (v. 23-32). Ils s’entendent également sur

les principes fondamentaux, hérités de la tradition, qui sous-tendent toute

l’exégèse : il faut distinguer dans la prophétie ce qui vise l’humanité du Fils et ce

qui vise sa divinité9, les paroles concernant le Christ, Tête du Corps mystique et le

Corps, c’est-à-dire l’Église10

.

7 L’en-tête du Psaume n’est pas non plus commenté.

8 I. BOCHET, « Une nouvelle lecture de la Lettre 140 d’Augustin à Honoratus », REAug 45, 2, 1999. Aux réflexions

de l’auteur sur la pertinence des questions exégétiques abordées si le correspondant est bien un ancien manichéen, on

peut ajouter qu’Eph 3, 18 pouvait lui rappeler la “croix de lumière” de la secte, car la tradition ancienne (et Augustin

lui-même dans l’Épître) voit dans ce texte les dimensions cosmiques de la croix. 9 On peut résumer ce principe par la formule d’In Ps. 85, 1 : « Quand, tout particulièrement dans les prophéties, on

dit du Seigneur Jésus Christ quelque chose qui semble exprimer un abaissement indigne de Dieu, n’hésitons pas à

l’attribuer à celui qui n’a pas hésité à s’unir à nous ». Cf. AMBR. Fid. 2, 77-78 ; de pareilles règles de base sont

connues et utilisées d’Augustin dès les premières Enarrationes : cf. In Ps. 7, 20. 10

Sur ces principes de l’exégèse augustinienne, voir M. FIEDROWICZ, Psalmus uox totius Christi, Fribourg-en-

Brisgau 1997, et notamment les p. 315-317 sur le Ps 21.

4

2. Analyse des trois commentaires

In Ps. 21, 1.

L’explication de l’en-tête du Psaume (titulus) fournit l’orientation générale du

commentaire et indique les axes majeurs du texte. Elle définit le Psaume comme

une prière du temps de la Passion implorant la Résurrection (§ 1). Selon les

principes de l’exégèse prosopologique, Augustin commence par s’interroger sur

l’identité du locuteur : le psalmiste, nous dit-il, parle au nom du Christ, car en Mt

27, 46 les premiers mots du Psaume sont mis dans la bouche de Jésus sur la croix ;

mais il s’exprime tantôt en son nom propre, tantôt au nom de l’humanité. La

structure de l’Enarratio est déchiffrée au moyen de cette clé de lecture : les v. 2-6

du Psaume sont les paroles du “vieil homme”, d’Adam, c’est-à-dire de l’humanité

assumée par le Fils de Dieu (§ 2). En revanche, à partir du verset 7, Jésus

s’exprime en son nom propre. A partir du v. 23, il apparaît qu’il parle à la fois en

son nom propre et au nom des chrétiens, c’est-à-dire d’Adam renouvelé par la

Passion, dont parlent les v. 7-22.

La première et la troisième partie du commentaire se répondent de manière

évidente et voulue ; elles abordent toutes deux la question de l’exaucement de la

prière. Il s’agit de résoudre l’apparente contradiction du Psaume, au début duquel

il est dit : « Je crierai vers toi, et tu ne m’exauceras pas » (v. 3), tandis qu’on lit à la

fin : « Il n’a pas méprisé ni dédaigné la prière du pauvre » (v. 25). Le Psaume lui-

même fournit les éléments d’une réponse : l’exaucement de la prière est fonction

des dispositions intérieures de l’homme qui la formule. Dieu, qui est saint,

n’exauce pas « les impures paroles des fautes » (§ 2 ; 4), c’est-à-dire l’expression

des désirs d’un homme incapable de s’élever au-dessus des biens temporels et des

vanités de cette vie pour tendre vers les biens éternels (§ 3 ; 25).

Qui donc est exaucé ? Le Psaume ouvre la voie : « Nos pères, eux, ont été

exaucés », se plaint le “vieil homme” ; nos pères, c’est-à-dire l’Israël des justes. Au

vieil Adam, qui évite le regard de Dieu, cherche sa propre gloire et n’espère qu’en

lui-même (§ 4-6), est opposé l’homme renouvelé par le Christ, tendu vers la vision

de Dieu (§ 25), qui loue le Seigneur, sa seule gloire (§ 24 ; 26). Cet homme,

humble et pauvre à l’imitation du Christ (§ 23 ; 27 ; cf. § 7), est nourri et comblé

par « le corps d’humilité du Seigneur », c’est-à-dire l’Eucharistie. Tel est le

véritable Israël, la descendance de Jacob dont parle le Psaume (§ 4 ; 24-25). En

suscitant dans le monde entier la génération de la Nouvelle Alliance (§ 32), Dieu a

pleinement exaucé la prière de son Fils, Dieu incarné et souffrant, dont l’humilité

s’offre en exemple à l’humana superbia (§ 7 ; 27 ; 30). A l’humiliation extrême de

la Passion répond l’exaucement de la Résurrection, et c’est la leçon que le Christ

laisse à son Église.

5

Encadrée par ces deux volets qui se répondent (§ 2-6 ; 23-26), la partie médiane

est centrée sur la Passion, qui manifeste le mystère de l’humilité de Dieu : rejet de

Jésus par son peuple (§ 8-11), souffrances (§ 12-19) et supplication du Christ (§

20-22). Augustin établit une correspondance précise entre les images du Psaume et

le récit de la mort de Jésus.

2. In Ps. 21, 2.

L’introduction de l’homélie présente, comme il se doit, les thèmes qui vont être

abordés (§ 1-2). Augustin évoque la signification de la fête liturgique de la

Passion, qui rappelle à la mémoire des chrétiens l’événement salutaire qui a eu lieu

une fois pour toutes. Une antithèse (irridere / gemere) introduit d’entrée de jeu le

thème antidonatiste : aux chrétiens qui versent des larmes sur la Passion du Christ,

s’opposent les juifs, qui se sont ri de lui, mais surtout les donatistes, qui se

moquent de lui plus gravement encore. Les premiers en effet avaient raillé en Jésus

un homme mourant, tandis que les schismatiques se moquent du Fils de Dieu assis

à la droite du Père, puisqu’ils réduisent à néant le fruit de la Passion, en prétendant

réduire l’Église fidèle à la seule Afrique, alors que toute la fin du Psaume 21

affirme que les confins de la terre appartiennent au Christ (§ 1). Augustin voit dans

l’Évangile du jour une confirmation de ce thème universaliste, car il y est affirmé

que la Bonne Nouvelle doit être prêchée au monde entier (Mt 26, 13 : § 2). Enfin,

c’est l’ordonnance même du Psaume qui prouve à ses yeux que les donatistes sont

dans l’erreur.

Un développement en trois points succède à cet exorde. Le premier point (§ 3-8)

traite du scandale de la prière non exaucée du Fils de Dieu, idée suggérée par la

première phrase du Psaume : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Cette question

renferme un double enseignement : elle est d’abord une leçon pour l’homme qui se

croit délaissé de Dieu quand tout va mal (§ 3-5). En second lieu, l’opposition

marquée par le Psaume entre les justes que Dieu délivre, et le Fils de Dieu, auquel

il semble ne pas venir en aide (§ 6-8) dirige l’attention vers une interrogation plus

profonde : pourquoi, c’est-à-dire dans quel but (§ 8 : qua mercede ? quis fructus?)

Dieu n’est-il pas venu en aide à son Fils ?

La fin du § 8 sert de transition et annonce avec la plus grande clarté les deux

parties suivantes : « Cherchons d’abord ce qu’il a souffert (quae) et ensuite le

pourquoi (quare) ». La seconde section évoque donc les souffrances du Fils de

Dieu à travers le Ps 21 (§ 9-22) ; au moment de passer à son dernier point, l’évêque

d’Hippone récapitule (en chiasme) les deux premières parties, souffrances et prière

du Christ (§ 23 : quae passus est, quid orauit), et annonce à nouveau la dernière :

« Soyons maintenant attentifs au pourquoi de ces souffrances ». Enfin, les § 23-31

développent l’idée que le but des souffrances du Christ était le salut du monde

6

entier. Là, le commentaire du Psaume est totalement subordonné à l’argumentation

anti-donatiste et tend à de plus en plus à s’effacer devant elle.

Epître 140

L’Épître, contrairement aux apparences, est solidement charpentée. Au § 2 sont

énumérées les questions d’Honoratus et Augustin présente la méthode selon

laquelle il entend y répondre (le rappel du § 49 montre qu’il n’a nullement pas

perdu de vue l’ensemble) ; le § 82 fournit au lecteur une récapitulation. Les

réponses aux deux questions principales d’Honoratus, sur le Prologue johannique

et la parabole des dix vierges, encadrent la partie principale (§ 13-73), entièrement

consacrée au Ps 21. L’idée d’ensemble de l’Épître peut être résumée ainsi : la grâce

de la Nouvelle Alliance est de conférer à l’homme « le pouvoir d’être enfant de

Dieu », l’adoption divine, annoncée, mais cachée, dans l’Ancienne Alliance. Dieu

se rend visible dans le Fils pour guérir le regard de l’homme et le rendre capable de

voir l’invisible, la grâce du Nouveau Testament..

C’est parce qu’il veut enseigner à l’homme que le vrai bien n’est pas ce qu’il

croit, pour lui apprendre ce qu’il doit espérer et mépriser, que le Christ est apparu

au milieu des humiliations et de la souffrance, d’où le long commentaire du Ps 21,

prophétie « sur la Passion du Seigneur et sur la manifestation de la grâce qu’il a

apportée pour que l’homme devienne croyant et soit délivré » (§ 14). Laissons à

Augustin lui-même le soin de résumer son argumentation : « J’ai cru devoir

parcourir le psaume prophétique dont Jésus Christ a cité le premier verset dans sa

Passion, nous montrant comment Dieu nous abandonne sans cependant s’éloigner

de nous, nous appelant aux biens éternels, tantôt en nous accordant dans notre

intérêt les biens temporels, tantôt en nous les retirant dans notre intérêt ; ainsi, nous

apprenons à ne pas nous attacher à ces biens et à ne pas mépriser la lumière

intérieure qui est celle de la vie nouvelle, et dont le Psaume même a reçu son titre :

pour l’accueil du don du matin » (§ 82).

Dans l’Épître 140, l’antithèse entre les justes de l’Ancien Testament, qui furent

exaucés, et le Juste par excellence, qui selon toute apparence, ne l’a pas été, est

plus que jamais au centre de la réflexion d’Augustin (§ 20 ; 26 ; 28). En n’exauçant

pas la demande de la faiblesse humaine (assumée par le Fils), qui veut conserver

cette vie terrestre comme le bien ultime qu’elle reconnaît, Dieu met à nu

l’inversion des valeurs que connaît l’humanité et révèle la vraie vie. Il est essentiel

que la crucifixion de Jésus ait eu lieu « aux yeux des hommes », « pour qu’on le

crût abandonné et pour faire ressortir la grâce de la nouvelle Alliance qui devait

nous apprendre à rechercher une félicité d’un autre ordre » (§ 25). La mort sur la

croix déchire le voile du Temple et révèle à l’homme quelle vie il doit désirer

(§ 26).

7

Aux foules hostiles de la première partie du Psaume répondent symétriquement

celles de la seconde, qui ont accepté d’entrer dans la nouvelle Alliance et au milieu

desquelles le Christ manifeste la vie nouvelle. Il est significatif que, dans l’Épître

140, l’assemblée des frères (v. 23 s.), au sein de laquelle est rendu le témoignage

du salut représente d’abord les disciples au milieu desquels le Seigneur ressuscité

apparaît pendant les quarante jours après Pâques : « C’était pour les édifier et leur

enseigner par l’évidence de la vérité ce qu’ils devaient attendre et annoncer au

monde » (§ 25). Aux yeux d’Augustin, le Ps 21 est, dans ses deux parties

contrastées, le texte qui révèle le mieux le passage de l’Ancien Testament à « la

grâce du Nouveau Testament ».

II. Comment le Ps 21 a-t-il pu être prononcé par le Christ sur la croix ?

1.Verba delictorum

Dans son premier commentaire du Ps 21, Augustin n’est pas préoccupé par la

question de l’abandon du Fils, mais par le fait que le v. 2 semble lui attribuer des

fautes. En effet, dans la traduction latine qu’il a en main, il lit : « Pourquoi m’as-tu

abandonné, loin de mon salut : paroles de mes fautes », ou « pourquoi m’as-tu

abandonné ? Loin de mon salut les paroles de mes fautes »11

. Verba delictorum,

qui traduit exactement le texte commun de la Septante12

, posait un difficile

problème théologique, puisque selon les Évangiles de Matthieu (27, 46) et de Marc

(15, 34), le Ps 21, 2 est prononcé par Jésus sur la croix.

Augustin résout ici le problème en recourant à l’exégèse prosopologique et à

une citation de Rm 6, 6 : « Notre vieil homme a été cloué à la croix avec lui ».

C’est en tant qu’il a assumé l’homme pécheur, et non en tant que Verbe de Dieu,

que Jésus prononce ce verset13

. Augustin dira de façon plus explicite dans la

seconde Enarratio que celui qui n’a pas commis de péché peut s’exprimer ainsi

« parce qu’il prie pour nos fautes qu’il a faites siennes pour faire notre sa justice »

(§ 3).

Mais de quelles fautes s’agit-il ? L’Epître 140 expose désormais en toute clarté

la pensée d’Augustin. La faute de l’homme est l’attachement à des valeurs qui ne

11

On sait que les textes anciens n’étaient pas ponctués, et que la ponctuation était la première tâche de l’explication

de texte. Augustin hésite ici sur la ponctuation du v. 2. En 412, dans l’Epître à Honoratus (140, 17), il fait encore

allusion à ces deux possibilités, mais il adopte partout ailleurs la seconde. 12

Eusèbe, qui la commente encore (Dem. 10, 8, PG 22, 769), sait, comme plus tard Jérôme (Com. Ps. 21, CC 72, p.

198, 15 s.), que les versions grecques d’Aquila et Symmaque portaient « paroles de mes cris (ou gémissements) »,

une traduction plus proche du texte massorétique sur lequel reposent nos Bibles modernes, et qui présente l’avantage

de supprimer le problème qui se posait à Augustin. 13

Même problématique dans Ep. 140, 14 ; In Ps. 37, 27 ; 70, 1, 12 ; 40, 6 ; 58, 1, 2 ; 140, 5-6.

8

sont pas éternelles, à une vie qui n’est pas la vraie vie, à un bien, en un mot, qui

n’est pas le Bien absolu, c’est-à-dire Dieu même : c’est ce qui transparaît dans les

paroles du mourant suppliant d’être délivré de la mort au v. 3. Les uerba

delictorum sont les paroles de la faiblesse humaine, que le Seigneur a assumée par

l’Incarnation (§ 16-18). Aussi, « ces mots, le Christ les prononce pour son corps

qui est l’Église, pour l’infirmité de la chair du péché qu’il a transfigurée dans cette

“ressemblance de la chair de péché” qu’il a reçue de la Vierge. C’est l’Épouse qui

parle ainsi par la bouche de l’Époux, parce qu’il se l’est étroitement unie » (§ 18).

2. Déréliction du Fils14

?

L’Enarratio 21, 2 est peut-être la première réflexion augustinienne sur le

problème de l’ abandon du Fils15

. Comment admettre que le Fils de Dieu ait pu être

abandonné par le Père ? Augustin en effet explique souvent que des expressions

comme “Dieu abandonne” sont de ces anthropomorphismes propres au style

biblique, qui expriment une expérience de l’homme et non une action de Dieu.

Dieu n’abandonne jamais, c’est l’homme qui le déserte : Adam a tourné le dos à

Dieu et a donc connu par sa faute cet “abandon”16

. Mais Jésus ne s’est jamais

éloigné du Père, et donc Augustin rejette formellement dans ce texte la possibilité

d’une déréliction du Fils17

. Dieu ne saurait abandonner Celui qui ne l’a jamais

abandonné18

. La même dénégation de l’abandon du Fils par le Père se retrouve

ailleurs dans l’œuvre d’Augustin : « Dieu l’aurait-il abandonné ? Impossible ! ».

Comment Dieu, qui vient en aide à tout croyant, aurait-il pu abandonner son

Fils19

?

De plus, le Christ est Dieu, et Dieu est en lui, rappelle Augustin en recourant

aux déclarations johanniques sur l’unité du Père et du Fils20

. Des paroles comme

celles du v. 2 ne peuvent être mises dans sa bouche que dans la mesure où le Verbe

s’est fait chair et a assumé notre humanité. Il a prononcé ces paroles « parce que

14

Sur cette question, voir J. M. GUIRAU, « Sobre la interpretación patrística del Ps 21 (22) », Augustinianum 7,

1967, p. 97-132 ; G. JOUASSARD, « L’abandon du Christ selon Saint Augustin », RScPhTh 13, 1924, p. 310-326 ;

« L’abandon du Christ en croix dans la tradition grecque des IVe-V

e siècles », RSR 5, 1925, 609-633 ; T. VAN

BAVEL, Recherches sur la christologie de saint Augustin, Fribourg 1954, p. 140-145 ; M. J. BERROUARD, BA

74B, n. 11, p. 130 ; Catholicisme, s. v. Trinité, c. 337-338 ; M. FIEDROWICZ, Psalmus uox totius Christi, p. 320-

323 15

Contrairement à ce qu’affirme G. Jouassard, Augustin n’a pas attendu la question d’Honoratus en 412 (Ep. 140, 2)

pour réfléchir à l’abandon du Père ; si certains des textes cités dans l’article sont difficiles à dater, il n’en va pas de

même pour l’In Ps. 21, 2, qui est antérieur à l’Épître 140. 16

In Ps. 58, 1, 2. 17

In Ps. 21, 2, 3 : « Non enim dereliquerat illum Deus » ; vers la fin du développement (§ 6), il formule la question

d’une manière qui souligne l’invraisemblance du fait : « Numquid defecit ad Filium ? » 18

In Ps. 43, 2 ; 34, 2, 5 ; 49, 5. 19

In Ps. 70, 1, 12; In Ps. 37, 27. 20

Jn 10, 30 ; 14, 10 ; In Ps. 21, 1, 3 ; cf. aussi In Ps. 34, s. 2, 5 ; 49, 5.

9

nous étions en lui »21

, parce que l’Église est le Corps du Christ. Il dira ailleurs que

ce sont nos paroles, uox nostra22

, la voix du Corps, c’est-à-dire de l’Église23

, la

voix du vieil homme24

, la voix de la faiblesse humaine et même du péché25

. Car, en

assumant notre nature humaine, le Fils a connu la faiblesse de la chair : « Celui qui

a pris la ressemblance de la chair de péché (Rm 8, 3), pourquoi n’aurait-il pas pris

aussi la ressemblance de la parole de péché ? » 26

.

Dans In Ps. 21, 2, tout ceci n’est encore qu’ébauché, et l’on ne trouve pas l’idée

que le Verbe de Dieu fait chair a pris sur lui les plaintes de l’humanité pour les

“transfigurer” (transfigurare), un mot qu’on rencontre deux fois dans l’Épître 140

et qui revient avec insistance dans les autres commentaires du verset pour indiquer

“l’admirable échange” par lequel le Christ prend part à nos faiblesses pour nous

donner part à sa force : « Cette parole, la parole de son Corps, c’est-à-dire de son

Église qui devait être transformée du vieil homme dans l’homme nouveau, la

parole de la faiblesse humaine, Jésus l’a transfigurée en lui » 27

.

Dans la première Enarratio sur le Psaume 21, l’opposition entre le non-

exaucement présent et le salut accordé aux Pères dans le passé (v. 5) pas soulignée,

parce que, même si la plainte est mise dans la bouche du Christ, il est censé

répercuter seulement la pensée de l’homme pécheur. La seconde Enarratio

n’esquive plus le problème. Pourquoi Dieu n’est-il pas venu au secours de son Fils

dans l’épreuve, alors qu’il a délivré les justes de l’Ancienne Alliance qui l’avaient

invoqué28

? « Nous savons, nous avons lu combien de nos pères Dieu a délivrés

parce qu’ils espéraient en lui. Il a délivré le peuple d'Israël de la terre d'Égypte ; il

a délivré les trois jeunes garçons de la fournaise de feu ; il a délivré Daniel de la

fosse aux lions ; il a délivré Suzanne de l'accusation mensongère. Tous l’ont

invoqué et ont été délivrés. A-t-il donc fait défaut à son Fils, en ne l’exauçant pas

lorsqu’il était pendu à la croix ? Pourquoi n'est-il pas délivré à l'instant, alors qu’il

a dit : “En toi nos pères ont espéré, et tu les as délivrés” ? »29

. La question du non-

exaucement est posée avec insistance, elle l’est surtout, dans cette prédication de la

Semaine Sainte, pour faire davantage ressortir les souffrances du Seigneur : « Le

Seigneur était flagellé, et personne ne le secourait ; il était défiguré par les

crachats, et personne ne le secourait ; il était frappé de soufflets, et personne ne le

21

In Ps. 21, 1, 3 ; In Ps. 34, s. 2, 5 ; 40, 6 ; 70, s. 1, 11. 22

In Ps. 43, 2 ; 41, 17 ; 70, s. 1, 12). 23

In Ps. 30, en. 2, 3 et 11 ; 58, 1, 2 ; 40, 6 ; Ep. 140, 18. 24

In Ps. 37, 27 ; 40, 6 ; 70, s. 1, 12. 25

In Ps. 37, 27 ; 49, 5 ; Ep. 140, 18. 26

In Ps. 49, 5 ; 85, 1. 27

Ep. 140, 15 ; cf; aussi § 18 ; In Ps. 30, 2, 1, 3 est le texte le plus explicite à ce sujet. Sur le sens et l’emploi du mot

transfigurare, voir M. J. RONDEAU, Les commentaires patristiques du Psautier, Rome 1985, t. 2, p. 380-388 ; M.

FIEDROWICZ, Psalmus uox totius Christi, p. 320-323. 28

In Ps. 21, 2, 6-8. 29

In Ps. 21, 2, 6.

10

secourait ; il était couronné d’épines, et personne ne le secourait ; il était élevé sur

la croix, et personne ne le délivra. Il crie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu

abandonné ? et il n'est pas secouru. Pourquoi, mes frères ? Pourquoi ? De quoi tant

de souffrances étaient-elles le prix ? »30

. Dans la seconde Enarratio, l’interrogation

sur la cause de l’abandon (pourquoi ?) se mue en question sur la finalité de la mort

du juste (pour quoi ?), prix de la rédemption de tous les hommes, qui fait l’objet de

la dernière partie de l’homélie.

Le thème revient dans l’Épître 14031

, mais le rappel très insistant des

paradigmes de salut de l’Ancien Testament32

met beaucoup plus fortement en relief

le scandale : les justes de jadis ont été exaucés, le Fils, le juste par excellence, ne

l’est pas. L’Épître admet l’hypothèse de la déréliction du Fils, mais souligne que

c’est un abandon seulement aux yeux des hommes33

. Ce qui n’a pas été exaucé,

c’est la prière pour échapper à la mort, c’est-à-dire une prière concernant des biens

temporels ; pour ce qui est des biens éternels, Jésus était exaucé : « aux yeux des

hommes, il est mort, mais aux yeux des fils des hommes, il est ressuscité »34

.

« Pourquoi m’as-tu abandonné ? » est donc moins une plainte du Christ qu’un

enseignement, qui, à ce titre, n’est pas indigne du Verbe de Dieu : si Dieu ne nous

accorde pas les biens temporels que nous demandons, ce n’est pas parce qu’il nous

abandonne, mais parce qu’il veut nous enseigner à n’avoir d’yeux que pour ce qui

est éternel35

. D’ailleurs, Jésus n’a pas dit « Mon Dieu, mon Dieu, tu m’as

abandonné ! », comme s’il se plaignait à son Père, mais « pourquoi m’as-tu

abandonné ? », pour nous inviter à réfléchir sur la cause de cet apparent abandon36

.

Les éléments de solution trouvés par Augustin trouvent tous des

correspondances dans la tradition ancienne. Déjà Origène avait dit que le Ps 21, 2-

3 était le type même des paroles prononcées par le Christ en tant qu’homme37

, et

Athanase lui avait emboîté le pas38

. L’idée que le pourquoi est un procédé

pédagogique destiné à nous faire réfléchir se rencontre chez Origène, Eusèbe et

Didyme39

. Mais l’idée origénienne, selon laquelle le cri de déréliction du Fils

exprime la profondeur de la kénose, ne semble pas avoir attiré l’attention

30

In Ps. 21, 2, 8 ; cf. aussi § 23. 31

§ 28 ; cf. aussi In Ps. 87, 14 ; cf. ici qua mercede, quis fructus ? 32

Ep. 140, 20 ; 26 ; 28. Notons au passage que tous ces exemples sont fréquents dans l’art paléochrétien et

fourniraient aux spécialistes d’iconographie une meilleure justification textuelle que la prière tardive de la

Commendatio animae à laquelle ils recourent toujours. 33

Ep. 140, 27 et 43. Cf. In Ps. 70, s. 1, 11-12 ; 43, 2 ; 41, 17. 34

Ep. 140, 15 ; 33 ; 43 ; 59 ; 25 ; même idée dans In Ps. 53, 5 et Ser. symb. 3, 10. Sur la distinction entre les

“hommes” et les “fils des hommes”, voir la note 56. 35

Ep. 140, 59 et 82. 36

Ep. 140, 28. 37

ORIG. In Mat. A 135, GCS 38, p. 278-281 ; In Ioh. 2, 165, SC 120, 318. 38

ATHAN. C. Arian. 3, 54, PG 26, 436. 39

ORIG. : cf note 37. EVS. Dem. 10, 8, PG 22, 769) ; DID. In Ps. 21, 2, PG 39, 1276 D.

11

d’Augustin, bien qu’Ambroise l’ait répercutée40

. En revanche, l’insistance avec

laquelle l’évêque de Milan répète que le Fils, qui est toujours avec le Père, ne

saurait être abandonné par lui, mais parle secundum carnem, exprimant ce que

ressentent les hommes qui se croient abandonnés dans l’épreuve41

, et leur

enseignant que nul ne doit se croire abandonné de Dieu, pourrait bien avoir

influencé l’évêque d’Hippone42

.

L’interprétation d’Augustin, qui répugne à voir dans le “pourquoi m’as-tu

abandonné ?” une plainte du Fils, n’est pas isolée. Si contre les docètes, les

gnostiques et les manichéens, l’Église ancienne a toujours tenu à rappeler la réalité

des souffrances de Jésus, il n’en reste pas moins que, le plus souvent, notamment

en Occident, elle a refusé d’attribuer au Christ la peur de la souffrance et de la

mort. L’influence conjointe du stoïcisme et du platonisme explique cela dans une

large mesure (cela s’accordait mal avec l’idéal d’impassibilité des sagesses

antiques), ainsi que les nécessités de la lutte contre les ariens, dont la citation du Ps

21, 2 en Mt 27, 46 était un des chevaux de bataille.

3. Un ver, pas un homme (v. 7)

« Mais moi je suis un ver, et non un homme » : le sens obvie du verset est

dépréciatif ; le locuteur au comble de l’épreuve se sent ravalé à un état moins

qu’humain. L’interprétation allégorique permet le renversement du sens, nécessaire

dans la mesure où l’on voit dans cette affirmation une parole du Christ, comme le

montre la première Enarratio, où Augustin fait dire à Jésus : « Je ne parle plus au

nom d'Adam, mais en mon nom personnel, moi Jésus Christ, né dans la chair sans

semence humaine, pour être dans mon humanité au-delà des hommes, afin que

peut-être ainsi l'orgueil humain daigne imiter mon humilité43

. Le verset est

solennellement présenté comme une parole de Jésus lui-même : « ego proprie Iesus

Christus », expression qui dépasse les affirmations habituelles de l’exégèse

prosopologique44

.

Mais pourquoi le Christ peut-il se désigner comme un ver ? Augustin voit là un

triple sens : naissance dans la chair, humilité du Fils de Dieu conception sine

semine. Le ver, qui naît de la chair en putréfaction45

, évoque la corruption et la

mortalité de l’homme ; ce thème, qui est présent dans la première Enarratio sans

40

M. J. RONDEAU, Les commentaires patristiques du Psautier, t. 2, p. 118-119 ; AMBR. In Lc 10, 127, SC 52, p.

198. 41

AMBR. In Ps. 39, 16, CSEL 64, p. 221, 12 ; 43, 32, p. 285, 10 ; Symb. 4, SC 25, p. 50 ; Incarn. 7, 37. 42

In Ps. 118, 1, 19, CSEL 62, p. 18, 17. 43

Sur ce verset, cf. D. A. BERTRAND, « Le Christ comme ver. A propos du Ps 22 (21), 7 », Le Psautier chez les

Pères, Cahiers de Biblia Patristica 4, Strasbourg 1993, p. 221-234. 44

In Ps. 21, 1, 7. En effet, l’Ego sum fait qu’on y voit parfois un véritable logion de Jésus : D. A. Bertrand, p. 223. 45

AVG. Ep. 102, 36 : « Hoc animal plerumque de carne … nascitur ».

12

être développé, est illustré dans la seconde et dans des textes postérieurs par la

citation de Jb 25, 6 : « L’homme est pourriture et le fils d’homme est un ver »46

.

La métaphore du ver signifie en second lieu l’abaissement volontaire du Fils de

Dieu, son humilité ; elle repose probablement sur quelque expression de la langue

courante, comme « l’homme n’est qu’un ver »47

, et c’est de loin l’interprétation la

plus fréquente et la plus ancienne, qui, chez les Latins, est connue de Tertullien,

Cyprien, Ambroise et Jérôme48

.

Enfin le ver, pour les anciens qui croient à la génération spontanée49

, évoque la

naissance virginale de Jésus, né « sans semence humaine » : cette expression d’In

Ps. 21, 1, 7 n’est qu’exceptionnellement utilisée par Augustin sans un qualificatif

comme uirilis, maritalis, hominis50

; elle a sa source dans une variante occidentale

de Jn 1, 13 qui a une saveur archaïque et pourrait être l’indice qu’Augustin

s’inspire ici d’une source ancienne51

. Origène est le premier à avoir exploité la

symbolique du ver : « Je suis né, fait-il dire au Christ, comme un ver qui ne trouve

pas son origine dans un germe étranger, mais dans les corps mêmes où il se

développe »52

. L’image, étrange à nos yeux, a ensuite été reprise par de nombreux

auteurs53

. Augustin affirme dans l’Épître 140, 21 la tenir d’un de ses

prédécesseurs, et il est probable qu’il dépend sur ce point des Homélies sur Luc

d’Origène traduites en latin par Jérôme en 39254

.

La seconde Enarratio ajoute un nouvel élément d’interprétation. « “Un ver et

non un homme”. Or, l’homme est un ver ; mais lui, il est “un ver et non un

homme”. Pourquoi pas un homme ? Parce qu'il est Dieu. Mais alors pourquoi s'est-

il abaissé au point de dire “un ver” ? Est-ce parce que le ver naît de la chair sans

accouplement, comme le Christ est né de la Vierge Marie ? Il est un ver, et

pourtant il n'est pas un homme. Pourquoi un ver ? Parce qu'il est mortel, parce qu'il

est né de la chair, parce qu'il est né sans l'union qui engendre. Pourquoi pas un

homme ? Parce que “au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de

46

In Ps. 21, 2, 7 : « Or, l’homme est un ver ». Cf. In Ioh. 1, 13 ; Ep. 104, 21. 47

D. A. BERTRAND, « Le Christ comme ver. A propos du Ps 22 (21), 7 », p. 232. 48

Ibid. p. 223-226. 49

M. P. CICCARESE, « Formam Christi gerere. Osservazioni sul simbolismo cristologico degli animali », ASE 8,

1991, p. 574, n. 51, renvoie à Aristote et Pline l’Ancien. 50

un seul exemple en dehors du nôtre : Ser. 184, 3. 51

Elle se trouve chez Justin, Irénée, Hippolyte, et, en latin, chez Victorin de Poetovio : cf. VICT. In Apoc. 1, 7, SC

423, p. 54, 18 ; note p. 120. 52

In Lc. 14, 8, SC 87, p. 228. 53

Chez les Grecs, Méthode, Eusèbe et Didyme la présentent (D. A. Bertrand, p. 227). Chez les Latins, on la trouve

dans le Nord de l’Italie chez Chromace (Tract. 2, 5, CC 9 A, p. 205, 134-143), Gaudence de Brescia (Tract. 19, 33-

35, CSEL 68, p. 173) et Maxime de Turin (Ser. 29, 4, CC 23, p. 114), ces auteurs ayant toutefois la particularité de

parler de ver de terre et non d’asticots. 54

B. ALTANER, « Augustinus und Origenes », Historisches Jahrbuch 70, 1951, p. 15-41 (=Kleine Patristische

Texte, Berlin 1967, p. 241-242). Il faut toutefois noter que l’on n’a pas chez Origène l’idée du ver qui naît de la

chair.

13

Dieu, et le Verbe était Dieu” (Jn 1, 1) »55

. Ceci reparaît, plus largement développé

encore dans l’Épître 140 (§ 21-23), et il semble qu’Augustin soit responsable de

cette interprétation56

.

En revanche, le triple thème augustinien, corruption, naissance virginale et

humiliation présent dans la première Enarratio se rencontre chez Eusèbe de

Césarée, et chez lui seul, semble-t-il57

. Il est possible qu’Augustin ait eu

connaissance de l’adaptation latine du commentaire d’Eusèbe sur les Psaumes

qu’avait faite Eusèbe de Verceil58

. Dans aucun de nos trois commentaires continus,

le ver n’est un symbole de la résurrection ; mais le thème apparaît ailleurs en

relation avec le ver qui pique le ricin de Jonas, un détail qui signe l’emprunt à l’In

Ionam de Jérôme chez qui on trouve cette interprétation avec allusion au Ps 2159

.

4. Le ventre maternel (v. 10-11)

Le v. 10, « c’est toi qui m’as tiré du ventre, toi mon espérance dès le sein de ma

mère » n’est pas cité par Augustin en dehors des trois commentaires suivis du Ps

2160

. Il y reçoit, fait exceptionnel, une interprétation différente à chaque fois.

Dans la première Enarratio, Augustin commence par refuser l’interprétation

littérale, banale et sans intérêt : pourquoi Jésus éprouverait-il le besoin de déclarer

que Dieu l’a tiré du ventre maternel, puisqu’il en va ainsi pour tout homme61

? Il

faut donc passer au sens spirituel. La mère de Jésus dont il est ici parlé n’est pas la

Vierge Marie, mais la Synagogue ; le séjour dans son sein est vie dans les ténèbres,

quoique jamais Jésus n’y ait été oublieux du Père ; boire son lait, c’est sucer la

carnalis consuetudo, c’est-à-dire adopter les observances rituelles du judaïsme.

Cette mère l’a rejeté, mais Dieu alors l’a soutenu62

. On ne trouve pas trace d’une

interprétation de ce type dans l’exégèse ancienne, et l’autorité même d’Augustin ne

lui vaudra qu’une audience limitée63

. Les parallèles augustiniens tendraient à

55

In Ps. 21, 2, 7. 56

Elle rappelle en effet un thème familier à Augustin dès l’époque des premières Enarrationes : Jésus n’est pas

”homme”, mais “fils d’homme” ; celui qui est homme et non fils d’homme, c’est Adam, l’homme pécheur (cf. In Ps.

8, 13). Cette distinction est rappelée dans le commentaire du Ps 21, 7 dans l’Épître 140, 21-23. 57

EVS. In Ps. 21 (PG 23, 205 B-D : texte considéré comme authentique) ; cf. aussi Dem. 10, 8, PG 22, 772, où

manque toutefois le thème de la naissance virginale. 58

La présence du thème chez Eusèbe de Verceil pourrait expliquer aussi qu’il figure, avec quelques variantes, chez

des écrivains du Nord de l’Italie. 59

AVG. Ep. 102, 6, 36 ; Ser. Morin 6, 4 ; cf. HIER. In Ion. 4, 7-8, CCL 76, p. 416, 181 s. 60

Le Sermon Dolbeau 22, 18 n’est qu’une exception apparente, puisqu’il commence comme un commentaire du Ps

21. 61

In Ps. 21, 1, 10. Même affirmation dans l’Ep. 140, 31. 62

In Ps. 21, 1, 10. 63

J. A. DE ADALMA, « La naissance du Seigneur dans l’exégèse patristique du Ps 21, 10 a », RechSR 51, 1963, p.

5-29 (ici, p. 25, n. 60).

14

prouver que c’est une création de l’évêque d’Hippone : on rencontre en effet à

plusieurs reprises dans ses œuvres l’idée que le Christ a la Synagogue pour mère64

.

Cette exégèse disparaît des deux commentaires postérieurs, qui se contentent de

dire que ces paroles concernent la nature humaine du Christ. L’Ep. 140, 31 montre

qu’Augustin connaît encore une autre interprétation du Ps 21, 10, inconnue de la

tradition latine antérieure, selon laquelle « c’est toi qui m’as tiré du ventre » ferait

référence à la naissance virginale, Dieu étant en personne l’obstétricien dans cette

naissance extraordinaire. L’idée se trouve chez Eusèbe de Césarée et chez

Didyme65

.

Dans la seconde Enarratio sur le Ps. 21, c’est le verset 11 (« Depuis le ventre de

ma mère, tu es mon Dieu ») qui passe au premier plan. Dans une perspective

christologique, Augustin précise que de telles paroles ne peuvent convenir qu’au

Verbe incarné ; c’est seulement une fois devenu homme qu’il peut dire “mon Dieu”

à Celui qui depuis toujours est son Père : « en tant que je suis sorti de toi, tu es

mon Père ; mais au sortir du ventre de ma mère, tu es mon Dieu » (§ 11). La même

idée apparaît dans l’Ep. 140, 31, où elle est attribuée à un auteur antérieur. Étant

donné qu’Augustin donne plusieurs fois un commentaire analogue du Ps 21, 11, en

le rapprochant de Jn 20, 17 b (« Je vais vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu

et votre Dieu »66

) et que la même idée et le même groupement de textes se trouvent

chez Ambroise, il est probable qu’il faut ici supposer l’influence de l’évêque de

Milan67

.

III. Le Ps 21, prophétie de la Passion et de l’Église

Augustin déclare à plusieurs reprises que dans le Psaume « on lit la Passion du

Christ d’une manière aussi évidente que dans l’Évangile »68

. On sait de fait que

plusieurs versets du Ps 21 sont non pas cités, mais incorporés à la trame même des

récits de la Passion69

. Les hochements de tête du v. 9, les pieds et les mains percés

du v. 17, les os que l’on peut compter du v. 18, tous ces détails sont pris par

64

AVG. Gen. c. Mani. 2, 24, 37 (en 388-389) ; C. Faust. 12, 8 (en 397-398) ; In Ioh. 9, 10 etc. Dans le commentaire

Sur l’Epître aux Galates (1, 15), on lit, à propos de Paul, que Dieu a « séparé du sein de sa mère » (« me segregauit

ab utero matris ») une exégèse très semblable à la nôtre : « Est pour ainsi dire séparé du ventre maternel quiconque

est séparé de la coutume aveugle de ses parents charnels », lesquels sont en l’occurrence la Synagogue (In Gal. 8 ;

cf. aussi In Ps. 138, 18). 65

EVS. Dem. 10, 8, PG 22, 773 B ; In Ps. 22, 10-11, PG 23, 208 C ; DID. In Ps. 21, PG 39, 1277 D. 66

Ser. Dolbeau 22, 18 (en 403) ; Ser. 264, 5 ; Guelf. 14, 2 ; Lambot 25, 2 ; Coll. Maxim. 14 ; C. Maxim. 1, 7. 67

AMBR. Fid. 1, 14, 90-92 ; cf aussi HIER. In Gal.1, 15, PL 26, 325. 68

AVG. In Ps. 21, 2, 2 ; Ser. Dolbeau 21, 17 (voir les références données par F. DOLBEAU, Vingt-six sermons au

peuple d’Afrique, Paris 1996, p. 259). 69

L. GOPPELT, Typos. The Typological Interpretation of the Old Testament in the New, Grand Rapids, 19892, p.

104-405. J. DANIÉLOU, Le Psaume 21 et le mystère de la Passion, dans Etudes d’exégèse judéochrétienne (les

Testimonia), Paris 1966, p. 28-29.

15

Augustin au sens littéral et cités sans guère de commentaire. Il en va de même pour

le tirage au sort des vêtements (v. 19), dont le sens figuré n’est développé que dans

la seconde Enarratio, parce que cela fournit une charge de plus contre les

donatistes visés par l’homélie : les vêtements partagés deviennent la figure des

sacrements, présents dans les deux Églises, tandis que la tunique sans couture,

symbole de l’unité, échoit à la seule Église catholique70

. Ces rapports multiples

entre les Évangiles et le Psaume 21 ne pouvait qu’inciter davantage Augustin,

après d’autres, à chercher dans d’autres versets encore des allusions à la Passion et

à la Résurrection du Christ.

1. Les bêtes menaçantes

Les métaphores qui dans le Psaume expriment l’encerclement du juste acculé à

la mort sont toutes l’objet d’une sur-interprétation. Puisque le juste est ici Jésus

dans sa Passion, les veaux et les taureaux qui le cernent sont « le peuple et ses

chefs ; les veaux nombreux sont le peuple, les gras taureaux sont les chefs » 71

, et

plus précisément ces gras taureaux (laeti) sont « les chefs, qui se réjouissent de le

voir accablé »72

. L’interprétation est à peu près la même dans les trois

commentaires continus et elle est traditionnelle73

.

« Ils ont ouvert contre moi leur bouche comme un lion qui ravit et rugit », dit le

Psaume (v. 14). « Ils ont ouvert leur bouche contre moi, commente Augustin dans

l’Épître 140 comme un lion ravisseur et rugissant : “Crucifie-le, crucifie-le !”. En

effet, les juifs l’ont ravi après l’avoir arrêté, ils l’ont conduit au gouverneur et ont

rugi en réclamant sa mort » (§ 36). La seconde Enarratio omet le thème de

l’arrestation, mais les trois commentaires s’accordent sur le sens du rugissement du

lion, qu’on lit aussi chez Eusèbe74

. Quand, plus loin dans le Psaume (v. 22), il est

dit : « Sauve-moi de la gueule du lion ! », le lion ne représente plus le peuple juif

mais Satan, ou encore les royaumes de ce monde75

.

Les chiens nombreux encerclant le crucifié sont dans la première Enarratio la

figure des juifs, « aboyant nombreux, pour défendre non la vérité, mais leurs

70

In Ps. 21, 2, 19. Sur l’interprétation patristique du verset, voir M. AUBINEAU, « Dossier patristique sur Jn 19, 23-

24. La tunique sans couture du Christ, La Bible et les Pères, Paris 1971, p. 10-15. 71

In Ps. 21, 2, 13 ; In Ps. 21, 1, 13 ; Ep. 140, 36 ; cf. aussi In Ps. 58, 2, 4 ; 70, 1, 11. 72

Les gras taureaux évoquent dans la première Enarratio une joie mauvaise, par jeu sur le double sens de laetus,

fertile, gras, mais aussi joyeux. 73

JUST. Dial. 103, 2 ; HIL. In Ps. 67, 31, CSEL 22, p. 306, 25 ; EVS. In Ps. 21, PG 23, 209 A ; AMBR. Ios. 7, 38,

CSEL 32, 2, p. 99, 16 ; DIDYM. In Ps. 21, 13, PG 39, 1280 C. Didyme (Ibid. ) et Rufin (Ben. 2, 16, CC 20, p. 214,

22) y voient aussi les puissances diaboliques. 74

EVS. In Ps. 21, PG 23, 207 D.. 75

In Ps. 21, 1, 22 : les royaumes de ce monde ; In Ps. 21, 2, 22 : Satan (cf. DIDYM. In Ps. 21, 22, PG 39, 1284 D) ;

l’Ep. 140, 42 combine l’interprétation de la première Enarratio avec celle de la seconde.

16

coutumes »76

. L’application au peuple juif s’estompe dans la seconde Enarratio, où

l’interprétation du chien s’élargit et prépare celle qu’on trouve dans l’Épître 140,

où les chiens représentent la puissance du monde aboyant à l’aveuglette « contre

toute vérité inconnue d’eux »77

.

Les unicornes enfin, dont le supplicié demande à être sauvé, reçoivent la même

interprétation dans les trois commentaires : ils figurent les orgueilleux qui se

déchaînent contre les humbles. Ils sont « ennemis du partage et veulent s’élever et

dominer seuls », à l’image de la corne unique qu’arbore cet animal plus ou moins

fabuleux, qui n’est exactement ni le rhinocéros ni la licorne78

.

2. La description des souffrances

« Je me suis répandu comme une eau, et tous mes os ont été dispersés », dit le

Psaume (v. 15). Augustin commente ainsi le verset dans la première Enarratio :

« Je me suis répandu comme une eau, où mes persécuteurs ont glissé »79

. Cette

interprétation négative reparaît dans l’Épître 140, 36, où la souffrance infligée par

le persécuteur est cause de sa chute. Dans la seconde Enarratio, l’image semble

anticiper le thème johannique de l’eau qui sort du côté transpercé du Christ après

sa mort (Jn 19, 34), car Augustin déclare : « Le Christ s’est répandu comme l’eau,

car ceux qui étaient souillés ont été lavés, leurs âmes ont été irriguées » : dans

l’homélie, l’exégèse ecclésiale et sacramentelle l’emporte (§ 15).

« Tous mes os ont été dispersés », ajoute le Psaume. Il était impossible de

comprendre au sens littéral cette expression, incompatible avec ce que les

Évangiles rapportent du sort du corps de Jésus. Passant au sens figuré, Augustin

voit dans les os la figure des chrétiens fermes dans la foi80

. Les trois commentaires

font des os « les soutiens du corps, c’est-à-dire de l'Église, les disciples »81

, mais

hésitent sur la façon de comprendre la dispersion : fuite des disciples lors de la

Passion ou dispersion après la Pentecôte pour les besoins de la prédication82

.

76

In Ps. 21, 1, 17 et 21. 77

In Ps. 21, 2, 21 ; Ep. 140, 42. 78

Ep. 140, 42 ; In Ps. 21, 1, 22 ; In Ps. 21, 2, 22. Cet animal est symbole de force, positive ou négative selon les cas :

voir RLAC, s. v. Einhorn, c. 849-850 (H. Brandenburg, 1959). 79

Cf. Ep. 140, 36 ; en revanche In Ps. 21, 2, 15 donne une interprétation positive de cette eau, qui est la doctrine

purifiante et désaltérante du Christ. 80

AVG. In Ps. 34, 14 ; 30, 2, 2, 5 ; 30, 1, 11 ; Adn. Iob 30. Une influence de la version occidentale d’Eph 5, 30, où

on lit : « Nous sommes les membres de son corps, de sa chair et de ses os » est probable. Cf. aussi, sans référence au

Ps 21, ORIG. In Ioh. 10, 229 et 235 (SC 157, p. 520 et 524) ; AMBR. Apol. Dau. 1, 13, 60. 81

In Ps. 21, 1, 15. Même interprétation chez Didyme (In Ps. 21, 15, PG 39, 1281. 82

). Fuite lors de la Passion (cf. Mt 26, 31 et 56), dans In Ps. 21, 1, 15 et Ep. 140, 36 ; interprétation positive dans In

Ps. 21, 2, 15.

17

Le cœur « fondu comme cire au milieu des entrailles » ne pouvait guère recevoir

son sens obvie, comme l’explique l’Épître 140 : « Il est difficile de comprendre

comment ces paroles peuvent convenir à notre chef, qui a été le sauveur de son

corps, car il n’y a qu’une grande crainte qui puisse faire fondre le cœur humain

comme la cire » (§ 36). Or, Augustin le redit souvent, et notamment dans la

seconde Enarratio (§ 4), le Christ ne saurait avoir tremblé devant la mort, alors que

plus d’un martyr est impavide devant le moment fatal. Donc, soit le verset est

prononcé par la Tête au nom des membres de son Corps, soit plutôt — et

l’interprétation se retrouve dans les trois commentaires —, il y a là « un profond

mystère » (Ep. 140, 36). Le cœur représente le sens profond des Écritures, enfermé,

tel un miel très pur, dans les alvéoles de cire de l’Ancien Testament : « Ma

sagesse, inscrite dans les livres saints qui me concernent, demeurait incomprise,

comme si elle était dure et impénétrable ; mais depuis qu'est venu le feu de ma

Passion, c’est comme si elle avait fondu, elle est devenue claire et elle a été

recueillie dans la mémoire de mon Église »83

. « L’Écriture en effet était fermée ;

nul ne la comprenait ; le Seigneur a été crucifié, et elle a fondu comme la cire »84

.

Les Écritures se sont “fondues” (solutae), c’est-à-dire qu’elles ont reçu leur

dénouement et leur solution « dans son avènement, sa naissance, sa Passion et sa

glorification »85

. Quant aux entrailles, elles représentent tantôt la mémoire ou le

cœur des fidèles qui recueillent le sens spirituel86

, tantôt les faibles, la multitude à

laquelle l’Incarnation ouvre désormais le chemin du salut87

« Ma force a séché comme un tesson » (v. 16). « Sous l'effet de la Passion ma

force a séché, non comme l'herbe, mais comme un tesson durci au feu », dit de

façon quelque peu elliptique la première Enarratio : c’est-à-dire qu’à la différence

de l’herbe sèche que consume le feu, le juste sort affermi de l’épreuve, comme

l’explique ailleurs Augustin88

. Mais, si cela est appliqué au Christ, en quoi est-il

plus fort après sa Passion ? Le premier commentaire n’en souffle mot. Dans le

second commentaire, c’est le nom du Seigneur, jusque là méprisé, qui s’affermit ;

dans l’Épître 140, c’est l’Église89

.

La langue qui reste collée au palais (v. 16) représente les prédicateurs par

lesquels le Christ va parler au monde et qui adhèrent étroitement à ses préceptes.

Les trois commentaires donnent la même exégèse, mais l’Épître 140 admet un sens

83

L’alvéole de cire représente les obscurités de l’Écriture : In Ps. 118, 22, 7. 84

In Ps. 21, 2, 15. 85

Ep. 140, 36. 86

In Ps. 21, 1, 15 ; Ep. 140, 36. 87

In Ps. 21, 2, 15 ; Ep. 140, 36. 88

.In Ps. 69, 5. 89

In Ps. 21, 2, 16 ; Ep. 140, 37.

18

littéral : le verset pourrait faire allusion au silence du Christ devant ses

persécuteurs90

.

Il est en revanche totalement impossible d’entendre littéralement la suite du

v. 16 : « tu m'as fait tomber dans la poussière de la mort , puisque le corps du

Christ n’a pas connu la corruption91

. La poussière de la mort, ce sont « les impies

promis à la mort, que “le vent balaie de la surface de la terre comme la poussière”

(Ps 1, 4) »92

, et plus précisément « les juifs aux mains desquels il a été livré »93

. On

le voit, partout, dans l’application du Psaume à la Passion, c’est le même procédé

qui est mis en œuvre : sont pris au sens littéral les versets qui peuvent l’être, tandis

que les autres sont pris au sens allégorique.

3. Le Ps 21, la Résurrection et l’Église

Psaume de la Passion, le Ps 21 évoquait également pour les anciens la

Résurrection, sur la base de l’en-tête, ou des versets 20 et 25. Cet en-tête, sur le

sens duquel les exégètes modernes discutent encore — il s’agirait, pense-t-on,

d’une rubrique à l’usage des musiciens —, avait été traduit de la façon suivante par

la Vieille Latine utilisée par Augustin : « In finem, pro susceptione matutina »,

c’est-à-dire « pour la fin, en vue de l’accueil du don matinal », ou : « de

l’assomption matinale », d’où l’interprétation qu’en donne Augustin dans la

première Enarratio : « C'est pour la fin, pour obtenir sa résurrection, que le

Seigneur Jésus Christ parle en personne. C'est en effet au matin du premier jour

suivant le sabbat qu'eut lieu sa résurrection, par laquelle il fut accueilli dans la vie

éternelle, où “la mort n'exercera plus sur lui sa puissance” (Rm 6, 9) »94

. Cette

exégèse n’est pas propre à notre auteur : on la rencontre chez Eusèbe95

. Dans

l’Épître 140, “le don matinal” est la lumière de la grâce de la nouvelle Alliance96

.

D’autre part, un retournement non raconté s’opère dans le Psaume entre les v. 22

et 23, puisque le locuteur passe brusquement de l’expression de la détresse absolue

90

Ibid. 91

Ep. 140, 38 ; cf. aussi ORIG. [?]. In Ps. 21, 16, PG 12, 1257 B). Quant à RVF. Expl. symb. 26, CC 20, p. 160, 2, il

voit dans ce verset une métaphore de la descente aux enfers. 92

In Ps. 21, 1, 16. 93

Ep. 140, 38. 94

In Ps. 21, 1, 1. Augustin voit toujours dans le titre de ce Psaume « pro susceptione matutina » un rappel de la

Résurrection du Chris : Ep. 102, 36 ; Ser. Morin 6, 4. Chez les Alexandrins, Athanase, Didyme et Cyrille, le titre

évoquait plutôt l’Incarnation, le Christ étant le soleil véritable qui dissipe les ténèbres : J. M. GUIRAU, « Sobre la

interpretación patristica del Ps 21 (22) », Augustinianum 7, 1967, p. 118-120. Jérôme (Ep. 120, 9, Labourt 6, p.

146 ; In Os. 2 (6, 1-3), CC 76, p. 64, 61-66) et Maxime de Turin (Sermon 29) font état des deux interprétations. 95

EVS. Dem. 10, 8, PG 22, 763-764 ; In Ps. 21, 1, PG 23, 202-203 ; Même interprétation chez Jérôme, dans des

textes toutefois qui ne sont pas connus d’Augustin à l’époque de la première Enarratio : HIER. Tract. Ps. 89, 14, CC

78, 419 ; Com. Ps. 21, CC 72, 198 ; Ep. 120, 9. 96

Ep. 140, 82 ; Spir. litt. 24, 40.

19

à l’action de grâce et à l’affirmation surprenante du v. 25 : « Il n’a pas méprisé ni

dédaigné la prière du pauvre ; il n’a pas détourné de moi son visage, et, quand je

criais vers lui, il m’a exaucé ». Dans ce salut inattendu, on a vu, peut-être dès

l’Épître aux Hébreux97

, la Résurrection. La première Enarratio considère que le v.

20 (« mais toi, Seigneur, n’éloigne pas de moi ton secours ») est une prière pour

obtenir la Résurrection. Ceci est repris dans l’Épître 140 : « Cette prière concerne

sa chair, dont la résurrection n’a pas été différée comme celle des autres

hommes »98

. La seconde Enarratio affirme également que la supplication du v. 20

a été entendue : « C’est ce qui arriva ; il ressuscita le troisième jour »99

. La

Résurrection est l’exaucement de la prière de Jésus.

Le psalmiste, dont la souffrance fut exposée aux regards d’une foule méchante,

avait alors formulé un double vœu, celui de rendre témoignage devant les hommes

que le Dieu d’Israël, défié et raillé par l’incrédulité des pécheurs (v. 9), avait agi, et

celui de partager un repas avec les pauvres100

. Dans la dernière partie du Psaume

abondent les termes évoquant ce peuple : les frères (v. 23), l’assemblée ou la

grande assemblée (v. 26), la postérité d’Israël, la descendance de Jacob (v. 24), les

pauvres (v. 27), la génération à venir, le peuple à naître (v. 31-32). Pour Augustin,

tous ces termes désignent d’une manière ou d’une autre l’Église du Christ

convoquée par la Résurrection du Christ et participant au salut, une Église dont la

mention répétée des confins de la terre (v. 28), des nations (v. 28-29), des peuples

à naître (v. 32) et du règne de Dieu (v. 29), prophétise l’universalité.

« J’annoncerai ton nom à mes frères, je chanterai ton nom au milieu de

l’assemblée » : dans le v. 23, déjà appliqué au Christ et à l’Église par l’Épître aux

Hébreux (2, 12), Augustin voit une annonce de la prédication du Christ, relayée

par le kérygme primitif101

, et de sa présence en son Église102

. La seconde

Enarratio, en raison de la lutte contre les donatistes, insiste abondamment sur la

portée universaliste de la fin du Psaume. Ce même commentaire, ainsi que l’Épître

140, met puissamment en relief l’idée que la seconde partie du Psaume fournit la

réponse à la question « Pourquoi ? » posée au début de la première : l’extension du

salut au monde entier est le pour quoi.

« La prière du pauvre » (v. 25) est ainsi pleinement exaucée. Le pauvre est

l’homme humble qui ne recherche pas sa propre gloire, mais celle de Dieu, et ne

s’attache pas aux valeurs de ce monde103

. Le premier thème prend une place

97

Hé 5, 7 : « Il offrit prières et supplication avec grand cri et larmes à celui qui pouvait le sauver de la mort, et il fut

exaucé en raison de sa soumission » ; ce verset peut apparaître comme une très ancienne exégèse du Ps 21. 98

Ep. 140, 40 ; 59. 99

In Ps. 21, 2, 20. 100

P. BEAUCHAMP, Psaumes nuit et jour, Paris 1980, p. 228. 101

In Ps. 21, 1, 23 et 32. 102

Ep. 140, 45. 103

In Ps. 21, 1, 4 et 24 ; 25 ; 27.

20

grandissante dans les commentaires suivants104

. Et surtout, l’Épître 140 va

développer une idée qui, sans être absente du premier commentaire, y était

toutefois restée implicite : ce pauvre est « le sauveur du Corps qui “pour nous s’est

fait pauvre de riche qu’il était, afin de nous enrichir par sa pauvreté” (1 Co 8, 9).

Car il s’est fait pauvre “en prenant la forme d’esclave” (Phil 2, 8) en laquelle il

s’est humilié lui-même et “s’est fait obéissant jusqu’à la mort” »105

.

Quant au repas offert aux pauvres en accomplissement du vœu prononcé dans la

détresse, il apparaît comme une image parlante de l’Eucharistie dès le premier

commentaire : « “J'acquitterai mes vœux en présence de ceux qui le craignent” :

J'acquitterai l'offrande sacramentelle de mon corps et de mon sang en présence de

ceux qui le craignent. “Les pauvres mangeront et seront rassasiés” : les humbles,

ceux qui méprisent le monde, mangeront, et ils m'imiteront »106

. Ce commentaire

de la première Enarratio se retrouve dans les deux commentaires suivants107

.

L’interprétation eucharistique du v. 27 apparaît avant Augustin dans la tradition

chrétienne108

, mais l’Hipponate lui imprime sa marque propre. En rapprochant le v.

27, où les pauvres mangent et sont rassasiés, et le v. 30, où les riches de la terre

mangent et adorent, sans qu’on précise qu’ils sont rassasiés, Augustin souligne que

seul le pauvre peut être comblé en recevant le sacrement109

: « “Tous les riches de

la terre ont mangé, et ils ont adoré” : les riches de la terre aussi ont mangé le corps

d'humilité de leur Seigneur, et n’en ont pas été rassasiés comme les pauvres au

point de l'imiter, mais pourtant, ils ont adoré »110

. L’efficacité du sacrement est

proportionnée à la disposition intime de celui qui le reçoit.

L’Eucharistie est en effet, d’après l’expression de la première Enarratio, unique

chez Augustin, le « corps d’humilité du Seigneur »111

, car c’est l’humilité du Christ

qui l’a conduit à s’incarner et à prendre un corps qui lui permet de se donner en

nourriture au chrétien. Pour recevoir pleinement les bienfaits du sacrement, il faut

imiter cette humilité du Christ112

, thème qui revient plusieurs fois dans des œuvres

qui sont proches dans le temps de notre premier commentaire113

. Cette imitation du

104

In Ps. 21, 2, 25 et 27 ; Ep. 140, 59-61 et 66-67. 105

Ep. 140, 59. 106

In Ps. 21, 1, 26-27. 107

In Ps. 21, 2, 27 ; Ep. 140, 61-62. 108

EVS. In Ps. 21, PG 23, 212 D. On la trouve au v. 30 chez Eusèbe (Ibid. 213 C-D) et Didyme (In Ps. 21, PG 39,

1288 B), ainsi que dans les chaînes mises sous le nom d’Origène en PG 12, 1260 A. 109

Ser. 216, 11 ; In Ps. 131, 24 ; Ser. 332, 2-3 ; 53, 4. 110

In Ps. 21, 1, 30. 111

in Ps. 21, 1, 30 ; cf. Ph 3, 21. Il parle ailleurs du « calice d’humilité du Christ » : Ser. Guelf. 32, 5 : Eucharistie ;

329, 1-2 : Eucharistie et Passion. 112

In Ps. 21, 1, 27. 113

In Ps. 28, 6 ; Adn. Jb 37, CSEL 28, 2, p. 594 (vers 400) ; Quaest. Eu. 1, 42 ; Ser. Guelf. 32, 5.

21

Christ, les deux commentaires suivants y insisteront, va parfois jusqu’au don de la

vie dans le martyre114

.

Qui participe ainsi à l’Eucharistie connaît le “rassasiement”, selon une

métaphore biblique de la plénitude qui semble avoir été répandue en Afrique avant

Augustin115

. Eucharistie, imitation plénitude, ces motifs sont associés, autour du

Ps 21, dans les trois commentaires continus du Psaume116

. Dans des textes

généralement plus tardifs, pour enseigner que le fidèle qui participe à l’Eucharistie

doit être prêt à donner sa vie comme le Christ, Augustin aura plutôt recours à Pr

23, 1 (LXX) : « Si tu t’assieds à la table d’un grand, sache qu’il te faudra lui rendre

la pareille »117

.

L’exégèse augustinienne du Ps 21 est pratiquement fixée dans le premier

commentaire, le plus bref, qui est aussi le seul vraiment complet et qui, loin d’être

constitué de simples gloses jetées à la hâte sur le papier est un commentaire très

travaillé. Augustin ne considérait pas ses premières Enarrationes comme des

essais de débutant qu’il aurait dépassés par la suite. Quand les deux Enarrationes

s’écartent l’une de l’autre, c’est de la première que le texte le plus tardif, l’Epître à

Honoratus, est le plus proche. On peut relever plus de six cas où Augustin, reprend

dans l’Epître des interprétations du premier commentaire qu’il avait laissées de

côté dans la seconde Enarratio118

.

Il n’en demeure pas moins qu’il a parfois pris de la distance vis-à-vis de l’une ou

l’autre de ses premières exégèses119

et que la réflexion s’est enrichie avec le temps.

Dans la première Enarratio, certains thèmes christologiques attendus (problème du

cri de déréliction du v. 2, question des deux natures aux versets 10 et 23) ne sont

pas abordés ; de même, l’aspect proprement sotériologique n’est vraiment traité

que dans le second commentaire et dans l’Épître 140.

Une question centrale du Ps 21, celle de l’exaucement des prières, est au cœur

des trois commentaires, mais avec trois accents différents. In Ps. 21, 1 insiste sur le

fait que Dieu n’exauce que la prière de l’homme humble ; In Ps. 21, 2 souligne que

le Fils a accepté de n’être pas exaucé pour gagner le salut de l’univers ; l’Épître

114

In Ps. 21, 2, 27 ; Ep. 140, 61-62 et 66 ; cf. aussi Ser. 304, 1. 115

Cyprien parle à propos de l’Eucharistie de dominica saturitas, le rassasiement procuré par le Seigneur : Ep. 57, 2. 116

Également dans Adn. Jb 36, 17, dans In Ps. 48, 1, 3. 117

Cf. S. POQUE, « L’exégèse augustinienne de Prov. 23, 1-2 », RBén 78, 1968, p. 117-127. R. BERGERON, « La

doctrine eucharistique de l’Enarr. in Ps. 33 d’Augustin », REAug 19, 1973, p. 101-120. 118

AVG. In Ps. 21, 4 : Israël est celui qui voit Dieu (Ep. 140, 19) ; In Ps. 21, 13 : rapine du lion et arrestation du

Christ (Ep. 140, 36) ; In Ps. 21, 15 : l’eau qui s’écoule est une flaque qui fait glisser (Ep. 140, 36) ; interprétation

négative de la dispersion des disciples (Ibid. ) ; 21, 16 : les impies sont les Juifs (Ep. 140, 37) ; 21, 21 : l’épée est la

langue (Ep. 140, 41) ; 21, 22 : le lion est le monde (Ep. 140, 42). 119

L’idée que le sein représente la Synagogue (In Ps. 21, 1,10) est abandonnée ; d’autres interprétations sont toujours

présentes, mais désormais comme une hypothèse parmi d’autres (In Ps. 21, 1, 7 : sans génération ; 21, 1, 21 : le

glaive).

22

140 enfin voit dans le non-exaucement du Fils la clé même des Écritures. On note

parallèlement une certaine évolution d’Augustin entre 395 et 412 à propos de

l’abandon du Fils. Le v. 2 apparaît d’abord dans le premier commentaire comme la

prière du pécheur, puis, dans le second, comme un enseignement, avant

qu’Augustin n’admette, dans l’Épître 140, la possibilité d’un réel abandon du Fils

destiné à manifester la grâce de la Nouvelle Alliance120

.

L’acharnement qu’Augustin a mis à pénétrer dans ce Psaume paradoxal où l’on

passe sans transition de l’angoisse de la mort à l’action de grâces pour un salut qui

n’est pas décrit, est révélateur de l’importance qu’il lui accordait pour

l’intelligence du mystère du Christ.

Martine DULAEY

EPHE, Ve Section

120

Cet abandon est prudemment avancé comme une hypothèse, mais présenté comme une possibilité : Ep. 140, 43 :

« uel quod derelictus est … uel quod non est derelictus »; 140, 59: « Dieu ne l’a pas abandonné de cette façon, tout en

l’abandonnant d’une autre façon… »