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LE NESTINARSTVO BULGARIE Un patrimoine culturel immatériel entre relocalisation et remise en circulation, « tradition » et développement O G INTRODUCTION La place désormais prédominante d’institutions internationales telles que l’Unesco dans les processus de patrimonialisation – qu’il s’agisse des pa- trimoines culturels ou naturels, ou encore du désormais fameux patri- moine culturel immatériel – est largement commentée par de nombreux observateurs (Blake, 2009 ; Smith & Akagawa, 2009 ; Labadi & Long, 2010 ; Bortolotto, 2011 ; 2013 ; Labadi, 2012 ; Berliner & Bortolotto, 2013 ; Meskell & Brumann, 2015). Il convient certes de souligner la mul- tiplicité des manières de produire du patrimoine, depuis des initiatives informelles relevant de la « société civile » jusqu’à des instances de portée planétaire internationales ou transnationales, en passant par le rôle clas- sique des pouvoirs publics (États, collectivités...) dans la qualication de patrimoines dans ce cas associés à la notion de souveraineté sur un ter- ritoire donné. Mais une forme de « globalisation patrimoniale » (Labadi & Long 2010 ; Meskell, 2015) est indéniablement à l’œuvre, qui met en connexion divers régimes patrimoniaux au prot d’une vision simultané- ment universaliste (les « biens communs » de l’humanité) et diérentialiste (autant d’expressions de la « diversité culturelle »). Cet article concerne un cas de globalisation patrimoniale et ses eets locaux, à travers l’exemple du nestinarstvo dans la région de Strandža (sud- est de la Bulgarie), une pratique rituelle inscrite depuis octobre 2009 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’Unesco sous la dénomination « Nestinarstvo, messages du passé : le pana- gyr des saints Constantin et Hélène dans le village de Bulgari ». J’y analyse les formes et les enjeux de la patrimonialisation du nestinarstvo, entre les diérents traitements dont ce rituel a pu faire l’objet de la part des pou- voirs publics mais aussi des scientiques, et son appréhension progressive en termes de ressource culturelle, voire d’élément de développement lo- cal. Cette mise en perspective s’opère à la lumière des recompositions so- ciales aectant cette région (frontalière avec la Turquie) depuis 1989 et la 1. Cet article s’appuie sur une enquête ethnologique réalisée dans le cadre du programme de recherche Balkabas (ANR-08-JCJC-0091-01). Sauf mention contraire ou citations retranscrites, les translittérations des caractères cyrilliques sont eectuées conformément au standard ISO.

Le Nestinarstvo (Bulgarie). Un patrimoine culturel immatériel entre relocalisation et remise en circulation, « tradition » et développement

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LE NESTINARSTVO !BULGARIE"Un patrimoine culturel immatériel

entre relocalisation et remise en circulation, « tradition » et développement #

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INTRODUCTION

La place désormais prédominante d’institutions internationales telles que l’Unesco dans les processus de patrimonialisation –&qu’il s’agisse des pa-trimoines culturels ou naturels, ou encore du désormais fameux patri-moine culturel immatériel&– est largement commentée par de nombreux observateurs (Blake, 2009& ; Smith & Akagawa, 2009& ; Labadi & Long, 2010& ; Bortolotto, 2011& ; 2013& ; Labadi, 2012& ; Berliner & Bortolotto, 2013&; Meskell & Brumann, 2015). Il convient certes de souligner la mul-tiplicité des manières de produire du patrimoine, depuis des initiatives informelles relevant de la « société civile » jusqu’à des instances de portée planétaire internationales ou transnationales, en passant par le rôle clas-sique des pouvoirs publics (États, collectivités...) dans la quali'cation de patrimoines dans ce cas associés à la notion de souveraineté sur un ter-ritoire donné. Mais une forme de « globalisation patrimoniale » (Labadi & Long 2010&; Meskell, 2015) est indéniablement à l’œuvre, qui met en connexion divers régimes patrimoniaux au pro't d’une vision simultané-ment universaliste (les « biens communs » de l’humanité) et di(érentialiste (autant d’expressions de la « diversité culturelle »).

Cet article concerne un cas de globalisation patrimoniale et ses e(ets locaux, à travers l’exemple du nestinarstvo dans la région de Strand)a (sud-est de la Bulgarie), une pratique rituelle inscrite depuis octobre&2009 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’Unesco sous la dénomination « Nestinarstvo, messages du passé&: le pana-gyr des saints Constantin et Hélène dans le village de Bulgari ». J’y analyse les formes et les enjeux de la patrimonialisation du nestinarstvo, entre les di(érents traitements dont ce rituel a pu faire l’objet de la part des pou-voirs publics mais aussi des scienti'ques, et son appréhension progressive en termes de ressource culturelle, voire d’élément de développement lo-cal. Cette mise en perspective s’opère à la lumière des recompositions so-ciales a(ectant cette région (frontalière avec la Turquie) depuis 1989 et la

1. Cet article s’appuie sur une enquête ethnologique réalisée dans le cadre du programme de recherche Balkabas (ANR-08-JCJC-0091-01). Sauf mention contraire ou citations retranscrites, les translittérations des caractères cyrilliques sont e(ectuées conformément au standard ISO.

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'n du régime communiste, mais aussi des constructions culturelles anté-rieures du rituel et du territoire. Cet exemple balkanique vise ainsi à explo- rer les « territoires d’un patrimoine », tels que négociés entre les valeurs locales portées par des acteurs concrets, et des normes globales censées régir les éléments accédant au statut de patrimoine mondial. Il permet également d’exposer des questions plus générales sur la manière d’abor-der les régimes patrimoniaux contemporains, qui constituent aujourd’hui l’une des dimensions majeures de l’expérience sociale, entre production de normes d’action publique et recherche de valeurs collectives.

Dans le but de saisir, depuis le terrain, certains e(ets de la globalisation patrimoniale évoquée plus haut, j’analyserai les rapports dialectiques à l'œuvre entre relocalisation et remise en circulation d'une pratique ri-tuelle et culturelle longtemps associée à un espace périphérique parce que frontalier. À mon sens, cette globalisation patrimoniale procède en e(et du présupposé d’un aplanissement des frontières (politiques aussi bien que symboliques) des patrimoines, via les patrimoines, devenus des instruments de gouvernance culturelle mondiale. Selon une vision cor-rectrice –&et irénique&– fortement promue dans la notion de PCI, recon-naître la diversité des patrimoines de l’humanité contribuerait à un meil-leur équilibre géopolitique en matière culturelle, en désoccidentalisant –&sinon en décolonisant&– la notion de patrimoine. Il s’agirait en outre de favoriser une démocratisation du patrimoine –&sinon une démo cratie patrimoniale&– en privilégiant des expressions patrimoniales issues de communautés culturelles de diverses natures, et non plus seulement de politiques publiques statocentrées ou d’expertises « autorisées ».

L’analyse qui suit ne vise pas à proprement parler à déconstruire ces rhétoriques, mais tente de confronter les vertus axiologiques, attribuées à la notion de patrimoine, aux multiples mécanismes qui produisent un élément patrimonial tel que le nestinarstvo. D’une part, il apparaît que le dispositif patrimonial à l’œuvre procède de l’histoire longue et erratique d’une pratique rituelle progressivement passée du particularisme stigma-tisé au statut d’emblème culturel. D’autre part, la patrimonialisation en question, bien loin de relever d’une initiative spontanée, s’inscrit dans un ensemble de stratégies et de réseaux qui interrogent la persistance et la transformation des pouvoirs de –&et des légitimités à&– dire et faire le patrimoine. C’est aussi par la description des pratiques concrètes, des per-ceptions et des instrumentalisations diverses dont le patrimoine en ques-tion fait l’objet, qu’il me semble possible d’aborder l’une des dimensions fondamentales des processus patrimoniaux contemporains&: leur caractère socialement construit et leur pragmatique, soit la manière dont ils se font et ce qu’ils font. Outre des éléments concrets tels que les transformations du paysage rituel ou les formes d’implication des collectivités locales dans la mise en ressource patrimoniale du nestinarstvo, j’examinerai en particulier la notion de « communauté patrimoniale », que le PCI semble appeler de ses vœux, et qui se présente comme le nœud gordien des pro-cessus patrimoniaux actuels.

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STRAND$A%: DYNAMIQUES D’UN ESPACE FRONTALIER

Entre territoire-conservatoire et développement plani&é

Un premier ensemble de considérations visera à présenter ce qui appa-raît comme un trait classique des processus de patrimonialisation&: le fait qu’ils participent fréquemment de la formation d’un « territoire », au sens d’un espace de souveraineté mais aussi d’appartenance, dont ils de-viennent un signe ou un emblème. La patrimonialisation du nestinarstvo a ainsi en partie à voir avec les multiples territorialisations de la « loca-lité Strand)a », qu’il nous faut présenter à grands traits. Le massif propre-ment dit de Strand)a, qui s’achève à l’est sur le littoral de la mer Noire, est partagé entre la Bulgarie et la Turquie depuis la 'xation de la fron-tière en 1913, à l’issue des guerres balkaniques. Longtemps administré directement par la Grande Porte 2, puis théâtre au cours du *"*e&siècle de troubles qui culminèrent avec les luttes d’indépendance et les guerres interétatiques du début du **e&siècle, cet espace montagneux a vu son développement ultérieur fortement conditionné par ce statut frontalier. La démographie de la région a notamment été bouleversée par l’instal-lation de part et d’autre de nombreux réfugiés provenant des déplace-ments de populations –&souvent forcés&– qui émaillaient alors les Balkans. Désormais bulgare, le nord de Strand)a était coupé de son bassin histo-rique, la Thrace orientale, et notamment de la métropole stambouliote. Prédomina dès lors le sentiment d’une région à l’unité brisée, devenue pour chaque pays concerné une extrémité frontalière qu’il s’agissait si-multanément de maîtriser et d’intégrer dans le giron national.

Après-guerre, à l’antagonisme national entre la Turquie et la Bulgarie, aux relations instables et sensibles, s’est ajoutée la coupure idéologique de la guerre froide et du « rideau de fer »&: la militarisation de la frontière renforça l’isolement de la région de Strand)a. Mais la période commu-niste en Bulgarie (1944-1989) a aussi vu dans les années&1970 l’émer-gence d’une politique de développement dirigiste, alors que les espaces frontaliers devenaient des lieux d’investissement prioritaires de l’État. La normalisation du communisme en Bulgarie et la construction du « socia-lisme réel » passèrent par l’harmonisation du développement sur le ter-ritoire national et la redé'nition du rôle international du pays 3. Isolée mais également dotée d’une image de conservatoire naturel 4 et culturel, Strand)a était au con+uent de ces objectifs. La région 't l’objet d’un

2. Strand)a constituait notamment un bassin forestier et minier d’Istanbul.3. De même, « dès le début des années&1970, la Bulgarie du “socialisme avancé” déploie une politique du patrimoine très ambitieuse », passant notamment par de « grands événe-ments culturels » et une stratégie du « jeu politique international par l’action culturelle » (V l inova, 2005).4. Avec la création de la première réserve naturelle de Bulgarie en 1933, le programme scienti'que Strand)a-Sakar (1972-1989), qui comprenait aussi une dimension culturelle et de développement, et avec la mise en place du premier parc naturel bulgare en 1995.

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développement plani'é, relayé par les autorités locales et régionales, en prise directe avec les décideurs de So'a. On chercha notamment à équi-librer les relations entre cette zone de montagne et l’agglomération de Burgas, vers laquelle se déplaçaient de nombreux Strand)iotes. Le déve-loppement de l’activité minière attira de nouvelles populations, des entre-prises d’État (armement, textile, électronique) s’installèrent, on favorisa les activités agropastorales et forestières. À cette politique volontariste et moderniste était néanmoins associé un souci de maintien des équilibres naturels et culturels de ce qui est devenu une « région modèle », tant du socialisme triomphant que de « valeurs nationales » marquées dans le paysage, l’architecture et les traditions.

Entre héritage socialiste et « transition »

L’impact de cette attention inédite de l’État portée à la région de Strand)a reste palpable dans la topologie institutionnelle actuelle du territoire. La période est parfois d’autant plus ressentie comme un âge d’or, que les in- dices de développement sont maintenant en berne&: le changement poli-tique a vidé la région des militaires et d’autres serviteurs de l’État et accentué l’exode vers le littoral, les pôles urbains, l’étranger. Par ailleurs, tout en ayant connu des mutations fondamentales, un certain nombre de cadres légaux et de conceptions du territoire forgés avant 1989 restent opérants aujourd’hui. S’esquisse le tableau d’une société encore marquée par une conception fortement centralisée du développement, mais sou-mise depuis la « transition » à une prolifération parfois anarchique de stra-tégies de captation des ressources symboliques, économiques et politiques que constituent ses patrimoines. La notion de patrimoine (nasledstvo en bulgare) semble en e(et importante, dans la mesure où les mutations ré-centes de la région entraînent généralement le constat de son déclin chronique et du besoin de préserver ce qui ferait, aux yeux des locaux comme des pouvoirs publics, ses spéci'cités.

C’est ainsi, entre autres, à l’aune des mutations profondes que connaît cette région frontalière depuis la 'n du régime communiste, que l’on peut essayer de saisir les enjeux de la reconnaissance patrimoniale globale du nestinarstvo. Le déclin des zones de montagne, l’urbanisation rapide et massive du littoral, la démilitarisation et l’« européanisation » de la fron-tière&: tous ces facteurs ont modi'é substantiellement les visions du ter-ritoire et de son développement. Mais par ailleurs, Strand)a est de facto située depuis 2007 et l’adhésion de la Bulgarie à l’Union européenne, sur la frontière extérieure de l’Union européenne, qui plus est à proxi-mité d’une mégapole de 15&millions d’habitants en extension perma-nente. Dans un contexte où les espaces frontaliers deviennent des espaces patrimoniaux ou mémoriels de prédilection (Chavarochette, Demanget & Givre, 2015), il n’est pas surprenant que Strand)a se voit par exemple désignée par le Conseil de l’Europe comme région pilote du « déve-loppement local des zones périphériques », basé sur les « ressources des

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patrimoines, culturels comme naturels 5 ». La multiplication récente de dynamiques patrimoniales diverses, tant concernant les patrimoines cultu- rels que naturels, et impliquant aussi bien des acteurs locaux que des ins-titutions nationales et internationales, n’est donc pas sans rapport avec la localisation stratégique d’une région périphérique de par son statut fron-talier, mais qui se retrouve au cœur de multiples enjeux culturels, poli-tiques et économiques.

LE NESTINARSTVO%: UN RITUEL AUX CONFINS%?

De l’étrangeté bizarre à la pratique convenable

L’un des traits culturels considérés comme spéci'ques de la région de Strand)a est en particulier objet d’attention et de valorisation&: le nesti-narstvo, une pratique rituelle bien connue des spécialistes de l’Europe balkanique, engageant traditionnellement une confrérie de pratiquants (nestinari) liés aux saints orthodoxes Constantin et Hélène. Relié à un ensemble symbolique complexe, le rituel est surtout réputé pour son épisode le plus spectaculaire&: la danse sur un tapis de braises des nestinari munis des icônes des saints. Mais le nestinarstvo relève d’un cycle rituel qui couvrait toute l’année, et il était associé à une multitude de fonctions et de signi'cations&: protection du village, facteur d’intégration sociale ou signe de marginalité, guérison de certains maux (notamment les troubles ner-veux),&etc. Par ses caractéristiques, le nestinarstvo s’inscrit dans un ensemble de modèles rituels largement répandus sur le pourtour méditerranéen et proche-oriental&: des pratiques extatiques impliquant des expressions musicales et chorégraphiques, sur la base de systèmes de confréries reli-gieuses mais aussi d’appartenances locales. Du tarentulisme ou tarentisme italien (De Martino, 1961, 1966&; voir aussi Gallini, 1988) aux pratiques spirituelles des Hamadcha du Maroc (Crapanzano, 2000) en passant par le sou'sme turc, ce genre de structure rituelle était loin d’être exceptionnel, et fréquemment partagé au-delà des strictes appartenances religieuses. Par ailleurs, il est bien connu que, jusqu’aux déplacements de popula-tions du début du **e&siècle, le rituel était pratiqué dans la montagne de Strand)a aussi bien par des Grecs que des Bulgares, et constituait un opérateur de lien entre di(érents villages et communautés se considérant comme « frères ». Après 1913, les Grecs déplacés importèrent la pratique (connue sous le nom d’anastenaria) dans leurs nouveaux lieux de vie en Grèce (principalement en Macédoine), tandis qu’à Strand)a elle ne sub-siste au 'l du temps que dans quelques villages bulgares.

Le rituel a très tôt fait l’objet d’un grand intérêt de la part des sa-vants, folkloristes ou ethnographes qui, en Grèce comme en Bulgarie, y

5. Dans le cadre du « Programme régional pour le patrimoine naturel et culturel de l’Europe du sud-est » (2003) visant « le développement et le renforcement de l’identité du territoire, y compris dans son aspect transfrontalier », en ligne&: www.coe.int/t/dg4/cultureheritage/cooperation/see/ldpp/default_FR.asp? (juin&2015).

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voient souvent la survivance de coutumes antiques, païennes, réadaptées au christianisme et éventuellement mâtinées d’autres in+uences, selon les interprétations 6. De par son caractère hétérodoxe et partagé, le nesti-narstvo a constamment fait l’objet d’une surcharge de discours de di(é-rents ordres, le problème étant longtemps celui de la qualité nationale de ce rituel, partant de son territoire. Laographie grecque et folklore bul-gare entrent ainsi fréquemment en compétition pour l’attestation du sens ethnonational du rituel, à la revendication de la « bulgarité » du nestinarstvo répondant l’a,rmation de « grécité » des anastenaria. L’un des objets de prédilection du folklore et de l’ethnologie à l’époque communiste, le nes-tinarstvo devient un emblème culturel, à mesure que s’impose son image de coutume singulière, survivance d’un passé lointain, mais aussi de tra-dition ancrée dans un terroir, « autochtonisée » en somme, sans oublier sa mise en tourisme dans les années&1970, notamment dans les complexes hôteliers et certains restaurants de la mer Noire. La publication régu-lière d’ouvrages ou de revues consacrés au nestinarstvo témoigne de la continuité de l’attrait exercé sur la discipline par ce « classique » (Fol & Neykova, 2000&; B lgarski folklor, 2005&; Ray evski, 2011).

Une approche biographique du rituel –&inspirée des biographies d’ob-jet retraçant les di(érentes phases de la vie d’un objet, par exemple entre sa fabrication, ses usages, sa désa(ection, sa patrimonialisation (Bonnot, 2002)&– mettrait pourtant en évidence ses constantes transformations au cours d’une histoire mouvementée. Des phases de clandestinité et de re-jet (notamment par le clergé) alternent avec des périodes d’engouement et de redécouverte spirituelle (généralement urbaine et nationale 7)& ; sa construction en objet ethnographique et folklorique (dès les premières recensions savantes du *"*e&siècle) oscille entre exotisme et nationalisme, l’origine du rituel étant souvent recherchée dans l’Antiquité a'n d’attes-ter de son authenticité culturelle. En Bulgarie, la période communiste voit sa mise sous contrôle et sa manipulation, d’abord par son interdic-tion puis par une politique de folklorisation et de « touristicisation », qui a joué un rôle signi'catif dans sa revitalisation et sa patrimonialisation actuelles. Dans les di(érentes quali'cations culturelles du nesti narstvo, tout se passe comme si, aux con'ns territoriaux correspondaient les marges religieuses, sociales, voire psychologiques d’un rituel jusque-là fréquem-ment exotisé, sinon discrédité. Sa spéci'cité, voire son caractère hétéro-doxe (les danses sur les braises avec les icônes des saints, protégeant les nestinari des brûlures), l’isolement de la région où il est pratiqué, mais aussi son exil et sa relocalisation par les communautés déplacées, ont fa-çonné cette image d’une ritualité aux (ou des) con'ns.

6. Pour un aperçu synthétique, voir Gueorguieva (2005).7. Ainsi du mouvement des Dobri Samarjani qui, dans l’entre-deux-guerres, mit le rituel au service d’une vision de la Bulgarie comme « nouvel Israël » (V l inova, 2009&; Gueor-guieva, 2005).

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« L’hypothèse thrace »%: à la recherche du « substrat ethno-culturel »

Cette vision joue un rôle certain dans la construction idéologique de « l’authenticité » de la région de Strand)a, dont l’isolement –& sinon le délaissement& – en ferait un observatoire de choix de la perpétuation comme des transformations d’un « substrat ethno-culturel thrace » (Fol, 1990). Entre les multiples périodes de trouble qu’elle connaît jusqu’à l’instauration de la frontière en 1913, et l’isolement dont elle fait l’objet au cours du **e&siècle du fait de son statut frontalier, Strand)a apparaît en e(et comme un espace liminal, à la continuité brisée, et dont il faut réa,rmer l’unité culturelle par di(érents moyens, entre autres des hé-ritages ethno-nationaux fortement revendiqués. Après avoir été plutôt considéré comme un particularisme, le complexe rituel du nestinarstvo a souvent illustré cette recherche d’une unité culturelle, voire génétique, des habitants de Strand)a par-delà les quali'cations ethniques ou natio-nales. Cela s’est notamment fait sous l’in+uence de la « thracologie », une discipline apparue dans les années&1970 à la faveur d’une politique volontariste visant à fonder idéologiquement le récit d’une origine an-tique du peuple bulgare (sur ces aspects, voir V l inova, 2005). Promue au plus haut niveau a'n d’asseoir une origine antique (non-grecque) de la nation bulgare, la thracologie vise non seulement à établir l’héritage thrace (trakiisko nasledstvo) en objet de connaissance, mais à attester l’idée d’une continuité ethnonationale pluriséculaire, remontant à l’Antiquité et maintenue par-delà les vicissitudes historiques.

Aux yeux de nombreux spécialistes, le « patrimoine spirituel » (duhovno nasledstvo) de Strand)a est ainsi structuré autour de « l’unité thrace » (Ray evski, 2008), notamment a,rmée vis-à-vis du substrat grec mais aussi de toute autre in+uence potentielle (romaine, ottomane,&etc.). Ainsi peut-on lire que Strand)a fait partie de ces « régions isolées » (ibid.), à l’abri des in+uences extérieures, où le substrat thrace –&dont les Bulgares sont désignés comme les descendants modernes&– aurait été maintenu « dans sa plus grande pureté ». Depuis la Haute Antiquité, cet espace culturel serait demeuré un « territoire montagnard fermé de population thrace » (Fol, 2005, p.&53)&; plus encore, Strand)a serait le berceau d’une partie particulièrement pure de cette civilisation, à savoir celle du plus puissant royaume thrace, celui d’Odrysae, aux #e&et "#e&siècles avant J.-C. Considéré comme « l’un des exemples les plus limpides du syncrétisme religieux entre paganisme et christianisme » (Stojlov, 2005, p.&27 8), le nes-tinarstvo apparaît comme une preuve vivante de ce substrat culturel main-tenu depuis l’Antiquité. Selon le savant Alexand r Fol (1990) 9, Orphée serait le principal archétype du roi-prêtre thrace, et le nestinarstvo serait

8. Voir aussi Ray evski (2011).9. L’un des principaux artisans de la thracologie, qui sera plusieurs fois ministre de la Culture à l’époque socialiste.

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une manifestation de l’« orphisme thrace » (trakiiski or!z m), basé sur un culte de la « terre-mère » et du « 'ls-soleil », un symbolisme préchrétien réactualisé sous l’espèce des saints Constantin et Hélène, 'ls et mère.

L’emblématisation du nestinarstvo

Il apparaît que la valeur culturelle du rituel est généralement rapportée à la fermeture et donc la pureté supposées de la région de Strand)a. Le fait que les villages où le rituel demeure soient situés en zone-frontière (depuis 1913 et a fortiori à l’époque communiste) ajoute à cette réputa-tion. C’est notamment le cas du village de B lgari, à propos duquel la folkloriste Rosica Anguelova écrit que « le village a été, tout récemment encore, isolé de toute in+uence culturelle, ce qui explique le maintien des coutumes locales à l’état relativement ancien » (1955, p.&25). Réputé « purement bulgare » (à la di(érence des autres villages où se pratiquait le rituel) 10, B lgari devient au 'l du temps le terrain de prédilection des ethnologues s’intéressant au nestinarstvo. La pérennité du rituel relève au-tant de raisons locales (présence jusque dans les années&1970 d’une com-munauté rituelle notamment féminine&; transmission familiale des icônes des saints) que de raisons extérieures&: objet des plus nombreuses études, le village jouit désormais d’une réputation aidant au maintien du rituel. C’est ainsi le seul village où, de nos jours, le nestinarstvo reste o,cielle-ment pratiqué à des 'ns rituelles, bien qu’existent de nombreuses au - tres modalités (représentations touristiques, folkloriques, culturelles,&etc.) dont la quali'cation patrimoniale du rituel entend d’ailleurs se distinguer, comme nous le verrons par la suite. Rien d’étonnant à ce que le nom du village soit étroitement associé à l’intitulé retenu par l’Unesco, même si cette localisation elle-même relève d’une construction progressive et suggère bien le pouvoir de sélection et de 'xation (des traits culturels aussi bien que des lieux) de la « machine patrimoniale », pour reprendre une expression fameuse (Jeudy, 2008).

Quoi qu’il en soit, il faut souligner que le nestinarstvo 'gure au-jourd’hui en bonne place parmi les emblèmes culturels et les ressources touristiques du territoire de Strand)a, mais aussi de l’ensemble du pays. On ne compte plus les références médiatiques à la « magie du feu » ou aux « gardiens de la connaissance cachée », les vidéos disponibles sur Internet mais aussi les 'lms surfant sur la rencontre entre tradition spiri-tuelle et mystique New Age, ou encore les articles des magazines tendance jouant d’un certain « chic ethno », photos spectaculaires et témoignages étranges à l’appui 11. En quelques décennies, le rituel est non seulement

10. Son nom même (« les Bulgares »), remplaçant en 1934 l’ancien nom d’Urgari, té- moigne de sa dimension symbolique dans cette région disputée.11. Une revue bulgare grand public consacrait ainsi dans l’un de ses numéros estivaux un dossier aux « Nestinari, prophètes possédés par Dieu » où se côtoyaient déclarations sen-sationnalistes (« les nestinari ont un ADN di(érent »), témoignages intrigants sur les secrets dont seraient encore détenteurs les anastenarides grecs, et poncifs sur le symbolisme d’un

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passé de l’étrangeté bizarre à la pratique convenable, mais du stigmate à la valeur via sa conversion patrimoniale. La revitalisation du rituel voit, de-puis deux décennies, de nombreux acteurs locaux, nationaux et mainte-nant internationaux s’impliquer dans sa pratique et sa (re)quali'cation, au travers de projets souvent disparates, voire concurrents, qui se rangent gé-néralement sous la bannière commode du développement. S’y ajoute l’im-plication des acteurs rituels proprement dits, le passage à l’acte patrimo-nial ne revêtant pas la même signi'cation pour ces di(érents acteurs, dont certains deviennent des « sujets patrimoniaux » (Kirshenblatt-Gimblett, 2004). L’ensemble de ces niveaux d’action et d’implication témoigne de l’existence d’une « arène patrimoniale » (Givre, 2012) au sein de laquelle peuvent s’observer en actes les multiples enjeux contemporains des pa-trimonialisations, en particulier autour de la notion désormais fameuse de patrimoine culturel immatériel (PCI).

En mettant l’accent sur des formes culturelles non monumentales, sur des pratiques sociales (formes d’expressions, savoir-faire, rituels,&etc.) davantage que sur des objets, et en promouvant en particulier le rôle de communautés au sein desquelles s’opéreraient une actualisation et une recréation permanentes des patrimoines, le PCI ouvre en e(et un vaste champ d’action mais aussi de ré+exion sur l’acte patrimonial proprement dit. À ce titre, la patrimonialisation du nestinarstvo constitue un exemple de la mobilisation du patrimoine pour requali'er –&ou instrumentaliser&– des relations intercommunautaires et transnationales, l’un des arguments en faveur de sa reconnaissance par l’Unesco étant qu’il constitue une pra-tique partagée entre populations bulgare et grecque. Certes, l’argument n’a pas été poussé à son terme sous la forme d’une inscription mutuelle et conjointe du rituel en Bulgarie et en Grèce. Mais cette relecture tra-duit la mutation du statut du rituel comme du territoire, le patrimoine participant ici de la redé'nition de ses bons usages mais aussi des bons voisinages entre communautés longtemps séparées. L’image encore vi-vace d’une Strand)a conservatoire, à protéger des atteintes extérieures, se double désormais de l’idée d’une réouverture du territoire, traduisant des préoccupations issues des mutations post-1989&: recon'guration du rôle de l’État, accession de la Bulgarie à l’Union européenne, reposition-nement dans son environnement régional (notamment vis-à-vis de la Turquie et de la Grèce).

Instantanés ethnographiques d’une revitalisation

La revitalisation du rituel dans les années&1990, jusqu’à son inscription en&2009 sur la liste du PCI de l’Unesco (Givre, 2012), n’est donc pas sans rapport avec les nouvelles dynamiques –&notamment l’ouverture&– d’une région frontalière longtemps con'née dans l’isolement. Cela se traduit

rituel venu « d’un autre temps où la frontière entre l’humain et le divin disparaît », dont l’histoire « n’a pas de début ni de 'n »,&etc. (Osem, no&7, juillet 2010).

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par l’apparition d’un certain nombre de marqueurs patrimoniaux, dis-posés dans les localités proprement dites du rituel, comme les villages et sites (sanctuaires, chapelles) où le rituel constitue tout à la fois un opéra-teur de socialité et un patrimoine devenu ressource, ou encore comme les lieux de pratique touristique (villages et villes, hôtels et restaurants, festivals...) sans caractéristiques rituelles constituées. Dans la mesure où il constitue le centre déclaré du rituel et de sa patrimonialisation, le village de B lgari mérite une attention particulière&: chaque année, le 3&juin 12, plusieurs milliers de visiteurs (touristes, journalistes, spectateurs venant de l’ensemble du pays, personnes souvent jeunes en quête d’expérience mystique...) a-uent dans ce village d’une centaine d’habitants. Si la plu-part viennent uniquement assister à la phase la plus spectaculaire du ri-tuel, la danse sur les braises, certains trouvent chez les habitants un gîte ponctuel, d’autres campent aux environs du village, parfois près des sites rituels. À ces visiteurs s’ajoutent, comme fréquemment lors des festivi-tés religieuses en Bulgarie, des commerçants divers (nourriture, boissons, jouets...) et des représentations (danses folkloriques, musique populaire). Le rituel est aussi l’occasion pour les enfants et petits-enfants de revenir au village, le panajr (fête des saints) se doublant de fêtes de famille. L’en-semble des procédures du rituel 13 se fait ainsi sous la pression de ces mul-tiples visiteurs, dans une ambiance mêlée de fête populaire et de ritualité à sensations. Le maire du village et les éventuels invités de marque (sou-vent des personnalités politiques régionales et nationales) ne manquent pas de s’y montrer et de prendre la parole lors d’allocutions insistant sur la 'erté procurée par cette tradition maintenue et reconnue.

Seul endroit en Bulgarie où la pratique a historiquement perduré, B lgari est donc érigé aujourd’hui en « centre du nestinarstvo ». Parmi les mutations récentes du paysage rituel du village, la plus apparente est la re-vitalisation, voire le déplacement de certains espaces rituels, dont la "arava, le lieu où se déroulent les danses sur la braise, resituée dans les années 2000 sur la place centrale du village (alors que dans les années&1990 il était fréquent qu’elles se déroulent sur la vaste esplanade située en face de l’école, à l’entrée du village). Pour certains habitants et experts, cela visait à relocaliser le rituel à l’endroit où il se pratiquait autrefois, ainsi qu’en attestent les témoignages mais aussi de nombreuses archives visuelles ou audiovisuelles. Mais au-delà de l’argument patrimonial, ce choix met signi'cativement l’accent sur la partie la plus explicite du rituel, et la plus conforme à sa physionomie actuelle&: la danse sur le feu. Alors qu’il implique une multitude d’opérations et s’inscrit dans un cycle temporel

12. Selon le calendrier, le rituel a lieu le 3&juin (calendrier julien) ou le 21&mai (calendrier grégorien), comme à Aghia Eleni, l’un des principaux villages de réfugiés grecs de Strand)a.13. Outre la danse sur les braises, le rituel comprend le transfert des icônes de l’église vers le konak (maison rituelle des nestinari), leur « habillage » d’une châsse en tissu rouge, des processions dans le village et vers les sources sacrées (ajazma) dédiées aux saints, des kurbani (sacri'ces sanglants) donnant lieu à des repas commensaux et des pratiques d’échange, en'n le « déshabillage » des icônes et leur retour à l’église.

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beaucoup plus vaste, le rituel se voit ainsi résumé à sa composante la plus spectaculaire, connue et visible. Cette relocalisation remplit simultané-ment plusieurs objectifs&: améliorer l’accueil du public mais aussi repla-cer physiquement et symboliquement le rituel au centre du village, et de manière concrète en face de l’église et de la nouvelle mairie. D’autres équipements illustrent la production d’un paysage villageois autour de la ressource rituelle&: fontaine ornée d’une nestinarka en bas-relief (1996), panneaux d’interprétation sur la place centrale du village, centre d’infor-mation sur le rituel (exposition photo et di(usion de 'lms) dans le nou-veau bâtiment communal (2007)... Le caractère spéculaire de la patrimo-nialisation apparaît ici avec force, le village donnant à voir, et les habitants ayant toujours sous les yeux, leurs propres signes patrimoniaux, parfois monumentalisés.

La revitalisation voit aussi un regain ou une (re)di(usion de la pra-tique dans les villages environnants, et la multiplication des signes patri-moniaux, culturels et touristiques autour de ses lieux emblématiques&: éléments bâtis (sources sacrées, chapelles, oratoires) restaurés, sentiers d’interprétation, panneaux explicatifs, en'n toute une littérature docu-mentaire (brochures, sites internet, guides touristiques...). Tout cela traduit les représentations et usages multiples d’une tradition devenue ressource locale, par des acteurs, collectivités, structures engagés dans la production de discours et de modes d’action territorialisés et souvent en concur-rence pour la maîtrise de cette ressource. La patrimonialisation du nesti-narstvo semble s’opérer à deux niveaux& : celui des collectivités locales (notamment la municipalité –&ob#tina&– de Carevo, dont fait partie le vil-lage de B lgari), car le rituel participe de la construction, de l’institution et du développement du territoire&; et celui des institutions culturelles ou scienti'ques mobilisées dans l’activité patrimoniale qui, tout en pouvant être locales ( itali#te, « maison de lecture ») et régionales (musée ethno-graphique de Burgas), dépendent étroitement des administrations natio-nales (ministère de la Culture).

Si une multitude d’acteurs participent à la chaîne patrimoniale, mais aussi institutionnelle, politique, économique du rituel, peu d’habitants paraissent en revanche concernés par son déroulement, en dehors de ceux qui y ont une fonction et une implication directe. Bien que certains en tirent une ressource ponctuelle (par exemple en louant leur maison aux visiteurs), la plupart semblent à l’écart des enjeux contemporains du rituel, voire s’en tiennent éloignés en attendant le retour au calme. La revitalisation a parfois entraîné des crises locales, les villageois en charge du rituel se voyant pris dans des contraintes méconnues jusque-là, liées à la pression touristique, médiatique, voire politique. On mentionne ainsi les remous provoqués par la volonté municipale de déplacer la date du rituel ou de modi'er son déroulement pour le rendre plus attractif ou simplement favoriser la venue du public. La mise en ressource du rituel se paie du désinvestissement progressif d’habitants permanents parfois dépossédés de prérogatives pourtant fondamentales&: les attentes et les

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pressions inédites pesant sur le rituel ne sont pas sans provoquer des con+its locaux et des crises personnelles.

La « rupture patrimoniale » (Rautenberg, 2003) prend ici la forme de la captation d’une identité rituelle o,cielle, s’ajoutant aux multiples réinterprétations et manipulations émaillant l’histoire du rituel, et d’un découplage paradoxal entre réalité locale et requali'cation culturelle. Si la visibilité et l’aura du nestinarstvo en font un élément culturel jugé dé-terminant localement, nationalement et maintenant mondialement, ainsi qu’une ressource et un enjeu du territoire, les habitants semblent tout à la fois sujets et objets de la patrimonialisation de leur espace de vie, à l’instar de la pancarte qui, à l’entrée du village, mentionne que le visiteur pénètre dans une « réserve ethnographique »... En'n, dans un contexte de déclin 14, les projets de sauvegarde et de valorisation du rituel ren-forcent le décalage, réel ou ressenti, entre les e(orts déployés pour sa mise en ressource et les di,cultés concrètes auxquelles sont confrontés un vil-lage vieillissant et des habitants pour la plupart sans activité. En d’autres termes, si ressource patrimoniale il y a, elle n’est pas conçue comme béné- 'ciant au premier chef à la communauté locale, mais à un certain nombre de donneurs d’ordres politiquement et socialement in+uents.

TERRITORIALISATION ET JEUX D’ACTEURS

Le patrimoine pour faire et maîtriser le territoire

Derrière ces mutations du paysage rituel et culturel, premier niveau d’observation des dynamiques patrimoniales entourant le nestinarstvo, transparaît l’enjeu institutionnel de la patrimonialisation du rituel&: faire et maîtriser le territoire. La revitalisation du rituel met en évidence la concurrence entre pouvoirs locaux, soit que le rituel se retrouve lui-même au centre des enjeux, soit qu’il constitue un élément parmi d’autres dans les luttes entre collectivités et acteurs politiques. Ainsi, parmi les ac-teurs institutionnels, 'gurent la municipalité de Carevo (quatorze com-munes) et le Parc naturel Strand)a, aux relations par ailleurs con+ictuelles sur des thématiques telles que l’écologie, le tourisme ou l’urbanisme. La notion de patrimoine joue un rôle signi'catif dans les rapports entre ces acteurs, qui mobilisent les mêmes objets patrimoniaux pour leurs 'ns propres et dans des perspectives rivales, tant en termes de représentations que de pratiques.

La municipalité de Carevo, partie prenante de l’inscription du nestinars-tvo au titre du PCI, a fait du rituel l’un des piliers de son image culturelle et touristique. Au sein de la collectivité ou d’organismes paramunicipaux, nombre d’acteurs travaillent à renforcer la reconnaissance culturelle et

14. Ce déclin est commun à de nombreux villages de Strand)a&: exode, déclin démo-graphique, vieillissement, dépérissement économique, changement du foncier traduit notamment par la vente de maisons abandonnées...

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l’attractivité d’une pratique quali'ée de « trésor humain vivant » ("ivo ove#ko s krovi#te) 15. Cela est facilité par le fait qu’administrativement, le

village de B lgari est sous la tutelle de la municipalité de Carevo. Le nes-tinarstvo 'gure dans le plan de gestion de la municipalité sous la forme d’actions localisées, telles que la création du centre d’information déjà évoqué ou de musées municipaux (dont le récent musée de Carevo). D’autres actions témoignent d’une mobilisation tous azimuts du ri-tuel&: insertion de la pratique rituelle dans le programme touristique des fêtes d’été, mais aussi création d’une patente labellisant les « danseurs sur braise ». Relevant d’une sorte de marque déposée mais sans véritable por-tée contraignante, cette patente a surtout mis en émoi par son caractère explicitement commercial et l’incongruité (sinon l’absurdité au regard de certains) qui consiste à associer une pratique culturelle et cultuelle à une entité administrative, en l’occurrence une collectivité territoriale. Mais la démarche illustre les enjeux d’appropriation et d’exploitation qui peuvent entourer des « ressources » patrimoniales prises au pied de la lettre&: comme des biens culturels appropriables et commercialisables.

Créé en 1995, le parc naturel Strand)a a lui aussi investi un certain nombre de champs d’action en matière de valorisation du patrimoine culturel et de tourisme durable. À l’image du massif de Strand)a comme conservatoire naturel (biodiversité faunistique et +oristique), il ajoute celle d’un conservatoire culturel, notamment incarné par des formes d’habitat et des traditions spéci'ques. Le soutien au nestinarstvo 'gure dans son plan de gestion depuis 1996, le parc revendiquant la revitali-sation du rituel parmi ses réalisations les plus signi'catives (restauration de sanctuaires, création d’expositions et d’itinéraires de randonnées sur les traces du « feu mystérieux »). La concurrence pour la légitimité à intervenir sur le rituel in+ue sur le choix des objets patrimoniaux eux-mêmes, à l’instar de la restauration en 2005 par le parc du site de Vlahov dol, présenté comme le véritable centre névralgique de la pratique his-torique du rituel et un élément fédérateur des villages nestinari. C’est là qu’était située la « grande source » (Goljamoto ajazmo) où se réunissaient autrefois les cinq villages nestinars (grecs compris)&: B lgari, Kosti, Gra-matikovo, Slivarovo, Kondolovo. Les agents du parc disent avoir demandé pour ce faire l’expertise de Valeria Fol, thracologue connue, qui défend la thèse d’une fraternité strand)iote des nestinari-anastenarides par-delà les clivages ethno-nationaux. Cette tentative de revitalisation « après 60 ans d’interruption », comme le rappelle le guide touristique du parc, traduit une stratégie de positionnement dans un champ patrimonial disputé, en agissant sur un autre site que le village de B lgari, considéré comme le bastion de la municipalité de Carevo, mais aussi un lieu beaucoup trop médiatisé et ouvert au public&: le fait que « c’est à Vlahov dol, et non à B lgari, que les Grecs ont dansé lors de leur dernière visite » (directeur

15. Appellation employée par le ministère de la Culture et le comité national de folklore en référence aux « trésors vivants » japonais.

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du parc Strand)a) sert alors de gage d’authenticité, les Grecs étant fré-quemment perçus comme les véritables « détenteurs » du rituel, comme nous le verrons plus loin.

Le nestinarstvo constitue ainsi une arène patrimoniale locale, dans la-quelle le rituel et l’authenticité deviennent un ressort de la construction de l’espace politique des collectivités territoriales concernées, ce qui est en jeu étant la légitimité à porter un jugement sur ce qui constitue le patrimoine, autrement dit la ou les valeurs du territoire, et à produire des actions en vue de son développement. Ces logiques de territorialisation sont évocatrices des jeux d’échelles dont sont constituées les dynamiques patrimoniales&: tout en re+étant le rôle relativement nouveau des pou-voirs locaux dans un pays longtemps sujet à une administration très cen-tralisée, elles puisent néanmoins également à des légitimations nationales et aujourd’hui internationales. Déjà évoquée, la création par la commune de Carevo d’une patente nestinarstvo, une sorte de marque qui garantirait l’authenticité et réglementerait l’usage de la pratique rituelle en labelli-sant les nestinari, témoigne&d’une économie patrimoniale des territoires qui passe par l’insertion du local dans des dispositifs globaux. Sympto-matique de la tendance croissante à la labellisation et à la normalisation des pratiques patrimoniales, cette démarche a été très critiquée, mais –&de manière intéressante&– pas nécessairement sur des questions de fond ou de principe, concernant l’apposition d’un sceau de propriété intellec-tuelle sur une pratique rituelle et ses usages commerciaux. C’est davan-tage l’accaparement par un acteur en particulier –&qui plus est un acteur institutionnel&–, l’absence de reconnaissance des premiers concernés (les nestinari), mais aussi la non-redistribution des béné'ces éventuels, qui ont soulevé les critiques, conduisant même certains protagonistes du rituel à s’interroger sur l’instauration de droits d’auteur. La conversion du rituel en propriété intellectuelle est une étape dans sa mise en ressource et son instrumentalisation économique et politique.

Translocalité du rituel et ubiquité de « l’authentique »

Le fait d’associer une pratique à un territoire donné suppose de localiser l’authentique, ce qui ne manque pas de susciter des controverses dans le cas du nestinarstvo, dont l’histoire témoigne de multiples ruptures du rap-port au territoire. Comme nous l’avons déjà mentionné, Strand)a est res-tée marquée par les incessants déplacements de population, généralement contraints, que connaissent les nations balkaniques entre les guerres bal-kaniques (1912-1913) et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Rappe-lons qu’alors, en 1913, les Bulgares réfugiés de Thrace orientale (devenue turque) s’installèrent en terre (nouvellement) bulgare, parfois à quelques dizaines de kilomètres de leur village ou ville d’origine, les Grecs de Strand)a émigrèrent quant à eux vers la Macédoine et la Thrace grecques. Ils y amenèrent la pratique des anastenaria (l’équivalent grec du nestinarstvo) qui, après une phase de clandestinité, s’y redéploya dans les années&1970,

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jusqu’à passer du statut de pratique exogène à celui d’emblème local (Danforth, 1989).

Cette translocalité du rituel a des e(ets concrets sur sa quali'cation patrimoniale. La réouverture des frontières après 1989 et la possibilité de renouer des liens rompus par l’histoire permettent de tisser le récit d’un rituel commun, témoignant de l’appartenance à une même « patrie » (ro-dina)&: Strand)a. Sa résurgence en Bulgarie coïncide avec le retour des « frères » (brati) grecs (Gueorguieva, 2001), à tel point que la pratique des anastenaria, associée à un sentiment communautaire porteur d’une mé-moire de l’exil, devient un point de référence. Le lieu de l’authentique est en quelque sorte ubiquitaire&: il réside désormais en Grèce, là où la pratique fait tradition et non pas folklore&; il reste localisé en Bulgarie, lorsque l’on y revient chercher la terre d’origine du rituel. Le nestinarstvo- anastenaria atteste ainsi simultanément de la mobilité géographique et symbolique de la tradition et de sa capacité à construire des ancrages en se relocalisant elle-même.

La multiplication actuelle des pratiques patrimoniales et mémorielles illustre à la fois la prégnance d’une mémoire de l’exil et le maintien d’un lien au lieu d’origine. Tandis que les descendants des réfugiés grecs de Strand)a reviennent régulièrement « au pays » lors des temps forts des célébrations rituelles, les descendants des réfugiés bulgares font, l’espace d’une excursion, un « voyage vers les racines 16 » en Thrace turque. Au caractère traumatique de cette mémoire a certes succédé, aux côtés des ressorts a(ectifs, une dimension patrimoniale, culturelle, voire franche-ment touristique. Mais ces regards patrimoniaux et mémoriels croisés contribuent à forger le sentiment implicite d’une communauté d’expé-rience entre di(érents groupes déplacés à un moment donné de leur histoire. La quali'cation des rapports de fraternité entre nestinari grecs et bulgares, l’un des éléments mobilisés en faveur de sa patrimonialisation par l’Unesco, relève de cette familiarité de la « petite patrie » commune, mais aussi de l’expérience partagée de sa perte.

DU LOCAL À L’UNIVERSEL%: L’ENTRÉE DU NESTINARSTVO EN GLOBALISATION PATRIMONIALE

Mettre en ordre une histoire fragmentée%?

L’inscription en octobre&2009 du nestinarstvo sur la liste représentative du PCI de l’Unesco s’inscrit en e(et dans la logique des processus qui viennent d’être décrits. Après une période de stigmatisation puis de réap-propriation et de folklorisation par les institutions culturelles, le rituel fait l’objet d’une revitalisation mais aussi de nouvelles formes de valorisation et de di(usion, à mesure que l’accès à sa pratique et à ses lieux se banalise,

16. Titre d’une exposition sur les lieux de la mémoire bulgare en Thrace orientale, réali-sée en 2010 par la ville de Carevo.

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en quelque sorte. Les enjeux symboliques, culturels, territoriaux, média-tiques, économiques (quoique dans une faible mesure) du nestinarstvo pa-raissent pleinement converger avec les principes et les objectifs de cette nouvelle catégorie patrimoniale qu’est le PCI. Il y a là matière à recycler le folklore en patrimoine immatériel, mais aussi, ce faisant, à donner une dimension globale à une pratique cultuelle et culturelle jusque-là can-tonnée à son environnement régional&: en somme, situer Strand)a et la Bulgarie sur la carte mondiale du patrimoine.

Ainsi, loin d’apporter une nouveauté radicale, ce nouveau statut de patrimoine immatériel est plutôt à resituer dans la perspective des mul-tiples quali'cations culturelles et scienti'ques qui ont émaillé l’histoire d’un rituel autant disputé et décrié que valorisé et manipulé. Plus exac-tement, cette construction patrimoniale tranche avec une histoire frag-mentée en donnant l’image d’une cohérence maintenue mais aussi re-trouvée. La dénomination de l’Unesco (« Nestinarstvo, messages du passé&: le panagyr des saints Constantin et Hélène dans le village de Bulgari 17 ») est révélatrice de la territorialisation de la pratique et de la quali'cation, au 'l du temps, du village de B lgari comme son centre. Parmi les di(é-rents épisodes rituels de la fête des saints, la notice de l’Unesco met ex-plicitement l’accent sur ce qui est perçu comme son point culminant&: la danse sur le feu des nestinari, « réputée être la plus haute forme de véné-ration des saints ». La notice explique ainsi que&:

« Pratiqué autrefois dans une trentaine de villages voisins bulgares et grecs, le rituel Nestinarstvo ne subsiste plus aujourd’hui que dans le village de Bulgari, où vit une centaine d’habitants seulement. Pendant le Panagyr, toutefois, des milliers de personnes s’y rassemblent, rejointes depuis quel-ques années par de nombreux Grecs qui se joignent au rituel 18. »

Parmi les raisons justi'ant la décision de classement 'gurent les arguments suivants&: « le Nestinarstvo est une expression vitale de l’identité de la po-pulation locale »&; « son inscription contribue à assurer la visibilité et le respect du PCI en attirant notamment l’attention sur le rôle important de ce rituel comme facteur de réuni'cation des Bulgares et des Grecs originaires de Strand)a »& ; on souligne aussi les e(orts déployés par la communauté locale pour assurer la viabilité de la pratique, e(orts sou-tenus par les entités gouvernementales nationales et locales& ; en'n, « la candidature est le produit du consentement de la communauté locale du village de Bulgari 19 ». Le classement procède ainsi d’une démarche pluri-scalaire impliquant l’Unesco (via le comité intergouvernemental de sau-vegarde du PCI), plusieurs autorités nationales (Conseil national pour le patrimoine culturel immatériel, Comité national de folklore –&ministère

17. « Le nestinarstvo, messages du passé&: le panagyr des saints Constantin et Hélène dans le village de Bulgari » (2009).18. Ibid.19. Ibid.

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de la Culture, Institut de folklore de l’Académie des sciences bulgare), les autorités régionales (municipalité de Carevo, musée de Burgas) et les acteurs locaux quali'és de « porteurs » du rituel.

Savoir, pouvoir, gérer%: le rôle des institutions nationales

L’intervention de l’Unesco dans la mise en œuvre de la pratique patrimo-niale, notamment dans ses usages en termes de développement, demeure générale et non prescriptive, la valeur ajoutée du PCI se situant d’abord sur un plan culturel et axiologique. En e(et, si la liste de sauvegarde ur-gente peut inclure un soutien 'nancier, la liste représentative se présente davantage comme une labellisation relevant de la reconnaissance symbo-lique. La traduction de cette mise en œuvre en mesures concrètes visant à la connaissance, la protection et la mise en visibilité du PCI, reste du ressort de l’État, via ses « exécutifs 20 » et selon une hiérarchie des préroga-tives. Comme le précise là encore la notice, « l’État bulgare [étant] d’avis que son intervention doit prendre la forme d’un soutien et non d’une ingérence », son rôle concret relève essentiellement d’un « engagement permanent en faveur d’une documentation scienti'que » sur les éléments considérés. « Aider sans s’immiscer » constitue le leitmotiv des experts nationaux, s’appuyant sur leur statut scienti'que ou institutionnel, mais aussi la rhétorique des acteurs « non communautaires 21 » de la patrimo-nialisation du rituel. La centralisation de ce que nous appellerons la pré-rogative épistémique, soit la maîtrise des modes de production du savoir légitime, renvoie à l’histoire de la constitution du rituel en objet scien-ti'que. En revanche, les collectivités locales demeurent maîtres d’œuvre des di(érents dispositifs visant à traduire les mesures patrimoniales en actions concrètes 22. Censées représenter les communautés concernées au premier chef par leur patrimoine, elles ont à charge d’en gérer la réalité quotidienne, voire d’en user dans leurs politiques territoriales.

Par-delà les mesures o,ciellement annoncées en appui de la candida-ture à l’Unesco, ce qui frappe est la prolifération des initiatives culturelles et touristiques autour du rituel, et l’entrée de la notion même de PCI dans le champ des luttes symboliques, économiques et politiques entou-rant la revendication d’appartenance du patrimoine. La revendication de ce « patrimoine culturel immatériel » par la municipalité de Carevo fait ainsi l’objet de réactions, notamment de la part de la municipalité voisine

20. Ministère de la Culture et collectivités locales&; organisations scienti'ques et cultu-relles (Institut de folklore de l’Académie des sciences bulgare, musée d’histoire régionale de la ville de Burgas).21. Soit les acteurs, locaux ou non, ne participant pas directement de la pratique rituelle, mais occupant une position dans l’arène patrimoniale&(collectivités, musées...).22. Comme la création du centre d’information de B lgari, celle d’un poste de fonction-naire « spécialisé dans les domaines des panagyri et du nestinarstvo » au itali#te (maison de la culture) de Carevo, la mise en place d’un parcours d’interprétation le long de l’itiné-raire des processions, ou encore l’amélioration de l’infrastructure du village de B lgari.

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de Malko T rnovo, les questions patrimoniales accentuant les pro'ls op-posés, voire concurrentiels, de ces deux collectivités. En e(et, béné'ciaire de la politique de développement du régime socialiste, Malko T rnovo connaît depuis les années&1990 un déclin qu’elle peine à enrayer&; inver-sement, sa position sur le littoral favorise depuis une quinzaine d’années le développement de Carevo. Ainsi, en 2010, le musée historique de Malko T rnovo présenta une exposition sur le « patrimoine culturel im-matériel de Strand)a », qui s’inscrivait dans une double visée&: réagir à l’inscription par l’Unesco en revendiquant une approche endogène du PCI&; concurrencer le monopole de Carevo sur le patrimoine local, par-tant sur l’image culturelle de Strand)a. En fonction des jeux locaux et nationaux, l’intervention des institutions internationales est en somme interprétée comme reconnaissance ou comme ingérence.

Bien que largement initié par l’État, le nouveau statut « patrimonial global » du nestinarstvo tend en'n à déplacer le champ des discours clas-siques sur l’appartenance nationale d’une forme culturelle « marginale ». Le récit patrimonial produit par l’Unesco relève d’une dialectique du local et de l’universel qui entend notamment dépasser les antagonismes nationaux ayant historiquement marqué tant le territoire que la compé-tition pour sa « valeur ». Pointe alors la reconnaissance d’une « localité Strand)a » dans ses irréductibles particularismes&: un terroir singulier, une patrie dont l’unité persiste par-delà les changements formels, notamment politiques. Ce sentiment est renforcé par certains arguments survivalistes –&qui considèrent le rituel comme une pratique « immémoriale » qui doit être maintenue dans le cadre de la religion populaire 23&– et localistes –&qui désignent Strand)a comme « patrie » commune 24. Deux principaux facteurs d’unité du territoire apparaissent, dont le rituel participe ou vers lesquels son interprétation est tournée&: la qualité « thrace », qui inscrit Strand)a dans une aire de civilisation puisant également à des sources archéologiques&; la qualité « chrétienne », car bien qu’hétérodoxe, la pra-tique rituelle puise une partie de ses ressorts narratifs dans l’a,rmation d’une spiritualité maintenue envers et contre tout, au premier chef contre l’islam et l’impérialisme ottoman.

Ces deux facteurs sont donc à la fois concurrentiels et complémentaires. De manière compréhensible, la période socialiste privilégiera l’hypothèse thrace, l’une des pierres angulaires de l’ambitieuse politique culturelle et patrimoniale des années&1970-1980 (V l inova, 2005). Mais elle n’oblité-rera pas l’hypothèse chrétienne, à condition d’y saisir le religieux comme patrimoine, le nestinarstvo témoignant de la capacité de résistance du

23. « Le nestinarstvo se pratique depuis des temps immémoriaux dans la région de Strand)a » (« Le nestinarstvo, messages du passé&: le panagyr des saints Constantin et Hélène dans le village de Bulgari », 2009).24. « Les nestinari ne s’identi'ent pas comme appartenant à des peuples di(érents& : ils pensent que c’est leur foi qui les distingue des autres. C’est la raison pour laquelle ils se décrivent comme des “frères” » (« Le nestinarstvo, messages du passé&: le panagyr des saints Constantin et Hélène dans le village de Bulgari », 2009).

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peuple à l’égard du pouvoir religieux, et attestant des conceptions folklo-ristes de la survivance de formes culturelles antiques (et païennes) sous le vernis chrétien. Les 'ctions actuelles du rituel constituent ainsi une étape signi'cative d’une « autochtonisation » de Strand)a sur le mode d’un « nous » culturel maintenu par-delà les mutations du territoire et de ses populations. Le prisme patrimonial joue à plein dans de nouvelles manières d’imaginer les communautés (Anderson, 1983, 1996), mais aussi de penser et de mettre en action la localité « comme expérience vécue, dans un monde globalisé et déterritorialisé » (Appadurai, 1991, p.&52).

QUELLE ' COMMUNAUTÉ PATRIMONIALE (%?

Si la production de la localité via la patrimonialisation du rituel a été lar-gement traitée jusque-là, il convient maintenant de s’interroger de nou-veau sur l’élément central qu’est devenue la notion de communauté dans les processus patrimoniaux actuels. À la lecture de ce qui précède, il appa-raît en e(et que la patrimonialisation du nestinarstvo, tout en s’appuyant sur le présupposé –&et l’injonction&– de l’existence d’une communauté porteuse et actrice du rituel, met en évidence le caractère éminemment problématique de cette notion, déjà maintes fois constaté (Blake, 2009&; Maguet, 2011). On sait l’usage récurrent et central que fait la convention pour le PCI de l’Unesco de la notion de communauté, dès son préam-bule en forme d’appel à préserver le patrimoine de communautés mena-cées par la globalisation&:

Reconnaissant que les processus de mondialisation et de transformation sociale, à côté des conditions qu’ils créent pour un dialogue renouvelé entre les communautés, font, tout comme les phénomènes d’intolérance, également peser de graves menaces de dégradation, de disparition et de destruction sur le patrimoine culturel immatériel, en particulier du fait du manque de moyens de sauvegarde de celui-ci [...]. Reconnaissant que les communautés, en particulier les communautés autochtones, les grou-pes et, le cas échéant, les individus, jouent un rôle important dans la pro-duction, la sauvegarde, l’entretien et la recréation du patrimoine culturel immatériel, contribuant ainsi à l’enrichissement de la diversité culturelle et de la créativité humaine. (Unesco, 2003, Préambule.)

C’est en particulier le fameux article&2 de cette convention qui, dans son e(ort de dé'nition du PCI, établit l’idée qu’il n’y a pas de patrimoine immatériel sans conscience explicite par les communautés, groupes et in- dividus concernés, de la dimension patrimoniale des éléments concernés&:

On entend par « patrimoine culturel immatériel » les pratiques, représen-tations, expressions, connaissances et savoir-faire –&ainsi que les instru-ments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés&– que les communautés, les groupes, et le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en perma-nence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur

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interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. (Unesco, 2003, art.&2.)

Les notions centrales d’autoreconnaissance et de recréation permanente donnent corps à l’assertion généralement partagée selon laquelle « cultural heritage does not exist: it is made » (Bendix, 2009, p.&255).

Or cette vision plutôt constructiviste du patrimoine contraste avec le caractère vague mais aussi étonnamment positif (au sens épistémo logique) de la notion de communauté&: il y aurait dans le monde des communau-tés riches de leurs patrimoines immatériels, dont on peut craindre la dis-parition dès lors qu’ils ne seraient pas reconnus, protégés et valorisés. Ces communautés constituent –&aux côtés des États et des institutions&– le su-jet central du PCI&: « les communautés elles-mêmes doivent prendre part à l’identi'cation et à la dé'nition du patrimoine culturel immatériel&: ce sont elles qui décident quelles pratiques font partie de leur patrimoine culturel 25 ». Dans d’autres textes o,ciels, ce type d’assertion est traduit en mesures et recommandations concrètes visant à « renforcer la conscience du patrimoine » auprès des communautés en question. Ces mesures, telles que la participation des communautés aux inventaires, 'gurent aux côtés de dispositions plus classiques portant sur la « sauvegarde » du PCI, « de-puis “l’identi'cation” jusqu’aux actions de “revitalisation”, en passant par “la documentation, la recherche, la préservation, la protection, la promo-tion, la mise en valeur, la transmission” » (Hottin, 2008, p.&16).

Mais on ne manque pas de s’interroger sur la faveur dont jouit auprès des instances internationales une notion dont il n’existe par ailleurs au-cune dé'nition unique et universellement valable. Tout se passe comme s’il su,sait d’a,rmer une relation consubstantielle entre la notion de communauté et celles de patrimoine ou d’héritage&: les unes et les autres relèveraient de la fabrication, du maintien et de la transmission de modes d’appartenance et de manières d’être en commun. Ce dont il s’agirait d’assurer la préservation, ne serait-ce pas alors ces communautés elles-mêmes, deve-nues patrimoniales&? On retrouverait alors aisément l’une des acceptions génériques de la notion de patrimoine&: celle provenant du terme latin pa-trimonium, qui désigne ce qui est donné aux enfants par le père, et à ce titre institue une communauté précisément par héritage (Chastel, 1997). Plus encore, quels rôles prescriptif et normatif sont appelés à jouer l’Unesco et les États parties dans la dé'nition, la reconnaissance et la légitimation de ces « communautés patrimoniales » qu’ils appellent de leurs vœux&?

Car l’ambiguïté est également forte quant à la nature de l’interven-tion auprès de ces communautés. En e(et, si la globalisation menace les spéci'cités culturelles (disparition des communautés), à l’inverse le communautarisme (la rigidi'cation des communautés autour de « leurs »

25. « Qu’est-ce que le patrimoine culturel immatériel&? », brochure proposée sur le site de l’Unesco, en ligne&: www.unesco.org/culture/ich/index.php?lg=fr&pg=00451 (juin 2015).

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valeurs) n’en constitue pas moins une menace tout aussi globale. Doit-on comprendre que les communautés en question doivent simultanément être maintenues et maîtrisées, entre autres par un geste patrimonial que Henri-Pierre Jeudy quali'ait judicieusement de « maintien de l’ordre symbolique des sociétés modernes » (2008, p.&15)&? Ou doit-on envisa-ger la convention de 2003 elle-même comme une forme de community building par le biais de politiques culturelles fondant leur légitimité sur la reconnaissance d’entités pourtant bien imprécises&? Il semble en e(et évident que la convocation de la notion de communauté dans les opé-rations patrimoniales rejoint des préoccupations plus larges en termes de gouvernance culturelle, qui font profession, sinon toujours usage véri-table, de la « participation locale ». Les dispositions administratives telles que le « consentement de la communauté » (community consent), que sont censées produire les auteurs des demandes d’inscription au titre du PCI de l’Unesco, en sont un exemple concret.

La « communauté », nœud gordien du PCI

Le cas du nestinarstvo illustre ces ambiguïtés de la notion de communauté, question inextricable des débats autour du PCI. Telle que présentée dans l’acte de candidature, la communauté rituelle « traditionnelle » est étroi-tement associée à la région de Strand)a, et concerne aussi bien des Bul-gares que des Grecs. Mais le déplacement de ces derniers et du rituel vers la Grèce au cours des échanges de population déjà mentionnés fait état d’une communauté elle-même historiquement divisée, bien que de nombreuses initiatives de rapprochement aient eu lieu depuis 1989. Plus encore, l’histoire spéci'que des Grecs de Strand)a a conféré aux anaste-naria une charge symbolique et mémorielle fort di(érente de celle dont le nestinartsvo fait l’objet en Bulgarie. En Grèce, les anastenaria consti-tuent une expression majeure de la « patrie perdue », dont on maintient le souvenir et la présence vivante par la pratique rituelle proprement dite, le respect des hiérarchies sociales et symboliques liant les membres de la communauté, ainsi que par la transmission de di(érents éléments tels que les icônes familiales et divers objets cultuels, ou encore les expressions musicales ou les chansons anastenarides (Danforth, 1989).

C’est ainsi la relocalisation du rituel en sa nouvelle patrie qui lui a conféré sa signi'cation spéci'que en Grèce&: à l’exil, vecteur d’un fort sentiment de soi et d’une vision parfois défensive du rituel (en particu-lier à l’égard des dopii, les locaux des villages d’installation), s’ajouta sa clandestinité jusque dans les années&1970, notamment imposée par le clergé orthodoxe. Le rituel et sa transmission revêtaient une importance d’autant plus vitale, à tel point que certains Bulgares estiment aujourd’hui que, face à ses formes jugées trop folkloriques ou commerciales en Bul-garie, le rituel se serait maintenu sous une forme plus « pure » en Grèce. Ce renversement est parfois exprimé en des termes qui mettent en cause l’existence d’une réelle communauté nestinare en Bulgarie& : il n’est pas

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rare d’entendre dire que « c’est en Grèce que l’on trouve aujourd’hui les vrais nestinari ». Pour ses contempteurs, la reconnaissance patrimoniale relève alors d’une démarche arti'cielle, l’authenticité du rituel devant être recherchée ailleurs que dans sa forme o,cielle. Bien que partisanes, ces critiques soulèvent toutefois un point sensible&: tout en faisant de la reconnaissance du nestinarstvo par l’Unesco un facteur de rapprochement entre Bulgares et Grecs, le dossier de candidature tend à estomper les ruptures dont le rituel a fait l’objet, ainsi que les formes spéci'ques qu’il a prises en Grèce, au pro't de l’image d’une communauté réuni'ée dans sa terre natale (Strand)a).

La patrimonialisation procède ainsi nécessairement à une réécriture de l’histoire du rituel, en vue de sa remise en ordre et notamment de sa relocalisation. Il en va de même du contexte de la pratique du nestinarstvo en Bulgarie depuis 1989 et la 'n du régime communiste. Les processus de revitalisation des deux dernières décennies ont en e(et vu l’émer-gence de nouveaux acteurs rituels mais aussi de nouveaux protagonistes, œuvrant par exemple dans les champs du tourisme, du développement ou de l’action culturelle. Comme cela a déjà été évoqué, les parcours de ces nouveaux acteurs s’avèrent fort divers&: locaux pratiquant le rituel sur la base d’héritages familiaux, de l’appartenance locale, de démarches reli-gieuses et / ou de savoir-faire commercialisés auprès des touristes&; per-sonnes ou groupes plus ou moins formels d’inspiration New Age, voyant dans le nestinarstvo une part de l’héritage spirituel de la culture bulgare mais aussi d’une cosmologie plus universelle&; étrangers cherchant dans le rituel une expérience exotico-mystique et opérant des connexions avec d’autres cultures de la « danse du feu »,&etc. Il serait évidemment illu-soire et vain de vouloir tenir compte à parts égales, dans une démarche de reconnaissance o,cielle, de l’ensemble de ces protagonistes directs ou indirects du rituel. Mais cette pluralité et ces dynamiques mettent en lumière la normativité et la sélectivité –&donc les limites&– du mécanisme de construction d’une communauté patrimoniale ad hoc.

Inclusion / exclusion, légitimation / marginalisation%: de quelques e)ets normatifs de la patrimonialisation

La simple analyse de la composition de la liste des protagonistes du rituel est révélatrice de la di,culté d’associer à cet élément patrimonial une communauté concrète et cohérente. Y 'gurent neuf « participants di-rects » considérés comme « porteurs » du patrimoine, mais aussi « toute la population du village de Bulgari », « des visiteurs de la région et de l’ensemble du pays », « des descendants des villages grecs de la région de la Strand)a, qui ont émigré en Grèce au début du **e&siècle », en-'n « des visiteurs venant de divers pays 26 ». Certes, il était probablement

26. « Le nestinarstvo, messages du passé&: le panagyr des saints Constantin et Hélène dans le village de Bulgari » (2009).

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inévitable qu’un processus de sélection s’opère dès lors que la démarche d’inscription requérait la mention de personnes concrètes mais aussi de groupes plus ou moins identi'és. Néanmoins, le mode de composition de cette liste indique assez les e(ets de légitimation dont procède l’opé-ration patrimoniale. Par exemple, le vekilin (« organisateur de l’ensemble du rituel ») n’est autre que le maire adjoint du village, mentionné pour ses fonctions administratives autant –&sinon davantage&– que pour ses compétences rituelles. Quant aux nestinari, le choix des deux personnes mentionnées dans la liste met en évidence la primauté accordée à des qualités « patrimonialement correctes » par rapport à des protagonistes probablement jugés trop éloignés de la pratique conforme du rituel 27.

En particulier, l’une des chevilles ouvrières du rituel, et par ailleurs le maître d’œuvre de la séquence de danse sur les braises, ne 'gure pas dans la liste de l’Unesco. Lui-même 'ls d’un nestinar ayant beaucoup pratiqué au sein des complexes touristiques de la Mer noire dans les années&1960, M. se voit fréquemment critiqué pour sa pratique commerciale. Soudeur de profession, divorcé et père de deux enfants, peu enclin à un comporte-ment religieux explicite, il vit dans des conditions di,ciles dans la vieille maison familiale du village de Jasna Poljana, et en été dans une caravane située derrière le complexe touristique où il o,cie durant la saison. De toute évidence, sa biographie n’entre pas dans les canons patrimoniaux&: elle éclaire pourtant tout un pan de la manière dont le nestinarstvo s’est transformé mais aussi maintenu durant la période communiste et jusqu’à aujourd’hui. Elle montre également une certaine manière d’hériter du rituel, y compris familialement, dans la 'liation avec son père 28 mais aussi son 'ls cadet, qui pratique avec lui dans des occasions aussi bien rituelles que commerciales. Son absence dans la liste de l’Unesco illustre par la né-gative les e(ets normatifs de la patrimonialisation, et les enjeux d’inclu-sion ou d’exclusion, de légitimation ou de marginalisation dont procède la désignation des membres de la communauté patrimoniale 29.

27. Sur tous ces points, voir Givre (2012).28. Il revendique également un lien familial direct avec une nestinarka du village de B lgari, sa grand-mère, décédée dans l’incendie de sa maison alors qu’elle voulait danser sur les braises malgré l’interdiction de son mari.29. Il convient de souligner l’ambiguïté de mon expérience personnelle avec M.& : conscient de son statut d’« outsider de l’intérieur », à la fois essentiel au rituel et sociale-ment méprisé, j’ai maintenu des relations amicales avec lui tout en veillant à ne pas me laisser enfermer dans certaines de ses stratégies d’instrumentalisation. Dans un contexte de compétition patrimoniale, il utilisait de toute évidence nos a,nités (et l’intérêt que lui portait un ethnologue français) pour renforcer ou tout simplement gagner un prestige social qui lui manquait. J’ai ainsi parfois dû éviter volontairement des situations publiques dans lesquelles il aurait visiblement pu arguer de ma présence pour défendre ses propres intérêts, notamment concernant les aspects de reconnaissance patrimoniale de sa pratique. Cette position parfois délicate a certainement questionné mon engagement ethnogra-phique&: elle traduit aussi les ambiguïtés fréquentes de la posture de l’ethnologue concer-nant une thématique –& le patrimoine&– dont il est souvent jugé spécialiste ou comme « faisant autorité ».

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La mise à l’écart, ou tout simplement l’omission de certains protago-nistes de l’opération patrimoniale traduisent ainsi des distinctions à la fois externes (produites par des experts) et internes (véhiculées par les acteurs directs eux-mêmes) quant aux « bonnes manières » rituelles. L’une de ces distinctions oppose les nestinari aux « marcheurs sur le feu » (ognehodja#ti)&: apparue notamment sous le régime communiste, elle visait à euphémiser la dimension religieuse au pro't d’une vision psycho sociale de capacités humaines renvoyant à des dispositions tant physiques que mentales 30. Être un marcheur sur le feu signi'e ainsi ne pas être un nestinar au sens reli-gieux, et appartenir en un sens à ce passé synonyme de dégradation du rituel qu’était l’époque communiste. Une catégorie interne encore plus péjorative est certainement celle de nestinar « balkanturist », du nom de l’o,cine chargée de la politique touristique de la Bulgarie communiste. Elle ne désigne pas seulement une « inauthenticité », mais une forme de contrefaçon et de falsi'cation usant délibérément de la tradition à des 'ns commerciales et idéologiques&: elle induit également le soupçon d’être un agent volontaire ou involontaire du régime communiste, accu-sation toujours fort en usage dans le pays.

Tous ces éléments se veulent autant d’illustrations de la multiplicité des ressorts, parfois subtils et soumis à interprétation, qu’engage un pro-cessus de reconnaissance patrimoniale tel que celui qu’a pu connaître le nestinarstvo. Aussi formelle qu’elle puisse être par ailleurs, la machinerie patrimoniale implique une lecture soucieuse de déceler les modalités explicites ou implicites selon lesquelles un patrimoine est non seule-ment produit mais jugé, évalué et énoncé. Il ne s’agit pas ici de juger de la conformité ou de l’authenticité de la communauté telle que présentée dans les démarches administratives de soumission du dossier de candida-ture pour l’Unesco, mais de mettre en lumière la manière dont les prota-gonistes de la mise en patrimoine du rituel ont « fait avec » la notion de communauté, et en particulier avec la di,culté d’ajuster cette notion telle que promue par l’Unesco avec la réalité de rapports sociaux et poli-tiques convertis en termes de légitimité culturelle et rituelle. En poussant le raisonnement dans ses retranchements, on peut formuler l’hypothèse que le choix du nestinarstvo comme PCI est probablement moins dû à l’existence d’une communauté locale cohérente qu’à celle d’un appareil patrimonial solide et in+uent, capable de recon'gurer le rituel à l’aune des nouveaux cadres globalisés du patrimoine culturel.

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30. Des recherches ont ainsi pu concerner des aspects aussi variés que le système ner-veux, le métabolisme et les comportements des « marcheurs sur le feu », ou encore des caractéristiques physiques telles que le champ magnétique des sites de pratique du nesti-narstvo. Cette approche « physicaliste » relevant d’une forme pour le moins surprenante de « rationalisation », parfois proche d’explications paranormales, est parfois encore uti-lisée dans certains arguments pouvant aller jusqu’à mobiliser des notions telles que celle de patrimoine génétique.

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TRADITION EN TRANSITION, TERRITOIRE EN MUTATION

La reconnaissance du nestinarstvo par l’Unesco participe de la construction erratique d’un particularisme rituel en emblème culturel et en ressource territoriale, après avoir connu di(érentes formes de disquali'cation et de manipulation. Cette reconnaissance advient après un long processus de domestication d’un rituel souvent marginalisé par le passé. À ce titre, cette patrimonialisation re+ète également les mutations d’une région à l’histoire marquée de ruptures politiques et démographiques, dont le ca-ractère frontalier a forgé l’identité d’un territoire des con'ns, auquel cor-respondrait dans le cas du nestinarstvo une religiosité des marges. Depuis deux décennies, les territoires supposés fermement ancrés dans la loca-lité du rituel se recomposent largement, entre relocalisation et remise en circulation. Mais cette reconnaissance se produit également dans une période où se conjuguent paradoxalement une notoriété inédite de cette pratique et de multiples incertitudes quant à ses formes actuelles. Ce contexte a probablement joué dans la volonté d’accéder à une reconnais-sance formelle qui sanctionnerait une forme de maîtrise patrimoniale d’une tradition « en transition », dont on ne cesse par ailleurs de déplorer la dégradation, sinon la disparition possible.

L’ensemble de ces mutations interroge nécessairement la construction d’un récit patrimonial qui, en visant à remettre en ordre une pratique marquée par l’hétérogénéité, obère un certain nombre de ses caracté-ristiques. Ainsi de la dimension multisituée ou translocale du rituel, qui semble réduite à un simple accident par un e(et de relocalisation patri-moniale&: Strand)a comme patrie « authentique ». Les questions soulevées sont nombreuses& : comment concilier une telle assertion patrimoniale avec le caractère multiple, translocal et également incertain des commu-nautés concernées&? Quel peut être le sens de la notion de communauté dans le cas d’une histoire ou d’histoires à la continuité fréquemment brisée et recomposée&? En d’autres termes, ce dont témoignent le nesti-narstvo et sa patrimonialisation, c’est moins de l’existence continue d’une tradition (ce qui implique une logique identitaire) que de la transfor-mation incessante de ses formes et de ses enjeux (ce qui relève d’une perspective performative). L’examen de cet exemple montre en somme la production et les transformations d’une chaîne patrimoniale pragma-tique au sens fort.

Ce faisant, il illustre aussi l’une des raisons de l’intérêt que les chercheurs en sciences sociales prêtent aux processus patrimoniaux actuels&: l’a,rma-tion d’une vision constructiviste du patrimoine par des instances interna-tionales telles que l’Unesco ouvre de stimulantes perspectives tout autant que d’épineuses problématiques, à l’instar du traitement de la notion de communauté. L’avènement de cette notion dans la rhétorique patrimo-niale constitue l’une des formes actuelles de l’institutionnalisation de ce que l’on a pu appeler la « culture populaire »&: cette institutionnalisation est concomitante d’une « culturalisation » de la notion de développement,

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qui voit la valorisation d’expressions culturelles auparavant fréquemment déniées ou occultées. Le PCI est à ce titre l’une des expressions symp-tomatiques d’une globalisation patrimoniale qui, pour relever de cadres normatifs mondialisés, n’en nécessite pas moins la promotion –& sinon la création&– de communautés patrimoniales souvent très localisées. On connaît les ambiguïtés de cette forme de soft power, qui tout à la fois ex-hausse des formes culturelles et les place sous contrôle, actualise et dé-possède les singularités locales au nom de valeurs universelles, favorise la conscience et la reconnaissance culturelles tout en normalisant leurs pro-tagonistes en sujets patrimoniaux. Par rapport à la représentation habi-tuelle d’objets patrimoniaux fermement attestés et rigoureusement inven-toriés, cette subjectivation du patrimoine incite à comprendre comment les normes globales de la gouvernance culturelle sont non seulement édictées et di(usées, acceptées ou refusées, mais incorporées et vécues, réappropriées et négociées.

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