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113 Sur l’état d’urgence et la déchéance de nationalité Otto Pfersmann Cités 66, Paris, puf, 2016 Janvier et novembre 2015 : en quoi la France était dans un état d’exception ? J ean-Claude Milner Depuis le 13 novembre 2015, la société française a redécouvert l’exceptionnel. Elle en avait perdu l’habitude depuis la guerre d’Algérie. Bien plus, le septennat de Valéry Giscard d’Estaing avait organisé le dis- cours dominant autour de l’axiome : dans le France telle qu’elle est, au sein de l’Europe telle qu’elle doit être, il n’y aura plus de situations exceptionnelles. De fait, grâce aux systèmes de pou- voirs et de contre-pouvoirs garantis par les traités, grâce à la solidarité qui, malgré les dicultés, parvenait na- lement à s’imposer, on pouvait croire qu’on parviendrait à réduire les crises éventuelles sans avoir à changer ou à suspendre les règles établies. La crise nancière qui commença en 2007 en avait censément donné la preuve ; alors que beaucoup d’indices don- naient à penser qu’il faudrait sortir des modes de fonctionnement régu- liers pour traiter le cas des banques privées ou celui de la Grèce, il appa- raissait qu’avec un peu de savoir- faire, on préserverait l’essentiel de la machinerie. Même l’aux des réfugiés démontrait par la négative qu’une application des règles de soli- darité aurait dû sure à surmonter les obstacles. L’Europe, disait-on, s’était mise en diculté parce qu’elle avait cédé sur ses propres principes ; du coup, elle avait transformé en situation exceptionnelle ce qu’elle avait tous les moyens de traiter par les voies régulières. Mais cela prou- vait bien, a contrario, que les prin- cipes en eux-mêmes éliminaient, en droit, l’exceptionnalité. Les événements du 13 novembre 2015 ont tout changé en France et peut-être en Europe. On sait que la convention de Schengen a été mise en sommeil ; le retour des frontières nationales ne peut être nié ; mais surtout l’axiome initial a révélé sa

Janvier et Novembre 2015 : en quoi la France était dans un état d'exception ?

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Sur l’état d’urgence

et la déchéance de nationalité

Otto Pfersmann

Cités 66, Paris, puf, 2016

Janvier et novembre 2015 : en quoi la France était dans un état d’exception ?

Jean-Claude MilnerViepolitique..

Depuis le 13 novembre 2015, la société française a redécouvert l’exceptionnel. Elle en avait perdu l’habitude depuis la guerre d’Algérie. Bien plus, le septennat de Valéry Giscard d’Estaing avait organisé le dis-cours dominant autour de l’axiome : dans le France telle qu’elle est, au sein de l’Europe telle qu’elle doit être, il n’y aura plus de situations exceptionnelles. De fait, grâce aux systèmes de pou-voirs et de contre-pouvoirs garantis par les traités, grâce à la solidarité qui, malgré les difficultés, parvenait fina-lement à s’imposer, on pouvait croire qu’on parviendrait à réduire les crises éventuelles sans avoir à changer ou à suspendre les règles établies. La crise financière qui commença en 2007 en avait censément donné la preuve ; alors que beaucoup d’indices don-naient à penser qu’il faudrait sortir des modes de fonctionnement régu-liers pour traiter le cas des banques

privées ou celui de la Grèce, il appa-raissait qu’avec un peu de savoir-faire, on préserverait l’essentiel de la machinerie. Même l’afflux des réfugiés démontrait par la négative qu’une application des règles de soli-darité aurait dû suffire à surmonter les obstacles. L’Europe, disait-on, s’était mise en difficulté parce qu’elle avait cédé sur ses propres principes ; du coup, elle avait transformé en situation exceptionnelle ce qu’elle avait tous les moyens de traiter par les voies régulières. Mais cela prou-vait bien, a contrario, que les prin-cipes en eux-mêmes éliminaient, en droit, l’exceptionnalité.

Les événements du 13 novembre 2015 ont tout changé en France et peut-être en Europe. On sait que la convention de Schengen a été mise en sommeil ; le retour des frontières nationales ne peut être nié ; mais surtout l’axiome initial a révélé sa

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vacuité : il y a bien des situations exceptionnelles. Elles autorisent et parfois exigent qu’on admette des exceptions dans l’application des règles. Enfin, elles se définissent pays par pays. De ce fait, chaque pays définit à sa manière ses pro-pres choix quant aux situations et quant aux règles. En France, pour des raisons historiques, l’État-nation se présente d’emblée comme référent incontournable. Au rêve de l’Europe unifiée par ses règles, s’est substituée dans les faits une mosaïque d’exceptions à chaque fois différentes.

On a accoutumé d’associer la notion de situation exceptionnelle à Carl Schmitt. Mais la notion elle-même lui est bien antérieure ; elle remonte au moins à la République romaine. On sait que la dictature y était une magistrature strictement définie ; elle faisait exception aux règles générales, puisqu’elle n’était pas élective : le dictateur était dési-gné par un des consuls, après que le sénat eut approuvé le principe de la dictature. On y recourait quand l’existence même de la république était menacée ; sa durée n’excédait pas six mois ; les décisions qui y étaient prises n’étaient pas censées faire jurisprudence. Carl Schmitt a certes beaucoup écrit sur la situation exceptionnelle, au point de passer pour une autorité incontournable, mais il en donne une interpréta-tion qui lui est propre. Admettre la

possibilité des situations exception-nelles n’oblige pas à être schmittien.

En particulier, la première phrase de la Théologie politique est célèbre par son équivoque : « souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet ». Une traduction au moins est en tout cas possible : « Est sou-verain celui qui décide s’il y a ou non situation exceptionnelle. » La voie est ouverte pour une doctrine entièrement subjective de l’excep-tion : un acteur politique peut, de lui-même, faire accepter le carac-tère exceptionnel d’une situation donnée. En cela consiste le prin-cipe de sa souveraineté. Non seu-lement il prend les décisions quand il y a situation exceptionnelle, mais il décide de l’exceptionnalité elle-même. Il a le droit de proclamer, au-delà de tout critère objectif, que la situation présente est excep-tionnelle à ses yeux. La décision étant acquise, il est non seulement en position de faire des exceptions aux règles existantes, mais il peut, à partir de ces exceptions, créer de nouvelles règles, qui modifient ou contredisent les anciennes. Yves Charles Zarka a dénoncé là le « mythe du politique ». On sait en tout cas comment, dans les faits, cette conception a fonctionné : Hitler, nommé chancelier en 1933, ne cessera de décider, de son propre chef, que la situation est exception-nelle ; il prend de ce fait des mesures qui font exception aux textes et aux

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principes du droit ; du même coup, il recrée une nouvelle situation exceptionnelle qui justifiera à son tour d’autres exceptions et ainsi de suite, jusqu’à la catastrophe finale.

La conception romaine était tout autre : l’exceptionnalité est objective. D’ailleurs le mécanisme institutionnel en dépend : le sénat décide du principe du recours à la dictature. Si la réponse affirmative l’emporte à la majorité des suffrages, un des consuls nomme celui qui sera dictateur, sous la réserve qu’il ne peut se nommer lui-même. Les rouages sont tels qu’il n’y a pas de place pour une décision individuelle quant au caractère exceptionnel de la situation. L’autorité qui décide s’il y a ou non situation exception-nelle est collective et elle est séparée de l’autorité qui prend les mesures qui en découlent. Ce qui se passe en France depuis le 13 novembre doit, de ce point de vue, être suivi avec beaucoup d’attention.

Il est vrai qu’il n’y a pas eu sépa-ration entre celui qui décide sur la qualification de la situation et celui qui impulse les mesures à prendre : il s’agit du président de la République. Néanmoins, le caractère objectif des critères a dominé la séquence de bout en bout. Le Président a parlé dans l’instant qui a suivi son propre constat. L’immédiateté des témoignages s’est révélée capitale : ils ont montré, par les mots et par l’image, que ce qui se passait était

hors norme. L’évidence du donné balayait tout doute possible. S’y ajoutent les chaînes d’information en continu ; elles sont désormais supposées garantes de l’objectif – l’équivoque du mot fait sens. L’émotion de l’opinion mondiale, suscitée par les images des faits et, ne les oublions pas, les images de l’émotion elle-même, garantit à son tour les nouvelles circulant sur les réseaux. L’évidence de l’objectivité évide la subjectivité.

Elle fait barrage au subjectivisme extrême de Carl Schmitt. Les faits décident s’il y a exception ou non. Mais quels sont ces faits ? Il faut un critère. Dans un État de droit, ce critère doit être aussi restrictif que possible. Si l’on admet qu’à une situa-tion exceptionnelle, peut répondre une exception aux règles politiques, toute extension indue risquerait de multiplier les exceptions au point d’abolir les règles. Idéalement, la liste devrait pouvoir se réduire à un seul membre. En novembre, la phi-losophie sous-jacente à la proclama-tion de l’état d’urgence a répondu à cette exigence ; en voici le prin-cipe : Pour une collectivité politique, on peut considérer comme exception-nelle une situation où est mise en question, en termes de vie et de mort, l’existence même des membres de cette collectivité.

On s’éloigne ici de la Constitution de la Ve République, telle qu’elle avait été écrite en 1958. Les rédacteurs

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de l’article 16 ont évidemment rai-sonné en termes d’exceptionnalité. Ils définissent une notion de pleins pouvoirs qui met temporairement en suspens les règles constitutionnelles ordinaires ; la situation correspon-dante est décrite ainsi : « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’inté-grité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionne-ment régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circons-tances, après consultation officielle du Premier ministre, des Présidents des Assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel. »

Le critère est certes restrictif et objectif tout à la fois, mais il ne s’applique pas en 2015. En effet, il prend en compte des entités collec-tives : la République, la Nation, le territoire, les engagements inter-nationaux, les pouvoirs publics. Aucune de ces conditions n’est pertinente pour caractériser le 13 novembre. Une autre condition intervient en ce jour, quoiqu’elle ne soit pas explicitée : la question de vie et de mort se pose pour les indi-vidus qui composent la commu-nauté nationale. On passe ainsi de la collectivité à ses membres ; si l’on se réfère à la version politique de la querelle des universaux, le

raisonnement est nominaliste et occamien, plutôt que réaliste. En 1958, il était réaliste, plutôt que nominaliste. En fait, on retrouve ce que la Déclaration des droits de 1789 appelait la sûreté, concept bien mieux défini que celui de sécurité que la langue moderne lui a subs- titué. La situation exceptionnelle de 2015 s’appuie sur l’un des droits fondamentaux de l’homme et du citoyen.

Mais il y a plus encore à dire. Hannah Arendt définissait un trait distinctif : la politique repose sur le principe qu’on ne tue pas son adversaire. Carl Schmitt reconnais-sait seulement la distinction ami/ennemi et la distinction, au sein de la notion d’ennemi, entre hos-tis, l¹ennemi public et politique, et inimicus, l’ennemi personnel et privé ; Hannah Arendt ajoute un trait supplémentaire, qui est décisif : la mise à mort de l’adver-saire n’a pas de place en poli-tique. L’assassinat politique est une contradiction dans les termes. La politique respecte et garantit la sûreté de chacun, quelles que soient les oppositions ; intrin sèquement liée aux droits du citoyen, elle ne l’est pas moins aux droits de l’homme. La Déclaration de 1789 vaut affirmation de la légitimité de la politique et réciproquement.

Si, comme le dit Clausewitz, la guerre est la continuation de la guerre par d’autres moyens, l’accent

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doit être mis sur autre ; le point dif-férentiel réside précisément en ceci que, parmi ses moyens, la guerre inclut la mise à mort ; la politique, guerre mise à part, ne l’inclut pas. Or, le 13 novembre, on a commencé à parler de guerre ; on en comprend la raison : un adversaire avait fait de la mise à mort son moyen. Un premier élément de l’exceptionna-lité était constitué : quand la mise à mort est mise au premier plan, alors la politique rencontre ce qui lui fait exception.

À cela s’ajoutait un second élé-ment : cette mort visait des indi-vidus dans leur pure et simple présence, corps vivants dont l’atta-quant ne veut rien savoir, sinon qu’ils sont vivants et qu’il peut les tuer. À la différence du 7 et du 8 janvier 2015, les victimes du 13 novembre sont tombées non pas au nom de ce qu’elles étaient, ni au nom de ce qu’elles faisaient, ni au nom du groupe auquel elles appar-tenaient. Il s’agissait de la forme pure de l’individu, telle qu’elle s’accomplit dans la grande ville moderne. Chacun était anonyme pour les tueurs et les tueurs se vou-laient eux-mêmes anonymes ; aussi le premier acte de la contre-offen-sive a-t-il consisté à rendre aux morts leur identité et leur visage.

On a parlé de guerre, mais on n’a pas rejoint Clausewitz pour autant. On ne peut en effet déter-miner aucun but spécifique, hormis

la mise à mort elle-même. Au lieu que celle-ci soit un moyen, elle est devenue à elle-même sa propre fin. Guerre peut-être, mais il faut immédiatement préciser que celle-ci ne continue pas une politique. Au contraire, elle détruit toute possibi-lité de la politique. Elle est faite pour cela. En manifestant que la sûreté désormais n’existe pour personne, on affirme du même coup que la politique n’existe pas. Elle n’existe pas au sens de Schmitt : le combat-tant du jihad ne distingue pas entre hostis et inimicus ; tout adversaire lui devient ennemi personnel, puisque cet ennemi s’oppose à ce qu’il y a de plus personnel en un sujet : la foi religieuse ; chacun de ceux qui ne partagent pas la foi du combattant devient simultanément son ennemi personnel et un adversaire imper-sonnel. Mais la politique n’existe pas non plus au sens d’Hannah Arendt : le combattant du jihad ne fait pas de la mort un moyen occa-sionnel ; il l’érige à la fois en moyen d’élection et en fin souveraine.

Non seulement les meurtriers du 13 novembre font exception à la politique, mais ils vont plus loin : ils posent la politique comme une exception à la règle universelle qui, selon eux, contraint tous les êtres humains. Dès qu’elle s’autonomise, la politique en soi contrevient à la charia. Dans un pays où le seul fondement légitime de la puissance publique est justement la politique,

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les assassinats du 13 novembre, plus nettement encore que ceux de janvier, s’en prennent au prin-cipe d’existence du pays et de ses habitants. En ce sens, le gouver-nement était fondé à parler de situation exceptionnelle. Elle l’était doublement. Non seulement toutes les règles politiques étaient violées, mais l’idée même de règle et de poli-tique était raturée. L’adversaire ne veut pas détruire telle ou telle cible militairement caractérisée ; il veut abolir la notion de cible en consi-dérant que tout et tous peuvent devenir des cibles. À la lumière de l’évidence sensible, l’opinion pu - blique se sentit fondée à approuver les choix du gouvernement, puis-qu’elle était attaquée dans ce qui constitue quelque collectivité que ce soit : la vie corporelle de ses membres.

En considérant les données objec-tives, on redécouvrait la notion de situation exceptionnelle. Du même coup, on redécouvrait la politique elle-même. En France, depuis la Révolution, la politique s’identifiait avec la forme historique de l’État-nation. Le retour de l’une entraînait le retour de l’autre. Un freudien serait très frappé de l’unanimité des commentateurs, qui tous dénoncent la mise en cause « du politique » lors des élections régionales de décembre 2015. On a affaire ici à une dénéga-tion au sens strict. Parallèlement, le vocable national, associé jusque-là à

toutes variantes possibles de l’erreur et du passéisme, devient le maître-mot du présent. Même le vocable État a retrouvé quelque lustre.

En réalité, le doute élevé à l’encontre « du » politique naît précisément du retour de « la » politique et de ce qui la fonde : le refus de la mise à mort. Ce retour embarrasse les professionnels « du » politique, parce qu’ils en avaient nié la possibilité : pas de situation exceptionnelle, affirmaient-ils et, partant, pas de politique, du moins en ce qu’elle a d’autonome à l’égard « du » politique, lui-même iden-tifié au socio-économique. Encore en janvier, on a pu assister à une opération de translation ; face à des assassinats sans raisons ni but socio- économiques, il fallait à tout prix les projeter dans le système des pro - blèmes/solutions socio-économiques. En novembre, on observa quelques tentatives en ce sens ; elles étaient si inappropriées qu’elles s’étei-gnirent d’elles-mêmes. Du coup, après avoir proclamé la situation exceptionnel, les professionnels de la politique restèrent aphasiques, en-dehors de la réitération à l’infini de l’exceptionnalité.

On tiendra pour un symptôme le débat qui s’est développé en décembre autour de la déchéance de nationalité. Qu’on s’interroge sur une telle mesure, sur sa légitimité, sur son domaine d’efficacité, rien de plus justifié. Qu’on s’inquiète de

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la pertinence retrouvée de l’État-nation, seule instance qualifiée pour définir une telle déchéance, mais aussi tenue pour une relique barbare par bien des spécialistes, rien de plus explicable. Mais en fin de parcours, les discutants n’ont abordé aucune des questions poli-tiques que pose la notion même de nationalité ; tout a été ramené à une question d’égalité : n’intro-duisait-on pas une inégalité entre uninationaux et binationaux ? Avec cela, on avait enfin trouvé l’opé-rateur magique qui permettait de mettre la politique sous le boisseau pour retrouver le bon vieux clivage sur les questions de justice sociale. Que la question de la nationalité soit au premier chef d’ordre poli-tique, avant que d’être historique ou géographique ou généalogique ou l’on ne sait quoi d’inerte et de chosifié (sol ou sang, peu importe), il fallait à tout prix qu’on n’y réflé-chisse pas. Que cette question, étant politique, en soulève une autre : le statut de l’État-nation dans une période de mondialisation, de cela non plus il ne fallait pas se préoc-cuper. Le pathos larmoyant, comme il arrive souvent, permit d’étouffer la voix de la politique.

Malheureusement, le diagnos-tic peut s’étendre à l’ensemble du processus qui s’est déroulé depuis novembre. Quatre ques-tions de principe distinctes étaient engagées :

A) Les situations exceptionnelles existent-elles ?

B) Qui détermine que la situation est exceptionnelle et en fonction de quels critère ?

C) La réponse politique à une situation exceptionnelle doit-elle passer par une exception aux règles ?

D) Si oui, l’exception faite aux règles peut-elle impliquer la mise en suspens temporaire non seulement de lois ordinaires, mais aussi de lois fondamentales ? Telles que, par exemple, la présomption d’inno-cence, la liberté de réunion, la liberté d’expression et bien d’autres.

Sur le premier point, la réponse des gouvernants et des gouvernés a été spontanément affirmative, mais avec une telle hâte qu’on peut se demander si l’on a mesuré l’enjeu. Sur la deuxième, les critères objec-tifs ont été privilégiés et l’on s’en est tenu à la Constitution de 1958. Celle-ci s’est révélée brusquement très efficace, au moins d’un point de vue strictement technique ; notamment la dualité président de la République/Premier ministre a pris un sens. Sur la quatrième en revanche, le désaccord a commencé de se faire entendre très rapide-ment. Mais puisque l’accord sur la première question n’était pas remis en cause, ce désaccord s’est réduit à une discussion technique, dont la portée échappe au plus grand nombre. Depuis le début de 2016,

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il est vrai, une inquiétude s’est fait sentir, concernant la pérennité de certaines exceptions qu’on avait crues provisoires. La transformation de non-règles en règles pérennes ne devrait pas être tenue pour anodine ; l’histoire est là pour le prouver.

Reste le troisième point. La pro-clamation de l’état d’urgence, le projet de modifier la constitution, le discours de François Hollande devant le Congrès, tout cela illustre la consécution : l’exception objec-tive appelle des procédures excep-tionnelles. La société française, je le répète, redécouvre cette relation de cause à conséquence. L’opinion, apparemment, continue de l’accep-ter, mais les corps intermédiaires et les notables sont de moins en moins convaincus. Cela se conçoit : leur existence et leur pouvoir garan-tissent le fonctionnement régu-lier des institutions, mais aussi ils dépendent de ce fonctionnement. Il n’y a pas d’État de droit sans corps intermédiaires et sans notables. Il n’y a pas de corps intermédiaires ou de notables quand on touche par trop souvent et par trop profon-dément aux régularités. De là leur inquiétude.

Elle est d’autant plus accentuée que les exceptions sont décidées au nom de l’État-nation. Or, les corps intermédiaires avaient largement bénéficié de son déclin. La résurrec-tion de cet héritage du passé trouble une évolution qui semblait leur

être favorable. La décentralisation était censée résoudre les difficultés, or elle paraît insuffisante quand la sûreté de tous et de chacun est en danger. Les notables locaux ba - lancent entre des rhétoriques diamé-tralement opposées. Aux demandes d’autonomie succèdent, souvent chez les mêmes, les demandes de protection. On pourrait en sourire si n’apparaissait pas, à l’horizon, une difficulté grave.

Les gestionnaires « du » poli-tique paient le prix de leur propre vision du monde. Ils ont déter-miné comme ligne de consensus la mise en sommeil de la politique, l’obsolescence de l’État-nation, l’oubli de son histoire, la réflexion sur ses compétences et ses limites. Les électeurs, de ce fait, ont littéra-lement été sevrés de « la » politique. Pour combler le manque, on les a abreuvés de considérations socio- économiques. Ces dernières les ennuient d’autant plus qu’elles ne servent à rien devant l’entêtement de la réalité à ne pas en tenir compte. De là un paradoxe mortel : la demande de politique est aujourd’hui satis-faite par une formation politique dont tout démontre qu’elle déteste la politique au moins autant que les autres formations reconnues. Mais elle a une force : son indifférence affichée à l’égard des experts du social et de l’économique. Ceux qui lui reprochent l’inconsistance de son programme en ce domaine se

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trompent entièrement sur la situa-tion. Cette inconsistance fait jus-tement la force du Front national ; elle donne à croire qu’il s’intéresse à autre chose qu’aux ritournelles de l’expertise fallacieuse : cette autre chose dont les électeurs se sentent dépossédés depuis des décennies et qu’ils ne parviennent pas toujours à nommer. La politique, c’est ainsi qu’on devrait l’appeler, si ce nom était encore compris. Il ne l’est plus depuis tellement longtemps que n’importe quel discours peut se pré-senter en substitut. C’est précisément

parce que la politique a toujours compté en France que sa mise en sommeil produit des monstres.

Elle a repris du sens, il est vrai, ces derniers temps, mais à quel prix ! Des cadavres, une menace persistante, un doute lancinant sur l’avenir. Pour qu’elle recommence d’exister réellement, il a fallu qu’on redécouvre sa vertu première : empêcher la mise à mort de tous par quelques-uns. Pour que les consé-quences continuent de se déployer et fasse obstacle aux fausses incarna-tions, il faudrait encore un effort.

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