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1 Caille Frédéric Faculté de Droit et d’Economie de Chambéry Texte paru (avec modifications mineures) dans : MILBACH Sylvain (dir.), “ L’annexion par les médailles ? Décorations et pratiques honorifiques de la France en Savoie après 1860 ”, dans 1860. La Savoie, la France, l’Europe, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2012, pp. 161-182. L’Annexion par les médailles ? Décorations et pratiques honorifiques de la France en Savoie après 1860 « De Paris, ces députés sans mandat, reviendront avec un ruban rouge et croiront que toute la Savoie a gagné à ce honteux trafic. » Commentaire du Faucigneran Pierre Fontaine dans son journal en date du 17 mars 1860, à propos de la délégation de 41 Savoyards qui sera reçue le 21 mars 1860 par Napoléon III pour plaider le non-démembrement de la Savoie. « L’exacte vérité ajoute que, des deux côtés, les promesses d’avancement, de décorations, cherchèrent, parfois avec succès, à influencer la fidélité, les souvenirs ou les simples hésitations. » Joseph Tardy, La Savoie de 1815 à 1860, 1896 1 . La période du rattachement définitif des deux départements savoyards à la France 2 s’inscrit à l’entame d’un cycle que portera vers des sommets la France de la Troisième République : celui de la multiplication démocratique des gratifications symboliques individuelles sous forme de décorations et de l’élargissement considérable des distributions. Depuis peu mieux pris en compte et documenté par l’historiographie, le constat de l’intensification des usages des décorations que le Second Empire inaugure en France a permis de commencer à mesurer l’intérêt d’un regard sur ces pratiques souvent anecdotiques à l’œil moderne, mais dont l’étude ouvre de nouvelles fenêtres sur l’histoire sociale, celle des 1 Cités par GUICHONNET Paul, Histoire de l’annexion de la Savoie à la France. Les véritables dossiers secrets de l’Annexion, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2003, pp. 292 et 306. 2 Pour des raisons de format, nous n’aborderons pas dans ce propos exploratoire les pratiques honorifiques de la France dans le comté de Nice, réuni définitivement à la France en même temps que la Savoie.

L’annexion par les médailles ? Décorations et pratiques honorifiques de la France en Savoie après 1860

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Caille Frédéric Faculté de Droit et d’Economie de Chambéry Texte paru (avec modifications mineures) dans : MILBACH Sylvain (dir.), “ L’annexion par les médailles ? Décorations et pratiques honorifiques de la France en Savoie après 1860 ”, dans 1860. La Savoie, la France, l’Europe, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2012, pp. 161-182.

L’Annexion par les médailles ?

Décorations et pratiques honorifiques de la France en Savoie

après 1860

« De Paris, ces députés sans mandat, reviendront avec un ruban rouge et croiront que toute la Savoie a gagné à ce honteux trafic. »

Commentaire du Faucigneran Pierre Fontaine dans son journal en date du 17 mars 1860, à propos de la délégation de 41 Savoyards qui sera reçue le 21 mars 1860 par Napoléon III pour plaider le non-démembrement de la Savoie.

« L’exacte vérité ajoute que, des deux côtés, les promesses d’avancement, de décorations,

cherchèrent, parfois avec succès, à influencer la fidélité, les souvenirs ou les simples hésitations. »

Joseph Tardy, La Savoie de 1815 à 1860, 18961.

La période du rattachement définitif des deux départements savoyards à la France2

s’inscrit à l’entame d’un cycle que portera vers des sommets la France de la Troisième

République : celui de la multiplication démocratique des gratifications symboliques

individuelles sous forme de décorations et de l’élargissement considérable des distributions.

Depuis peu mieux pris en compte et documenté par l’historiographie, le constat de

l’intensification des usages des décorations que le Second Empire inaugure en France a permis

de commencer à mesurer l’intérêt d’un regard sur ces pratiques souvent anecdotiques à l’œil

moderne, mais dont l’étude ouvre de nouvelles fenêtres sur l’histoire sociale, celle des

1 Cités par GUICHONNET Paul, Histoire de l’annexion de la Savoie à la France. Les véritables dossiers secrets de l’Annexion, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2003, pp. 292 et 306. 2 Pour des raisons de format, nous n’aborderons pas dans ce propos exploratoire les pratiques honorifiques de la France dans le comté de Nice, réuni définitivement à la France en même temps que la Savoie.

2

techniques de gouvernement, des pratiques civiques ou des sensibilités politiques3. En est-il de

même pour les deux départements savoyards à l’heure de l’Annexion ? Telle est l’hypothèse

que l’on souhaiterait explorer ici.

A suivre une part des travaux récents, les pratiques officielles de distinction modernes

s’insèrent dans un vaste mouvement de réflexion, à la fois pédagogique et politique, engagé

sous les Lumières, un mouvement dont le « culte des grands hommes » sera en France l’une des

traductions les plus explicites4. C’est au sein de ce mouvement, de manière assez marginale à

vrai dire, que l’on trouve trace des premières réflexions modernes sur l’utilité, en terme de

gouvernement des hommes, des marques symboliques de grandeur civique. Jean-Jacques

Rousseau, citoyen Genevois ayant largement pérégriné dans les Etats de la monarchie Sarde,

sera ainsi l’un des premiers et des plus enthousiastes à célébrer les potentialités des décorations

en des termes qui, au risque de l’utopie, ne cesseront d’être repris par la suite :

« Je voudrais que tous les grades, tous les emplois, toutes les récompenses

honorifiques, se marquassent par des signes extérieurs, qu’il ne fut jamais permis à un

homme en place de marcher incognito, que les marques de son rang ou de sa dignité le

suivissent par-tout, afin que le peuple le respectât toujours, et qu’il se respectât

toujours, lui-même ; qu’il put ainsi toujours dominer l’opulence ; qu’un riche qui n’est

que riche, sans cesse offusqué par des Citoyens titrés et pauvres, ne trouvât ni

considération ni agrément dans sa patrie ; qu’il fut forcé de la servir pour y briller,

d’être intègre par ambition, et d’aspirer malgré sa richesse à des rangs où la seule

approbation publique mène, et d’où le blâme peut toujours faire déchoir. Voilà

comment on énerve la force des richesses, et comment on fait des hommes qui ne sont

point à vendre. »5

Les pratiques de remise de décorations que l’on voit se multiplier au XIXe siècle dans

les nouveaux Etats-Nations doivent ainsi plus aux présupposés de cette pensée réformatrice

3 Pour les principales publications collectives et tentatives de synthèse : BONIFACE Xavier (dir.), Du sentiment de l’honneur à la Légion d’honneur, numéro spécial de La Phalère (Revue européenne d’histoire des ordres et décorations), 5, 2004 ; CAILLE Frédéric, La Figure du Sauveteur. Naissance du citoyen secoureur en France 1780-1914, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006 ; IHL Olivier, Le Mérite et la République. Essai sur la société des émules, Paris, Gallimard, 2007 ; DUMONS Bruno et POLLET Gilles, La Fabrique de l’Honneur. Les médailles et les décorations en France (XIXe-XXe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009 ; DUMONS Bruno, Les « saints de la République ». Les décorés de la Légion d’honneur (1870-1940), Paris, Boutique de l’Histoire, 2009. 4 BONNET Jean-Claude, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998. 5 ROUSSEAU Jean-Jacques, Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projettée, dans Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard Bibliothèque de la Pléiade, 1964 (1771), p. 1007.

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qu’aux seuls souvenirs des ordres de chevalerie, dont l’imaginaire s’hybridera néanmoins avec

elles, en particulier dans le cas de la Légion d’honneur. Communautés exemplaires

caractérisées par leur proximité politique au souverain, les ordres honorifiques d’Etat que

créent les royautés européennes dès la fin du moyen-âge établissent en effet une forme de

« noblesse d’honneur » au sein de l’aristocratie, la distinction d’une élite dont on récompense à

la fois le mérite et la fidélité politique. Et c’est bien sur ce modèle que Bonaparte envisagera en

1802 l’institution de l’Ordre de la Légion d’honneur, c’est-à-dire la fondation sur tous le

territoire de plusieurs « cohortes » de notabilités, données en exemple aux populations, et

surtout fidèles aux acquis libéraux de la Révolution et prêtes à les défendre.

Innovation radicale, la Légion d’honneur établit le premier ordre honorifique d’Etat à la

fois civil et militaire accessible sans condition de naissance. Mais c’est pourtant - en dépit des

prescriptions juridictionnelles en matière de discipline interne dévolues de plus en plus

précisément par le droit administratif à compter des années 1880 au Conseil de l’Ordre,

lesquelles s’efforcent de valider dans les termes du droit républicain l’existence d’une forme de

« fonction publique » spécifique liée au port du ruban rouge et accréditent par là-même la

fiction de l’Ordre comme communauté humaine6 - par une autre voie que Napoléon réussit sans

le vouloir, concédant en 1804 à « l’Ordre » un emblème portatif qui n’avait pas été prévu à

l’origine, et qui fonctionnera désormais d’abord comme la marque individuelle d’un mérite et

d’une grandeur sociale officiellement validés et reconnus. Au terme de cette évolution, la

Légion d’honneur vaut en somme comme un titre de prestige, que rend visible un insigne

portatif, simple morceau de tissu ou véritable « bijou masculin », décliné de manière croissante,

au fil du XIXe siècle, comme toutes les autres décorations, par l’imagerie des poitrines sur-

médaillées, des vestes systématiquement « rubanées », des croix d’orfèvrerie des « grandes

tenues » aussi bien civiles que militaires7.

De fait en 1860, un demi-siècle après la Révolution française, qui avait aboli, en même

temps que la noblesse, toutes les décorations de l’Ancien Régime, mais échoué à s’accorder sur

la nécessité et la forme d’une récompense civique honorable et unique ouverte à tous, le débat

de principe sur l’utilité des décorations est donc en passe d’être résolu pour la pensée libérale,

et même républicaine dans une certaine mesure, comme le montrera l’impressionnante création

de décorations civiles engagée sous la Troisième République, quarante et une au total dont

vingt-huit jusqu'en 19138. Pour Anselme Pétetin, qui sera le premier préfet de Haute-Savoie de

6 CAILLE Frédéric, « Une citoyenneté supérieure : l'improbable ‘fonction’ des membres de la Légion d'honneur dans la République », Revue Française de Science Politique, n°1, vol.47, 1997, pp. 70-88. 7 CAILLE Frédéric, « Des bijoux d’hommes ? Usages et port des décorations dans la sexualisation des rôles sociaux et politiques au XIXe siècle », Corps et Objet. Actes du colloque 19 et 20 septembre 2003, Paris, Editions Le Manuscrit, 2004, pp. 91-106. 8 A vrai dire le débat persistera dans la pensée démocratique, le philosophe Jules Barni, exilé à Genève dans les années 1860, persistant ainsi dans son refus républicain des décorations, à l’exemple de la Suisse, tandis que le mouvement ouvrier dénoncera régulièrement le potentiel de « corruption morale » et

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1860 à 1861 et rédige en 1840 l’article « Légion d’honneur » du Dictionnaire politique, c’est

ainsi en premier lieu, en outre de la pensée réformatrice des Lumières, d’une compréhension de

la société démocratique telle que vient tout juste de la développer Alexis de Tocqueville (De la

Démocratie en Amérique est paru en deux volumes en 1835 et 1840), que l’on peut tirer

argument de la nécessité du ruban rouge et de ses avatars :

« Les castes s'en vont : ainsi plus d'esprit de corps, plus de cet orgueil collectif qui, avec

d'immenses abus, offrait quelques bons résultats, et qui notamment donnait à chacun

l'honneur de tous à garder, et à tous celui de chacun. Les distinctions s'effacent ;

l'individu, confondu dans une masse où tout est égal, manque de ces mille petits freins

que créent des habitudes dès longtemps prises, des alentours toujours surveillants et

toujours les mêmes, des devoirs particuliers limités et nettement tracés dans le cadre

général de la société.

Et en outre, à mesure que la démocratie s'étend et se fortifie, les fonctions deviennent

plus généralement temporaires, et par conséquent elles n'offrent à l'ambition que des

satisfactions passagères et n'assurent jamais la fortune.

Quel but reste donc à la passion individuelle dans une démocratie avancée ? L'argent.

C'est ce triste résultat qu’il faut prévenir autant que possible, et le seul palliatif qu'on

puisse employer, le seul qui ne soit pas directement contraire à la nature de la

démocratie, c'est le système des distinctions comme récompenses personnelles. »9

Hasard de l’histoire : Anselme Pétetin, avocat et journaliste, démocrate, proche des

saints-simoniens et des premiers socialistes – il collabore dès 1841 avec Pierre Leroux,

inventeur du terme10 -, tranche ici un débat de principe dont il aura l’occasion, on y reviendra,

vingt ans plus tard, de tester la pratique.

A l’heure de l’annexion des territoires savoyards, n’existent encore en France comme

décorations civiles que la Légion d’honneur et les médailles pour Actes de courage et de

dévouement, « médailles-décorations » dont le port suspendu à un ruban tricolore a été légalisé

en 183111. Ce n’est qu’en 1866 que sera autorisée la pratique de symboliser par une branche de

de clientélisme électoral qu’engendre dans la France du tournant du siècle la « chasse » et « foire aux rubans », vrais ou faux, accessoires masculins désirés, sinon singés, du haut en bas de la hiérarchie sociale. Plusieurs propositions de lois d’abolition seront déposées à la Chambre. 9 PETETIN Anselme, « Légion d’honneur », repris dans Discussions de politique démocratique et mélanges (1834-1861), Paris, Typographie de Henri Plon, 1862, pp. 182-183. 10 Né à Morzine en 1806 d’un père fonctionnaire français, il écrit également dès 1838 sur « le caractère inéluctable » de la réunion à la France de la Savoie. GUICHONNET Paul et SORREL Christian (dir.), La Savoie et l’Europe 1860-2010. Dictionnaire historique de l’Annexion, Montmélian, 2009, pp. 283-287 ; GUICHONNET Paul, op. cit., p. 137. 11 Sur les usages de cette « Légion d’honneur des pauvres » : CAILLE Frédéric, La Figure…, op. cit.

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laurier métallique suspendue à un ruban les Palmes académiques, créées dès 1808, mais dont la

matérialisation était jusqu’alors circonscrite à un titre et à une broderie sur les costumes

officiels, ce qui explique que l’on ne trouve pas trace d’une activité honorifique particulière de

la France lors du processus de réunification à l’égard de cette récompense, dont l’attribution en

Savoie croîtra fortement par la suite12. Pour le reste, instituant dès 1852 la Médaille Militaire,

attribuée pour la durée des services aux hommes de troupe et sous-officiers, et

exceptionnellement pour leur conduite au feu aux officiers supérieurs, créant des médailles

commémoratives des campagnes militaires qu’il engage, ouvrant pour la première fois la porte

du ruban rouge à une femme ou à un ouvrier, établissant en 1857 une récompense en faveur de

tous les anciens soldats de la période révolutionnaire et impériale, Napoléon III reprend après

son oncle la cause de la démocratisation des honneurs, une cause dans laquelle le bonapartisme

populaire trouvera d’ailleurs l’un des ses plus sûr ancrages idéologiques, en Savoie comme

ailleurs13.

Du côté de la monarchie Sarde, c’est exclusivement en direction de l’ordre des Saints-

Maurice-et-Lazare, réformé partiellement par Charles-Albert en 1831, et « plus radicalement,

selon le besoin des temps et l’esprit des nouvelles institutions politiques, en 1851 », par le roi

Victor Emmanuel II, que se tourne l’attention de l’Etat14. Né de la fusion au 16e siècle de deux

ordres médiévaux, l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare reste doté par le Statuto Albertino de la

personnalité juridique et de fonds propres considérables, assortis de certaines obligations, mais

il n’évolue pas moins clairement, notamment par des prescriptions plus libérales de port sur

l’habit de ville en la forme d’une petite croix suspendue sur le côté gauche de la poitrine (à

partir de 1838), dans l’orbite symbolique et pratique de la Légion d’honneur15. Il s’en rapproche

d’ailleurs même semble-t-il par l’esprit, en s’ouvrant peu à peu à des mérites divers, ainsi du

moins que tient à le souligner son principal exégète en 1860 :

« Les trois noblesses du sang, des œuvres et du génie font briller de noms également

illustres le catalogue des Chevaliers Mauriciens. C’est une ancienne et non récente

12 Voir notamment : Archives Départementales de la Haute-Savoie (ADHS) 1 M 163-164 (dossiers individuels 1924-1940), Archives Départementales de la Savoie (ADS) 9 M 892 (dossiers individuels 1885-1930). 13 HAZAREESINGH Sudhir, La légende de Napoléon, Paris, Taillandier, 2005. 14 CIBRARIO Luigi, Précis historique des ordre militaires et religieux de S. Lazare et de S. Maurice avant et après leur réunion, Lyon, Louis Perrin, 1860, « Avertissement », np. L’ordre de Saint-Maurice, fondé en 1434, est réuni en 1572 par le pape Grégoire XIII à la demande du duc Emmanuel-Philibert à l’ordre hérité des croisades, hospitalier et religieux, de Saint-Lazare. Existent également en Savoie : l’ordre de l’Annonciade (ou « Annonciation », initialement « du Collier de Savoie »), fondé en 1362, et qui est officiellement réservé à compter de 1859 aux souverains et grands personnages ; l’ordre Militaire de Savoie, créé en 1815 et exclusivement réservé à la bravoure militaire ; enfin l’ordre du Mérite civil (1831), accordé seulement sur demande explicite de l’aspirant, et que l’on ne trouve jamais mentionné dans les archives consultées. 15 La référence est même explicite, en terme d’organisation administrative et de contingentement des attributions, dans le rapport de la secrétairie royale préparant la réforme de 1851. Ibid., p. xxviij.

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habitude chez la Royale Maison de Savoie, de reconnaître la noblesse de l’intelligence,

en la couronnant de l’éclat envié des insignes équestres de la Milice. »16

Sous réserve de plus ample inventaire, force est de constater que la monarchie Sarde

délivre de leur serment des sujets que l’Etat Piémontais moderne, de même on le verra que les

souvenirs de la période française, ont déjà largement rendus familiers des usages et de la portée

sociale et politique des décorations. Au plus immédiat, du point de vue de l’Etat français, le

processus d’annexion fait quoi qu’il en soit entrer les Savoyards décorés, sauf à faire le choix

de la conservation de la nationalité sarde, dans un droit commun honorifique dont le principe

repose sur l’affirmation d’un privilège de souveraineté. « Le droit de décerner des récompenses

publiques est un des droits inhérents à notre couronne », pose de la sorte en 1816 la première

ordonnance royale post-révolutionnaire concernant les « hommages publics », « inscriptions »,

et autres « distinctions honorables destinées à récompenser tous les genres de mérite et de

services »17, tandis que le décret impérial du 13 juin 1853 définit pour sa part des prérogatives

et des limites d’usages qui valent encore jusqu’à nous :

« Art. 1er : Toutes décorations ou ordres étrangers, quelle qu'en soit la dénomination ou

la forme, qui n'auraient pas été conférés par une puissance souveraine, sont déclarés

illégalement et abusivement obtenus, et il est enjoint à tout Français qui les porte de les

déposer à l'instant.

Art. 2 : Tout Français ayant obtenu des ordres étrangers, qui n'aurait pas reçu du chef de

l'État l'autorisation de les accepter et de les porter, sera pareillement tenu de les

déposer immédiatement, sauf à lui de se pourvoir, s'il y a lieu, auprès de notre Grand

Chancelier de l'ordre impérial de la Légion d'honneur pour solliciter cette

autorisation. »18

Nommé en août 1863 chevalier à titre « étranger » de l’ordre des Saints-Maurice-et-

Lazare, avant d’entrer en 1869 dans la Légion d’honneur, le capitaine en retraite de l’armée

Sarde Jacques Heuteur, né en 1784, 12 ans de services, 6 campagnes et une blessure dans les

armées du Premier Empire, président de la société des médaillés de Sainte-Hélène de

Chambéry, se trouvant « dans une position très gênée », sollicitera ainsi cette même année une

exception de droit de timbre, afin de pouvoir légalement orner sa poitrine de sa première

distinction, complétant sa demande d’une traduction par notaire, certifiée devant le tribunal

16 Ibid., p. 138. 17 Ordonnance royale du 10 juillet 1816. 18 Décret impérial du 13 juin 1853. Sur l’importance de ce monopole honorifique d’Etat : CAILLE F., « La vertu en administration. La médaille de sauvetage, une signalétique officielle du mérite moral au XIXe siècle », Genèses (Sciences sociales et histoire), 28, septembre 1997, pp. 29-51.

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civil, d’un résumé des principales dispositions régissant la plus prestigieuse récompense

piémontaise19. Jacques Heurteur, premier témoin ici d’une génération dont les distinctions

révèlent l’entrecroisement des allégeances, né savoyard sujet des Etats de Savoie, grandit et

devenu adulte français, puis retourné à sa nationalité d’origine, avant de terminer sa vie sous le

drapeau tricolore.

A l’instar d’Heurteur, au demeurant, nombre des plus précoces solliciteurs savoisiens

de la croix d’honneur de la France sont déjà porteurs de celle des anciens Etats de Savoie, et

plus d’un en avancera le titre pour preuve d’une qualité de services rendus. Pour autant que l’on

puisse en juger au travers des pièces des dossiers individuels d’instruction, l’administration

française, sans adopter un parti-pris univoque et systématique, considérera favorablement

l’obtention du grand ordre de la monarchie sarde. Les nombreux Savoyards doublement

décorés ne seront ainsi guère gênés pour se voir accorder par la Grande Chancellerie le droit de

port d’une distinction devenue étrangère, bien que l’intérêt social d’une telle pratique ait été

très vite supplanté chez les élites par l’obtention de l’insigne que Louis-Napoléon Bonaparte,

dès 1851, avait fortement inscrit au fronton de son régime, balayant les réserves des monarchies

précédentes qui n’avaient osé l’abolir du fait de sa vaste popularité ancrée dans les échos de la

légende impériale. En somme, comme le notait déjà Paul Guichonnet, « les notables qui, avant

1860, briguaient le ruban vert des Saints Maurice et Lazare, louchaient maintenant vers le ruban

rouge de la Légion d’honneur »20. Dans l’arrondissement de Bonneville en Haute-Savoie, en

1872, les 8 décorés des Saints Maurice et Lazare le seront également du ruban rouge, sur un

total de 14 membres de la Légion d’honneur21.

Les archives issues des préfectures, sous-préfectures ou mairies ne sont pas des sources

transparentes, et elles restent marquées des impératifs et enjeux propres au travail

administratif22. En matière de décorations, leur conservation est assez inégale entre les deux

départements savoyards, la Haute-Savoie offrant seule l’intégralité du fonds administratif de la

préfecture, notamment en terme de bilans et de correspondance avec l’échelon ministériel,

même si les archives de la Savoie renferment également beaucoup d’informations intéressantes

(ainsi le décompte précis, par commune, de tous les médaillés de Sainte-Hélène en 186023).

Le préfet Hippolyte Dieu, qui assure la transition institutionnelle à la tête du

département de la Savoie en même temps que sur l’ensemble de l’Ancien Duché, homme

19 ADS 9 M 819, dossier Heurteur. 20 GUICHONNET Paul, op. cit., p. 264 21 ADHS, 1 M 141, enquête pour reconstitution des matricules après l’incendie du palais de la Légion d’honneur. Pour les autres arrondissements du département les proportions des membres de la Légion d’honneur / membres de l’ordre des Saints Maurice et Lazare sont : Saint-Julien 18/3 ; Thonon 23/4 ; Annecy 43/16. 22 Comme le note Sudhir Hazareesingh (op. cit.), qui utilise des sources similaires aux nôtres. 23 ADS 9 M 819.

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d’expérience qui a servi sous la Seconde République et qui s’est désormais résolument rangé du

côté de l’Empire, accorde visiblement un soin tout personnel à la première attribution de rubans

rouges dans la Savoie passée sous administration française24. Au lendemain de quelques mois

de débats intenses, au cours desquels s’est aussi noué pour les Savoyards quelque chose d’un

« drame de conscience »25, tant individuel que collectif, la politique honorifique que conduit ce

préfet au cours des premières semaines du rattachement, sous l’aval ministériel, consiste

d’abord à intégrer symboliquement dans la nation française l’ensemble des élites locales qui ne

se sont pas directement, ou trop longtemps, opposées au projet de rattachement à la France,

avant que de récompenser, ce sera également fait, les plus fervents artisans de l’Annexion26.

Ardent défenseur à ses heures, on l’a vu, des pratiques honorifiques, Anselme Pétetin,

nommé le 2 août 1860 et premier véritable homologue haut-savoyard du préfet Dieu, natif du

département, publiciste de talent ayant fait carrière lyonnaise et parisienne, commissaire

général du gouvernement de l’Ain sous la Seconde République27, donne quant à lui une

nouvelle fois, directement et confidentiellement au ministre de l’Intérieur, la théorie de la

pratique, dès le 25 août, en réponse aux critiques portées contre ses propositions pour la

première promotion de rubans rouges haut-savoyards devant accompagner le voyage

impérial28 :

« En fait, tous ces noms appartiennent à des hommes notables et honorables, qu’on peut

diviser en deux catégories : la première, de ceux qui ont travaillé avec intelligence et

énergie pour l’Annexion et pour la France ; la seconde, de ceux qui, au nom des idées

libérales, assurément fort mal interprétées, s’opposaient plus ou moins ouvertement à

l’Annexion.

24 Avocat de formation, préfet depuis 1848, Hippolyte Dieu (1812-1887), chevalier de la Légion d’honneur depuis 1855, sera promu commandeur dès le 4 janvier 1862. Son action honorifique est en adéquation avec l’attention qu’il porte à l’attitude des populations et à l’opinion publique. Voir notamment : BERTHOD Rémy, Aspects de la mise en place de l’administration française en Savoie au début de la décennie 1860, Mémoire de Master, Université de Savoie, 2005-2006, pp. 21-27. (Disponible en ligne sur le site de La Salévienne). 25 « L’assimilation extrêmement rapide de notre province aux mentalités et aux mœurs françaises a fait injustement oublier le drame de conscience de la génération de 1860 (…). » GUICHONNET Paul, op. cit., p. 262. 26 « La France ne lésina pas sur les récompenses décernées aux artisans de l’Annexion. Tous entrèrent dans la Légion d’honneur. Mgr Billiet, Greyffié de Bellecombe, Dupasquier, Lachenal et le marquis de Costa de Beauregard furent promus commandeurs ; le chanoine Poncet ainsi qu’un bon nombre de curés, maires, notables, chevaliers. » Ibid., p. 264. Pour de nombreux exemples de notabilités plus modestes voir les archives citées. 27 On relèvera sa vive défense de la mémoire de l’expédition ouvrière pacifique dite des « Voraces », dans la Savoie de 1848, dont il avait été l’un des plus proches observateurs, dans une brochure, peut-être suscitée par l’Empereur, qui relancera le débat public sur le rattachement et lui aurait valu son poste, sinon sa Légion d’honneur du 5 avril 1860. (De l'annexion de la Savoie, Paris, Librairie Nouvelle Bourdillat et Cie, 1859). 28 A la demande début août du ministre, les promotions prévues pour le 15 août et le voyage sont réunies en une seule.

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Je regarde comme très essentiel pour l’avenir de persuader tout le monde que le

gouvernement ne veut pas voir dans les uns des vainqueurs, et des vaincus dans les

autres ; qu’il refuse de se souvenir des hostilités du passé, tout en gardant fidèle

mémoire des services rendus.

Depuis l’Annexion il ne s’est pas fait une nomination que l’un des deux partis ne se soit

dit, bruyamment, vaincu, repoussé, persécuté. Je ne puis pas serrer la main d’un notable

dans la rue, sans qu’on ne tire de là des conséquences à perte de vue sur le règne futur

de la réaction ou de la révolution. Je crois qu’il est bon de saisir une occasion d’éclat,

comme le voyage de leurs Majestés, pour noyer toutes ces puérilités dans une grande

mesure de justice distributive qui honore et qui classe tous les hommes de mérite du

pays. La présence de l’Empereur donnera à cet acte un caractère de souveraine et

définitive impartialité et fera plus pour une réconciliation générale que mille petites

tactiques, embarrassantes pour l’administration »29.

« Réconciliation générale », ou même reconstitution d’une « hiérarchie des notabilités »

au niveau local et d’un subtil « étagement des influences », ainsi qu’il l’affirmera peu après30,

les arguments du préfet Pétetin, pour être aussi de circonstance – le ministre s’étant ému dès le

22 août au vu de sa liste « de la part considérable qui s'y trouve fait au clergé »31 -, n’en

reflètent pas moins l’esprit de la politique honorifique française engagée en direction des élites

savoyardes dans les premières années du rattachement32.

Au fil de sa pérégrination alpestre de l’été 1860, l’Empereur valide d’ailleurs pour

l’essentiel la perspective, complétant de quelques croix supplémentaires aux officiers de

gendarmerie et militaires la manne glorieuse, soit une trentaine de décorations pour chacun des 29 ADHS, 1 M 143, lettre confidentielle du préfet de Haute-Savoie Pétetin au ministre de l’Intérieur le 25 août 1860. 30 « Tout changement de régime qu'il vienne du dehors ou du dedans entraîne nécessairement cette proclamation des notabilités qui lui sont sympathiques, c’est-à-dire un nouveau étagement des influences. La France en reprenant la Savoie en 1860 ne la retrouvait pas telle qu'elle l'avait laissée en 1815. (…) Il a donc fallu replacer en tête des populations la hiérarchie des notabilités. Et même la refaire avec une intégrité attentivement équilibrée en vu des deux partis qui se divisaient le pays. Tel est l'ensemble d'idées qui ont inspiré mes précédentes propositions ». ADHS, 1 M 143, lettre confidentielle du préfet de Haute-Savoie au ministre de l’Intérieur le 12 septembre 1860. 31 ADHS, 1 M 143, lettre personnelle du ministre au préfet Pétetin le 22 août 1860 : « Sans doute est-il juste de tenir compte aux ecclésiastiques savoisiens des sympathies qu'ils ont montrées pour la France au moment de l'annexion ; mais il convient aussi de ne pas former en leur faveur des propositions trop étendues, et hors de proportion avec le nombre de croix que pourront obtenir les membres des autres corps. » La critique porte également sur la proposition en faveur d’un conseiller de préfecture trop récemment nommé. 32 En septembre 1861, proposant la distinction de deux anciens députés turinois, l’un libéral (Pelloux, maire de la Roche-sur-Foron) et l’autre conservateur (le baron de Livet, ancien secrétaire d’ambassade à Berne et Paris), le successeur de Pétetin défend son choix dans les mêmes termes en relevant qu’il « aurait notamment l’avantage de mettre en lumière que le gouvernement entend à l'égard des deux nuances qui se divisent le pays rester impartial, conciliant, réservé, ligne politique qui peut seule rallier tous les esprits et assurer à l’administration l'ascendant dont elle a besoin ». ADHS, 1 M 143, lettre du 15 septembre 1861.

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deux départements33, une largesse en définitive assez raisonnable, et qui ne dérogera qu’à la

marge des règles coutumières de l’administration française exigeant un minimum de 20 années

de services civils, exceptionnellement de 10, pour les attributions non-militaires de Légion

d’honneur34. La répartition sociale des décorés, de fait, ne comporte guère de surprise, reflétant

l’équilibre des grandes forces socio-politiques des nouveaux territoires - le clergé acceptant

plus que de bonne grâce ces formes de distinctions bien séculières -, avec notamment, pour la

seule Haute-Savoie, 5 hommes de loi, 3 ecclésiastiques, 6 maires et 1 industriel décorés. En

l’espèce, ce n’est semble-t-il qu’en faveur du premier maire de Chambéry que le contexte

annexionniste produit des effets particuliers, le jeune baron Frédéric d’Alexandry d’Orengiani,

cheville ouvrière du rattachement en tant que secrétaire du comité central annexionniste de

Chambéry et membre de la délégation appelée aux Tuileries par Napoléon III35, 10 ans de

services et une trentaine d’année à peine en 1860, se trouvant précocement décoré, et même

promu au grade d’officier à l’occasion du voyage de l’Impératrice et du prince impérial dès le

1er sept 1869. Un cas hors-norme, pour une importante figure politique savoyarde des deux

décennies suivantes36.

Très brève, l’exception honorifique savoyarde en terme de rubans rouges se régularise

donc rapidement, pour aboutir à l’heure de la reconstitution des matricules de 1872, les

quelques omissions réparées, à 98 légionnaires en Haute-Savoie, sur un total de 270 décorés,

Médailles militaires, de Sainte-Hélène et des Saints-Maurice-et-Lazare compris37. En cette

matière, pas plus qu’en aucune autre à vrai dire d’ailleurs, les anciens Savoisiens ne sont en

définitive véritablement ou durablement privilégiés, rejoignant très vite le flot commun d’une

bureaucratisation des honneurs qui s’affirme en France dès le Second Empire. La peur de la

bévue sociale ou politique, et surtout de la décoration de l’imposture, poussent en effet

l’administration française à se protéger d’un écran réglementaire limitant autant que possible le

33 26 exactement pour la Haute-Savoie d’après les archives préfectorales, le décompte en Savoie étant impossible sauf à repartir des dossiers individuels. Dépouillé depuis mai 1860, le Moniteur officiel n’a permis de repérer que 14 nominations et 2 promotions dans des listes groupées les 25 et 27 septembre concernant les départements savoyards. Les autres décorations ont été réparties par ministère, ceux-ci indiquant ou non la résidence du lauréat, les décrets de nomination paraissant chaque jour et étant souvent individuels pour les civils, ou parfois en petits groupes, alors qu’ils sont majoritairement collectifs pour les militaires. 34 Règles rappelées dans la lettre personnelle du ministre au préfet Pétetin le 22 août 1860. 35 SORREL Christian, Servir la République. Député et sénateurs Savoie et Haute-Savoie 1871-1940, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2009, pp. 43-46. 36 Il s’est imposé entre-temps à la présidence du conseil général et le brouillon préfectoral, où s’énumèrent difficilement les quelques réussites remarquables de l’édile local (« construction d’un hôtel de ville tout à fait monumental », « percée de rues nouvelles », « construction d’un théâtre et d’une maison d’asile »), se termine sur le rappel de titres sociaux et politiques plus déterminants : « M. d’Alexandry a été en Savoie un des plus chauds partisans de l’annexion. Membre bienfaiteur et secrétaire du comité central établi pour la propagation de cette grande idée il en poursuivit avec ardeur la réalisation. M. d’Alexandry jouit de la plus grande considération et se trouve par sa position de fortune l’un des hommes les plus influents du département de la Savoie. » ADS 9 M 819. 37 ADHS 1 M 141.

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champs d’action des appuis et interventions politiques, notamment par la standardisation des

procédures et des critères de présentation38. Le processus honorifique annexionniste participe

de cette rationalisation, et la petite nation savoisienne sera bientôt chichement comptée de ses

généreuses prémices. Dès la fin de la décennie, plusieurs sous-préfets, trop ou trop peu

renseignés, estiment que s’il reste bien dans leurs arrondissements des maires qui « ont les

services voulus et le mérite nécessaire pour mériter la croix de la Légion d’honneur (…) aucun

d’eux ne (…) paraît avoir ni la tenue, ni la situation, ni la considération enfin que comporte

cette distinction »39. Le 2 juillet 1880, le député André Folliet, dans une lettre au préfet de

Haute-Savoie pour appuyer certaines propositions, remarquera que « jusqu’à présent toutes les

décorations données dans l'arrondissement de Thonon l'ont été par l'Empire »40.

L’étude des pratiques honorifiques associées à l’annexion savoyarde dépasse cependant

celle des pesées politiques des gouvernements autour du ruban rouge. On voit des récompenses

là où l’on veut et, monument contre monuments, l’histoire des nations, aussi petites soient-

elles, ne s’écrit pas seulement sur les parquets des ministères et des ambassades. A l’égal de la

Légion d’honneur, encore que sur une envergure bien supérieure, la Médaille de Sainte Hélène

est en effet la seconde décoration civile française massivement attribuée en Savoie, avant même

que la perspective du rattachement ne se soit clairement présentée. Louis-Napoléon Bonaparte

l’a instituée en août 1857, probablement sensible à la cause honorifique des quelques 400.000

anciens combattants du premier Empire, force d’opinion considérable, très respectée dans les

milieux ruraux, et qui tiendra d’ailleurs une place importante dans les cérémonies officielles de

l’Annexion. La médaille, de bronze, est attribuée à tous ceux, de nationalité française ou

étrangère, qui ont combattus sous le drapeau français pendant la Révolution et les guerres

impériales, et elle peut être portée à la boutonnière suspendue à un ruban vert et rouge. Une

face présente le portrait de l’Empereur et l’autre porte l’inscription « Campagnes de 1792 à

1815 – A Ses Anciens Compagnons de Gloire, Sa Dernière Pensée, 9 mai 1821 »41.

Dans les années qui précèdent 1860, en Savoie, plus encore que le ruban rouge, la

médaille des vétérans de l’Empire valide ainsi indirectement l’ancienneté des liens qui unissent,

38 De l’une des premières études exhaustive sur les attributions de Légion d’honneur dans deux départements français sous la Troisième République, Bruno Dumons en a même conclu récemment, effet d’archive peut-être étant donnée la précision administrative souvent apportée au contrôle et à la réalisation des dossiers de candidature, à la création entre 1880 et 1939 d’une véritable galerie de « Saints de la République ». DUMONS B., Les « saints de la République »…, op. cit. 39 ADHS 1 M 143, réponse du sous-préfet de Thonon au préfet de Haute-Savoie le 9 février 1867 à propos d’une demande de propositions exceptionnelle de Légion d’honneur à l’occasion de l’anniversaire de la naissance du prince impérial. 40 ADHS 1 M 143. 41 Pour une riche description des usages sociaux et politiques de la médaille de Sainte-Hélène, voir les travaux récents de Sudhir HAZAREESINGH, notamment « La légende napoléonienne sous le Second Empire : les médaillés de Sainte-Hélène et la fête du 15 août », Revue historique, 627, juillet 2003, pp. 543-566, et La légende de Napoléon, op. cit.

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indissociablement, ce territoire à la France, et ses habitants à la grandeur du destin

révolutionnaire et impérial. Bravoure et vertus militaires : les deux nouveaux départements,

hasard des évènements, ont la chance de pouvoir transférer presque sans heurts au sein de la

gloire tricolore un orgueil guerrier aux racines anciennes, dont la « brigade de Savoie » était

devenue au XIXe siècle l’illustration emblématique42. Plus encore que dans l’Isère voisine, où

comme le relève Sudhir Hazareesingh l’enthousiasme festif napoléonien qui accompagne la

première visite de Napoléon III en septembre 1852 s’appuie sur une bonne dose « d’orgueil

local »43, la célébration des vieux combattants savoyards du Premier Empire peut ainsi être

celle, également, d’un particularisme territorial bien affirmé.

Les pratiques honorifiques tissent des ponts entre les temps. Elles font accéder au

visible, et, à leur mesure, au « monumental », une grandeur à la fois personnelle et collective,

« la Grande Armée », dont les médailles apparaissent alors comme autant de petits monuments

métalliques individualisés. Les deux Savoies ne peuvent, sur ce plan, que s’enorgueillir d’être

déjà si françaises, près de 500 anciens soldats de l’Empire (472) étant ainsi recensés rien que

pour le département de la Savoie, à la suite d’une enquête départementale exhaustive en vue de

la préparation de la première visite de l’Empereur en août 186044.

Certes, c’est d’abord en la Savoie des bourg et des basses-vallées qu’achèvent leur

existence, souvent très modestement, les fameux et glorieux « débris » de l’épopée européenne

du début du siècle. Guère plus d’une vingtaine pour les arrondissements de Moûtiers et de

Saint-Jean de Maurienne, et même moins d’une dizaine pour celui d’Albertville, mais plus de

400 pour Chambéry, dont la ville seule regroupe une petite colonie de 70 vieux soldats de

l’Empire. Si l’essentiel de la contribution à l’histoire de l’Annexion des « vétérans de

l’honneur »45, comme aimaient à s’appeler les anciens de l’armée impériale, que ce soit en

Savoie ou ailleurs, reste à jamais secrète, tissée de propos de marché et de comptoir, du respect

qu’ils inspiraient probablement à une large part des populations46, ils laissent cependant la trace

à Chambéry de quelques initiatives festives, commémoratives et mémorielles autour de la

légende napoléonienne, qui s’intensifient à l’approche des années 1860.

La plus notable prend la forme d’un grand banquet le 15 août 1858, où une soixantaine

d’anciens de l’armée impériale portent avec vigueur plusieurs toasts, « au Roi », « à la Grande

Armée », « à notre chef de file Napoléon 1er », dont le buste couronné de laurier préside

42 HEYRIES Hubert, Les militaires savoyards et niçois entre deux patries (1848-1871). Approche d’histoire militaires comparée armée française, armée piémontaise, armée italienne, Montpellier, Presses Universitaires de Montpellier, 2001. 43 HAZAREESINGH S., La légende de Napoléon, op. cit., p. 288. 44 ADS 9 M 888. 45 HAZAREESINGH S., La légende napoléonienne, op. cit., p. 309. 46 « En d’autres mots, les identités publiques des anciens combattants ne furent pas crées par l’Etat – celui-ci, au contraire, ne fit qu’entériner par l’institution d’une décoration civique un sens du respect et de l’honneur qui était déjà profondément implanté dans les communautés dans lesquelles vivaient les vétérans du Premier Empire. » Ibid., p. 547.

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d’ailleurs le repas. Dom Charles Gotteland, né en 1796, vieux soldat en robe ayant servi trois

ans dans sa jeunesse sous le drapeau du 7ème de ligne, médaillé de Sainte Hélène, désormais

commanditaire de l’abbaye d’Hautecombe où reposent les gisants de la famille de Savoie,

prononce une allocution devant les grognards savoisiens, avant que l’assemblée ne décide, afin

de pérenniser le culte du souvenir d’une gloire partagée, de se réunir désormais tous les 6 mai et

15 août de chaque année47.

Autoritarisme et progrès, passé et présent, culte d’un empereur pionnier de

l’humanitarisme au sein des pratiques guerrières, prophète de la paix attaqué par ses ennemis :

la culture politique de ces vétérans, qui rayonne souvent sur leurs familles, est marquée par le

messianisme d’une France porteuse en Europe des valeurs progressistes de 1789, une France

qu’incarne jusqu’au mythe Bonaparte, héros dans lequel ils célèbrent moins, à compter des

années 1850, le chef militaire, que le promoteur d’un ordre civil libéral et égalitaire. Monsieur

Point, maire de Vouret en Isère voisine, lors du discours d’inauguration de la statue de

Bonaparte à Grenoble en 1868, répondra ainsi, au reproche de despotisme adressé au fondateur

du Code civil, que « Napoléon traitait de chimères les théories de la liberté ; il protégeait

l’égalité, qui n’est autre chose que la liberté en action. »48 De fait, le bonapartisme populaire

mêle le rejet des privilèges et de l’aristocratie de naissance, la promotion des valeurs issues de

la Révolution française – notamment le suffrage universel et la valorisation du mérite civique -,

et la confiance accordée, si possible, à un leader placé au-dessus des partis et attentif à la

condition du peuple.

Nés Français, saignés sur les champs de bataille aux quatre coins de l’Europe, les vieux

soldats usés du Premier Empire se manifestent de fait à peine la passation de pouvoir

accomplie, tel Jean Courtois, sergent tambour au 2ème régiment d’infanterie de ligne, privé de

l’usage de sa main droite suite à une blessure reçue en 1815, 15 ans de services militaires, dont

10 de campagnes de guerre, qui se manifeste de lui-même auprès de la Grande Chancellerie,

laquelle demande de plus amples renseignements au préfet. La politique honorifique de la

France, comme souvent en ce domaine, lui est en partie dictée par l’orientation des sentiments,

des adhésions collectives. A la lecture du dossier du sergent tambour Courtois, qui dispose d’un

petit commerce et d’une pension annuelle française de 219 francs, le préfet Dieu lui-même, ou

47 Tous les éléments évoqués proviennent de deux extraits recopiés de La gazette de Savoie, versés au dossier de la première demande de Légion d’honneur faite en sa faveur en 1862. Le préfet relève qu’une telle attribution « produirait le meilleur effet politique parmi le clergé et la population. Si les évènements ont détaché la Savoie de ses anciens princes, les habitants de cette province ne sauraient oublier en effet le souvenir de huit siècles de communauté de gloire et d'honneur. En décorant le gardien de dépouilles vénérées, ce sera honorer à leurs yeux la mémoire d'une famille qui régnait naguère encore sur le pays ; ce sera récompenser le dévouement des religieux qui consacrèrent leur vie à entretenir un monument cher à tous les cœurs savoisiens. » Chevalier de l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare en 1863, Dom Charles Gotteland obtient la Légion d’honneur en 1869. (ADS 9 M 819, dossier Gotteland). 48 Ibid. cité p. 315.

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l’un des subordonnés, note au crayon : « A l’occasion du voyage de ses majesté en Savoie, il

me semblerait désirable de faire donner par l’Empereur quelques Croix aux vieux soldats de

nos armées du Premier Empire »49.

Si la stratégie décorative du Second Empire repose bien sur la captation d’une mémoire

glorieuse, c’est aussi de cette dernière, des vieux débris, que monte une demande de

reconnaissance, une entrée officielle dans l’Histoire. Des bourgs, du fond des vallées, s’élèvent

ainsi les voix, comme de la commune de Larochette, où un capitaine retraité de la brigade de

Savoie, ayant également combattu contre les Autrichiens en 1814, prend la plume pour

solliciter l’attention sur quatre de ses camarades50. Pour d’autres, c’est d’abord un destin de

service entre deux nations dont on espère la reconnaissance, telle la demande personnelle de ce

Jean Anthonioz, né le 24 juillet 1786 à Marcellaz en Faucigny, qui engagé comme chasseur à

cheval termine officier au terme de 5 ans services militaires, après les campagnes de Prusse en

1806, Pologne 1807, Autriche 1809, avant d’être nommé percepteur à Carouge pendant 4 ans,

puis inspecteur forestier au retour de la monarchie sarde, 37 années au service des arbres, dont

il tirera une méthode de reboisement reconnue51.

Comment ce qui valait pour tous les départements de France – l’orgueil d’avoir tenu sa

place dans une affirmation glorieuse à la face du monde – n’aurait-il pu trouver écho dans le

« département du Mont-Blanc », où deux générations de Savoyards avaient trouvé naissance ?

L’histoire de la Savoie, telle est sans doute la principale leçon que délivre un regard sur les

pratiques de récompenses, est une histoire de généalogies, généalogies de ces hommes, nés vers

1796 ou 1814, et qui retrouvaient en 1860 leur nationalité d’origine, généalogie aussi et peut-

être d’abord des valeurs et des idées politiques et sociales puisées au grand bouleversement de

la Révolution française et de la période impériale, dont les vétérans pouvaient présenter comme

une forme « d’incarnation », après la longue éclipse de la férule réactionnaire et cléricale52.

« Il faut se souvenir que les institutions sont un phénomène de la vie » : l’œuvre de la

généalogie, la « mise généalogique », ce qui donne sens à cet « inestimable objet de la

transmission » dont a parlé l’historien du droit et psychanalyste Pierre Legendre, c’est ce qui

49 ADS 9 M 819, dossier Courtois. 50 ADS 9 M 888. Le carton contient 9 diplômes de médaillés de Sainte-Hélène pour des habitants d’Albertville, non datés mais avec un matricule de la Grande Chancellerie, arrivés sans doute après le départ définitif des lauréats, 43% des médaillés d’un département comme la Meurthe, en 1857, ayant entre 65 et 70 ans. JOB Françoise, « Les anciens militaires de la République et de l’Empire dans le département de la Meurthe en 1857 », Annales historiques de la Révolution française, 245, juillet-septembre 1981, pp. 419-436. Cité dans HAZAREESINGH S., « La légende napoléonienne… », op. cit., p. 549. 51 ADS 9 M 819. 52 « Ces éléments indiquent, de manière impressionniste, qu’il subsiste dans une partie de la population un attachement au souvenir de la période où la Savoie était française et républicaine. » MILBACH Sylvain, « L’annexion de la Savoie à la France. Les faits, leur souvenir », 1860-1960. L’annexion de la Savoie à la France. Histoire et commémorations, Milan, SylvanaEditoriale, 2010, p. 19.

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permet au sujet humain de s’abstraire de la destinée biologique pour entrer dans le lien

institutionnel et dans l’Histoire53. Et les Savoyards du XIXe siècle en la matière, avouons-le,

plus que beaucoup d’autres populations en Europe, avaient de quoi s’y perdre.

Les rubans et médailles, qu’elles soient de France ou du Piémont, avaient donc d’abord

à dire aux Savoyards quelque chose d’une origine, d’une filiation, d’une fidélité, plus ou moins

exclusives selon les tempéraments, mais qui en matière honorifique a largement fait coexister

sur les mêmes poitrines, on l’a dit, la croix de l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare et celle de

la Légion d’honneur. Fidélité nationale ? Déchirement entre « identité nationale et identité

provinciale » des deux côtés des Alpes, notamment pour les officiers savoyards dont un petit

quart seulement fera le choix de la France en 1860, et presque aucun à Nice, comme l’a montré

Hubert Heyriès54 ? La généalogie est parfois une histoire de sang, mais elle est toujours une

affaire de sens, une manière de se prononcer sur l’avenir en instituant le récit légitime des

origines, d’une origine. On comprend pourquoi la décoration par la France de la Légion

d’honneur d’un certains nombre de Savoyards à l’heure de l’Annexion, en même temps qu’à

adouber les notabilités fidèles au nouveau régime, s’est trouvée aussi à devoir travailler la

substance plus impalpable des filiations institutionnelles, de la reconnaissance des « capacités

en gloire et en grandeur civique », pour ainsi dire, d’un petit territoire bousculé par le grand jeu

de la tectonique des nations.

Car peut-être est-ce bien là au final la seule question véritable, le spectre de la

dissolution généalogique, que se posèrent certains Savoyards en terme d’exemplarité civique,

au-delà du jeu des décorations, à l’heure d’une réunion à la France que les lois de la nouvelle

géopolitique européenne posaient désormais comme définitive : se prouver, « prouver que le

peuple savoisien a dignement tenu sa place dans le concert des nations », comme l’écrira le

député d’Annecy Jules Philippe en 1883, en ouverture d’un petit manuel biographique commun

aux deux départements et « contenant, pour chaque canton, une notice des personnages qui y

sont nés et se sont faits remarquer comme hommes de science, écrivains, militaires, ou ayant

rendu des services à leur pays et à leurs concitoyens », une galerie des Gloires de la Savoie

qu’il avait engagé dans les premiers mois du rattachement à la France55. Le spectre de la

dissolution généalogique savoisienne, de l’inévitable dilution identitaire de la petite patrie

53 LEGENDRE Pierre, L’Inestimable objet de la transmission : étude sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 1985, p. 9. 54 HEYRIÈS Hubert, op. cit., p. 15. 55 PHILIPPE Jules, Manuel biographique de la Haute-Savoie et de la Savoie (contenant, pour chaque canton, une notice des personnages qui y sont nés et se sont faits remarquer comme hommes de science, écrivains, militaires, ou ayant rendu des services à leur pays et à leurs concitoyens), Annecy, 1883. Commencé dès 1860 dans La revue savoisienne, ce travail biographique est rassemblé en 1863 en un premier volume dont l’objectif consiste déjà à « apprendre au peuple savoyard ce qu’il a été et ce qu’il est » : Les gloires de la Savoie, Paris, J.-B. Claret, 1863. Sur sa biographie : SORREL Christian, op. cit., pp. 216-219.

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locale dans la grande nation voisine, a sans doute plané sur les fronts de certains des nouveaux

décorés savoyards de l’Annexion ou de ses lendemains proches. Il ne laissera plus en paix Jules

Philippe, artisan généalogiste de la mémoire de ceux « qui ont fait signaler à l'attention

publique ou fait honorer le nom Savoisien », et qui se « sont distingués dans toutes les parties

du monde connu, en France surtout où, de préférence à d'autres pays, les Savoisiens ont

toujours été attirés par une conformité de langue, de mœurs et d'instincts »56. Chevalier de

l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare en 1869, préfet de la Haute-Savoie de septembre 1870 à

mai 1873, parlementaire français de 1876 à 1888, Jules Philippe ne sera pas décoré de la Légion

d’honneur, et s’abstiendra lors du plébiscite d’annexion de 1860.

Illustrations

Les trois portraits sont issus de : GUICHONNET Paul et SORREL Christian (dir.), La Savoie et l’Europe 1860-2010. Dictionnaire historique de l’Annexion, Montmélian, 2009.

56 Manuel…, ibid., p. 6.

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Napoléon III Croix de chevalier de l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare et de la Légion d’honneur en 1860

Le docteur Conneau, médecin de l’Empereur et intermédiaire des dirigeants piémontais Hippolyte Dieu, premier préfet de Savoie, commandeur de la Légion d’honneur

Médaille de Sainte-Hélène (1857)