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NOTE DE LECTURE Édouard Gardella P.U.F. | L'Année sociologique 2011/1 - Vol. 61 pages 225 à 240 ISSN 0066-2399 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2011-1-page-225.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Gardella Édouard , « Note de lecture » , L'Année sociologique, 2011/1 Vol. 61, p. 225-240. DOI : 10.3917/anso.111.0225 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - biblio_shs - - 193.54.110.35 - 13/10/2011 12h18. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - biblio_shs - - 193.54.110.35 - 13/10/2011 12h18. © P.U.F.

Le devoir et la grâce, de Cyril Lemieux (L'Année sociologique)

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NOTE DE LECTURE Édouard Gardella P.U.F. | L'Année sociologique 2011/1 - Vol. 61pages 225 à 240

ISSN 0066-2399

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2011-1-page-225.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Gardella Édouard , « Note de lecture » ,

L'Année sociologique, 2011/1 Vol. 61, p. 225-240. DOI : 10.3917/anso.111.0225

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© P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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L’Année sociologique, 2011, 61, n° 1, p. 227-240

autour de cyril lemieuX. — Le devoir et la Grâce, paris, Écono-mica, coll. « Études sociologiques », 2009, 246 p.*

le sociologue cyril lemieux, bien connu pour ses travaux sur le journalisme, n’a pas troqué sa vocation pour celle d’herméneute de textes sacrés : contrairement aux apparences, Le Devoir et la Grâce n’est pas un traité de théologie. le sous-titre, malheureusement oublié par les éditeurs, devait préciser l’enjeu principal de l’ouvrage : « pour une analyse grammaticale de l’action ». est-ce là une nouvelle proposition de théorie sociologique générale ? le style analytique de l’ouvrage, agencé en propositions et en scolies, illustrées par des analyses de textes (littéraire, sociologique, historique, anthropolo-gique), tend à le laisser penser. il n’en est pourtant rien, et l’auteur évite tout malentendu dès le départ : l’approche grammaticale « vise à reproduire sur un mode nouveau, plutôt qu’à remettre en cause, les idées les plus élémentaires » des sciences sociales (histoire, sociologie, anthropologie)1. l’ouvrage doit donc d’abord se lire comme une entreprise de réagencement et de « clarification » de ce que nous savons déjà, non pas en termes de contenu (comment « fonctionne » la « société ») mais en termes de théorie de l’action et de méthode de

* Je remercie très chaleureusement cyril lemieux pour avoir eu la patience de répondre longuement à mes interrogations, patrice duran pour m’avoir incité à rema-nier des versions antérieures, et daniel cefaï, cécile lavergne, Vincent-arnaud chappe, Jérémie majorel et nicolas oppenchaim pour avoir pris du temps pour me faire part de leurs remarques avisées. toutes les erreurs ou parts obscures de ce texte relèvent de ma responsabilité.

1. c. lemieux, Le devoir et la grâce, paris, Économica, coll. « Études sociologiques », 2009, 4-5.

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recherche (quelles tâches de description, de compréhension, d’expli-cation, de prévision et de critique, et dans quel ordre, un chercheur doit accomplir pour mener une enquête scientifiquement valide). des références sociologiques, éclectiques mais classiques (Weber, durkheim, mauss, marx, mead) côtoient ainsi des auteurs issus de la philosophie (peirce, Wittgenstein, descombes), de l’histoire (Bloch, chartier) et de l’anthropologie (dumont, Godelier). il ne faut pour autant s’attendre ni à un manuel prônant un consensualisme mou ni à un bricolage syncrétique théoriquement amorphe. derrière la modestie affichée en préambule, se dégage un projet ambitieux. ce qui rend compte des forces et des faiblesses de l’ouvrage, beaucoup de pistes, extrêmement stimulantes, restant encore programmatiques. l’auteur prend au moins trois problèmes, majeurs et délicats, à bras- le-corps : retrouver l’ambition universelle pour les sciences socia-les, clarifier les opérations de recherche et réconcilier les traditions durkheimienne et pragmatiste (sur les plans de l’épistémologie, de la théorie de l’action et des conséquences politiques). si ce dernier problème est surtout abordé dans la conclusion (dense par sa conci-sion) et permet de remettre en perspective l’ensemble de l’ouvrage à l’aune de ce rapprochement inédit, les deux autres sont plus large-ment développés.

d’une part, l’auteur réinscrit, en la clarifiant, l’ambition expli-cative, prédictive et critique dans le programme de recherche pragmatiste. la distinction très précise entre les divers niveaux métho-dologiques constitue sans doute, pour ceux qui ont été marqués par ce qu’il est convenu d’appeler « la sociologie pragmatique », une avancée importante, en arrimant ce courant à des procédures métho-dologiques explicites. la description et la compréhension ont gagné sans conteste en finesse et en rigueur depuis une vingtaine d’années dans le contexte français, notamment par le déploiement de modèles pluralistes de l’action et par la distinction entre les registres de l’inté-rêt et de la morale2. mais, comme le souligne l’auteur, ce gain s’est sans doute fait au détriment de ce qui a pourtant habité la tradi-tion sociologique dès son commencement : la volonté d’expliquer les phénomènes sociaux, de les prévoir et de pouvoir porter une critique. il est donc temps de recoller les morceaux. ces dimensions explicative, prédictive et critique ne sont pas les plus développées dans l’ouvrage, mais elles sont clairement affirmées et explicitement

2. l. Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, paris, métailié, 1990 ; l. thévenot, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’enga-gement, paris, la découverte, 2006.

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articulées aux exigences poussées de description et de compréhen-sion pragmatiques, désignées comme les « tâches techniquement premières ». d’autre part, l’auteur ressaisit l’héritage de nos discipli-nes pour réactiver un horizon largement délaissé aux sciences de la nature : reconquérir l’universel, retrouver l’ambition de caractériser ce qui fait l’unité de l’homme par-delà nature et histoire, en réinves-tissant un domaine d’où se sont retirées les sciences sociales depuis les coups de boutoir assénés au structuralisme dans les années 1980. l’historicisme et le relativisme, adossés au constructivisme, auraient ainsi empêché les chercheurs de renouer avec l’ambition universaliste, délaissant ainsi ce terrain aux seules sciences cognitives et naturelles. renouer avec cette perspective pourrait même ouvrir de potentiels espaces de dialogue avec les sciences de la nature. piste que l’auteur n’a malheureusement pas eu la place de véritablement aborder.

en mettant l’accent sur la clarté méthodologique de l’ouvrage, nous cherchons à délimiter la pertinence heuristique du concept universel de « grammaire ». la grammaire ne relève ni de la descrip-tion, ni de l’explication, celles-ci étant toujours indexées à des contextes historiques singuliers. elle relève du niveau de la compré-hension, sans la rabattre sur un modèle unique d’action, conser-vant par là les « acquis » des théories pluralistes de l’action. nous pourrions donc dire que l’universalisme méthodologique proposé par c. lemieux relève d’une théorie compréhensive pluraliste3, délivrant des hypothèses pour donner du sens à l’enchaînement d’actions-réactions que nous pouvons observer.

reconquérir l’universel : c’est l’enjeu affiché dès la première partie, intitulée « l’erreur de Frazer », dans lequel l’auteur définit

3. il existe d’autres modèles pluralistes de l’action, non seulement dans la sociologie pragmatique, mais également dans des travaux théoriques inspirés de l’individualisme métho-dologique. l’auteur confronte très explicitement et largement son modèle grammatical au modèle de l’habitus, mais finalement assez peu au modèle élargi de l’action rationnelle, notamment le « modèle rationnel général » (mrG) proposé par r. Boudon, dans Raison, bonnes raisons (paris, puF, 2003), dans lequel l’auteur s’appuie sur la distinction wébérienne entre rationalité instrumentale et rationalité axiologique. quatre différences majeures nous semblent intéressantes à préciser : d’une part, la « grammaire naturelle » ne semble pas entrer dans le « mrG » ; d’autre part, le sens de la « rationalité » n’est pas le même, toute action étant « rationnelle » dans le modèle de lemieux ; de plus, la conception boudonienne est de part en part mentaliste (sans être pour autant naturaliste), au sens où l’analyse cherche à reconstruire les raisonnements que les individus sont supposés opérer, de façon plus ou moins consciente, dans leur tête. le non-mentalisme, comme principe de méthode, ne dit pas qu’il ne se passe rien dans la tête des gens, mais que prétendre reconstituer ce qui s’y passe est une méthode moins féconde et soumise à plus de risques de surinterprétation, que de s’atteler à décrire ce que les acteurs font publiquement. enfin, il semble que le statut méthodologique des rationalités soit moins clair dans le mrG que dans le modèle des gram-maires : chacune des rationalités est-elle un concept compréhensif ou explicatif ? critique qu’on pourrait également formuler avec lemieux à l’encontre du concept d’habitus.

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trois types d’action, les « grammaires »4, communs à toutes les socié-tés humaines dans l’espace et dans le temps. Face à la montée en puissance de certains courants naturalistes des sciences cognitives, il importe que les sciences sociales, avec leurs méthodes et leurs concepts, osent de nouveau dialoguer avec les sciences de la vie sur ce qui fait la commune humanité. l’auteur prend appui sur un projet philosophique qui n’a eu de cesse de montrer que l’« esprit humain » ne se réduit pas au fonctionnement du cerveau5. l’esprit n’est pas « dans la tête » des individus, il est au contraire entièrement public, observable dans l’enchaînement des actions, parce qu’il renvoie à la signification visée par les acteurs. celle-ci n’est abordable que dans les interactions effectivement accomplies, et n’est pas réductible à des mécanismes automatiques ou physiologiques. c’est tout l’enjeu de la deuxième partie de l’ouvrage, « la grammaticalisation du monde », que de défendre une « approche non mentaliste » de la rationalité, tout en repoussant l’hypothèse mécaniste et naturaliste de l’action. la troisième partie, « l’expérience de l’incompossible », se détache un peu de ces enjeux, pour aborder le rapport des sciences socia-les au changement social et à l’action politique. pour lemieux, les chercheurs n’ont pas le choix : dans la mesure où ils publient leurs travaux, ils ont vocation à entrer dans la sphère publique, donc à assumer la dimension nécessairement critique, à des degrés certes variables, de leur profession. mais leur critique, pour être véritable-ment efficace, doit « parler » aux acteurs. elle ne peut donc pas être externe, portant seulement sur les catégories et montrant leur carac-tère arbitraire et construit. elle doit être interne, et porter sur les contradictions qui existent au sein même des pratiques. le modèle de critique ici proposé n’est donc pas radical. la critique doit au contraire aider les acteurs à se réformer par eux-mêmes, en leur donnant des raisons de le faire qui renvoient au contexte le plus quotidien de leurs actions. ces débats centraux des sciences sociales

4. la notion de grammaire définie chez lemieux se distingue donc nettement de celle utilisée par l. Boltanski et l. thévenot dans De la justification (paris, Gallimard, 1991). les diverses « grammaires du lien politique » (ibid., p. 87), les « cités », ont une dimension historique. elles ne sont pas universelles. ce que montre très bien l’identifica-tion de la « cité par projet » dans l. Boltanski, e. chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme (paris, Gallimard, 1999) et ce sur quoi insiste n. dodier dans son article « l’espace et le mouvement du sens critique », Annales HSS, 1, 2005, 7-31.

5. l’œuvre de Vincent descombes donne les bases philosophiques qui peuvent contribuer à éclairer les présupposés de l’approche grammaticale, en particulier le dipty-que La denrée mentale (paris, minuit, 1995) et Les institutions du sens (paris, minuit, 1996). dans la littérature théorique des sciences sociales, c’est la lecture de G. h. mead, L’esprit, le soi, la société (paris, puF, 2006) qui permet de saisir la spécificité de la théorie de l’action proposée.

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ne sont pas abordés pour eux-mêmes. ce qui emporte la conviction, c’est leur articulation constante à un modèle d’analyse qui se déploie selon trois postulats (solidarité, rationalité, actualité), des concepts clefs (grammaire, raisons d’agir, tendances à agir) et des enjeux méthodo-logiques (compréhension, description, explication-prévision) :

Tableau 1

Étant donnée l’ampleur des problèmes abordés, nous allons nous focaliser ici sur l’explicitation des relations existant dans le modèle entre les concepts et les aspects méthodologiques, afin de tirer de « l’universalisme méthodologique » quelques instructions pratiques pour la recherche en sciences sociales.

La « grammaire » comme opérateur de compréhension

le postulat de départ est clair : contrairement au premier postu-lat « ontologique » de la théorie du choix rationnel6, il n’existe pas d’action purement individuelle ; ce que signifie le principe de « solidarité », hiérarchiquement premier dans le modèle7. même pour les besoins de l’analyse, il n’est pas considéré que l’acteur puisse se retrancher d’une quelconque interaction, délibérant avant d’agir et prenant des décisions de façon autonome. l’auteur quali-fie ce principe de « holiste », en reprenant la filiation durkhei-mienne dans laquelle l’individu est le produit de son appartenance

6. r. Boudon, Raison, bonnes raisons, paris, puF, 2003, 19-55.7. c. lemieux, op. cit., 30-34.

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à un (ou plusieurs) groupe(s). mais l’auteur cherche à sortir d’une vision hypostasiée et transcendante du groupe, en relisant les travaux de durkheim par le truchement de la théorie interactionniste et béhavioriste de G. h. mead. l’appartenance, ou l’identité collec-tive, ne renvoient pas à des normes et des valeurs surplombant les individus ; elles sont ressaisies dans des actions. ici, ce ne sont pas les groupes, les structures ou les grammaires qui agissent, ce sont toujours les individus. la solidarité, dans laquelle toute action entre nécessairement, ne relève pas de l’exercice d’une contrainte par des représentations intériorisées. elle n’a pas un sens « mécanique », elle ne relève pas d’une quelconque boîte noire. mais si ce sont les individus qui agissent, ils le font toujours dans une relation à autre chose qu’eux-mêmes : toute action est prise dans une interaction, ou plus précisément, est une action en retour d’une autre action. la solidarité est donc comprise comme un enchaînement d’actions observables et est toujours ancrée dans une action collective. en cela, le principe de solidarité illustre bien le projet de l’auteur : réconci-lier, sur le plan de la théorie de l’action, les traditions durkheimienne et pragmatiste8. la primauté accordée à ce principe sur les deux autres, et notamment sur le principe de rationalité, signe une claire démarcation du modèle avec les théories du choix rationnel et de l’individualisme méthodologique étroit9.

ce postulat de solidarité implique, au niveau méthodologique, de comprendre le sens des actions en les rapportant à des « grammaires », point d’entrée du modèle : « 1. Grammaire : l’ensemble des règles à suivre pour être reconnu, dans une communauté, comme sachant agir et juger correctement »10. en quoi, dès lors, la « grammaire » se distingue de la notion classique de « culture », définie sommairement comme les normes et les valeurs partagées par un groupe donné ? d’une part, l’auteur ne reprend pas les versions traditionnelles du culturalisme, où normes et valeurs, étant rendues transcendantes, déterminent les actions individuelles. les normes et les valeurs sont toujours associées à des actions contextuelles, par définition frappées d’une certaine incertitude. d’autre part, l’auteur établit une distinc-tion entre deux types de règles : les « règles dérivées » et les « méta-règles ». les « règles dérivées » sont le contenu auquel les chercheurs

8. c. lemieux, op. cit., « conclusion. le troisième enjeu », 225-229.9. pour une critique serrée de la logique d’action associée aux « effets pervers » et

de la primauté du principe de rationalité sur le principe de solidarité dans l’individualisme méthodologique de r. Boudon, voir c. lemieux, op. cit., 129-130.

10. c. lemieux, op. cit., 21.

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ont accès dans leurs enquêtes empiriques, elles sont proches de la notion de culture (comprise comme interactions). les « méta-rè-gles », elles, ne désignent pas un contenu mais des formes d’actions typiques, des capacités anthropologiques, reconnaissables dans toutes les sociétés, à travers l’espace et le temps11. elles ne planent pas cependant au-dessus des pratiques, elles sont toujours accom-plies par les actions relevant des « règles dérivées ». c’est là que nous accédons à la proposition d’universalité, sortant de l’opposition entre relativisme et essentialisme (donc ethnocentrisme). l’auteur isole trois méta-règles, qu’il appelle « grammaire naturelle », « grammaire réaliste » et « grammaire publique »12. la grammaire naturelle corres-pond à la métarègle du don et du contre-don, et aux actions typiques d’aimer, de s’engager spontanément, d’offrir, etc. la grammaire réaliste renvoie à la métarègle de « la réalisation » et de « l’autocon-trainte », et correspond aux actions typiques de prise de conscience de ses limites, de méfiance, de calcul, d’anticipation, etc. enfin, la grammaire publique se reconnaît à la méta-règle de la « distancia-tion », et s’accomplit dans des actions typiques comme porter un jugement moral, justifier en public, critiquer, etc. ces grammaires se distinguent entre elles par des « niveaux de réflexivité différents ». l’universalisme méthodologique défendu dans l’ouvrage consiste alors à poser comme hypothèse a priori que dans tout groupe sont accomplies des actions de don/contre-don, de réalisation et d’auto-contrainte, et de distanciation.

la notion de « règle » est donc centrale dans l’ouvrage. elle est prise comme ce qui démarque le domaine propre des scien-ces sociales, par rapport à celui des sciences de la nature. mais elle n’est pas vraiment définie, étant d’emblée intégrée au concept de « grammaire ». il est clair cependant qu’elle est la porte à ouvrir quand nous cherchons à comprendre des actions. dans l’approche grammaticale proposée, comprendre, c’est expliciter les règles qui orientent les interactions des acteurs. ces règles ne déterminent pas les actions. elles ne sont pas non plus « interprétées » par les acteurs. elles sont accomplies dans l’action, la plupart du temps d’une façon seulement esquissée. mais le chercheur, lui, prolonge cette esquisse en explicitant les règles pour rendre compréhensibles les actions qu’il observe. la règle, en tant qu’opérateur spécifique de compréhension (et non pas d’explication), n’est pas définie comme un principe normatif officiel (un règlement), ni comme une action qui serait

11. c. lemieux, op. cit., 56-67.12. c. lemieux, op. cit., chap. 3, 69-91.

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régulièrement observée, ni même comme une norme qui agirait par l’intermédiaire d’une « intériorisation ». de fait, les règles ne sont que rarement explicitées, si ce n’est dans deux moments privi-légiés : quand il y a un rappel à l’ordre (« tiens-toi droit ! »), ou au moment des apprentissages et des formations. les règles sont donc la plupart du temps absentes dans la pratique, mais dans l’analyse, elles permettent au chercheur de comprendre la signification des actions, en les rapportant à des présupposés collectifs qui orientent les acteurs (et dont ceux-ci, dans un exercice de réflexivité, peuvent rendre compte)13. c’est en cela que les concepts de l’ouvrage ont une dimension d’abord méthodologique, et non pas strictement réaliste. les acteurs ne déploient pas souvent les règles explicitement, ils ne les visent que rarement de façon consciente et ils tolèrent de nombreux écarts. mais ils manifestent toujours des orientations normatives, que le chercheur peut comprendre en les explicitant. dans cette mesure, il nous semble éclairant de rapprocher la concep-tion implicite de la règle chez c. lemieux, de celle proposée par durkheim dans la préface à la seconde édition de La division du travail social : « une règle, […], n’est pas seulement une manière d’agir habituelle ; c’est, avant tout, une manière d’agir obligatoire, c’est-à-dire soustraite, en quelque mesure, à l’arbitraire individuel »14. l’auteur semble reprendre cette perspective morale sur la règle (c’est-à-dire rapportée à la solidarité entre individus), tout en l’articulant à une conception interactionniste de l’action pour pouvoir la comprendre et la décrire de façon empirique. comment décrire la dimension normative, potentiellement obligatoire, qui traverse l’ensemble de la vie sociale ? en portant attention aux interactions (les actions-réac-tions significatives), c’est-à-dire soit aux actions qui confirment une action précédente (les « grâces »), soit aux actions qui la contredisent (les « devoirs »).

13. pour cette précision, voir la réponse de l’auteur sur le site www.laviedesidees.fr à la note critique de nicolas mariot, « penser la régularité de la vie sociale sans mécaniser l’action » (2-3), où il reprend la distinction classique opérée par m. Weber entre l’action des individus, qui se fait la plupart du temps dans une semi-conscience, et l’analyse du chercheur, qui reconstruit une interprétation, adéquate quant au sens visé par l’acteur. c’est dans cette mesure que nous pouvons qualifier de modèle les proposi-tions faites par l’auteur.

14. e. durkheim, « préface de la seconde édition », De la division du travail social [1893], paris, puF, 1998, v.

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Les « raisons d’agir » comme opérateur de description

le déroulement des interactions se fait par l’accomplissement de ces deux types de réactions : le devoir et la grâce. ces deux concepts donnent le titre à l’ouvrage en raison de leur caractère central dans la dynamique du modèle : l’enchaînement des diverses actions se fait soit en attribuant un sens négatif à l’action précédente, soit en lui attribuant un sens positif. ces devoirs et ces grâces s’accomplissent toujours dans des situations singulières, qui leur offrent des disponibilités et des appuis. ces « raisons d’agir », définies en vertu du principe de rationalité, sont observables, il ne s’agit pas de raisons cachées dans la tête des acteurs ou refoulées dans l’inconscient. l’auteur insiste sur ce point méthodologi-que, démarquant sa perspective de certains courants bourdieusiens de la sociologie, selon lesquels on ne comprendrait réellement les actions qu’en les rapportant aux causes dont les acteurs n’ont pas conscience. pour l’auteur, ce type de préconisation mélange deux enjeux distincts de méthode : les tâches « techniquement premières », la compréhension et la description, et les tâches « techniquement secondes » (mais tout aussi importantes) qui relèvent de l’explication et de la prévision15. décrire une action consiste à prendre au sérieux les raisons les plus triviales qui, manifestement, lui permettent de s’accomplir. décrire ces « raisons » (l’auteur parle aussi de « discontinuités ») sur lesquelles prennent appui les acteurs, c’est en même temps décrire leur intention. autrement dit, pour attribuer une intention à un acteur et pouvoir la discuter dans un espace public (avec les acteurs ou avec d’autres chercheurs), il faut s’appliquer à bien décrire les appuis de toute action16. ces appuis peuvent souvent être eux-mêmes des actions (selon le principe de solidarité), toute action étant une action en retour. mais elles peuvent en même temps être des objets ou des conventions partagées. il faut donc pour décrire une action porter attention aux objets, aux conventions et aux actions antérieures sur lesquels les acteurs s’appuient, explicitement ou implicitement.

ces « raisons d’agir » sont cependant déconcertantes. le principe de rationalité est sans doute celui qui s’écarte le plus de la tradition sociologique, dans la mesure où il est élargi à son maximum dans une veine d’inspiration ethnométhodologique. le principe peut se résumer par la formule suivante : toute action, étant réaction à quelque chose ou à quelqu’un, est rationnelle (à la différence des idéaux types wébériens). cette extension provient de la définition

15. c. lemieux, op. cit., 103.16. c. lemieux, op. cit., 121-125.

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toute particulière donnée au terme de « raison ». ce peut être un moyen, explicitement utilisé en vue d’une fin, tout comme ce peut être un support non consciemment mobilisé pour accomplir une action. dans tous les cas, relevant du domaine de la description, le motif doit être observable dans la situation d’interaction : « Je trouve dans ce soupir de mon interlocuteur une raison de m’arrêter de parler »17. il constitue un point d’appui, matériel, pour que l’action s’effectue. c’est par cette conception de la rationalité que l’appro-che non mentaliste peut ainsi être assumée de façon cohérente. l’action n’est pas totalement arbitraire, parce qu’elle est une réaction à quelque chose. elle n’est pas « mentale », parce que ce quelque chose est extérieur à l’individu. elle n’est pas non plus déterminée, parce que cette réaction aurait pu être autre. le concept de « raisons d’agir » est donc complètement interactionniste, dans le sens de G. h. mead : une action est rationnelle parce qu’elle est toujours une réaction non déterminée à quelqu’un ou quelque chose.

pour appréhender plus clairement cette acception déroutante de la rationalité, comparons-la au concept de « bonnes raisons » développé par r. Boudon et tel que l’explicite J.-d. reynaud. dans cette perspective, pour qu’une raison soit « bonne », « il faut qu’elle puisse être partagée […]. agir pour une “bonne raison”, c’est donc postuler ou réclamer la compréhension d’autrui »18. les « bonnes raisons » relèvent ainsi du niveau méthodologique de la compréhen-sion, donc, dans le modèle proposé par lemieux, de la « grammaire ». le concept de « raisons d’agir » renvoie quant à lui au niveau stric-tement descriptif. il incite le chercheur à ne jamais oublier l’ancrage matériel situé, corporel, de toute interaction, il invite à rendre compte du contexte qui offre des prises aux actions, il dirige vers la description précise des dispositifs qui orientent les perspectives des acteurs. les règles sont donc analytiquement distinctes des raisons d’agir. ou, pour le formuler dans des termes plus classiques, avec cette définition du concept de « raisons d’agir », il y a une distinction de niveau méthodologique entre la rationalité et la normativité de l’action19. c’est par la description des réactions (devoirs et grâces), donc, en reprenant le vocabulaire de l’auteur, des « grammaticalisa-

17. c. lemieux, op. cit., 102.18. J.-d. reynaud, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, paris,

a. colin, 1997, xiv.19. même si, dans la pratique, des règles explicitées peuvent constituer des motifs

d’action. par exemple, quand un parent dit à son enfant « tiens-toi droit », l’énoncé de cette règle (sous la forme d’un devoir) est un motif pour l’enfant de se redresser effectivement.

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tions » de l’action que le chercheur peut commencer à comprendre en explicitant les règles ainsi esquissées.

Les « tendances à agir » comme opérateur d’explication et de prévision

la description et la compréhension sont des « tâches techniquement premières », s’inscrivant dans une tradition wittgensteinienne. mais l’auteur remarque que le recours aux philosophes en sciences sociales ne signifie pas répétition d’une leçon. leur usage est toujours un passage20. autrement dit, ce n’est pas parce que certains philosophes, très utiles pour la description et la compréhension, récusent l’idée d’explication, que l’usage de leurs conceptions en sciences sociales doit conduire à renier cette dimension du patrimoine scientifique21. décrire et compren-dre, aux sens définis plus haut, deviennent ainsi les conditions premières pour expliquer correctement. si les réactions ne sont pas déterminées, elles n’en sont pas pour autant radicalement incertaines ; elles résultent d’« attentes » et d’« élans »22, qui sont respectivement des devoirs et des grâces devenus des habitudes. c’est ce que pose le principe d’actualité : une action effectuée s’appuie toujours sur une raison, mais celle-ci peut ne pas être toujours pertinente (« grammaticalement » correcte) dans un contexte donné. les acteurs peuvent donc faire des « erreurs », que les autres leur signifient en explicitant plus ou moins la règle qui a été enfreinte. par exemple, si le membre d’un groupe, principalement uni par des liens d’engagements spontanés, garde l’habitude de rester dans une disposition méfiante, il se verra sans doute notifier un reproche (un devoir), lui suggérant de ne plus rester dans le calcul. les erreurs, et plus globalement les actions-réactions, se comprennent et se décrivent avec les concepts de grammaire et de raisons d’agir, mais elles ne s’expliquent ni ne sont prévisibles ainsi. il faut recourir à des « concepts disposition-nels », qui supposent que les individus incorporent des habitudes, qui les conduisent parfois à mal interpréter une raison d’agir en regard de la situation dans laquelle ils sont23. ces concepts permettent d’accomplir les opérations d’explication (qui renvoie au récit de processus passés) et de prévision probabiliste (potentiellement articulée aux techniques

20. c. lemieux, op. cit., 4.21. c. lemieux, op. cit., 219.22. c. lemieux, op. cit., 208.23. la critique ne peut pas s’appuyer sur le seul doublet description et compréhen-

sion. critiquer est une posture qui cherche à modifier l’existant, qui s’applique à dépasser ce qui est directement observable. elle a donc partie liée à l’explication et à la prévision.

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quantitatives de la statistique inférentielle). l’analyse sort ainsi de la situation pour prendre en compte ce qui confère une régularité aux pratiques, à savoir la continuité dans le temps du corps et des dispositifs matériels. l’auteur reprend le concept de G. h. mead de « tendances à agir »24, pour caractériser ces actions-réactions que nous avons déjà effectuées et qui gagnent une certaine inertie au-delà des situations. elles ne doivent pas se comprendre comme innées, ou « structurées » par des capitaux (à la différence de l’habitus de p. Bourdieu), mais comme des habitudes sans cesse susceptibles d’être révisées en fonction des actions accomplies et des contextes particuliers. l’explication se distingue aussi clairement de l’individualisme méthodologique. comme le rappelle r. Boudon, dans ce paradigme, la compréhen-sion est individuelle (l’individu autonome confronté à des choix plus ou moins clairs), et l’explication relève de l’agrégation de ces diverses actions rendues compréhensibles ; l’explication porte sur les phéno-mènes collectifs25. dans ce modèle interactionniste, ce qui est expli-qué par les « tendances à agir » est un type de relation normative. pourquoi telles règles dérivées sont dominantes, et partant, pourquoi telle grammaire domine dans tel groupe, à tel moment ? l’explication ne porte donc pas sur l’addition d’actions individuelles, mais sur leurs relations significatives et normatives.

ces tendances à agir transportent des interactions passées dans les interactions présentes : l’auteur sort d’un certain détermi-nisme situationnel, selon lequel ce serait le type d’interaction qui imposerait des normes de comportement, en même temps que d’un stratégisme généralisé selon lequel c’est la capacité de calcul qui est à l’œuvre dans chaque situation singulière. mais ces tendan-ces n’ont rien de déterminant, étant révisables quand le contexte est changeant. l’auteur esquive ainsi les pièges du déterminisme structural. la plasticité des tendances à agir renvoie à l’innovation théorique majeure du travail de l’auteur : la remotivation du concept d’« inconscient »26. il est difficile ici de rendre compte de l’origina-lité de cette notion vis-à-vis des autres modèles pluralistes de l’action développés dans la sociologie pragmatique27. retenons juste que

24. c. lemieux, op. cit., 107. l’auteur les désigne également par le concept de « conatus », emprunté à spinoza (208).

25. r. Boudon, Raison, bonnes raisons, op. cit., 26-27.26. c. lemieux, op. cit., chap. 6, 155-176.27. pour une explicitation théorique, voir c. lemieux, « du pluralisme des régi-

mes d’action à la question de l’inconscient : déplacements », in Breviglieri m., lafaye c., trom d., Compétences critiques et sens de la justice, Économica, coll. « Études sociologiques », 2009, 69-80. et Le devoir et la grâce, op. cit., 166-167.

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l’action est plastique, parce qu’elle intègre, dans son cours même, les trois grammaires en même temps. autrement dit, dans toute interaction, les trois grammaires sont emboîtées28. mais une seule domine. c’est cette hiérarchie des grammaires que l’auteur nomme « l’expérience de l’incompossible ». les sciences sociales ont très majoritairement analysé les grammaires dominantes. or, selon l’auteur, c’est dans les grammaires dominées, dans l’inconscient, qu’il faut aller puiser les sources de la critique et du changement.

Quels usages de la grammaire ?

la reconquête de l’universalité est-elle alors heuristique pour les enquêtes empiriques, ancrées par définition dans le développement et le changement historiques ? autrement dit, comment faire usage de ces grammaires ? la présentation et le style prennent le risque de rigidifier le modèle, en incitant à « plaquer » les grammaires sur les diverses activités observées et à en faire les résultats des enquêtes. mais il faut sans doute distinguer les scènes, pour clarifier quelques-uns des usages féconds de l’approche grammaticale.

sur la scène de la discussion avec les sciences cognitives, l’explicita-tion des grammaires pourra constituer un appui, en évitant de faire de l’universalité une simple pétition de principe, déconnectée de pratiques observables. sur la scène de la discussion théorique en sciences sociales, l’approche grammaticale permet de nous rappeler d’éviter l’hyperspécia-lisation et la trop forte valorisation de la spécificité des terrains. en plus d’être un opérateur de compréhension, elle encourage aussi à la compa-raison. enfin, sur la scène méthodologique, elle invite à rechercher une forme de compréhension qui évite tout à la fois l’exotisme, l’invocation de l’irrationalité ou le recours trop rapide à un principe unique (de non-conscience et/ou de calcul). les grammaires sont donc des motifs, non pas pour les agents, mais pour les chercheurs. par le modèle plura-liste et emboîté de l’action qu’elle propose, l’approche grammaticale fonctionne comme cadre d’hypothèses compréhensives à envisager devant chaque terrain : les acteurs auxquels nous avons affaire semblent large-ment entretenir des rapports réalistes entre eux, mais ont-ils également

28. nous nous permettons ici de souligner que la théorie des cadres proposée par e. Goffman (Les cadres de l’expérience [1974], paris, minuit, 1991) repose aussi sur une conception « stratifiée » de l’interaction : une action se réduit très rarement à un seul cadre. le concept central de l’ouvrage, la « transformation », permet de faire un pas de plus, en proposant un modèle théorique pour décrire l’emboîtement des cadres et le passage d’un cadre à un autre. celui-ci pourrait ainsi contribuer à expliciter les modalités d’emboîte-ment et de coexistence des grammaires, et de transition de l’une à l’autre.

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des rapports naturels ? s’engagent-ils par moments dans la grammaire publique, en portant des jugements moraux les uns sur les autres, ou sur d’autres groupes ? et quelles relations entretiennent ces divers regis-tres d’action ? sur quelles scènes certains sont dominants ? avec quels effets ? il ne s’agit vraisemblablement pas de se lancer à la recherche d’une nouvelle grammaire (bien que les chercheurs puissent en trouver d’autres en menant leurs enquêtes29), ni de faire rentrer à toute force la diversité empirique dans ces trois concepts. de fait, celle-ci doit aussi être décrite et expliquée, dimensions indexées nécessairement à la singu-larité des situations et des processus historiques. et même, plus généra-lement, les résultats les plus discutés des sciences sociales restent ancrés dans le déploiement historique, dans la compréhension, la description, l’explication, la prévision et la critique des « règles dérivées ». mais le modèle grammatical permet avant tout de rendre attentif à la plura-lité et à l’emboîtement des registres d’action, tout en précisant à quel niveau d’analyse mobiliser cette attention. les grammaires ont donc, dans la pratique de la recherche, un rôle de « concept sensibilisateur » (h. Blumer), qui aide à orienter notre compréhension.

défendre l’ambition universelle des sciences sociales face au naturalisme, et sensibiliser à la diversité et la concaténation des types d’action que nous pourrons trouver sur un terrain : voilà les deux directions dans lesquelles nous oriente le concept de grammaire. la reconquête de l’universel s’appuie donc sur des concepts qu’il est possible d’utiliser et de mettre à l’épreuve dans nos pratiques de recherche. ce qui est assurément stimulant, à condition de toujours se rappeler que les « métarègles » ont été induites des « règles dérivées » ; autrement dit, il s’agit d’éviter l’enfermement dans un système anhistorique et passe-partout.

Édouard GardellaDépartement de sciences sociales

Institut des sciences sociales du politiqueécole normale supérieure de Cachan

[email protected]

29. l’auteur se réclame du « faillibilisme épistémologique », inspiré à la fois de c. s. peirce et de K. popper (74-76), pour se démarquer de l’épistémologie wébérienne telle que J.-c. passeron l’a formalisée dans Le raisonnement sociologique. ce qui signifie qu’il n’y a que trois grammaires universelles, « jusqu’à preuve du contraire ». on pourrait juste remarquer que l’auteur ne joue pas la réfutabilité popperienne jusqu’au bout, dans la mesure où il n’in-dique pas quelles grammaires candidates et concurrentes il a éliminées. sa démarche relèverait alors plutôt du faillibilisme peircien, dans le sens où c’est le critère de « correspondance à l’expérience », de « sentiment d’évidence », qui est discriminant. ainsi, dire que « les droits de l’homme » sont universels est empiriquement faux. ils relèvent donc de « règles dérivées ».

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