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<150> Confidential Report Guerres de libération, insurrection et guérilla : filmer la violence révolutionnaire Olivier Hadouchi L a guérilla est le mode opératoire principal d’action militaire employé par les mou- vements de libération du tiers-monde : le soldat, le partisan est parfois un simple civil ayant rejoint le combat pour la libération, un peuple armé par le parti (F.N.L. viet- namien), ou un rassemblement de civils ayant revêtu l’uniforme en vue d’un but précis (les guérilleros de la Sierra Maestra à Cuba, de 1956 à 1959, les soldats de l’A.L.N. en Algérie). Parfois les mouvements de libération parviennent à enclencher une véritable guerre populaire après un long travail de mobilisation de la population, mais hormis l’exemple vietnamien, cela reste rare. Cela n’a pas empêché certains mouvements de libération et même certains groupuscules d’en appeler à la guerre populaire (des plus sérieux au plus fantaisistes, comme les maoïstes français). Mais pour exister, une fois arrivée à maturation, la guerre populaire doit intégrer la majorité de la population, faute de quoi elle en usurpe le nom. 1. Vers l’insurrection Tout en analysant les diverses méthodes employées par le F.L.N telles que l’assassinat et le terrorisme urbain contre ses adversaires (l’armée française et les pieds-noirs), La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966) rend compte des actions populaires des Al- gériens, comme ces manifestations qui se déroulèrent dans la capitale en 1960, aux al- lures d’insurrection, ces manifestations synonymes de l’expression directe d’une prise de conscience, d’une volonté populaire de mettre fin au joug colonial et d’aller vers l’indépendance. Des films tels que La bataille d’Alger, L’aube des damnés (Ahmed Rachedi, 1965), Me gustan los estudiantes (Mario Handler, 1968), Festival Panafricain d’Alger (William Klein, 1969), Ya es tiempo de violencia (Enrique Juarez, 1969), rendent compte respec- tivement des émeutes urbaines d’Alger en 1960 (pour le premier), des manifestations insurrectionnelles de Montevideo (Uruguay) dans le film de Mario Handler et celles du Cordobazo (en Argentine), dans le film d’Enrique Juarez. En 1969, une manifes- tation d’ouvriers et d’étudiants dans la ville de Cordoba (la deuxième ville d’Argen- tine en nombre d’habitants, après la capitale, Buenos Aires) prend de l’ampleur, au point de se transformer en une insurrection violente. La police et l’armée se retrouvent

"Guerres de libération, insurrection et guérilla : Filmer la violence révolutionnaire" in " La Furia Umana", n° 5, 2014, dossier "Cinéma et Révolution" (dir. Nicole Brenez),

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Guerres de libération, insurrection et guérilla : filmer la violence révolutionnaire

Olivier Hadouchi

La guérilla est le mode opératoire principal d’action militaire employé par les mou-vements de libération du tiers-monde : le soldat, le partisan est parfois un simple

civil ayant rejoint le combat pour la libération, un peuple armé par le parti (F.N.L. viet-namien), ou un rassemblement de civils ayant revêtu l’uniforme en vue d’un but précis (les guérilleros de la Sierra Maestra à Cuba, de 1956 à 1959, les soldats de l’A.L.N. en Algérie). Parfois les mouvements de libération parviennent à enclencher une véritable guerre populaire après un long travail de mobilisation de la population, mais hormis l’exemple vietnamien, cela reste rare. Cela n’a pas empêché certains mouvements de libération et même certains groupuscules d’en appeler à la guerre populaire (des plus sérieux au plus fantaisistes, comme les maoïstes français). Mais pour exister, une fois arrivée à maturation, la guerre populaire doit intégrer la majorité de la population, faute de quoi elle en usurpe le nom.

1. Vers l’insurrectionTout en analysant les diverses méthodes employées par le F.L.N telles que l’assassinat et le terrorisme urbain contre ses adversaires (l’armée française et les pieds-noirs), La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966) rend compte des actions populaires des Al-gériens, comme ces manifestations qui se déroulèrent dans la capitale en 1960, aux al-lures d’insurrection, ces manifestations synonymes de l’expression directe d’une prise de conscience, d’une volonté populaire de mettre fin au joug colonial et d’aller vers l’indépendance.

Des films tels que La bataille d’Alger, L’aube des damnés (Ahmed Rachedi, 1965), Me gustan los estudiantes (Mario Handler, 1968), Festival Panafricain d’Alger (William Klein, 1969), Ya es tiempo de violencia (Enrique Juarez, 1969), rendent compte respec-tivement des émeutes urbaines d’Alger en 1960 (pour le premier), des manifestations insurrectionnelles de Montevideo (Uruguay) dans le film de Mario Handler et celles du Cordobazo (en Argentine), dans le film d’Enrique Juarez. En 1969, une manifes-tation d’ouvriers et d’étudiants dans la ville de Cordoba (la deuxième ville d’Argen-tine en nombre d’habitants, après la capitale, Buenos Aires) prend de l’ampleur, au point de se transformer en une insurrection violente. La police et l’armée se retrouvent

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contraintes de reculer et, pendant quelques jours, la rue appartient aux insurgés. Cet événement (passé à la postérité sous le nom de « Cordobazo »), a eu des conséquences sur la vie politique argentine : il a contribué à opérer un changement de perspective chez les dirigeants du pays, qui évolueront progressivement vers une issue démocra-tique (longtemps proscrit, le péronisme aura à nouveau droit de cité à partir de 1973), dans un climat demeuré tendu.

2. Démentir, rétablir, fictionnerLes films dédiés aux luttes de libération se trouvent face à des puissances coloniales, impériales (françaises, portugaises, nord-américaines…) ou néo-coloniales qui mènent parfois des guerres non déclarées, décrites comme des opérations de police et de maintien de l’ordre, tandis que l’armée de libération, le mouvement indépendan-tiste, le parti révolutionnaire, sont assimilés à des regroupements de hors-la-loi, dont les actions sont minimisées, décrites comme des exactions ou passées sous silence. Contre les discours des puissances coloniales se dressent des films de contre-informa-tion, qui démentent factuellement de fausses allégations. Ainsi, dans Douglas Bravo, la guerre de guérilla au Venezuela (1970), un représentant de la gauche traditionnelle et légaliste affirme devant la caméra et le micro de Jean-Michel Humeau et Georges Mattéi que la guérilla du mouvement dirigé par Douglas Bravo (le FALN) est quelque chose d’inexistant et de résiduel. En réalité, le guérillero vénézuélien est parvenu à tenir au maquis dans la région du Falcón pendant près d’une décennie.

Pour autant, le cinéma de guérilla respecte-t-il toujours la vérité des faits ? « Vé-rité » et « exactitude » peuvent connaître bien des rapports paradoxaux. Dans L’Algérie en flammes (1958) de René Vautier, lors d’une séquence montrant l’armée de libération au combat, le spectateur aperçoit deux militaires en uniforme  : l’un d’entre eux est chargé des transmissions, comme l’indique son matériel et le récepteur posé sur son oreille, tandis que le second tape quelque chose à la machine. Le drapeau algérien est levé, bien en évidence dans ce P.C. de campagne situé près d’une caverne ou d’une grotte. Les images suivantes rassemblent un nombre important de soldats de l’A.L.N. : ces hommes réunis, en uniforme, semblent appartenir à une armée ayant toutes les apparences d’une armée traditionnelle et régulière. Un nombre conséquent de mitrail-leuses, puis de mortiers, sont disposés devant la troupe réunie, les cadrages des plans met en relief cet armement (filmé en biais, ce qui renforce l’impression de puissance). On peut se demander de quel côté de la frontière cette séquence a été tournée. Il s’agis-sait peut-être d’un rassemblement du côté tunisien – ou algérien, à supposer qu’un tel

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nombre de personnes puisse se réunir ainsi au grand jour ? –, avant que les troupes ne soient envoyées combattre et lancer des attaques sur le territoire algérien, car à cette époque (été 1957) la frontière est assez perméable, les combattants la franchissent as-sez souvent. Un peu plus tard, dans le film, des soldats du mouvement de libération algérien lancent une attaque. À la différence d’une autre séquence, filmée de loin (en plan d’ensemble) pour des raisons de sécurité, durant laquelle on assiste à l’attaque d’un train, avec une iconographie proche des images de la Résistance française qui pra-tiquait ce genre d’actions (Cf. La bataille du rail de René Clément), on ne distingue pas vraiment la cible visée, ni l’adversaire, dans les autres plans. Il paraît simple d’ajouter un plan de carcasse d’avions filmé un autre jour et/ou à un autre endroit. En somme, l’information reçue est plausible, mais invérifiable. Un avion a peut-être été abattu par les soldats de l’A.L.N. mais peut-être pas celui-ci et peut-être pas à cette occasion, à ce moment précis. Cela s’explique sans doute parce que René Vautier a tourné ces images avec une seule caméra et qu’il était souvent lui-même le seul et unique opérateur. L’Al-gérie en flammes ne vise pas l’objectivité ni l’exactitude, il est tourné du point de vue du F.L.N. et de l’A.L.N. pour démentir la propagande colonialiste française.

La guerre est le temps de la propagande par excellence. D’autres cinéastes ont confessé avoir truqué certaines images ou reconstitué certains événements au mon-tage. Lors d’un entretien avec Fernando Solanas (avec Gabriela Trujillo, cf infra), le cinéaste nous a confié avoir inséré des plans reconstitués en 1973-74, tournés par son équipe, avec des images préexistantes provenant d’un reportage sur les émeutes du Cordobazo (en 1969), dans Les fils de Fierro (Los hijos de Fierro, 1974-77). La séquence de la personne traînée dans la boue par deux agents de répression, au début de la troisième partie de L’heure des brasiers (La hora de los hornos, 1968), est une reconsti-tution, une séquence fictionnelle créée pour le film. Le cinéma cubain révolutionnaire est lui aussi composé de films qui entremêlent régulièrement des éléments propres au cinéma de fiction et des éléments documentaires (entretiens filmés dans des condi-tions de direct, extraits de reportages), c’est là l’une de ses principales spécificités.

L’Algérie en flammes offre une sorte d’inventaire d’éléments que le spectateur re-trouve dans de nombreux films consacrés aux guerres d’indépendance  : la présence d’un parti ou d’une armée entretenant d’excellentes relations avec la population civile, qui parvient à établir et mettre en place un service médical (séquence de la blessure, balle extraite par un médecin ou un infirmier) et d’éducation de la population (des ins-tituteurs donnent des cours en pleine campagne). Plus de dix ans après, des éléments similaires peuvent être relevés dans 17ème parallèle (1968, de Joris Ivens et Marceline Loridan, sur la lutte des communistes vietnamiens contre l’armée nord-américaine et

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ses alliés) ou dans No Pincha  ! (1970, de Tobias Engel et collectif ), film dédié à la lutte d’indépendance menée par le PAIGC en Guinée-Bissau.

3. Peuple en guerre, peuple en vieEn un peu moins d’une demi-heure, René Vautier syn-thétise ces divers aspects en un seul film, tandis que Joris Ivens déclare avoir pris conscience des limites d’un docu-ment (équivalent d’une «  affiche militante  ») comme Le ciel, la terre (France-Vietnam, 1965), pourvu d’une image-rie (farouche contre-attaque menée contre l’aviation ad-verse…) parfois proche du film de Vautier, mais dépour-vue des aspects quotidiens plus quotidiens de la lutte1. C’est la raison pour laquelle, compte tenu du fait qu’il se trouvait devant un type de conflit particulier, une « guerre du peuple », Joris Ivens a ensuite souhaité, écrivait-il, « al-ler plus loin que Le ciel, la terre, et également plus loin que les films reportages des autres cinéastes  ; c’est-à-dire ne pas rester à la surface des événements mais tout par-tager avec la population, à un endroit précis, pendant un certain temps, pour mieux pénétrer par le tournage dans la vie quotidienne.2 »

Cette méthode de travail a inspiré notamment trois films et trois cinéastes : Julio García Espinosa pour Tiers-monde, troisième guerre mondiale (1970), Tobias Engel et ses camarades pour No Pincha ! (1970), Jocelyne Saab, avec Le Sahara n’est pas à vendre (1977). Le tournage de ces trois films s’est écoulé sur une période de plusieurs semaines, de plusieurs mois dans le cas des deux derniers exemples.

Lors d’un entretien avec Nicole Brenez filmé par Mathieu Touren3, le cinéaste Jean-Michel Humeau déclarait que lorsqu’un cinéaste filme du côté des guérilleros,

1 « Le film était un documentaire « affiche » qui correspondait aux besoins de l’époque », Joris Ivens, « Préface », in Marceline Loridan et Joris Ivens, 17e parallèle. La guerre du peuple (Deux mois sous la terre), Paris, Les Éditeurs Français Réunis, 1968, p. 7.

2 Joris Ivens, « Préface », op. cit., p. 8.3 In Mathieu Touren, Jean-Michel Humeau, 2012.

L’Algérie en flammes

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il ne possède pas le point de vue le plus complet parce que la guerre dite de « gué-rilla » se caractérise par des attaques surprises menées en embuscade, des attaques « éclair » suivies d’un brusque repli afin de briser le moral de l’adversaire en lui por-tant le maximum de coups en un minimum de temps. Jean-Michel Humeau possède assurément une longue expérience de tournages dans des zones de guérillas en Asie, en Afrique ou en Amérique latine et sa remarque doit nous amener à nous interroger. En évoquant L’heure de la libération a sonné (Heiny Srour, Grande-Bretagne-Dhofar et Sultanat d’Oman, 1974), un film dont Humeau a fait l’image, et qui a nécessité de longues marches car la région libérée par la guérilla, la province du Dhofar dans le Sultant d’Oman, était très difficile d’accès, Humeau a déclaré que, selon lui, la réa-lisatrice n’était pas parvenue à filmer la vie4. L’heure de libération a sonné serait en quelque sorte parasité par l’omniprésence d’une voice over accumulant les consignes et mots d’ordre scandés par les cadres dirigeants du mouvement révolutionnaire. En somme, le film ne montrerait pas suffisamment la vie quotidienne des combattants et combattantes. Nuançons toutefois l’avis de Jean-Michel Humeau, car les guérilleros du Dhofar et l’équipe des cinéastes ont dû faire face à des éléments relatifs au quotidien des populations  : l’encadrement des « masses », la répression menée par le pouvoir central et les bombardements aveugles contre les militants et les civils. Malgré ses limites, son caractère parfois raide, L’heure de la libération a sonné offre un document important, y compris sur l’omniprésence de l’idéologie (slogans d’inspiration maoïste ou tiers-mondistes répétés à satiété, omniprésence de l’image symbolique du fusil qui doit être guidé par le parti…). L’un de ses mérites est de montrer la participation des femmes à la lutte armée – afin de lui donner une valeur exemplaire et d’en faire un modèle pour le monde arabe. À cet égard, une photographie de Jean-Michel Humeau est devenue le symbole par excellence de la lutte révolutionnaire anti-impérialiste et de la lutte des femmes. Avec son cadrage frontal, bien que la jeune combattante soit positionnée de manière légèrement décalée, avec l’impression de douceur  et de dé-termination tranquille qui s’en dégage, du sourire et du regard lumineux qui semblent sortir et s’échapper du cadre, se dégage une profonde sensation de plénitude et d’ac-complissement  ; la lutte paraît plus intime et plus humaine que les représentations traditionnelles des combattant(e)s.

4 Lors d’un entretien téléphonique en mars 2012 et lors de la projection de Douglas Bravo et la guerre de guérilla au Venezuela en mars 2012 à Paris, au Festival du Réel, dans le cadre de la programmation de Nicole Brenez « Combattants-Exploring documentary ».

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Un film tournée par une autre cinéaste d’origine libanaise se consacre plus encore à la vie quotidienne des combattants indépen-dantistes. Dans Le Sahara n’est pas à vendre de Jocelyne Saab, nous découvrons la façon dont les guérilleros sahraouis se nourrissent dans le désert, nous les voyons s’emparer d’une bête et la dépecer avant de le mettre la viande à sécher sur des arbustes. Jocelyne Saab filme un jeu pratiqué dans la nuit par les guérilleros, une partie de colin-maillard dans le désert, avec des allures de jeu d’enfant ou d’adolescent. Elle-même semble fascinée par le désert, environne-ment en apparence hostile dans lequel évoluent ces combattants, par les lieux et les hommes qui l’arpentent en changeant réguliè-rement de gîte, perpétuation d’une forme de nomadisme en temps de guerre. La cinéaste demande à l’un des habitants  : « Comment faites-vous pour vous repérer  ? » « Avec le sable (en regardant la texture), en repérant les arbres et les arbustes et avec le ciel », ré-pond celui-ci. Durant le tournage du Sahara n’est pas vendre, un premier opérateur apprendra à ses dépens que le reflet de la boucle d’une caméra se voit à des kilomètres à la ronde dans le désert, et il sera blessé suite à une attaque aérienne de l’aviation marocaine7 : à défaut d’une arme, la caméra aura servi de cible principale, parce que l’assaillant l’aura confondue avec un fusil.

4. Filmer le combat et la mortDans Basta ! de Ugo Ulive (1969), film tourné dans la région et au maquis où filmèrent Georges Mattéi et Jean-Michel Humeau, on assiste à des séquences d’attaque surprise d’un convoi militaire, fil-mées du point de vue des guérilleros. Leur tenue de camouflage, avec les arbustes accrochés aux casques, semble une reprise directe

5 Cette photo a également été prise Jean-Michel Humeau, dans la région du Dhofar (Sultanat d’Oman), au cours du tournage de L’heure de la libération a sonné.

6 Il s’agit de la couverture de l’édition française de Warda, un roman de l’écrivain égyptien Sonallah Ibrahim, consacré à la même lutte. Voir Sonallah Ibrahim, Warda, tr. de l’arabe par Richard Jacquemond, Aix-en-Provence, Actes-Sud, 2002.

7 Le pays dirigé par Hassan II considère alors que le Sahara Occidental est un territoire qui doit revenir au Maroc et lui appartient.

Photo de J.M. Humeau5

Photo reprise et recadrée6

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de l’iconographie des combattants vietnamiens qui portent ce même type de tenues pour se fondre dans la nature (une forêt dense et luxuriante).

Ugo Ulive se demande encore comment lui et son opé-rateur, Jorge Solé, ont tourné cette séquence d’attaque, il l’at-tribue à la folie et à l’inconscience de la jeunesse. L’assaut est très rapide et meurtrier : des cadavres gisent sur le sol après le passage des guérilleros, ils ne se relèveront pas quand la ca-méra aura cessé de tourner. Rarement le spectateur aura eu l’impression d’être autant entraîné dans l’action, sans sensa-tionnalisme, ni musique tonitruante ou commentaire addi-tionnels. Dès que l’attaque a été perpétrée, menée à son terme, la marche reprend, comme si de rien n’était.

Face aux images de combats, le spectateur doit demeu-rer vigilant. Les séquences, pourtant très impressionnantes, de la bataille finale dans Madina Boe de José Massip (Cuba, 1968) ont été entièrement reconstituées au montage8. Grâce au talent de techniciens comme Jorge Pucheux (qui a travaillé aussi sur les films de Santiago Álvarez, Now, L.B.J., 79 Prima-veras, sur le David de Enrique Pineda Barnet, etc.)9, les sé-quences de la bataille semblent très réalistes, pleines de pous-sière, de bruit et de fureur. Quelques hommes réunis autour d’un long canon harcèlent une position adversaire (l’édifice, le camp des Portugais), la scène est tournée en champ/contre champ : on passe d’un plan sur le assaillants à un autre sur la position adverse, puis un second plan sur les assaillants (fil-

8 Voir les propos de Jorge Pucheux sur le blog de l’historien du cinéma cubain Juan Antonio García Borrero, « Jorge Pucheux habla sobre Madina Boe (1968) de José Massip : http://cinecubanolapupilainsomne.wordpress.com/2009/06/02/pucheux-sobre-%E2%80%9Cmadina-boe%E2%80%9D-1968-de-jose-massip/ dernière consultation juillet 2009.

9 La célèbre équipe de trucage de l’ICAIC, avec de grands techniciens, de véritables « magiciens du trucage » comme Jorge Pucheux. Voir l’entretien avec Pucheux publié sur le site internet suivant : Mercedes Eleine González, « Jorge Pucheux: el mago de la “truca” », http://www.cubaencuentro.com/entrevistas/articulos/jorge-pucheux-el-mago-de-la-truca-272236, dernière consultation avril 2012. Pour une histoire du cinéma cubain restituée du point de vue de ses techniciens, nous renvoyons à l’ouvrage d’Arturo Sotto (dir.), Conversaciones al lado de Cinecittá, La Havane (Cuba), Ediciones ICAIC, 2009, qui donne la parole à plusieurs d’entre eux.

Basta !, Ugo Ulive

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més d’un autre point de vue, un raccord dans une autre direc-tion), on retourne ensuite au plan sur la position adverse (cen-sée être harcelée à coups de canon). L’image tremble, la fumée surgit du canon après l’éclair des coups de feu, le bruit de la détonation, la rapidité du mouvement des soldats autour du canon, agissent de sorte que le cadre vacille sous la pression du choc, de l’explosion consécutive aux munitions propulsées par la batterie. Tous ces éléments, reconstitués au montage, apparaissent comme de splendides « effets de réel ». L’équipe du film n’était en effet pas présente au moment de l’affron-tement. Jorge Pucheux, le grand spécialiste du trucage qui a trouvé la solution formelle adéquate pour pallier à l’absence d’images de la bataille, explique :

« L’équipe n’avait pas pu filmer la fameuse et nécessaire bataille, pour des raisons de sécurité relatives aux guides qui les accompagnaient. Le documentaire ne pouvait logiquement pas être terminé car il y manquait une fin. J’ai pris les trois plans en main et en les regardant d’un simple coup d’œil, je me suis rendu compte que l’un des plans était le tir d’un canon, le suivant un autre tir avec un cadrage différent, et le dernier présentait une explo-sion, si mes souvenirs sont bons. C’étaient les seuls plans qui avaient pu être filmés de cette guerre. (…) Je me souviens être sorti sans parler, je me suis rendu directement à ma Truca (nom de l’appareil de trucage) avec ce même matériel (composé de quelques bout de rushes), et nous avons commencé à monter, à créer une bataille, celle dont le documentaire avait impérati-vement besoin. En 3 ou 4 heures, tout était terminé et transmis au laboratoire pour y être développé. Pepe (diminutif de José en espagnol) avait obtenu sa bataille, et le documentaire son grand final. »10

10 Juan Antonio García Borrero, « Jorge Pucheux habla sobre Madina Boe (1968) de José Massip », op. cit.

Basta !, Ugo Ulive

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Madina Boe est l’un des principaux films cubains de la Tricontinentale, avec ceux de Santiago Álvarez (collègue et ami de José Massip11), il contient en outre une rare et précieuse interview d’Amilcar Cabral, à l’instar de No Pin-cha ! et de Festival Panafricain d’Alger de William Klein. Mais Festival Panafricain reprend des images d’un docu-ment préexistant d’une autre interview d’Amilcar Cabral, alors que les entretiens avec les dirigeants de mouvements de libération tels que Mario Andrade, Agostinho Neto ou Pinto Traca ont bien été tournés pour l’occasion.

No Pincha ! quant à lui introduit un élément de dis-tanciation, anti-spectaculaire, puisqu’il ne consacre pas beaucoup de temps à ce qu’il faut bien désigner comme l’un des moments attendus de n’importe quel film ou re-portage de guerre : la scène de bataille. Après un plan as-sez bref, où l’on ne distingue pas grand-chose (quelques tâches, une zone de lumière au loin d’où partent des coups de feu ou une éventuelle batterie de mortiers ?, quelques points lumineux ici et là), soudain, surgit un intertitre, tandis que le bruit de la bataille continue de retentir à nos oreilles. L’intertitre donne quelques indications à propos de l’attaque, il nous informe que celle-ci a duré seulement

2 minutes en ayant nécessité plusieurs heures de préparation et longues marches (pour l’acheminement des troupes et des armes sur le théâtre des opérations), avant de don-ner lieu à un repli très rapide dans la forêt. Le but était de porter le maximum de coups en un temps limité, et surtout de harceler l’adversaire au plan physique et psycholo-gique. On trouve bien entendu cette caractéristique dans les conflits algériens, vietna-miens, angolais ou dans les guérillas d’Amérique latine. En revanche, No Pincha ! se concentre longuement sur les questions liées à la mobilisation politique, à la manière dont le parti indépendantiste (le P.A.I.G.C.) tente de créer une nouvelle société, sur les ruines du colonialisme et en opposition avec celui-ci, dans les zones qu’il est parvenu

11 Un récent documentaire consacré au noticiero cubain (les actualités cubaines) et au cinéma de Santiago Álvarez, Mémoire cubaine (Alice de Andrade et Iván Nápoles, France-Cuba-Brésil, 2010), donne la parole aux techniciens et à l’équipe ayant collaboré à des documentaires tels que Now !, Hanoi Martes 13, 79 Primaveras, et José Massip y évoque aussi le travail de son collègue.

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à libérer du joug portugais. On assiste par exemple à un procès en matière de divorce, et c’est un représentant du P.A.I.G.C. qui statue et tranche, jouant ainsi le rôle de la nouvelle institution civile, venue se substituer à celle des Portugais. Le spectateur découvre aussi des séances d’al-phabétisation et d’éducation de la population, menée en pleine campagne, il est ainsi informé du fait que le parti agit là où le système colonial n’intervenait pas : incapable de résoudre la question de l’analphabétisme.

La guérilla ne se compose pas seulement de combats et d’attaques, mais principalement de longues périodes de marche, parfois jusqu’à l’épuisement. Deux cinéastes ayant rapporté des images prises auprès des maquis du P.A.I.G.C. en Guinée-Bissau, Sarah Maldoror et Tobias Engel, ont insisté sur cet aspect, lors d’entretiens oraux et de rencontres avec le public12.

La succession des marches effectuées par les gué-rilleros a été admirablement bien pensée dans Basta  ! d’Ugo Ulive, au travers de bruits de pas répétés à un rythme obsédant. En écoutant les bruits diffusés à travers la bande-son de ce film, pratiquement muet, uniquement accompagné d’une musique moderne et électronique, nos oreilles sont attirées par la scansion d’une série de mots qui semble se répéter à l’infini. Comme un slogan ou un mot d’ordre incarné dans la chair même des guérilleros, qui le prononcent sans cesse comme pour mieux se motiver à poursuivre leur lutte : « hay que seguir peleando / hay que seguir peleando / hay que… » (Il faut continuer le combat / il faut continuer le combat / il faut…). Les plans sur les pas lourds, la présence d’une multitude de feuilles sur le sol, dans la forêt, sont des indications très physiques, com-parables à celles que l’on peut lire dans le Journal de Bolivie13 du Che, qui ne fait pas l’impasse sur les moments de grande fatigue physique.

12 Cela s’est passé au Musée du Quai Branly en juin 2011, pour Sarah Maldoror. Tobias Engel est revenu sur cet aspect à l’occasion de la projection de No Pincha ! du 1er avril 2012, dans le cadre de la programmation du cycle « Combattants – Exploring Documentary » de Nicole Brenez pour le festival Cinéma du Réel . Il a parlé d’une marche qui a duré dix-sept heures sans boire, ni manger.

13 Ernesto Che Guevara, Journal de Bolivie, op. cit.

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5. Le front politique et diplomatiqueCependant, une guerre d’indépendance ne se remporte pas seulement sur le front militaire, mais avant tout sur le front politique et diplomatique. La guerre d’indépendance algérienne fut une victoire politique et non une victoire militaire, comme l’a souvent rappelé Benjamin Stora, au rebours de la conception officielle qui avait cours en Algé-rie et mettait en valeur la mythologie militaire et la belle figure du combattant (le «  moudjahid  »). Le stratège et dirigeant Abane Ramdane avait d’ailleurs proclamé la pri-mauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’ex-térieur (dans les deux cas, c’est le contraire qui a prévalu à l’indépendance), lors du Congrès de la Soummam en 1956, qui avait posé les fondements et les bases du Front de Li-bération après avoir obtenu le ralliement d’anciennes for-mations politiques, invitées à se fondre (à titre individuel) dans le F.L.N. Or, Abane Ramdane fut conduit dans une embuscade qui lui fut fatale : il est exécuté dans une ferme marocaine, suite à une querelle de leadership, sur ordre d’un ou plusieurs autres dirigeants du même mouvement de libération (le F.L.N.). Le cinéaste René Vautier, qui ap-préciait les qualités politiques d’Abane Ramdane, sera té-

moin de quelques-unes de ces querelles de pouvoir au sein du Front, notamment lors-qu’il a été emprisonné à cause de rivalités internes et peut-être pour dissimuler le fait que L’Algérie en flammes avait été tourné par un Français14. La stratégie initiée par des dirigeants algériens du F.L.N. visant à montrer des films parfois tournés par des ressor-tissants d’autres pays ou même originaires du pays colonial (Sakiet Sidi Youssef, 1958, de Pierre Clément) comme des pièces à conviction, des éléments à charge pour un ré-quisitoire dans l’enceinte d’organisations internationales telles que les Nations Unies, a souvent été réemployée ensuite. Pensons à Labanta Nero (1966), de l’Italien Pierro Nelli, sur la guerre d’indépendance en Guinée Bissau, parmi bien d’autres occurrences.

14 René Vautier, Caméra citoyenne, Rennes, Apogée, 1998.

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L’étude d’un corpus lié à l’ère des décolonisations de 1945 à 1975 revêt un intérêt pour notre présent. De nos jours, «  la zone des tempêtes  » s’est sans doute dépla-cée, de l’Asie (le conflit du Sri Lanka jusqu’en 2009) et de l’Amérique latine (à part dans quelques zones délimitées comme en Colombie) vers l’Afrique (Mali, Centrafrique, ou dans toute la zone saharienne) et au Moyen-Orient (pensons aux conflits en Irak, en Afghanistan et en Syrie) et les questions liées à la violence et à la guérilla, à leurs représentations médiatiques à l’heure où un porteur de té-léphone mobile dispose d’une caméra miniature, n’ont pas fini d’intéresser les cinéastes. Il nous paraît envisageable de considérer avec Gérard Chaliand qu’« en tant que stra-tégie indirecte et technique du faible contre le fort, les guerres irrégulières – guérillas et terrorismes – joueront, dans l’avenir, un rôle majeur ».15

15 Gérard Chaliand, Les guerres irrégulières. xxe-xxie siècle, Paris, Gallimard, 2006, p. 64.

Basta !