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1 Lars Von Trier et le jeu des contraintes 1 Serge Goriely Lars von Trier, on en entend beaucoup parler depuis une trentaine d’années : pour ses films bien sûr, mais aussi pour son image d’éternel enfant terrible du cinéma (malgré ses 54 ans), extrêmement novateur et talentueux pour les uns, histrion mégalomane et arrogant pour les autres. Il attire l’attention également pour ce qu’il représente ou ce à quoi on l’associe, c’est-à-dire au courant cinématographique appelé « Dogme 95 » (ou « Dogme » ou encore « Dogma » tout court) et au succès inattendu du cinéma danois. Un aspect significatif de son cinéma est l’étrange jeu avec les contraintes qu’il peut proposer à son équipe technique, à ses collègues, à ses producteurs et en définitive aux spectateurs. En quoi consiste ce jeu de contraintes ? Comment se manifeste-t-il ? Est-il une confirmation du fameux adage de Goethe selon lequel « dans la contrainte se montre le maître » ? Ou au contraire est-il le signe du caprice sans conséquences d’un cinéaste doué mais en mal d’originalité ? Pour nous aider à répondre à cette série de questions, nous nous pencherons dans un premier temps sur Five Obstructions, un film très curieux que Von Trier a réalisé en 2003 avec Jørgen Leth, sur le principe de faire refaire à ce dernier un même court-métrage en cinq versions différentes. Entre l’exercice de style et le journal intime de l’artiste, Five Obstructions radicaliserait la question de la contrainte. Par la suite, il sera étudié comment l’aspiration de von Trier à jouer avec les contraintes se révèle dans d’autres films et dans son apport à la naissance du Dogme. Jørgen Leth, l’anti-conformiste Five Obstructions consiste littéralement en un jeu. Un jeu que von Trier a proposé à un certain Jørgen Leth. Un jeu qui a ses règles pour lesquelles les deux joueurs se sont entendus 1 Texte de la conference donnée le 3 juin 2010 au cinéma L’Univers (Lille), dans le cadre du cycle « Un film, un invité ».

Lars Von Trier et le jeu des contraintes

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Lars Von Trier et le jeu des contraintes1

Serge Goriely

Lars von Trier, on en entend beaucoup parler depuis une trentaine d’années : pour ses

films bien sûr, mais aussi pour son image d’éternel enfant terrible du cinéma (malgré ses 54

ans), extrêmement novateur et talentueux pour les uns, histrion mégalomane et arrogant pour

les autres. Il attire l’attention également pour ce qu’il représente ou ce à quoi on l’associe,

c’est-à-dire au courant cinématographique appelé « Dogme 95 » (ou « Dogme » ou encore

« Dogma » tout court) et au succès inattendu du cinéma danois.

Un aspect significatif de son cinéma est l’étrange jeu avec les contraintes qu’il peut

proposer à son équipe technique, à ses collègues, à ses producteurs et en définitive aux

spectateurs. En quoi consiste ce jeu de contraintes ? Comment se manifeste-t-il ? Est-il une

confirmation du fameux adage de Goethe selon lequel « dans la contrainte se montre le

maître » ? Ou au contraire est-il le signe du caprice sans conséquences d’un cinéaste doué

mais en mal d’originalité ?

Pour nous aider à répondre à cette série de questions, nous nous pencherons dans un

premier temps sur Five Obstructions, un film très curieux que Von Trier a réalisé en

2003 avec Jørgen Leth, sur le principe de faire refaire à ce dernier un même court-métrage en

cinq versions différentes. Entre l’exercice de style et le journal intime de l’artiste, Five

Obstructions radicaliserait la question de la contrainte. Par la suite, il sera étudié comment

l’aspiration de von Trier à jouer avec les contraintes se révèle dans d’autres films et dans son

apport à la naissance du Dogme.

Jørgen Leth, l’anti-conformiste Five Obstructions consiste littéralement en un jeu. Un jeu que von Trier a proposé à un

certain Jørgen Leth. Un jeu qui a ses règles pour lesquelles les deux joueurs se sont entendus

1 Texte de la conference donnée le 3 juin 2010 au cinéma L’Univers (Lille), dans le cadre du cycle « Un film, un invité ».

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et qui se fonde sur un autre un film, lui aussi assez curieux : The Perfect Human2 que Leth a

réalisé en 1967. Tel quel, le film n’apparaît que par morceaux dans Five Obstructions. C’est

pourtant lui qui sert de patron pour les cinq remakes que Leth est destiné à réaliser en suivant

les contraintes successives qu’impose von Trier.

Leth – né en 1937 - est d’une autre génération que Von Trier. Il ne partage

certainement pas la même renommée, mais est néanmoins l’auteur d’une quarantaine de films

de type expérimental ainsi que d’une œuvre poétique. Bien qu’il vive en Haïti, il a acquis une

reconnaissance incontestable au Danemark d’où il est aussi originaire. Il lui est ainsi arrivé de

donner cours à l’Ecole National du Cinéma à Copenhague où il a rencontré von Trier, alors

étudiant.

The Perfect Human apparaît comme une variation libre de dix minutes sur le thème de

la perfection humaine. On assiste au spectacle d’un homme en smoking, puis d’une femme

dans les attitudes les plus communes et essentielles de la vie : s’habiller, manger, dormir, faire

l’amour, etc. Une voix neutre et distante commente leur action. Pour Leth, The Perfect

Human devait être à la fois une sorte d’hommage au film publicitaire et une réflexion sur

l’image et la réalité des choses. Son intention, comme il l’a écrit ; était de « créer des images

poétiques à partir de critères esthétiques utilisés par la publicité »3. Il cherchait à mettre en

opposition l’apparence des choses (leur « surface brillante ») et « les fissures » que le procédé

révélait : Ce qui m’intéressait plus particulièrement était de créer des images poétiques à partir de critères esthétiques utilisés par la publicité. Je savais qu’en cultivant une surface brillante avec assez d’intensité, nous allions voir les fissures. C’était exactement où je trouverais le contrepoint. Si ces fissures n’étaient pas là, alors ce film aurait été tout juste un film poli mais inintéressant, qui ne faisait que passer sur la surface des choses. Ce qui m’intéressait réellement était le jeu entre la surface brillante et les fissures révélées dans le procédé.4

A ce titre, The Perfect Human s’inscrit bien dans le contexte de la création

cinématographique de son époque, marquée par un profond anti-conformisme, par un esprit

critique tranché à l’égard de la société de consommation et un goût prononcé pour jouer avec

les formes. Il se situe évidemment dans le créneau « art et essai » et à la même époque, on

peut aussi songer aux films de la Nouvelle Vague et à ceux de Godard en particulier.

2 Le film est disponible sur internet : http://www.youtube.com/watch?v=3R4E1nm6SYw&feature=related (14 juin 2010). Il est en anglais, mais son titre original (en danois) est Det perfekte menneske. 3 Jørgen Leth, in Dossier de presse de Five Obstructions, 2004, p. 7. 4 Ibid.

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Cela étant dit, on peut aussi relever une dimension ludique dans le court-métrage. Leth

s’approprie le langage publicitaire qu’il sait faux mais qui l’attire. Et ce faisant, il se fixe des

règles à suivre, ou autrement dit des contraintes. Car le film est loin d’être un pastiche de film

publicitaire. Il n’est pas destiné à faire rire, à ridiculiser. Le travail est effectué avec sérieux.

Le jeu d’acteurs est mesuré, l’usage de la musique subtil.

En définitive, le film est constitué de ce jeu de frottement entre d’un côté une image

d’homme et de femme idéalisés (et ce n’est pas anodin qu’ils soient habillés de manière chic)

et de l’autre une image d’homme pris dans leur réalité (l’acteur, le mannequin,...) où les

« fissures » apparaissent fatalement. Il en ressort une dimension ironique, car dans son sous-

texte, Leth semble nous dire: nous savons tous que l’homme parfait n’existe pas mais je vous

en montre tout de même une image, à l’instar de du cinéma qui est construit sur le réel, mais

est aussi créateur d’illusion. L’hypothèse fissure/perfection et réalité/illusion est ainsi vérifiée.

Von Trier et The Perfect Human Il se trouve que Von Trier a été fortement impressionné par The Perfect Human. Ainsi

qu’il le souligne :

C’était libérateur de voir des oeuvres qui ne ressemblent pas aux autres films danois, et à cette époque, au milieu des années 70, le cinéma danois était terriblement nul.5

Il6 dit avoir vu le film une vingtaine de fois et avoir été énormément influencé par lui, y

revenir sans cesse. A la lumière de sa filmographie, on peut comprendre ce qui le rattache au

style de Leth : l’anti-conformisme, une approche déconstructiviste7 ainsi que le jeu avec les

formes sur base de contraintes.

Et ainsi, en novembre 2000, Von Trier, alors qu’il a acquis l’autorité que l’on sait, qu’il

est devenu le porte-drapeau du cinéma danois et un mentor à l’échelle mondiale de la création

d’avant-garde, propose à Leth ce curieux défi de refaire cinq fois son film culte, mais chaque

fois avec des consignes différentes, plus exactement des « obstructions ». Il ajoute qu’il

5 Lars Von Trier, Lars von Trier. Entretiens avec Stig Björkman, Paris, Cahiers du Cinéma, 2001, p. 31. 6 Ibid. Von Trier cite dans le même interview un autre film de Leth qui l’a également marqué : Le Bien et le Mal. 7 Soit l’utilisation d’un style reconnu (ici, le langage publicitaire) mais de manière détournée de sa fonction originelle. En ce sens, le film de Leth annonce Dogville par exemple.

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faudrait intégrer leurs conversations, donc la formulation des « obstructions » et aussi les

discussions sur le résultat. Leth accepte, se réjouit même.

Petit jeu cruel entre artistes

Jusque-là, on pourrait penser à un jeu formel entre esthètes, pour l’exercice de

l’expression ou la beauté de l’art. Un défi presque byzantin, de ceux qui auraient amusé

Borges ou Umberto Eco. Mais en vérité, dans le résultat final, quelque chose d’autre – une

autre dimension - est engagée.

De quoi s’agit-il ? On voit bien dans le film que le but de cette rencontre n’est pas juste

de « jouer » à faire de l’art. Von Trier n’est pas juste là pour fixer des règles. Il est autant dans

le jeu que Leth. Il veut gagner sur lui, désire l’empêcher de réussir une œuvre d’art. Von Trier

veut littéralement « faire obstruction », non pas tant dans le fait de faire un film – ça n’aurait

pas de sens – mais dans le fait que ce film soit une oeuvre d’art, une expression suffisamment

authentique de sa personne. Le terme « obstructions » est à prendre littéralement. Il s’agit de

mettre des obstacles, d’interdire. Il est plus fort que « contrainte ».

Leth n’était d’ailleurs pas dupe du jeu de von Trier, il le recherchait même. Voici ce

qu’il en dit avant de se lancer dans le projet :

J’inviterai Lars à me faire tous les sales coups possibles et à trouver des façons de me compliquer la vie. Je serai inventif dans mes réponses, dans mes esquives. Je défendrai mon film tout en restant ouvert, tout en essayant de voir où me conduiront ces obstructions. Lars veut clairement me pousser vers mes derniers retranchements. Je sens que ce dialogue, cet exercice nous conduira à des idées, à de nouvelles façons de travailler sur un leitmotiv, une nouvelle histoire. Et aussi, de sombrer plus profondément dans les obsessions... 8

Et à ce propos, il est intéressant de voir que Leth prend pour modèle Michael Laudrup,

un joueur danois de football sur lequel il a fait un reportage9. Pourquoi lui ? Parce que

justement, « il attirait les obstructions [au sens footballistique], il poussait à un jeu dur, mais

toujours il évitait élégamment de tomber ou de se blesser »10. Leth décide que ce « virtuose

aux mouvements imprévisibles » « sera [s]on rôle modèle ».

8 Jørgen Leth, op. cit., p. 5. 9 Michael Laudrup: A Football Player (1993). 10 Jørgen Leth, op. cit., p. 5.

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Le choix l’aura sans doute bien inspiré, car à voir le film on peut être frappé par cette

presque impassibilité de Leth. Il parvient à toujours garder son calme, à ne pas tomber dans la

doute ou la rage. Même plus, il arrive à trouver le ton juste pour ne pas se ridiculiser dans les

conditions de travail que lui impose von Trier. Un exemple de cette situation arrive quand

dans le deuxième film Leth se voit obligé de refaire son film au milieu des bidonvilles de

Bombay. Il réussit là à faire son travail avec décence et dignité, malgré le piège tendu par von

Trier, sans donc tomber ni dans le misérabilisme, ni dans le mépris de l’autre.

Cette position de créer des obstructions, von Trier l’assume sans l’ombre d’un remords.

Elle lui vient naturellement. Il y a sans doute de la revanche contre son ancien professeur (qui,

dit-il dans le film, l’aurait snobé dans le couloir), une pulsion oedipienne, voire même

sadique, ce genre de perversité qu’on peut retrouver dans d’autres films de von Trier. Les

termes ne sont pas exagérés. Voici ce que Leth dit de l’expérience des cinq obstructions, après

coup : Il y a une sorte de sadisme dans la chose. Je savais depuis le départ que ce ne serait pas qu’un hommage, qu’il allait tordre l’expérience, essayer de faire sortir le pire de moi. Lars est une personne charmante. Dans nos conversations il est toujours doux et prévenant , mais derrière il y a le dard du mal diabolique.11

Nous avons donc à faire à un jeu particulièrement violent et cruel sous les oripeaux du

défi artistique. Ce qui est intéressant pour nous spectateurs à un double niveau : d’abord, pour

se rendre compte de la réalité possible d’une création sous contraintes (le film devient le

témoignage vivant d’un geste créatif, d’un artiste à l’œuvre contre la matière et à l’intérieur

d’un cadre imposé – le geste prométhéen en quelque sorte) ; ensuite pour notre plaisir, car le

jeu est dramatisé, rendu réel, moins abstrait, moins byzantin et met en évidence la réalité du

combat entre deux personnes (même si par ailleurs elles s’estiment et sont amies).

Et dans ce jeu/combat, on constate que Leth ressort invaincu par von Trier et qu’il

réussit à créer des œuvres d’art, même s’il en lui-même est surpris, et même si cela se passe

11 Cité par Jessica Winter, « Of Human Bondage: Dogme Godfather Braves an Obstruction Course », in The Village Voice, 17 September 2003-23 September 2003, p. 78. Texte original : ''There's a kind of sadism to it,'' says Leth. ''I knew from the start that this would not be just an homage - he's trying to twist it, trying to get the worst out of me. He's a lovely person, and in our conversations he was always sweet and forthcoming, but behind that was the sting of diabolical evilness.''

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avec l’imposition de contraintes qui lui déplaisent : comme la quatrième, celle du dessin

animé.

Nous voyons aussi que von Trier est un peu agacé du succès de Leth et qu’en réponse,

il entreprend de le pousser au bout de lui-même. Le combat entre von Trier et Leth devient

alors celui de l’Artiste, luttant pour son art mais aussi pour son intégrité d’artiste contre un

maître du jeu qui veut le forcer au-delà de lui–même, sous le prétexte de la poursuite d’une

authenticité supérieure, qui veut lui faire sortir son « cri », peut-être malgré lui12. Et en

définitive, nous assistons, lors de la cinquième obstruction, à la tentative finale de von Trier

de s’approprier le dernier remake, et ramener Leth à n’être que son porte-parole13.

Donc, si l’on se concentre sur le comportement de von Trier, nous pouvons être

frappés par les éléments suivants. D’abord, qu’il a choisi son ancien professeur et aussi

inspirateur de sa création comme élément de son jeu de contraintes ; ensuite, qu’il a d’une

certaine manière voulu le casser, par ses obstructions ; enfin qu’il a voulu souligner qu’il

restait le chef, le meneur du jeu.

Five Obstructions apparaît ainsi comme un film révélant une dimension assez trouble

de von Trier sur ses intentions avec le jeu de contraintes qu’il suggère. D’un côté, il stimule la

création par les contraintes qu’il impose (et la version du dessin animé en est une preuve

vibrante puisqu’elle apparaît comme une réussite inattendue aux yeux de son auteur et du

maître du jeu). D’un autre côté, il vise à faire obstruction à cette création, voire même à briser

ceux qui travaillent pour lui, tout en visant à rappeler la responsabilité première sur

l’ensemble – ou en d’autres mots, la paternité artistique sur la création atteinte.

Si l’on se penche à présent sur les autres films de von Trier, force est de constater que

ce jeu avec les contraintes prend des formes différentes, tout en gardant l’esprit ambigu de

Five Obstructions.

12 On peut d’ailleurs penser au film des Idiots où Stoffer, le chef des «Idiots », prétend faire découvrir leur vrai « moi » aux autres. 13 L’idée est la suivante : après lui avoir imposé de tourner une version à Cuba en plans de 12 frames maximum, une seconde dans le coin le plus pauvre de la Terre, une troisième comme il le désirait, une quatrième en dessin animé, il lui dit que sa dernière obstruction sera de le laisser lui, von Trier, réaliser le dernier remake sur base de tout ce qu’il a filmé et en plus de lire le commentaire qu’il a écrit, lui, en son nom et dans lequel il rend compte de tout son rapport avec von Trier!

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Transgresser les contraintes

Jusqu’à présent, chaque fois qu’il était question de contraintes, elles étaient comme des

éléments favorables à la création : la contrainte stimule et est sans doute nécessaire à la

création. Dans cette mesure, les contraintes étaient choisies, directement ou indirectement.

Malgré tout, Leth a accepté de jouer avec des contraintes. Il ne les avait pas directement

choisies, mais il avait choisi de participer à la logique du système. Cependant, il est aussi

possible d’avoir un rapport inverse avec les contraintes : au lieu de les choisir – directement

ou indirectement -, on peut aussi les refuser, et donc les transgresser.

Car le fait est que dans le domaine de la création, la plupart du temps, les contraintes ne

sont pas choisies. Elles sont imposées d’abord par une nécessité objective. Dans le monde du

cinéma, on connaît la pression décisive de l’argent. Chaque film est conçu et réalisé en

fonction du budget qui lui est alloué. Une seconde contrainte évidente qui est imposée au

cinéaste est d’ordre technique. A des époques passées, il était par exemple vain de penser à un

film sonore ou en couleurs ; tout comme l’on sait combien tout chef opérateur doit tenir

compte des limites de l’éclairage et de la sensibilité de sa caméra.

Les contraintes peuvent être aussi être d’ordre esthétique. Elle sont alors le fruit d’un

consensus. Comment se fait-il qu’aujourd’hui on fasse rarement un film en noir et blanc ou

muet (alors que techniquement rien ne nous l’empêche) ? Pourquoi préfère-t-on à Hollywood

les scénarios où les méchants perdent et qui se terminent par un happy end ? Ou pour

l’exprimer autrement : pourquoi ne peut-on concevoir sérieusement un film de gangsters où

tous les personnages aimeraient jouer du piano ?

Dans les autres arts, en littérature française par exemple, il en va de même : des

contraintes très précises existent sur la forme des sonnets (deux quatrains et deux tercets,

alexandrins), la composition des tragédies classiques (la règle des trois unités). Et comme

pour le cinéma, ces contraintes esthétiques sont ici le fruit d’un consensus.

Pour ce qui est de von Trier, sa première période - celle d’avant Les Idiots (1998) - a

été marquée par une grande confiance, une volonté de maîtrise absolue sur son travail et une

difficulté à supporter les écarts de ses collaborateurs :

8

[..] je ne me suis jamais senti inférieur ou à l’ombre de quiconque ; je ne crois en aucune autorité. En revanche, ce qui me pose problème, c’est tout ce que je ne peux pas contrôler et que j’aurais voulu contrôler.14

Cette aspiration, von Trier dit qu’elle prend ses sources dans une enfance très libertaire,

où tout lui était permis :

Quand on sent qu’on a une totale liberté dans ses choix, on est constamment choqué lors des confrontations avec le monde extérieur où cette liberté de choix n’existe pas, et mes camarades représentaient évidemment ce monde-là. Il fallait avant tout réussir à concilier ces deux univers. Je suis rapidement devenu le leader d’un groupe d’amis : il m’a paru plus ou moins évident de prendre les rennes et de décider à quel jeu on jouait, par exemple. C’était en fait une charge assez lourde. Naturellement, tout le monde ne se laissait pas faire et cela a créé d’autres types de problèmes.15

Le contrôle absolu sur la création implique des contraintes radicales sur ses

collaborateurs. Mais rien n’empêche à ce qu’il se double du désir de transgresser les

contraintes, financières, techniques ou esthétiques imposées par l’extérieur. Dans L’hôpital et

ses fantômes, série à succès réalisée pour la télévision, on note une transgression des règles de

tournage (car la série est filmée caméra à l’épaule), ainsi que des règles de montage (l’axe des

180° est oubliée sans complexe). Avec Epidemic (1987) von Trier casse les règles qu’il avait

apprises l’Ecole de cinéma de Copenhague : les images sont volontairement « sales » et la

narration à la limite du jeu gratuit (des scénaristes en mal d’inspiration imaginent une histoire

qui se réalise). Pour ce même film, il transgresse aussi les règles en matière de production (le

film est issu d’un pari avec un responsable de la commission danoise du cinéma comme quoi

il réussirait à faire un film pour pas plus du million de couronnes qui lui était accordé).

Mais dans la filmographie de von Trier, il existe aussi des contraintes choisies. Et là,

l’exemple canonique est celui du Dogme.

Les contraintes sous forme de Dogme

Choisir des contraintes, se les imposer à soi-même ou à un autre dans le cadre d’un

jeu, c’est possible. Tel a été le choix de von Trier dans Cinq Obstructions. Mais l’histoire du

cinéma est riche d’exemples. Il suffit de songer au défi de Hitchcock de tourner La Corde

14 Lars Von Trier, Lars von Trier. Entretiens avec Stig Björkman, op. cit., p. 14. 15 Ibid., p. 13.

9

(1948) en plan-séquence unique ou à celui de Robert Montgomery de n’utiliser que la caméra

subjective dans La Dame dans le Lac (1946). Plus récemment, Mike Figgis s’est donné

comme contrainte avec Time Code (2000) de fonder son film sur le seul usage de quatre

plans-séquences simultanés.

Avec le Dogme, von Trier et les autres cinéastes du collectif font un pas de plus dans

la contrainte : car ils institutionnalisent publiquement les contraintes comme principe

d’expression pour le monde du cinéma.

A ce titre là, Dogme fait aussi écho à ce qui a pu arriver dans d’autres arts. On peut

songer ici à l’OuLiPo ou Ouvroir de littérature potentielle, groupe né en 1960, composé

d’hommes de lettres et de mathématiciens qui ont mis au premier plan des contraintes

formelles pour encourager la création, à l’image de « rats qui construisent eux-mêmes le

labyrinthe dont ils se proposent de sortir »16. Parmi les plus célèbres de ses membres ont

figuré Raymond Queneau (à qui l’on dit Les Exercices de style), Italo Calvino (qui a par

exemple écrit Si par une nuit d'hiver un voyageur, roman composé exclusivement de débuts

de romans) ou Georges Perec (auteur de La Disparition, roman écrit sans la lettre « e »).

Encore aujourd’hui, figure sur le site officiel de l’OuLiPo17, des « contraintes » (sic) sont

proposées pour le mois.

Le Dogme, quant à lui, est né comme un événement médiatique. Au départ, il a pu

ressembler à une anecdote, une sorte de provocation médiatique. Le 20 mars 1995 à l’Odéon

de Paris, lors du 100e anniversaire de la naissance du cinéma, von Trier tire un pamphlet de sa

poche et annonce à tout le beau monde rassemblé pour chanter les louanges des Frères

Lumières qu’un nouveau mouvement est né : le Dogme95. Le projet est simple : revenir à la

pureté perdue du cinéma des origines. La légende veut que l’idée est venue de von Trier, qui

en a parlé à son ami Thomas Vinterberg. Ensemble, ils auraient concocté le texte du Dogme

une semaine avant la manifestation à l’Odéon, soit le 13 mars, à une table de bistro.

Toujours est-il qu’à ce stade de développement, l’image du Dogme oscille entre la

blague de potaches et le coup de publicité d’un artiste médiatique. En gros, rien de sérieux. Et

pourtant, en 1998, trois ans plus tard, à Cannes, c’est la révélation avec les deux premiers

16 Comparaison attribué à Raymond Queneau. 17 http://www.oulipo.net/

10

films du Dogme: Festen de Vinterberg qui gagne le Prix du Jury (et qui connaîtra un succès

international fracassant) et Les Idiots (Idioterne) de von Trier (qui ne recevra pas de prix,

gênera la critique, mais est devenu avec le temps une œuvre incontournable).

A partir de là, le monde du cinéma se rend compte qu’il ne s’agit plus d’une blague :

un geste artistique significatif a été tracé et certains considèrent qu’on peut parler de la

naissance d’un mouvement cinématographique.

Dès l’année qui suit, 1999, d'autres films sortent. D’abord, deux autres films danois,

Mifune (qui gagne l’Ours d’Argent à Berlin la même année) et The King Is Alive, dont les

réalisateurs, respectivement Søren Kragh-Jacobsen et Kristian Levring, rejoignent le groupe

formé jusqu’alors par von Trier et Vinterberg. On parle alors des « Quatre frères du Dogme »

(The four Dogma Brothers). Des films du Dogme commencent aussi à être réalisés par des

non Danois : l’Américain Harmony Korine propose Julien Donkey-Boy et le Français Jean-

Marie Barr (connu pour son interprétation dans Le Grand Bleu de Besson, mais qui a joué

dans Europa de von Trier) réalise Lovers. L’Italie n’est pas en reste avec Diapason (2001)

d’Antonio Domenici et Cosi X caso (2004) de Cristiano Ceriello.

Un système de certification est organisé. En 2004, 35 films étaient ainsi reconnus

« Dogma ». Par la suite, dès 2005, le principe de vérification a disparu. Il suffisait de

l’enregistrer. Une multitude de films sont sortis labellisés « Dogma ». Le nombre de 284 a été

atteint18 mais on était en droit de suspecter des abus ou des canulars19. Aujourd’hui, on peut

considérer que le mouvement Dogme a vécu.

Manoeuvre de marketing pour les uns, expression de renouveau authentique pour les

autres, il reste que sur une dizaine d’années on peut légitimement penser que le Dogme a

marqué le monde du cinéma de manière significative. Il a contribué à l’affirmation d’une

« école danoise ». De nombreux films du Danemark ont réussi à s’imposer à la critique, aux

festivals et au public. Il suffit de songer à des acteurs comme Mads Mikkelsen, des cinéastes

comme Susanne Bier ou Anders Thomas Jensen et des œuvres comme Italian for Beginners20

18 Donnée trouvée sur le site officiel (www.Dogme95.dk) aujourd’hui fermé. 19 Voir par exemple sur la liste le Dogme#152 qui serait Platoon d’Oliver Stone (Ibid.). 20 Le film a totalisé en salle 800.000 entrées (pour une population de 5,5 millions d’habitants).

11

(Scherfig, 2000), Open Hearts (Bier, 2002), Brothers (Bier, 2004), Adam’s Apples (2005) ou

After the Wedding (Bier, 2006).

Le Dogme a aussi forgé un modèle, celui du film à micro-budget. L’association est sans

doute abusive, car le Dogme ne dit rien sur le budget d’un film. Simplement, les conditions de

tournages imposées font qu’un film à petit budget y trouve mieux sa place – par rapport à la

flexibilité qui est impliquée - qu’une grosse production.

Un autre aspect qui a beaucoup séduit le monde du cinéma est le rapport plus direct

avec la réalité qu’il soulignait, notamment à travers l’imposition d’un travail caméra à

l’épaule, d’une méfiance des genres et un rejet des effets spéciaux. Von Trier préconisait de

fait un retour aux frères Lumière et à l’esprit de la Nouvelle Vague. Là aussi, il faut faire

attention à ne pas abuser, car le Dogme n’a pas un discours idéologique qui revendiquerait un

représentation plus vraie du réel. Ce sont les contraintes imposées qui ont pour effet de

favoriser une certaine authenticité dans le film, un questionnement plus engagé du monde.

Car que dit le Dogme ? Au départ, le Dogme est un texte21 qui tient sur deux pages. Il se

compose du manifeste tel quel, ensuite des dix règles à suivre, rangés sous l’intitulé « vœu de

chasteté ».

Le manifeste, à dire vrai, n’est pas un modèle de clarté. Le Dogme y est présenté

comme une « action de sauvetage » du cinéma. S’y trouvent dénoncés à la fois le cinéma

d’illusion (en gros, le cinéma américain), basée sur des artifices technologiques ou des

histoires conventionnelles, et le cinéma d’auteur. Il est reproché à ce dernier d’être

individualiste et « décadent par définition ».

Le Dogme se déclare dans la lignée de la Nouvelle Vague. Il en reprend le flambeau,

mais tout en reprochant à la Nouvelle Vague de s’être embourgeoisée : « L'objectif était

correct, mais les moyens ne l’étaient pas! La Nouvelle Vague s’est révélée être un clapotis qui

s’est écrasé sur le rivage et s’est transformé en boue ». Entre les lignes, on peut d’ailleurs

21 Le site officiel du Dogme a été fermé, mais on retrouve à plusieurs endroits sur le net les informations essentielles. Ainsi sur Wikipedia, où figure le texte du Dogme en différentes langues: http://it.wikipedia.org/wiki/Dogma_95.

12

reconnaître un écho au célèbre manifeste de Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma

français »22.

C’est en se penchant sur le « vœu de chasteté » qu’on arrive au cœur du sujet. Cette

partie du texte est à la base de toutes les discussions du mouvement. On a affaire à un

véritable décalogue, soit un ensemble de dix règles. Celles-ci portent d’abord sur les

conditions de tournage (obligations de tourner caméra à l’épaule et en couleurs, d’utiliser des

décors naturels sans en modifier les éléments, interdiction d’apporter des éclairages artificiels

ou d’avoir recours à des effets spéciaux). Une règle particulièrement importante, la seconde,

concerne le son qui « ne doit jamais être produit séparément des images, et inversement

(aucune musique ne doit être utilisée à moins qu'elle ne soit jouée pendant que la scène est

filmée) »23. En d’autres termes, le son doit être exclusivement direct : rien ne peut être ajouté

en post-production, pas même des sons qui auraient été enregistrés après les prises ou sur

d’autres images.

Les consignes portent aussi sur le scénario : pas de films de genre ni de mise à

distance temporelle ou géographique, ni d’« action superficielle » (comme des scènes de

meurtre). Enfin, la dernière règle prescrit que le réalisateur ne doit pas être crédité. Il doit

donc rester dans l’anonymat.

On voit là que les contraintes dont il s’agit ne sont pas idéologiques, politiques ou

esthétiques. Ce qui est surprenant, si on les compare avec les exemples passés de manifestes,

que ce soit les écrits de Zavattini (Quelques idées sur le cinéma), les manifestes de Dziga

Vertov (dans les années 20), les écrits de Truffaut (dont « Une certaine tendance du cinéma

français ») ou le Manifeste d’Oberhausen (Allemagne, années 1960). Elles sont avant tout

techniques et peuvent être à ce titre aisément interprétées comme des contraintes, au même

titre que les « obstructions » auxquelles il a été longuement fait allusion plus haut.

Festen, le dogme # 1

Pour bien en apprécier les effets, penchons-nous sur ce qui est sans doute le film le plus

célèbre du Dogme : Festen. S’y trouve relaté, comme on s’en souvient, une fête familiale au

22 François Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma français », Cahiers du Cinéma n°31, janvier 1954. 23 http://fr.wikipedia.org/wiki/Dogme_95

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cours de laquelle un fils accuse publiquement son père d’avoir abusé sexuellement de lui et de

sa sœur quand ils étaient enfants.

On a beaucoup insisté sur un cinéma pauvre, fait avec des moyens réduits. Or si l’on

regarde bien, cette remarque doit être relativisée. Le film bénéficie d’un budget très réduit, il

est vrai, mais non nul. Il aurait coûté 1 million d’euros24, ce qui l’éloigne fort des micro-

budgets légendaires que sont par exemple El Mariachi de Rodriguez (7000 $) ou Paranormal

Activity de Peli (11.000$). Sur le plan de l’image, il est vrai qu’une caméra DV rudimentaire a

été utilisé, qui plus est de type « grand public» : la Sony DCR-PC7E25. Mais notons que le

chef-opérateur n’est pas un apprenti. Il s’agit d’Anthony Dod Mantle (qu’on retrouvera plus

tard comme directeur photo sur des productions fameuses comme Dogville ou Slumdog

Millionaire). En d’autres termes, l’image – virevoltante, floue, de travers - est volontairement

amateur. Elle renvoie au choix esthétique de faire référence à un film de famille, comme si un

invité avait discrètement – et aussi implacablement – fait tourner sa caméra tout au long de la

fête.

Plus intéressant encore est le travail sur le son qui se doit, selon la seconde règle, d’être

direct. Or, un son direct développe une esthétique particulière, comme le rappelle Michel

Marie :

Le direct désigne aussi, et surtout, la simultanéité du tournage et de l’événement représenté (...). Il n’y a pas, dans le cas du cinéma direct, antériorité de l’action à filmer. Celle-ci n’est donc pas pré-structurée, répétée, etc., mais c’est l’acte de filmage lui-même qui crée l’événement filmique.26

Dans le cas précis de Festen, cela signifie quoi ? Cela signifie un surinvestissement des

acteurs sur le plateau, car même s’ils ne sont pas à l’image, ils doivent tous être engagés dans

leur jeu. L’expérience de Vinterberg en témoigne :

Quand on tourne comme ça, tout le monde doit être tout le temps sur le plateau. Si on filme un figurant en train de manger, on a besoin de cinquante personnes à l’arrière-plan pour créer une ambiance sonore (...). Donc, tout le monde devait être là tout le temps, ce qui créait une atmosphère presque théâtrale.27

24 Chiffres disponibles (comme les suivants) sur imdb.com. 25 Prix catalogue d’environ 2500 €. Il n’est toutefois pas impossible que plusieurs caméras aient été utilisées. 26 Michel Marie, « Direct », in Jean Collet et alli, Lectures du film, Paris, Albatros, 1976, p. 208. 27 Thomas Vinterberg, cité par Vincent Ostria, « La Cérémonie », Les Inrockuptibles, 16 déc. 1998, p. 117.

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On se rend compte dès lors du principal avantage lié aux contraintes du Dogme : il a

changé les conditions de tournage, en déplaçant l’énergie de la post-production à la

production elle-même : les techniciens ont moins de possibilités de se retrancher derrière les

prouesses techniques ou un travail ultérieur en studio et surtout, les acteurs devaient jouer

avec plus d’engagement , un peu comme au théâtre.

Ce qui donne au total un résultat percutant : une bonne histoire (mais construite de

manière assez classique) avec de bons acteurs, bien dirigés.... et c’est ce qu’on trouve dans la

plupart des films du Dogme qui ont du succès.

Von Trier et le Dogme Quel a été la responsabilité de von Trier dans la naissance du Dogme ? Officiellement il

n’est pas le seul auteur du manifeste. Pourtant, il apparaît que dans une large mesure il y a

joué un rôle essentiel. C’est lui qui a donné le coup d’envoi, c’est lui qui a pris la parole à la

soirée de l’Odéon, c’est lui qui a fait profiter l’aventure du collectif de sa notoriété.

Mais on peut aller plus loin. Dans une certaine mesure, on peut se demander si tout ce

geste n’était pas lié à un rapport personnel entre lui et sa création. Car de fait il semble n’avoir

rien fait d’autre que de participer à inventer des contraintes pour les diriger avant tout contre

lui-même. Ainsi qu’il le dit :

Toutes ces règles sont faites pour que je renonce au contrôle. Cela a toujours été techniquement important pour moi, comment les couleurs d’un film sortent. C’est un grand soulagement d’avoir une règle qui me dit : ‘’C’est la couleur du film, tu dois l’accepter’’. Si vous regardez toutes les règles, elles sont plus ou moins construites de telle manière à ce que je ne fasse plus ce que j’ai fait jusqu’alors.... En vérité, c’est une sorte de jeu masochiste douloureux pour moi. 28

A cet égard, comme le dit justement Peter Schepelern, « Dogme 95 peut être vu

comme une sorte de fondamentalisme cinématographique »29, « une tentative de retourner à

l’innocence du cinéma et à la simplicité des Lumière » : « Tout tourne autour d’une libération

à travers un renoncement ». Quitte à renoncer à sa propre signature30.

28 Lars Von Trier, Lars von Trier. Entretiens avec Stig Björkman, op.cit., p. 221. 29 Peter Schepelern, « Film according to Dogma », in Andrew Nestingen et Trevor G. Elkington (dir.), Transnational Cinema in a Global North, Détroit, Wayne State University Press, 2005, p. 83. 30 Ce désir d’anonymat tranche beaucoup avec l’attitude de von Trier dans Breaking the Waves, où il ne craint pas de brandir son nom en grand dans le générique.

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Et l’on retrouve un certain écho à Cinq Obstructions dans Les Idiots, LE film Dogme

de von Trier.

On se rappelle le sujet du film : Karen, une femme fragile, intègre un groupe de jeunes

qui vivent dans une villa de Sollerød (île de Seeland au Sud-est du Danemark) et se livrent à

une curieuse expérience : ils ont décidé de jouer aux « idiots », c’est-à-dire de se comporter en

public comme des handicapés mentaux afin, disent-ils, d’atteindre leur « idiot intérieur ».

Ce qui annonce le comportement de von Trier face à Leth dans Five Obstructions. Là

aussi, il est question de retourner à un cinéma pur à travers la révélation de son moi intérieur. À l’extrême, certains commentateurs, tels Schepelern, ont vu dans cette situation un

reflet du défi intime de von Trier avec le Dogme (nous traduisons) :

Les Idiots apparaissent comme le film du Dogme dans sa quintessence car les règles techniques et esthétiques sont encadrées dans un récit qui se rapporte à une expérience avec des règles essentielles qu’il s’agit de mettre à l’épreuve dans la réalité : « Est-ce que le professeur ose « faire l’idiot » devant sa classe ? Est-ce que la femme au foyer ose « faire l’idiote » devant sa famille quand elle rentre chez elle ? Est-ce que von Trier ose « faire l’idiot » avec le langage cinématographique ? Le groupe cherche un état primitif, l’ « idiot intérieur », exactement comme von Trier est en quête d’un art du cinéma primitif.31

Le grand enfant

Il y aurait encore beaucoup de choses à dire. La filmographie de Trier est riche et son

approche complexe, parfois volontairement contradictoire. Il reste néanmoins que la question

des contraintes est essentielle chez lui. Comme il le dit lui-même :

Il n’y a pas d’art sans limites. L’inspiration naît au contact des restrictions, fussent-elles artificielles, comme c’était le cas avec les règles du Dogme 32.

Von Trier ajoute toutefois qu’il s’agit toujours d’un jeu pour lui. Que l’on parle des

consignes qu’il donne à son équipe, des règles du Dogme, des obstacles posés dans Five

31 Peter Schepelern, « Film according to Dogma », op. cit., p. 88. La traduction de at spasse par « faire l’idiot » est ici approximative. L’expression originelle est une invention des « idiots » eux-mêmes et évoque, semble-t-il, une idée de plaisir et de libération. 32 « Lars von Trier, sans Dieu ni maître », Propos recueillis par Nicolas Crousse, Le Soir, 20 juin 2007.

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Obstructions, ou tout ce qui arrive dans d’autres films : la caméra à l’épaule dans L’Hôpital et

ses fantômes, les décors à la craie dans Dogville, l’automavision dans le Direktor, on retrouve

toujours cette dimension de jeu, mais un jeu dont il veut rester le maître. Le contrôle du jeu

est essentiel pour lui. Et vraisemblablement il prend un grand plaisir – un malin plaisir

oserait-on dire – à fixer les règles du jeu, à les changer d’un film à l’autre, à les appliquer à

son équipe, ses collaborateurs, ses collègues, à lui-même, et jusqu’à son mentor.

Le jeu avec les contraintes serait un peu son obsession : d’où le fait qu’il suggère une

allégorie de lui dans les Idiots ou qu’il se mette en scène imposant des contraintes à son

professeur d’avant, Leth dans Five Obstructions.

Ses jeux apparaissent alors tels qu’ils sont : excitants, divertissants, complexes,

surprenants, mais aussi avec une part de risques, de perversité, de sadisme, de masochisme...

En gros, comme les jeux d’enfants peuvent l’être parfois. Et à ce titre, von Trier reste sans

doute un grand enfant.